L'ÉMULATION DES PARTIS La
chute politique de la Gironde ne marque pas l'avènement d'un nouveau système
d'idées. On peut dire qu'avant le 31 mai la théorie politique et sociale de
la Convention était fixée dans ses grandes lignes. Toutes les idées avaient
commencé à se manifester, et- leur direction commune apparaissait. Il semble
même que c'est en cette première période de la Convention que sa pensée est
la plus abondante. D'abord, en ces premiers mois, malgré l'âpreté soudaine
des luttes entre la Gironde et la Montagne, aucune ombre de Terreur ne
flottait sur les intelligences. Aucune contrainte ne resserrait et n'e
refoulait les pensées. Tous les députés arrivaient ayant reçu de la France,
non seulement le mandat de la sauver, mais le mandat de la renouveler par les
lois et de la constituer. Nul ne
savait si la législature serait longue ; peut-être en quelques mois la grande
œuvre, pour laquelle ils étaient tous délégués, serait accomplie. Ils se
hâtaient donc tous de verser au trésor commun leurs idées, leurs systèmes,
leurs rêves. Ils voulaient mettre quelque chose de leur esprit dans le vivant
esprit révolutionnaire qui allait régénérer la Patrie et, sans doute aussi,
malgré lè désintéressement de ces heures nobles, ils n'étaient pas
indifférents à la part de gloire individuelle qui rejaillirait sur eux de la
grande création collective. Il y avait donc dans les esprits une sorte
d'excitation sublime et joyeuse, hâte de se donner, de donner à la Patrie et
à la Révolution toute la substance de l'esprit. Ainsi,
de la fin de septembre 1792 à la fin de mai 1793, il y avait comme un vaste
jaillissement de pensée. La riche conscience de la Convention était
effervescente et prodigue, et de plus elle était entière. Elle n'avait subi
encore aucune mutilation. Les
rivalités des partis n'avaient pas encore abouti aux scissions et aux
exclusions irréparables et, tout en se haïssant déjà, les hommes de la
Gironde et de la Montagne s'aidaient les uns les autres et se suggéraient
mutuellement d'audacieuses pensées. Ils voulaient rivaliser à qui aurait la
conception la plus large et la plus forte de la vie républicaine et
démocratique. Et, quand ils opposaient idée à idée, système à système, ce
n'était pas avec une sorte de prétention exclusive et intransigeante : chacun
prenait conscience plus nette, dans cette opposition même, de ce qu'il y
avait d'essentiel et de décisif dans sa propre pensée ; mais tous disaient
que la Révolution saurait faire sa gerbe sur toute l'étendue du champ non
encore divisé. Même dans les jours tragiques qui annonçaient et préparaient
Ia catastrophe, il y avait des trêves soudaines et, quand on délibérait sur
la Constitution, Vergniaud et Danton se rencontraient sur les mêmes hauteurs.
Ceux qui allaient être frappés mettaient une sorte de coquetterie sublime à
se rattacher par leurs pensées les plus nobles à cette Révolution, d'où la
colère brutale du peuple semblait vouloir les retrancher. Et ceux qui
allaient frapper se plaisaient à constater entre eux et ceux-là mêmes qu'ils
croyaient devoir sacrifier à l'intérêt public je ne sais quelle douloureuse
identité des pensées essentielles, comme pour légitimer de leur propre
souffrance le coup qu'ils allaient porter. La Convention pourra se décimer
elle-même, toujours elle gardera ce large patrimoine initial qu'elle
constitua au début avec toutes les richesses de tous les esprits. LES IDÉES DES GIRONDINS SUR L'ÉDUCATION Le
Pelletier de Saint-Fargeau ouvre l'exposé de son plan d'éducation nationale
par ces mots : « La Convention nationale doit trois monuments à l'histoire :
la Constitution, le Code des lois civiles, l'Education publique. » Or, dès
les premiers mois, le dessin de ces monuments était tracé à grands traits et
des parties de l'édifice s'élevaient déjà. Dans
les questions relatives à l'instruction et à l'éducation publiques, c'est le
plan de Condorcet, légué à la Convention par la Législative, qui semble
d'abord le rendez-vous des esprits. Il est tout au moins le point central
autour duquel s'engage la bataille des idées. Il est critiqué par ceux qui
trouvent qu'il abonde trop dans le sens de l'Encyclopédie, qu'il est trop
complaisant aux lumières du siècle. Ceux-là, comme le janséniste
Durand-Maillane[1], combinant une sorte
d'ascétisme intellectuel avec les paradoxes de Jean-Jacques et le rigorisme
chrétien avec ce qu'on a appelé le piétisme démocratique, protestent au nom
des mœurs et au nom de l'égalité contre des systèmes d'instruction trop
mondains et trop ambitieux, qui risquent de compromettre dans le peuple
l'innocence de la pensée et de la vie et de créer au-dessus du peuple une
oligarchie de savants orgueilleux et égoïstes. Robespierre,
frère cadet du Vicaire Savoyard, avait-il quelque tendresse pour ces
doctrines d'abnégation et de restriction intellectuelle ? Estimait-il que,
dans l'ordre du savoir aussi, il n'était pas bon d'avoir plus de trois mille
livres de revenu et qu'une honnête ignorance était le complément démocratique
d'une honnête pauvreté ? Ce
serait, je crois, forcer singulièrement sa pensée et je note que bientôt,
quand il adoptera, quand il présentera à la Convention le projet de Le
Pelletier, il l'adoptera tout entier, c'est-à-dire avec la haute science qui
en est le sommet comme avec l'égalité quasi communiste qui en est la base.
Les journaux girondins, celui de Condorcet comme celui de Brissot, n'étaient
pas fâchés de dénoncer le bigotisme démocratique de cet « esprit prêtre »,
allié contre les lumières du bigotisme janséniste et ils forçaient les choses
en ce sens. A
propos des séances du 15 et du 16 décembre 1792, où Jacob Dupont, Ducos,
Lequinio répondirent à Durand-Maillane, le Patriote français dit : « Jacob
Dupont a sapé d'une main courageuse l'empire des prêtres, que nos anarchistes
veulent raffermir. Danton avait parlé des consolations que l'on peut enlever
au peuple, en le délivrant du joug sacerdotal. Dupont a observé qu'il ne
voyait rien de fort consolant pour un moribond d'entendre un prêtre lui
débiter des contes auxquels il ne croit pas lui-même, et il a opposé à ce
tableau Condorcet recueillant le dernier soupir de d'Alembert. « C'était
un spectacle curieux pour un observateur de voir, d'un côté le calme de
l'orateur philosophe, et de l'autre les mouvements, les contorsions, les cris
d'une partie de la Montagne et surtout des prêtres et des évêques qui
se trouvent encore, quoiqu’en petit nombre, dans la Convention. On eût dit —
j'emprunte à ces messieurs un objet de comparaison — que Dupont était un
exorciste au milieu d'une bande de possédés. » Et
Condorcet dit dans la Chronique de Paris : « Lequinio et Ducos ont
soutenu l'utilité, la nécessité d'instruire le peuple, l'un comme un
philosophe qui s'est dévoué depuis longtemps à instruire les habitants des
campagnes, à défendre leurs intérêts ; l'autre, avec cette finesse d'esprit
et de goût que la philosophie et l'amour de la liberté voudraient voir
opposer plus souvent à cette barbarie de style et d'idées dont on semble se
plaire à nous donner le précepte et l'exemple. » Polémiques
et épigrammes ! La Gironde — ce n'est point pour Condorcet que je dis cela —
se laissait aller, pour taquiner Robespierre, au-delà de sa propre %pensée.
Elle était tout entière d'accord avec Ducos, avec Lequinio, avec Jacob
Dupont, pour proposer une instruction libre de toute attache confessionnelle,
pour glorifier la philosophie et la science. Mais Jacob Dupont allait au-delà,
et il professait publiquement l'athéisme auquel la plupart des Girondins
répugnaient presque autant que Robespierre. Mais
l'agression de Durand-Maillane contre les lumières avait excité les esprits,
et les orateurs rationalistes défendaient la pensée générale de Condorcet
avec une véhémence antichrétienne où Condorcet lui-même n'avait pas abondé. Ducos
fut très net et très vif : « Un orateur (Durand-Maillane) a paru affligé de voir les
prêtres exclus du plan d'enseignement public proposé par le Comité. Je ne
ferai point à la Convention l'injure de justifier cette séparation entre
l'enseignement de la morale qui est la même pour tous les hommes, et celui
des religions qui varient au gré des pieuses fantaisies et de l'imagination.
Cet opinant sans doute n'aurait admis que des enfants catholiques dans les
écoles ouvertes à tous les membres de la société ; car, y introduira. les
prêtres de cette secte, c'est en exclure les citoyens de toutes les autres,
c'est donner à la puissance publique le droit usurpé par les confesseurs,
celui de diriger, de tyranniser, d'exploiter exclusivement la conscience. « ...
