HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE VIII. — LA RÉVOLUTION DES 31 MAI ET 2 JUIN

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

 

LES IDÉES D'HARMAND DE LA MEUSE

Harmand, député de la Meuse, dans Quelques idées sur les premiers éléments du nouveau contrat social des Français, accentue bien plus vigoureusement, dans le sens égalitaire, cette sorte de subordination sociale de la propriété.

« Je ne sais s'il est réservé à la Convention nationale de France de découvrir enfin le secret du mécanisme social, ce secret échappé aux recherches de tant de siècles et de tant de générations qui nous ont précédés. Ce que je sais, c'est que désormais les Droits de l'Homme ne peuvent plus et ne doivent plus être réduits à tenir lieu d'une préface inutile et fastueuse à la tête de notre nouvelle Constitution. »

Qu'est-ce à dire ? C'est que, selon Harmand, les Droits de l'Homme doivent être définis de telle sorte que la condition économique réelle des hommes s'en trouve modifiée et améliorée.

« Ce que je sais encore, c'est que le mot République est devenu pour le peuple français une expression magique, d'autant plus intéressante à définir, qu'il fonde l'espérance de son bonheur sur cette forme de gouvernement ; et que, si la Convention nationale ne réalise pas cette espérance, elle encourra, avec justice, et son mépris et sa désapprobation... Le plan de la Constitution, présenté à la Convention nationale, les 15 et 16 février derniers, a-t-il atteint ce but ? En général, je crois que dans ce plan on s'est plus occupé des formes que du fond ou des principes de l'ordre social.

« ... Je vais dire aussi succinctement que je le pourrai, quelle doit être, selon moi, la base de tout gouvernement pour le rendre durable et pour écarter, autant que la prudence humaine peut le faire, les éruptions morales toujours funestes aux générations. Mon opinion me fera bien des ennemis, j'aurai bien des contradicteurs, mais j'aurai satisfait à ma conscience et à la mission que j'ai reçue du peuple ; et il est temps de dire la vérité.

« Les hommes qui voudront être vrais avoueront avec moi qu'après avoir obtenu l'égalité politique de droit, le désir le plus naturel et le plus actif, c'est celui de l'égalité de fait. Je dis plus, je dis que sans le désir ou l'espoir de cette égalité de fait, l'égalité de droit ne serait qu'une illusion Cruelle, qui, au lieu des jouissances qu'elle a promises, ne ferait éprouver que le supplice de Tantale à la portion la plus nombreuse et la plus utile des citoyens. J'ajouterai que les primitives institutions sociales ne peuvent même avoir eu d'autre objet que d'établir l'égalité de fait entre les hommes ; et je dirai encore qu'il ne peut pas exister, en morale, une contradiction plus absurde et plus dangereuse que l'égalité de droit sans l'égalité de fait ; car, si j'ai, le droit, la privation du fait est une injustice. »

Harmand va-t-il donc proposer une révolution économique totale, ayant pour objet de réaliser l'égalité de fait, c'est-à-dire, si je le comprends bien, l'égalité de puissance, de propriété et de jouissance ?

« Je dois ici faire une déclaration importante : je déclare que, quelle que soit la rigueur de mes principes sur l'égalité, je ne prétends pas au renouvellement de l'ordre social ni au nivellement convulsif des propriétés ; un tel projet ou une telle entreprise ne peuvent être entrepris sans frémir sur les ravages et les catastrophes qui en seraient la suite, et la pensée ne peut pas s'y reposer ; mais je désire que des lois sages établies sur ces principes, soient les tutrices bienfaisantes de l'enfance et de l'égalité ; je désire que, par des institutions salutaires et progressives, ces deux divinités de la terre soient élevées insensiblement à la hauteur qu'elles doivent atteindre. Une agitation plus violente ou plus longue ne pourrait que leur être funeste ; je sais qu'il n'en est pas d'un peuple vieilli dans les habitudes et dégradé par l'égoïsme et les préjugés, comme d'un peuple vierge : pour former un peuple vierge, il n'y a rien à détruire, mais pour ramener un peuple corrompu à sa véritable institution tout est ruines, et il faut employer les plus sages précautions pour ne pas l'entraîner sous ces mêmes ruines.

« Les Droits de l'Homme, retrouvés par le citoyen Sieyès, lui ont mérité l'immortalité ; mais l'Assemblée constituante, en bornant ces droits à' une égalité politique de droit, sans rien faire, ou pour ainsi dire rien, pour préparer autant que possible l'égalité de fait, a ressemblé à un juge qui, ayant à juger un voleur encore saisi des objets volés, se contenterait de le condamner à la peine prononcée par la loi, sans prononcer la restitution ; le droit du propriétaire serait bien consacré par la peine infligée au voleur, voilà le droit ; mais ce droit serait illusoire sans la restitution, qui seule peut faire jouir le propriétaire da son droit. »

L'image est hardie et singulièrement révolutionnaire, car il est clair qu'Harmand ne vise pas seulement les droits féodaux abolis ; il pense à l'ensemble des abus, des privilèges, des monopoles, des violences qui ont livré à une portion de citoyens presque tout le sol, presque toute la richesse, et les classes possédantes, chargées des dépouilles arrachées pendant des siècles aux faibles, aux pauvres, aux dépendants, ont comparu devant la Révolution philosophique et abstraite comme devant un juge inerte qui aurait proclamé la déchéance de leur droit prétendu sans les obliger à restituer. Quelque lente et quelque prudente que soit donc l'opération des lois prévues par Harmand, c'est une restitution qu'elles tendent à accomplir. Oui, c'est une grave parole qui ne laisse subsister les formes présentes de propriété que comme une triste survivance de l'iniquité ancienne.

De ces prémisses si amples Harmand tire des conclusions très étroites :

« Mais, comment les institutions sociales peuvent-elles procurer à l'homme cette égalité de fait que la nature lui a refusée, sans attenter aux propriétés territoriales et industrielles ? Comment y parvenir sans la loi agraire et sans le partage des fortunes ? Le secret est bien simple, c'est en prévenant les abus de la propriété et de l'industrie, c'est en empêchant que les propriétaires ne trafiquent de la subsistance du pauvre ; tout dépend de là, et plus le secret est simple, plus il est vrai.

« Il faut maintenir, sans doute, le respect des propriétés ; mais l'erreur la plus funeste et la plus cruelle dans laquelle l'Assemblée constituante, l'Assemblée législative et la Convention nationale soient tombées, en marchant servilement sur les pas des législateurs qui les ont précédées, c'est, en décrétant le respect et le maintien des propriétés, de ne pas avoir marqué les bornes de ce droit, et d'avoir abandonné le peuple aux spéculations avides du riche insensible.

« Ne cherchons point si, dans la loi de nature, il peut y avoir des propriétaires et si tous les hommes n'ont point un droit égal à la terre et à ses productions ; il n'y a point de doute et il ne peut y en avoir entre nous sur cette vérité. Mais, ce qu'il importe de savoir et de bien déterminer, c'est que si, dans l'état de société, l'utilité de tous a admis le droit de propriété, elle 'a dû aussi limiter l'usage de ce droit, et ne pas le laisser à l'arbitraire du propriétaire ; car, en admettant ce droit sans précaution, l'homme qui, par sa faiblesse dans l'état de nature, était exposé à l'oppression du plus fort, n'aura fait que changer de malheur par le lien social. Ce qui était faiblesse dans le premier état est devenu pauvreté dans le second ; dans l'un, il était la victime du plus fort ; dans l'autre, il est celle du riche et de-l'intrigant ; et la société, loin d'être un bienfait pour lui, l'aura au contraire privé de ses droits naturels, avec d'autant plus d'injustice et de barbarie que, dans l'état de nature, il pouvait au moins disputer la nourriture aux bêtes féroces, au lieu que les hommes, plus féroces qu'elles, lui ont interdit cette faculté par ce même lien social, de telle sorte qu'on ne sait ce qui doit étonner le plus, ou de l'imprudente insensibilité du riche, ou de la patience vertueuse du pauvre. »

Voilà enfin la revendication des opprimés, des spoliés, débarrassée de la funeste équivoque qu'a mêlée à toute protestation sociale le paradoxe de Jean-Jacques. Lorsque, en haine d'une civilisation factice et inique, il paraissait glorifier l'état de nature, il faussait l'esprit et le regard humain, il le tournait, en une sorte de regret louche, vers un passé chimérique d'innocence prétendue et de fausse égalité. Ce n'était pas toute la pensée de Jean-Jacques et le paradoxe n'est pas présent à toute son œuvre. Il a suffi cependant pour la vicier : et on ne sait parfois si elle est révolutionnaire ou rétrograde. Harmand est libéré de ces rêveries débiles et pessimistes. Non, l'état de nature, ni même l'état de société, qui en fut le plus immédiatement voisin, n'ont rien d'enviable. C'était le règne absolu de la force brutale et, si l'état social est mauvais, ce n'est point parce qu'il diffère de l'état de nature, c'est au contraire parce qu'il lui ressemble trop, parce que sous le déguisement de formes nouvelles il le continue. Oui, un état de société où le riche, c'est-à-dire le fort, opprime et affame le pauvre, c'est en réalité l'état de nature : mais un état de nature où la résignation torpide des exploités a succédé à l'ancienne révolte.

« C'est pourtant sur cette patience que repose l'ordre social ; c'est sur cette patience que le riche voluptueux repose tranquillement ; c'est par l'effet de cette patience vertueuse et magnanime que le pauvre, courbé dès l'enfance sur la terre, ne s'y repose à la fin de ses jours, que pour ne plus la revoir, heureux de trouver dans ce repos terrible le terme de ses maux. Et, pour prix de tant de vertus, nous l'abandonnerions encore à nos institutions barbares, et nous oserions en perpétuer les vexations et les abus ! Non, citoyens ; non, vertueux infortunés ; la Convention nationale ne vous abandonnera pas ; ce qu'elle pourra faire pour vous n'aura de bornes que le maintien de l'organisation sociale et de la justice éternelle.

« Dans le plan de Constitution présenté à la Convention et dans plusieurs autres qui ont paru depuis, on a bien reconnu le droit de subsistance qui appartient à chaque citoyen en donnant son travail à la société. On a bien parlé de secours publics et de l'obligation de la société à cet égard, mais on s'est abstenu de s'expliquer sur la nature et la forme de ces secours, et les mesures que la Convention nationale elle-même a déjà aussi inefficacement que prématurément adoptées à ce sujet ne m'ont paru qu'un palliatif d'autant plus immoral et impolitique, ;lue le mode de secours, par elle décrété, devenant une charge du Trésor public, non seulement pèsera dans des proportions plus ou moins grandes sur l'infortuné qui par ce moyen ne fera que recevoir d'une main ce qu'il aura donné de l'autre ; mais encore il produira cet effet que le riche n'aura satisfait, par son impôt, qu'aux charges communes, telles que l'entretien de la force publique, l'administration, etc., et qu'il n'aura rien fait pour le pauvre, dont la fastueuse égalité de droit ne servira qu'à lui faire sentir plus cruellement la privation de l'égalité de fait ; car, on a beau dire que le pauvre jouit, comme le riche, d'une égalité commune aux yeux de la loi, ce n'est là qu'une séduction politique ; ce n'est pas une égalité mentale qu'il faut à l'homme qui a faim ou qui a des besoins. Il l'avait, cette égalité, dans l'état de nature. Je le répète, parce que ce n'est pas là un don de la société et, parce que, pour borner là les Droits de l'Homme, il valait autant et mieux pour lui rester dans l'état de nature, cherchant et disputant sa subsistance dans les forêts ou sur le bord des mers et des rivières.

« Depuis le mode de secours publics adopté par la Convention, Danton a proposé et fait adopter une mesure plus efficace et que l'on peut regarder comme le premier pas vers l'égalité de fait ; c'est en faisant ordonner que ce qui excéderait ce prix serait supporté et payé par le riche, mais indépendamment des doubles opérations et de la complication de cette mesure, j'y trouve un inconvénient très grave et qui produirait des réclamations infinies par l'arbitraire inévitable, quelques précautions que l'on prenne, dans la répartition de l'excédent du prix auquel le pain serait vendu au pauvre.

