LA PENSÉE DE BABEUF Mais,
dans la riche effervescence d'idées qui marque ces premiers mois de 1793, où
est l'idée communiste ? Dans les plans de Constitution qui abondent vers le
Comité de la Convention je ne vois Pas la moindre allusion au Code de la
nature de Morelly, je ne vois Pas la moindre esquissé de ce qui sera demain
le babouvisme. Que fait donc Babeuf et serait-il vrai, comme le dit Baudot,
que le communisme ne fut dans la Révolution française qu'une sorte
d'accident, une secte d'origine et d'importation étrangère ? Ou plutôt,
'tau-dot semble considérer que l'idée communiste, obscurément propagée à
Paris par des illuminés allemands avant la Révolution, a subi une éclipse
totale pendant la période conventionnelle et n'a reparu qu'après la
Convention. La note de Baudot est curieuse et elle suggérera sans doute à
ceux qui veulent retrouver les galeries souterraines par où cheminent d'abord
les idées, le désir d'étudier l'action secrète des loges allemandes de
Weisshaupt et de ses disciples sur la France, les liens de l'illuminisme
allemand et du communisme français : « J'ai
dit plusieurs fois, écrit Baudot, que la Convention nationale posa toujours
en principe le respect des propriétés. Tout ce qui s'est éloigné de cette
doctrine est postérieur à la Convention et en dehors d'elle-même. Lorsque
l'ex-conventionnel Ricord se présenta aux sectateurs de Babeuf, son admission
fut rejetée, et il fallut que Rossignol et Fion fissent observer que, si l'on
n'admettait pas de noms connus et aimés du peuple, ils ne pouvaient répondre
de rien. Alors les scrupules cédèrent et Ricord fut admis ; mais il fut
arrêté que tous les membres de la Convention, même ceux de l'association
seraient, après le succès de la conspiration, soumis au grand jugement du
peuple. Ces sectaires du bonheur commun trouvaient que la Convention n'avait
pas assez fait. Il paraît que cette association, d'une institution
chimérique, tient son origine de certains illuminés d'Allemagne, dont
plusieurs avaient fait des prosélytes à Paris avant la Révolution. « Au
reste, l'existence et l'origine, tout a été obscur jusqu'à la publication du
journal de Babeuf. » En
vérité, Baudot oublie deux grandes choses : il oublie que la philosophie
sociale du XVIIIe siècle offrait aux penseurs, à la veille de 1789, ou des
systèmes tout formés de communisme comme le Code de la Nature, ou des traits
de communisme épars dans Rousseau, dans Mably et bien d'autres. Quelle qu'ait
été la part mystérieuse et encore entrevue plutôt qu'étudiée de l'influence
allemande[1], c'est bien du mouvement de
l'esprit français, soumettant à la critique toutes les institutions, la
propriété comme les autres, que l'idée communiste procédait. Et Baudot oublie
encore que la Révolution elle-même avait contribué de deux façons à la susciter
: d'abord, en invitant le peuple entier à soumettre au contrôle de la raison
toutes les formes politiques et sociales établies, et ensuite, en exaltant la
force et l'espoir des prolétaires, en posant, à propos de la subsistance,
toute la question de la propriété. Dolivier était un fils de la terre de
France, de la plus centrale, du Puy-de-Dôme. C'est dans l'étude et le
maniement des terriers féodaux que Babeuf s'était familiarisé avec les vices
d'origine, avec les abus de la propriété. Et si Lange, originaire de
Westphalie, est peut-être un de ceux qui portèrent en France quelques germes
du communisme germanique, s'il est permis de présumer qu'en lui l'illuminisme
allemand a préparé les voies au mystique socialisme lyonnais, c'est bien de
la vie ardente de la France, c'est bien de la réalité révolutionnaire qu'il a
reçu le type même de sa pensée, la forme des problèmes et des solutions. Ce
qui est vrai, c'est que, sauf une notable exception que je marquerai tout à
l'heure, l'idée communiste sous sa forme explicite semble s'être peu affirmée
pendant la période de la Convention, c'est-à-dire précisément à l'heure où il
semble que le prolétariat exalté par la victoire du 10 août, par la conquête
de la Commune, tourmenté aussi par la crise des subsistances et du pain,
pouvait paraître le mieux disposé à accueillir des idées hardies. Les
communistes épars avaient-ils donc, en 1793, renoncé à leurs espérances et à
leur idéal ? Buonarroti nous dit nettement le contraire : « Ce
fut surtout après le 10 août 1792 que les hommes que je viens de désigner
(les amis de la liberté et de la justice) conçurent les plus flatteuses
espérances et redoublèrent d'efforts pour assurer le triomphe de leur cause
sublime. Au mérite des conceptions de Jean-Jacques, ils ajoutèrent la
hardiesse de l'application à une société de vingt-cinq millions d'hommes. » Cela
est dans l'ordre de la Révolution : comment donc expliquer leur apparente
réserve théorique ? Comment, par exemple, ne profitèrent-ils pas de la
consultation politique et sociale ouverte par la Convention dès ses débuts
pour proposer à la France, en un manifeste retentissant, le plan d'une
société où toutes les richesses industrielles et territoriales seraient la
propriété de tous ? Il y a des raisons particulières à Babeuf, c'est-à-dire
au plus fervent et au plus informé d'entre eux. Il se débattait à ce moment
dans des difficultés redoutables. Il était accusé — injustement accusé comme
l'établira Gabriel Deville par les documents inédits et décisifs qu'il a
trouvés — d'avoir faussé un acte de vente. C'est le 7 février 1793 que
l'administration départementale de la Somme ratifiait la suspension de Babeuf
et renvoyait son affaire à l'accusateur public de Montdidier. Babeuf vint
alors à Paris réclamer contre sa suspension, et il y resta. Entré, par la
protection de Sylvain Maréchal, à l'administration des subsistances, il
trouva dans cet emploi révolutionnaire non seulement un moyen d'existence
pour lui et les siens, mais un abri contre les poursuites. Seulement il est
probable Que, sous le coup de toutes ces préoccupations, et risquant à tout
moment d'être appréhendé s'il se signalait trop vivement à l'attention
publique, il se borna à préciser, dans le maniement de cette vaste
administration sociale des subsistances, et à fortifier silencieusement sa
conception communiste. Mais, outre ces raisons Particulières à Babeuf, le
communisme avait des raisons générales d'être prudent, de ne pas s'étaler, et
de préférer l'action discrète et profonde à d'éclatantes manifestations. La
Révolution n'en était plus à cette période incertaine et indéfinie des débuts
où toutes les idées pouvaient se produire sans scandale, précisément parce
qu'elles paraissaient avoir un caractère utopique. Qui pouvait prendre peur,
par exemple, des complaisances de Mably pour la prétendue innocence primitive
et le prétendu communisme primitif ? Au fond, après avoir gémi sur les vices
que le régime de la propriété individuelle a introduits parmi les hommes, il
reconnaît l'absolue impossibilité de déraciner cette propriété : « Dès que la
propriété est connue parmi les hommes, il serait inutile de vouloir leur ôter
l'envie de s'enrichir ou d'accroître leur fortune : la loi doit se borner à
tempérer l'avarice. » Et tout
se résolvait par des projets de loi somptuaire et des plans d'éducation
publique à la spartiate. Qu'importe même que Morelly élève toute une
construction communiste au milieu du XVIIIe siècle ? On cherche en vain à
quel fondement réel elle pourrait s'appuyer et elle ne menace même pas de son
ombre les intérêts des privilégiés et de la monarchie. Les paradoxes de
Rousseau sont impuissants ; lui-même les désavoue par son pessimisme ; car,
s'il est triste, c'est précisément de l'impossibilité de rétablir l'égalité
primitive. Helvétius, d'Holbach combattent surtout, comme l'a montré
Plekanof, la prédominance de la propriété foncière ; ils saluent comme un
progrès immense l'avènement de l'industrie et, par-là, ils sont bien dans le
sens de la Révolution. ; ils se laissent entraîner à prévoir quel sera dans