La première condition de l'instruction publique est de n'enseigner que des
vérités : voilà l'arrêt de mort des prêtres. » Ce
langage allait, au moins par le ton, au-delà de la simple neutralité scolaire
: c'était la déclaration de guerre de la raison à toutes les superstitions, à
toutes les religions. LES VUES DE JACOB DUPONT Mais
c'est surtout le discours de Jacob Dupont (14 décembre) qui fut le manifeste de la
philosophie audacieuse et de la pensée libre. C'est la glorification de la
science dans sa beauté et dans sa fécondité. C'est la lutte contre toutes les
servitudes, aussi bien contre celles qu'impose l'Eglise que contre celles
qu'imposerait une démocratie faussement égalitaire, qui abaisserait l'essor
des esprits. C'est la vision de la nature conquise, du monde renouvelé, c'est
le grand espace illimité, ouvert à la propagation infinie de la lumière
intellectuelle, à l'expansion infinie du bonheur social. Devant
les réserves et les quasi prohibitions de Durand-Maillane, devant les
objections financières de Masuyer signalant l'immensité de la dépense, Jacob
Dupont demanda à la Convention si elle consentait à rétrograder de dix
siècles et à nous faire redevenir Goths et Vandales ». Et il montra au
janséniste que les lumières, bien loin d'être corruptrices, épuraient les
sociétés : « Durand-Maillane
a osé répéter, après le 10 août 1792, les sophismes et. les paradoxes
du philosophe génevois qui, après avoir dit que le besoin élève les hommes et
que les sciences et les arts les ont asservis, ajoute que les sciences et les
arts corrompent les mœurs ; je le demande à Durand-Maillane, député des
Bouches-du-Rhône, en présence de l'image de Brutus et de celle de
Jean-Jacques lui-même, qu'est-ce donc qui arma les braves Marseillais contre
les rois et la royauté ? Sont-ce les préjugés et l'ignorance du XVIe siècle
ou la philosophie et les lumières de la fin du XVIIIe siècle ? Qu'est-ce donc
que cette prétendue corruption des mœurs, tellement exagérée qu'il faudrait
penser, suivant nos aristarques, à voir bientôt la vertu et la probité
exilées de la terre de la liberté ? « Est-ce
à l'époque où la masse de tout un peuple immense s'est soulevée pour que
chaque individu reprenne son caractère et sa dignité d'homme ; est-ce à cette
époque que l'on voudra nous faire entendre qu'il n'y a plus ni probité, ni
vertu, ni grandeur d'âme ? Il est clair, au contraire, que ce peuple, fût-il
le plus corrompu de tous les peuples, ses mœurs doivent devenir plus pures
nécessairement par la nature même de la catastrophe que le progrès des
lumières et de la raison ont amenée. Tout peuple plongé dans l'ignorance, où
les sciences, les arts et les lettres ne sont pas cultivés, est condamné à
être esclave, c'est-à-dire à n'avoir que des mœurs corrompues ; jamais un
pareil peuple ne connaîtra le dogme sacré de l'insurrection, de la résistance
à l'oppression, et quand il connaîtrait ce dogme, vous ne le lui verriez
jamais mettre en pratique. Mais tout peuple éclairé sera libre quand il le
voudra. Je dis plus : les lumières amèneront nécessairement la liberté, parce
qu'elles font connaître les droits de chacun, droits que l'ignorance dans
laquelle on voudrait vous replonger, avec les principes que l'on débite
parfois à cette tribune, ne fait ni soupçonner, ni découvrir, ni recouvrer. « Je
l'avouerai, les premières assertions de Durand-Maillane m'ont paru fort
étranges, lorsqu'il a voulu circonscrire dans certaines limites la raison de
l'homme, qui n'en connait plus ; ou donner, à l'exemple des despotes, telle
direction plutôt que telle autre à la pensée et à la main de l'homme, tandis
que, sous le régime républicain, la pensée et la main de l'homme prennent
toutes les directions et toutes les formes possibles en agrandissant son
domaine. » Jacob
Dupont confond ainsi la liberté et la vertu. Non seulement les lumières ne
corrompent pas les mœurs, mais, en suscitant la liberté, elles suscitent la
vertu elle-même. Toute vertu n'est-elle pas contenue dans la dignité de
l'homme et dans le sentiment qu'il en a ? La science qui développe la liberté
de l'homme dans le monde social développe sa puissance dans le monde naturel.
Elle est donc la puissance complète, elle est la grande libératrice qui fait
tomber toutes les chaînes, la chaîne des fatalités naturelles, la chaîne des
iniquités sociales. Ce n'est ni un aristocratique idéal de curiosité vaine,
ni un -ascétique idéal d'égalité pauvre que la Révolution propose aux hommes,
mais l'idéal radieux et fort de la liberté et de la joie ; indépendance de
l'homme à l'égard de l'homme, maîtrise croissante de l'homme sur la nature et
les choses ; des hommes affranchis de toute oppression humaine, et 'venant
puiser à une source toujours accrue de puissance, de richesse et de bonheur.
Et quelle magnifique conciliation de la philosophie et de l'action ! C'est le
10 août qui justifie les philosophes du XVIIIe siècle, l'insurrection
populaire pour la République et la liberté qui atteste que les savants et les
penseurs n'ont par perdu leur peine. C'est l'Encyclopédie qui a ouvert aux
murs du château royal la brèche par où le peuple est passé. La haute science,
la haute pensée, qu'on affecte parfois de dédaigner comme stériles, parce
qu'on les redoute comme révolutionnaires, font éclater leur puissance dans le
progrès des institutions, elles la font éclater aussi dans le progrès des
applications techniques : « Qu'elles
sont petites, qu'elles sont bornées les vues de Durand-Maillane ! Il m'a
semblé, encore une fois, entendre un homme du /tir siècle, lorsqu'il a posé
cette question : Convient-il, dans une république, de donner la préférence
aux sciences plutôt qu'aux arts mécaniques ? Comme si le Comité d'instruction
avait cherché à établir une préférence ou comme s'il pouvait l'établir ! « Durand-Maillane
ignore donc que tout se tient dans la nature ; que la construction des
vaisseaux, pour prendre un seul exemple, tient à tout ce que la géométrie
transcendante, à tout ce que la mécanique et l'hydrodynamique ont de plus
abstrait et de plus difficile et l'on sait combien les navires sont utiles à
la prospérité de l'agriculture et du commerce. » Mais si
la science est à ce point bienfaisante et pure, pourquoi souffrir qu'elle
partage l'esprit des hommes avec les puissances de ténèbres et d'oppression ?
Elle a droit à toute l'humanité comme à toute la nature. L'ombre des
religions doit s'évanouir : « Si
les premières assertions de Durand-Maillane sont fort étranges, si elles
déshonorent en quelque sorte et notre siècle et notre Révolution, et cette
tribune, que dirai-je des principes religieux qu'il a avancés ?
Durand-Maillane ne paraît avoir lu que dans les in-folio que Camus apporta à
la tribune de l'Assemblée Constituante pour lui faire faire une constitution
civile du clergé. Il aurait dû lire plutôt dans le grand livre de la nature,
ouvert à tous les yeux et où tous les yeux peuvent lire leur religion, si
l'on veut délivrer l'espèce humaine de ces 'nombreux préjugés accumulés
depuis tant de siècles. « Quoi
! les trônes sont renversés, les sceptres brisés, les rois expirent et les
autels des dieux restent debout encore ! (Murmures subits de quelques
membres. — L'abbé Ichon demande que l'opinant soit rappelé à l'ordre.) Des tyrans outrageant la Nation
y brûlent un encens impie. (Mêmes murmures ; la grande majorité de
l'Assemblée les couvre par des applaudissements.) Mais les trônes abattus
laissent cependant ces autels à nu, sans appui et chancelants. Un souffle de
la raison éclairée suffit à les faire disparaître. Et si l'humanité est
redevable à la Nation française du premier bienfait, peut-on douter que le
peuple français, souverain, ne soit assez sage pour renverser aussi et les
autels et les idoles aux pieds desquelles les rois avaient su le faire enchaîner. « Croyez-vous
donc, citoyens législateurs, fonder et consolider la République française
avec des autels autres que ceux de la patrie, avec des emblèmes ou des signes
religieux autres que ceux des arbres de la liberté ? — De nombreux
applaudissements s'élèvent dans toute l'Assemblée et dans les tribunes.
Quelques membres s'agitent avec violence. On demande que les évêques qui
interrompent soient rappelés à l'ordre. — « Vous nous prêchez la
guerre civile », s'écrie l'abbé Audrein. « La
nature et la raison, voilà les dieux de l'homme, voilà nos dieux. « —
L'ABBÉ AUDREIN. — On n'y tient plus. (Il sort
brusquement de la salle. On rit.) « —
Admirez la nature, cultivez la raison ; et vous, législateurs, si vous voulez
que le peuple français soit heureux, hâtez-vous de propager ces principes, de
les faire enseigner dans vos écoles primaires, à la place de ces principes
fanatiques que Durand-Maillane veut y substituer. Il est plaisant, en effet,
de voir préconiser une religion adaptée à une Constitution qui n'existe plus,
préconiser une religion monarchique dans une république, préconiser une
religion dans laquelle on enseigne qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux
hommes ; et remarquez, citoyens, que les prêtres de cette religion, dont
Durand-Maillane vous a fait un si pompeux éloge, ont encore un despotisme
bien plus étendu que celui des rois. Celui-ci se bornait à rendre les hommes
et les peuples malheureux dans cette vie, mais les autres tyrans étendent
leur domination à une autre vie, dont ils n'ont pas plus d'idée que des
peines éternelles auxquelles quelques hommes ont la très grande bonté
d'ajouter quelque croyance. (Applaudissements.) Le moment de la catastrophe est
arrivé. Tous les préjugés doivent tomber en même temps. Il faut les anéantir
ou que nous en soyons écrasés. Il faut, du 10 août au 1" janvier 1793,
parcourir avec hardiesse et courage l'espace de plusieurs siècles... En vain
Danton nous disait-il piteusement, il y a quelques jours, à ce sujet, que le
peuple avait besoin d'un prêtre pour rendre le dernier soupir. Eh bien, pour
détromper le peuple, je lui dirai : « Danton vous annonce qu'il veut jouir
d'un privilège qu'il vous refuse, il veut vous laisser asservir à la volonté
despotique de ce prêtre qui ne croit pas un mot de ce qu'il vous dit, qui
vous trompe et qui ne trompe pas Danton » ; et, pour prouver au peuple que ce
prêtre n'est pas toujours nécessaire à la dernière heure, contre l'avis de
Danton, je lui montrerai Condorcet fermant les yeux à d'Alembert (Applaudissements). « Je
l'avouerai à la Convention, je suis athée — il se fait une rumeur subite.