« Cette mesure produira encore une autre difficulté aussi grande, et une opération pour ainsi dire impraticable. A quel titre, par exemple, reconnaîtra-t-on le pauvre ? Quelle sera la ligne de démarcation pour reconnaître le citoyen qui aura droit au bénéfice de la taxe et celui qui ne devra pas en profiter ? Cette taxe ne donnera-t-elle pas l'occasion et la tentation à la cupidité de se parer de la livrée du pauvre ? Voilà, sans doute, des réflexions qui ne sont point dictées par le fiel de l'envie ni par celui de la critique ; je les crois fondées sur la raison et sur l'expérience du cœur humain.

« Mais, quel a été l'objet de Danton en proposant cette loi[1] qui honore autant ses principes que son cœur ? C'est de faciliter la subsistance du pauvre et de la proportionner à ses ressources ; c'est de la garantir de la cupidité du riche, en faisant supporter à celui-ci une partie de la consommation de celui-là. Eh bien, sans complication de moyens, et sans les revirements nécessités par la loi décrétée sur la proposition de Danton, il est très facile d'atteindre le but qu'il s'est proposé, et depuis très longtemps les moyens vous en sont indiqués par les réclamations multipliées des Départements et des citoyens ; c'est de déterminer le droit de propriété, c'est d'en limiter l'usage, c'est en combinant avec justice le prix des denrées de première nécessité avec les ressources du pauvre, de fixer invariablement, et d'une manière conforme pour toute la République, le prix des denrées.

« Il paraît peut-être bien singulier que je prétende que les Droits de l'Homme et du Citoyen consistent dans la taxe des productions de la terre et je me suis attendu à un soulèvement d'opinion sur cette proposition, mais, quel que puisse être cet étonnement, je déclare que je ne connais la liberté et l'égalité nulle autre part, ni dans aucun autre moyen, et je soutiens qu'elles ne peuvent exister sans la mesure que je propose.

« Je connais aussi bien qu'un autre les distinctions que l'on a faites entre l'égalité de droit 'et l'égalité de fait, entre l'égalité politique et l'égalité civile ; je sens la différence et j'en ai saisi les nuances. Mais je sais bien aussi que si ces distinctions ne sont pas des jeux de mots, elles sont au moins un subterfuge d'autant plus adroit qu'il plaît à l'imagination ; je sais aussi que deux choses différentes entre elles ne s'excluent pas pour cela et, si quelques institutions humaines ont droit à la comptabilité sociale, c'est l'égalité de droit et l'égalité de fait ; la seule différence, c'est que l'égalité de droit est absolue et que celle de fait ne l'est pas, et ne peut pas l'être, au moins jusqu'à présent. Je trouve en cela deux vérités ultérieures ou deux conséquences indispensables ; la première, c'est que, plus il est difficile d'atteindre l'égalité de fait, plus la société doit y tendre pour garantir l'égalité de droit, c'est son principal objet ; la seconde, c'est que les citoyens ne peuvent rien exiger au-delà et que le nivellement parfait des fortunes ou des richesses étant aussi impossible que celui des facultés morales ou intellectuelles des individus ou des inégalités de la terre, la société aura fait tout ce qu'elle doit à cet égard, lorsqu'elle aura réparé les inégalités monstrueuses qui existent et prévenu celles qui pourraient survenir. C'est pour les mêmes raisons et pour les mêmes causes que la société devrait donner la même instruction à tous ses membres ; quoique tous ne dussent pas en profiter avec le même succès ou le même avantage, cependant cette différence, loin d'être un motif de l'en dispenser, augmente au contraire son obligation à cet égard.

« Ces maximes ne furent jamais celles d'aucun gouvernement ; on admit au contraire des distinctions de race et de naissance ; on poussa le délire jusqu'à supposer de la différence dans le sang, et le peuple crédule et trompé crut que ces distinctions chimériques entraînaient nécessairement celle des richesses ; les prêtres survinrent, dès leur naissance esclaves rampants des tyrans, devenus ensuite leurs rivaux, et toujours au nom du ciel, disputant, partageant l'autorité ou le droit de tromper et de vexer les hommes, leur prêchant le dépouillement des biens de la terre pour se les approprier plus facilement, leur montrant et leur promettant les cieux pour les consoler, disaient-ils, mais dans le fait pour les empêcher de réfléchir sur leur situation et sur leurs droits, et pour enchaîner leur raison en agitant et tourmentant leur imagination par je ne sais quelle' invention d'enfer et de paradis.

« C'était sans doute une ingénieuse et belle distraction que celle de s'occuper du ciel pour oublier la terre ; mais elle a cessé, et les hommes trop longtemps trompés, sauront, je l'espère, avec les services des nouveaux ministres du culte qu'ils se sont choisis, se garantir désormais de ces erreurs et concilier le ciel avec la terre. Ils leur apprendront, ces ministres, que l'homme qui fait le bien sur la terre voit sans crainte rouler les cieux au-dessus de sa tête.

« Quoi qu'il en soit, avant de réduire nos idées et nos principes, je crois devoir prévoir et répondre à quelques objections qui me seront faites.

« La première et la plus dangereuse, quoique la plus immorale, c'est le prétendu droit de propriété dans l'acception reçue. Le droit de propriété ! Mais, quel est ce droit de propriété ? Entend-on par-là la faculté illimitée d'en disposer à son gré ? Si on l'entend ainsi, je le dis hautement, c'est admettre la loi du plus fort, c'est tromper le vœu de l'association, c'est rappeler les hommes à l'exercice des droits de la nature et provoquer la dissolution du corps politique. Si, au contraire, on ne l'entend pas ainsi, je demande quelle sera donc la mesure et la limite (le ce droit ? Car, enfin, il en faut une. Vous ne l'attendez pas, sans doute, de la modération du propriétaire. Eh bien, citoyens, vous ne la trouverez que dans la taxe directe et immédiate des denrées de première nécessité.

« Voulez-vous de bonne foi le bonheur du peuple ? Voulez-vous le tranquilliser ? Voulez-vous le lier indissolublement au succès de la Révolution et à l'établissement de la République ? Voulez-vous faire cesser les inquiétudes et les agitations intestines ? Déclarez aujourd'hui que la hase de la constitution des Français sera la limite du droit de propriété et la taxe des denrées de première nécessité, telles que le blé, la viande et le bois.

« Citoyens, ce n'est plus dans les esprits qu'il faut faire la Révolution, ce n'est plus là qu'il faut chercher son succès ; depuis longtemps elle y est faite et parfaite ; toute la France vous l'atteste ; mais c'est dans les choses qu'il faut enfin que cette révolution, de laquelle dépend le bonheur du genre humain se fasse sentir toute entière. Eh ! qu'importe au peuple, qu'importe à tous les hommes un changement d'opinion qui ne leur procurerait qu'un bonheur mental ? On peut s'extasier, sans doute, pour ce changement d'opinion, mais ces béatitudes spirituelles ne conviennent qu'aux beaux esprits et aux hommes qui jouissent de tous les dons de la fortune. Il leur est facile, à ceux-là, de s'enivrer de la liberté et de l'égalité, le peuple aussi en a bu la première coupe avec délices et transport, il s'en est aussi enivré, mais craignez que cette ivresse ne se passe, et que, revenu plus calme et plus malheureux qu'auparavant, il ne l'attribue à la séduction de quelques factieux, et qu'il ne s'imagine avoir été le jouet des passions ou des systèmes et de l'ambition de quelques individus. La situation morale du peuple n'est aujourd'hui qu'un beau rêve qu'il faut réaliser, et vous ne le pouvez qu'en faisant dans les choses la même révolution que vous avez faite dans les esprits. Seriez-vous donc comme ces prêtres dont je vous ai parlé, qui spiritualisaient tout, et qui montraient et promettaient au peuple les cieux qu'on ne peut atteindre, pour s'approprier la terre qui nourrissait leur impudence et leur orgueil ? Les besoins ne se spiritualisent pas : la liberté et l'égalité sont, sans doute, les deux premières divinités de la terre, elles sont les deux premiers dons de la nature mais, pour en jouir éternellement, il faut avoir la part aussi à tous ses autres dons.

« J'ai prévu, ou du moins je crois avoir prévu les effets qu'une semblable mesure occasionnera dans tous les attributs moraux et physiques de la vie et dans leurs accessoires. J'ai prévu une révolution dans le commerce, une réduction dans le prix de toutes les autres productions de la terre et dans celles de l'industrie de l'homme ; mais, je le répète, il faut que cette révolution se fasse ou l'autre est manquée.

« L'homme est composé de deux substances assez distinctes ; l'une que l'on dit spirituelle et l'autre que l'on appelle matérielle ou bien sensible. La révolution est faite pour la première, il faut aussi qu'elle se fasse pour la seconde. Non, plus de charlatanisme, allons une bonne fois au fait et à la source du mal. Faisons cesser les inquiétudes du riche et les besoins du pauvre. Assurons la propriété des uns, nous assurerons ainsi la subsistance des autres.»

N'est-ce pas comme une première formule de la saint-simonienne « réhabilitation de la chair » ? Il y a, semble-t-il, une disproportion assez étrange entre les prémisses d'Harmand de la Meuse et ses conclusions. Proclamer que l'égalité de droit doit être complétée et réalisée par l'égalité de fait, déclarer que la société doit tendre, par tous les moyens, à l'égalité réelle des conditions et conclure ensuite simplement que la Nation peut et doit taxer le blé, la viande et le bois, c'est, semble-t-il, solliciter de vastes principes pour d'assez modestes conséquences. Mais Harmand était obsédé, comme tous les Conventionnels, par les réclamations du peuple souffrant que la hausse des denrées ou accablait ou inquiétait, et c'est sous la forme du problème des subsistances que lui apparaissait le problème social. Il y avait une grande illusion à croire que la taxe de quelques denrées de première nécessité atténuerait sensiblement les inégalités sociales. A moins d'être poussé à ce degré où toute rente de la terre aurait été absorbée et où les biens décidément improductifs ou onéreux auraient été abandonnés à la Nation et aux paysans (et Harmand se défend expressément d'avoir voulu un instant ces conséquences), elle laissait subsister tout le jeu de la propriété, elle laissait se développer toute la puissance du capital.

Mais, ce qui est intéressant dans les vues d'Harmand, ce n'est pas l'application qu'il fait de ses principes. Cette application est toute dominée par les circonstances du moment. Ce qui importe, c'est d'abord qu'il ait songé ‘à inscrire dans la Déclaration des Droits de l'Homme la limitation du droit de propriété. C'est qu'il ait formulé comme un droit de l'homme que le droit de propriété eût des bornes. Ce principe, ainsi inscrit dans la Constitution elle-même, aurait dépassé de beaucoup l'application immédiate qu'Harmand prétendait en faire. A vrai dire, c'est ce principe qui a soutenu toute la législation protectrice du travail. Harmand se sentait ou se croyait isolé. Et il est vrai que la plupart des Conventionnels auraient hésité à donner une forme aussi nette et aussi brutale à leur pensée. Mais beaucoup d'entre eux étaient prêts à interpréter, au fond, le droit de propriété dans le sens d'Harmand.

Robespierre répugnait beaucoup à laisser au droit de propriété un caractère absolu, et sur ce point il y a accord, comme je le montrerai tout à l'heure, entre ses vues et celles d'Harmand. Mais il ne s'exprimait pas avec la même vigueur, et surtout, ce qui distingue la pensée d'Harmand et celle de Robespierre, c'est qu'Harmand, dans sa conception sociale, est beaucoup moins « spiritualiste ». Il insiste beaucoup plus sur la vanité des satisfactions purement idéales, et sur la nécessité d'une réforme matérielle et économique. « La révolution des esprits » lui suffit beaucoup moins qu'à Robespierre, il veut « la révolution dans les choses », c'est-à-dire au fond, dans les rapports sociaux. Mais l'étroitesse de sa conclusion jette sur ses principes mêmes une sorte de défaveur. On dirait, à voir les conséquences assez pauvres qu'il en déduit, qu'il n'a pas attaché lui-même tout leur sens aux formules théoriques qu'il pose d'abord.

 

LES IDÉES SOCIALES DE BILLAUD-VARENNE

La pensée sociale de Billaud-Varenne est bien plus large, plus forte, plus pénétrante. Ce n'est pas seulement une sorte de révolte occasionnelle de l'esprit déterminée par le renchérissement momentané des subsistances, il a sondé les plaies profondes et permanentes d'une société où la propriété de quelques-uns refoule le plus grand nombre dans la misère et la servitude.

