LES IDÉES D'HARMAND DE LA MEUSE Harmand,
député de la Meuse, dans Quelques idées sur les premiers éléments du
nouveau contrat social des Français, accentue bien plus vigoureusement,
dans le sens égalitaire, cette sorte de subordination sociale de la
propriété. « Je
ne sais s'il est réservé à la Convention nationale de France de découvrir
enfin le secret du mécanisme social, ce secret échappé aux recherches de tant
de siècles et de tant de générations qui nous ont précédés. Ce que je sais, c'est
que désormais les Droits de l'Homme ne peuvent plus et ne doivent plus être
réduits à tenir lieu d'une préface inutile et fastueuse à la tête de notre
nouvelle Constitution. » Qu'est-ce
à dire ? C'est que, selon Harmand, les Droits de l'Homme doivent être définis
de telle sorte que la condition économique réelle des hommes s'en trouve
modifiée et améliorée. « Ce
que je sais encore, c'est que le mot République est devenu pour le peuple
français une expression magique, d'autant plus intéressante à définir, qu'il
fonde l'espérance de son bonheur sur cette forme de gouvernement ; et que, si
la Convention nationale ne réalise pas cette espérance, elle encourra, avec
justice, et son mépris et sa désapprobation... Le plan de la Constitution,
présenté à la Convention nationale, les 15 et 16 février derniers, a-t-il
atteint ce but ? En général, je crois que dans ce plan on s'est plus
occupé des formes que du fond ou des principes de l'ordre social. « ...
Je vais dire aussi succinctement que je le pourrai, quelle doit être, selon
moi, la base de tout gouvernement pour le rendre durable et pour écarter,
autant que la prudence humaine peut le faire, les éruptions morales toujours
funestes aux générations. Mon opinion me fera bien des ennemis, j'aurai bien
des contradicteurs, mais j'aurai satisfait à ma conscience et à la mission
que j'ai reçue du peuple ; et il est temps de dire la vérité. « Les
hommes qui voudront être vrais avoueront avec moi qu'après avoir obtenu
l'égalité politique de droit, le désir le plus naturel et le plus actif,
c'est celui de l'égalité de fait. Je dis plus, je dis que sans le désir ou
l'espoir de cette égalité de fait, l'égalité de droit ne serait qu'une
illusion Cruelle, qui, au lieu des jouissances qu'elle a promises, ne ferait
éprouver que le supplice de Tantale à la portion la plus nombreuse et la plus
utile des citoyens. J'ajouterai que les primitives institutions sociales
ne peuvent même avoir eu d'autre objet que d'établir l'égalité de fait entre
les hommes ; et je dirai encore qu'il ne peut pas exister, en morale, une
contradiction plus absurde et plus dangereuse que l'égalité de droit sans
l'égalité de fait ; car, si j'ai, le droit, la privation du fait est une
injustice. » Harmand
va-t-il donc proposer une révolution économique totale, ayant pour objet de
réaliser l'égalité de fait, c'est-à-dire, si je le comprends bien, l'égalité
de puissance, de propriété et de jouissance ? « Je
dois ici faire une déclaration importante : je déclare que, quelle que
soit la rigueur de mes principes sur l'égalité, je ne prétends pas au
renouvellement de l'ordre social ni au nivellement convulsif des propriétés
; un tel projet ou une telle entreprise ne peuvent être entrepris sans frémir
sur les ravages et les catastrophes qui en seraient la suite, et la pensée ne
peut pas s'y reposer ; mais je désire que des lois sages établies sur ces
principes, soient les tutrices bienfaisantes de l'enfance et de l'égalité
; je désire que, par des institutions salutaires et progressives, ces deux
divinités de la terre soient élevées insensiblement à la hauteur qu'elles
doivent atteindre. Une agitation plus violente ou plus longue ne pourrait que
leur être funeste ; je sais qu'il n'en est pas d'un peuple vieilli dans les
habitudes et dégradé par l'égoïsme et les préjugés, comme d'un peuple vierge
: pour former un peuple vierge, il n'y a rien à détruire, mais pour ramener
un peuple corrompu à sa véritable institution tout est ruines, et il faut
employer les plus sages précautions pour ne pas l'entraîner sous ces mêmes
ruines. « Les
Droits de l'Homme, retrouvés par le citoyen Sieyès, lui ont mérité
l'immortalité ; mais l'Assemblée constituante, en bornant ces droits à' une
égalité politique de droit, sans rien faire, ou pour ainsi dire rien, pour
préparer autant que possible l'égalité de fait, a ressemblé à un juge qui,
ayant à juger un voleur encore saisi des objets volés, se contenterait de le
condamner à la peine prononcée par la loi, sans prononcer la restitution
; le droit du propriétaire serait bien consacré par la peine infligée au
voleur, voilà le droit ; mais ce droit serait illusoire sans la restitution,
qui seule peut faire jouir le propriétaire da son droit. » L'image
est hardie et singulièrement révolutionnaire, car il est clair qu'Harmand ne
vise pas seulement les droits féodaux abolis ; il pense à l'ensemble des
abus, des privilèges, des monopoles, des violences qui ont livré à une
portion de citoyens presque tout le sol, presque toute la richesse, et les
classes possédantes, chargées des dépouilles arrachées pendant des siècles
aux faibles, aux pauvres, aux dépendants, ont comparu devant la Révolution
philosophique et abstraite comme devant un juge inerte qui aurait proclamé la
déchéance de leur droit prétendu sans les obliger à restituer. Quelque lente
et quelque prudente que soit donc l'opération des lois prévues par Harmand,
c'est une restitution qu'elles tendent à accomplir. Oui, c'est une grave
parole qui ne laisse subsister les formes présentes de propriété que comme
une triste survivance de l'iniquité ancienne. De ces
prémisses si amples Harmand tire des conclusions très étroites : « Mais,
comment les institutions sociales peuvent-elles procurer à l'homme cette
égalité de fait que la nature lui a refusée, sans attenter aux propriétés
territoriales et industrielles ? Comment y parvenir sans la loi agraire et
sans le partage des fortunes ? Le secret est bien simple, c'est en prévenant
les abus de la propriété et de l'industrie, c'est en empêchant que les
propriétaires ne trafiquent de la subsistance du pauvre ; tout dépend de là,
et plus le secret est simple, plus il est vrai. « Il
faut maintenir, sans doute, le respect des propriétés ; mais l'erreur la plus
funeste et la plus cruelle dans laquelle l'Assemblée constituante,
l'Assemblée législative et la Convention nationale soient tombées, en
marchant servilement sur les pas des législateurs qui les ont précédées,
c'est, en décrétant le respect et le maintien des propriétés, de ne pas avoir
marqué les bornes de ce droit, et d'avoir abandonné le peuple aux
spéculations avides du riche insensible. « Ne
cherchons point si, dans la loi de nature, il peut y avoir des propriétaires
et si tous les hommes n'ont point un droit égal à la terre et à ses
productions ; il n'y a point de doute et il ne peut y en avoir entre nous sur
cette vérité. Mais, ce qu'il importe de savoir et de bien déterminer, c'est
que si, dans l'état de société, l'utilité de tous a admis le droit de
propriété, elle 'a dû aussi limiter l'usage de ce droit, et ne pas le laisser
à l'arbitraire du propriétaire ; car, en admettant ce droit sans
précaution, l'homme qui, par sa faiblesse dans l'état de nature, était exposé
à l'oppression du plus fort, n'aura fait que changer de malheur par le lien
social. Ce qui était faiblesse dans le premier état est devenu pauvreté dans
le second ; dans l'un, il était la victime du plus fort ; dans l'autre, il
est celle du riche et de-l'intrigant ; et la société, loin d'être un bienfait
pour lui, l'aura au contraire privé de ses droits naturels, avec d'autant
plus d'injustice et de barbarie que, dans l'état de nature, il pouvait au
moins disputer la nourriture aux bêtes féroces, au lieu que les hommes, plus
féroces qu'elles, lui ont interdit cette faculté par ce même lien social, de
telle sorte qu'on ne sait ce qui doit étonner le plus, ou de l'imprudente
insensibilité du riche, ou de la patience vertueuse du pauvre. » Voilà
enfin la revendication des opprimés, des spoliés, débarrassée de la funeste
équivoque qu'a mêlée à toute protestation sociale le paradoxe de
Jean-Jacques. Lorsque, en haine d'une civilisation factice et inique, il
paraissait glorifier l'état de nature, il faussait l'esprit et le regard
humain, il le tournait, en une sorte de regret louche, vers un passé
chimérique d'innocence prétendue et de fausse égalité. Ce n'était pas toute
la pensée de Jean-Jacques et le paradoxe n'est pas présent à toute son œuvre.
Il a suffi cependant pour la vicier : et on ne sait parfois si elle est
révolutionnaire ou rétrograde. Harmand est libéré de ces rêveries débiles et
pessimistes. Non, l'état de nature, ni même l'état de société, qui en fut le
plus immédiatement voisin, n'ont rien d'enviable. C'était le règne absolu de
la force brutale et, si l'état social est mauvais, ce n'est point parce qu'il
diffère de l'état de nature, c'est au contraire parce qu'il lui ressemble
trop, parce que sous le déguisement de formes nouvelles il le continue. Oui,
un état de société où le riche, c'est-à-dire le fort, opprime et affame le
pauvre, c'est en réalité l'état de nature : mais un état de nature où la
résignation torpide des exploités a succédé à l'ancienne révolte. « C'est
pourtant sur cette patience que repose l'ordre social ; c'est sur cette
patience que le riche voluptueux repose tranquillement ; c'est par l'effet de
cette patience vertueuse et magnanime que le pauvre, courbé dès l'enfance sur
la terre, ne s'y repose à la fin de ses jours, que pour ne plus la revoir,
heureux de trouver dans ce repos terrible le terme de ses maux. Et, pour
prix de tant de vertus, nous l'abandonnerions encore à nos institutions
barbares, et nous oserions en perpétuer les vexations et les abus ! Non,
citoyens ; non, vertueux infortunés ; la Convention nationale ne vous
abandonnera pas ; ce qu'elle pourra faire pour vous n'aura de bornes que le
maintien de l'organisation sociale et de la justice éternelle. « Dans
le plan de Constitution présenté à la Convention et dans plusieurs autres qui
ont paru depuis, on a bien reconnu le droit de subsistance qui appartient à
chaque citoyen en donnant son travail à la société. On a bien parlé de
secours publics et de l'obligation de la société à cet égard, mais on s'est
abstenu de s'expliquer sur la nature et la forme de ces secours, et les
mesures que la Convention nationale elle-même a déjà aussi inefficacement que
prématurément adoptées à ce sujet ne m'ont paru qu'un palliatif d'autant plus
immoral et impolitique, ;lue le mode de secours, par elle décrété, devenant
une charge du Trésor public, non seulement pèsera dans des proportions plus
ou moins grandes sur l'infortuné qui par ce moyen ne fera que recevoir d'une
main ce qu'il aura donné de l'autre ; mais encore il produira cet effet que
le riche n'aura satisfait, par son impôt, qu'aux charges communes, telles que
l'entretien de la force publique, l'administration, etc., et qu'il n'aura
rien fait pour le pauvre, dont la fastueuse égalité de droit ne servira qu'à
lui faire sentir plus cruellement la privation de l'égalité de fait ; car, on
a beau dire que le pauvre jouit, comme le riche, d'une égalité commune aux
yeux de la loi, ce n'est là qu'une séduction politique ; ce n'est pas une
égalité mentale qu'il faut à l'homme qui a faim ou qui a des besoins. Il
l'avait, cette égalité, dans l'état de nature. Je le répète, parce que ce
n'est pas là un don de la société et, parce que, pour borner là les Droits de
l'Homme, il valait autant et mieux pour lui rester dans l'état de nature,
cherchant et disputant sa subsistance dans les forêts ou sur le bord des mers
et des rivières. «
Depuis le mode de secours publics adopté par la Convention, Danton a proposé
et fait adopter une mesure plus efficace et que l'on peut regarder comme le
premier pas vers l'égalité de fait ; c'est en faisant ordonner que ce qui
excéderait ce prix serait supporté et payé par le riche, mais indépendamment
des doubles opérations et de la complication de cette mesure, j'y trouve un
inconvénient très grave et qui produirait des réclamations infinies par
l'arbitraire inévitable, quelques précautions que l'on prenne, dans la
répartition de l'excédent du prix auquel le pain serait vendu au pauvre. « Cette
mesure produira encore une autre difficulté aussi grande, et une opération
pour ainsi dire impraticable. A quel titre, par exemple, reconnaîtra-t-on le
pauvre ? Quelle sera la ligne de démarcation pour reconnaître le citoyen qui
aura droit au bénéfice de la taxe et celui qui ne devra pas en profiter ?