Les acclamations de plusieurs membres prolongent le tumulte. — « Peu
nous importe, s'écrie un grand nombre d'autres, vous êtes honnête homme »
—. Mais je défie un seul individu, parmi les vingt-cinq millions qui couvrent
la surface de la France, de me faire un reproche fondé... » Quelle
était au juste la conclusion de Jacob Dupont ? Était-ce l'athéisme légal et
obligatoire ? Voulait-il prohiber le culte et préluder à une sorte
d'hébertisme discret et philosophique ? Je crois que sa pensée n'allait pas
jusque-là et, sans doute, il aurait ménagé les préjugés des hommes vieillis
dans la superstition. Mais, c'est l'enfant, c'est la femme, qu'il veut
pleinement libérer d'un coup. C'est à l'école primaire qu'il demande de
former la raison libre, et les générations nouvelles n'auront même pas besoin
de renverser les autels, elles n'auront qu'à s'en détourner pour qu'ils
tombent. Entreprise immense ! Mais n'est-ce pas le propre des révolutions de
concentrer en l'espace de quelques jours l'œuvre des siècles ? La Révolution
n'est-elle pas libérée de la servitude du temps comme des autres servitudes ?
Tout se tient dans l'humanité comme dans la nature et la liberté politique a
pour condition, pour complément nécessaire la liberté intellectuelle. Les
libertés se fortifient les unes les autres, comme les 'préjugés se fortifient
les uns les autres. Admettre je ne sais quelle promiscuité de la liberté
républicaine et de la servitude religieuse, c'est compromettre la République,
c'est la livrer à une contagion de tyrannie. L'esprit s'éblouit à imaginer ce
qu'aurait été la France républicaine si, en effet, elle avait pu secouer en
quelques jours les préjugés anciens, et instituer dans tous les esprits, non
pas je ne sais quelle formule d'athéisme officiel, mais une conception
rationnelle et scientifique du monde et de la vie. La
liberté politique eût été invincible, et l'évolution économique elle-même eût
été profondément modifiée dans le sens de la justice sociale, d'un plus large
souci du bien-être, des forces et de la dignité des prolétaires. Mais, pour
l'œuvre immense et audacieuse que rêvait Dupont, qui scandalisait Robespierre
et qui effrayait Danton, il aurait fallu au moins l'union de toutes les
forces révolutionnaires. Et déjà elles se déchiraient. Peut-être, après plus
d'un siècle, une république profondément pénétrée de socialisme
pourra-t-elle, s'élevant au-dessus de la menteuse neutralité, instituer
vraiment dans toutes les écoles nationales, à tous les degrés, un
enseignement de pure raison, de science et de liberté. Jacob
Dupont conclut par un appel aux forces productives renouvelées, multipliées
par la science. « Enfin
le système de Durand-Maillane, en circonscrivant dans des bornes très
étroites la matière de l'enseignement, en privant les pauvres d'instruction,
en ne voulant pas que tous ses degrés soient gratuits, nuit à la
perfectibilité de l'espèce humaine, au progrès de la raison, au jet et à
l'affermissement des principes républicains, des vertus et des passions
républicaines dans toute l'Europe. « Paris
a d'ailleurs de très justes raisons pour empêcher ce système de prévaloir,
système qui n'a malheureusement que trop de partisans, même parmi les
républicains de marque. Paris a fait des pertes considérables. Il est privé
d'un commerce de luxe, de cet éclat factice qui se trouvait à la Cour et qui
attirait les étrangers. Eh bien, il faut que les sciences, les lettres, les
arts, concurremment avec le commerce, lui fassent réparer ses pertes. Avec quel
plaisir je me représente nos philosophes, qui ont tant rendu de services à
l'humanité, à la Révolution, et qui en rendront tant encore à la République,
malgré la calomnie ; avec quel plaisir je me représente, dis-je, nos
philosophes, dont les noms sont connus dans toute l'Europe, Pétion, Sieyès,
Condorcet et autres, entourés dans le Panthéon, comme les philosophes grecs à
Athènes, d'une foule de disciples venus de différentes parties de l'Europe,
se promenant à la manière des péripatéticiens et enseignant, celui-là le
système du monde, développant ensuite le progrès de toutes les connaissances
humaines, celui-ci perfectionnant le système social, montrant dans l'arrêté
du 17 juin 1789 le germe de l'insurrection du 14 juillet, du 10 août et de
toutes les insurrections qui vont se faire avec rapidité dans toute l'Europe,
de telle manière que les jeunes étrangers, de retour dans leur pays, puissent
y répandre les mêmes lumières et opérer, pour le bonheur de l'humanité, les
mêmes révolutions, ce qui sera le complément de la réponse qui reste à faire
à Durand-Maillane. (De nombreux applaudissements s'élèvent dans
l'Assemblée presque entière et dans les tribunes.) » Voilà
une -esquisse puissante d'une Université de Paris toute rationaliste,
encyclopédique et révolutionnaire. Dans ce manifeste si large et si plein il
y avait une lacune. Dupont, qui sait pourtant que tout se tient, ne paraît
pas songer que, dans la constitution sociale de 1793, les salariés, les
manouvriers sont obligés à de tels efforts pour gagner leur vie, ils ont une
telle habitude, surtout à la campagne, d'utiliser de bonne heure la force de
travail des enfants pour ajouter le minuscule gain de ceux-ci au modeste gain
de la famille qu'il est malaisé d'espérer qu'ils se prêteront à ce système
d'instruction et d'éducation un peu vaste. LE DISCOURS DE PETIT Cette
difficulté, le conventionnel Petit la signale dans un important discours qui
montre qu'à approfondir le problème de l'éducation, la Convention allait
toucher à tout le problème social. Cette difficulté économique et sociale
signalée par Petit a frappé aussi Le Pelletier de Saint-Fargeau, et je la
reprouve exprimée dans son mémoire sur l'éducation comme dans le discours de
Petit. « Quiconque,
dit-il, peut se passer du travail de son enfant pour le nourrir, a la
facilité de le tenir aux écoles tous les jours, et plusieurs heures par jour. « Mais
quant à la classe indigente, comment fera-t-elle ? Cet enfant pauvre, vous
lui offrez bien l'instruction, mais avant il lui faut du pain. Son père
laborieux s'en prive d'un morceau pour le lui donner, mais il faut que
l'enfant gagne l'autre. Son temps est enchaîné au travail, car au travail est
enchaînée sa subsistance. Après avoir passé aux champs une journée pénible,
voulez-vous que, pour repos, il aille à l'école éloignée peut-être d'une
demi-heure de son domicile ? Vainement vous établirez une loi coercitive
contre le père, celui-ci ne saurait se passer journellement du travail d'un
enfant qui, à huit, neuf et dix ans, gagne déjà quelque chose. Un petit
nombre d'heures par semaine, voilà ca qu'il peut sacrifier. Ainsi,
l'établissement des écoles, telles qu'on les propose, ne sera, à proprement
parler, bien profitable qu'au petit nombre de citoyens indépendants dans leur
existence, hors de l'atteinte du besoin ; ceux-là pourront faire cueillir
abondamment par leurs enfants les fruits de l'instruction ; et il n'y aura
encore qu'à glaner pour l'indigent. » Après
tout, pour remédier à ce vice social, il aurait suffi d'indemniser les
familles pauvres qui enverraient les enfants à l'école. LES VUES DE LE PELLETIER DE SAINT-FARGEAU Mais Le
Pelletier avait des vues plus étendues. Cet homme, qui avait été un des
grands seigneurs de France, et qui était encore un des plus grands
propriétaires fonciers, avait eu de bonne heure, et avant même la Révolution,
la conS5ience que les fortunes immenses imposaient de grands devoirs. Il
était connu sous l'ancien régime par les remises qu'il faisait à ses ouvriers
et à ses fermiers dans les années de détresse. Après le 4 août, il consentit
à la suppression des droits féodaux avec une bonne grâce très efficace. Mais,
qu'était l'abandon de tous ces privilèges seigneuriaux tant que le privilège
de la richesse continuerait à produire tous ses effets ? Que serait la
liberté si elle n'était soutenue par la forte éducation de tous, et comment
cette forte éducation de tous serait-elle possible dans la misère du plus
grand nombre ? Le Pelletier n'était ni un communiste ni un niveleur. Il ne
paraît pas avoir songé un instant à changer la forme de la propriété, il ne
voulait pas non plus faire passer sur les esprits un niveau égalitaire,
réduire ceux qui pouvaient acquérir de hautes connaissances au degré que tous
les citoyens pouvaient atteindre. Il acceptait toutes les cimes du projet de
Condorcet. « Tout
le système du Comité porte sur cette base, l'établissement de quatre degrés
d'enseignement, savoir : les écoles primaires, les écoles secondaires, les
instituts, les lycées. Je trouve dans ces trois derniers cours un plan qui me
parait sagement conçu pour la conservation, la propagation et le
perfectionnement des connaissances humaines. Ces trois degrés successifs
ouvrent à l'instruction une source féconde et habilement ménagée, et j'y vois
des moyens tout à fait convenables pour seconder les talents des citoyens qui
se livreront à la culture des lettres, des sciences et des beaux-arts. » Ainsi,
pour les degrés supérieurs de l'enseignement, Le Pelletier était avec Dupont,
Ducos, Condorcet, contre Durand-Maillane : il ne voulait pas, sous prétexte
d'égalité et d'austérité démocratique, abaisser l'esprit humain et en
retarder l'essor. Mais il voulait organiser le premier degré d'enseignement
de telle sorte que tous les enfants, même les plus pauvres, reçoivent un
commencement sérieux d'éducation, et que tous, riches et pauvres, soient
façonnés, par un régime commun, par une éducation commune, à une conception
nouvelle de la vie. Et, de cette conception de la vie, instituée dans tous
les esprits par une première habitude, il attendait un lent et paisible
renouvellement de toutes les institutions sociales, orientées vers l'égalité.