C'est dans ses Eléments de républicanisme, dont la première partie parut le 15 février 1793, que Billaud-Varenne développe sa critique sociale. Et tout d'abord il proteste avec une grande force contre la prétendue nécessité qu'il y ait des pauvres ; il réfute le sophisme qui fait de la pauvreté éternelle la condition même de l'activité du peuple et du travail humain.

« Le manœuvre et l'ouvrier, a dit Voltaire, doivent être réduits au nécessaire pour travailler ; telle est la nature de l'homme ; il faut que ce grand nombre d'individus soit pauvre, mais il ne faut pas qu'il soit misérable. »

« De la pauvreté sans misère ! Des malheureux sans malheur ! Quelle incohérence ! Quelle absurdité !... Comment oser prétendre qu'une misère factice soit dans la nature de l'homme quand il se trouve placé au centre de tant de riches productions ! Il a bien assez des maux qui tiennent immédiatement à son essence, sans qu'une politique machiavélique s'étudie encore à grossir le poids de ses calamités par des encouragements donnés à ses oppresseurs ! Quoi ! l'indigence doit être le partage de la multitude ! Certes ce langage est facile à tenir quand on est soi-même du petit nombre de ceux qui nagent dans l'opulence ! Et cependant ce philosophe épicurien, Voltaire lui-même, a-t-il eu besoin de sentir les atteintes de la nécessité pour créer quatre-vingt-onze volumes, lui qui jouissait d'une fortune considérable et qui néanmoins a été l'un des êtres les plus laborieux de ce siècle jusqu'à l'âge de plus de quatre-vingts ans !

« Sans doute l'homme, réduit à la condition d'une bête de somme et contraint de travailler sans relâche avec la certitude de ne jamais recueillir la plus légère portion du fruit de son labeur, refuserait peut-être de se donner tant de peine si la faim ne devenait pas pour lui un stimulant, comme les coups de fouet forcent les victimes de l'avarice espagnole à s'engloutir toutes vivantes dans les mines du Pérou. Mais, rétablissez l'équilibre et, quelque difficiles que soient les tâches de la société, il se trouvera toujours des gens de bonne volonté pour les remplir. Est-il une profession plus fatigante et qui expose la santé et la vie à plus de dangers que le métier de marin ? Cependant à peine le matelot a-t-il mis pied à terre que sans songer à jouir des profits de ses voyages, il brûle de se rembarquer. Il ne faut pas connaître le cœur humain, il faut nous assimiler à la brute qui s'endort machinalement dès que les besoins de première nécessité sont assouvis, pour supposer que l'homme, à son exemple, ne soit mû par les mêmes appétits ! Eh ! qui ne sait pas que les sensations morales ont sur notre être un empire absolu auquel le sauvage lui-même est soumis, puisqu'il se montre sensible à la gloire et qu'il compte les plus beaux de ses jours par ses exploits guerriers ? Qui ne sait pas que l'état de civilisation nous plongeant tous, comme Tantale, dans un fleuve de sensations, il en résulte que les jouissances de l'imagination et du cœur rendent absolument secondaires celles qui sont purement animales.

« ... Les passions, dont notre âme est le siège, ressemblent au choc perpétuel des éléments qui, paraissant tendre à la destruction de l'univers, éternise au contraire sa conservation et sert à féconder tous ses germes productifs. Encore une fois, il faut n'avoir jamais réfléchi sur les effets désastreux de la pauvreté pour s'être permis de la présumer nécessaire. »

Non, cette pauvreté funeste, cette pauvreté paralysante qui, bien loin d'exciter les énergies de l'homme, les stupéfie ou les abat, n'est pas une nécessité. Elle est un obstacle au progrès, bien loin d'en être la condition. Et elle n'est pas une suite nécessaire de la nature humaine. Elle est la conséquence d'un ordre social vicieux qui accumule aux mains de quelques-uns les richesses produites par le plus grand nombre. Elle résulte du défaut de puissance et du défaut de sécurité où le manque de propriété réduit la plupart des hommes.

« La mendicité devient une suite immédiate de l'accumulation des fortunes, puisque ceux qui les possèdent n'ont qu'à fermer la main pour réduire sans ressources quiconque n'a que son génie et ses bras. Et certes, quand on dit à un mendiant : Allez travailler, s'il répond : Procurez-moi du travail, quel reproche amer pour nos institutions sociales ! et dans quel embarras doit-il jeter toute âme sensible ! Mirabeau, dont l'astucieuse scélératesse surpasse encore la supériorité des talents, Mirabeau s'est pourtant trompé en avouant, par un axiome démagogique, qu'il fallait être ou propriétaire, ou mercenaire ou voleur, car il reste une quatrième manière d'exister, qui est celle de mendier son pain : condition si rapprochée du mercenaire qu'elle devient trop souvent son unique patrimoine. Qu'un ouvrier soit sans travail, qu'un artisan tombe malade, qu'un laquais soit congédié, et voilà autant d'individus qui vont bientôt mourir de faim, s'ils ne se trouvent promptement en état de se procurer de l'emploi. C'est pourquoi, lorsque dans les campagnes on ne s'aperçoit pas du manque d'hôpitaux, ils sont devenus indispensables dans ce qu'on appelle des cités florissantes. Il résulte. de cette vérité que les ressources sont cent fois plus circonscrites où réside l'opulence que dans les endroits où siège la médiocrité. L'artisan de luxe, borné à son talent et incapable de remplir toute autre tâche que celle qu'il s'est imposée, devient un être inutile à la société et à charge à lui-même à l'instant que quelque accident personnel ou quelque commotion publique le laissent tout à coup sans occupation. Aussi faut-il le dire à notre honte la mendicité, qui parait avoir été inconnue des anciens, est devenue parmi nous une véritable profession, qui a son jargon, ses règles et ses finesses, et que le père des philosophes français, l'excellent observateur Montaigne a si bien nommée : le métier de la gueuserie. »

A coup sûr Billaud-Varenne s'exagère la sécurité de vie des civilisations anciennes et des périodes purement agricoles. Elles avaient des misères presque infinies et qui, pour être plus dormantes ; n'en étaient pas moins profondes. Mais va-t-il nous proposer je ne sais quelle utopie patriarcale ? Va-t-il nous conseiller un retour à la vie champêtre, à la médiocrité des habitudes et des goûts ? Est-ce par une sorte de renoncement universel qu'il remédie au vice de pauvreté ? Mais d'abord Billaud-Varenne aime ce qu'on peut appeler le grand luxe collectif. S'il a dans l'esprit d'austères souvenirs de Sparte, il a gardé aussi dans les yeux la vision grandiose de cette Rome monumentale avec laquelle les hommes du xviii° siècle, par toutes leurs études, étaient familiers.

Il propose, aussi bien pour ajouter à la noblesse de la vie moderne que pour occuper 'les ouvriers, de vastes et magnifiques travaux publics : que partout la Nation et la cité édifient des amphithéâtres et des aqueducs, ouvrent de larges voies triomphales, vraiment dignes d'un peuple-roi. Mais il ne veut même pas atteindre le luxe privé, et contrarier l'essor de la civilisation industrielle et mercantile. Toute réforme violente, opérée brusquement et à contre-sens du mouvement moderne, ne ferait qu'aggraver la misère qu'elle prétendrait guérir.

« A moins qu'une violente explosion ait tout confondu ou qu'il s'agisse d'organiser une colonie, ce qui, nivelant tous les intérêts, ne laisse prédominer que celui du bien public, le réformateur d'un empire n'a plus qu'une Constitution à tracer. Il doit la combiner de telle manière qu'elle assure le retour à la félicité générale, sans néanmoins produire un bouleversement subit et convulsif, qui rendrait ses efforts inutiles et compromettrait l'existence de tout le monde, et qui peut-être l'exposerait lui-même à devenir la première victime de sa folie... Ce serait, par exemple, une première erreur que d'avoir recours aux lois somptuaires pour faire disparaître les dangers du luxe. Car cette mesure, sans attaquer le mat à sa racine, se réduit à en effacer momentanément les apparences. Tout règlement prohibitif devient un aiguillon, une amorce qui, doublant le prix de la chose prohibée, accélère la transgression... Et puis, la proscription formelle et soudaine des arts qui ne sont pas purement mécaniques, dans un Etat où le commerce est devenu une branche nécessaire, produit une commotion qui peut tout ruiner, en paralysant d'un seul coup tous les bras employés dans les ateliers, ce qui porterait au dernier terme la misère et le désespoir, quand il faut songer au contraire à restreindre le nombre des malheureux. Tout se tient dans l'ordre politique, et si l'agriculture est la base principale de la prospérité, le commerce devient le premier agent de l'agriculture ; c'est lui qui fait valoir ces manufactures utiles où la laine, le lin, la soie même sont ouvragés. C'est lui qui porte à l'étranger les productions territoriales de toute espèce. C'est lui qui procure les matières premières sur lesquelles l'industrie s'exerce et se perfectionne. C'est lui en un mot qui, facteur de nation à nation, communique par une grande circulation de numéraire, l'activité et l'aisance, et compense chez un peuple nombreux l'inégalité ou le manque de propriété foncière devenue insuffisante pour que chacun en ait une portion convenable.

« Sans doute, il serait mieux, il serait plus décidément favorable qu'une nation pût être purement agricole. Alors l'accroissement des fortunes particulières étant moins facile, leur niveau assurerait d'avantage le règne de l'égalité et de la liberté. Mais, quand une fois tous les peuples sont arrivés à une distance si incommensurable de cette condition primitive, quand chaque empire se trouve entamé et resserré par d'autres peuples commerçants et avancés dans les sciences, dans la politique et dans les arts, quand au sein d'un Etat il s'est élevé des villes qui ne peuvent subsister qu'à l'aide de l'industrie, ce serait proposer une subversion totale, ce serait vouloir qu'on mît le feu à toutes les cités, ce serait, par conséquent, demander l'impossible et manquer infailliblement son but, que de prétendre faire admettre un système évasif et impraticable. Le tribun Philippe prophétisa la chute certaine de l'empire romain, lorsqu'il annonça au peuple qu'il n'existait pas dans la république deux mille propriétaires. Mais aussi il tendait à en précipiter l'écroulement en demandant, pour prévenir ce malheur, que les terres fussent également partagées entre les citoyens. Les lois agraires dans leur véritable acception pouvaient être accueillies par une nation qui, plongée dans la misère, verrait avec enthousiasme ce qui paraîtrait lui promettre un meilleur sort. Mais, dans l'ordre public, politique, c'est une belle chimère, et celui qui les propose ne peut être qu'un fourbe qui cherche à accaparer la faveur du peuple, ou un ignorant qui n'a jamais approfondi les effets de la civilisation. »

Donc, pas d'utopie réactionnaire et pas de morcellement légal du sol. Mais comment, dans nos sociétés compliquées, essentiellement agricoles, mais marchandes et industrielles aussi, habituées aux raffinements du luxe, aux délicatesses de la vie, comment assurer, non pas un impossible nivellement, mais une suffisante égalité ? Billaud-Varenne propose deux grandes mesures, l'une plus particulièrement applicable à la propriété foncière, l'autre à toutes les formes de la richesse.

« Différentes opérations- sont nécessaires pour atteindre ce résultat. La première est de déclarer que nul citoyen ne peut posséder désormais, dans un cercle déterminé par la Constitution, plus d'une quantité fixée d'arpents de terre. »

Cette loi n'aura pas seulement pour effet d'empêcher l'accumulation de la fortune et de l'influence territoriales. Elle assurera une meilleure exploitation du sol :

« Toujours, on distingue au premier coup d'œil le champ du laboureur de celui qu'on nomme le bourgeois, quoique travaillé pourtant par les mêmes bras. Dans les guérets du paysan, c'est une terre plus profondément fouillée. »

Evidemment, Billaud-Varenne est dominé à l'excès par l'idée que la fortune de la France est surtout territoriale : il ne parait pas prévoir l'influence oligarchique que pourront conquérir les capitalistes du commerce et de l'industrie, car pourquoi limiter la propriété foncière et ne pas limiter la propriété mobilière ? Il est vrai que l'essor de la production industrielle, qui suppose dans la société moderne l'accroissement indéfini des capitaux, serait beaucoup plus contrarié par cette limitation que ne le serait la production agricole par la limitation légale des surfaces possédées.