cette croissance de l'industrie le sort du prolétaire, ils stipulent pour lui
certaines garanties et Helvétius, par exemple, formulant « la journée de huit
heures », écrit, ces paroles : « La plupart des empires ne doivent donc être
peuplés que d'infortunés. Que faire pour y rappeler le bonheur ? Diminuer la
richesse des uns, augmenter celle des autres ; mettre le pauvre en un tel
état d'aisance qu'il puisse, par un travail de sept ou huit heures, pourvoir
abondamment à ses besoins et à ceux de sa famille. » Mais ces vœux à longue
échéance n'ébranlent pas l'ordre social et n'inquiètent pas les puissances
établies. Même dans la période qui précède immédiatement la Révolution, même
quand les revendications communistes prennent un accent de réalité immédiate,
elles sont comme perdues dans un immense effort de transformation qui
s'applique à des objets plus prochains. SYLVAIN MARÉCHAL Oui,
Sylvain Maréchal pouvait sans péril, en 1788, écrire ceci dans ses Apologues
modernes à l'usage d'un dauphin : « Le
chaos qui, dit-on, précéda la création n'était rien sans doute en comparaison
de celui qui règne sur la surface de ce monde créé ; et l'enfer dont on me
menaçait après ma mort ne peut être pire que la vie qu'on mène dans une
société dont les individus sont tous libres et égaux, et où cependant les
trois quarts sont esclaves et le reste est maître. » Il
pouvait ajouter : « Un
jour, les travailleurs poussés à bout par la dureté des riches, refuseront de
continuer à les servir et répondront à leurs menaces : « Nous sommes
trois contre un. Notre intention est de rétablir pour toujours les choses sur
leur ancien pied, sur l'état primitif, c'est-à-dire sur la plus parfaite et
la plus légitime égalité. Mettons la terre en commun entre tous ses
habitants. Que s'il se trouve quelqu'un parmi nous qui ait deux bouches et
quatre bras, il est trop juste, assignons-lui une double portion. Mais, si
nous sommes tous faits sur le même patron, partageons le gâteau également.
Mais, en même temps, mettons tous la main la pâte. Que tous les hommes, d'un
bout de l'univers à l'autre, se donnent la main, en ne formant plus qu'une
chaîne d'anneaux semblables, et crions d'une voix unanime : « Vivent la
liberté et l'égalité ! Vivent la paix et l'innocence ! » Sylvain
Maréchal pouvait même pousser la hardiesse jusqu'à prophétiser : « Tout ceci
n'est qu'un conte à l'époque où je le trace, mais, je le dis en vérité, sera
histoire. » L'ancien
régime était beaucoup plus ému des revendications qui commençaient à se
produire pour le contrôle de la Nation, pour l'égalité de tous devant
l'impôt, pour la représentation large du Tiers. Et les controverses
académiques nouées par Babeuf avec Dubois de Fosseux sur l'hypothèse où le
sol ne fût à personne mais appartînt à tous « et où tout fût commun
jusqu'aux produits de tous les genres d'industrie », inquiétaient peu la
Cour et n'effleuraient même pas de l'ombre d'un souci la bourgeoisie en marche
vers le pouvoir. BOISSEL Pourtant,
voici qu'avec l'ouverture de la Révolution le communisme entre dans la sphère
de l'action, dans la région des tempêtes. Lorsque, au printemps de 1789, à
l'heure où de toutes parts l'air tiède de la Révolution prochaine faisait
éclore les projets, les idées, es systèmes, Boissel achève son Catéchisme du
genre humain, où il ruine à fond la religion, la famille et la propriété, il
n'entend Pas écrire une utopie : il est convaincu qu'il va concourir à
l'œuvre Prochaine d'universelle régénération. « Le
Catéchisme du genre humain que, sous les auspices de la Nature et de son
véritable auteur qui me l'ont dicté, je mets sous les yeux et la protection
de la nation française et de l'Europe éclairée pour l'établissement essentiel
et indispensable du véritable ordre moral et de l'éducation sociale des
hommes dans la connaissance, la pratique, l'amour et l'habitude des principes
et des moyens de se rendre et de se conserver heureux les uns par les autres. Dic
mihi, vere Deus, quee sit sapientia regum, Prava
impostorum, non tua lassa, sequi ? «
Vrai Dieu, dis-moi quelle est la sagesse des rois, De
préférer l'imposture à tes lois ? » Préface
bénigne qui couvrait le livre le plus « subversif ». Mais voici que, pendant
qu'on l'imprime, tonne le canon de la Bastille, Boissel accourt pour ainsi
dire aux événements ; et c'est à la liberté toute jeune qu'il propose son
plan communiste : « Cet
ouvrage a été livré e l'impression deux mois avant la miraculeuse et à jamais
mémorable journée de l'enlèvement de la Bastille. Puissances du ciel, qui
venez d'affranchir pour jamais la nation française du plus honteux esclavage
et des persécutions infernales des monstres de l'humanité, des tyrans,
achevez votre ouvrage ; que le triomphe pour sa liberté ne soit pas séparé du
triomphe de la véritable lumière, sans laquelle l'homme ne saurait en faire
usage que pour son malheur ! » Boissel
prétendait donc animer le pic, qui venait de faire brèche à la Bastille, à
renverser toutes les idoles sociales, la religion, la famille, la propriété.
Mais si, dans le tumulte des événements, le livre de Boissel ne passa pas
inaperçu, la Cour ne dut pas s'en émouvoir, car il pouvait constituer une diversion
ou un épouvantail. Et la bourgeoisie, avec sa garde nationale conservatrice
de la propriété, ne s'inquiéta guère sans doute de ce qui n'était encore à
ses yeux qu'une boutade. UNE BROCHURE SOCIALISTE ANONYME C'est
pourtant l'indice que le communisme veut sortir de la phase romanesque et
platonique pour entrer dans la réalité, pour se mêler à ses batailles. La
pensée socialiste, latente en plusieurs esprits, s'éveille au mouvement de la
Révolution ; et ceux qui désirent une répartition nouvelle des richesses, une
forme nouvelle de la propriété, essaient de tirer à eux la formule
révolutionnaire. Ils donnent à la Déclaration des Droits de l'Homme une
interprétation singulièrement inquiétante pour la bourgeoisie. Gabriel Devine
me signale un livre intitulé : De la propriété ou la cause du pauvre
plaidée au tribunal de la Raison, de la Justice et de la Vérité. Il a,
comme épigraphe, un verset du psalmiste : « Non in finem oblivio erit
pauperis ; patientia pauperum non peribit in æternam. (Psalm. 9.) Le pauvre ne sera pas
éternellement omis ; sa longue patience aura enfin un terme. » Or, ce
livre, écrit à la fin de 1789 comme l'indique une note, et publié seulement
en 1791 « à Paris, rue Jacob, vis-à-vis celle Saint-Benoît, faubourg
Saint-Germain, n° 29 » ; met à profit l'action révolutionnaire qui s'est
développée dans l'intervalle, et il place ses revendications d'égalité sociale
sous l'autorité des Droits de l'Homme. Il proclame l'égalité complète comme
une suite des premières lois d'égalité : « Pendant
qu'on travaillait à l'impression de cet ouvrage, l'Assemblée nationale s'est
occupée de la propriété des riches. Elle a décrété l'égalité de partage entre
tous les enfants dans les successions ab intestat. C'est déjà un pas de fait,
mais ce ne peut être qu'un essai et une préparation à une grande et
universelle justice. Il reste maintenant à s'occuper de la propriété des
pauvres et de l'égalité de partage entre tous les citoyens qui sont aussi des
frères, membres de la même famille et ayant tous les mêmes droits au commun
héritage. Ce décret ne sera pas aussi facile à obtenir et à faire exécuter
que le premier ; mais on vient à bout de tout ce qui est juste, il n'est
besoin que de patience et de courage. Il faut d'abord bien examiner la
question, se familiariser avec ce qu'elle peut avoir de dur en apparence,
bien se persuader, avec MM. Price et Priestley et quelques autres bons
esprits de France et d'Angleterre, que les sociétés peuvent arriver à un
degré de perfection dont notre imagination ne devinait même pas la
possibilité, que nous touchons enfin à cette fameuse époque, et laisser faire
le reste au temps et à l'opinion. Ils se chargeront bientôt, l'un, de dicter
une loi qu'il faut porter, et l'autre, d'en assurer paisiblement l'exécution.