Cette taxe ne donnera-t-elle pas l'occasion et la tentation à la cupidité de
se parer de la livrée du pauvre ? Voilà, sans doute, des réflexions qui ne
sont point dictées par le fiel de l'envie ni par celui de la critique ; je
les crois fondées sur la raison et sur l'expérience du cœur humain. « Mais,
quel a été l'objet de Danton en proposant cette loi[1] qui honore autant ses principes
que son cœur ? C'est de faciliter la subsistance du pauvre et de la
proportionner à ses ressources ; c'est de la garantir de la cupidité du
riche, en faisant supporter à celui-ci une partie de la consommation de
celui-là. Eh bien, sans complication de moyens, et sans les revirements
nécessités par la loi décrétée sur la proposition de Danton, il est très
facile d'atteindre le but qu'il s'est proposé, et depuis très longtemps les
moyens vous en sont indiqués par les réclamations multipliées des
Départements et des citoyens ; c'est de déterminer le droit de propriété,
c'est d'en limiter l'usage, c'est en combinant avec justice le prix des
denrées de première nécessité avec les ressources du pauvre, de fixer
invariablement, et d'une manière conforme pour toute la République, le prix
des denrées. « Il
paraît peut-être bien singulier que je prétende que les Droits de l'Homme et
du Citoyen consistent dans la taxe des productions de la terre et je me suis
attendu à un soulèvement d'opinion sur cette proposition, mais, quel que
puisse être cet étonnement, je déclare que je ne connais la liberté et
l'égalité nulle autre part, ni dans aucun autre moyen, et je soutiens
qu'elles ne peuvent exister sans la mesure que je propose. « Je
connais aussi bien qu'un autre les distinctions que l'on a faites entre
l'égalité de droit 'et l'égalité de fait, entre l'égalité politique et
l'égalité civile ; je sens la différence et j'en ai saisi les nuances. Mais
je sais bien aussi que si ces distinctions ne sont pas des jeux de mots,
elles sont au moins un subterfuge d'autant plus adroit qu'il plaît à
l'imagination ; je sais aussi que deux choses différentes entre elles ne
s'excluent pas pour cela et, si quelques institutions humaines ont droit à la
comptabilité sociale, c'est l'égalité de droit et l'égalité de fait ; la
seule différence, c'est que l'égalité de droit est absolue et que celle de
fait ne l'est pas, et ne peut pas l'être, au moins jusqu'à présent. Je trouve
en cela deux vérités ultérieures ou deux conséquences indispensables ; la
première, c'est que, plus il est difficile d'atteindre l'égalité de fait,
plus la société doit y tendre pour garantir l'égalité de droit, c'est son
principal objet ; la seconde, c'est que les citoyens ne peuvent rien exiger
au-delà et que le nivellement parfait des fortunes ou des richesses étant
aussi impossible que celui des facultés morales ou intellectuelles des
individus ou des inégalités de la terre, la société aura fait tout ce qu'elle
doit à cet égard, lorsqu'elle aura réparé les inégalités monstrueuses qui
existent et prévenu celles qui pourraient survenir. C'est pour les mêmes
raisons et pour les mêmes causes que la société devrait donner la même
instruction à tous ses membres ; quoique tous ne dussent pas en profiter avec
le même succès ou le même avantage, cependant cette différence, loin d'être
un motif de l'en dispenser, augmente au contraire son obligation à cet égard. « Ces
maximes ne furent jamais celles d'aucun gouvernement ; on admit au contraire
des distinctions de race et de naissance ; on poussa le délire jusqu'à
supposer de la différence dans le sang, et le peuple crédule et trompé crut
que ces distinctions chimériques entraînaient nécessairement celle des
richesses ; les prêtres survinrent, dès leur naissance esclaves rampants des
tyrans, devenus ensuite leurs rivaux, et toujours au nom du ciel, disputant,
partageant l'autorité ou le droit de tromper et de vexer les hommes, leur
prêchant le dépouillement des biens de la terre pour se les approprier plus
facilement, leur montrant et leur promettant les cieux pour les consoler,
disaient-ils, mais dans le fait pour les empêcher de réfléchir sur leur
situation et sur leurs droits, et pour enchaîner leur raison en agitant et
tourmentant leur imagination par je ne sais quelle' invention d'enfer et de
paradis. « C'était
sans doute une ingénieuse et belle distraction que celle de s'occuper du ciel
pour oublier la terre ; mais elle a cessé, et les hommes trop longtemps
trompés, sauront, je l'espère, avec les services des nouveaux ministres du
culte qu'ils se sont choisis, se garantir désormais de ces erreurs et
concilier le ciel avec la terre. Ils leur apprendront, ces ministres, que
l'homme qui fait le bien sur la terre voit sans crainte rouler les cieux
au-dessus de sa tête. « Quoi
qu'il en soit, avant de réduire nos idées et nos principes, je crois devoir
prévoir et répondre à quelques objections qui me seront faites. « La
première et la plus dangereuse, quoique la plus immorale, c'est le prétendu
droit de propriété dans l'acception reçue. Le droit de propriété ! Mais, quel
est ce droit de propriété ? Entend-on par-là la faculté illimitée d'en
disposer à son gré ? Si on l'entend ainsi, je le dis hautement, c'est
admettre la loi du plus fort, c'est tromper le vœu de l'association, c'est
rappeler les hommes à l'exercice des droits de la nature et provoquer la
dissolution du corps politique. Si, au contraire, on ne l'entend pas ainsi,
je demande quelle sera donc la mesure et la limite (le ce droit ? Car, enfin,
il en faut une. Vous ne l'attendez pas, sans doute, de la modération du
propriétaire. Eh bien, citoyens, vous ne la trouverez que dans la taxe
directe et immédiate des denrées de première nécessité. « Voulez-vous
de bonne foi le bonheur du peuple ? Voulez-vous le tranquilliser ?
Voulez-vous le lier indissolublement au succès de la Révolution et à
l'établissement de la République ? Voulez-vous faire cesser les inquiétudes
et les agitations intestines ? Déclarez aujourd'hui que la hase de la
constitution des Français sera la limite du droit de propriété et la taxe
des denrées de première nécessité, telles que le blé, la viande et le bois. « Citoyens,
ce n'est plus dans les esprits qu'il faut faire la Révolution, ce n'est plus
là qu'il faut chercher son succès ; depuis longtemps elle y est faite et
parfaite ; toute la France vous l'atteste ; mais c'est dans les choses qu'il
faut enfin que cette révolution, de laquelle dépend le bonheur du genre
humain se fasse sentir toute entière. Eh ! qu'importe au peuple, qu'importe à
tous les hommes un changement d'opinion qui ne leur procurerait qu'un bonheur
mental ? On peut s'extasier, sans doute, pour ce changement d'opinion, mais
ces béatitudes spirituelles ne conviennent qu'aux beaux esprits et aux hommes
qui jouissent de tous les dons de la fortune. Il leur est facile, à ceux-là,
de s'enivrer de la liberté et de l'égalité, le peuple aussi en a bu la
première coupe avec délices et transport, il s'en est aussi enivré, mais
craignez que cette ivresse ne se passe, et que, revenu plus calme et plus malheureux
qu'auparavant, il ne l'attribue à la séduction de quelques factieux, et qu'il
ne s'imagine avoir été le jouet des passions ou des systèmes et de l'ambition
de quelques individus. La situation morale du peuple n'est aujourd'hui qu'un
beau rêve qu'il faut réaliser, et vous ne le pouvez qu'en faisant dans les
choses la même révolution que vous avez faite dans les esprits. Seriez-vous
donc comme ces prêtres dont je vous ai parlé, qui spiritualisaient tout, et
qui montraient et promettaient au peuple les cieux qu'on ne peut atteindre,
pour s'approprier la terre qui nourrissait leur impudence et leur orgueil ?
Les besoins ne se spiritualisent pas : la liberté et l'égalité sont, sans
doute, les deux premières divinités de la terre, elles sont les deux premiers
dons de la nature mais, pour en jouir éternellement, il faut avoir la part
aussi à tous ses autres dons. « J'ai
prévu, ou du moins je crois avoir prévu les effets qu'une semblable mesure
occasionnera dans tous les attributs moraux et physiques de la vie et dans
leurs accessoires. J'ai prévu une révolution dans le commerce, une
réduction dans le prix de toutes les autres productions de la terre et dans
celles de l'industrie de l'homme ; mais, je le répète, il faut que cette
révolution se fasse ou l'autre est manquée. « L'homme
est composé de deux substances assez distinctes ; l'une que l'on dit
spirituelle et l'autre que l'on appelle matérielle ou bien sensible. La
révolution est faite pour la première, il faut aussi qu'elle se fasse pour la
seconde. Non, plus de charlatanisme, allons une bonne fois au fait et à la
source du mal. Faisons cesser les inquiétudes du riche et les besoins du
pauvre. Assurons la propriété des uns, nous assurerons ainsi la subsistance
des autres.» N'est-ce
pas comme une première formule de la saint-simonienne « réhabilitation de la
chair » ? Il y a, semble-t-il, une disproportion assez étrange entre les
prémisses d'Harmand de la Meuse et ses conclusions. Proclamer que l'égalité
de droit doit être complétée et réalisée par l'égalité de fait, déclarer que
la société doit tendre, par tous les moyens, à l'égalité réelle des
conditions et conclure ensuite simplement que la Nation peut et doit taxer le
blé, la viande et le bois, c'est, semble-t-il, solliciter de vastes principes
pour d'assez modestes conséquences. Mais Harmand était obsédé, comme tous les
Conventionnels, par les réclamations du peuple souffrant que la hausse des
denrées ou accablait ou inquiétait, et c'est sous la forme du problème des
subsistances que lui apparaissait le problème social. Il y avait une grande
illusion à croire que la taxe de quelques denrées de première nécessité
atténuerait sensiblement les inégalités sociales. A moins d'être poussé à ce
degré où toute rente de la terre aurait été absorbée et où les biens
décidément improductifs ou onéreux auraient été abandonnés à la Nation et aux
paysans (et Harmand se défend expressément d'avoir voulu un instant ces
conséquences), elle laissait subsister tout le jeu de la propriété, elle
laissait se développer toute la puissance du capital. Mais,
ce qui est intéressant dans les vues d'Harmand, ce n'est pas l'application
qu'il fait de ses principes. Cette application est toute dominée par les
circonstances du moment. Ce qui importe, c'est d'abord qu'il ait songé ‘à
inscrire dans la Déclaration des Droits de l'Homme la limitation du droit de
propriété. C'est qu'il ait formulé comme un droit de l'homme que le droit de
propriété eût des bornes. Ce principe, ainsi inscrit dans la Constitution
elle-même, aurait dépassé de beaucoup l'application immédiate qu'Harmand
prétendait en faire. A vrai dire, c'est ce principe qui a soutenu toute la
législation protectrice du travail. Harmand se sentait ou se croyait isolé.
Et il est vrai que la plupart des Conventionnels auraient hésité à donner une
forme aussi nette et aussi brutale à leur pensée. Mais beaucoup d'entre eux
étaient prêts à interpréter, au fond, le droit de propriété dans le sens
d'Harmand. Robespierre
répugnait beaucoup à laisser au droit de propriété un caractère absolu, et
sur ce point il y a accord, comme je le montrerai tout à l'heure, entre ses
vues et celles d'Harmand. Mais il ne s'exprimait pas avec la même vigueur, et
surtout, ce qui distingue la pensée d'Harmand et celle de Robespierre, c'est
qu'Harmand, dans sa conception sociale, est beaucoup moins « spiritualiste ».
Il insiste beaucoup plus sur la vanité des satisfactions purement idéales, et
sur la nécessité d'une réforme matérielle et économique. « La révolution des
esprits » lui suffit beaucoup moins qu'à Robespierre, il veut « la révolution
dans les choses », c'est-à-dire au fond, dans les rapports sociaux. Mais
l'étroitesse de sa conclusion jette sur ses principes mêmes une sorte de
défaveur. On dirait, à voir les conséquences assez pauvres qu'il en déduit,
qu'il n'a pas attaché lui-même tout leur sens aux formules théoriques qu'il
pose d'abord. LES IDÉES SOCIALES DE BILLAUD-VARENNE La
pensée sociale de Billaud-Varenne est bien plus large, plus forte, plus
pénétrante. Ce n'est pas seulement une sorte de révolte occasionnelle de
l'esprit déterminée par le renchérissement momentané des subsistances, il a
sondé les plaies profondes et permanentes d'une société où la propriété de
quelques-uns refoule le plus grand nombre dans la misère et la servitude. C'est
dans ses Eléments de républicanisme, dont la première partie parut le
15 février 1793, que Billaud-Varenne développe sa critique sociale. Et tout
d'abord il proteste avec une grande force contre la prétendue nécessité qu'il
y ait des pauvres ; il réfute le sophisme qui fait de la pauvreté éternelle
la condition même de l'activité du peuple et du travail humain. « Le
manœuvre et l'ouvrier, a dit Voltaire, doivent être réduits au
nécessaire pour travailler ; telle est la nature de l'homme ; il faut que ce
grand nombre d'individus soit pauvre, mais il ne faut pas qu'il soit
misérable. » « De
la pauvreté sans misère ! Des malheureux sans malheur ! Quelle incohérence !
