L'OPINION DE SYBEL Pourquoi
fut-elle vaincue ? Pourquoi fut-elle éliminée ? Est-ce que, comme le dit
Sybel, elle était devenue à ce point un parti de classe, le parti exclusif de
la bourgeoisie, qu'elle ne pouvait plus exercer une action commune avec les
prolétaires ? Mais, entre les conceptions sociales de la Gironde et celles de
la Montagne il n'y avait pas antagonisme profond. Les Montagnards, dans
l'ensemble, n'étaient ni des communistes ni des niveleurs. C'est par tactique
politique que la Gironde affectait d'être contre eux la gardienne de la
propriété. Gorsas, dans son mémoire sur le 31 mai et le 2 juin, insiste sur
la manœuvre : c'est pour sauver la France de la loi agraire que la Gironde
luttait. Mais
tout cela n'est que trompe-l'œil et habileté de polémique. Les Montagnards et
la Commune même voulaient assurer aussi nettement que la Gironde le respect
des propriétés et la forme essentielle de la propriété. Les luttes politiques
de la Gironde et de la Montagne conduisirent les deux partis à s'appuyer l'un
sur les intérêts bourgeois, l'autre sur la force du peuple. Mais c'étaient en
effet des luttes de partis plutôt que d'essentielles luttes de classes. Si la
Gironde avait cru pouvoir assurer par là sa domination, elle se serait prêtée
et à l'emprunt forcé et progressif, et au maximum. Elle n'avait pas un
dogmatisme économique inflexible. Mais, comme elle s'était laissée dépasser
par l'élan politique du peuple, elle était naturellement amenée à ménager ce
qui lui restait de clientèle révolutionnaire, la bourgeoisie de négoce et
d'industrie. LE LUXE DE LA GIRONDE La
Gironde fut-elle compromise aux yeux des prolétaires par la dissipation et le
luxe de sa vie ? Mais il n'est point démontré que les mœurs des Girondins
fussent plus libres que celles des Montagnards. Les dîners ministériels
donnés par Roland étaient surtout exploités contre la Gironde à cause de leur
caractère politique. Les Roland étaient probes, et leurs ennemis mêmes le
savaient. Au demeurant, si plusieurs des Girondins avaient, comme avant eux
Barnave, cédé à l'attrait de la vie mondaine, s'ils avaient fréquenté salons,
théâtres et boudoirs, le fond de modestie de leur vie n'en avait pas été
entamé. D'ailleurs tous leurs adversaires étaient-ils donc des ascètes ?
Quand on l'accusait de jouir trop largement de la vie, Danton ne se défendait
pas, il haussait les épaules, ou même se vantait avec quelque brutalité de la
vertu de son tempérament. Robespierre
était sobre et chaste, mais, en somme, il vivait dans un large bien-être et
dans une sorte de sécurité raffinée. Les Duplay, qui l'avaient appelé dans
leur intimité, étaient des bourgeois très aisés. « Le menuisier Duplay »,
assez gros patron en menuiserie, avait, en loyer de maisons, dix à douze
mille livres de rente, sans compter les bénéfices de son industrie. Dans la
maison confortable et paisible de la rue Saint-Honoré, Robespierre n'était
pas seulement adulé : il était soigné par toute cette famille de jacobins
zélés comme un curé par des dévotes. Il avait en quelque mesure les douceurs
de la vie de famille sans en avoir les charges. Aucun souci d'argent ou de
ménage, liberté complète, bien-être délicat, affections dévouées, n'était-ce
pas l'idéal de la vie pour cet homme dont le tempérament un peu pauvre était
comme dévoré par la fièvre de la pensée et de la lutte ? Baudot, dans ses
notes magistrales, a très bien marqué cela. « La
famille Duplay rendait une espèce de culte à Robespierre. On a prétendu que
ce nouveau Jupiter n'avait pas eu besoin de prendre les métamorphoses du dieu
de l'Olympe pour s'humaniser avec la fille aînée de son hôte, Eléonore. Cela
est de toute fausseté. Comme toute sa famille, cette jeune fille était
fanatique du dieu Robespierre, elle était même plus exaltée à raison de son
âge. Mais, Robespierre n'aimait point les femmes, il était absorbé dans son
illumination politique : ses rêves abstraits, ses discours métaphysiques, ses
gardes, sa sûreté personnelle, toutes choses incompatibles avec l'amour, ne
donnaient chez lui aucune prise à cette passion. 11 n'aimait ni les femmes ni
l'argent, et ne s'occupait pas plus de ses intérêts privés que si tous les marchands
eussent dû être pour lui des fournisseurs gratuits, obligés, et les maisons
des auberges payées d'avance pour son usage. Et en effet, il agissait ainsi
avec ses hôtes. » Le
trait est vif, mais juste. C'était en somme une existence commode. La vie de
Brissot, qui avait une famille à soutenir, et qui était accablé de travaux et
d'affaires, était bien plus dure et plus difficile. Et est-ce Desmoulins,
heureux de vivre, marié à une femme riche qu'il adorait, toujours
papillonnant aux joies du monde, aux lustres des salons éclatants, est-ce
Desmoulins qui pouvait accabler la Gironde pour son manque d'austérité ? Non, ce
n'était pas là le grief profond du peuple. LA GIRONDE ET LA CLÉMENCE Les
Girondins s'étaient-ils mis par un esprit de douceur et de faible humanité en
dehors des nécessités révolutionnaires ? Pas davantage. Ils savaient, quand
il le fallait pour leur cause, être implacables. La lettre publiée de Roland
à Louis XVI était un coup de couteau. Contre les massacres de septembre leur
révolte fut tardive et calculée. Ils essayèrent d'assassiner moralement
Danton par des insinuations atroces et des libelles infâmes ; ils tentèrent
de livrer Marat au bourreau. Mais qu'on lise la correspondance de Mme Roland
publiée par M. Perroud. Dans toute l'année 1791, elle pousse aux mesures
violentes. Elle fait l'apologie de Marat et du vigoureux Danton » ; elle
annonce qu'on ne pourra arriver à la liberté « qu'à travers une mer de sang
». Ah ! non, la clémence, la pitié étaient pour les Girondins manœuvre et
tactique, et ce ne fut pas la sensibilité humaine de leurs fibres qui les
livra sans défense à la brutalité des événements. Furent-ils
égarés par une idée fausse, par un système abstrait ? Baudot a écrit : « Les
Montagnards pensaient que pour défendre le sol et maintenir l'existence de la
Révolution, il fallait continuer les mesures violentes ; les Girondins, au
contraire, voulaient faire tout de suite l'application de leurs vues
organiques. » Mais,