» — Voyez l'ouvrage de M. Price, intitulé : Observations on the importance
of the American Revolution and the means of making it a benefit to the world,
traduit et annoté par M. de Mirabeau, à la suite de ses considérations sur
l'ordre de Cincinnatus. Je lis
dans l'avertissement : « En
établissant pour chaque homme un droit inaliénable à la propriété, il ne
sera pas difficile de trouver la solution de ce problème dont on ne s'est pas
assez occupé, et d'où dépend cependant le sort de l'espèce humaine : trouver
l'art de procurer aux sociétés et à chaque individu la mesure de bonheur dont
l'un et l'autre sont susceptibles, de manière que la prospérité générale ne
soit que le résultat de la félicité particulière. « Quelque
sévère que paraisse la loi que je réclame, elle est fondée sur les droits
naturels et imprescriptibles de l'homme. Elle est une conséquence immédiate
de la déclaration décrétée par l'Assemblée nationale et sanctionnée par le
roi... « Je
ne suis pas éloigné de croire que, dans l'état où les sociétés sont
parvenues, il serait peut-être plus prudent, après avoir admis et consacré le
principe, d'en reculer l'application à la génération prochaine, par la voie
des successions. » Et
voici la critique hardie du « droit de propriété » : « Il
est enfin question du bonheur de l'homme, de sa dignité, de ses droits, de sa
destinée sur cette terre qu'il fertilise, qu'il embellit où la nature veut
qu'il soit partout libre et maître, et où partout il était esclave, dépouillé
et avili. Depuis un petit nombre d'années, les méditations de tous les sages
sont appelées sur ces grands objets, dignes de fixer l'attention de tous les
pays et de tous les siècles. La philosophie a été dirigée vers son véritable
but, l'étude de l'homme et des rapports qui l'unissent à ses semblables.
Déjà, ses droits méconnus ou méprisés chez presque tous les peuples ont été
solennellement proclamés par les législateurs d'un grand empire. La politique
a parlé une fois le langage de la justice et de la vérité. La -voix de l'ambition
et de l'intérêt n'a pu étouffer celle de la nature, et les représentants
d'une nation qu'on croyait énervée par le luxe et dégradée par le despotisme,
ont donné à tous les peuples de la terre l'exemple et la leçon du courage. « Parmi
les vérités incontestables que renferme la Déclaration des Droits ou la
réhabilitation de la dignité de l'homme, il en est une cependant dont le sens
n'est peut-être pas assez développé, ou dont le public ne paraît pas avoir
saisi la véritable interprétation. La Déclaration porte article 11 : « Le but
de toute association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l'homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la
sûreté et la résistance à l'oppression. » « Si
l'Assemblée nationale a voulu, par cet article, faire entendre que dans toute
association politique chaque individu doit avoir une propriété garantie par
la loi, et que tous ayant les mêmes droits à la terre commune qu'ils habitent
et qui les nourrit, cette propriété doit être la même pour chacun d'eux, elle
a atteint le seul but que doive se proposer un législateur, celui de rendre
tous les hommes heureux, elle a accompli le chef- d'œuvre de la politique,
elle a établi le gouvernement le plus parfait qui soit dans l'univers. « Si,
au contraire, elle avait prétendu déclarer que la loi prend suas sa
sauvegarde le propriétaire actuel et lui garantit la jouissance des biens
qu'il occupe, c'est-à-dire qu'un seul homme continuera de posséder pour son
luxe et pour ses plaisirs ce qui suffirait à la subsistance de vingt familles
et qu'une poignée de gens regorgera de superfluités, tandis que la multitude
manquera du nécessaire, au lieu de manifester les droits de l'homme, elle
n'aurait fait qu'ajouter un nouvel outrage aux outrages sans nombre dont on a
partout accablé l'espèce humaine, elle aurait consacré les usurpations et les
tyrannies des riches, elle aurait fait un droit de la force et mis au nombre
des lois, la plus ancienne mais la plus barbare des injustices. Bien loin de
recueillir les bénédictions du peuple, elle ne mériterait que ses
imprécations et sa vengeance, les générations futures dont elle était libre
d'assurer le bonheur et qu'elle aurait volontairement condamnées au mépris et
à l'indigence, poursuivraient d'âge en âge sa mémoire et la dénonceraient à
l'exécration des siècles. « Si,
ce qu'il n'est pas permis de croire, cette dernière interprétation de
l'article des droits de la propriété était véritable, si le plus cruel des
abus qui affligent nos sociétés se trouvait consacré par une loi authentique
et solennelle, qu'on ne dise pas que le silence du peuple a pu être regardé
par l'Assemblée comme une approbation de ses principes et une adhésion à ses
décrets. La postérité saura qu'il s'est trouvé un homme assez courageux pour
les combattre et pour protester, en son nom et au nom de ses semblables,
contre cette violation des droits sacrés et imprescriptibles de la nature et
de la justice. « Mais,
comme la sagesse et les lumières de l'Assemblée nationale sont connues par
une heureuse expérience, comme elle a manifesté dans tous les moments la plus
tendre sollicitude pour les pauvres et le plus saint respect pour l'humanité,
nous n'élèverons aucun doute sur le véritable sens qu'on doit attacher à
l'article des droits de la propriété que nous avons cité, et nous nous
contenterons d'en donner l'application, en démontrant la nécessité d'un
partage des terres du royaume, en faisant voir la facilité de l'exécuter, en
réfutant les principales objections qu'on pourrait y opposer. » Voilà
donc que le communisme (sous la forme rudimentaire, il est vrai, du partage
agraire) élève sa protestation contre l'interprétation oligarchique du droit
de propriété. Il interrompt la prescription bourgeoise ; et ce n'est pas une
utopie, ce n'est pas une imagination romanesque opposée nonchalamment à la
réalité : c'est une revendication directe, précise, c'est l'utilisation
pratique, dans un sens égalitaire, des principes qui sont formulés et des
événements qui se développent. Encore un pas, et la loi agraire va ‘e dresser
en face de la Révolution, la sommer de prendre parti, Grand péril pour la
Révolution qui, avant d'en avoir fini avec ses ennemis d'ancien régime, va se
trouver aux prises avec des hommes nés de son propre sein, avec des fils
révoltés qui réclament leur héritage et veulent donner une forme nouvelle au
patrimoine révolutionnaire à peine constitué. Grand péril pour le communisme
et la loi agraire qui risquent, en se heurtant trop tôt à la Révolution, de
se réduire à l'état de secte. LA LETTRE DE BABEUF À COUPÉ (DE
L'OISE) C'est
ce que Babeuf comprend, avec cet opportunisme admirable que plus tard le
blanquisme héritera de lui. La lettre privée, qu'à la fin de 1791 il adressa
à Coupé (de
l'Oise) récemment
élu à la Législative, et que M. Espinas, l'ayant reçue de M. Charavay, a
publiée dans son étude sur Babeuf, est à mon sens un document capital dans
l'histoire du communisme et de la démocratie. Elle révèle le sens profond que
Babeuf avait de la réalité et des conditions de développement de ce que nous
appelons le socialisme. Par lui le communisme cesse d'être une doctrine
livresque ; il entre dans la vie de l'histoire et se plie à ses lois. Par