L'œuvre d'éducation lui apparaissait ainsi comme l'œuvre fondamentale qui
devait non seulement soutenir la société nouvelle, mais en tracer le dessin
et le plan. Il disait à son frère (voir l'édition très rare des œuvres de
Michel Le Pelletier de Saint-Fargeau, par Félix Le Pelletier (Bruxelles,
1826) : « Il
faut reprendre la France en sous-œuvre, pour ainsi dire, et de la base,
fortement assise et consolidée, remonter au sommet. » Cette
base, c'était l'éducation commune, c'était aussi l'esprit communiste. « Cette
inégale répartition du bienfait des écoles primaires est le moindre des
inconvénients qui me frappent dans leur organisation. J'en trouve un bien
plus grand dans le système d'éducation qu'elles présentent. « Je
me plains qu'un des objets les plus essentiels de l'éducation est omis : le
perfectionnement de l'être physique. Je sais qu'on propose quelques exercices
de gymnastique ; cela est bon, mais cela ne suffit pas. Un genre de vie
continue, une nourriture saine et convenable à l'enfance, des travaux gradués
et modérés, des épreuves successives mais continuellement répétées, voilà les
seuls moyens efficaces de donner au corps tout le développement et toutes les
facultés dont il est susceptible. « Quant
à l'être moral, quelques instructions utiles, quelques moments d'étude, tel
est le cercle étroit dans lequel est renfermé le plan proposé. C'est l'emploi
d'un petit nombre d'heures ; mais tout le reste de la journée est abandonné
au hasard des circonstances et l'enfant, lorsque l'heure de la leçon est
passée, se trouve bientôt rendu soit à la mollesse du luxe, soit à l'orgueil
de la vanité, soit à la grossièreté de l'indigence, soit à l'indiscipline de
l'oisiveté. Victime malheureuse des vices, des erreurs, de l'infortune, de
l'incurie de tout ce qui l'entoure, il sera un peu moins ignorant que par le
passé, les écoles un peu plus nombreuses, les maîtres un peu meilleurs
qu'aujourd'hui ; niais aurons-nous vraiment formé des hommes, des citoyens,
des républicains ; en un mot, la Nation sera-t-elle régénérée ? « Tous
les inconvénients que je viens de développer sont insolubles tant que nous ne
prendrons pas une grande détermination pour la prospérité de la République. « Osons
faire une loi qui aplanisse tous les obstacles, qui rende faciles les plans
les plus parfaits d'éducation, qui appelle et réalise toutes les belles
institutions, une loi qui sera faite avant dix ans si nous nous privons de
l'honneur de l'avoir portée, une loi toute en faveur du pauvre, puisqu'elle
reporte sur lui le superflu de l'opulence, que le riche lui-même doit
approuver, s'il réfléchit, qu'il doit aimer, s'il est sensible. Cette loi
consiste à fonder une éducation vraiment nationale, vraiment républicaine,
également et efficacement commune à tous, la seule capable de régénérer
l'espèce humaine, soit par les dons physiques, soit par le caractère moral :
en un mot, cette loi est l'établissement pour l'instruction publique. « Consacrons-en
le salutaire principe, mais sachons y apporter les modifications que l'état
actuel des esprits et l'intérêt industriel de la République peuvent rendre
nécessaires. « Je
demande que vous décrétiez que, depuis l'âge de cinq ans jusqu'à douze, pour
les garçons, et onze pour les filles, tous les enfants, sans distinction et
sans exception, seront élevés en commun aux dépens de la République, et que
tous, sous la sainte loi de l'égalité, recevront mêmes vêtements, même
nourriture, même instruction, mêmes soins. « Je
développe en peu de mots les avantages, les détails et les moyens d'exécution
du plan que je vous soumets. « Tous
les enfants recevront le bienfait de l'instruction publique durant le cours
de sept années, depuis cinq ans jusqu'à douze ans. « Cette
portion de la vie est vraiment décisive pour la formation de l'être physique
et moral de l'homme. « Il
faut la dévouer tout entière à une surveillance de tous les jours, de tous
les moments. « Jusqu'à
cinq ans on ne peut qu'abandonner l'enfant aux soins des mères ; c'est le
vœu, c'est le besoin de la nature ; trop de détails, des attentions trop
minutieuses sont nécessaires à cet âge ; tout cela appartient à la maternité. « Cependant,
je pense que la loi peut exercer quelque influence sur ces premiers instants
de l'existence humaine. Mais, voici dans quelles bornes je crois qu'il faut
renfermer son action. « Donner
aux mères encouragements, secours, instructions, les intéresser efficacement
à allaiter leurs enfants ; les éclairer par des moyens faciles sur les
erreurs et négligences nuisibles, sur les soins et les attentions salutaires
; rendre pour elles la naissance et la conservation de leurs enfants, non
plus une charge pénible, mais, au contraire, une source d'aisance et l'objet
d'une espérance progressive : c'est là tout ce que nous pouvons faire
utilement en faveur des cinq premières années de la vie ; tel est l'objet de
quelques-uns des articles de la loi que je propose. Les mesures indiquées
sont fort simples, mais je suis convaincu que leur effet certain sera de
diminuer d'un quart pour la République la déperdition annuelle des enfants
qui périssent victimes de la misère, des préjugés et de l'incurie. « A
cinq ans, la Patrie recevra donc l'enfant des mains de la nature ; à douze
ans, elle le rendra à la société. « Cette
époque, d'après les convenances particulières.et l'estime publique de la
France, m'a paru la plus convenable pour le terme de l'instruction publique. « A
dix ans ce serait trop tôt ; l'ouvrage est à peine ébauché. « A
douze ans, le pli est donné et l'impression des habitudes est prise d'une
manière durable. « A
dix ans, rendre les enfants à des parents pauvres, ce serait souvent leur
rendre encore une charge ; le bienfait de la Nation serait incomplet. « A
douze ans, les enfants peuvent gagner leur subsistance, ils apporteront une
nouvelle ressource dans leur famille. « Douze
ans est l'âge d'apprendre les divers métiers, c'est celui où le corps, déjà
robuste, peut commencer à se plier aux travaux de l'agriculture. C'est encore
l'âge où l'esprit déjà formé peut, avec fruit, commencer l'étude des belles
lettres, des sciences ou des arts agréables. « La
société a divers emploie ; une multitude de professions, d'arts industriels
et de métiers appellent les citoyens. « A
douze ans, le moment est venu de commencer le noviciat de chacun d'entre eux
; plus tôt, l'apprentissage serait prématuré ; plus tard, il ne resterait pas
assez de cette souplesse, de cette flexibilité, qui sont les dons heureux de
l'enfance. « Jusqu'à
douze ans, l'éducation commune est bonne, parce que jusque-là il s'agit de
former, non des laboureurs, non des artisans, non des savants, mais des
hommes pour toutes les professions. « Jusqu'à
douze ans, l'éducation commune est bonne, parce qu'il s'agit de donner aux
enfants les qualités physiques et morales, les habitudes et les connaissances
qui, pour tous, ont une commune utilité. « Lorsque
l'âge des professions est arrivé, l'éducation commune doit cesser parce que,
pour chacune, l'instruction doit être différente ; réunir dans une même école
l'apprentissage de toutes est impossible. « Prolonger
l'institution publique jusqu'à la fin de l'adolescence est un beau songe ;
quelquefois, nous l'avons rêvé délicieusement avec Platon ; quelquefois, nous
l'avons lu avec enthousiasme réalisé dans les fastes de Lacédémone ;
quelquefois, nous en avons retrouvé l'insipide caricature dans nos collèges ;
mais Platon ne faisait que des philosophes ; Lycurgue ne faisait que des
soldats ; nos professeurs ne faisaient que des écoliers. La République
française, dont la splendeur consiste dans le commerce, l'industrie et l'agriculture,
a besoin de faire des hommes de tous les états ; alors, ce n'est plus dans
les écoles qu'il faut les renfermer, c'est dans divers ateliers, c'est sur la
surface des campagnes qu'il faut les répandre ; toute autre idée est une
chimère qui, sous l'apparence trompeuse de la perfection, paralyserait les
bras nécessaires, anéantirait l'industrie, amaigrirait le corps social, et
bientôt en opérerait la dissolution. » Mais,
comment réaliser ce plan ainsi limité ? Le Pelletier accorde des délais, mais
il pose le principe de l'obligation : « Ici
s'élève une question très importante. « L'instruction
publique des enfante sera-t-elle d'obligation pour les parents, ou les
parents auront-ils seulement la faculté de profiter de ce bienfait national ? « D'après
les principes, tous doivent y être obligés. « Pour
l'intérêt public, tous doivent y être obligés. « Dans
peu d'années, tous doivent y être obligés. « Mais,
dans le moment actuel, il vous semblera peut-être convenable d'accoutumer
insensiblement les esprits à la pureté des maximes de notre nouvelle
constitution, je ne vous le propose qu'à regret ; je soumets à votre sagesse
une modification que mon désir intime est que vous ne jugiez pas nécessaire.