ici, il ne faut pas renverser les causes et les effets. Ce n'est point parce
qu'ils avaient l'esprit systématique et constructif qu'ils s'opposaient à la
Montagne, toute action et combat. C'est parce qu'ils avaient perdu contact
avec l'action, avec le combat révolutionnaire qu'ils paraissaient abonder en
systèmes et en théories. Si Danton disait d'eux : « Ce sont des avocats et
des hommes à procédure, mais ils ne connaissent que leur plume d'huissier » ;
si Baudot ajoutait : « ce sont des théologiens aigris à la dispute », ni l'un
ni l'autre ne caractérisaient ainsi une infirmité originelle et
professionnelle ; ils constataient plutôt ce qu'était devenue la Gironde
quand elle ne marchait plus dans le sens de la Révolution, quand il n'y avait
plus dans ses paroles la plénitude des événements. Le plus doctrinaire des
Girondins, le plus vraiment systématique était Condorcet, or il était à peine
du parti de la Gironde, et ce n'est point un doctrinarisme philosophique et
abstrait qui perdit celle-ci. LE FÉDÉRALISME DES GIRONDINS Etaient-ils
hantés par le système du fédéralisme ? Et le parti pris théorique de
disséminer l'action nationale les égara-t-il hors de la Révolution juste à
l'heure où celle-ci essayait la concentration suprême des énergies ? Mais,
ici encore, il ne faut pas se laisser tromper par un renversement des
perspectives. La lutte politique qu'ils entreprirent contre Paris, parce
qu'ils n'y dominaient plus, leur suggéra .l'appel à
la vie diffuse des départements et à une sorte de fédéralisme bien plus
qu'une conception fédéraliste ne les détourna a priori de la Révolution
parisienne. Je sais
bien que Lareveillère-Lépeaux qui, s'il ne fut pas précisément girondin, eut
beaucoup de haine contre les ennemis de la Gironde, parle avec complaisance,
dans ses Mémoires, du fédéralisme. Il rappelle qu'au Comité de salut public,
il s'opposa toujours à ce qu'on anéantît les constitutions fédéralistes de la
Hollande et de la Suisse. Mais ce n'étaient point ces vues qui déterminaient
l'action de la Gironde. Je sais encore que Buzot, dans ses Mémoires
exaspérés, s'il proteste contre l'accusation de fédéralisme, ne désavoue pas
nettement la théorie fédéraliste. « Il
n'est pas un département, pas une ville, pas un misérable club qui ne nous
traite de royalistes et de fédéralistes. Assurément ces deux mots sont bien
étonnés de se trouver ensemble... Cependant Barère, dans un rapport que je
viens de lire, a trouvé bon de donner à cette calomnie une autre tournure ;
écoutez cet habile homme, après que vingt-trois des nôtres ont péri sur
l'échafaud pour double crime de fédéralisme et de royalisme. Ce n'est- plus
cela, il faut dire que nous voulions établir la royauté sous la forme du
fédéralisme. Misérable coquin, tu as donc perdu toute honte, le crime ne te
coûte plus rien ! Pourquoi as-tu recours à de nouvelles équivoques, à des
explications plus obscures que les mots que tu veux expliquer ? Tu as bien
senti que si nous étions des fédéralistes, nous devions être des républicains
et non pas des royalistes. Mais ton peuple ne le sent pas... Vil sophiste,
que veux-tu dire avec tes formes, ton imbroglio de fédéralisme et de royauté
?... « Le
reproche qu'on nous fait d'être fédéralistes doit bien étonner les
Américains, dont nos adversaires mêmes recherchent en ce moment l'utile
alliance. Le fédéralisme est-il donc un monstre qui doive révolter ? Est-ce
donc un crime que de chérir un gouvernement sous lequel l'Amérique est
heureuse et libre ? Pauvres gens, ils ne savent pas ce que c'est, et vont
toujours leur train, comme s'ils savaient quelque chose. Le fédéralisme est
peut-être, pour les vastes pays où l'on veut réunir les avantages d'une
liberté bien ordonnée dans l'intérieur avec ceux d'une réunion puissante de
toutes les forces de l'Etat à l'extérieur, le mode de gouvernement qui
convient le mieux à un grand peuple... Le reproche de fédéralisme qu'on a
fait aux proscrits serait peut-être un nouveau titre à la reconnaissance
publique, s'ils l'eussent mérité ; mais il n'est pas mieux fondé que tous les
autres. Ce n'est pas assurément dans les discussions de la Convention
nationale qu'on a pu s'apercevoir du projet qu'on leur suppose d'établir
parmi nous cette forme de gouvernement républicain, laquelle, au surplus,
n'excluait pas l'unité et l'indivisibilité de la République ; mais leurs
nombreux écrits attestent leur invincible attachement à ce principe pour ceux
qui veulent les lire et qui peuvent les entendre. Le principal ouvrage qu'ils
aient rédigé en commun, c'est la Constitution dont Condorcet a développé le
principe dans un fort bon discours... Pourquoi ne trouve-t-on ni dans le
discours de Condorcet ni dans la Constitution à laquelle il sert de
préambule, aucune trace de fédéralisme, aucun éloge, aucune indication de
cette forme de gouvernement ? « Fédéralistes
! Et pourquoi ? Pour avoir proposé une force départementale ? Proposition
juste dans son principe, salutaire dans son objet ; moyen propre à arrêter
les excès coupables des meneurs de la capitale, à modérer l'ambition
dévorante de Danton, de Robespierre, et de la Commune de Paris, à former
enfin de toutes les parties de l'empire un faisceau de volonté, de confiance,
d'union et de concorde, qui conservât entre elles sans altération les
principes d'égalité et de liberté, l'unité d'action et de puissance. Si cette
mesure eût été prise à temps, les maux de la République ne seraient pas
aujourd'hui à leur comble. « Fédéralistes
! Et pourquoi ? Pour avoir voté l'appel au peuple dans l'affaire du roi. Cet
appel n'était qu'un juste hommage que les représentants du peuple français
devaient s'empresser de lui rendre en cette circonstance ; c'était une grande
et utile mesure contre les prétendants à la tyrannie, qui n'auraient pas pu
se prévaloir de la mort de Louis XVI pour s'environner de toutes les forces,
de toutes les puissances de l'Etat, et subjuguer les citoyens les uns par les
autres. Nos départements n'auraient pas été asservis à la Commune de Paris... « Fédéralistes
! Et pourquoi ? Pour avoir voulu qu'on punisse les massacreurs de septembre,
dont Robespierre et Danton étaient les conducteurs et les chefs... « Fédéralistes
! Et pourquoi ?... » Ah !