Quelle absurdité !... Comment oser prétendre qu'une misère factice soit dans
la nature de l'homme quand il se trouve placé au centre de tant de riches
productions ! Il a bien assez des maux qui tiennent immédiatement à son
essence, sans qu'une politique machiavélique s'étudie encore à grossir le
poids de ses calamités par des encouragements donnés à ses oppresseurs ! Quoi
! l'indigence doit être le partage de la multitude ! Certes ce langage est
facile à tenir quand on est soi-même du petit nombre de ceux qui nagent dans
l'opulence ! Et cependant ce philosophe épicurien, Voltaire lui-même, a-t-il
eu besoin de sentir les atteintes de la nécessité pour créer quatre-vingt-onze
volumes, lui qui jouissait d'une fortune considérable et qui néanmoins a été
l'un des êtres les plus laborieux de ce siècle jusqu'à l'âge de plus de
quatre-vingts ans ! « Sans
doute l'homme, réduit à la condition d'une bête de somme et contraint de
travailler sans relâche avec la certitude de ne jamais recueillir la plus
légère portion du fruit de son labeur, refuserait peut-être de se donner tant
de peine si la faim ne devenait pas pour lui un stimulant, comme les coups de
fouet forcent les victimes de l'avarice espagnole à s'engloutir toutes
vivantes dans les mines du Pérou. Mais, rétablissez l'équilibre et, quelque
difficiles que soient les tâches de la société, il se trouvera toujours des
gens de bonne volonté pour les remplir. Est-il une profession plus fatigante
et qui expose la santé et la vie à plus de dangers que le métier de marin ?
Cependant à peine le matelot a-t-il mis pied à terre que sans songer à jouir
des profits de ses voyages, il brûle de se rembarquer. Il ne faut pas
connaître le cœur humain, il faut nous assimiler à la brute qui s'endort
machinalement dès que les besoins de première nécessité sont assouvis, pour
supposer que l'homme, à son exemple, ne soit mû par les mêmes appétits ! Eh !
qui ne sait pas que les sensations morales ont sur notre être un empire
absolu auquel le sauvage lui-même est soumis, puisqu'il se montre sensible à
la gloire et qu'il compte les plus beaux de ses jours par ses exploits
guerriers ? Qui ne sait pas que l'état de civilisation nous plongeant tous,
comme Tantale, dans un fleuve de sensations, il en résulte que les
jouissances de l'imagination et du cœur rendent absolument secondaires celles
qui sont purement animales. « ...
Les passions, dont notre âme est le siège, ressemblent au choc perpétuel des
éléments qui, paraissant tendre à la destruction de l'univers, éternise au
contraire sa conservation et sert à féconder tous ses germes productifs.
Encore une fois, il faut n'avoir jamais réfléchi sur les effets désastreux de
la pauvreté pour s'être permis de la présumer nécessaire. » Non,
cette pauvreté funeste, cette pauvreté paralysante qui, bien loin d'exciter
les énergies de l'homme, les stupéfie ou les abat, n'est pas une nécessité.
Elle est un obstacle au progrès, bien loin d'en être la condition. Et elle
n'est pas une suite nécessaire de la nature humaine. Elle est la conséquence
d'un ordre social vicieux qui accumule aux mains de quelques-uns les
richesses produites par le plus grand nombre. Elle résulte du défaut de
puissance et du défaut de sécurité où le manque de propriété réduit la
plupart des hommes. « La
mendicité devient une suite immédiate de l'accumulation des fortunes, puisque
ceux qui les possèdent n'ont qu'à fermer la main pour réduire sans ressources
quiconque n'a que son génie et ses bras. Et certes, quand on dit à un
mendiant : Allez travailler, s'il répond : Procurez-moi du travail,
quel reproche amer pour nos institutions sociales ! et dans quel embarras
doit-il jeter toute âme sensible ! Mirabeau, dont l'astucieuse scélératesse
surpasse encore la supériorité des talents, Mirabeau s'est pourtant trompé en
avouant, par un axiome démagogique, qu'il fallait être ou propriétaire, ou
mercenaire ou voleur, car il reste une quatrième manière d'exister, qui est
celle de mendier son pain : condition si rapprochée du mercenaire qu'elle
devient trop souvent son unique patrimoine. Qu'un ouvrier soit sans travail,
qu'un artisan tombe malade, qu'un laquais soit congédié, et voilà autant
d'individus qui vont bientôt mourir de faim, s'ils ne se trouvent promptement
en état de se procurer de l'emploi. C'est pourquoi, lorsque dans les
campagnes on ne s'aperçoit pas du manque d'hôpitaux, ils sont devenus
indispensables dans ce qu'on appelle des cités florissantes. Il résulte. de
cette vérité que les ressources sont cent fois plus circonscrites où réside
l'opulence que dans les endroits où siège la médiocrité. L'artisan de luxe,
borné à son talent et incapable de remplir toute autre tâche que celle qu'il
s'est imposée, devient un être inutile à la société et à charge à lui-même à
l'instant que quelque accident personnel ou quelque commotion publique le
laissent tout à coup sans occupation. Aussi faut-il le dire à notre honte la
mendicité, qui parait avoir été inconnue des anciens, est devenue parmi nous
une véritable profession, qui a son jargon, ses règles et ses finesses, et
que le père des philosophes français, l'excellent observateur Montaigne a si
bien nommée : le métier de la gueuserie. » A coup
sûr Billaud-Varenne s'exagère la sécurité de vie des civilisations anciennes
et des périodes purement agricoles. Elles avaient des misères presque
infinies et qui, pour être plus dormantes ; n'en étaient pas moins profondes.
Mais va-t-il nous proposer je ne sais quelle utopie patriarcale ? Va-t-il
nous conseiller un retour à la vie champêtre, à la médiocrité des habitudes
et des goûts ? Est-ce par une sorte de renoncement universel qu'il remédie au
vice de pauvreté ? Mais d'abord Billaud-Varenne aime ce qu'on peut appeler le
grand luxe collectif. S'il a dans l'esprit d'austères souvenirs de Sparte, il
a gardé aussi dans les yeux la vision grandiose de cette Rome monumentale
avec laquelle les hommes du xviii° siècle, par toutes leurs études, étaient familiers. Il
propose, aussi bien pour ajouter à la noblesse de la vie moderne que pour
occuper 'les ouvriers, de vastes et magnifiques travaux publics : que partout
la Nation et la cité édifient des amphithéâtres et des aqueducs, ouvrent de
larges voies triomphales, vraiment dignes d'un peuple-roi. Mais il ne veut
même pas atteindre le luxe privé, et contrarier l'essor de la civilisation
industrielle et mercantile. Toute réforme violente, opérée brusquement et à
contre-sens du mouvement moderne, ne ferait qu'aggraver la misère qu'elle
prétendrait guérir. « A
moins qu'une violente explosion ait tout confondu ou qu'il s'agisse
d'organiser une colonie, ce qui, nivelant tous les intérêts, ne laisse
prédominer que celui du bien public, le réformateur d'un empire n'a plus
qu'une Constitution à tracer. Il doit la combiner de telle manière qu'elle
assure le retour à la félicité générale, sans néanmoins produire un
bouleversement subit et convulsif, qui rendrait ses efforts inutiles et
compromettrait l'existence de tout le monde, et qui peut-être l'exposerait
lui-même à devenir la première victime de sa folie... Ce serait, par exemple,
une première erreur que d'avoir recours aux lois somptuaires pour faire
disparaître les dangers du luxe. Car cette mesure, sans attaquer le mat à
sa racine, se réduit à en effacer momentanément les apparences. Tout
règlement prohibitif devient un aiguillon, une amorce qui, doublant le prix
de la chose prohibée, accélère la transgression... Et puis, la proscription
formelle et soudaine des arts qui ne sont pas purement mécaniques, dans un
Etat où le commerce est devenu une branche nécessaire, produit une commotion
qui peut tout ruiner, en paralysant d'un seul coup tous les bras employés
dans les ateliers, ce qui porterait au dernier terme la misère et le
désespoir, quand il faut songer au contraire à restreindre le nombre des
malheureux. Tout se tient dans l'ordre politique, et si l'agriculture est
la base principale de la prospérité, le commerce devient le premier agent de
l'agriculture ; c'est lui qui fait valoir ces manufactures utiles où la
laine, le lin, la soie même sont ouvragés. C'est lui qui porte à l'étranger
les productions territoriales de toute espèce. C'est lui qui procure les
matières premières sur lesquelles l'industrie s'exerce et se perfectionne.
C'est lui en un mot qui, facteur de nation à nation, communique par une
grande circulation de numéraire, l'activité et l'aisance, et compense chez un
peuple nombreux l'inégalité ou le manque de propriété foncière devenue
insuffisante pour que chacun en ait une portion convenable. « Sans
doute, il serait mieux, il serait plus décidément favorable qu'une nation pût
être purement agricole. Alors l'accroissement des fortunes particulières
étant moins facile, leur niveau assurerait d'avantage le règne de l'égalité
et de la liberté. Mais, quand une fois tous les peuples sont arrivés à une
distance si incommensurable de cette condition primitive, quand chaque empire
se trouve entamé et resserré par d'autres peuples commerçants et avancés dans
les sciences, dans la politique et dans les arts, quand au sein d'un Etat il
s'est élevé des villes qui ne peuvent subsister qu'à l'aide de l'industrie,
ce serait proposer une subversion totale, ce serait vouloir qu'on mît le feu
à toutes les cités, ce serait, par conséquent, demander l'impossible et
manquer infailliblement son but, que de prétendre faire admettre un système
évasif et impraticable. Le tribun Philippe prophétisa la chute certaine de
l'empire romain, lorsqu'il annonça au peuple qu'il n'existait pas dans la
république deux mille propriétaires. Mais aussi il tendait à en précipiter
l'écroulement en demandant, pour prévenir ce malheur, que les terres fussent
également partagées entre les citoyens. Les lois agraires dans leur véritable
acception pouvaient être accueillies par une nation qui, plongée dans la
misère, verrait avec enthousiasme ce qui paraîtrait lui promettre un meilleur
sort. Mais, dans l'ordre public, politique, c'est une belle chimère, et celui
qui les propose ne peut être qu'un fourbe qui cherche à accaparer la faveur
du peuple, ou un ignorant qui n'a jamais approfondi les effets de la
civilisation. » Donc,
pas d'utopie réactionnaire et pas de morcellement légal du sol. Mais comment,
dans nos sociétés compliquées, essentiellement agricoles, mais marchandes et
industrielles aussi, habituées aux raffinements du luxe, aux délicatesses de
la vie, comment assurer, non pas un impossible nivellement, mais une
suffisante égalité ? Billaud-Varenne propose deux grandes mesures, l'une plus
particulièrement applicable à la propriété foncière, l'autre à toutes les
formes de la richesse. « Différentes
opérations- sont nécessaires pour atteindre ce résultat. La première est de
déclarer que nul citoyen ne peut posséder désormais, dans un cercle déterminé
par la Constitution, plus d'une quantité fixée d'arpents de terre. » Cette
loi n'aura pas seulement pour effet d'empêcher l'accumulation de la fortune
et de l'influence territoriales. Elle assurera une meilleure exploitation du
sol : « Toujours,
on distingue au premier coup d'œil le champ du laboureur de celui qu'on nomme
le bourgeois, quoique travaillé pourtant par les mêmes bras. Dans les guérets
du paysan, c'est une terre plus profondément fouillée. » Evidemment,
Billaud-Varenne est dominé à l'excès par l'idée que la fortune de la France
est surtout territoriale : il ne parait pas prévoir l'influence oligarchique
que pourront conquérir les capitalistes du commerce et de l'industrie, car
pourquoi limiter la propriété foncière et ne pas limiter la propriété
mobilière ? Il est vrai que l'essor de la production industrielle, qui
suppose dans la société moderne l'accroissement indéfini des capitaux, serait
beaucoup plus contrarié par cette limitation que ne le serait la production
agricole par la limitation légale des surfaces possédées. Billaud-Varenne
ne voulait pas marquer une limite à l'accroissement total des fortunes,
puisque le cultivateur qui aurait réalisé des bénéfices sur son domaine
limité pourrait verser ces bénéfices dans des entreprises industrielles que
la loi, dans son système, ne bornait pas. Le souvenir de la puissance sociale
abusive des propriétaires fonciers d'ancien régime, la peur de livrer la
subsistance même du peuple à une oligarchie de grands possédants,
déterminaient sans doute Billaud-Varenne à soumettre la propriété agricole i
un régime spécial. Mais, voici que par une autre voie il ramène toute la
fortune, mobilière et immobilière, sinon aux lois rigoureuses de l'égalité
absolue, du moins à de sages proportions. C'est
par une conception hardie et par un emploi vraiment socialiste de l'héritage
que Billaud-Varenne veut prévenir la trop grande inégalité de fortune et
assurer à tous les citoyens un minimum de vie et d'indépendance. C'est, je
crois, ce qui, en dehors du communisme, a été proposé de plus vigoureux dans
le sens égalitaire et social. « Après
avoir attaqué le monopole des propriétés dans la partie des ventes et des
acquêts, cette réforme resterait imparfaite si elle n'était pas suivie dans
toutes ses ramifications. » Il
faut, en premier lieu, supprimer les abus de la liberté testamentaire, qui
permet de favoriser un des héritiers et de maintenir ainsi la concentration
des fortunes, que le vœu de la nature aussi bien que l'intérêt de la société
tendent, au contraire, à diviser. « J'ai
souvent entendu parler de la représentation à l'infini comme du système qui
pourrait le mieux atteindre ce but. » Qu'on
appelle au partage égal tous les héritiers directs et, s'ils sont morts, tous
les descendants de ces héritiers substitués au droit initial, et les
héritages iront en se disséminant. Mais quoi ! on aura réalisé ainsi un peu
plus d'égalité entre les membres des familles possédantes ; qu'importe à ceux
qui n'ont pas de propriété ? Mais ceux-là (et c'est l'originalité de son
système), Billaud-Varenne les appelle à recueillir une part des successions,
qui s'ouvrent chaque année, par une combinaison originale et profonde. Il
suppose, quel que soit le nombre des enfants qui doivent hériter, que ce
nombre est de cinq. Si le père ne laisse que trois enfants, le partage se
fera comme s'il y en avait cinq. Les trois enfants recevront les trois
cinquièmes de la succession ; mais le reste sera censé appartenir à deux
enfants de familles pauvres. Ainsi
les familles pauvres auront une part de succession dans tous les héritages,
quand le nombre des héritiers naturels ne sera pas de cinq. et au-dessus.