Billaud-Varenne ne voulait pas marquer une limite à l'accroissement total des fortunes, puisque le cultivateur qui aurait réalisé des bénéfices sur son domaine limité pourrait verser ces bénéfices dans des entreprises industrielles que la loi, dans son système, ne bornait pas. Le souvenir de la puissance sociale abusive des propriétaires fonciers d'ancien régime, la peur de livrer la subsistance même du peuple à une oligarchie de grands possédants, déterminaient sans doute Billaud-Varenne à soumettre la propriété agricole i un régime spécial. Mais, voici que par une autre voie il ramène toute la fortune, mobilière et immobilière, sinon aux lois rigoureuses de l'égalité absolue, du moins à de sages proportions.

C'est par une conception hardie et par un emploi vraiment socialiste de l'héritage que Billaud-Varenne veut prévenir la trop grande inégalité de fortune et assurer à tous les citoyens un minimum de vie et d'indépendance. C'est, je crois, ce qui, en dehors du communisme, a été proposé de plus vigoureux dans le sens égalitaire et social.

« Après avoir attaqué le monopole des propriétés dans la partie des ventes et des acquêts, cette réforme resterait imparfaite si elle n'était pas suivie dans toutes ses ramifications. »

Il faut, en premier lieu, supprimer les abus de la liberté testamentaire, qui permet de favoriser un des héritiers et de maintenir ainsi la concentration des fortunes, que le vœu de la nature aussi bien que l'intérêt de la société tendent, au contraire, à diviser.

« J'ai souvent entendu parler de la représentation à l'infini comme du système qui pourrait le mieux atteindre ce but. »

Qu'on appelle au partage égal tous les héritiers directs et, s'ils sont morts, tous les descendants de ces héritiers substitués au droit initial, et les héritages iront en se disséminant. Mais quoi ! on aura réalisé ainsi un peu plus d'égalité entre les membres des familles possédantes ; qu'importe à ceux qui n'ont pas de propriété ? Mais ceux-là (et c'est l'originalité de son système), Billaud-Varenne les appelle à recueillir une part des successions, qui s'ouvrent chaque année, par une combinaison originale et profonde. Il suppose, quel que soit le nombre des enfants qui doivent hériter, que ce nombre est de cinq. Si le père ne laisse que trois enfants, le partage se fera comme s'il y en avait cinq. Les trois enfants recevront les trois cinquièmes de la succession ; mais le reste sera censé appartenir à deux enfants de familles pauvres.

Ainsi les familles pauvres auront une part de succession dans tous les héritages, quand le nombre des héritiers naturels ne sera pas de cinq. et au-dessus. Bien -mieux, la part maxima de chacun des héritiers naturels sera fixée à vingt mille francs ou, dans certains cas, à vingt-cinq mille, quelle que soit la fortune du père. Et tout le reste appartiendra à la Nation qui en constituera le fonds d'héritage des pauvres.

« Le nombre de cinq attribué à chaque famille n'a donc de rapport qu'à la distribution des héritages et les pères ne connaîtront même pas les individus étrangers qui auront quelque part à leur succession. Voici l'aperçu de cette opération qui, n'ayant pour but que d'atténuer les grandes fortunes, ne doit porter que sur elles. Qu'on fixe d'abord un maximum pour les enfants des riches, que chaque lot dans l'héritage le plus considérable ne pourra dépasser. Et, comme l'accroissement de la population doit coïncider avec le soulagement des pauvres, qu'on accorde une quote-part plus juste aux membres d'une famille excédant le nombre de cinq. Par exemple, pour ceux-ci et au-dessous, le taux peut être de vingt mille livres. Ainsi, un père possesseur de cent mille francs n'a que trois enfants : hé bien ! il reste à sa mort quarante mille livres à partager entre des enfants tirés de la classe des indigents. S'il en a quatre, ce n'est plus que vingt mille francs. Mais, lorsqu'avec une fortune plus étendue sa famille surpassera la quantité d'individus déterminée par la loi, dans ce cas le maximum sera de vingt-cinq mille livres, et le surplus restant après chaque portion des enfants prélevée, rentrera dans la masse de la succession nationale. Enfin, à l'égard du -citoyen qui mourra sans avoir d'enfants, tous ses biens seront dévolus aux héritiers de la Patrie. De cette manière, loin d'enchaîner l'émulation et l'activité, elles se trouvent aiguisées. » De la sorte, un certain niveau d'égalité s'établira insensiblement dans les fortunes et un esprit de sage conservation pénétrera dans le peuple lui-même, intéressé au maintien d'un ordre social qui l'assure contre la misère et à la croissance de fortunes dont il aura sa part.

« Le malheureux cessant, à la faveur d'une législation bienfaisante et juste, d'être sacrifié dès le berceau par la disproportion abusive et vexatoire des richesses, sera appelé à partager des biens sur lesquels, en sa qualité de membre du corps social, il a pareillement une mainmise incontestable. D'ailleurs, pour augmenter de plus en plus les effets inappréciables de ce retour au droit naturel et civil, on réduirait, pour l'héritier national, sa portion à la somme dont il a strictement besoin pour se mettre en mesure de s'occuper utilement. Ce n'est pas une fortune qu'il faut d'emblée à celui qui commence, puisque dans cette hypothèse, au lieu d'enflammer son zèle, on provoquerait sa paresse, c'est-à-dire sa perversion. Mais, ce sont les avances indispensables pour commencer l'exercice d'une profession et mille écus donneraient une multiplicité de lots qui, étendant à l'infini la division des fortunes, restitueraient au travail, aux vertus, à la félicité, une foule de nécessiteux qui ne languissent dans l'oisiveté, dans le vice et dans la paresse, que faute d'avoir eu dès le principe de quoi faire valoir leurs talents paralysés ; tout cela est compris dans le mot d'un financier. « Ce n'est pas ni cent mille écus ni un million qui sont difficiles à gagner, mais la première somme de cinq pistoles. »

Ayant ainsi exposé son système, Billaud-Varenne s'indigne contre ceux qui, au nom de la propriété et de son droit, s'opposeraient précisément à son extension.

« Quoi ! c'est la partie laborieuse du peuple qui gémit toute sa vie dans le dénuement ! Ce sont les bras à qui l'on doit toutes les productions de la terre, de l'industrie, qui se laissent arracher le nécessaire ! Un cri s'est fait entendre : « Guerre aux châteaux ! Paix aux chaumières ! » Ajoutons-y la consécration de cette règle fondamentale : Point de citoyen dispensé de se pourvoir d'une profession ! Point de citoyen dans l'impossibilité de s'assurer un métier ! Et dès ce moment une activité universelle va soustraire l'homme à toutes les calamités qui le persécutent et lui restituer sa première et véritable condition : celle de gagner sa vie à la sueur de son front.

« Vous qui parlez sans cesse du droit de possession, répondez : en est-il une plus sacrée que celle qui réside dans la faculté obligatoire de travailler ? Comment se fait-il donc que celui qui se donne, le plus de mal se trouve être le plus misérable ? Oter à l'homme tous les moyens de s'occuper, n'est-ce pas lui ravir cette même propriété ? Locke a dit : « C'est le travail qui constitue la propriété. » Cette pensée n'est juste qu'autant que la possession elle-même est réellement le fruit du travail. Mais, dans nos mœurs et d'après nos coutumes iniques et abusives, il n'est point de principe plus contraire aux faits existants que celui-là. Car ce sont positivement ceux qui travaillent le moins qui se trouvent saisis de toutes les richesses.

« Si le droit de propriété est inviolable, ce principe doit avoir son application au profit de tous les êtres qui composent la Nation, et c'est arguer de prétentions non moins illégitimes qu'entachées de mauvaise foi, que de vouloir retenir exclusivement la masse des possessions dans la main d'une minorité au détriment de l'ensemble. »

Billaud-Varenne formule donc pour tous les hommes le droit à la vie, le droit au travail, le droit à la propriété par une participation légale à « la succession nationale ». S'il n'y avait toujours quelque chose de factice à appliquer à une période de l'évolution intellectuelle et sociale des termes qui n'ont apparu que plus tard, je dirais que le système de Billaud-Varenne est une sorte de collectivisme individualiste. C'est du collectivisme en ce sens que la nation constitue un grand fonds collectif sur lequel tous les travailleurs ont une « mainmise », une hypothèque permanente. Ou plutôt les travailleurs, les pauvres, ceux qui n'ont « d'autre propriété que leur génie ou leurs bras », ont une hypothèque_ permanente sur toute la fortune nationale. Ce n'est, iJ est vrai, qu'une seconde hypothèque, puisque les enfants, héritiers naturels des possédants, recevront d'abord une portion définie par la loi. Mais il est sûr que dans un très grand nombre de cas les non-possédants viennent en partage des successions ouvertes. La fiction par laquelle chaque chef de famille est supposé avoir cinq enfants n'individualise pas le droit collectif de la classe ouvrière : ce n'est pas tel ou tel enfant déterminé des familles pauvres qui est investi d'un droit particulier sur un héritage particulier ; c'est la totalité des famille pauvres qui, en vertu d'une adoption sociale impersonnelle, entre en possession d'une part d'héritage ; c'est une « succession nationale » qui est ouverte.

C'est là évidemment une conception collectiviste. On peut même dire, en un sens détourné, que la Nation, dans le système de Billaud-Varenne, est propriétaire des moyens de production, puisque ce fonds collectif de la succession nationale est employé à donner aux pauvres les avances nécessaires à leur établissement agricole ou industriel. Mais ce collectivisme est individualiste, parce que le mode d'exploitation et de production, reste individuel, parce que Billaud-Varenne ne conçoit la société que comme l'agglomération de nombreux petits domaines, de nombreux petits ateliers. Il laisse subsister la concurrence, le travail parcellaire. Il ne paraît même pas avoir l'idée de la grande exploitation communiste et de la grande propriété commune qui en serait la base et le moyen.

Et je dirai de son système qu'il est le suprême effort du socialisme avant qu'il se transforme en communisme. C'est la plus curieuse synthèse que je connaisse de la tendance égalitaire et socialiste et d'un ordre social individualiste et morcelé. Au demeurant, il prépare l'absorption presque complète de l'héritage au profit de la collectivité ; et c'est une vue qui se prolongera dans tous les systèmes vraiment socialistes, dans le saint-simonisme et jusque dans le marxisme : celui-ci, sans doute, allant au fond même des choses, et déduisant les conséquences sociales extrêmes d'une évolution économique à peine ébauchée en 1793, organise surtout le collectivisme de la production. En soi, la question de l'héritage lui paraît secondaire et elle l'est en effet le jour où tous les moyens de production constituent le patrimoine permanent, l'héritage indivisible et indéfectible de tous les producteurs.

Mais, quand le marxisme consent à chercher le moyen de transition et d'application, quand il se demande comment la propriété capitaliste sera transformée en propriété sociale, il est amené à prévoir (avec Vandervelde, avec Kautsky, par exemple) qu'il sera sage d'indemniser les détenteurs actuels, et que c'est un impôt vigoureusement progressif sur l'héritage qui fournira les fonds de cette indemnité. Qu'est-ce autre chose que demander à l'héritage nationalisé ou, comme disait Billaud-Varenne, à la succession nationale, le moyen de fournir à tous les travailleurs leur instrument de travail ? La seule différence, et elle est de forme plus que de fond, c'est que Billaud-Varenne remettait cet instrument à titre individuel et que le marxisme évolutionniste de Vandervelde et de Kautsky le remet à l'ensemble des travailleurs sous forme collective.

Les pensées d'un homme comme Billaud-Varenne et des démocrates révolutionnaires extrêmes qui n'allaient pas jusqu'au communisme mais qui en ouvraient les accès, forment une sorte de trésor ambigu où peuvent puiser également les vrais radicaux et les socialistes. C'est par ces communications historiques et juridiques, c'est par ces galeries dont la Révolution est le nœud que le radicalisme extrême et le socialisme peuvent parfois se rejoindre.

Il y aurait témérité à s'exagérer la valeur de cette tradition à demi commune. Il y aurait aussi un vrai gaspillage de force historique à la méconnaître. Notez bien que la pensée de Billaud-Varenne dépasse sensiblement le niveau de la pensée révolutionnaire en 1793.