certes, la preuve est surabondante ; tous les propos de Buzot proscrit
exhalent la violence douloureuse des haines ; ils n'expriment pas un système.
Et ce n'est pas un plan préconçu de fédéralisme, c'est la logique folle de la
lutte contre la cité centrale, dont ils n'étaient plus les maîtres, qui a
tourné l'esprit des Girondins vers la grande vie dispersée et morcelée des
départements. MARAT NE CROIT PAS AU FÉDÉRALISME DES GIRONDINS Peut-être
n'a-t-on pas assez remarqué (si même on y a pris garde) que Marat absout les
Girondins du reproche de fédéralisme ; il est vrai que c'est pour les accuser
d'avoir voulu mettre une action centralisée et unitaire au service de la
contre-Révolution et de la royauté. Buzot pose le dilemme : ou nous sommes
fédéralistes, et alors nous sommes républicains ; ou nous sommes royalistes,
et alors nous ne sommes pas fédéralistes. Et Marat dit : « Non, les Girondins
ne sont pas fédéralistes, car, au fond, ils sont royalistes. » Je lis dans le
« Publiciste de la République française, par Marat, l'Ami du peuple » (numéro du 24
mai 1793) : « Tant
que le tyran avait la tête sur les épaules, la faction des hommes d'Etat a
tout fait pour l'arracher au supplice et conserver la royauté dans sa
personne, quoique la République ait été proclamée d'après le vote formel de
tous les bons Français. On a longtemps accusé de fédéralisme les meneurs
de cette infernale faction ; j'avoue que je n'ai jamais partagé ce sentiment,
quoiqu'il me soit arrivé quelquefois de reproduire cette inculpation. Je me
fonde particulièrement sur ce que les meneurs sont trop instruits pour
imaginer qu'une République fédérative chez les Français pût produire un ordre
durable ; car, au milieu d'une nation vaine, frivole, irréfléchie, possédée
de l'amour de la domination, et toujours prête à devenir la dupe du premier
fripon assez adroit pour capter sa confiance, le fédéralisme aurait bientôt
allumé des dissensions intestines dans tous les départements, renouvelé les
guerres désastreuses des barons et ramené le gouvernement féodal. « Quoi
qu'il en soit, les intelligences des principaux meneurs avec la Cour avant le
10 août, les relations intestines de leurs acolytes avec Dumouriez pour
rétablir la Constitution de 1789, et la déclaration de ce général
conspirateur depuis son expédition de la Hollande, ne laissent aucun doute
sur leurs véritables projets. « Ces
projets criminels n'ont point changé depuis la chute du généralissime, c'est
en relevant les suppôts de l'ancien régime, et en faisant triompher les
ennemis de la Révolution qu'ils travaillent à rétablir la royauté. Ils ont
trop bien senti qu'avant tout ils doivent se rendre maîtres absolus dans la
Convention, pour pouvoir faire ensuite impunément les arrêtés les plus
liberticides, et décréter la contre-Révolution. Mais comment y parvenir sous
les yeux d'un public éclairé et au milieu d'une ville immense telle que Paris
? L'entreprise leur paraissait aussi vaine que dangereuse, ils se sont
enfermés dans l'alternative ou de composer les tribunes à leur gré, ou de
transporter dans quelque ville aristocratique le siège de la Convention. Or
telle est la ténacité de leurs vues à ce sujet que depuis ils n'ont laissé
échapper une seule occasion de favoriser ce projet. » Ai-je
besoin de dire que les Girondins n'étaient pas royalistes, qu'ils ne
travaillaient pas consciemment et délibérément au rétablissement de la
monarchie ? Ici, comme en bien d'autres points, l'erreur de Marat est de
transformer en volonté consciente ce qui n'est que l'extrême conséquence
logique et la conclusion ou nécessaire ou possible d'actes déterminés. Mais
Marat voit juste quand il note que les Girondins, à force de chercher des
points d'appui contre Paris, contre les forces révolutionnaires de la Montagne,
de la Commune et des sections, réveillent ou fomentent les espérances
royalistes et contre-révolutionnaires. Où il voit juste encore et profond,
c'est lorsqu'il proclame, avec une remarquable netteté et liberté d'esprit,
que les Girondins ne sont pas dominés par le système fédéraliste. Au fond,
leur plan est ou de conserver ou de reconquérir le pouvoir central. LE TÉMOIGNAGE DE BUZOT Quelques
mois plus tard, quand Buzot, fugitif et proscrit, expliquera la tactique de
la Gironde, il confirmera en ce point les vues de Marat. « Si
j'ai vu avec plaisir le mouvement sublime des départements au mois de juin
dernier, c'est que tous se portaient au centre, tous ils marchaient sur Paris
pour briser les fers de la Convention, emprisonnée dans ses murs ; tous ils
voulaient l'unité de la République, que l'attentat du 2 juin tendait à
rompre. Auraient-ils tenu le même langage, leur marche eût-elle été la même
si ces départements avaient projeté de se séparer, de s'isoler ? Non. En
imputant tous leurs maux à la Commune de Paris, et certes ils auraient eu
raison de le faire, ces départements se seraient déclarés indépendants de la
Convention, dont les membres factieux s'étaient attachés à cette ville comme
au foyer de leur ambition et de leurs crimes ; ils auraient levé des troupes
chacun dans son territoire, s'y seraient cantonnés pour s'y défendre en cas
d'attaque, et du reste leur résistance eût plutôt consisté dans un plan de
désobéissance passive bien concerté entre eux, que dans des mesures actives