lui, le communisme, trop faible encore pour s'emparer de la Révolution, pour
provoquer et pour braver la- foudre bourgeoise, tente de se glisser dans la
démocratie en mouvement. Il restera secret, mais en s'insinuant à de vastes
forces il participera à leur mouvement et à leur croissance sinon à leur
éclat. Il mûrira lentement sous l'enveloppe de la Révolution bourgeoise, prêt
à éclater quand viendra la saison ardente. En même temps, Babeuf, par une
apparente contradiction, semble compter sur l'action décisive de quelques
individus, ou même d'un individu s'il a une volonté forte. Que Coupé (de l'Oise), par exemple, comprenne les
destins nouveaux, les possibilités nouvelles, qu'il oriente vers l'égalité de
fait la Révolution, il peut être « le sauveur du monde ». Ce messianisme
n'est-il pas l'extrême forme de l'esprit de secte ? Mais, qu'on y prenne
garde : si un individu peut, selon Babeuf, diriger les événements et les
forces c'est à la condition de s'y mêler, de s'y dissimuler au besoin. Il
faut d'abord que le communisme monte, même déguisé, sur le char de la
Révolution : et un jour, dans l'enivrement de la course toujours plus rapide,
c'est lui qui prendra la direction. Babeuf s'applique à démontrer que le communisme,
appelé alors par lui la loi agraire, est à la fois l'aboutissement nécessaire
et la condition nécessaire de la Révolution ; qu'aucune des institutions
politiques créées ou voulues par elle ne Pourra fonctionner et produire son
plein effet si elle ne tend pas à l'égalité de fait et ne s'y appuie pas. Et
pourquoi parle-t-il de loi agraire ? Pourquoi accepte-t-il ce mot suranné ?
Pourquoi semble-t-il reculer en deçà des idées qu'il discutait avec Dubois de
Fosseux, alors que les deux hommes prévoyaient non seulement l'appropriation
commune du sol mais aussi celle des richesses industrielles ? C'est
que, malgré tout, la propriété foncière est encore la forme la plus
importante de la propriété. C'est, en second lieu, parce que toute la
législation de la Constituante sur les droits féodaux, sur la dîme, sur la
vente des biens nationaux, posait le problème foncier, et que le communisme,
impuissant encore à susciter lui-même les questions, ne peut que se loger
dans celles que la Révolution suscite. C'est sans doute encore parce qu'il
était politique et sage de ne pas heurter à la fois toutes les catégories de
possédants. Babeuf se propose d'appliquer en grand à toute la Révolution la
méthode d'interprétation qu'il explique à Coupé (de l'Oise) dont il appelle à soi et dont
il façonne selon un type précis d'égalité sociale les tendances égalitaires à
peine déterminées. L'événement
de votre nomination, citoyen (la lettre est datée de Beauvais, 10 septembre
1791), n'est pas
dans mon cercle visuel un petit événement. Je sens un besoin irrésistible de
m'arrêter pour en calculer les suites. « Je
réfléchis sur ce qu'on peut attendre de celui qui a prêché à des sourds ces
vérités mémorables, qui ont eu au moins l'effet de me convaincre que pour lui
il en était rempli : qu'il fallait se pénétrer de ces grands principes sur
lesquels la société est établie : — l'égalité primitive, l'intérêt général,
la volonté commune qui décrète les lois, et la force de tous qui constitue la
souveraineté. « Frère,
le précepte de la loi ancienne : aime ton prochain comme toi-même ; la
sublime maxime du Christ : faites à autrui ce que vous voudriez qui vous fût
fait ; la constitution de Lycurgue, les institutions les plus belles de la
République romaine, je veux dire la loi agraire ; vos principes que je viens
de retracer ; les miens que je vous ai consignés dans ma dernière lettre, et
qui consistent à assurer à tous les individus premièrement la subsistance, en
second lieu, une éducation égale : tout cela part d'un point commun, et va
encore aboutir à un même centre. « Et
ce centre est toujours le but unique où tendront toutes les constitutions de
la terre, lorsqu'elles vont en se perfectionnant. Vous avez beau abattre tous
les sceptres des rois, vous constituer en République, proférer
continuellement le mot saint d'égalité, vous ne poursuivez jamais
qu'un vain fantôme et vous n'arrivez à rien. « Je
vous le dis tout haut à vous, mon frère, ET CE NE SERA PAS ENCORE SI TÔT QUE
J'OSERAI LE DIRE BAS À D'AUTRES : cette loi agraire, cette loi que redoutent et que sentent bien
venir les riches et à laquelle ne pensent nullement encore le grand nombre
des malheureux, c'est-à-dire les quarante-neuf cinquantièmes du genre humain,
qui cependant si elle n'arrive point mourront en totalité dans deux
générations tout au plus... cette loi, que vous vous rappelez bien qu'étant
entre nous deux nous avons vu Mably rappeler par ses vœux ardents ; cette
loi, qui ne reparaît jamais sur l'horizon des siècles que dans des
circonstances comme celles où nous trouvons, c'est-à-dire quand les extrêmes
se touchent absolument, quand les propriétés foncières, seules vraies richesses,
ne sont plus que dans quelques mains et que l'impossibilité universelle de
pouvoir assouvir la terrible faim détermine le plus grand nombre à
revendiquer le grand domaine du monde où le Créateur a voulu que chaque être
possédât le rayon de circonférence nécessaire pour produire sa subsistance : CETTE LOI, dis-je, EST LE
COROLLAIRE DE TOUTES LES LOIS. C'est là que se repose toujours un peuple lorsqu'il est parvenu
à améliorer sa condition sous tous les autres rapports... « Vous
reconnaissez sans doute comme moi cette grande vérité que la perfection en
législation tend au rétablissement de cette égalité primitive que vous avez
si bien chantée dans vos poèmes patriotiques et comme moi, vous sentez
sans doute encore que nous marchons à grands pas vers cette grande révolution. « ...
Oui, vous êtes peut-être réservé, et peut-être l'étions-nous tous deux pour
sentir les premiers et pour faire sentir aux autres le grand mystère, le
secret qui doit briser les chaîne% humaines. Si cela est, que je vous vois
grand entre les législateurs ! « Mais,
comment conçois-je qu'avec toute la force dont vous êtes armé, il vous sera
possible de diriger les premiers mouvements pour accélérer une aussi belle
victoire ? Sera-ce ouvertement et par un manifeste précis qu'il faudra que
s'annonce le sauveur du monde ? Non, sans doute, et l'on ne serait pas
bien reçu, je pense, à proposer tout crûment (ces idées ?) à notre malheureuse Assemblée.
La vertu se verra donc, pour combattre la corruption, forcée de se servir des
armes généralement introduites par celle-ci. Il faudra qu'elle oppose
Politique à politique. Il faudra que les dispositions premières soient bleu
masquées et qu'elles ne paraissent tendre aucunement vers le but concerté. « Mais
je réfléchis, je me dis : « Il n'est presque personne qui ne rejette fort
loin la loi agraire ; le préjugé est bien pis encore que pour la royauté et
l'on a toujours pendu ceux qui se sont avisés d'ouvrir la bouche sur ce grand
sujet. Est-il bien certain que J.-M. Coupé lui-même sera d'accord avec moi
sur cet article ? Ne n'objectera-t-il pas aussi avec tout le monde que de là
résulterait la défection de la société ; qu'il serait injuste de dépouiller
tous ceux qui ont légitimement acquis, que l'on ne ferait plus rien les uns
pour les autres et que, dans la supposition de possibilité de la chose, les
mutations postérieures auraient bientôt « rétabli le premier ordre ?
