HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE VIII. — LA RÉVOLUTION DES 31 MAI ET 2 JUIN

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

 

LA RÉINVESTITURE DU DÉPARTEMENT

En même temps, et par une opération analogue, l'Evêché cassait et réinvestissait les autorités du département. Il avait envoyé au Département un délégué portant les trois arrêtés suivants :

I. « Paris, le 31 mai 1793 :

« L'an H de la République française (on continuait encore à compter à partir du 1er janvier, et les derniers mois de l'année 1792 formaient l'an I de la République), au nom du peuple souverain, au Directoire et au Conseil général du Département de Paris.

« Les membres composant le Directoire et le Conseil général du Département sont suspendus.

« VARLET, président provisoire ; FOURNEROT, secrétaire.

II. « Paris, le 31 mai 1793, l'an II de la République.

« Le Comité, délibérant en vertu des pouvoirs qui lui ont été délégués par les commissaires des sections réunis à l'Evêché, a arrêté que le citoyen Wendling sera chargé de se rendre au Département, à l'effet de suspendre le Conseil du Département et le Directoire.

« Fait et arrêté au Comité.

« VARLET, président provisoire ; FOURNEROT, secrétaire. »

Et enfin : III. « Paris, le 31 mai 1793 :

« L'an II de la République française, au nom du peuple souverain, au Directoire et au Conseil général du Département de Paris.

« Les membres composant le Directoire et le Conseil général du Département de Paris sont réintégrés provisoirement dans leurs fonctions ; ils prêteront le serinent entre les mains des commissaires, de remplir exactement les fonctions qui leur sont confiées et de communiquer avec le Comité révolutionnaire des Neuf, séant à l'Evêché.

« VARLET, président provisoire ; FOURNEROT, secrétaire. »

C'est en l'absence de Dobsen, retenu à la Commune, que Varlet présidait le Comité exécutif de l'Evêché, et cela seul suffit à marquer l'importance des Enragés dans l'assemblée révolutionnaire des sections.

Au reste, pour le Département comme pour la Commune, la réintégration n'est que provisoire.

Varlet, qui avait la frénésie du changement et qui aurait voulu exercer une influence exclusive sur la Révolution, tendait, sans doute, au renouvellement intégral des pouvoirs. Il était certainement hostile à cette investiture nouvelle. Mais il dut subir la discipline de l'espèce de contrat intervenu entre l'Evêché et Robespierre et Danton. Ainsi toutes les autorités constituées de la Commune et du Département furent non pas éliminées, mais transformées. C'était vraiment une combinaison géniale et qui eut les conséquences les plus heureuses. Tandis qu'au 10 août, la Commune révolutionnaire s'était substituée à la Commune de Pétion, faisant surgir ainsi un pouvoir nouveau qui excita bien des rivalités et bien des ombrages, les délégués des sections, au 31 mai, se bornent à envelopper et à pénétrer de leur influence les pouvoirs déjà constitués.

Dès lors, jusque dans la Révolution, il n'y a pas rupture de continuité. La Commune allait prendre une allure nouvelle, plus vigoureuse et plus nette ; mais ce n'était pas la victoire d'une secte. Si l'Evêché avait triomphé seul, s'il avait balayé les autorités constituées, il aurait bientôt prétendu, comme fit un moment la Commune du 10 août, à une sorte de dictature. Entre cette dictature sectaire et la Convention, même épurée, il y aurait eu méfiance et bientôt choc.

Au contraire, la force de révolution créée par l'union de l'Evêché, du Département et de la Commune était vaste ; elle n'obéissait pas aux mouvements excités de quelques patriotes fiévreux ; elle pouvait évoluer largement, en associant à son rythme toutes les énergies et toutes les popularités. Le service décisif rendu alors par le maire Pache à la France révolutionnaire fut précisément d'accepter, sans vain amour-propre, cet arrangement. S'il avait eu la vanité ombrageuse de Pétion, qui ne pardonna jamais à la Commune du 10 août le rôle secondaire où un moment elle l'avait réduit, il se serait offensé de cette cérémonie de l'annulation et de la réinvestiture qui paraissait faire de lui la créature et le délégué de l'Evêché. Silencieusement, et avec dignité, il accepta ce rôle, il maintint ainsi une large base à l'action révolutionnaire. Et grâce à lui, la Révolution put éliminer la funeste Gironde sans se réduire elle-même à l'étroitesse d'une secte. Par lui, l'Evêché s'incorpora à la Révolution, au lieu de se superposer ou même de se substituer à elle.