dont le succès eût été bien moins sûr et beaucoup plus difficile à obtenir ; enfin
ils auraient fait une déclaration solennelle au peuple français, qu'ils
entendaient cesser toutes communications, tous rapports politiques, civils et
commerciaux avec une ville qui, dans tous les temps, a été le fléau de la
France, et qui sera infailliblement le tombeau de la liberté. » Quand
Buzot, dans sa haine exaspérée, semble confondre le fédéralisme avec une
sorte d'excommunication de Paris et regretter que les Girondins et les
départements n'aient pas été assez fédéralistes, il défend par là même son
parti de l'avoir été. Mais il me semble que et Buzot et Marat commettent ici
une confusion. Non, les Girondins n'étaient point fédéralistes, en ce sens
qu'ils n'acceptaient pas un fédéralisme systématique et définitif. Ce n'était
pas à leurs yeux l'organisation normale et durable de la société française.
Mais il n'est pas démontré que, dans leurs hypothèses de combat, dans leur
tactique immédiate, ils n'aient pas entrevu une sorte de fédéralisme
provisoire. Leur appel aux départements contre Paris pouvait prendre deux
formes : ou bien ils créeraient, à Bourges ou ailleurs, un autre centre de
gouvernement, une autre capitale, celle du girondisme, la capitale de
l'ordre, qui entrerait en lutte avec la capitale de l'anarchie jusqu'à ce que
tout le pays fût ramené sous la discipline d'une même politique et d'une même
loi. C'eût été en réalité le centralisme girondin et départemental s'opposant
au centralisme montagnard et parisien. C'était là le plan de plusieurs
Girondins, notamment de Guadet, à une heure où les chefs de la Gironde
pouvaient se flatter encore d'établir entre eux quelque unité d'action. Ou bien
encore les Girondins pouvaient compter sur l'explosion diverse et spontanée
des forces multiples de mécontentement et d'opposition qui, selon les
régions, avaient des formes différentes. L'avenir ferait surgir de cette
dissociation momentanée une association nouvelle, la France retrouverait son
unité, mais sans l'action de Paris, contre l'action de Paris, c'est-à-dire
une unité plus libre et plus souple. C'était là, si l'on peut dire, un
fédéralisme de transition et aussi un fédéralisme de désespoir. Oui, mais
comme une nation habituée à l'organisation et à l'unité ne peut tomber ainsi
en dissociation, même provisoire, sans avoir l'angoisse de l'agonie et le
pressentiment de la mort irrévocable, il était certain que cette anarchie
départementale chercherait soudain à s'organiser autour d'un centre de forces
et d'idées, et quel autre centre que la tradition monarchique et l'idée
contre-révolutionnaire ? C'est
en ce sens profond que Barère avait raison de dire, d'un mot que Buzot trouve
sophistique, et qui est vrai d'une vérité ample, que les Girondins, par leur
schisme avec Paris, préparaient la royauté sous la forme fédérative. Oui,
cela était vrai, même si l'étranger, défenseur armé de la contre-Révolution,
ne mettait pas à profit cette anarchie pour imposer à la nation sa loi
contre-révolutionnaire. COMMENT BAUDOT JUGE LE FÉDÉRALISME Baudot
a très finement marqué, dans ses notes, les nuances exactes du fédéralisme
girondin. Il dit très bien que l'organisation fédérative des départements
n'était, dans leur plan, qu'une manœuvre pour écraser leurs adversaires à
Paris et reprendre le pouvoir : « Le
31 mai ne fut qu'une contrepartie. Les députés de la Bretagne s'étaient
assemblés plusieurs fois sous prétexte de repas civiques, et dans ces
réunions, en apparence gastronomiques, on avait élevé plusieurs fois la
question de se débarrasser de la Commune de Paris, enfin de se constituer en
départements fédératifs, de décimer la Montagne, de la réduire même en entier
au besoin, ce qui eut son effet plus tard, tant pour sa décimation que pour
son renversement total. On avait eu soin d'éloigner Charles Duval, député
d'Ille-et-Vilaine, et Fouché, député de la Loire-Inférieure, tous les deux
comme trop opposés au système qu'on voulait faire prévaloir. Beaujard et
Méaulle furent toujours opposés à l'objet de ces réunions. N'ayant pu vaincre
leur résistance, les assemblées ne se renouvelèrent plus, et les
délibérations eurent lieu chez Dufriche-Valazé. Il en fut de même des
députations du Poitou, convoquées de la même manière et sous le même
prétexte, qui, après les réunions des repas, se réunirent chez Creuzé la
Touche. Un certain Bion et Dutrou-Bornier étaient les députés actifs de ces
assemblées ; il y eut aussi une forte opposition dans le principe, ce qui
détermina les réunions chez Creuzé la Touche, où il n'y eut que des affidés
d'admis. Il était toujours question d'éloigner les plus chauds partisans de
la Montagne, de les proscrire et de gouverner dans le sens de la Gironde. Les
événements tournèrent contre ces manœuvres, et les proscripteurs furent
proscrits. » Sans
doute, quand ils se groupaient ainsi par anciennes provinces, Bretagne,
Poitou, les députés girondins songeaient bien à organiser des faisceaux
fédératifs, à unir par régions les forces départementales, et c'est là
évidemment ce que Baudot entend par « se constituer en départements
fédératifs ». Mais, d'abord, à l'intérieur même de chaque province, les