Voudra-t-il se payer de mes réponses : que la terre ne doit pas être
aliénable ; qu'en naissant chaque homme en doit trouver sa portion suffisante
comme il en est de l'air et de l'eau ; qu'en mourant il doit en faire
hériter, non ses plus proches dans la société, mais la société entière ; que
ce n'a été que ce système d'aliénabilité qui a transmis tout aux uns et n'a
plus rien laissé aux autres ; que c'est des conventions tacites « Par
lesquelles les prix des travaux les plus utiles ont été réduits au taux le
plus bas, tandis que les prix des occupations indifférentes ou même
pernicieuses pour la société furent portés au centuple, qu'est résulté du
côté de l'ouvrier inutile le moyen te d'exproprier l'ouvrier utile et le plus
laborieux ; qu'en ayant eu plus d'uniformité dans les prix de tous les
travaux, si l'on n'eût pas assigné à quelques-uns d'eux une valeur d'opinion,
tous les ouvriers seraient aussi riches à peu près les uns que les autres ;
qu'ainsi un nouveau partage ne ferait que remettre les choses à leur place ;
que si la terre eût été déclarée inaliénable, système qui détruit entièrement
l'objection des craintes du rétablissement de l'inégalité par les mutations,
après le nouveau partage, chaque homme eût toujours été assuré de son
patrimoine et nous n'aurions pas donné naissance à ces inquiétudes
continuelles et toujours déchirantes sur le sort de nos enfants ; de là l'âge
d'or et la félicité sociale au lieu de la dissolution de la société ; de là
un état de quiétude sur tout l'avenir, une fortune durable perpétuellement à
l'abri des caprices du sort, laquelle devrait être préférée même par les plus
heureux de ce monde s'ils entendaient bien leurs vrais intérêts ; enfin,
qu'il n'est pas vrai que la disparition des arts serait le résultat forcé de
ce nouvel arrangement, puisqu'il est sensible au contraire que tout le monde
ne pourrait pas être laboureur ; que chaque homme ne pourrait pas plus
qu'aujourd'hui se procurer à lui seul toutes les machines qui nous sont
devenues nécessaires ; que nous ne cesserions pas d'avoir besoin de faire
entre nous un échange continuel de services et qu'à l'exception de ce que
chaque individu aurait son patrimoine inaliénable, qui lui ferait dans tous
les temps ou toutes les circonstances un fonds, une ressource inattaquable
contre les besoins, tout ce qui tient à l'industrie humaine resterait dans
le même état qu'aujourd'hui ! » Que
servirait aujourd'hui de discuter ces conceptions encore incertaines ? Sous
le nom de loi agraire c'est bien le partage des terres qu'entend Babeuf,
c'est-à-dire, en un sens, ce qui paraît le plus contraire au communisme. Mais
ce partage est tempéré par l'inaliénabilité du sol et la perpétuité de son
caractère social. C'est donc, si l'on peut dire, une sorte de communisme
parcellaire et appliqué à la terre seulement. Comment concilier le régime
d'inaliénabilité et de socialité imposé au sol et le régime d'individualisme
économique, d'anarchie et de concurrence capitaliste que Babeuf entend
maintenir pour l'industrie ? Au fond, si l'on n'y prend bien garde, cette
première revendication babouviste serait satisfaite si, sous une forme
quelconque, un capital minimum (capital foncier ou capital mobilier) était assuré à tout citoyen.
Ainsi la loi agraire, si elle ne s'élargit pas en communisme, si elle ne
donne pas un caractère collectif et social à la production comme à la
propriété, n'apparaît guère que comme une forme de l'assurance sociale. Mais,
en faisant de tout le sol, inaliénable quoique divisible, le gage social de
cette assurance, Babeuf annonce déjà le communisme. Ce qu'il est intéressant
de noter, c'est cette souplesse, cette ingéniosité d'un esprit toujours en
travail, qui ne s'immobilise pas dans des formules et qui cherche sans cesse
la meilleure adaptation possible de son idéal égalitaire aux conditions
politiques et sociales toujours changeantes où il se meut. Il n'y a ni
empirisme dans cet esprit hanté de l'absolu, ni doctrinarisme dans cet esprit
ouvert à la vie. Et il marque en traits admirables comment c'est de
l'évolution même de la démocratie poussée à ses conséquences logiques, que
l'égalité sociale résultera. C'est par cette fusion avec la démocratie
naissante que le communisme sort des régions abstraites et utopiques et entre
dans le mouvement de la vie. Selon lui, la démocratie politique est un
socialisme qui s'ignore et qui peu à peu prend conscience de lui-même. Il y a
dans la méthode d'interprétation de Babeuf quelque chose de l'ironie
socratique. Il va se faire l'« accoucheur » de l'esprit révolutionnaire et
amener la Révolution, sans qu'elle s'en doute, à produire tout ce que
contient son idée. « Je
vais vous prouver à vous-même, cher frère, et en même temps à moi, que vous
partez pour l'Assemblée législative avec les dispositions de faire consacrer
tout cela comme articles de loi constitutionnelle. Je vous ai dit, dans
ma précédente, que mes vœux seraient : 1° que les législateurs de toutes les
législatures reconnussent pour le peuple qu'Assemblée constituante est une
absurdité ; que les députés commis par le peuple sont chargés dans tous les
temps de faire ce qu'ils reconnaîtront utile au bonheur du peuple... De là
obligation et nécessité de donner la subsistance à cette immense majorité du
peuple qui, avec toute sa bonne volonté de travailler, n'en a plus. Loi
agraire, égalité réelle. » « Assemblée
constituante est une absurdité » : c'est une parole vraiment
révolutionnaire et géniale. Pourquoi établir des différences de profondeur
entre le mandat reçu par une assemblée et le mandat reçu par l'assemblée
suivante ? C'est toujours la même volonté du Peuple, la même force du peuple qui
s'exprime. Pourquoi dès lors reconnaître un caractère fondamental à certaines
lois, à certaines institutions qui ne sont sans doute que l'expression
passagère d'un mouvement social qui continue à aller bien au-delà ? Prétendre
constituer une société, c'est prétendre l'arrêter au premier degré
d'organisation que la paresse de l'esprit ou la pesanteur des choses n'a pu
franchir immédiatement. Non, l'évolution se poursuit et l’avenir reste
ouvert. Or, si à chaque période, à chaque moment, la souveraineté populaire
est toujours aussi active, si elle a à toute heure le droit et le moyen de
transformer la Constitution et les lois, cognent n'usera-t-elle pas de cette
force toujours vive, toujours puissante, toujours efficace, pour améliorer la
condition du peuple lui-même ? Ainsi, la démocratie, si elle n'est pas
immobilisée cool ne un bloc de glace, si elle reste à l'état fluide et
mouvant, ne peut pas ne pas aboutir à l'égalité de fait. « 2°
Que le veto, véritable attribut de la souveraineté, soit au peuple, et avec
un succès assez apparent (puisque nous avons vu depuis, dans le petit livre
de la ratification de la loi que je vous ai communiqué, que nos moyens
ressemblent à ceux de l'auteur) j'en ai démontré la possibilité d'exécution
contre tout ce qui a pu être dit de contraire. De ce veto du peuple ne
faut-il pas attendre qu'il sera demandé par la partie souffrante et toujours
exposée jusqu'alors à ce cruel sentiment de la faim, un patrimoine assuré : Loi
agraire. » Que le
peuple ait le droit de veto sur les lois : il arrêtera toutes les lois
jusqu'à ce que la subsistance de tous les citoyens soit assurée par la loi. « 3°