Bien -mieux, la part maxima de chacun des héritiers naturels sera fixée à
vingt mille francs ou, dans certains cas, à vingt-cinq mille, quelle que soit
la fortune du père. Et tout le reste appartiendra à la Nation qui en
constituera le fonds d'héritage des pauvres. « Le
nombre de cinq attribué à chaque famille n'a donc de rapport qu'à la
distribution des héritages et les pères ne connaîtront même pas les individus
étrangers qui auront quelque part à leur succession. Voici l'aperçu de cette
opération qui, n'ayant pour but que d'atténuer les grandes fortunes, ne doit
porter que sur elles. Qu'on fixe d'abord un maximum pour les enfants des
riches, que chaque lot dans l'héritage le plus considérable ne pourra
dépasser. Et, comme l'accroissement de la population doit coïncider avec le
soulagement des pauvres, qu'on accorde une quote-part plus juste aux membres
d'une famille excédant le nombre de cinq. Par exemple, pour ceux-ci et
au-dessous, le taux peut être de vingt mille livres. Ainsi, un père
possesseur de cent mille francs n'a que trois enfants : hé bien ! il reste à
sa mort quarante mille livres à partager entre des enfants tirés de la classe
des indigents. S'il en a quatre, ce n'est plus que vingt mille francs. Mais,
lorsqu'avec une fortune plus étendue sa famille surpassera la quantité
d'individus déterminée par la loi, dans ce cas le maximum sera de vingt-cinq
mille livres, et le surplus restant après chaque portion des enfants
prélevée, rentrera dans la masse de la succession nationale. Enfin, à l'égard
du -citoyen qui mourra sans avoir d'enfants, tous ses biens seront dévolus
aux héritiers de la Patrie. De cette manière, loin d'enchaîner l'émulation et
l'activité, elles se trouvent aiguisées. » De la sorte, un certain niveau
d'égalité s'établira insensiblement dans les fortunes et un esprit de sage
conservation pénétrera dans le peuple lui-même, intéressé au maintien d'un
ordre social qui l'assure contre la misère et à la croissance de fortunes
dont il aura sa part. « Le
malheureux cessant, à la faveur d'une législation bienfaisante et juste,
d'être sacrifié dès le berceau par la disproportion abusive et vexatoire des
richesses, sera appelé à partager des biens sur lesquels, en sa qualité de
membre du corps social, il a pareillement une mainmise incontestable.
D'ailleurs, pour augmenter de plus en plus les effets inappréciables de ce
retour au droit naturel et civil, on réduirait, pour l'héritier national, sa
portion à la somme dont il a strictement besoin pour se mettre en mesure de
s'occuper utilement. Ce n'est pas une fortune qu'il faut d'emblée à celui qui
commence, puisque dans cette hypothèse, au lieu d'enflammer son zèle, on
provoquerait sa paresse, c'est-à-dire sa perversion. Mais, ce sont les
avances indispensables pour commencer l'exercice d'une profession et mille
écus donneraient une multiplicité de lots qui, étendant à l'infini la
division des fortunes, restitueraient au travail, aux vertus, à la félicité,
une foule de nécessiteux qui ne languissent dans l'oisiveté, dans le vice et
dans la paresse, que faute d'avoir eu dès le principe de quoi faire valoir
leurs talents paralysés ; tout cela est compris dans le mot d'un financier. «
Ce n'est pas ni cent mille écus ni un million qui sont difficiles à gagner,
mais la première somme de cinq pistoles. » Ayant
ainsi exposé son système, Billaud-Varenne s'indigne contre ceux qui, au nom
de la propriété et de son droit, s'opposeraient précisément à son extension. « Quoi
! c'est la partie laborieuse du peuple qui gémit toute sa vie dans le dénuement
! Ce sont les bras à qui l'on doit toutes les productions de la terre, de
l'industrie, qui se laissent arracher le nécessaire ! Un cri s'est fait
entendre : « Guerre aux châteaux ! Paix aux chaumières ! » Ajoutons-y la
consécration de cette règle fondamentale : Point de citoyen dispensé de se
pourvoir d'une profession ! Point de citoyen dans l'impossibilité de
s'assurer un métier ! Et dès ce moment une activité universelle va soustraire
l'homme à toutes les calamités qui le persécutent et lui restituer sa
première et véritable condition : celle de gagner sa vie à la sueur de son
front. « Vous
qui parlez sans cesse du droit de possession, répondez : en est-il une plus
sacrée que celle qui réside dans la faculté obligatoire de travailler ?
Comment se fait-il donc que celui qui se donne, le plus de mal se trouve être
le plus misérable ? Oter à l'homme tous les moyens de s'occuper, n'est-ce pas
lui ravir cette même propriété ? Locke a dit : « C'est le travail qui
constitue la propriété. » Cette pensée n'est juste qu'autant que la
possession elle-même est réellement le fruit du travail. Mais, dans nos mœurs
et d'après nos coutumes iniques et abusives, il n'est point de principe plus
contraire aux faits existants que celui-là. Car ce sont positivement ceux qui
travaillent le moins qui se trouvent saisis de toutes les richesses. « Si le
droit de propriété est inviolable, ce principe doit avoir son application au
profit de tous les êtres qui composent la Nation, et c'est arguer de
prétentions non moins illégitimes qu'entachées de mauvaise foi, que de
vouloir retenir exclusivement la masse des possessions dans la main d'une
minorité au détriment de l'ensemble. » Billaud-Varenne
formule donc pour tous les hommes le droit à la vie, le droit au travail, le
droit à la propriété par une participation légale à « la succession nationale
». S'il n'y avait toujours quelque chose de factice à appliquer à une période
de l'évolution intellectuelle et sociale des termes qui n'ont apparu que plus
tard, je dirais que le système de Billaud-Varenne est une sorte de
collectivisme individualiste. C'est du collectivisme en ce sens que la nation
constitue un grand fonds collectif sur lequel tous les travailleurs ont une «
mainmise », une hypothèque permanente. Ou plutôt les travailleurs, les
pauvres, ceux qui n'ont « d'autre propriété que leur génie ou leurs bras »,
ont une hypothèque_ permanente sur toute la fortune nationale. Ce n'est, iJ
est vrai, qu'une seconde hypothèque, puisque les enfants, héritiers naturels
des possédants, recevront d'abord une portion définie par la loi. Mais il est
sûr que dans un très grand nombre de cas les non-possédants viennent en
partage des successions ouvertes. La fiction par laquelle chaque chef de
famille est supposé avoir cinq enfants n'individualise pas le droit collectif
de la classe ouvrière : ce n'est pas tel ou tel enfant déterminé des familles
pauvres qui est investi d'un droit particulier sur un héritage particulier ;
c'est la totalité des famille pauvres qui, en vertu d'une adoption sociale
impersonnelle, entre en possession d'une part d'héritage ; c'est une «
succession nationale » qui est ouverte. C'est
là évidemment une conception collectiviste. On peut même dire, en un sens
détourné, que la Nation, dans le système de Billaud-Varenne, est propriétaire
des moyens de production, puisque ce fonds collectif de la succession
nationale est employé à donner aux pauvres les avances nécessaires à leur
établissement agricole ou industriel. Mais ce collectivisme est
individualiste, parce que le mode d'exploitation et de production, reste
individuel, parce que Billaud-Varenne ne conçoit la société que comme l'agglomération
de nombreux petits domaines, de nombreux petits ateliers. Il laisse subsister
la concurrence, le travail parcellaire. Il ne paraît même pas avoir l'idée de
la grande exploitation communiste et de la grande propriété commune qui en
serait la base et le moyen. Et je
dirai de son système qu'il est le suprême effort du socialisme avant qu'il se
transforme en communisme. C'est la plus curieuse synthèse que je connaisse de
la tendance égalitaire et socialiste et d'un ordre social individualiste et
morcelé. Au demeurant, il prépare l'absorption presque complète de l'héritage
au profit de la collectivité ; et c'est une vue qui se prolongera dans tous
les systèmes vraiment socialistes, dans le saint-simonisme et jusque dans le
marxisme : celui-ci, sans doute, allant au fond même des choses, et déduisant
les conséquences sociales extrêmes d'une évolution économique à peine
ébauchée en 1793, organise surtout le collectivisme de la production. En soi,
la question de l'héritage lui paraît secondaire et elle l'est en effet le
jour où tous les moyens de production constituent le patrimoine permanent,
l'héritage indivisible et indéfectible de tous les producteurs. Mais,
quand le marxisme consent à chercher le moyen de transition et d'application,
quand il se demande comment la propriété capitaliste sera transformée en
propriété sociale, il est amené à prévoir (avec Vandervelde, avec Kautsky,
par exemple) qu'il sera sage d'indemniser les détenteurs actuels, et que
c'est un impôt vigoureusement progressif sur l'héritage qui fournira les
fonds de cette indemnité. Qu'est-ce autre chose que demander à l'héritage
nationalisé ou, comme disait Billaud-Varenne, à la succession nationale, le
moyen de fournir à tous les travailleurs leur instrument de travail ? La
seule différence, et elle est de forme plus que de fond, c'est que Billaud-Varenne
remettait cet instrument à titre individuel et que le marxisme évolutionniste
de Vandervelde et de Kautsky le remet à l'ensemble des travailleurs sous
forme collective. Les
pensées d'un homme comme Billaud-Varenne et des démocrates révolutionnaires
extrêmes qui n'allaient pas jusqu'au communisme mais qui en ouvraient les
accès, forment une sorte de trésor ambigu où peuvent puiser également les
vrais radicaux et les socialistes. C'est par ces communications historiques
et juridiques, c'est par ces galeries dont la Révolution est le nœud que le
radicalisme extrême et le socialisme peuvent parfois se rejoindre. Il y
aurait témérité à s'exagérer la valeur de cette tradition à demi commune. Il
y aurait aussi un vrai gaspillage de force historique à la méconnaître. Notez
bien que la pensée de Billaud-Varenne dépasse sensiblement le niveau de la
pensée révolutionnaire en 1793. Lorsque
je recueille les idées les plus hardies de la démocratie de 1793, lorsque je
rapproche en une sorte de tableau le communisme de l'éducation de Le
Pelletier, le communisme des subsistances d'Harmand, le communisme de
l'héritage de Billaud-Varenne, je m'exposerais à éblouir le lecteur si je ne
lui rappelais sans cesse que je groupe les formules extrêmes. Mais si ces
hommes étaient, en quelque façon, des isolés, s'ils allaient un peu au-delà
de leur temps, ils n'étaient pas des excentriques. Le
Pelletier, je l'ai dit, réussit presque, par Robespierre, à imposer son
système à la Convention. La doctrine d'Harmand prit corps dans la législation
du maximum. Et Billaud-Varenne exerça sur les Jacobins, sur la Convention,
sur le Comité de salut public une action si profonde qu'assurément ses
conceptions sociales n'avaient pas créé une sorte de divorce entre la
Révolution et lui. Toutes
ces idées ne sont pas des semences égarées, jetées au hasard des vents par la
fantaisie passagère de la Révolution surexcitée : ce sont des germes qui
lentement mûriront et évolueront en formes parfois imprévues dans le tréfond
de la démocratie révolutionnaire pénétrée peu à peu de socialisme. LE SYSTÈME D'ANACHARSIS CLOOTS Plus
excentrique, plus extérieure à la Révolution semble la haute pensée
d'Anacharsis Cloots. C'est au milieu des rires ironiques et des interruptions
de la Convention qu'il lut, à la séance du 26 avril, son fameux manifeste sur
la souveraineté une et indivisible du genre humain, sur l'organisation
politique unitaire de toute la planète. Ce n'est pas que la Convention y
répugnât essentiellement. Elle ne concevait les nations libres que comme des