Lorsque je recueille les idées les plus hardies de la démocratie de 1793, lorsque je rapproche en une sorte de tableau le communisme de l'éducation de Le Pelletier, le communisme des subsistances d'Harmand, le communisme de l'héritage de Billaud-Varenne, je m'exposerais à éblouir le lecteur si je ne lui rappelais sans cesse que je groupe les formules extrêmes. Mais si ces hommes étaient, en quelque façon, des isolés, s'ils allaient un peu au-delà de leur temps, ils n'étaient pas des excentriques.

Le Pelletier, je l'ai dit, réussit presque, par Robespierre, à imposer son système à la Convention. La doctrine d'Harmand prit corps dans la législation du maximum. Et Billaud-Varenne exerça sur les Jacobins, sur la Convention, sur le Comité de salut public une action si profonde qu'assurément ses conceptions sociales n'avaient pas créé une sorte de divorce entre la Révolution et lui.

Toutes ces idées ne sont pas des semences égarées, jetées au hasard des vents par la fantaisie passagère de la Révolution surexcitée : ce sont des germes qui lentement mûriront et évolueront en formes parfois imprévues dans le tréfond de la démocratie révolutionnaire pénétrée peu à peu de socialisme.

 

LE SYSTÈME D'ANACHARSIS CLOOTS

Plus excentrique, plus extérieure à la Révolution semble la haute pensée d'Anacharsis Cloots. C'est au milieu des rires ironiques et des interruptions de la Convention qu'il lut, à la séance du 26 avril, son fameux manifeste sur la souveraineté une et indivisible du genre humain, sur l'organisation politique unitaire de toute la planète. Ce n'est pas que la Convention y répugnât essentiellement. Elle ne concevait les nations libres que comme des organes d'une même humanité. Mais les vues de Cloots, qui proposait la fusion de tous les peuples en une seule république humaine, en une seule nation dont _les nations présentes ne seraient plus que des sections, « des départements », étaient si lointaines qu'elles semblaient un jeu d'esprit à la plupart des Conventionnels.

De plus, à l'heure où la France révolutionnaire luttait si glorieusement mais si péniblement contre presque toute l'Europe et contre les préjugés des peuples autant que contre la haine des rois, cette sorte de nationalisme humain pouvait paraître à quelques-uns une diversion, ou même un affaiblissement vital du nationalisme révolutionnaire français.

J'imagine que si Cloots fut, dans l'automne de 1793, président des Jacobins, ce fut plutôt à cause de sa passion antireligieuse qui lui valait la faveur de l'hébertisme alors puissant qu'à cause de ses plans d'unité humaine. Mais, ici encore, j'ai le droit de penser qu'il aurait été exclu de la présidence des Jacobins si ses idées avaient scandalisé profondément la Révolution. Au fond elles n'étaient que la formule extrême de la théorie de la propagande révolutionnaire.

S'il était du devoir de la France libre de lutter pour la libération de tous les peuples opprimés par des nobles et des rois, qui ne voit que l'univers humain, ainsi délivré de l'oppression par une seule force, la Révolution, se serait ralliée à cette force comme à son centre vital et politique et qu'il aurait organisé la Fédération unitaire des nations libres ?

On peut dire (si peu girondin que fût Cloots) que la Gironde, qui avait un moment étreint le monde dans son espérance, reconnaissait en lui un des siens quand Rabaut Saint-Etienne écrivait :

« Il a paru en France un de ces hommes qui savent s'élancer du présent dans l'avenir : il a annoncé que le temps viendrait où tous les peuples n'en feraient qu'un et où les haines nationales finiraient ; il a prédit la République des hommes et la Nation unique ; il s'est fièrement appelé l'orateur du genre humain et a dit que tous les peuples de la terre étaient ses commettants ; il a prévu que la Déclaration des Droits, passée d'Amérique en France, serait un jour la théologie sociale des hommes et la morale des familles humaines, vulgairement appelées nations. Il était Prussien et noble et il s'est fait homme. Quelques-uns lui ont dit qu'il était un visionnaire, il a répondu par ces paroles d'un écrivain philosophe : « On ferait un volume des fausses maximes accréditées dans le monde ; on y vit sur un petit fonds de principes, dont fort peu de gens se sont avisés de reculer les bornes. Quelqu'un ose-t-il prendre l'essor et voir au-delà ; il effraie, c'est un esprit dangereux ; c'en est tout au moins un bizarre. »

Sur quoi Cloots fondait-il l'espérance de cette unité humaine qu'il annonçait pour un avenir très prochain et qu'il voulait prévoir et organiser d'avance dans un plan général de Constitution applicable à tous les peuples réconciliés ? Sur trois idées essentielles. D'abord les Droits de l'Homme, ayant un caractère universel, ont nécessairement des effets universels et une application universelle ; bien mieux, leur application n'est complète en un point du monde que si elle s'étend au monde entier ; car les précautions que la liberté isolée d'une patrie étroite est obligée de prendre contre la servitude menaçante et envahissante des autres patries pèsent sur la liberté de la première. En second lieu, la nature physique du globe n'offre pas plus d'obstacles infranchissables que la nature humaine n'offre de différences irréductibles ; la nature physique a, comme la nature morale, un caractère d'homogénéité, de continuité, de pénétrabilité qui permet l'échange perpétuel des produits comme la communication incessante des idées et le mouvant équilibre des volontés égales. La diversité des climats et des productions ne s'oppose pas plus à l'unité économique du genre humain qu'à son unité politique.

Enfin, la négation systématique du Dieu transcendant et des formes multiples et contradictoires, où ce Dieu se déguise selon les religions, complétera l'unité humaine en abolissant les superstitions ennemies qui s'élèvent comme des barrières ensanglantées entre les nations et les races. Les religions séparent : l'athéisme, négation fondamentale des religions, réunira. Ou si les hommes éprouvent le besoin de coordonner leurs affections dispersées et leurs pensées multiples en un acte unique de haute intelligence et d'adoration, s'il leur plaît de se représenter le tout et de l'appeler Dieu, le Dieu qu'ils adoreront sera la Nature immense, qui affirme sa continuité par le déroulement infini du temps et de l'espace, qui affirme son unité par la correspondance et l'action réciproque de toutes ses forces : et, dans cette unité de la nature, ils adoreront une unité plus immédiate, l'humanité une, le Peuple-Dieu.

Ainsi transformée et identifiée à son véritable objet, qui est la Nature immense, éternelle et une, la religion elle-même deviendra une puissance d'unité : et l'unité humaine sera fondée sur une triple base juridique, économique et religieuse : universalité du droit, universalité de l'échange, universalité de la croyance ; une sorte de panthéisme juridique, moral et cosmique enveloppera dans son unité les libres diversités humaines.

Voilà le thème magnifique que Cloots développe à la tribune de la Convention avec une force et une richesse de pensée admirables, où Rousseau et Adam Smith, Diderot et Humboldt, Helvétius et Spinoza semblent contribuer, et avec d'étonnantes ressources de langage :

« L'individu ne saurait être libre tout seul ; un petit nombre d'individus ne sauraient rester libres longtemps. Nous ne sommes pas libres si des barbaries étrangères nous arrêtent à dix ou vingt lieues de notre manoir, si notre sûreté est compromise par des invasions, si notre repos est troublé, notre revenu grevé par des forces militaires, si notre commerce est interrompu par des hostilités, si notre industrie est renfermée dans le cercle étroit de tel ou tel pays. Nous ne sommes pas libres si un seul obstacle moral arrête notre marche physique sur un seul point du globe. Les Droits de l'Homme s'étendent sur la totalité des hommes. Une corporation qui se dit souveraine blesse grièvement l'humanité, elle est en pleine révolte contre le bon sens et le bonheur ; elle coupe les canaux de la prospérité universelle ; sa Constitution manquant par la base sera contradictoire, journalière et chancelante. De ces données incontestables résulte nécessairement la souveraineté solidaire, indivisible, du genre humain ; car nous voulons la liberté plénière, intacte, irrésistible, nous ne voulons pas d'autre maître que l'expression de la volonté générale, absolue, suprême. Or, si je rencontre sur la terre une volonté particulière qui croise l'instinct universel, je m'y oppose ; cette résistance est un état de guerre et de servitude dont le genre humain, l'être suprême, fera justice tôt ou tard.

« Les attributs d'une divinité fantastique appartiennent réellement à la divinité politique. J'ai dit et je le répète, que le genre humain est Dieu et que les aristocrates sont des athées. C'est le genre humain régénéré que j'avais en vue, lorsque j'ai parlé du Peuple-Dieu dont la France est le berceau et le point de ralliement. La souveraineté réside essentiellement dans le genre humain tout entier ; elle est une, indivisible, imprescriptible, immuable, inaliénable, impérissable, illimitée, absolue, sans borne et toute puissante ; par conséquent deux peuples ne sauraient être souverains, car en se réunissant, il ne reste plus qu'un seul souverain indivisible ; donc, aucune réunion partielle, nul individu ne peut s'attribuer la souveraineté...

« Règle générale, partout où vous trouverez des lois qui blessent les Droits de l'Homme, des lois accidentelles qui contrarient les lois éternelles, partout où vous verrez les ports et les havres fermés à notre commerce, ainsi que les chemins et les canaux prohibés, ' luttez contre l'erreur si c'est un pays libre, contre le tyran si c'est un pays despotique, contre les aristocrates si c'est un pays oligarchique... Une portion du genre humain ne saurait s'isoler sans être rebelle et le privilège dont elle se targue est un crime de lèse-démocratie... Une fraction de la grande famille ne saurait s'emparer de la faculté souveraine, de la faculté de vouloir absolument, irrésistiblement, sans un démenti formel au genre humain. La souveraineté d'une république de Raguse est aussi dérisoire que celle d'un roi Louis-Capet. Deux hommes ou deux peuples isolés sur la terre pourront se croire souverains ; mais, au moment du contact, au premier signal des Droits de l'Homme, il n'y a plus qu'une volonté absolue dans le monde... Détrônons les fractions sociales.

« Mon aversion pour le morcellement du monde provient d'un problème dont la solution m'appartient. Je me suis demandé pourquoi les Italiens de Gênes et de Venise s'armaient et se battaient pour la moindre altercation, pendant que les Français de Marseille et de Bordeaux accommodaient leurs différends par une simple procédure. N'est-il pas évident que l'ignorance de la volonté universelle est la cause immédiate de toutes les guerres ? Deux familles indépendantes de la loi commune en viendront nécessairement aux mains pour la lisière d'un champ, le lit d'un ruisseau, la plantation d'un arbre, la construction d'un mur. Chacun étant juge et partie, il faut se battre à outrance malgré les inclinations les plus pacifiques. Le droit du plus fort, le droit de conquête, les commotions hostiles sont les conséquences funestes de l'oubli des Droits de l'Homme.

« ... Une opinion trop généralement répandue en France, c'est de placer de petites républiques entre nous et les tyrans, pour éviter les horreurs de la guerre. Cette opinion tient aux vieilles idées aristocratiques de l'influence et de la protection ; c'est-à-dire que nous permettrons à ces républiques de faire tout ce qu'il nous convient ; malheur à elles si leur industrie contrarie la nôtre : nous serons jaloux de leur commerce, de leurs manufactures, de leurs pêcheries.

« Nos barrières les cerneront, la contrebande provoquera des rixes, nous aurons de part et d'autre des commis, des soldats, des citadelles, des camps, des garnisons, des escadres. Mais, dira-t-on, nos voisins libres auront pour nous un amour inaltérable : ils exerceront lucrativement leur industrie, en se reposant, pour leur défense, sur nos armes et nos forteresses et nos trésors. C'est-à-dire que leur industrie tuera la nôtre, car la main-d'œuvre ne sera pas chère dans un pays dont la défense publique retombera en grande partie sur nous. Il faudra donc recourir au système prohibitif à moins de faire payer un tribut direct à nos chers et aimés voisins ; or, un peuple tributaire n'est pas libre. Il est donc démontré que ces républiques seraient moins libres que nos départements. Et notre bonheur matériel en souffrirait d'autant plus que les tyrans, les aristocrates se mêleraient de nos querelles, en appuyant, comme de raison, le plus faible contré le plus fort. Le commerce est la principale cause des dissensions humaines ; or, les républiques sont plus commerçantes que les royaumes. N'ayons pas de voisins si nous ne voulons pas avoir d'ennemis. Ennemis et voisins sont termes synonymes dans les langues anciennes. Un peuple est aristocrate à l'égard d'un autre peuple : les peuples sont nécessairement méchants, le genre humain est essentiellement bon, car son égoïsme despotique n'est en opposition avec aucun égoïsme étranger. La république du genre humain n'aura jamais dispute avec personne, car il n'y a point de pont de communication entre les planètes. (Rires.)