Elle consiste à décréter que d'ici à quatre ans, l'instruction publique ne
sera que facultative pour les parents. Mais, ce délai expiré, lorsque nous
aurons acquis, si je puis m'exprimer ainsi, la force et la maturité
républicaines, je demande que quiconque refusera ses enfants à l'institution
commune, soit privé de l'exercice des droits de citoyen pendant tout le temps
qu'il sera soustrait à remplir ce devoir civique et qu'il paie, en outre,
double contribution dans la taxe des enfants, dont je vous parlerai dans la
suite. « Il
vous sera facile de placer ces établissements dans les édifices appartenant à
la Nation, maisons religieuses, habitations d'émigrés et autres propriétés
publiques. « Je
voudrais encore qu'à défaut de cette ressource, les vieilles citadelles de la
féodalité s'ouvrissent pour cette intéressante destination. De toutes parts
l'on murmure et l'on réclame contre l'existence de ces châteaux et de ces
tours, monuments odieux d'oppression. Au lieu de les détruire, employons
utilement leur masse an tique. « Dans
un canton composé communément de huit paroisses, la Nation pourra choisir
entre plusieurs, tout en dédommageant le propriétaire ; elle se procurera
encore à peu de frais un local étendu ; elle fera sortir des mains de
simples citoyens des palais qui offensent l'œil sévère de l'égalité ; et ce
dernier sacrifice servira, malgré lui peut-être, le triste châtelain,
actuellement oppressé de sa colossale demeure, depuis que l'affranchissement
des campagnes a tari la source de son opulence. » L'éducation
commune donnée aux enfants sera surtout une éducation de travail manuel
destinée à les assouplir en vue de toutes les rudes fonctions de la vie
sociale ; ce sera aussi une éducation de discipline. Quelle sera la part de
la religion dans cette première éducation, dans cette éducation commune ?
Dans les vues de Le Pelletier, sauf quelques concessions provisoires aux
préjugés dominants, cette part doit être nulle. Non seulement aucune religion
ne doit être imposée et enseignée à l'enfant par la Nation, mais la Nation ne
doit même pas permettre, tant qu'elle a la charge de l'enfant, que celui-ci
puisse être effleuré par des systèmes entre lesquels sa raison ne peut encore
choisir. « Je
désirerais que, pendant le cours entier de l'institution publique, l'enfant
ne reçût que les instructions de la morale universelle et non les
enseignements d'aucune croyance particulière. « Je
désirerais que ce ne fût qu'à douze ans, lorsqu'il sera rentré dans la
société, qu'il adoptât un culte avec réflexion. Il me semble qu'il ne devrait
choisir que lorsqu'il pourrait juger. « Cependant,
d'après la disposition actuelle des esprits, surtout dans les campagnes,
peut-être pourriez-vous craindre de porter le mécontentement et le scandale
même au milieu des familles simples et innocentes, si les parents voyaient
leurs enfants séparés jusqu'à douze ans des pratiques extérieures de tout
culte religieux. Je soumets cette difficulté de circonstance, à la sagesse de
vos réflexions ; mais j'insiste, dans tous les cas, pour que cette partie
d'enseignement n'entre point dans le cours de l'éducation nationale, ne soit
point confiée aux instituteurs nationaux, et qu'il soit seulement permis (si vous jugez
cette condescendance nécessaire) de conduire à certains jours et à certaines heures les enfants
au temple le plus voisin, pour y apprendre et y pratiquer la religion à
laquelle ils auront été voués par leurs familles. » Mais,
cette éducation commune n'aura pas seulement pour effet de former des
générations fortes, actives, unies par une même habitude première de la vie
et par l'identité des principes enseignés. Elle servira encore, par le large
prélèvement annuel sur la fortune destiné à alimenter les grands internats
gratuits, à atténuer les inégalités, à rapprocher les conditions. « Jusqu'ici
je n'ai considéré le sujet que je traite que sous le rapport de l'éducation ;
maintenant je vais vous le présenter sous un autre aspect très important,
celui de l'économie politique. « Diminuer
les nécessités de l'indigence, diminuer le superflu de la richesse, c'est un
but auquel doivent tendre toutes nos institutions ; mais il faut que la
justice comme la prudence règle notre marche. On ne peut s'avancer que pas à
pas ; tout moyen convulsif est inadmissible, la propriété est sacrée et ce
droit a reçu de votre premier décret une nouvelle et authentique garantie. « La
mesure la plus douce comme la plus efficace de rapprocher l'immense distance
des fortunes et de corriger la bizarre disparité, que le hasard de la
propriété jette entre les citoyens, se trouve dans le mode de répartir les
charges publiques. Soulager celui qui a peu, que le poids porte
principalement sur le riche : voilà toute la théorie, et j'en trouve une
très heureuse et bien facile application dans la nouvelle charte qui va
résulter de l'établissement de l'instruction publique. « En
deux mots, l'enfant du pauvre sera élevé aux dépens du riche, tous
contribuant pourtant dans une juste proportion, de manière à ne pas laisser à
l'indigent même l'humiliation de recevoir un bienfait. Un
calcul simple va établir ce résultat jusqu'à l'évidence. « Je
propose que dans chaque canton la dépense de la maison d'institution
publique, nourriture, habillement, entretien des enfants, soit payée par tous
les citoyens du canton, au prorata de la contribution directe de chacun
d'eux. Pour rendre la proportion plus sensible, je prends l'exemple de trois
citoyens. « Je
suppose l'un ayant tout juste les facultés requises autrefois pour être
citoyen actif, c'est-à-dire payant la valeur de trois journées de travail,
que j'évalue à trois livres. Je suppose à l'autre un revenu de mille livres
qui lui produit 'deux cents livres d'imposition. Enfin, je donne à l'autre
cent mille livres de rente, pour lesquelles il paie une contribution de
vingt-mille livres. « Maintenant
j'évalue, par aperçu, la taxe pour l'éducation commune des enfants à une
moitié en sus de la contribution directe. Quelle sera la portion contributive
de ces trois citoyens ? L'homme aux trois journées de travail paiera, pour la
taxe des enfants, une livre dix sous. Le citoyen qui a mille livres de revenu
y contribuera pour cent livres. Et celui qui est riche de cent mille livres
de rente mettra pour sa part dans la taxe dix mille livres. Comme vous voyez,
c'est un dépôt commun qui se forme de la réunion de plusieurs mises inégales
; le pauvre met très peu, le riche met beaucoup ; mais, lorsque le dépôt est
formé, il se partage ensuite également entre tous ; chacun en retire même
avantage, l'éducation de ses enfants. « L'homme
aux trois journées de travail, moyennant sa surtaxe de trente sous, se verra
affranchi du poids d'une famille souvent nombreuse ; tous ses enfants seront
nourris aux frais de l'Etat ; avec ce faible sacrifice de trente sous, il
pourra avoir jusqu'à sept enfants à la fois élevés aux frais de la
République. « J'ai
cité l'homme aux trois journées et cependant ce citoyen était dans la classe
ci-devant privilégiée ; il était doué de l'activité ; quelle foule
innombrable ne profitera pas, d'une manière encore plus sensible, de la
bienfaisance de cette loi, puisque toute la classe des citoyens ci-devant
inactifs, au moyen d'une taxe moindre que trente sous, jouira du même
avantage ! « Il
est de toute évidence que depuis la classe des citoyens ci-devant inactifs,
en remontant jusqu'au propriétaire de mille livres de rente, tout ce qui se
trouve dans l'intervalle a intérêt à la loi. « Même
pour le propriétaire de mille livres de rente elle est utile ; car il n'est
aucun citoyen qui, jouissant de ce revenu, ne s'abonne volontiers à cent
livres par an pour la dépense de l'éducation de tous ses enfants. Ainsi, tout
le poids de la surcharge portera uniquement sur ceux qui possèdent plus de
mille livres de rente. Ainsi, plus du dix-neuf vingtième de la France est
intéressé à la loi ; car, certainement, il n'y a pas plus d'un vingtième des
citoyens dont le revenu excède cent pistoles. « Dans
toute cette partie nombreuse de la Nation, je ne vois de lésés que les
célibataires, ou les personnes mariées et sans enfants ; car ils retirent
zéro. Mais je doute que leurs plaintes vous touchent, ceux-ci ont moins de
charges que le reste des citoyens. « D'après
ce système, vous voyez qu'il n'y a que le riche dont la taxe se trouverait
plus forte que ce qui lui en coûterait pour élever sa famille. Mais, dans sa
surcharge même, j'aperçois un double avantage : celui de retrancher une
portion du superflu de l'opulence, celui de faire tourner cette surabondance
maladive au soulagement des citoyens peu fortunés, j'ose dire au profit de la
société toute entière, puisqu'elle lui fournit les moyens de fonder une
institution vraiment digne d'une République et d'avoir la somme la plus
grande de prospérité, de splendeur et de régénération. » Ecoutez
comme Le Pelletier s'anime et s'émeut à développer les conséquences humaines
et sociales de son système : « J'ose
le demander, s'écrie-t-il, où sera maintenant l'indigence ? Une seule loi
bienfaitrice l'aura fait disparaître du sol de la France. Jetez les yeux sur
les campagnes ; portez vos regards dans l'intérieur de vos chaumières !