organes d'une même humanité. Mais les vues de Cloots, qui proposait la fusion
de tous les peuples en une seule république humaine, en une seule nation dont
_les nations présentes ne seraient plus que des sections, « des départements
», étaient si lointaines qu'elles semblaient un jeu d'esprit à la plupart des
Conventionnels. De
plus, à l'heure où la France révolutionnaire luttait si glorieusement mais si
péniblement contre presque toute l'Europe et contre les préjugés des peuples
autant que contre la haine des rois, cette sorte de nationalisme humain
pouvait paraître à quelques-uns une diversion, ou même un affaiblissement
vital du nationalisme révolutionnaire français. J'imagine
que si Cloots fut, dans l'automne de 1793, président des Jacobins, ce fut
plutôt à cause de sa passion antireligieuse qui lui valait la faveur de
l'hébertisme alors puissant qu'à cause de ses plans d'unité humaine. Mais,
ici encore, j'ai le droit de penser qu'il aurait été exclu de la présidence
des Jacobins si ses idées avaient scandalisé profondément la Révolution. Au
fond elles n'étaient que la formule extrême de la théorie de la propagande
révolutionnaire. S'il
était du devoir de la France libre de lutter pour la libération de tous les
peuples opprimés par des nobles et des rois, qui ne voit que l'univers
humain, ainsi délivré de l'oppression par une seule force, la Révolution, se
serait ralliée à cette force comme à son centre vital et politique et qu'il
aurait organisé la Fédération unitaire des nations libres ? On peut
dire (si peu girondin que fût Cloots) que la Gironde, qui avait un moment
étreint le monde dans son espérance, reconnaissait en lui un des siens quand
Rabaut Saint-Etienne écrivait : « Il
a paru en France un de ces hommes qui savent s'élancer du présent dans
l'avenir : il a annoncé que le temps viendrait où tous les peuples n'en
feraient qu'un et où les haines nationales finiraient ; il a prédit la
République des hommes et la Nation unique ; il s'est fièrement appelé
l'orateur du genre humain et a dit que tous les peuples de la terre étaient
ses commettants ; il a prévu que la Déclaration des Droits, passée d'Amérique
en France, serait un jour la théologie sociale des hommes et la morale des
familles humaines, vulgairement appelées nations. Il était Prussien et noble
et il s'est fait homme. Quelques-uns lui ont dit qu'il était un visionnaire,
il a répondu par ces paroles d'un écrivain philosophe : « On ferait un
volume des fausses maximes accréditées dans le monde ; on y vit sur un petit
fonds de principes, dont fort peu de gens se sont avisés de reculer les
bornes. Quelqu'un ose-t-il prendre l'essor et voir au-delà ; il effraie,
c'est un esprit dangereux ; c'en est tout au moins un bizarre. » Sur
quoi Cloots fondait-il l'espérance de cette unité humaine qu'il annonçait
pour un avenir très prochain et qu'il voulait prévoir et organiser d'avance
dans un plan général de Constitution applicable à tous les peuples
réconciliés ? Sur trois idées essentielles. D'abord les Droits de l'Homme,
ayant un caractère universel, ont nécessairement des effets universels et une
application universelle ; bien mieux, leur application n'est complète en un
point du monde que si elle s'étend au monde entier ; car les précautions que
la liberté isolée d'une patrie étroite est obligée de prendre contre la
servitude menaçante et envahissante des autres patries pèsent sur la liberté
de la première. En second lieu, la nature physique du globe n'offre pas plus
d'obstacles infranchissables que la nature humaine n'offre de différences
irréductibles ; la nature physique a, comme la nature morale, un caractère
d'homogénéité, de continuité, de pénétrabilité qui permet l'échange perpétuel
des produits comme la communication incessante des idées et le mouvant
équilibre des volontés égales. La diversité des climats et des productions ne
s'oppose pas plus à l'unité économique du genre humain qu'à son unité
politique. Enfin,
la négation systématique du Dieu transcendant et des formes multiples et
contradictoires, où ce Dieu se déguise selon les religions, complétera
l'unité humaine en abolissant les superstitions ennemies qui s'élèvent comme
des barrières ensanglantées entre les nations et les races. Les religions
séparent : l'athéisme, négation fondamentale des religions, réunira. Ou si
les hommes éprouvent le besoin de coordonner leurs affections dispersées et
leurs pensées multiples en un acte unique de haute intelligence et
d'adoration, s'il leur plaît de se représenter le tout et de l'appeler Dieu,
le Dieu qu'ils adoreront sera la Nature immense, qui affirme sa continuité
par le déroulement infini du temps et de l'espace, qui affirme son unité par
la correspondance et l'action réciproque de toutes ses forces : et, dans
cette unité de la nature, ils adoreront une unité plus immédiate, l'humanité
une, le Peuple-Dieu. Ainsi
transformée et identifiée à son véritable objet, qui est la Nature immense,
éternelle et une, la religion elle-même deviendra une puissance d'unité : et
l'unité humaine sera fondée sur une triple base juridique, économique et
religieuse : universalité du droit, universalité de l'échange, universalité
de la croyance ; une sorte de panthéisme juridique, moral et cosmique
enveloppera dans son unité les libres diversités humaines. Voilà
le thème magnifique que Cloots développe à la tribune de la Convention avec
une force et une richesse de pensée admirables, où Rousseau et Adam Smith,
Diderot et Humboldt, Helvétius et Spinoza semblent contribuer, et avec
d'étonnantes ressources de langage : « L'individu
ne saurait être libre tout seul ; un petit nombre d'individus ne sauraient
rester libres longtemps. Nous ne sommes pas libres si des barbaries
étrangères nous arrêtent à dix ou vingt lieues de notre manoir, si notre
sûreté est compromise par des invasions, si notre repos est troublé, notre
revenu grevé par des forces militaires, si notre commerce est interrompu par
des hostilités, si notre industrie est renfermée dans le cercle étroit de tel
ou tel pays. Nous ne sommes pas libres si un seul obstacle moral arrête notre
marche physique sur un seul point du globe. Les Droits de l'Homme s'étendent
sur la totalité des hommes. Une corporation qui se dit souveraine blesse
grièvement l'humanité, elle est en pleine révolte contre le bon sens et le
bonheur ; elle coupe les canaux de la prospérité universelle ; sa
Constitution manquant par la base sera contradictoire, journalière et
chancelante. De ces données incontestables résulte nécessairement la
souveraineté solidaire, indivisible, du genre humain ; car nous voulons la
liberté plénière, intacte, irrésistible, nous ne voulons pas d'autre maître
que l'expression de la volonté générale, absolue, suprême. Or, si je
rencontre sur la terre une volonté particulière qui croise l'instinct
universel, je m'y oppose ; cette résistance est un état de guerre et de
servitude dont le genre humain, l'être suprême, fera justice tôt ou tard. « Les
attributs d'une divinité fantastique appartiennent réellement à la divinité
politique. J'ai dit et je le répète, que le genre humain est Dieu et que les
aristocrates sont des athées. C'est le genre humain régénéré que j'avais en
vue, lorsque j'ai parlé du Peuple-Dieu dont la France est le berceau et le
point de ralliement. La souveraineté réside essentiellement dans le genre
humain tout entier ; elle est une, indivisible, imprescriptible, immuable,
inaliénable, impérissable, illimitée, absolue, sans borne et toute puissante
; par conséquent deux peuples ne sauraient être souverains, car en se
réunissant, il ne reste plus qu'un seul souverain indivisible ; donc, aucune
réunion partielle, nul individu ne peut s'attribuer la souveraineté... « Règle
générale, partout où vous trouverez des lois qui blessent les Droits de
l'Homme, des lois accidentelles qui contrarient les lois éternelles, partout
où vous verrez les ports et les havres fermés à notre commerce, ainsi que les
chemins et les canaux prohibés, ' luttez contre l'erreur si c'est un pays
libre, contre le tyran si c'est un pays despotique, contre les aristocrates
si c'est un pays oligarchique... Une portion du genre humain ne saurait
s'isoler sans être rebelle et le privilège dont elle se targue est un crime
de lèse-démocratie... Une fraction de la grande famille ne saurait s'emparer
de la faculté souveraine, de la faculté de vouloir absolument,
irrésistiblement, sans un démenti formel au genre humain. La souveraineté
d'une république de Raguse est aussi dérisoire que celle d'un roi
Louis-Capet. Deux hommes ou deux peuples isolés sur la terre pourront se
croire souverains ; mais, au moment du contact, au premier signal des Droits
de l'Homme, il n'y a plus qu'une volonté absolue dans le monde...
Détrônons les fractions sociales. « Mon
aversion pour le morcellement du monde provient d'un problème dont la
solution m'appartient. Je me suis demandé pourquoi les Italiens de Gênes et
de Venise s'armaient et se battaient pour la moindre altercation, pendant que
les Français de Marseille et de Bordeaux accommodaient leurs différends par
une simple procédure. N'est-il pas évident que l'ignorance de la volonté
universelle est la cause immédiate de toutes les guerres ? Deux familles
indépendantes de la loi commune en viendront nécessairement aux mains pour la
lisière d'un champ, le lit d'un ruisseau, la plantation d'un arbre, la
construction d'un mur. Chacun étant juge et partie, il faut se battre à
outrance malgré les inclinations les plus pacifiques. Le droit du plus fort,
le droit de conquête, les commotions hostiles sont les conséquences funestes
de l'oubli des Droits de l'Homme. « ...
Une opinion trop généralement répandue en France, c'est de placer de petites
républiques entre nous et les tyrans, pour éviter les horreurs de la guerre.
Cette opinion tient aux vieilles idées aristocratiques de l'influence et de
la protection ; c'est-à-dire que nous permettrons à ces républiques de faire
tout ce qu'il nous convient ; malheur à elles si leur industrie contrarie la
nôtre : nous serons jaloux de leur commerce, de leurs manufactures, de leurs
pêcheries. « Nos
barrières les cerneront, la contrebande provoquera des rixes, nous aurons de
part et d'autre des commis, des soldats, des citadelles, des camps, des
garnisons, des escadres. Mais, dira-t-on, nos voisins libres auront pour nous
un amour inaltérable : ils exerceront lucrativement leur industrie, en se
reposant, pour leur défense, sur nos armes et nos forteresses et nos trésors.
C'est-à-dire que leur industrie tuera la nôtre, car la main-d'œuvre ne sera
pas chère dans un pays dont la défense publique retombera en grande partie
sur nous. Il faudra donc recourir au système prohibitif à moins de faire
payer un tribut direct à nos chers et aimés voisins ; or, un peuple
tributaire n'est pas libre. Il est donc démontré que ces républiques seraient
moins libres que nos départements. Et notre bonheur matériel en souffrirait
d'autant plus que les tyrans, les aristocrates se mêleraient de nos
querelles, en appuyant, comme de raison, le plus faible contré le plus fort.
Le commerce est la principale cause des dissensions humaines ; or, les
républiques sont plus commerçantes que les royaumes. N'ayons pas de voisins
si nous ne voulons pas avoir d'ennemis. Ennemis et voisins sont termes
synonymes dans les langues anciennes. Un peuple est aristocrate à l'égard
d'un autre peuple : les peuples sont nécessairement méchants, le genre humain
est essentiellement bon, car son égoïsme despotique n'est en opposition avec
aucun égoïsme étranger. La république du genre humain n'aura jamais dispute
avec personne, car il n'y a point de pont de communication entre les
planètes. (Rires.) « Ducos.