« Ducos. — Je demande la réunion de la lune à la terre.

« Anacharsis Cloots. — Oui, la république du genre humain n'aura jamais de guerre avec personne, car il n'y a point de pont de communication entre la terre et les planètes. (Nouveaux rires.)

« Ducos. — Rappelez à l'ordre ce fédéraliste. (Rires.)

« Anacharsis Cloots. — Rome et Albe, Gênes et Pise, Bologne et Modène, Florence et Sienne, Venise et Trieste, Marseille et Nice, Metz et Nancy, Amsterdam et Anvers, se portaient une haine dont les historiens et les poètes nous ont transmis les relations lamentables. J'ai observé, dans mes longs voyages, que chaque ville donne des sobriquets odieux ou ridicules aux villes voisines ; cet acharnement se fait aussi remarquer dans les campagnes ; et, si vous voyez deux ou trois personnes assises devant la porte de leur maison, vous pouvez parier que la conversation n'est pas au profit du voisin. Voulons-nous rétablir la paix sur notre continent ? Faisons pour l'Europe ce que nous avons fait pour la France. Eclairons les hommes, délivrons-les de leurs erreurs ; et la haine naturelle entre voisins se changera en amour pour la loi commune qui, toujours impassible, ne fléchira pas sous la fougue des passions locales... Consultez tous les aristocrates de l'univers ; consultez les marchands privilégiés ; consultez les pirates et les contrebandiers ; consultez les transfuges criminels ; consultez les ambitieux patelins qui veulent multiplier les fonctions pour jouer un rôle avec le manteau d'un bourgmestre, avec les cartons d'un secrétaire d'Etat, avec le diplôme d'un ambassadeur, avec l'épée d'un général ; consultez les hommes qui méconnaissent les intérêts du peuple, ils vous détourneront du nivellement départemental ; ils vous conseilleront le pernicieux système du poly-républicanisme. Un département n'est pas sous la dépendance d'un autre département, mais une petite république sera plus ou moins sous la protection d'une grande république ; or, voilà un germe d'aristocratie dont les développements coûteront cher aux protecteurs et aux protégés.

« Tout se nivelle, tout se simplifie, toutes les barrières tombent et l'immense attirail qui gêne l'action du gouvernement disparaît avec les fédérations nationales. Supposons un instant que la France fût une île inconnue au reste du monde ; son gouvernement délivré des inquiétudes vicinales, serait d'une simplicité admirable. La législature deviendrait moins nombreuse et le Comité exécutif aurait des vacances. Eh ! bien, le globe que nous habitons est une ile médiocre qui flotte autour du soleil. Calculez d'avance le bonheur dont jouiront les citoyens lorsque l'avarice du négoce et les jalousies du voisinage seront contenues par la loi universelle, lorsque les ambitions inciviques seront éclipsées par la majesté du genre humain...

« Oui, citoyens, l'univers sera un jour aussi jaloux de l'unité du genre humain que vous l'êtes maintenant de l'unité de la France.

« ... La nature a donné à tel pays du vin, à tel autre du blé ; un pays occupe le haut d'un fleuve ; un autre en occupe les bouches. Tout se détériore en élevant un mur entre le pays de la vigne et le pays du blé, entre la montagne des sources et la plaine des embouchures, entre les pressoirs de l'huile et les mamelles de la génisse. Par exemple, les pacages de la Hollande et les guérets de la Beauce, et les graves de Bordeaux et les coteaux de la Provence ne sauraient s'isoler sans se faire un tort mutuel ; et comme toutes les rivières, les fleuves et les mers communiquent ensemble naturellement, c'est à nous de multiplier ces communications par des chemins et des canaux et non pas de les interrompre par des constitutions, des frontières, des forteresses, des escadres. Imitons la nature si nous voulons être ses heureux enfants... Les prétendues barrières naturelles, qui s'opposent à cette union désirable, sont des barrières aussi fragiles que factices. Les Alpes et les Pyrénées, le Rhin et l'Océan, dans les siècles ténébreux n'ont pas été des barrières pour les Carthaginois et les Romains, pour les Grecs et les Scythes, pour les Celtes et les Normands ; et on nous répétera un adage que nos possessions dans les deux Indes réfutent tout aussi victorieusement que des armées d'Annibal et de César, de Charlemagne et de Charles-Quint. Nous recevons chaque jour sur la Seine qui coule dans le centre des climats, à égale distance du pôle et de la ligne, nous recevons, dis-je, des courriers et des avisos de Rome et de Dublin, de Lisbonne et de Pétersbourg, de Boston et de Batavia ; et l'on nous parle encore des barrières naturelles de la France !

« Nous voyons à Paris, à Londres, à Madrid, à Amsterdam plaider la cause d'un Persan, d'un Chinois, d'un Indien, d'un Péruvien, d'un Turc, d'un Cafre, d'un Arménien. On discute en Europe les intérêts des habitants des antipodes et l'on doutera si une assemblée représentative des deux hémisphères peut exister pour le bonheur permanent de l'humanité ! Je ne connais de barrière naturelle qu'entre la terre et le firmament. »

Oui, et que l'évanouissement de la grande superstition de Dieu qui se brisait en superstitions discordantes et ennemies, laisse apparaître l'unité de la nature humaine, l'unité de la science et de la raison.

« Les réformateurs indiens, chinois, égyptiens, hébreux et chrétiens se sont étrangement abusés en prêchant les prétendus droits de Dieu. Ils ont dit que nous étions égaux devant Dieu et que la fraternité universelle découlait de la fraternité céleste. Cette erreur grave engendra le plus affreux despotisme sacerdotal et royal. Les chaînes s'appesantirent sous la main d'une foule de pères en Dieu qui furent sacrés, mitrés, couronnés au nom du Père Eternel. On ôta la souveraineté au genre humain pour en revêtir un prétendu souverain dans le ciel, dont les représentants sur terre étaient des rois, des empereurs, des papes, des lamas, des bonzes, des bramines et tant d'autres officiers ecclésiastiques et civils. L'erreur enfante des millions d'erreurs pendant que la vérité n'enfante que la vérité unique. De là l'harmonie d'une assemblée nationale universelle ; de là les schismes, les hostilités, les anathèmes des saints conciles œcuméniques. La raison qui guide les géomètres dans une seule et même route, malgré la distance des lieux, des temps, des langues et des coutumes, dirigera tous les hommes vers un centre commun lorsque la représentation nationale sera ôtée aux puissances célestes, aux oints du Seigneur, lorsque le genre humain sera réintégré dans ses droits imprescriptibles.

« Les différentes espèces d'aristocratie sont des émanations d'une divinité imaginaire. J'ai prouvé dans différents écrits que Dieu n'existe point. Les hommes qui admettent cette chimère doivent se tromper non moins lourdement sur beaucoup d'autres objets ; et, à défaut de jugement, cette maladie morale est déplorable. Cela donne la clef de toutes les duperies dont les charlatans affligent l'humanité. Celui qui admet un Dieu raisonne mal et ce mauvais raisonnement en produit d'autres. Ne soyez pas l'esclave du ciel si vous voulez être libre sur la terre. Il faut à la République de bons raisonneurs. Tel homme est Feuillant par le même défaut mental qui le rend théiste. Je défie que vous connaissiez bien la nature de la sans-culotterie si vous admettez une nature divine ou plastique. Quiconque a la débilité de croire en Dieu ne saurait avoir la sagacité de connaître le genre humain, le souverain unique. Prenez les hommes un à un, vous gémirez sur leur ineptie ; prenez-les en masse et vous admirerez le génie de la nature. Nous sommes étonnés chaque jour des prodiges du peuple libre ; c'est que le peuple, la collection des individus, en sait plus qu'aucun individu en particulier, et quand ce peuple sera composé de la totalité des humains, on verra des prodiges bien plus étonnants. Les têtes faibles qui voudront un dieu en trouveront sur la terre, sans aller chercher je ne sais quel souverain à travers les nuages. Les croyants disent que le monde ne s'est pas fait lui-même et certainement ils ont raison ; mais Dieu non plus ne s'est pas fait lui-même, et vous n'en conclurez pas qu'il existe un être plus ancien que Dieu. Cette progression nous mènerait à la tortue des Indiens. La question sur l'existence de Dieu (Théos) est mal posée, car il faut savoir préalablement si le monde (cosmos) est un ouvrage. Demandez donc la question préalable, et vous passerez à l'ordre du jour dans le silence de vos adversaires stupéfaits.

« La comparaison de l'horloge et de l'horloger dont les théomanes éblouissent les simples, est un tour de gibecière morale que la réflexion peut apprécier à sa juste valeur. Voilà une montre, un palais, un obélisque, je ne vois rien de semblable dans le règne animal, ou végétal, ou minéral. Je ne retrouve pas ici les lois de la génération et de la végétation ; et, à défaut de la nature, j'ai recours à l'art, à la main de l'homme, pour expliquer l'existence de la montre, du palais et de l'obélisque. Je sais qu'un tableau, un poème, une tragédie ne croissent pas comme des champignons ; je sais que le peintre et le poète qui copient la nature agissent différemment que l'homme qui fait un enfant ; mais cette différence ne me fera pas adopter une similitude entre l'architecte de ma maison et le prétendu architecte de la nature. Evitons le cercle vicieux. Nous avons la manie des comparaisons ; cette manie a donné lieu à la chimère divine, comme si la nature, source féconde de toute comparaison, pouvait être comparée. Mais la nature est aveugle, comment peut-elle produire des êtres clairvoyants ? Cette objection tombe d'elle-même, car la nature ne produit rien ; tout ce qui la compose existe éternellement ; ce que nous appelons vulgairement l'enfant de la nature est aussi vieux que sa mère. N'allons pas expliquer l'existence d'une nature incommensurable par l'existence d'une autre nature incommensurable. Vous cherchez l'Eternel hors du monde, et je le trouve dans le monde. Je lue Contente du Cosmos incompréhensible, et vous voulez doubler la difficulté par un Théos incompréhensible... »

Et Cloots, en note de son discours, rappelle ce qu'il a dit de l'âme dans son Testament philosophique :

« Notre âme est une chimère aussi ridicule que le fantôme appelé Dieu... Un brin d'herbe a beaucoup de rapport avec l'homme le mieux organisé. Ensevelissez-moi sous la verte pelouse pour que je renaisse par la végétation ; métempsycose admirable dont les mystères ne seront jamais révoqués en doute. Mais je n'aurai pas le souvenir de mon existence première ; et que m'importe pourvu que j'existe agréablement ! Il ne s'agit pas ici de récompenses ou de peines théologiques ; je consulte la nature qui me dit de mépriser la théologie. La nature est une bonne mère qui se plaît à voir naître et renaître ses enfants sous des combinaisons différentes. Un profond sommeil ne laisse pas que d'avoir son mérite. »

Or, pendant que Cloots développait toute sa conception (athée ou panthéiste), pendant qu'il produisait l'unité humaine de l'unité cosmique, la Convention ou s'étonnait ou protestait en riant. Les railleries, les rappels à la question abondèrent. Que nous veut ce rêveur qui crée une République universelle, une République planétaire, à l'heure où l'étroite République française est en péril, et risque de sombrer dans le chaos humain ? Est-ce cette métaphysique que les soldats emporteront à la frontière menacée ? Les hommes du siècle étaient habitués aux larges horizons : et, par Fontenelle, par Newton, par Voltaire ; par Buffon et Diderot, ils s'étaient familiarisés avec le vaste univers. Ce fut pourtant une surprise pour eux et presque un scandale quand Cloots, devant la grande assemblée qui portait en elle le pesant orage de la terre, marqua le point de vue sidéral et hautain, d'où la diversité des peuples et des races se fondait pour le regard en une continuité humaine doucement nuancée. Hautain ? Non ; ce n'est pas en curieux, ce n'est pas en observateur détaché et lointain que Cloots regarde les hommes et les nations : il s'éloigne et s'élève juste assez pour mieux voir leur unité. Mais la Convention ne voulut pas dissiper sa pensée, son regard, ses efforts dans le vaste horizon cosmique. Elle ne voulut même pas les répandre sur toute la surface planétaire : elle préservait le champ de France, les sillons tourmentés où germaient les espérances prochaines et, au-dessus de ce champ étroit et sacré, elle voyait luire la rouge étoile de Mars. Pourtant, ce grand visionnaire de Cloots n'était pas un rêveur. Il voyait plus loin que la réalité présente, mais dans le sens du mouvement humain. Dans son anticipation d'un monde où le libre échange universel unifiera et harmonisera tous les intérêts, il prélude au vaste optimisme des économistes. Mais il a une vue plus réaliste et plus complète et sa pensée est moins abstraite que la leur. Elle est plus complète aussi et plus riche que la pensée de la Révolution.