Qu'il n'y ait plus de division de citoyens en plusieurs classes ; admission
de tous à toutes les places ; droit pour tous de voter, d'émettre leurs
opinions dans toutes les assemblées ; de surveiller grandement l'assemblée
des législateurs ; liberté de réunion dans les places publiques ; plus de loi
martiale ; destruction de l'esprit de corps des gardes nationales en y
faisant entrer tous les citoyens sans exception, et sans autre destination
que celle de combattre les ennemis extérieurs de la France. De tout cela
nécessairement va découler l'extrême émulation, le grand espoir de liberté,
d'égalité, d'énergie civique, les grands moyens de manifestation de l'opinion
publique, par conséquent expression du vœu général qui est, en principe, la
loi ; la réclamation des premiers droits de l'homme, par conséquent, du pain
honnêtement assuré à tous : Loi agraire. » Babeuf
va jusqu'à s'intéresser, en vue de son idéal égalitaire, au mécanisme même de
délibération dans les assemblées : grande leçon pour les doctrinaires d'un
socialisme théorique, qui affectent indifférence et dédain pour le jeu
parlementaire. « 4°
Que toutes les causes nationales soient traitées en pleine assemblée et qu'il
n'y ait plus de comités. De là disparaît cette négligence, cette apathie,
cette insouciance, cet abandon absolu à la prétendue prudence d'une poignée
d'hommes qui mènent toute une assemblée, et près desquels il est bien plus
facile de tenter la corruption. De là l'obligation pour tous les sénateurs de
s'occuper essentiellement de tout objet mis à la discussion et de se
déterminer en connaissance de cause ; de là, l'éveil donné à tous les
défenseurs du peuple et la nécessité de soutenir ses droits les plus chers,
par conséquent de veiller à ce que précisément tous puissent vivre : Loi
agraire. « 5°
Que le temps de la réflexion soit amplement accordé pour la discussion de
toutes les matières. De là, va résulter que non seulement les improviseurs,
les étourdis, les parleurs perpétuels, les gens qui débitent toujours avant
d'avoir pensé, ne soient pas les seuls en possession de déterminer les
arrêtés, mais qu'encore les gens qui aiment à méditer un plan avant de
prononcer, influenceront aussi sur les décisions. De là, un phraseur
intéressé à combattre tout ce qui est juste ne viendra plus vous écarter une
bonne proposition par quelque rien subtil et propre seulement à faire
illusion ; et, si on vient parler pour celui dont les besoins pressent le
plus, l'honnête homme peut peser et appuyer la proposition et obtenir le
triomphe de la sensibilité. Grand acheminement à la loi agraire. » Si donc
l'institution démocratique est toute entière un acheminement à la loi
agraire, que doivent faire les amis de la loi agraire ? Seconder le mouvement
de la démocratie avec l'élan que leur donne l'acceptation de ses conséquences
extrêmes, mais sans effrayer la nation encore aveugle par la déclaration
publique et prématurée du but où ils tendent et où la force des choses
conduit silencieusement. « Eh
bien ! Frère patriote, si les principes que je viens de poser ont toujours
été les vôtres, il faut y renoncer aujourd'hui si vous ne voulez pas la loi
agraire, car, ou je me trompe bien grossièrement, ou les conséquences
dernières de ces principes sont cette loi. Vous travaillerez donc
efficacement en sa faveur si vous persistez dans ces mêmes principes. On ne
compose point avec eux et si, au for intérieur, vous vous proposez quelque
chose de moins que cela dans votre tâche de législateur, je vous le répète, Liberté,
Egalité, Droits de l'Homme seront toujours des paroles redondantes et des
mots vides de sens. « Je
le redis aussi de nouveau, ce ne serait point là les intentions qu'il
faudrait d'abord développer ; mais un homme de bonne volonté avancerait
beaucoup le dénouement s'il s'attachait à faire décréter toutes nos bases
ci-dessus posées sur le fondement de la plénitude des droits de liberté dus à
l'homme, principe qu'on peut toujours invoquer et professer hautement et sans
courir de danger. Ceux qu'on appelle les aristocrates ont plus d'esprit que
nous : ils entrevoient trop bien ce dénouement. Le motif de leur opposition
si vive dans l'affaire des Champarts vient de' ce qu'ils craignent qu'une
fois qu'il aura été porté une main profane sur ce qu'ils nomment le droit
sacré de propriété, l'irrespect n'aura plus de bornes. Ils manifestent très
généralement leurs craintes sur ce qu'espèrent les défenseurs de ceux qui ont
faim, je veux dire sur la loi agraire, pour un moment fort prochain. « J'aime
à m'étendre sur le grand sujet que je traite devant une âme aussi sensible
que je connais la vôtre. Car ici c'est du Pauvre auquel on n'a point songé
encore, c'est, dis-je, du pauvre doit être principalement question dans la
régénération des lois d'un empire ; c'est lui, c'est sa cause qu'il intéresse
le plus de soutenir. Quel est le but de la société ? N'est-ce pas de procurer
à ses membres la plus grande somme de bonheur qu'il est possible ? Et que
servent donc toutes vos lois lorsqu'en dernier résultat elles n'aboutissent
point à tirer de la profonde détresse cette masse énorme d'indigents, cette
multitude qui compose l'immense majorité de l'association ? Qu'est-ce qu'un
comité de mendicité qui continue d'avilir les humains en parlant d'aumônes et
de lois répressives tendant à forcer un grand nombre des malheureux de
s'ensevelir dans des cabanes et d'en mourir d'épuisement, afin que le triste
spectacle de la nature en souffrance n'éveille point les réclamations des
premiers droits de tous les hommes qu'elle a formés pour qu'ils vivent et non
pas pour que quelques-uns d'entre eux seulement accaparent la subsistance de
tous ? « On
a souvent parlé de donner une propriété prise sur les biens du clergé à tout
soldat autrichien ou, autre séide de despote qui, renonçant à exposer sa vie
pour la cause du tyran, viendrait se jeter sur votre bord... « Comment
a-t-on pu songer à être si généreux envers des hommes que le seul intérêt du
moment déterminerait à ne plus nous faire de mal et oublier que nous avons le
plus grand nombre de nos concitoyens qui languissent privés de toutes les
ressources nécessaires pour soutenir leur existence ? » Babeuf
tire ainsi à lui toutes les lois, toutes les mesures d'ordre social ébauchées
par la Révolution. Mais, si les amis de la loi agraire n'avouent pas leur but
suprême, s'ils se contentent d'y aller, sans le nommer, par tous les
acheminements de la démocratie, leur programme apparent se confond avec le
programme de la démocratie extrême que, dès 1791, Robespierre opposait à la
démocratie semi-oligarchique de la Constitution nouvelle. Aussi Babeuf à
cette date est-il très robespierriste et il y a, selon lui, une telle
liaison, une telle pénétration de la démocratie et de la « loi agraire »
qu'il va jusqu'à supposer que Robespierre étant pleinement démocrate est « agrairien ». « Analysez
Robespierre, écrit-il, vous le trouverez aussi agrairien en dernier résultat,
et ces illustres sont bien obligés de louvoyer parce qu'ils sentent que le
temps n'est pas encore venu. » Mais,
qu'est-ce à dire ? et qui ne voit se dessiner la tactique discrète et
profonde des communistes pendant la première période conventionnelle ? Si, en
1791, il était à la fois dangereux et inutile d'afficher la loi agraire et le