esprits étaient trop divisés pour que ces groupements pussent réaliser un
équilibre stable, et il est évident que c'était pour dominer au centre, pour « gouverner
dans le sens de la Gironde » que toutes ces combinaisons étaient
ébauchées. Il n'y avait là aucune doctrine. Baudot le déclare expressément : « On
a beaucoup parlé de fédéralisme en France, dans les premiers temps de la
Convention nationale. Je ne crois pas que ce système ait
jamais reposé sur un plan fixe. Les ennemis de la Révolution, qui
s'emparaient de toutes les idées qui pouvaient leur servir de germes de
division, saisirent cette occasion comme tant d'autres. J'ai eu connaissance
que plusieurs d'entre eux s'adressèrent au député Rouyer pour lui faire des
propositions dans ce système. Ce député, sous une forme rude, cachait un
grand fond d'intrigue, et le choix de leur part n'était pas mauvais. Il
n'avait pas une grande réputation, et cependant il était assez répandu. Au
besoin on pouvait l'employer comme un ballon perdu ou comme un moyen
d'ascension. Soit que les événements se soient alors succédés avec trop de
précipitation, soit que les plans fussent mal conçus ou aient été
désapprouvés, on n'en parla plus. « Je
sais pertinemment qu'il fut plus d'une fois question au Comité de salut
public de faire un rapport sur le fédéralisme et que ce projet fut toujours
ajourné faute de preuves. Cependant on n'était pas difficile à cette époque
en fait de pièces justificatives. » Cependant,
tant que la Gironde subsista, tous les départements où son action dominait
semblaient former comme une sorte de fédération de résistance, dont on
pouvait se dire qu'elle deviendrait une fédération de gouvernement : « Le
fédéralisme politique, remarque Baudot, s'étendait depuis Nantes jusqu'à
Toulon, en suivant la ligne par La Rochelle, Bordeaux, Toulouse, Nîmes,
Montpellier, Marseille et Toulon, il comprenait les villes et leurs
territoires. Outre ce fédéralisme géographique et politique, il existait dans
plusieurs villes un fédéralisme civil entretenu par la correspondance des
députés attachés à ce parti, en sorte que les "administrations
agissaient dans un sens opposé à celui de la Convention. Il y avait souvent
isolement de ville à ville, suivant que les autorités tenaient pour la
Gironde ou pour la Montagne. Il en résultait un déchirement dans le
gouvernement, qui aurait fini par la guerre civile. Il avait été reconnu
plusieurs fois, au Comité de salut public, qu'il était impossible de faire
marcher le gouvernement avec ce tiraillement ; la disjonction était évidente
et prochaine. Il fallait donc prendre un parti ; la Commune de Paris se crut
en droit de dicter des conditions, à tort, sans doute, mais si la Convention
eût agi dans son sein, il n'y eût point eu violence au dehors. » Or, à
peine la Gironde fut-elle vaincue, il apparut que le fédéralisme de
résistance dont elle était le lien apparent n'avait aucune force interne
d'organisation et d'unité. Ce fut la dispersion des pensées et des efforts.
Quand les Girondins frappés par la Convention se jetèrent aux départements,
ils tombèrent dans un abime aux tourbillons distincts et incohérents : ils ne
purent créer aucun courant énergique. « Il
n'y eut point, dit Baudot, uniformité de vues dans les différents pays et
dans les villes qui se soulevèrent contre la Convention après le 31 mai. A
Caen, devenue la capitale de la Gironde, les gens riches de la ville et ceux
des campagnes ne voulurent point entendre parler des théories
gouvernementales des Girondins. Les jeunes gens, sans doute par le conseil de
leurs familles, entendaient se soulever tout simplement pour rentrer dans -le
système de l'ancien régime, ils voulaient des droits féodaux, des privilèges,
de la noblesse et toute la hiérarchie de la royauté. Le général Wimpfen
entendait coordonner l'insurrection du Calvados avec les projets les armées
d'outre-Rhin ; « Le
député Birotteau, envoyé à Lyon par le Comité central de la Gironde, n'eut
aucun succès dans cette ville ; les insurgés s'associèrent presque tous à
Précy, qui voulait un roi héréditaire de l'ancienne dynastie. « Toulon
consentit à se livrer aux étrangers, sans conseil et même sans correspondance
avec les Girondins. « Marseille
combattait pour être la capitale du Midi. « Bordeaux
même ne voulait pas reconnaître la Convention, mais ne fit aucune
démonstration pour organiser un mouvement en faveur de ses députés. « La
Vendée continua ses levées en faveur des nobles et des prêtres, et ne
s'occupa nullement de la Gironde. « En
sorte que les soulèvements après le 31 mai furent un prétexte, et que nulle
part les Girondins ne trouvèrent d'appui à leur système. « Au
fond, ils avaient eu une doctrine disséminée, sans aucun plan arrêté. » Voilà
le mot décisif. Donc si les Girondins devinrent un obstacle au développement
révolutionnaire et un péril pour la Révolution, ce n'est pas plus par
attachement théorique et systématique au fédéralisme que par inféodation
préalable à des intérêts de classe, à un étroit égoïsme bourgeois. CONFLIT DE PARTI OU CONFLIT DE CLASSE Ce qui
les perdit, ce qui fit d'eux une force critique et paralysante, mortelle à
l'action nationale et révolutionnaire, c'est tout simplement l'esprit de
parti rétréci en esprit de faction et de coterie. Je sais que pour ceux qui