Les économistes ont cru que du libre-échange des produits résulterait peu à peu l'harmonie des Etats et que la paix politique serait l'effet des communications économiques. Ils n'ont pas assez vu que chaque Etat restait comme' une force d'égoïsme et de répulsion. Ils n'ont pas pressenti que les Etats constitués, clos, antagonistes, seraient utilisés comme des instruments de combat et comme des moyens de primauté par les intérêts économiques. Les producteurs et les commerçants de chaque nation veulent bien entrer en communication avec le reste du monde pour le conquérir à leurs produits ; mais ils veulent aussi opposer leur nation au reste du monde pour qu'elle assure de sa primauté politique leur primauté économique.

Cloots n'a pas été dupe de cette aveugle espérance. Il a compris que, tant qu'il y aurait des Etats politiques distincts, ils deviendraient des outils aux mains de ceux qui livraient le combat économique. Cet homme qualifié d'utopiste n'a pas abondé dans l'optimisme abstrait et décevant des économistes. De même, quand la Révolution parait croire, par une illusion insensée, que l'harmonie des principes politiques entre les peuples suffira à établir la paix, Cloots proteste. Il rappelle que la communauté des institutions libres n'empêche pas la guerre des intérêts. Quand le monde ne serait composé que de républiques, ces républiques, animées au commerce par le génie même de la liberté, se disputeront l'univers. II n'est pas vrai de dire avec les économistes que le libre échange des produits fera tomber les antagonismes nationaux. Il n'est pas vrai de dire avec les révolutionnaires que la propagande de la liberté fera tomber les antagonismes économiques. Il y a là deux aspects liés et inséparables de la guerre. Et l'harmonie ne sera vraiment instituée que quand la libre communication des produits et l'exercice politique de la liberté se produiront à l'intérieur d'un seul Etat, d'un Etat unique enveloppant toutes les activités humaines. J'ose dire que Cloots a admirablement posé le problème ; j'ose dire que l'histoire, dont le travail infiniment complexe paraît convenir si peu au schéma simple de Cloots, se meut en ce sens : par la diffusion de la démocratie, par le réseau croissant des conventions internationales et par l'action unifiante d'une force, politique croissante qui est le prolétariat universel, elle tend à constituer, en effet, sous l'apparente diversité des nations et sous la violence persistante des antagonismes, l'Etat unique, l'Etat humain, expression de la civilisation générale. Mais le vice du système de Cloots, C'est qu'il posait le problème bien plus qu'il ne le résolvait. La vraie difficulté n'était pas de marquer le terme idéal de l'évolution humaine, c'était de marquer les grandes étapes prochaines. Or, il a sauté par-dessus toute une période où nous nous débattons encore. Il n'a pas pressenti que c'est d'abord sous la forme « nationaliste » que l'humanité préparerait la définitive unité économique et politique.

Entre l'assujettissement monarchique et féodal et la liberté absolue de la démocratie humaine, les démocraties nationales à demi rivales, à demi fraternelles ont -été une transition nécessaire. On ne pouvait passer d'emblée de l'infini morcellement féodal à la centralité humaine : les nations ont été et elles sont encore de nécessaires foyers multiples où s'élabore l'unité. Quand Cloots oppose à la concorde forcée de Marseille et de Bordeaux, que règlent les lois d'un même pays, les rivalités et les guerres de Gènes et de Venise, sa conclusion immédiate devrait être : l'unité italienne doit se constituer sur le modèle de l'unité française. Mais il franchit ce stade intermédiaire et c'est dans l'ample sein de l'unité humaine qu'il concilie Venise et Gênes. Il constitue l'humanité avant de constituer l'Italie, et on ne sait plus quelles prises il aura sur l'énorme matière humaine dispersée et incohérente. Il manque à son panthéisme l'idée d'évolution : la nature ne produit pas, elle révèle seulement sous les formes du temps des existences éternelles. De même, il méconnaît dans le monde humain la loi de l'évolution historique ; et il suppose réalisé d'emblée le plan auquel devront travailler obscurément bien des générations. Il est conduit ainsi à proscrire les types sociaux de transition, les arrangements humains qui préparent l'unité sans l'accomplir. Il déteste la forme de fédération des Etats-Unis d'Amérique, et il est vrai qu'à l'époque de Cloots cette fédération n'avait qu'un lien très lâche. Il a eu raison de discerner tout ce qu'elle recouvrait d'antagonismes, tous les germes de guerre civile qu'elle portait. Mais il n'a pas assez vu aussi qu'elle était l'humble et nécessaire degré par où l'antagonisme politique et économique d'Etats multiples s'acheminait à une centralité plus haute, à une plus harmonieuse unité. Et quel progrès immense ce serait d'instituer, entre les divers Etats du monde, des liens analogues à ces liens fédéraux. Le nationalisme fragmentaire, le nationalisme national ne s'élargira pas d'emblée en nationalisme humain : il passera par des formes « d'internationalisme » et une de ces formes sera la fédération des Etats.

Cloots ne se représente pas la vie de l'humanité organisée en une nation unique comme une vie uniforme, réglée sur un modèle universel par une administration centrale. Il la conçoit comme le régime d'un état unique, subdivisé, non pas en nations autonomes, mais en départements et où chaque département aurait une large initiative. Mais, qui ne voit qu'il renverse l'ordre des termes historiques ? Dans sa pensée la diversité est octroyée par l'unité humaine. Dans le mouvement de l'histoire c'est la diversité qui, en s'organisant, aboutira à l'unité.

Mais comment Cloots pouvait-il, sans un délire de l'esprit, compter sur la réalisation toute prochaine de la grande unité humaine ? Aujourd'hui, les socialistes les plus simplistes, ceux qui, méconnaissant les lois de l'évolution, semblent attendre la réalisation soudaine et totale de l'internationalisme comme du communisme, savent du moins qu'ils peuvent compter sur une forme concrète et agissante d'unité. Ils savent que les prolétaires de tous les pays, unis malgré les antagonismes nationaux par la communauté d'intérêts de classe essentiels, pèsent de tout leur poids dans le sens de l'unité humaine. Et, si on peut dire qu'il y a une part d'illusion dans des espérances trop hâtives, du moins elles n'ont rien de chimérique. Sur quelle force pouvait compter Cloots pour accomplir en quelques années (il va jusqu'à marquer un délai de deux ans) l'unité humaine ? Il avait foi dans la force homogène de la Révolution qui chez tous les peuples devait susciter et organiser les mêmes intérêts. Après tout, son Etat humain n'est que la conséquence logique extrême de la politique de la propagande. Si, chez les nations mêmes dont elle combat les chefs, la Révolution peut rencontrer des amis, si elle fait apparaître ainsi sous la diversité des formes nationales l'identité du fond révolutionnaire, pourquoi ne pas consolider en une nation unique ce fond homogène ? Pourquoi ne pas organiser, après la paix, en unité politique, l'unité révolutionnaire qui s'était manifestée dans le combat ?

« Mais, dit-on, la majeure partie du genre humain est encore dans l'abrutissement, que deviendrions-nous si elle allait se prononcer en faveur du despotisme et de l'aristocratie ? Question très oiseuse, car les esclaves n'ont point de volonté propre, et la guerre actuelle avec les despotes et leurs satellites est précisément la dispute du vrai souverain contre les faux souverains. Nous repoussons la force par la force, mais l'erreur se dissipera chez nos voisins comme chez nous. Plusieurs de nos départements ont été Plus gangrenés que l'Espagne et l'Italie. Renversons les tyrans et nous aurons bientôt effacé les traces du despotisme et de l'aristocratie. Les esclaves et leurs maîtres forment un bétail qui n'a point de voix dans la société des hommes libres. La paix serait faite si les Droits de l'Homme étaient reconnus partout ; car, quiconque reconnaîtra ces droits se rangera de notre côté. lin vieux proverbe dit : « Qui se ressemble s'assemble », or, rien rie ressemble plus à un sans-culotte du Nord qu'un sans-culotte du Midi ; rien ne' ressemble Plus à un aristocrate de l'Orient qu'un aristocrate de l'Occident. Vous verriez aujourd'hui tous les oppresseurs se coaliser contre nous, si leur monstrueux système ne tendait pas à les détruire, car Ils partagent la souveraineté entre des princes et des sénats toujours jaloux et rivaux. La fortune des tyrans est placée sur trente têtes, mais la fortune du peuple est placée sur toutes les têtes de L'espèce humaine. De prétendus souverains, les agents du mensonge, ne seront jamais sincèrement unis ; le souverain éternel, l'organe de la vérité, sera toujours un, indivisible, impassible. Il ne s'agit plus de faire reconnaître frivolement la République française. Les tyrans de l'Europe ont allumé la guerre ; les assemblées primaires de l'Europe proclameront la paix. »

De cette paix éternelle et proche, Cloots est si sûr, il est si convaincu que l'Europe tout au moins ne formera bientôt qu'un Etat libre, qu'il demande à la France révolutionnaire et libératrice de se dépouiller d'avance de la particularité nationale du nom de France pour que la réunion des autres Etats ne ressemble pas à une annexion... Est-ce par un reste de patriotisme germanique qu'il propose le nom de Germain ? Est-ce pour ménager l'amour-propre d'un peuple qui aura reçu de la France la Révolution toute faite ? Ou bien le sens mystique du mot Germain (germani, les frères) décide-t-il Cloots ?

Il se risque à une motion hardie, mais dont nous ne pouvons avoir, nous Français d'aujourd'hui, le vrai sens que si nous oublions les défaites récentes de notre pays, pour ne nous rappeler que l'éblouissement de gloire nationale et révolutionnaire qui, en avril 1793, donnait à l'abandon d'un nom victorieux je ne sais quoi de généreusement fraternel.

« Appartenir à la France, c'est s'appartenir à soi-même... Mais pour effacer tous les prétextes et tous les malentendus, et pour ôter aux tyrans, nos ennemis, une arme perfide, je demande la suppression du nom de Français, à l'instar de ceux de Bourguignons, de Normands, de Gascons. Tous les hommes voudront appartenir à la République universelle ; mais tous les peuples ne voudront pas être Français. La prévention de l'Angleterre, de l'Espagne, de l'Allemagne ressemble à celle du Languedoc, de l'Artois, de la Bretagne qui substituèrent à leur dénomination particulière celle de la France ; mais aucune de nos provinces n'aurait consenti à porter le nom d'une province voisine. Nous sommes les déclarateurs des Droits de l'Homme, nous avons renoncé implicitement à l'étiquette de l'ancienne Gaule pour la France. Une renonciation formelle nous couvrira de gloire en avançant d'un siècle les bénéfices de la République universelle. Il serait très sage et très politique de prendre un nom qui nous concilierait une vaste contrée voisine, et comme notre association est une véritable union fraternelle, le nom de Germains nous conviendrait parfaitement. »

Mais, quel est le régime social dont Cloots prévoit le triomphe dans la grande nation humaine ? J'ai déjà montré comment, dans l'agitation qui suivit le 10 août, Cloots combattit « la loi agraire », entendue par lui comme le partage de toutes les fortunes mobilières et immobilières. Ce fils de grands banquiers répugnait à ce morcellement, non par égoïsme de riche, mais parce qu'il lui paraissait - que cette division extrême de la richesse et du sol enracinerait chaque individu dans sa condition médiocre et immobiliserait le monde humain. Seuls les grands capitaux pouvaient, par leur mouvement continu à travers toutes les frontières, par leur va-et-vient à travers les nations et les races, tisser la trame économique de la future unité humaine.

Niais Cloots n'a pas entrevu un instant la possibilité de socialiser les capitaux, d'en faire non le patrimoine morcelé et immobile d'innombrables individus séparés par l'égoïsme et endormis par la routine, mais le patrimoine commun de la vaste humanité organisée. Dans ce discours même du 26 avril, où il pose les bases constitutionnelles du genre humain, Cloots réprouve le communisme qu'il ne conçoit, il est vrai, que sous la forme rudimentaire et instinctive du communisme animal ou sous la forme de la servi-tacle monacale.