communisme, — dangereux, parce que l'égoïsme des possédants et l'aveuglement
du peuple feraient payer cher au téméraire son affirmation prématurée ;
inutile, parce que la seule évolution de la démocratie, si elle est
vigoureuse et logique, suffit à réaliser l'idéal d'égalité sociale, — c'est
encore plus dangereux après le 10 août parce que l'alarme de la bourgeoisie
est plus vive, et c'est encore plus inutile parce que la démocratie est plus
forte. Ces
alarmes sur la propriété qui suivent le 10 août et qui s'aggravent à mesure
que la Commune de Paris semble élargir son influence, elles- se traduisent
dans bien des discours. C'est cette inquiétude qui, selon Rabaut
Saint-Etienne, a dominé les élections à la Convention et ses premières
séances. Dans
des notes qu'il avait prises sur les premières séances (peut-être en vue
d'écrire une histoire de la Convention à laquelle bientôt il renonça), et que
M. Zivy a transcrites et commentées, Rabaut Saint-Etienne dit : « On
décrète... sur la proposition de M. Danton, que la sûreté des personnes et
des propriétés est sous la sauvegarde de la Nation. Cette dernière
proposition est faite pour détourner la crainte qu'on pourrait avoir que la
Convention nationale n'adoptât la doctrine prêchée depuis quelque temps à
Paris, de partager les terres et les biens, de dépouiller les riches et de
leur faire la guerre par les Pauvres. M. Marat est le principal professeur de
cette doctrine, selon sa devise : Ut redeat miseris, abeat fortuna
superbis ; et la Convention a rejeté cette doctrine avec horreur ; cela
tiendra-t-il longtemps ? La plupart des départements ont affecté d'envoyer
des députés propriétaires à cause de la terreur qu'y inspire la doctrine de
les dépouiller ; mais les députés ne connaissent pas la force de
l'influence du peuple de Paris, ni l'habileté de ceux qui le conduisent. » Et il
n'est qu'à voir ce parti pris alarmiste de la Gironde dès le début pour
deviner le parti qu'elle tirerait de la publication d'une lettre comme celle
à Coupé (de
l'Oise). Que Babeuf
se tienne sur ses gardes. LA LOI DU 18 MARS 1793 CONTRE LA LOI AGRAIRE J'ai
noté déjà comment Pénières parle de l'ébranlement du droit de propriété, et
comment il s'effraie. Bancal, dans l'exposé des motifs de son plan de
Constitution, dit qu'après le 10 août le lien social semblait rompu. Oh ! oui
! que les communistes ne s'écartent Pas en 1793 de la règle de prudence que
Babeuf se traçait à lui-Inclue en septembre 1791 ! Voici qu'à la demande de
Cambon et Pour rassurer les acquéreurs présents et futurs de biens nationaux,
la Convention, sur un discours de Barère, porte, le 18 mars 1793, one loi
terrible contre quiconque proposerait d'attenter aux propriétés : « Un
autre sujet d'inquiétude et d'alarmes pour les départements, sont les
déclamations qu'on s'est permises contre la propriété. Il faut dire aux
départements que vous ne souffrirez pas qu'il soit porté la moindre atteinte
aux propriétés, soit territoriales, soit industrielles. (Vifs
applaudissements.) « Les
prêtres qui n'estiment que les biens de ce monde en nous parlant de l'autre,
furieux de se voir dépouillés des richesses scandaleuses dont ils jouissaient
voudraient aujourd'hui faire dépouiller les riches propriétaires. La
Révolution, disent-ils, n'a été faite que pour eux, et c'est ainsi qu'ils
prêchent la subversion de toutes les propriétés. Les parents des émigrés
disent à leur tour : « On a dépouillé nos familles, il faut dépouiller
les autres », car ce n'est que dans l'anarchie qu'ils peuvent trouver la
vengeance après laquelle ils soupirent, ou le despotisme qui leur rendra les
biens qu'ils regrettent et les hochets qu'ils pleurent. Il faut donc que vous
fassiez à l'égard des propriétés une déclaration franche et solennelle qui
déjoue les manœuvres des uns et des autres, et qui dissipe toutes les
alarmes... « ...
Si je ne croyais insensés les hommes qui, sans savoir ce qu'ils disent,
parlent de la loi agraire, je parlerais d'une mesure que vous avez souvent
employée en pareille circonstance. Ce serait de porter une peine capitale
contre ces hommes qui prêchent une loi subversive de tout ordre social,
impraticable, et qui, par la destruction de toute ressource industrielle,
tournerait à la perte de ceux-là mêmes qui croiraient pouvoir s'y enrichir.
Je propose la peine... « —
Plusieurs membres sur la Montagne, et après eux l'Assemblée tout entière
: la peine de mort ! « Marat.
— Point de décret d'enthousiasme ! « Barère.
— Certes, s'il est un mouvement qui ne puisse être trop rapide pour honorer
la Convention, pour sauver la patrie, c'est celui qui vient d'avoir lieu. Si
vous avez décrété par une acclamation semblable la peine de mort contre
quiconque proposerait le rétablissement de la royauté, la force du sentiment
a bien pu provoquer le même enthousiasme lorsqu'il s'agit de prévenir la
subversion de la société. Oui, je crois que vous avez trouvé un grand moyen
de tranquillité publique, qui fera cesser à l'instant les alarmes des
citoyens, qui augmentera la richesse nationale et doublera vos ressources
contre vos ennemis ; car, vous n'existerez, la République ne sera basée que
sur les biens nationaux. Or, comment les vendrez-vous, si vous ne rassurez
les propriétaires ? Comment intéresserez-vous les riches au sort de votre
République, si vous ne les engagez à porter leurs capitaux sur cette terre
nationale ? Je propose donc la peine de mort contre quiconque proposera la
loi agraire. » Levasseur
complète et modernise la formule : « La loi agraire, dit-il, était chez les
Romains le partage des terres conquises ; ici, il ne s'agit point de cela, il
s'agit du partage des biens. » Ainsi,
la Convention adopte : « La
Convention nationale décrète la peine de mort contre quiconque proposera une
loi agraire ou toute autre, subversive des propriétés territoriales,
commerciales et industrielles. » Cela
tombait droit sur Babeuf, sur tout son système et sur les expressions mêmes
dont il se servait pour le caractériser. Non, l'heure n'est pas venue pour
lui, ni pour ceux qui comme lui étaient, selon le mot de Buonarroti, les amis
de l'égalité et de la justice, de se livrer à des manifestations doctrinales.
Deux fois terrible est la loi de la Convention, d'abord parce qu'elle frappe
de la peine de mort et ensuite, parce qu'après la parole de Barère, il semble
que la loi agraire soit une mesure de contre-révolution. C'était une tactique
assez habile et qui répondait en partie à la vérité. Oui,
les prêtres, les émigrés essayaient d'ameuter les paysans, les fermiers
contre le nouveau détenteur du domaine arraché à l'Eglise ou à la noblesse félonne.
Oui, ils espéraient ainsi propager l'inquiétude, ralentir ou même arrêter la
vente des biens nationaux et des biens d'émigrés, et maintenir vacante la
propriété où ils reviendraient un jour. Barère enveloppait dans la manœuvre
de contre-révolution tous ceux qui, à quelque titre que ce fût, ébranlaient
la propriété : Que les communistes à la Babeuf se garent et se taisent s'ils
ne veulent pas être foudroyés par la plus sinistre équivoque, comme des
contre-révolutionnaires ! C'est
la Montagne qui, la première[2], a crié : la mort ! cette
Montagne où siège Robespierre, cette Montagne dont Babeuf attend, par
l'accomplissement de la démocratie, l'avènement de l'égalité sociale.