pénétrez dans les extrémités des villes, où une immense population fourmille
couverte à peine de haillons ; connaissez les détails de ces utiles familles
; là même le travail apporterait l'aisance ; mais la fécondité y ramène
encore le besoin. Le père et la mère, tous deux laborieux, trouveraient
facilement dans leur industrie ce qu'il leur faut pour vivre ; mais, ce pain
gagné péniblement n'est pas pour eux seuls, des enfants nombreux leur en arrachent
une partie et la richesse même qu'ils donnent à l'Etat repousse sur eux
toutes les horreurs de la misère. « Là,
par l'injustice vraiment odieuse de notre économie sociale, tous les
sentiments naturels se trouvent dépravés et anéantis. « La
naissance d'un enfant est un accident. Les soins que la mère lui prodigue
sont mêlés du regret et du mal-être de l'inquiétude. A peine les premières
nécessités sont-elles accordées à cette malheureuse créature, car il faut que
le besoin qui partage soit parcimonieux ; l'enfant est mal nourri, mal
soigné, mal traité, et souvent parce qu'il souffre, il ne se développe point
ou il se développe mal et, à défaut de la plus grossière culture, cette jeune
plante est avortée. « Quelquefois
même, le dirai-je, un spectacle plus déchirant m'a navré. Je vois une famille
affligée, j'approche : un enfant venait d'expirer, il était là. Et d'abord la
nature arrachait à ce couple infortuné quelques pleurs ; mais bientôt
l'affreuse indigence lui présentait cette consolation plus amère encore que
ses larmes : « C'est une charge de moins ». « Utiles
et malheureux citoyens, bientôt peut-être cette charge ne sera plus pour vous
un fardeau ; la République bienfaisante viendra l'alléger un jour ;
peut-être, rendus à l'aisance et aux douces impulsions de la nature, vous
pourrez donner sans regret des enfants à la Patrie. La Patrie les recevra
tous également et, lorsque vous les reprendrez tout formés de ses mains, ils
feront rentrer dans-vos familles une nouvelle source d'abondance, puisqu'ils
y apporteront la force, la santé, l'amour et l'habitude du travail. » Et
quelle force pour la République ! Quelle leçon, non plus inerte et verbale,
mais réelle, pratique, vivante d'égalité ! Et quelle pénétration profonde de
la Révolution jusque dans ces couches misérables qui n'en ont pas encore
ressenti le bienfait, parce qu'elles étaient préservées, par l'excès même de
leur misère, de l'effet sensible et immédiat des privilèges que la Révolution
a abolis ! Ici, la philanthropie de Le Pelletier se complète d'un grand sens
historique et social. « Ainsi,
depuis cinq ans jusqu'à douze, c'est-à-dire dans cette portion de la vie si
décisive pour donner à l'être physique et moral la modification,
l'impression, l'habitude qu'il conservera toujours, tout ce qui doit composer
la République sera jeté dans un moule républicain. « Là,
traités tous également, nourris également, vêtus également, enseignés
également, l'égalité sera pour les jeunes élèves, non une spécieuse théorie,
mais une pratique continuellement effective. « Ainsi
se formera une race renouvelée, laborieuse, réglée, disciplinée, et qu'une
barrière impénétrable aura séparée du contact impur de notre espèce vieillie. « Ainsi,
réunis tous ensemble, tous indépendants du besoin, par la munificence
nationale la même instruction, les mêmes connaissances leur seront données à
tous également et les circonstances particulières de l'éloignement du
domicile, de l'indigence des parents, ne rendront illusoire pour aucun le
bienfait de la Patrie. « Ainsi
la pauvreté sera secourue dans ce qui lui manque : ainsi la richesse est
dépouillée d'une portion de son superflu ; et, sans crise ni convulsion, ces
deux maladies du corps politique s'atténuent insensiblement. « Depuis
longtemps elle est attendue cette occasion de secourir une portion nombreuse
et intéressante de la société ; LES RÉVOLUTIONS, QUI SE SONT PASSÉES
DEPUIS TROIS ANS, ONT TOUT FAIT POUR LES AUTRES CLASSES DE CITOYENS ; PRESQUE
RIEN ENCORE POUR LA PLUS NÉCESSAIRE PEUT-ÊTRE, POUR LES CITOYENS PROLÉTAIRES,
DONT LA SEULE PROPRIÉTÉ EST DANS LE TRAVAIL. « La
féodalité est détruite, mais ce n'est pas pour eux ; car ils ne possèdent
rien dans les campagnes affranchies. « Les
contributions sont plus justement réparties, mais, par leur pauvreté même,
ils étaient presque inaccessibles à la charge ; pour eux, le soulagement est
aussi presque insensible. « L'égalité
civile est rétablie, mais l'instruction et l'éducation leur manquent ; ils
supportent tout le poids du titre de citoyen ; ont-ils vraiment aptitude aux
honneurs auxquels le citoyen peut prétendre ? « Jusqu'ici
l'abolition de la gabelle est le seul bien qui ait pu les atteindre, car la
corvée n'existait déjà plus et momentanément ils ont souffert par la cherté
des denrées, par le ralentissement du travail et par l'agitation inséparable
des tempêtes politiques. « Ici
est la révolution du pauvre... mais révolution douce et paisible, révolution
qui s'opère sans alarmer la propriété et sans offenser la justice. Adoptez
les enfants des citoyens sans propriété et il n'existe plus pour eux
d'indigence. Adoptez leurs enfants et vous les secourez dans la portion la
plus chère de leur être. Que ces jeunes arbres soient transplantés dans la
pépinière nationale ; qu'un même sol leur fournisse les sucs nutritifs,
qu'une culture vigoureuse les façonne ; que, pressés les uns contre les
autres, vivifiés comme par les rayons d'un astre bienfaisant, ils croissent,
se développent, s'élancent tous ensemble et à l'envi sous les regards et sous
la douce influence de la Patrie ! » Voilà
le plan que Le Pelletier de Saint-Fargeau méditait et dessinait en ces mois
tragiques de décembre 1792 et de janvier 1793 ; et quoique ce noble et
vigoureux écrit n'ait été communiqué à la Convention et au pays que le 13
juillet 1793, quand Robespierre en donna lecture à la tribune, il appartient
à cette première période effervescente et créatrice d'idées, qui précède le
31 mai. Si Le
Pelletier n'avait pas été frappé le 20 janvier par le couteau de Pâris, il
est probable qu'il aurait publié son plan avant la fin de janvier. Il s'y
était appliqué dès le premier jour de la législature et son frère nous
apprend que Le Pelletier en portait sur la poitrine « le gros manuscrit ployé
en deux », le jour même où il fut assassiné. Utopie,
a-t-on dit. C'est là le reproche fait au système fait par les adversaires de
Le Pelletier, et contre lequel son frère le défend avec plus de véhémence
peut-être que de précision. « On
dira peut-être de cette institution que c'était un rêve, une utopie !... Un
rêve ! Michel Le Pelletier était convaincu du contraire. Mais si c'est un
rêve pour le temps où nous vivons (l'époque de la Restauration), il est au moins celui d'un
véritable ami de la liberté, d'un homme qui comprenait quelles bases il faut
aux républiques pour qu'elles soient stables. Une utopie ! c'est ainsi qu'on
a prétendu dégrader les hautes pensées de Platon et de Thomas Morus : Mânes
de mon frère, consolez-vous ! » Ce
n'est pas ce plaidoyer sentimental-et compromettant qui consolera les mânes
de Michel Le Pelletier. Quand son frère compare cette œuvre forte et hardie,
toute appliquée à la réalité, aux esquisses sociales que Platon et Thomas
Morus proposèrent à l'imagination ou à la pensée, mais non à l'action des
hommes, il commet, au détriment du vigoureux Conventionnel, la plus fâcheuse
méprise. Il
n'était pas un philosophe ou un romancier social. Homme de pensée et homme
d'action, investi d'un mandat qui remettait en ses mains une part de la
souveraineté nationale, engagé dans une Révolution qui renouvelait à fond la
société et qui semblait faire de l'humanité une matière première susceptible
de formes toutes nouvelles, il avait cherché quel système d'éducation
convenait le mieux à cette nation à la fois -très ancienne et très jeune,
toute usée et toute neuve. Il ne proposait pas son plan comme une esquisse
téméraire, brillante et vaine. Il était convaincu, comme d'ailleurs son frère
l'a noté, que ce plan était applicable et il s'efforçait de le rendre tel. II
ne soumettait pas à la Convention, il ne faisait même pas entrevoir pour un
avenir lointain, une organisation de communisme total, il ne demandait qu'un
communisme limité à l'éducation et temporaire. Il ne prenait les enfants que
pendant sept ans pour le premier degré d'instruction. Il avait un désir si
sincère d'aboutir, il s'efforçait si bien de ménager les préjugés et les
habitudes que, malgré son impatience, il accordait un délai de quatre ans
avant de rendre l'instruction publique et obligatoire et, malgré son désir de
préserver les enfants de la précoce déformation religieuse, il consentait,
pour obtenir plus aisément l'agrément des campagnes, à permettre qu'à côté de
l'enseignement national et commun, exclusivement nationaliste et laïque,
l'enseignement religieux continuât à être donné. Il rassurait la bourgeoisie
industrielle contre l'appréhension qu'elle pourrait avoir d'une mainmise de
l'Etat sur l'éducation professionnelle et par un prolongement assez naturel
sur la production elle-même. « Au
sortir de l'institution publique, l'agriculture et les arts mécaniques vont
appeler la plus grande partie de nos élèves, car ces deux classes constituent