 

LE RÔLE DE PACHE

Pache, malgré sa modestie, avait la conscience du grand rôle qu'il avait joué alors, et plus tard, il le caractérisait en quelques lignes qui n'ont tout leur sens que pour ceux qui comprennent bien cette sorte d'adaptation révolutionnaire à laquelle il se prêta au matin du 31 mai :

« Si, le huitième jour de ma mairie, j'ai empêché l'effusion du sang dans le pillage de la rue des Lombards, qu'avait préparé la faction royaliste pour accommodement, pour donner occasion à Dumouriez de marcher sur Paris avec son armée, ineffusion de sang qui rendit sa lettre, dictée à l'avance, ridicule par l'authenticité de son mensonge, et vaine par la manifestation de l'intrigue ; si j'ai dissipé, sans coup férir, le rassemblement du 1ff mars, à l'occasion duquel des patriotes égarés m'ont diffamé et me diffament encore tous les jours ; si, lors de la trahison enfin déclarée de Dumouriez, d'où suivit comme un torrent la rentrée des Autrichiens dans la Belgique, l'occupation de-plusieurs de nos places frontières, la position de leurs avant-gardes à quarante-cinq lieues de la Convention, la perte de nos conquêtes sur le Rhin, l'invasion du département du Bas-Rhin, l'accroissement simultané de la Vendée qui s'approchait aussi de la Convention, j'ai maintenu le calme dans Paris et empêché que des députés traîtres, protecteurs du général traître, ne fussent victimes de la juste indignation des républicains exaspérés de tant de trahisons ; si, dans le mouvement, à l'occasion du renversement de la Commission des Douze, modèle des tyrannies depuis instituées pour parvenir au rétablissement de la royauté par la destruction des patriotes, j'ai maintenu, durant les journées du 31 mai, 1er et 2 juin, un ordre tel que Paris n'en a pas été bouleversé et démoli à n'y plus laisser pierre sur pierre, comme s'en flattaient les deux factions royalistes qui ne célaient, pus plus l'une que l'autre, leur haine pour cette ville, un ordre tel qu'il n'y a pas eu dans ce grand acte de la justice du peuple, qui a sauvé la République à cette époque, une seule égratignure, qu'il n'y a pas eu une vitre cassée ; si, dans les premiers moments, après ces journées mémorables, QUI NE CONVINRENT A AUCUNE FACTION, A AUCUN PARTI, A AUCUNE COTERIE, parce qu'elles ne convenaient qd'à la Nation, les membres des Comités, incertains, sans concordance, divisés, épars, laissant flotter les rênes, tandis que les agitateurs les plus puissants parcouraient avec les plus grands moyens les départements qu'ils tentaient d'égarer, redoublaient d'efforts dans la Vendée, organisaient la chouannerie, j'ai calmé les cœurs, éclairé les esprits, j'en ai imposé à l'un, j'ai adouci l'autre et, soutenant presque seul le mouvement des rouages dans cette divagation des moteurs, empêché la dissolution de l'Etat désirée par la plupart, ce n'est pas, conclut Pache modestement, par l'effet d'aucun don personnel, mais par la nature même des attributions politiques dont le maire était revêtu. »

Oui, mais si Pache, par bouderie et mauvais orgueil, par susceptibilité à la Pétion, ou vanité déclamatoire à la Roland, n'avait pas accepté, dans la matinée du 31 mai, la collaboration un peu dominatrice de l'Evêché, il n'aurait pas maintenu la Commune comme la grande force à la fois motrice et régulatrice, révolutionnaire et prudente, qui sauva dans la crise l'unité de la Révolution, qui lui maintint son ampleur, et la préserva de la passagère dictature de sectes enfiévrées qui auraient répandu le sang, soulevé la France entière contre Paris ; Pache a très bien noté que la Révolution du 31 mai ne donna satisfaction à aucune des coteries qui se disputaient la prééminence. Elle ne fut ni robespierriste, ni dantoniste, ni hébertiste, ni enragée, elle fut largement révolutionnaire et populaire.