— Je demande la réunion de la lune à la terre. « Anacharsis
Cloots. — Oui, la république du genre humain n'aura jamais de guerre avec
personne, car il n'y a point de pont de communication entre la terre et les
planètes. (Nouveaux rires.) « Ducos.
— Rappelez à l'ordre ce fédéraliste. (Rires.) « Anacharsis
Cloots. — Rome et Albe, Gênes et Pise, Bologne et Modène, Florence et
Sienne, Venise et Trieste, Marseille et Nice, Metz et Nancy, Amsterdam et
Anvers, se portaient une haine dont les historiens et les poètes nous ont
transmis les relations lamentables. J'ai observé, dans mes longs voyages, que
chaque ville donne des sobriquets odieux ou ridicules aux villes voisines ;
cet acharnement se fait aussi remarquer dans les campagnes ; et, si vous
voyez deux ou trois personnes assises devant la porte de leur maison, vous
pouvez parier que la conversation n'est pas au profit du voisin. Voulons-nous
rétablir la paix sur notre continent ? Faisons pour l'Europe ce que nous
avons fait pour la France. Eclairons les hommes, délivrons-les de leurs
erreurs ; et la haine naturelle entre voisins se changera en amour pour la
loi commune qui, toujours impassible, ne fléchira pas sous la fougue des
passions locales... Consultez tous les aristocrates de l'univers ; consultez
les marchands privilégiés ; consultez les pirates et les contrebandiers ;
consultez les transfuges criminels ; consultez les ambitieux patelins qui
veulent multiplier les fonctions pour jouer un rôle avec le manteau d'un
bourgmestre, avec les cartons d'un secrétaire d'Etat, avec le diplôme d'un ambassadeur,
avec l'épée d'un général ; consultez les hommes qui méconnaissent les
intérêts du peuple, ils vous détourneront du nivellement départemental ; ils
vous conseilleront le pernicieux système du poly-républicanisme. Un
département n'est pas sous la dépendance d'un autre département, mais une
petite république sera plus ou moins sous la protection d'une grande
république ; or, voilà un germe d'aristocratie dont les développements
coûteront cher aux protecteurs et aux protégés. « Tout
se nivelle, tout se simplifie, toutes les barrières tombent et l'immense
attirail qui gêne l'action du gouvernement disparaît avec les fédérations
nationales. Supposons un instant que la France fût une île inconnue au reste
du monde ; son gouvernement délivré des inquiétudes vicinales, serait d'une
simplicité admirable. La législature deviendrait moins nombreuse et le Comité
exécutif aurait des vacances. Eh ! bien, le globe que nous habitons est
une ile médiocre qui flotte autour du soleil. Calculez d'avance le
bonheur dont jouiront les citoyens lorsque l'avarice du négoce et les
jalousies du voisinage seront contenues par la loi universelle, lorsque les
ambitions inciviques seront éclipsées par la majesté du genre humain... « Oui,
citoyens, l'univers sera un jour aussi jaloux de l'unité du genre humain que
vous l'êtes maintenant de l'unité de la France. « ...
La nature a donné à tel pays du vin, à tel autre du blé ; un pays occupe le
haut d'un fleuve ; un autre en occupe les bouches. Tout se détériore en
élevant un mur entre le pays de la vigne et le pays du blé, entre la montagne
des sources et la plaine des embouchures, entre les pressoirs de l'huile et
les mamelles de la génisse. Par exemple, les pacages de la Hollande et les
guérets de la Beauce, et les graves de Bordeaux et les coteaux de la Provence
ne sauraient s'isoler sans se faire un tort mutuel ; et comme toutes les
rivières, les fleuves et les mers communiquent ensemble naturellement, c'est
à nous de multiplier ces communications par des chemins et des canaux et non
pas de les interrompre par des constitutions, des frontières, des
forteresses, des escadres. Imitons la nature si nous voulons être ses heureux
enfants... Les prétendues barrières naturelles, qui s'opposent à cette union
désirable, sont des barrières aussi fragiles que factices. Les Alpes et les
Pyrénées, le Rhin et l'Océan, dans les siècles ténébreux n'ont pas été des
barrières pour les Carthaginois et les Romains, pour les Grecs et les
Scythes, pour les Celtes et les Normands ; et on nous répétera un adage que
nos possessions dans les deux Indes réfutent tout aussi victorieusement que
des armées d'Annibal et de César, de Charlemagne et de Charles-Quint. Nous
recevons chaque jour sur la Seine qui coule dans le centre des climats, à
égale distance du pôle et de la ligne, nous recevons, dis-je, des courriers
et des avisos de Rome et de Dublin, de Lisbonne et de Pétersbourg, de Boston
et de Batavia ; et l'on nous parle encore des barrières naturelles de la
France ! « Nous
voyons à Paris, à Londres, à Madrid, à Amsterdam plaider la cause d'un
Persan, d'un Chinois, d'un Indien, d'un Péruvien, d'un Turc, d'un Cafre, d'un
Arménien. On discute en Europe les intérêts des habitants des antipodes et
l'on doutera si une assemblée représentative des deux hémisphères peut
exister pour le bonheur permanent de l'humanité ! Je ne connais de
barrière naturelle qu'entre la terre et le firmament. » Oui, et
que l'évanouissement de la grande superstition de Dieu qui se brisait en
superstitions discordantes et ennemies, laisse apparaître l'unité de la
nature humaine, l'unité de la science et de la raison. « Les
réformateurs indiens, chinois, égyptiens, hébreux et chrétiens se sont
étrangement abusés en prêchant les prétendus droits de Dieu. Ils ont dit que
nous étions égaux devant Dieu et que la fraternité universelle découlait de
la fraternité céleste. Cette erreur grave engendra le plus affreux despotisme
sacerdotal et royal. Les chaînes s'appesantirent sous la main d'une foule de
pères en Dieu qui furent sacrés, mitrés, couronnés au nom du Père Eternel. On
ôta la souveraineté au genre humain pour en revêtir un prétendu souverain
dans le ciel, dont les représentants sur terre étaient des rois, des
empereurs, des papes, des lamas, des bonzes, des bramines et tant d'autres
officiers ecclésiastiques et civils. L'erreur enfante des millions d'erreurs
pendant que la vérité n'enfante que la vérité unique. De là l'harmonie d'une
assemblée nationale universelle ; de là les schismes, les hostilités, les
anathèmes des saints conciles œcuméniques. La raison qui guide les géomètres
dans une seule et même route, malgré la distance des lieux, des temps, des
langues et des coutumes, dirigera tous les hommes vers un centre commun
lorsque la représentation nationale sera ôtée aux puissances célestes, aux
oints du Seigneur, lorsque le genre humain sera réintégré dans ses droits
imprescriptibles. « Les
différentes espèces d'aristocratie sont des émanations d'une divinité
imaginaire. J'ai prouvé dans différents écrits que Dieu n'existe point. Les
hommes qui admettent cette chimère doivent se tromper non moins lourdement
sur beaucoup d'autres objets ; et, à défaut de jugement, cette maladie morale
est déplorable. Cela donne la clef de toutes les duperies dont les charlatans
affligent l'humanité. Celui qui admet un Dieu raisonne mal et ce mauvais
raisonnement en produit d'autres. Ne soyez pas l'esclave du ciel si vous
voulez être libre sur la terre. Il faut à la République de bons raisonneurs. Tel
homme est Feuillant par le même défaut mental qui le rend théiste. Je défie
que vous connaissiez bien la nature de la sans-culotterie si vous admettez
une nature divine ou plastique. Quiconque a la débilité de croire en Dieu
ne saurait avoir la sagacité de connaître le genre humain, le souverain
unique. Prenez les hommes un à un, vous gémirez sur leur ineptie ; prenez-les
en masse et vous admirerez le génie de la nature. Nous sommes étonnés chaque
jour des prodiges du peuple libre ; c'est que le peuple, la collection des
individus, en sait plus qu'aucun individu en particulier, et quand ce peuple
sera composé de la totalité des humains, on verra des prodiges bien plus
étonnants. Les têtes faibles qui voudront un dieu en trouveront sur la terre,
sans aller chercher je ne sais quel souverain à travers les nuages. Les
croyants disent que le monde ne s'est pas fait lui-même et certainement ils
ont raison ; mais Dieu non plus ne s'est pas fait lui-même, et vous n'en
conclurez pas qu'il existe un être plus ancien que Dieu. Cette progression
nous mènerait à la tortue des Indiens. La question sur l'existence de Dieu (Théos) est mal posée, car il faut
savoir préalablement si le monde (cosmos) est un ouvrage. Demandez donc la
question préalable, et vous passerez à l'ordre du jour dans le silence de vos
adversaires stupéfaits. « La
comparaison de l'horloge et de l'horloger dont les théomanes éblouissent les
simples, est un tour de gibecière morale que la réflexion peut apprécier à sa
juste valeur. Voilà une montre, un palais, un obélisque, je ne vois rien de
semblable dans le règne animal, ou végétal, ou minéral. Je ne retrouve pas
ici les lois de la génération et de la végétation ; et, à défaut de la
nature, j'ai recours à l'art, à la main de l'homme, pour expliquer
l'existence de la montre, du palais et de l'obélisque. Je sais qu'un tableau,
un poème, une tragédie ne croissent pas comme des champignons ; je sais que
le peintre et le poète qui copient la nature agissent différemment que
l'homme qui fait un enfant ; mais cette différence ne me fera pas adopter une
similitude entre l'architecte de ma maison et le prétendu architecte de la
nature. Evitons le cercle vicieux. Nous avons la manie des comparaisons ;
cette manie a donné lieu à la chimère divine, comme si la nature, source
féconde de toute comparaison, pouvait être comparée. Mais la nature est
aveugle, comment peut-elle produire des êtres clairvoyants ? Cette objection
tombe d'elle-même, car la nature ne produit rien ; tout ce qui la compose
existe éternellement ; ce que nous appelons vulgairement l'enfant de la
nature est aussi vieux que sa mère. N'allons pas expliquer l'existence d'une
nature incommensurable par l'existence d'une autre nature incommensurable.
Vous cherchez l'Eternel hors du monde, et je le trouve dans le monde. Je lue
Contente du Cosmos incompréhensible, et vous voulez doubler la difficulté par
un Théos incompréhensible... » Et
Cloots, en note de son discours, rappelle ce qu'il a dit de l'âme dans son
Testament philosophique : « Notre
âme est une chimère aussi ridicule que le fantôme appelé Dieu... Un brin
d'herbe a beaucoup de rapport avec l'homme le mieux organisé.