la presque totalité de la Nation... L'apprentissage de leurs divers
métiers n'est pas du ressort de la loi. Le meilleur maître, c'est
l'intérêt ; la leçon la plus persuasive, c'est le besoin. Les champs, les
ateliers sont ouverts : ce n'est pas à la République à instruire chaque
cultivateur et chaque artisan en particulier ; tout ce qu'elle peut faire,
c'est de surveiller en général le perfectionnement de l'agriculture et des
arts, surtout d'en développer les progrès par des encouragements efficaces et
par des lois d'une sage économie. » Il n'y
aura donc aucun empiétement de la communauté sur l'activité économique. Non
seulement l'Etat ne retiendra que jusqu'à douze ans les enfants des paysans
et des ouvriers ; non seulement il livrera de bonne heure aux maîtres de la
production toute la main-d'œuvre, mais il ne continuera pas sur la profession
le contrôle exercé par lui sur la période première de l'éducation. Au sortir
de ce communisme passager de l'instruction publique, les enfants retrouveront
les lois de la concurrence illimitée et de l'individualisme bourgeois. Le
Pelletier, non par calcul, mais parce que lui-même n'avait pas su faire
remonter son communisme « de la base au sommet », ménageait et se
conciliait tous les instincts de lutte et d'indépendance combative de la
bourgeoisie fabriquante et trafiquante. Dans la
sphère même de l'éducation commune, ses prétentions sont modestes. Il veut un
programme d'instruction un peu plus étendu que celui que propose le Comité
pour les écoles primaires, mais très mesuré encore, et qui ne peut en aucune
manière « déclasser » les enfants du peuple, leur donner le sens et le besoin
impérieux d'une vie supérieure. Enfin,
à la façon dont il comprend le fonctionnement de ces vastes internats
nationaux groupant chacun quatre à cinq cents enfants, il réduit au minimum
la difficulté financière qu'on pouvait lui opposer. L'installation sera peu
coûteuse, se faisant le plus souvent dans des demeures incorporées déjà au
domaine public. Le régime sera, non par économie sordide, mais par un souci
intelligent de la santé, très frugal et très sobre — peut-être plus sobre que
ne le permettent nos climats. « A
l'égard de la nourriture, les aliments les plus simples et les plus communs,
à raison de leur abondance, seront préférés. Il sera fait un état de ceux qui
conviennent à la santé des enfants et, dans le nombre déterminé, on choisira
toujours celui que le climat et la saison offrent à moins de frais. Je crois
que le vin et la viande en doivent être exclus ; l'usage n'en est point
nécessaire à l'enfance et, pour vous présenter un aperçu de l'utile
parcimonie qu'on peut apporter dans les frais •de nourriture des jeunes
élèves, je vous citerai un fait que tous les journaux du temps ont publié : « Dans
le grand hiver de 1788, le curé de Sainte-Marguerite à Paris employa
avec le plus grand succès une recette composée d'un mélange de plusieurs
espèces d'aliments ; il fit vivre fort sainement une multitude immense de
malheureux et la portion d'un homme fait n'allait pas à trois sous par jour.
» Or,
dans les écoles communes, le produit du travail des enfants, si minime qu'il
soit, viendra encore en atténuation des dépenses. Il est vrai qu'on ne
spécialisera pas les enfants dans un travail déterminé ; ce serait le
déformer, ce serait manquer l'objet de l'institution publique qui est, non
pas de vouer l'enfant à telle ou telle profession, mais de le préparer à être
capable de toutes. Et Le
Pelletier demande aux plus beaux génies scientifiques du siècle d'imaginer
des modes de travail qui aient une valeur éducative générale. Mais enfin tout
travail, quelque générale que soit la puissance d'éducation et d'instruction,
a nécessairement une forme déterminée, il se matérialise en des objets
déterminés, susceptibles de devenir marchandises ; et Le Pelletier prévoit
même que les enfants pourront aller travailler parfois, à titre d'essai et
pour s'assouplir à des tâches variées et précises, dans la manufacture
voisine. De là une certaine production qui atténuerait la dépense. Qu'est-ce
à dire ? et que signifient ces détails, assez futiles, semble-t-il, sinon que
Le Pelletier s'emploie à convaincre la Convention qu'à tous les égards son
plan est réalisable et qu'il s'accommode aux difficultés financières de la
Révolution comme à cette part de préjugés qu'il n'est pas possible d'éliminer
en un jour ? Il a donc cru, d'une foi très forte et très noble, qu'il
apportait un plan de réalisation immédiate. Et,
après tout, où est l'utopie ? et qu'y a-t-il donc de chimérique dans ce
système ? Ce qui me frappe dans le plan de Le Pelletier, c'est qu'il est au
contraire le terme idéal vers lequel évolue l'organisation de l'enseignement
dans la démocratie française. Certes, la République n'a pas réalisé, même
dans la première période, l'internat commun à toutes les classes sociales.
Même si l'on fait abstraction de la question de l'internat, très
controversée, la démocratie française n'a pas encore confondu, dans un
enseignement initial unique, les fils des bourgeois et les fils des
prolétaires. Mais c'est vers le type de l'éducation commune que tout notre
système se meut. D'abord, même avec l'externat, les enfants sont retenus ou à
l'école ou au collège, non pas quelques heures seulement comme le disait Le
Pelletier pour le projet de Condorcet, mais toutes les heures du jour et tous
les jours de la semaine. L'action de la communauté sociale sur les jeunes
esprits est ainsi portée au plus haut. En second lieu, il apparaît de plus en
plus au parti républicain que l'enseignement est, par essence, un service
public, un service social, destiné à mettre tous les esprits en harmonie avec
les conditions vitales des démocraties modernes. Enfin, l'effort pour
identifier le premier cycle du programme des collèges et lycées fréquentés
par la bourgeoisie avec le programme des écoles primaires fréquentées par le
peuple ouvrier, tend à confondre, dans sa première phase, l'éducation
ouvrière et l'éducation bourgeoise. Après la communauté du programme viendra
naturellement la communauté d'établissement et de discipline. L'amélioration
constante dans le régime et l'hygiène des écoles primaires atténuera peu à
peu les résistances de la bourgeoisie à la cohabitation et à la fusion scolaire
des deux classes. De même qu'elle est obligée maintenant d'accepter pour ses
fils la communauté de la vie de caserne, elle sera conduite par le progrès
des mœurs et des lois à accepter la communauté de la vie de l'école. Enfin,
les subventions municipales pour l'achat des livres et fournitures scolaires,
les caisses des écoles pour l'habillement des écoliers, les cantines
scolaires souvent gratuites, tendent à décharger les familles ouvrières de
l'entretien des enfants pendant la période de scolarité. Ce ne sont encore
que des tendances, mais qui iront se développant à mesure que grandira
l'influence sociale du prolétariat et que l'esprit socialiste pénétrera les
pouvoirs publics dans la commune et dans l'Etat. Or, ces tendances s'exercent
dans le sens du système de Le Pelletier : et celui-ci, bien loin d'être une
chimère, entre de plus en plus dans la réalité à mesure que la démocratie
elle-même devient davantage une réalité. Cette sorte de communisme scolaire
est déjà assez fortement ébauché pour qu'il soit permis de prévoir que le
plan de Le Pelletier sera accompli bien avant que toutes les institutions
économiques aient été transformées par le communisme. Il
n'est donc aucunement utopique à la date même où il a été formulé, car il ne
suppose pas une transformation décisive du régime de la propriété : il est
adapté dès l'origine aux formes immédiates de la démocratie révolutionnaire.
Et la lenteur avec laquelle il se réalise ne vaut pas plus contre lui que la
longue éclipse de la démocratie, du suffrage universel, de la Révolution ne
vaut contre la démocratie, le suffrage universel, la Révolution. Les lignes
directrices du plan de Le Pelletier se marquent de nouveau en traits lumineux
toutes les fois que l'esprit de la Révolution s'avive : et puisque ce système
d'éducation est à ce point solidaire de la Révolution, il ne peut être
utopique dans la société qui procède de la Révolution. Ce qui
est vrai, c'est que Le Pelletier de Saint-Fargeau y a attaché plus
d'espérances sociales qu'il ne convenait. Même le communisme complet de
l'éducation première ne suffirait pas à fondre les classes, ou même à
atténuer sensiblement les antagonismes qui résultent du privilège de la
propriété. Dans la même maison, sous le même régime, avec la même discipline,
les fils des prolétaires et les fils des grands patrons garderaient la
conscience très vive de l'opposition d'intérêts que l'organisation sociale maintient
entre eux. Mais ceux-là seuls qui croient qu'une société se substitue d'un
bloc à une autre seront tentés de dédaigner les effets de ce communisme
premier, si incomplet, si superficiel qu'il soit. C'était une grande chose
d'obliger les riches à faire, pour la plus grande part, les fonds de cette
éducation commune. Invinciblement,
une question se serait posée : Pourquoi ne pas prolonger au-delà de l'école,
par des institutions multiples d'assurance, de coopération, de collaboration
économique, cette égalité de fait réalisée dans la vie de l'enfance ?