« La propriété est éternelle comme la société, et si l'homme travaillait par instinct au lieu de travailler par intérêt, nous jouirions, comme les animaux, de la communauté des biens. Jamais cette communauté n'a pu s'introduire parmi nous, car l'homme travaille par réflexion. Les communautés qu'on nous cite dans l'histoire ne vivaient que du travail des esclaves, ou sous un régime théocratique et monacal. Leur existence était misérable et précaire comme toutes les associations qui s'écartent de la règle des Droits de l'Homme. »

Mais la question précisément est de savoir si un plus haut degré de réflexion n'amène pas les hommes à donner comme soutien aux libres activités individuelles la grande propriété commune des moyens de produire, soustraits par la science au morcellement et à l'anarchie, soustraits par la justice au privilège. Cloots se borne à prévoir que la condition de tous les hommes sera améliorée et que l'inégalité sociale sera atténuée par l'organisation de l'unité humaine. Dans une société unique définitivement débarrassée de la guerre, de la caste militaire, de la caste sacerdotale, du régime des emprunts qui engraisse les financiers, de la concurrence économique de nation à nation qui provoque les désastres, et du fâcheux appareil gouvernemental, monarchique, théocratique, diplomatique, les charges sociales seront réduites au minimum, et un travail constant, régulier, partout répandu en ondes égales et douces submergera peu à peu toute misère.

« Il ne sera plus question de l'approvisionnement des armées, de la friponnerie des fournisseurs, de l'impéritie et de la trahison des généraux, du gaspillage et du renchérissement des comestibles. Il n'y aura plus ni dette, ni remboursement. Les intermittences de l'importation et de l'exportation n'exciteront plus d'émeutes dans les villes paralysées par la guerre et par les lois prohibitives. La stagnation subite du travail n'affligerait le peuple nulle part, sans les intrigues et les injustices des puissances étrangères. Le commerce d'un pays ne tendra plus à la ruine d'un autre pays, la balance du commerce ne sera plus mesurée sur la balance politique. Toutes les barrières tomberont, toutes les rivalités locales agiront au profit de la sans-culotterie universelle, de la nation unique, indivisible. Il ne dépendra pas d'un individu ou d'une corporation outre-mer, outre-Rhin, de chagriner nos artisans, nos meilleurs amis, nos parents les plus proches, dont le nombre, le travail et les vertus sont également intéressants pour la Nation entière.

« Le mal physique n'étant plus aggravé par le mal moral, on supportera patiemment l'inclémence des saisons et tous les maux naturels. Chaque administration municipale n'ayant plus d'inquiétude sur le sort des ouvriers valides ou infirmes, sur la rentrée de contributions infiniment légères, sur le passage des troupes armées, sur l'invasion des troupes ennemies, sur la faillite du négoce et l'interruption de tous les approvisionnements, le monde entier formant une seule famille, les privations de la disette et les excès de la non-valeur, le flux et le reflux d'une population tantôt entassée, tantôt clairsemée, ne troubleront jamais aucun district ou canton. Nous avons beaucoup de pauvres parce que nous avons beaucoup de barrières et de soldats. Une livre de pain ou de viande consommée dans un camp suppose la perte de dix livres de pain ou de viande. La paix perpétuelle maintiendra un niveau perpétuel entre la consommation et le consommateur, entre l'ouvrage et les ouvriers... Il n'y aura pas de fonctionnaire moins affairé que le ministre de l'intérieur. Les biens nationaux seront vendus et chacun administrera son propre bien. Nous pourrons supprimer la plupart des comités et renvoyer tous les ministres. Notre organisation perfectionnée par l'action universelle nous dispensera un jour d'avoir ce qu'on appelle un gouvernement. »

C'est tout le programme de la période héroïque des économistes : suppression des douanes et des polices économiques, affermissement de la paix par l'harmonie du libre-échange, désarmement, réduction presque à rien des dépenses gouvernementales et administratives. Mais Cloots allant d'emblée au terme de l'évolution organise cette harmonie économique sur la base de l'Etat politique universel et c'est au profit des travailleurs, c'est avec un accent de vive sympathie sociale pour la sans-culotterie universelle qu'il développe les conséquences de l'unité humaine. Mais quoi ! Même dans un Etat politiquement unifié, déchargé de l'armée et de la dette, Cloots est-il sûr qu'il y aura équilibre économique ? Quel champ vierge et immense offert à la puissance des grands capitaux ! Et que de monopoles capitalistes terrestres vont surgir ! Selon la mise en exploitation de telle ou telle partie des continents il y aura dans l'Etat unique de formidables déplacements de travail et d'industrie, et les salariés resteront dans un état de dépendance et d'insécurité. C'est tout un ordre de questions qui est fermé à Cloots. N'importe ! Quelque insuffisant que soit un système auquel manque la grande pensée socialiste, il a marqué une des lignes, une des directions essentielles qui entrent dans la résultante du progrès humain. Autant il serait vain d'espérer que l'unité humaine et l'harmonie économique pourront s'accomplir sans l'action croissante de l'idée socialiste et du prolétariat organisé, autant il serait puéril de croire qu'il faut attendre l'entier accomplissement socialiste et communiste pour libérer l'humanité du fardeau de la guerre, de la caste militaire, de la caste sacerdotale, de cette portion de la dette publique qu'entretient et accroît la paix armée. L'histoire se rit des abstractions et elle combine en un vaste effort simultané, en une admirable et paradoxale réciprocité, des forces qui dans la pensée unilatérale des théoriciens semblent dériver l'une de l'autre.

Cloots savait que sa pensée rencontrait beaucoup de résistance et éveillait bien des ironies. Il ne s'en affectait pas et il comptait sur l'avenir. Dans l'avant-propos qu'il met à son discours imprimé, sa confiance éclate, un peu amère et hautaine.

« J'élèverai, dit-il, dans son beau style nourri d'images par toutes les sciences et par tous les climats, j'élèverai un monument impérissable dont les inscriptions seront des hiéroglyphes pour les barbares- La sans-culotterie me comprendra parfaitement, la culotterie ne voudra pas me comprendre. Quoique la Convention nationale ne soit pas à la hauteur de sa mission, néanmoins un grand nombre de mes collègues embrassent ma doctrine, et il ne faut que douze apôtres pour aller bien loin dans le monde. J'ai le malheur de ne pas être de mon siècle ; je suis un fou à côté de nos prétendus sages- Emmanuel Sieyès, avec son Tiers Etat, n'aurait pas joué un plus sot rôle dans un lit de justice à Versailles, que moi avec mon genre humain parmi nos hommes d'Etat ! Au moins, à la cour de Versailles, n'était-on pas inconséquent, on ne s'y piquait pas de professer la vérité, d'établir la liberté et l'égalité sur les Droits de l'Homme ; on n'y reconnaissait que le droit français. Et moi qui fonde ma Constitution sur la déclaration des droits universels, je rencontre des Français d'autrefois, des Huns et des Goths, des grands enfants dans le sein• d'une Assemblée qui invoque les Droits de l'Homme. Certes, si tous les Français étaient à Coblentz ou à la Guyane, la brave sans-culotterie de nos 86 ou 87 départements mettrait à bas tous les tyrans de l'Europe. La tyrannie leu pas d'auxiliaire plus robuste que le mensonge et, sans la sagesse du peuple, on ne se contenterait pas de me rire au nez comme à Copernic, mais on me persécuterait corporellement comme Galilée et Jean-Jacques. Je me venge avec mon franc parler et je me moque des moqueurs. « Le système d'Anacharsis Cloots est la meilleure apologie de la Révolution française », a dit-un penseur anglais, et des Français non émigrés me jettent la pierre... Avouez, citoyens, que j'ai forte partie contre moi : les fripons et les sots, mais le peuple est plus fort que ces gens-là. Le peuple adopte mon système qui le délivre à jamais de la guerre étrangère et de la guerre civile, et même de la rébellion locale. Les troubles du dedans proviennent des troubles du dehors. Les fanatiques de la Vendée oseraient-ils lever la tête si nous n'étions pas environnés de tyrans, si nous n'étions pas resserrés dans des frontières onéreuses et absurdes ? Le cabinet de Saint-James encourage les rebelles par ses intrigues et ses escadres ; mais, si l'Angleterre était libre, nous verrions au contraire les gardes nationales de Londres et de Portsmouth accourir en deçà du canal et au-delà des tropiques pour exterminer les ennemis de la raison universelle.

« Si nos hommes en place, nos messieurs n'entendent pas ce langage, le public l'entendra parfaitement. Toujours les gouvernés ont été plus philosophes que les gouvernants. Sous l'ancien régime, la ville valait mieux que la Cour ; sous le nouveau régime, le forum vaut mieux que la Convention. Cela ne doit pas étonner l'observateur qui calcule l'effet de l'intérêt particulier sur une grande masse, et l'effet de l'intérêt particulier sur une petite masse. Un gouvernement quelconque a la manie de se croire plus sage que le peuple ; cette manie est le comble de la sottise, l'expérience nous guérira, j'espère. Le peuple est mon oracle ; la vérité ne descend pas du haut des cieux, mais du haut des tribunes. »

C'est, je pense, des tribunes d'où le peuple suivait les débats que parle Cloots. Il ne semble pas cependant qu'elles l'aient beaucoup soutenu quand la Convention coupait de railleries la lecture de ces pages étranges et admirables. Elles paraissent ne l'avoir applaudi que lorsqu'il disait qu'attaquer Paris c'était attaquer la République, et cela était hors de sa thèse. Cloots était-il bien sûr que l'instinct nationaliste n'était pas aussi profond dans le peuple que dans la Convention ? Hélas ! contre les persécutions « corporelles » qui vont venir, le forum ne le défendra guère. Ce jour du 27 avril, par ses déclarations athées, il a blessé cruellement Robespierre et celui-ci saura exploiter contre « le baron prussien » l'aveugle préjugé national.

C'est pourtant une grande chose et pour la Révolution une gloire éclatante, que la vaste pensée humaine de Cloots ait pu se produire à la tribune d'un peuple en guerre contre le monde presque entier. Sans doute plus d'une des paroles de « l'orateur du genre humain », plus d'une de ses formules firent frissonner ce qu'il y avait de plus haut dans l'esprit de la Convention, comme un vent fait frissonner la cime de la forêt inébranlée.

« J'occupe, s'écriait-il, la tribune de l'univers ». Et encore : « La République universelle remplacera l'Eglise catholique et l'Assemblée nationale fera oublier les conciles œcuméniques. L'unité de l'Etat vaudra mieux que l'unité de l'Eglise. La présence réelle des représentants ne sera pas un article de foi comme la communion des saints. Le symbole des Conventionnels sera démontré plus clairement que le symbole des apôtres. L'unité politique produira tous les biens. Les décrétales du chef-lieu de la chrétienté ont semé la zizanie ; les décrets du chef-lieu de l'humanité produiront la concorde et l'abondance. La théocratie universelle persécute la raison ; la monarchie universelle persécute la liberté ; la république universelle rend à chacun son dû. Ce dernier régime est impérissable, les autres sont éphémères. »

Fusion, unité, vibrations larges, harmonie expansive et pure : Une cloche soudée est toujours sourde ; la fusion parfaite de toutes ses parties lui rendra son élasticité et son timbre. » Il ne suffira donc pas de souder les fragments épars et hostiles du genre hu main, il faudra les fondre en une riche et vibrante unité dont l'harmonie emplira l'espace.

J'observe que la Déclaration des droits de la Constituante dit : « L'oubli des droits de l'homme est la cause des malheurs publics. » Tout à l'heure celle de la Convention dira : « La cause des malheurs du monde ». N'est-ce pas un écho de la pensée de Cloots et un appel au genre humain ?

 

 

 



[1] Le 5 avril 1793, Danton avait fait voter un décret de principe qui stipulait que partout où le prix du blé ne se trouverait plus dans une juste proportion avec les salaires des ouvriers, « il serait fourni par le Trésor public un fonds nécessaire qui serait prélevé sur les grandes fortunes et avec lequel on acquitterait l'excédent de la valeur du prix comparé au prix des salaires des citoyens nécessiteux », Le décret se révéla inapplicable. — A. M.