Ensevelissez-moi sous la verte pelouse pour que je renaisse par la végétation
; métempsycose admirable dont les mystères ne seront jamais révoqués en
doute. Mais je n'aurai pas le souvenir de mon existence première ; et que
m'importe pourvu que j'existe agréablement ! Il ne s'agit pas ici de
récompenses ou de peines théologiques ; je consulte la nature qui me dit de mépriser
la théologie. La nature est une bonne mère qui se plaît à voir naître et
renaître ses enfants sous des combinaisons différentes. Un profond sommeil ne
laisse pas que d'avoir son mérite. » Or,
pendant que Cloots développait toute sa conception (athée ou panthéiste),
pendant qu'il produisait l'unité humaine de l'unité cosmique, la Convention
ou s'étonnait ou protestait en riant. Les railleries, les rappels à la
question abondèrent. Que nous veut ce rêveur qui crée une République
universelle, une République planétaire, à l'heure où l'étroite République
française est en péril, et risque de sombrer dans le chaos humain ? Est-ce
cette métaphysique que les soldats emporteront à la frontière menacée ? Les hommes
du siècle étaient habitués aux larges horizons : et, par Fontenelle, par
Newton, par Voltaire ; par Buffon et Diderot, ils s'étaient familiarisés avec
le vaste univers. Ce fut pourtant une surprise pour eux et presque un
scandale quand Cloots, devant la grande assemblée qui portait en elle le
pesant orage de la terre, marqua le point de vue sidéral et hautain, d'où la
diversité des peuples et des races se fondait pour le regard en une
continuité humaine doucement nuancée. Hautain ? Non ; ce n'est pas en
curieux, ce n'est pas en observateur détaché et lointain que Cloots regarde
les hommes et les nations : il s'éloigne et s'élève juste assez pour mieux
voir leur unité. Mais la Convention ne voulut pas dissiper sa pensée, son
regard, ses efforts dans le vaste horizon cosmique. Elle ne voulut même pas
les répandre sur toute la surface planétaire : elle préservait le champ de
France, les sillons tourmentés où germaient les espérances prochaines et,
au-dessus de ce champ étroit et sacré, elle voyait luire la rouge étoile de
Mars. Pourtant, ce grand visionnaire de Cloots n'était pas un rêveur. Il
voyait plus loin que la réalité présente, mais dans le sens du mouvement
humain. Dans son anticipation d'un monde où le libre échange universel
unifiera et harmonisera tous les intérêts, il prélude au vaste optimisme des
économistes. Mais il a une vue plus réaliste et plus complète et sa pensée est
moins abstraite que la leur. Elle est plus complète aussi et plus riche que
la pensée de la Révolution. Les
économistes ont cru que du libre-échange des produits résulterait peu à peu
l'harmonie des Etats et que la paix politique serait l'effet des
communications économiques. Ils n'ont pas assez vu que chaque Etat restait
comme' une force d'égoïsme et de répulsion. Ils n'ont pas pressenti que les
Etats constitués, clos, antagonistes, seraient utilisés comme des instruments
de combat et comme des moyens de primauté par les intérêts économiques. Les
producteurs et les commerçants de chaque nation veulent bien entrer en
communication avec le reste du monde pour le conquérir à leurs produits ;
mais ils veulent aussi opposer leur nation au reste du monde pour qu'elle
assure de sa primauté politique leur primauté économique. Cloots
n'a pas été dupe de cette aveugle espérance. Il a compris que, tant qu'il y
aurait des Etats politiques distincts, ils deviendraient des outils aux mains
de ceux qui livraient le combat économique. Cet homme qualifié d'utopiste n'a
pas abondé dans l'optimisme abstrait et décevant des économistes. De même,
quand la Révolution parait croire, par une illusion insensée, que l'harmonie
des principes politiques entre les peuples suffira à établir la paix, Cloots
proteste. Il rappelle que la communauté des institutions libres n'empêche pas
la guerre des intérêts. Quand le monde ne serait composé que de républiques,
ces républiques, animées au commerce par le génie même de la liberté, se
disputeront l'univers. II n'est pas vrai de dire avec les économistes que le
libre échange des produits fera tomber les antagonismes nationaux. Il n'est
pas vrai de dire avec les révolutionnaires que la propagande de la liberté
fera tomber les antagonismes économiques. Il y a là deux aspects liés et
inséparables de la guerre. Et l'harmonie ne sera vraiment instituée que quand
la libre communication des produits et l'exercice politique de la liberté se
produiront à l'intérieur d'un seul Etat, d'un Etat unique enveloppant toutes
les activités humaines. J'ose dire que Cloots a admirablement posé le
problème ; j'ose dire que l'histoire, dont le travail infiniment complexe
paraît convenir si peu au schéma simple de Cloots, se meut en ce sens : par
la diffusion de la démocratie, par le réseau croissant des conventions
internationales et par l'action unifiante d'une force, politique croissante
qui est le prolétariat universel, elle tend à constituer, en effet, sous
l'apparente diversité des nations et sous la violence persistante des
antagonismes, l'Etat unique, l'Etat humain, expression de la civilisation
générale. Mais le vice du système de Cloots, C'est qu'il posait le problème
bien plus qu'il ne le résolvait. La vraie difficulté n'était pas de marquer
le terme idéal de l'évolution humaine, c'était de marquer les grandes étapes
prochaines. Or, il a sauté par-dessus toute une période où nous nous
débattons encore. Il n'a pas pressenti que c'est d'abord sous la forme
« nationaliste » que l'humanité préparerait la définitive unité
économique et politique. Entre
l'assujettissement monarchique et féodal et la liberté absolue de la
démocratie humaine, les démocraties nationales à demi rivales, à demi
fraternelles ont -été une transition nécessaire. On ne pouvait passer
d'emblée de l'infini morcellement féodal à la centralité humaine : les
nations ont été et elles sont encore de nécessaires foyers multiples où
s'élabore l'unité. Quand Cloots oppose à la concorde forcée de Marseille et
de Bordeaux, que règlent les lois d'un même pays, les rivalités et les guerres
de Gènes et de Venise, sa conclusion immédiate devrait être : l'unité
italienne doit se constituer sur le modèle de l'unité française. Mais il
franchit ce stade intermédiaire et c'est dans l'ample sein de l'unité humaine
qu'il concilie Venise et Gênes. Il constitue l'humanité avant de constituer
l'Italie, et on ne sait plus quelles prises il aura sur l'énorme matière
humaine dispersée et incohérente. Il manque à son panthéisme l'idée
d'évolution : la nature ne produit pas, elle révèle seulement sous les formes
du temps des existences éternelles. De même, il méconnaît dans le monde
humain la loi de l'évolution historique ; et il suppose réalisé d'emblée le
plan auquel devront travailler obscurément bien des générations. Il est
conduit ainsi à proscrire les types sociaux de transition, les arrangements
humains qui préparent l'unité sans l'accomplir. Il déteste la forme de
fédération des Etats-Unis d'Amérique, et il est vrai qu'à l'époque de Cloots
cette fédération n'avait qu'un lien très lâche. Il a eu raison de discerner
tout ce qu'elle recouvrait d'antagonismes, tous les germes de guerre civile
qu'elle portait. Mais il n'a pas assez vu aussi qu'elle était l'humble et
nécessaire degré par où l'antagonisme politique et économique d'Etats
multiples s'acheminait à une centralité plus haute, à une plus harmonieuse
unité. Et quel progrès immense ce serait d'instituer, entre les divers Etats
du monde, des liens analogues à ces liens fédéraux. Le nationalisme
fragmentaire, le nationalisme national ne s'élargira pas d'emblée en
nationalisme humain : il passera par des formes « d'internationalisme »
et une de ces formes sera la fédération des Etats. Cloots
ne se représente pas la vie de l'humanité organisée en une nation unique
comme une vie uniforme, réglée sur un modèle universel par une administration
centrale. Il la conçoit comme le régime d'un état unique, subdivisé, non pas
en nations autonomes, mais en départements et où chaque département aurait
une large initiative. Mais, qui ne voit qu'il renverse l'ordre des termes
historiques ? Dans sa pensée la diversité est octroyée par l'unité humaine.
Dans le mouvement de l'histoire c'est la diversité qui, en s'organisant,
aboutira à l'unité. Mais
comment Cloots pouvait-il, sans un délire de l'esprit, compter sur la
réalisation toute prochaine de la grande unité humaine ? Aujourd'hui, les
socialistes les plus simplistes, ceux qui, méconnaissant les lois de
l'évolution, semblent attendre la réalisation soudaine et totale de
l'internationalisme comme du communisme, savent du moins qu'ils peuvent
compter sur une forme concrète et agissante d'unité. Ils savent que les
prolétaires de tous les pays, unis malgré les antagonismes nationaux par la
communauté d'intérêts de classe essentiels, pèsent de tout leur poids dans le
sens de l'unité humaine. Et, si on peut dire qu'il y a une part d'illusion
dans des espérances trop hâtives, du moins elles n'ont rien de chimérique.
Sur quelle force pouvait compter Cloots pour accomplir en quelques années (il
va jusqu'à marquer un délai de deux ans) l'unité humaine ? Il avait foi dans
la force homogène de la Révolution qui chez tous les peuples devait susciter
et organiser les mêmes intérêts. Après tout, son Etat humain n'est que la
conséquence logique extrême de la politique de la propagande. Si, chez les
nations mêmes dont elle combat les chefs, la Révolution peut rencontrer des
amis, si elle fait apparaître ainsi sous la diversité des formes nationales
l'identité du fond révolutionnaire, pourquoi ne pas consolider en une nation
unique ce fond homogène ? Pourquoi ne pas organiser, après la paix, en unité
politique, l'unité révolutionnaire qui s'était manifestée dans le combat ? « Mais,
dit-on, la majeure partie du genre humain est encore dans l'abrutissement,
que deviendrions-nous si elle allait se prononcer en faveur du despotisme et
de l'aristocratie ? Question très oiseuse, car les esclaves n'ont point de
volonté propre, et la guerre actuelle avec les despotes et leurs satellites
est précisément la dispute du vrai souverain contre les faux souverains. Nous
repoussons la force par la force, mais l'erreur se dissipera chez nos voisins
comme chez nous. Plusieurs de nos départements ont été Plus gangrenés que
l'Espagne et l'Italie. Renversons les tyrans et nous aurons bientôt effacé
les traces du despotisme et de l'aristocratie. Les esclaves et leurs maîtres
forment un bétail qui n'a point de voix dans la société des hommes libres. La
paix serait faite si les Droits de l'Homme étaient reconnus partout ; car,
quiconque reconnaîtra ces droits se rangera de notre côté. lin vieux proverbe
dit : « Qui se ressemble s'assemble », or, rien rie ressemble plus
à un sans-culotte du Nord qu'un sans-culotte du Midi ; rien ne' ressemble
Plus à un aristocrate de l'Orient qu'un aristocrate de l'Occident. Vous
verriez aujourd'hui tous les oppresseurs se coaliser contre nous, si leur
monstrueux système ne tendait pas à les détruire, car Ils partagent la
souveraineté entre des princes et des sénats toujours jaloux et rivaux. La
fortune des tyrans est placée sur trente têtes, mais la fortune du peuple est
placée sur toutes les têtes de L'espèce humaine. De prétendus souverains, les
agents du mensonge, ne seront jamais sincèrement unis ; le souverain éternel,
l'organe de la vérité, sera toujours un, indivisible, impassible. Il ne
s'agit plus de faire reconnaître frivolement la République française. Les
tyrans de l'Europe ont allumé la guerre ; les assemblées primaires de
l'Europe proclameront la paix. » De
cette paix éternelle et proche, Cloots est si sûr, il est si convaincu que
l'Europe tout au moins ne formera bientôt qu'un Etat libre, qu'il demande à
la France révolutionnaire et libératrice de se dépouiller d'avance de la
particularité nationale du nom de France pour que la réunion des autres Etats
ne ressemble pas à une annexion... Est-ce par un reste de patriotisme
germanique qu'il propose le nom de Germain ? Est-ce pour ménager
l'amour-propre d'un peuple qui aura reçu de la France la Révolution toute
faite ? Ou bien le sens mystique du mot Germain (germani,
les frères)
décide-t-il Cloots ? Il se
risque à une motion hardie, mais dont nous ne pouvons avoir, nous Français
d'aujourd'hui, le vrai sens que si nous oublions les défaites récentes de
notre pays, pour ne nous rappeler que l'éblouissement de gloire nationale et
révolutionnaire qui, en avril 1793, donnait à l'abandon d'un nom victorieux
je ne sais quoi de généreusement fraternel. «
Appartenir à la France, c'est s'appartenir à soi-même... Mais pour effacer
tous les prétextes et tous les malentendus, et pour ôter aux tyrans, nos
ennemis, une arme perfide, je demande la suppression du nom de Français, à
l'instar de ceux de Bourguignons, de Normands, de Gascons. Tous les hommes
voudront appartenir à la République universelle ; mais tous les peuples ne
voudront pas être Français. La prévention de l'Angleterre, de l'Espagne, de
l'Allemagne ressemble à celle du Languedoc, de l'Artois, de la Bretagne qui
substituèrent à leur dénomination particulière celle de la France ; mais
aucune de nos provinces n'aurait consenti à porter le nom d'une province
voisine. Nous sommes les déclarateurs des Droits de l'Homme, nous
avons renoncé implicitement à l'étiquette de l'ancienne Gaule pour la France.