Pourquoi ne pas obliger la richesse à contribuer à toutes ces institutions ?
Ainsi, le système d'éducation de Le Pelletier, sans bouleverser par une
action directe l'ordre économique bourgeois et la hiérarchie de la propriété,
eût constitué cependant, en plein régime d'inégalité, un précédent d'égalité
communiste dont les effets auraient rayonné peu à peu bien au-delà même de
l'institution scolaire. Et ce n'était point là la méditation solitaire de Le
Pelletier. Non seulement dès que son plan sera connu, en juillet 1793, il
sera adopté et patronné par Robespierre alors très puissant. Non seulement
Robespierre dira, avec une sorte d'enthousiasme, à Félix Le Pelletier : « C'est
admirable ; c'est le premier ouvrage qui soit à la hauteur de la République. »
Non seulement on put croire un moment, en juillet, que la Convention allait
en faire la base de ses travaux, mais, dans la discussion même de décembre
1792, le brillant orateur girondin Ducos, sans discuter les détails d'un
projet qui n'était pas connu encore, abonde dans le même ordre de pensées. « Je
pense, disait-il, cille tous les enfants nés dans la République doivent être
astreints à suivre pendant un certain temps les écoles primaires ; tant que
par une éducation commune vous n'aurez pas rapproché le pauvre du riche, le
faible du puissant, tant que, pour me servir des expressions de Plutarque,
vous n'aurez pas acheminé à une même trace et moulé sur une même forme de
vertu tous les enfants de la patrie, c'est en vain que vos lois proclameront
la sainte égalité, la République sera toujours divisée en deux classes : les
citoyens et les messieurs. » Que
l'on complète donc la haute pensée encyclopédique du projet de Condorcet,
dont Marie-Joseph Chénier était le rapporteur, par la véhémence rationaliste
de Jacob Dupont et par le grand esprit social de Le Pelletier, quelle
merveilleuse richesse et ampleur d'idées dans la Convention commençante ! Le
système d'éducation entrevu par elle touche, par sa cime, aux plus hautes
régions de la science et de la philosophie, et il pénètre, par une première
application communiste, jusqu'au fond même de la vie populaire et
prolétarienne. De l'esprit affranchi et renouvelé tous les Conventionnels
paraissent attendre, au-delà même des institutions les plus hardies de la
démocratie à ses débuts, l'affranchissement et le renouvellement de la vie
humaine. LES IDÉES SUR LA PROPRIÉTÉ Mais ce
n'est pas seulement autour des questions d'enseignement et d'éducation
qu'affluaient les hautes pensées. En confiant à un comité le soin d'élaborer
un projet de constitution, la Convention n'avait pas voulu lui laisser le
monopole de la recherche. Elle avait invité tous ses membres, bien mieux,
elle avait invité tous les citoyens de la France, tous les citoyens de
l'univers, à proposer leurs plans, à apporter leur idée ; et, comme
l'organisation des pouvoirs politiques dans une démocratie touche à toutes
les formes de la vie, aux formes économiques aussi bien qu'aux formes
politiques, comme la Déclaration des Droits de l'Homme soulève le problème de
la propriété en même temps que celui de la liberté, comme les institutions
créées par la volonté des hommes réagissent nécessairement sur la formation
et la distribution des richesses, toute la question sociale était posée
devant la Convention. Le projet présenté en février par Condorcet au nom du
Comité de constitution, s'il était très hardi dans l'ordre politique, s'il
poussait la démocratie jusqu'à ses formes extrêmes, était, au contraire,
assez prudent et discret au sujet de la propriété. Mais, an delà de ce projet
central et officiel, bien des initiatives, bien des audaces de pensée se
faisaient jour, et le concept même de propriété, affirmé et justifié par tous
ou par presque tous, était soumis cependant à une critique pénétrante et à de
véritables conditions et restrictions. LES VUES DE PÉNIÈRES Cet
ébranlement paraissait assez redoutable au Girondin Pénières (un des plus
étroits et des plus âpres, un de ceux qui assaillirent le plus résolument
Danton) pour qu'il crût devoir, dans son « plan et projet de constitution
pour la République française », soumis à la Convention le 16 avril, dénoncer
le danger. « Une
opinion ou plutôt un système qui tendrait à détruire tout ordre social,
puisqu'il a été la cause première de l'association de l'espèce humaine,
semble prendre quelque faveur parmi les hommes dont les pères, peu
industrieux ou prodigues, ne leur ont laissé par héritage que la force de
leurs bras. C'est, sans doute, cette classe malheureuse qu'on cherche à
égarer et dont se servent aujourd'hui les ennemis de l'ordre social pour
retarder, ou pour mieux dire, afin d'empêcher l'organisation de la République
française. Jusqu'à ce moment personne n'a cru devoir combattre cet absurde
système : l'homme raisonnable, qui a quelques connaissances ou seulement
quelques idées sur la cause de la réunion des hommes, sur leurs inclinations,
leur naturel et leurs besoins, n'a jamais pensé que dans un état où un
individu ne peut, avec les productions naturelles de la terre, pourvoir à sa
subsistance et à plus forte raison, à ses besoins, on pût jamais mettre en
thèse le paradoxe ridicule de la loi agraire ou partage des biens ; et, si je
n'eusse entendu ici même les propagateurs de cet absurde précepte, je
douterais qu'à la fin du dix-huitième siècle il existât des Français assez
stupides pour proposer à leurs concitoyens de rentrer dans les forêts pour
s'y nourrir de glands, ou de quitter cette zone trop froide et trop stérile
pour aller vivre en frugivores sous la ligne équatoriale. « Comme
la propriété a été la cause de presque toutes les conventions parmi les
hommes, comme la propriété a été le principe de tout gouvernement et de toute
institution politique, sans m'écarter de mon objet, je puis établir à ce
sujet quelques principes. La propriété n'est point, à proprement parler, un
droit naturel de l'homme, puisque l'homme à l'état de nature a droit de jouir
de tout ce qu'il peut se procurer, soit en disputant aux autres animaux ou à
ses semblables le fruit ou la proie qu'il rencontre. « Dans
l'état de nature, l'homme est sans doute semblable à tous les autres animaux,
mais son instinct nu sa raison l'ayant placé au sommet de la chaîne de la
nature, il ne devait point être au-dessous du singe et du castor. Aussi, les
premières peuplades ont eu des troupeaux, ont fait ensemble la pêche et la
chasse aux animaux dont elles se nourrissaient et, lorsqu'il leur a fallu des
filets, des javelots, des cabanes et des jardins, la propriété a été établie
parmi eux ; et, dès qu'elle a été violée par quelqu'un, la force a tenu lieu
de loi. La raison et l'humanité substituèrent à ce mode barbare une
convention qui assurait à tous les membres de la société la jouissance de ce
qu'il avait entouré et cultivé et de ce qu'il pouvait légitimement acquérir.
Alors il s'est trouvé des hommes actifs, laborieux, économes, industrieux et
sobres ; ceux-là ont augmenté, par leurs soins et leurs travaux, les
productions de leurs propriétés ; les autres, paresseux ou prodigues, n'ont
pu trouver dans le rapport de leurs champs de quoi satisfaire à leurs besoins
; ils ont emprunté des premiers et pour s'acquitter ensuite de leurs dettes,
ils ont été forcés de céder à leur créancier une portion de leurs biens ; et
leurs besoins de consommation ne diminuant pas avec le produit de leurs
propriétés, un court espace de temps a suffi pour les priver de tout ce
qu'ils pouvaient posséder. On dut aussi mettre dans cette classe les hommes
appauvris par des revers, les pères surchargés d'une famille nombreuse et
ceux que les lois ont privés du droit de succession ; de là la misère et
l'opulence ; de là le germe de tous les vices. De même que le chêne, que le
hasard a fait naître sur un sol aride et rocailleux n'a pu pousser qu'une
tige rabougrie, de même celui qu'un terrain trop gras a fait croître, périt
souvent par une sève trop abondante ; mais, dès qu'un individu donne à la
société ses bras, son courage et sa vie, cette même société doit fournir et
pourvoir à sa subsistance, si des motifs réels ne lui permettent pas de se la
procurer par lui-même ; car là où la société laissera un de ses membres périr
de misère, tandis qu'elle aura dans son sein des membres opulents, il n'y
aura nï humanité ni morale ; et là où tous les individus prétendraient à des
fonctions ou à des revenus égaux, il faudrait consacrer en principe
l'esclavage d'une partie pour travailler au profit des autres. Ce sont des
vérités simples qu'on ne saurait trop publier pour détromper le peuple qu'on
abuse. » Quelle médiocre, plate et ennuyeuse dissertation ! Mais elle a cet intérêt de montrer comment l'universel soulèvement des choses avait mis en question dans les esprits la propriété elle-même. Et ceux mêmes qui en défendaient le principe convenaient qu'elle ne constituait pas un droit naturel, qu'elle était un fait social, soumise par conséquent à des réglementations et conditions sociales. |
[1]
Durand de Maillane n'était point janséniste, mais seulement gallican. Voir le
chapitre que je lui ai consacré dans mes Contributions à l'histoire
religieuse de la Révolution. — A. M.