croient que les événements politiques, jusque dans leurs détails, sont le
reflet immédiat des phénomènes économiques, cette explication est bien
superficielle et bien frivole. Si l'on appliquait rigoureusement la méthode
dont Marx, dans son Histoire du Dix-Huit Brumaire, a donné une application
tout ensemble géniale et enfantine, il faudrait chercher dans le conflit
terrible de la Gironde et de la Montagne l'expression de profonds conflits de
classes. Mais il n'y a pas seulement dans l'histoire des luttes de classes,
il y a aussi des luttes de partis. J'entends qu'en dehors des affinités ou
des antagonismes économiques, il se forme des groupements de passions, des
intérêts d'orgueil, de domination qui se disputent la surface de l'histoire
et qui déterminent de très vastes ébranlements. Il n'y
avait rien dans les conceptions premières des Girondins, rien dans leurs
attaches sociales qui rendît absolument impossible leur accord avec Danton et
avec la Montagne. Même la Commune (le Paris ne menaçait pas essentiellement
la propriété bourgeoise. Mais les Girondins, survenus après la disparition de
la grande Constituante, ne connaissaient aucune discipline politique. La
grande force collective qui se dégageait des cahiers des Etats Généraux, et
qui s'était manifestée d'une façon imposante dans l'œuvre organique de la
première Assemblée, s'était ou affaiblie ou dissoute. Dans la Constituante à
son déclin les factions et les coteries pullulaient, et elle ne put léguer à
l'esprit de la Révolution aucune impulsion vaste et ferme, aucune forme précise. D'autre
part, les prolétaires naissaient à peine à la vie politique. Ils n'avaient
pas encore la puissance politique que leur donnera leur effort du 10 août et
leur participation véhémente à la guerre sacrée pour la liberté. Il n'y avait
donc, quand la Gironde surgit, aucune coordination des forces françaises,
aucune organisation définie et stable des énergies. Même les clubs, comme celui
des Jacobins, semblaient, à la fin de 1791, affectés, comme la Révolution
elle-même, d'un commencement de dissolution. Le schisme des Feuillants,
l'incertitude du plan politique (serait-on monarchiste ou républicain ?)
avait brisé ou tout au moins affaibli pour un temps les ressorts de la
Société jacobine. Aussi, quand les Girondins apparurent, quand ils se
levèrent soudain à l'horizon, c'était un groupe mal lié d'individualités
brillantes. Ils étaient comme de jeunes dieux se mouvant sans obstacle dans
les intervalles de mondes peu résistants. Il n'y avait, si je puis dire, dans
la constitution du monde politique et social ni densité monarchique ni
densité populaire et, parmi tous les pouvoirs ou en dissolution ou en
formation, la vanité et l'ambition girondines circulaient étourdiment. Ces
hommes ambitieux et légers, qui sentaient que de grandes choses restaient à
faire et qui ne voyaient pour les accomplir, d'autre force que la leur,
crurent un moment qu'ils portaient en eux, dans leur génie facile, dans leur
audace un peu inconsistante, dans leur éloquence toujours prête, toute la
Révolution. Peut-être, s'ils étaient restés abandonnés à eux-mêmes, si
chacune de ces individualités avait suivi sa loi tin peu incertaine, se
seraient-ils répartis bientôt entre des tendances diverses, et leur caprice
ne se serait pas consolidé et alourdi en coterie. Mais,
ce fut toujours le rêve de M— Roland de gouverner par un petit groupe
d'hommes, elle l'exprime obstinément dans ses lettres de 1791 : il lui parait
que les événements iront à la dérive tant qu'une association d'amis ne les
dirigera pas. Funeste tentation ! L'influence que donna à Mme Roland son
passage au ministère, le lien d'amour douloureux et amer dont elle lia
l'orgueilleux Buzot, tout lui permit d'imposer peu à peu une sorte de
discipline de coterie à ces hommes qui ne connaissaient pas la grande
discipline politique et sociale. Associés très vite, par l'entrée de
plusieurs Girondins au ministère, aux responsabilités du pouvoir, obligés ou
entraînés à des compromis, à des transactions, ils ne tardèrent pas à être
dépassés par le mouvement des forces. La
guerre même qu'ils avaient suscitée déchaîna la brutale énergie du peuple.
Des forces neuves, dont Paris était le centre, se manifestèrent, et les
pouvoirs nouveaux parurent à la Gironde tout à la fois un reproche et une
usurpation. Tout l'espace lumineux cessait d'appartenir à ces esprits
infatués. De là leur révolte, le jour où l'habitude de domination exclusive
et irresponsable qu'ils avaient contractée dans la période de dispersion
révolutionnaire et d'individualisme éclatant se heurta à des organisations
résistantes, aux Jacobins reconstitués, à la démocratie parisienne, à
l'influence robespierriste, aux groupes véhéments qui se formaient et
circulaient autour de Danton, à la Commune. Voilà le vrai principe des
conflits entre la Gironde et la Montagne. Il n'est pas dans des antagonismes
sociaux : il est dans la puissance des passions humaines les plus communes,
l'ambition, l'orgueil, la vanité, l'égoïsme du pouvoir. Tont naturellement,
et par la critique même qu'elle appliquait aux forces nouvelles de
démocratie, la Gironde se constitua des thèses politiques et sociales. Mais
ces thèses n'étaient pas le fondement originel de la politique girondine.