Une renonciation formelle nous couvrira de gloire en avançant d'un siècle les
bénéfices de la République universelle. Il serait très sage et très politique
de prendre un nom qui nous concilierait une vaste contrée voisine, et comme
notre association est une véritable union fraternelle, le nom de Germains
nous conviendrait parfaitement. » Mais,
quel est le régime social dont Cloots prévoit le triomphe dans la grande
nation humaine ? J'ai déjà montré comment, dans l'agitation qui suivit le 10
août, Cloots combattit « la loi agraire », entendue par lui comme le partage
de toutes les fortunes mobilières et immobilières. Ce fils de grands
banquiers répugnait à ce morcellement, non par égoïsme de riche, mais parce
qu'il lui paraissait - que cette division extrême de la richesse et du sol
enracinerait chaque individu dans sa condition médiocre et immobiliserait le monde
humain. Seuls les grands capitaux pouvaient, par leur mouvement continu à
travers toutes les frontières, par leur va-et-vient à travers les nations et
les races, tisser la trame économique de la future unité humaine. Niais
Cloots n'a pas entrevu un instant la possibilité de socialiser les capitaux,
d'en faire non le patrimoine morcelé et immobile d'innombrables individus
séparés par l'égoïsme et endormis par la routine, mais le patrimoine commun
de la vaste humanité organisée. Dans ce discours même du 26 avril, où il pose
les bases constitutionnelles du genre humain, Cloots réprouve le communisme
qu'il ne conçoit, il est vrai, que sous la forme rudimentaire et instinctive
du communisme animal ou sous la forme de la servi-tacle monacale. « La
propriété est éternelle comme la société, et si l'homme travaillait par
instinct au lieu de travailler par intérêt, nous jouirions, comme les
animaux, de la communauté des biens. Jamais cette communauté n'a pu
s'introduire parmi nous, car l'homme travaille par réflexion. Les communautés
qu'on nous cite dans l'histoire ne vivaient que du travail des esclaves, ou
sous un régime théocratique et monacal. Leur existence était misérable et
précaire comme toutes les associations qui s'écartent de la règle des Droits
de l'Homme. » Mais la
question précisément est de savoir si un plus haut degré de réflexion n'amène
pas les hommes à donner comme soutien aux libres activités individuelles la
grande propriété commune des moyens de produire, soustraits par la science au
morcellement et à l'anarchie, soustraits par la justice au privilège. Cloots
se borne à prévoir que la condition de tous les hommes sera améliorée et que
l'inégalité sociale sera atténuée par l'organisation de l'unité humaine. Dans
une société unique définitivement débarrassée de la guerre, de la caste
militaire, de la caste sacerdotale, du régime des emprunts qui engraisse les
financiers, de la concurrence économique de nation à nation qui provoque les
désastres, et du fâcheux appareil gouvernemental, monarchique, théocratique,
diplomatique, les charges sociales seront réduites au minimum, et un travail
constant, régulier, partout répandu en ondes égales et douces submergera peu
à peu toute misère. « Il
ne sera plus question de l'approvisionnement des armées, de la friponnerie
des fournisseurs, de l'impéritie et de la trahison des généraux, du
gaspillage et du renchérissement des comestibles. Il n'y aura plus ni dette,
ni remboursement. Les intermittences de l'importation et de l'exportation
n'exciteront plus d'émeutes dans les villes paralysées par la guerre et par
les lois prohibitives. La stagnation subite du travail n'affligerait le
peuple nulle part, sans les intrigues et les injustices des puissances
étrangères. Le commerce d'un pays ne tendra plus à la ruine d'un autre pays,
la balance du commerce ne sera plus mesurée sur la balance politique. Toutes
les barrières tomberont, toutes les rivalités locales agiront au profit de la
sans-culotterie universelle, de la nation unique, indivisible. Il ne dépendra
pas d'un individu ou d'une corporation outre-mer, outre-Rhin, de chagriner
nos artisans, nos meilleurs amis, nos parents les plus proches, dont le
nombre, le travail et les vertus sont également intéressants pour la Nation
entière. « Le
mal physique n'étant plus aggravé par le mal moral, on supportera patiemment
l'inclémence des saisons et tous les maux naturels. Chaque administration
municipale n'ayant plus d'inquiétude sur le sort des ouvriers valides ou
infirmes, sur la rentrée de contributions infiniment légères, sur le passage
des troupes armées, sur l'invasion des troupes ennemies, sur la faillite du
négoce et l'interruption de tous les approvisionnements, le monde entier
formant une seule famille, les privations de la disette et les excès de la
non-valeur, le flux et le reflux d'une population tantôt entassée, tantôt
clairsemée, ne troubleront jamais aucun district ou canton. Nous avons
beaucoup de pauvres parce que nous avons beaucoup de barrières et de soldats.
Une livre de pain ou de viande consommée dans un camp suppose la perte de dix
livres de pain ou de viande. La paix perpétuelle maintiendra un niveau
perpétuel entre la consommation et le consommateur, entre l'ouvrage et les
ouvriers... Il n'y aura pas de fonctionnaire moins affairé que le
ministre de l'intérieur. Les biens nationaux seront vendus et chacun
administrera son propre bien. Nous pourrons supprimer la plupart des comités
et renvoyer tous les ministres. Notre organisation perfectionnée par
l'action universelle nous dispensera un jour d'avoir ce qu'on appelle un
gouvernement. » C'est
tout le programme de la période héroïque des économistes : suppression des
douanes et des polices économiques, affermissement de la paix par l'harmonie
du libre-échange, désarmement, réduction presque à rien des dépenses
gouvernementales et administratives. Mais Cloots allant d'emblée au terme de
l'évolution organise cette harmonie économique sur la base de l'Etat
politique universel et c'est au profit des travailleurs, c'est avec un accent
de vive sympathie sociale pour la sans-culotterie universelle qu'il développe
les conséquences de l'unité humaine. Mais quoi ! Même dans un Etat
politiquement unifié, déchargé de l'armée et de la dette, Cloots est-il sûr
qu'il y aura équilibre économique ? Quel champ vierge et immense offert à la
puissance des grands capitaux ! Et que de monopoles capitalistes terrestres
vont surgir ! Selon la mise en exploitation de telle ou telle partie des
continents il y aura dans l'Etat unique de formidables déplacements de
travail et d'industrie, et les salariés resteront dans un état de dépendance
et d'insécurité. C'est tout un ordre de questions qui est fermé à Cloots.
N'importe ! Quelque insuffisant que soit un système auquel manque la grande
pensée socialiste, il a marqué une des lignes, une des directions
essentielles qui entrent dans la résultante du progrès humain. Autant il
serait vain d'espérer que l'unité humaine et l'harmonie économique pourront
s'accomplir sans l'action croissante de l'idée socialiste et du prolétariat
organisé, autant il serait puéril de croire qu'il faut attendre l'entier
accomplissement socialiste et communiste pour libérer l'humanité du fardeau
de la guerre, de la caste militaire, de la caste sacerdotale, de cette
portion de la dette publique qu'entretient et accroît la paix armée.
L'histoire se rit des abstractions et elle combine en un vaste effort
simultané, en une admirable et paradoxale réciprocité, des forces qui dans la
pensée unilatérale des théoriciens semblent dériver l'une de l'autre. Cloots
savait que sa pensée rencontrait beaucoup de résistance et éveillait bien des
ironies. Il ne s'en affectait pas et il comptait sur l'avenir. Dans
l'avant-propos qu'il met à son discours imprimé, sa confiance éclate, un peu
amère et hautaine. « J'élèverai,
dit-il, dans son beau style nourri d'images par toutes les sciences et par
tous les climats, j'élèverai un monument impérissable dont les inscriptions
seront des hiéroglyphes pour les barbares- La sans-culotterie me comprendra
parfaitement, la culotterie ne voudra pas me comprendre. Quoique la
Convention nationale ne soit pas à la hauteur de sa mission, néanmoins un
grand nombre de mes collègues embrassent ma doctrine, et il ne faut que douze
apôtres pour aller bien loin dans le monde. J'ai le malheur de ne pas être de
mon siècle ; je suis un fou à côté de nos prétendus sages- Emmanuel Sieyès,
avec son Tiers Etat, n'aurait pas joué un plus sot rôle dans un lit de
justice à Versailles, que moi avec mon genre humain parmi nos hommes d'Etat !
Au moins, à la cour de Versailles, n'était-on pas inconséquent, on ne s'y
piquait pas de professer la vérité, d'établir la liberté et l'égalité sur les
Droits de l'Homme ; on n'y reconnaissait que le droit français.
Et moi qui fonde ma Constitution sur la déclaration des droits universels,
je rencontre des Français d'autrefois, des Huns et des Goths, des grands
enfants dans le sein• d'une Assemblée qui invoque les Droits de l'Homme.
Certes, si tous les Français étaient à Coblentz ou à la Guyane, la brave
sans-culotterie de nos 86 ou 87 départements mettrait à bas tous les tyrans
de l'Europe. La tyrannie leu pas d'auxiliaire plus robuste que le mensonge
et, sans la sagesse du peuple, on ne se contenterait pas de me rire au nez
comme à Copernic, mais on me persécuterait corporellement comme Galilée et
Jean-Jacques. Je me venge avec mon franc parler et je me moque des moqueurs.
« Le système d'Anacharsis Cloots est la meilleure apologie de la Révolution
française », a dit-un penseur anglais, et des Français non émigrés me
jettent la pierre... Avouez, citoyens, que j'ai forte partie contre moi : les
fripons et les sots, mais le peuple est plus fort que ces gens-là. Le peuple
adopte mon système qui le délivre à jamais de la guerre étrangère et de la
guerre civile, et même de la rébellion locale. Les troubles du dedans
proviennent des troubles du dehors. Les fanatiques de la Vendée oseraient-ils
lever la tête si nous n'étions pas environnés de tyrans, si nous n'étions pas
resserrés dans des frontières onéreuses et absurdes ? Le cabinet de
Saint-James encourage les rebelles par ses intrigues et ses escadres ; mais,
si l'Angleterre était libre, nous verrions au contraire les gardes nationales
de Londres et de Portsmouth accourir en deçà du canal et au-delà des
tropiques pour exterminer les ennemis de la raison universelle. « Si
nos hommes en place, nos messieurs n'entendent pas ce langage, le public
l'entendra parfaitement. Toujours les gouvernés ont été plus philosophes que
les gouvernants. Sous l'ancien régime, la ville valait mieux que la Cour ;
sous le nouveau régime, le forum vaut mieux que la Convention. Cela ne doit
pas étonner l'observateur qui calcule l'effet de l'intérêt particulier sur
une grande masse, et l'effet de l'intérêt particulier sur une petite masse.
Un gouvernement quelconque a la manie de se croire plus sage que le peuple ;
cette manie est le comble de la sottise, l'expérience nous guérira, j'espère.
Le peuple est mon oracle ; la vérité ne descend pas du haut des cieux, mais
du haut des tribunes. » C'est,
je pense, des tribunes d'où le peuple suivait les débats que parle Cloots. Il
ne semble pas cependant qu'elles l'aient beaucoup soutenu quand la Convention
coupait de railleries la lecture de ces pages étranges et admirables. Elles
paraissent ne l'avoir applaudi que lorsqu'il disait qu'attaquer Paris c'était
attaquer la République, et cela était hors de sa thèse. Cloots était-il bien
sûr que l'instinct nationaliste n'était pas aussi profond dans le peuple que
dans la Convention ? Hélas ! contre les persécutions « corporelles » qui vont
venir, le forum ne le défendra guère. Ce jour du 27 avril, par ses
déclarations athées, il a blessé cruellement Robespierre et celui-ci saura
exploiter contre « le baron prussien » l'aveugle préjugé national. C'est
pourtant une grande chose et pour la Révolution une gloire éclatante, que la
vaste pensée humaine de Cloots ait pu se produire à la tribune d'un peuple en
guerre contre le monde presque entier. Sans doute plus d'une des paroles de « l'orateur
du genre humain », plus d'une de ses formules firent frissonner ce qu'il y
avait de plus haut dans l'esprit de la Convention, comme un vent fait
frissonner la cime de la forêt inébranlée. « J'occupe,
s'écriait-il, la tribune de l'univers ». Et encore : « La
République universelle remplacera l'Eglise catholique et l'Assemblée
nationale fera oublier les conciles œcuméniques. L'unité de l'Etat vaudra
mieux que l'unité de l'Eglise. La présence réelle des représentants ne sera
pas un article de foi comme la communion des saints. Le symbole des
Conventionnels sera démontré plus clairement que le symbole des apôtres.
L'unité politique produira tous les biens. Les décrétales du chef-lieu de la
chrétienté ont semé la zizanie ; les décrets du chef-lieu de l'humanité
produiront la concorde et l'abondance. La théocratie universelle persécute la
raison ; la monarchie universelle persécute la liberté ; la république
universelle rend à chacun son dû. Ce dernier régime est impérissable, les
autres sont éphémères. » Fusion,
unité, vibrations larges, harmonie expansive et pure : Une cloche soudée est
toujours sourde ; la fusion parfaite de toutes ses parties lui rendra son
élasticité et son timbre. » Il ne suffira donc pas de souder les fragments
épars et hostiles du genre hu main, il faudra les fondre en une riche et
vibrante unité dont l'harmonie emplira l'espace. J'observe que la Déclaration des droits de la Constituante dit : « L'oubli des droits de l'homme est la cause des malheurs publics. » Tout à l'heure celle de la Convention dira : « La cause des malheurs du monde ». N'est-ce pas un écho de la pensée de Cloots et un appel au genre humain ? |
[1]
Le 5 avril 1793, Danton avait fait voter un décret de principe qui stipulait
que partout où le prix du blé ne se trouverait plus dans une juste proportion
avec les salaires des ouvriers, « il serait fourni par le Trésor public un
fonds nécessaire qui serait prélevé sur les grandes fortunes et avec lequel on
acquitterait l'excédent de la valeur du prix comparé au prix des salaires des
citoyens nécessiteux », Le décret se révéla inapplicable. — A. M.