Pourquoi créer entre elle et lui un lugubre malentendu ? Aussi
bien la loi du 18 mars était-elle une loi de réaction sociale ? Elle n'aurait
eu ce caractère que si vraiment il y avait eu, à cette date, un parti capable
de tirer les conséquences communistes de la Révolution et de gouverner, de
sauver la France révolutionnaire selon cette formule souveraine. Ce parti,
Babeuf savait bien qu'il était à peine ébauché, ou même qu'il n'existait
encore que comme une virtualité de la démocratie et de la Révolution. Au
demeurant, Barère et la Convention s'empressaient le même jour de corriger
l'effet du décret terrible par l'annonce de mesures sociales destinées à
protéger le pauvre. « Mais,
citoyens, ajoute aussitôt Barère, en même temps que vous faites cesser les
calomnies, en rassurant les citoyens sur les propriétés de tous genres, il
est très bon de dire que vous vous occuperez avec intérêt, et très
prochainement, d'organiser les secours publics, car c'est une dette sociale.
Que serait-ce que des propriétaires qui, entourés d'hommes que le régime
ancien avait condamnés pour toujours à la misère, les forceraient à respecter
les propriétés, et leur refuseraient les secours que tout homme qui a du
superflu doit à l'homme qui meurt de faim ? Le rapport sur l'organisation des
secours publics est prêt. Je demande qu'il soit mis demain à l'ordre du jour.
» (Vifs
applaudissements). Ô
Babeuf, pas de communisme ! mais que les pauvres qui mendient reçoivent de la
Nation un morceau de pain. C'est l'équilibre de Barère. Et il continue,
donnant lui-même des arguments contre la propriété qu'il protège par la peine
de mort : « Il
est deux autres mesures à prendre. Remarquez que je ne cherche ici qu'à
rallier la Convention nationale, et autour d'elle la confiance de la Nation,
car tous nos efforts doivent tendre à faire un faisceau de forces contre nos
ennemis. L'impôt progressif, que je fais profession de regarder comme une
institution infiniment juste, quoique quelques personnes l'aient cru
impossible, a été travaillé en comité ; plusieurs hommes sages s'en sont
occupés ; je demande que le rapport soit fait sous trois jours. (Double salve
d'applaudissements.) « UN GRAND NOMBRE DE MEMBRES. — Aux voix le principe ! » Et
aussitôt la Convention décrète : « Pour
atteindre à une proportion plus exacte dans la répartition des charges que
chaque citoyen doit supporter en raison de ses facultés, il sera établi un
impôt gradué et progressif sur le luxe et les richesses tant foncières que
mobilières. » Et
maintenant, contre les accapareurs de biens nationaux, contre les châteaux
des nobles ! Barère reprend en effet : « Un
décret portait que les biens des émigrés seraient vendus par petites
portions, cependant rien ne se fait. Les citoyens des campagnes murmurent. Je
sais que des accapareurs sont venus de Bordeaux dans nos départements pour
acheter en masse tous les biens des émigrés, et à un prix bien inférieur à
leur valeur réelle. La division de ces biens est nécessaire même pour la
stabilité de ce nouvel ordre de choses. Un grand propriétaire ne s'exposera
pas pour défendre une propriété nouvellement acquise contre l'émigré qui
tenterait de rentrer en jouissance. Il fuira sur un autre domaine, mais un
agriculteur, un homme pauvre venu de la cité pour exploiter un petit terrain
dont vous lui avez facilité l'acquisition, défendra sa propriété autant que
son existence, et la Révolution ainsi consolidée par l'intérêt d'une foule de
petits propriétaires sera inébranlable... Il y a une foule de châteaux
d'émigrés, vieux repaires de la féodalité, qui resteront nécessairement
invendus, qui ne serviront ni pour les établissements d'éducation Publique,
ni pour les assemblées primaires. Ces masures, qui souillent encore le sol de
la liberté, peuvent, par leur démolition, servir à favoriser les pauvres et
laborieux agriculteurs et à créer des villages en même temps que vous fertiliserez
les campagnes... » La « loi
agraire » n'avait pas été tout à fait inutile. La Convention ne pouvait
la combattre qu'en décrétant des mesures sociales dans l'intérêt du peuple.
Le discours de Barère représente assez bien la ligne centrale, l'axe des
opinions et des doctrines de la Convention : maintenir sous toutes ses formes
(sauf
la forme féodale),
la propriété individuelle, mais aider à la multiplication des petites
propriétés et demander aux grandes les sacrifices nécessaires pour assurer le
peuple contre l'indigence. Mais, au fond, à ce moment, toutes les
déclarations de Barère et de l'Assemblée, en quelque sens qu'elles se
produisent, sont un expédient politique plus encore que l'expression d'une
doctrine sociale. Si les promoteurs de la loi agraire sont menacés de mort,
c'est parce qu'il faut déjouer la propagande alarmiste de la
contre-Révolution et rassurer les acheteurs de biens nationaux sans lesquels
la France révolutionnaire aurait sombré dans le déficit et la détresse. Si,
au contraire, l'impôt progressif, l'organisation des secours publics, la
protection des petits acheteurs, la distribution des matériaux des manoirs
féodaux aux cultivateurs pauvres sont annoncés, c'est pour attacher le plus
grand nombre possible d'intérêts à la Révolution menacée par des coalitions
formidables. Le décret contre quiconque proposerait la loi agraire était plus terrifiant d'aspect qu'efficace, car comment atteindre, par une formule pénale, toute une idée qui pouvait s'insinuer sous les formes les plus diverses et par les moyens les plus subtils ? Il est assez piquant de noter que Barère, dans ses Mémoires, fait le plus cordial et le plus magnifique éloge du communiste Buonarroti, de son esprit, de son élévation morale, de sa largeur de pensée, de son dévouement « au bonheur commun ». C'était donc une loi de circonstance, plus encore que la manifestation irréductible de l'égoïsme bourgeois. Et que de déguisements pouvait prendre la loi agraire ! Quelques jours à peine après le vote formidable de la Convention, celle-ci recevait la députation des sections qui, demandant la taxe des denrées, lui disaient : « Les biens de la terre sont communs à tous comme l'air et comme la lumière ». Nul n'osa éveiller la foudre du décret du 18 mars pour foudroyer cette proposition : n'était-elle point cependant, si on la prenait à la rigueur, subversive des propriétés ? Mais la Révolution ne pouvait entrer en lutte contre le peuple ; elle ne pouvait, plus précisément, entrer en lutte contre les prolétaires. Or, ceux-ci n'ayant pas de propriétés et, intéressés à limiter tout au moins les droits de la propriété, étaient sans cesse engagés sur des chemins, directs ou tournants, qui menaient à la loi agraire. La force révolutionnaire croissante du peuple et du prolétariat réduisait à l'état de lettre morte, ou à peu près, les décrets qui menaçaient des tendances populaires. Eût-il été possible, d'ailleurs, à la Convention de réprimer, de détruire tous les écrits parus avant elle et où la loi agraire et le communisme se dessinaient déjà ? Lui était-il facile de faire tomber la magnifique effervescence d'idées soulevée depuis un demi-siècle par le feu de la philosophie et de la Révolution elle-même ? |
[1]
Voir la thèse de M. Le Forestier sur Les illuminés de Bavière et la
franc-maçonnerie allemande et la critique que je lui ni consacrée dans les Annales
révolutionnaires, t. VIII, p. 432. — A. M.
[2]
Ni Barère ni Cambon n'appartenaient, à cette date, à la Montagne, et il est
significatif que Marat ait protesté contre tout décret d'enthousiasme. — A. M.