Elles étaient le prétexte, trouvé après coup, d'une opposition dénigrante,
orgueilleuse et aigre. Sans
doute, le sourd conflit des classes ne tarda pas à se mêler à la lutte
politique des partis. Mais, à cette date, il n'en est pas le fond. La
Montagne, préoccupée avant tout de sauver la Révolution et de refouler
l'invasion menaçante, avait une complaisance toute naturelle pour le peuple
immense et robuste qui se précipitait aux armées. Elle était toute disposée à
assurer par des moyens économiques la vie de ce peuple, par la taxation du
blé, par l'emprunt forcé progressif sur les riches. Mais elle ne voulait pas
engager une lutte systématique contre la bourgeoisie. C'étaient là des
mesures de combat révolutionnaire, et elles étaient destinées, au fond, à
servir contre le vieux monde menaçant les intérêts de la bourgeoisie elle-même,
qui ne pouvait être puissante que par la victoire de la Révolution. Le
Montagnard Levasseur déplore que dans leur acharnement à combattre les
autorités parisiennes, les Girondins aient tenté d'exciter les ombrages de la
classe bourgeoise : «
C'était vouloir lancer l'une contre l'autre deux classes de la société qui
avaient été intimement liées à la Révolution. Peut-être se préparait-on ainsi
le beau rôle en se mettant à la tête de la partie de la société où toutes les
lumières se trouvent concentrées ; nous croyions, nous, mieux servir la chose
publique en appuyant cette masse de peuple où se concentrent les bras nerveux
et les énergiques dévouements. Peut-être ne devait-il pas en sortir un
général illustre ou un éloquent tribun ; mais c'était elle qui composait les
nombreux bataillons qui rejetèrent loin de nos frontières les cohortes
ennemies ; c'était elle qui sauvait la République, tandis que les passions de
nos hommes d'Etat la précipitaient vers l'abîme. » LE JUGEMENT DE BAUDOT Les
hommes d'action qui, par leur brusque surgissement et par leur organisation
révolutionnaire, avaient refoulé au second plan la Gironde incohérente et
parleuse, ayant marqué leur sympathie à la force active du peuple, les
Girondins calomnièrent cette force active, et ils rétrogradèrent jusqu'à une
sorte de bourgeoisie feuillantine, non par esprit de classe, mais pour avoir
une clientèle politique à opposer à une autre. C'est sous cette réserve que
j'approuve le jugement de Baudot. « Les
Girondins voulaient arrêter la Révolution sur la bourgeoisie ; mais cette
résolution était alors impossible et impolitique dans le temps. La guerre
était flagrante au dehors, menaçante au dedans, les hordes étrangères ne
pouvaient être repoussées que par les masses ; il fallait donc les soulever
et les intéresser au succès. La bourgeoisie est paisible de sa nature, et
d'ailleurs pas assez nombreuse pour de si grands mouvements. « La
Montagne seule comprit donc bien sa mission, qui était d'abord d'empêcher
l'invasion étrangère, et elle employa le seul moyen qui pût faire réussir
cette haute entreprise. Elle se trouva pressée dans une grande nécessité,
elle osa la proclamer ; les Girondins, ou ne la voulurent point, ou ne
voulurent pas en subir le destin. » Sans
doute, mais si les Girondins voulurent arrêter la Révolution sur la
bourgeoisie, c'est surtout parce qu'ils prétendirent l'arrêter sur la Gironde[1]. C'est cet égoïsme de parti que
la Révolution devait éliminer sous peine de mort. Elle l'élimina. Certes,
les Girondins aussi pouvaient se plaindre de bien des injustices. Plus d'une
fois leurs intentions furent cruellement calomniées. Plus d'une fois aussi,
des hommes atroces, exploitant, pour l'assouvissement de leurs appétits ou de
leur haine, leur passagère dictature révolutionnaire, avaient fourni à des
âmes généreuses un noble prétexte à se réserver, à se retirer. Et quand les
Girondins étaient accusés de royalisme, leur loyauté républicaine se
révoltait. Mais ils étaient pour une large part responsables
des excès mêmes qu'ils flétrissaient : car, s'ils avaient été unis de cœur a
toute la force révolutionnaire, ils l'auraient plus sûrement réglée. Qu'importent
les intentions des hommes dans la période aiguë d'action révolutionnaire et
de péril ? Qu'importe que les Girondins n'eussent pas le dessein de rétablir
la royauté, si par leur inertie dénigrante ils préparaient la défaite de la
Révolution ? Aussi, ceux des Montagnards qui ayant survécu aux événements
gardèrent la force et la lucidité de la pensée, purent-ils reconnaître la
part de prévention et d'erreur qui se mêlait en 1793 à leurs jugements sur la
Gironde sans désavouer cependant le coup nécessaire dont ils l'ont frappée. LE JUGEMENT DE LEVASSEUR J'admire
la belle et forte sérénité des paroles de Levasseur vieilli, parlant de la
pétition des sections de Paris qui demandaient l'arrestation des Girondins : « Si
j'oublie un instant les événements qui se sont passés depuis cette adresse,
pour me reporter au milieu des impressions du moment, si je me place dans la
même situation qu'alors, si je parviens à rassembler autour de moi et les
causes légitimes de défiance et le souvenir des luttes de chaque jour, et le
dépit mêlé d'indignation que me faisaient éprouver les fautes nombreuses et
les nombreuses calomnies de nos adversaires ; si je retrouve jusqu'aux
préjugés mêmes dont il m'était impossible de me dépouiller entièrement,
aujourd'hui comme alors, je vois dans la pétition des sections des faits
vrais, et des inductions qu'on avait le droit d'en tirer. Oui, les Girondins
entravaient la marche du gouvernement révolutionnaire ; oui, ils
compromettaient la cause de la France en refusant d'unir leurs forces aux