 

LE DÉSARROI DE LA GIRONDE

Mais, qui pouvait, aux premiers coups du tocsin, savoir avec certitude que les colères et les passions des hommes seraient contenues dans de sages limites ? Les Girondins avaient, depuis plusieurs jours, le droit de craindre pour leur vie. Longtemps, ils avaient déclamé contre des périls imaginaires. Longtemps, ils avaient, en une rhétorique d'héroïsme ostentatoire, dénoncé les poignards levés sur eux, bien avant qu'aucun poignard fût levé.

Depuis quelques semaines, depuis que les sections avaient demandé que les vingt-deux fussent livrés au tribunal révolutionnaire, depuis que des motions forcenées se produisaient dans certains conciliabules, le danger se précisait. Le mélancolique appel de Vergniaud à ses mandants est le signe d'une croissante détresse morale. Brusquement, la Gironde, qui avait si souvent et si fastidieusement évoqué le fantôme de l'assassinat, voyait le péril prendre corps.

Dès le 8 mai, Lasource, en une lettre à la Société populaire de Castres (republiée en 1889 par M. Camille Rabaud), parlait à ses commettants comme s'il était déjà dans l'ombre tragique de la mort :

« J'apprends avec indignation que quelques agents des scélérats qui veulent me faire égorger ici ne cessent de me calomnier au milieu de vous, pour me ravir votre estime ; ils veulent vous empêcher d'accorder quelques regrets à ma mémoire et de venger ma mort, qu'ils préparent par leurs machinations ténébreuses, qu'ils appellent par leurs sanguinaires dénonciations, qu'ils précipitent par le mouvement meurtrier que leurs manœuvres impriment à une masse d'ignorants dont ils trompent la bonne foi, et à une tourbe d'assassins dont ils dirigent les poignards... Voilà le sommaire de ce que j'ai fait. Est-ce là trahir ma patrie ? Ah ! si ce sont de telles trahisons qu'on m'impute, j'en ai commis, j'en commettrai encore ; car je travaillerai jusqu'à la mort au bonheur de mon pays. Les ambitieux, les traîtres, les hommes altérés de domination et de sang peuvent bien me proscrire, mais non m'intimider ; ils peuvent m'arracher la vie, mais ils ne me feront jamais composer avec ma conscience... Que ceux qui veulent régner m'assassinent vite ; ils ont raison puisqu'ils ne peuvent régner tranquilles que quand je ne serai plus. Que ma tête leur soit livrée, puisqu'il la leur faut ; j'y consens, mais que ma mémoire reste pure. Je leur pardonnerai le crime de ma mort ; mais je ne leur pardonnerai point celui d'avoir voulu me ravir l'honneur avant de me ravir la vie... »

Les grandes épreuves qui approchent donnent quelque dignité à ce qui ne fut guère, bien souvent, qu'une déclamation frivole et funeste. La plupart des Girondins, dans la nuit du 30 au 31 mai, passèrent la nuit hors de chez eux. Ils craignaient d'être arrêtés dans leur lit. Pétion, en des pages d'une inspiration médiocre, où il ramène la marche terrible de la Révolution menacée aux proportions d'une intrigue menée contre lui, nous révèle le désarroi de la Gironde, surprise par des événements qu'elle-même avait déchaînés, et n'ayant même pas songé à un plan quelconque de résistance.

« Je suis un des exemples les plus frappants de l'inconstance populaire... Longtemps avant le 31 mai, les intrigants et les factieux, qui désolent ma malheureuse Patrie et la conduisent à l'esclavage, mettaient tout en œuvre pour détruire ma réputation et m'enlever la confiance dont je jouissais. Convaincu que je ne partageais pas leurs principes désorganisateurs et leurs maximes de sang, ils sentaient combien je pouvais leur nuire, combien mon ascendant sur le peuple nuisait à leurs desseins, combien dès lors il importait de me perdre.