nôtres contre l'aristocratie et l'Europe armée ; oui, ils étaient restés les
amis de Dumouriez jusqu'au moment où ce chef s'était déclaré en révolte
ouverte ; oui, ils avaient sans cesse provoqué la guerre civile en appelant
les vengeances des départements contre le peuple de Paris. Aujourd'hui, comme
alors, je ne puis révoquer ces faits en doute. Ils résultent des discours
mêmes de nos adversaires et, pour en constater la vérité, il suffit d'ouvrir
le Moniteur ; mais alors, la plupart d'entre nous, et moi tout le
premier, nous voyions dans cette imprudente conduite des preuves flagrantes
d'une trahison avérée. Comme les sections de Paris, nous voyions dans la
communauté de vœux avec Dumouriez une communauté d'action et une entière
complicité ; comme la Commune de Paris, nous voyions dans les entraves mises
à tous nos mouvements une preuve certaine de conspiration contre la
République que les ferments de guerre civile sans cesse répandus venaient
corroborer de la manière la plus complète. Aujourd'hui, sans doute, je suis
loin de juger de même ; un assez grand nombre de nos adversaires ont souffert
pour la liberté, plusieurs d'entre eux ont déployé un trop beau caractère,
principalement ce Louvet qui se montrait notre ennemi le plus acharné, pour
que je doive voir seulement des fautes là où alors je croyais reconnaître des
crimes. Nous étions injustes sans le savoir, et peut-être en était-il de même
de beaucoup de membres du côté droit. Dès que nos adversaires s'étaient
arrêtés dans la carrière que nous voulions poursuivre jusqu'au bout, ils faisaient
à leur insu cause commune avec les aristocrates ; et, recevant seulement
l'impression des résistances que nous éprouvions, nous pouvions difficilement
distinguer entre les opposants : tout ce qui s'accrochait au char de la
Révolution pour le tirer en arrière était égal à nos yeux ; c'était
l'aristocratie seule qui devait profiter de leur triomphe. Au reste, cette
injustice était si naturelle, que les Girondins étaient tombés dans une erreur
semblable à l'égard des Constitutionnels. « Roland
et Louvet avaient confondu La Fayette et Bailly avec Maury et Cazalès ; il
n'était pas étonnant, lorsque les premiers s'étaient arrêtés à leur tour, que
nous fussions portés à confondre Vergniaud et Pétion avec Ramond et Dumas ;
c'est le cours naturel des choses, nous ne voyions que le but de l'entrave
qui nous empêchait à l'atteindre ; à quelque titre que nos adversaires aient
concouru à l'élever, ils ne devaient pas nous être moins suspects, ils ne
nous étaient pas moins odieux. » Est-il
vrai que la Gironde a triomphé, d'une victoire posthume, en quelques-unes de
ses thèses ? Certes, elle est associée à la victoire générale de la
Révolution, dont elle fut un moment une force, avant de devenir pour elle un
péril. Mais, si l'on parle des tendances mêmes par où la Gironde s'opposait à
Paris et à la Montagne, sa victoire n'est qu'apparente. Baudot
a dit que les Montagnards voulaient prolonger les mesures énergiques et « que
les Girondins voulaient appliquer tout de suite des vues organiques ». Et
maintenant, ce n'est pas par des mesures de circonstance, c'est par
l'application « de vues organiques » que la démocratie républicaine,
forme de la Révolution, se constitue et se développe. Oui, mais les
Montagnards voulaient aussi, dès que la tourmente serait passée, gouverner «
par des vues organiques ». LA GIRONDE ET PARIS Les
Girondins combattaient ce qu'il y a d'outré dans l'influence de Paris ; et
aujourd'hui toute la France républicaine sait faire équilibre, quand il le
faut, aux erreurs de Paris, à ses fantaisies césariennes et à ses
entraînements chauvins. Mais cet équilibre des forces ne ressemble en rien à
cette haine que la Gironde voulait souffler à la France. Ce n'est pas la
destruction ou la diminution de Paris ; c'est, au contraire, l'élargissement,
c'est l'extension de la lumière et de la vie qui réduit Paris à n'être qu'un
des foyers. Aussi bien, les Montagnards, disciples de Jean-Jacques, n'avaient
pas le fanatisme de Paris ; mais Paris était dans leurs mains le seul
instrument possible de la défense nationale et de la grande action
révolutionnaire. Oui, la
Gironde a protesté contre ce qu'il y avait d'étroit dans la sévérité affectée
ou sincère d'une partie de la Montagne : elle a ouvert devant la Révolution
de splendides perspectives de richesse ; mais une grande partie des
Montagnards répudiait les paradoxes de Jean-Jacques et avait le culte de la
civilisation là plus large tout ensemble et la plus fine. N'est-ce pas le
Conventionnel Baudot qui, dans un des projets d'épitaphe qu'il avait faits
pour lui-même, se définit : republicanus Pereclidis more ? (républicain à la manière de Périclès). Et c'est le socialiste
'Lassalle qui a le plus vigoureusement rejeté le « sans-culottisme » sordide,
grossier et jaloux. Ce serait rabaisser la démocratie que de faire honneur à
la seule Gironde de l'ampleur de pensée qui s'est développée peu à peu de la
force des démocraties. Je n'oublie pas les magnifiques rayons de richesse et
d'art que Vergniaud, dans son discours sur la Constitution, a projetés sur
tout l'avenir de la République française. Mais, en 1793, le vrai moyen de
sauver la civilisation, c'était de sauver la Révolution, et les Girondins la
perdaient. FIN DU SEPTIÈME VOLUME
|
[1]
Jaurès me semble atténuer un peu trop le conflit d'intérêts et de classes qui
se développa rapidement derrière la rivalité politique de la Gironde et de la
Montagne. Voir ma communication au Congrès international d'histoire de
Bruxelles, dans les Annales révolutionnaires de mal-juin 1923. — A. M.