« Il serait difficile d'énumérer tous les moyens qu'ils employèrent. H suffit de dire qu'ils n'en omirent aucun et qu'un homme juste ne peut pas se faire une idée de toutes les ressources que les méchants ont pour faire le mal. Je vois d'ici avec quelle progression habile et astucieusement ménagée ils arrivèrent jusqu'à ce point de pouvoir dire au peuple qu'un des hommes qu'il avait le plus estimé et le plus chéri était un scélérat et un traître.

« J'ai vu bien des personnes ne pas revenir de leur surprise en comparant le passé avec le présent, se demander comment il était possible que le peuple eût ainsi changé à mon égard ; c'est qu'elles ne connaissent pas tout l'art de la calomnie ; c'est qu'elles ne savent pas jusqu'à quel degré la perversité a su le perfectionner de nos jours, c'est qu'elles n'ont• pas suivi ni été à portée de suivre le fil des trames ourdies contre moi.

« Je m'étais dit depuis longtemps, je l'avais dit à mes amis :

« Le peuple me haïra d'autant plus qu'il m'a plus aimé. » Aussi, je ne pouvais plus entrer dans le lieu de nos séances, ni en sortir, sans être exposé aux insultes les plus grossières et aux menaces les plus violentes. Combien de fois me suis-je entendu dire en passant :

« Scélérat, nous aurons ta tête ! » et je ne puis pas douter que plusieurs fois on n'eût eu le projet de m'assassiner.

« Il faut avouer qu'il était cruel pour celui qui avait été si comblé des marques de la confiance du peuple, d'être ainsi l'objet de sa haine et de sa malédiction.

« Que lui ai-je fait ? me disais-je souvent ; ne suis-je plus le même ? Certes, il n'a pas de meilleur ami que moi, de plus sincère défenseur. J'étais tenté de le mépriser, je finissais par le plaindre et par déplorer son égarement. Je le jure, en recevant de lui la mort, je ne l'aurais pas haï. J'ai été et je serai toujours convaincu qu'il est bon, qu'il veut le bien, mais qu'on peut le porter également à tous les excès du crime, comme à l'amour et à la pratique de la vertu.

« Les nuages s'amoncelaient sur nos têtes et l'orage était sur le point de fondre. Le 31 mai était le jour où la conspiration devait éclater, où la Convention devait être dissoute, où des victimes devaient tomber sous le fer des assassins. Le son lugubre du tocsin, les tambours battant la générale, les barrières fermées, les courriers des postes arrêtés, les lettres interceptées, les motions sanguinaires faites dans les tribunes des sociétés populaires, répétées dans des groupes nombreux, tout annonçait une grande catastrophe ; ce qui ne laisse aucun doute que le 31 mai était le jour fatal fixé par les conspirateurs, c'est que, à l'avance, ils avaient fait graver des cachets avec cette légende : Révolution du 31 mai, et ils ont eu l'audace de timbrer et de cacheter les lettres qu'ils ouvraient, qu'ils lisaient et qu'ils faisaient passer ensuite aux citoyens à qui elles étaient adressées.

« Ces misérables qualifiaient de révolution la plus misérable des révoltes, l'acte infâme qui renversait la liberté, et il s'est trouvé des hommes assez lâches, des autorités constituées assez viles pour applaudir à dés excès aussi coupables.

« ... Jusqu'à ce jour, je n'avais pas voulu coucher ailleurs que chez moi, malgré les vives instances de ma femme et de mes amis. Je cédai enfin à leurs sollicitations, et je passai la nuit du 30 au 31 dans une maison de la Chaussée d'Antin.

« J'étais chez des vieillards très respectables, mais il est impossible de peindre la frayeur qu'ils avaient. Ils croyaient à chaque instant voir la garde entrer chez eux, faire des perquisitions de la cave au grenier, le peuple entourer leur maison et l'incendier.

« Le matin, de très bonne heure, le mari et la femme entrèrent dans ma chambre tout éplorés, en me disant qu'ils étaient restés éveillés toute la nuit, que la générale battait. Je crois que j'eusse été sûr d'être pris en sortant que je n'aurais pas balancé à m'en aller, tant la situation de ces braves gens me faisait peine et tant je craignais qu'il leur arrivât quelque chose par rapport à moi.

« Je pris congé de mes hôtes, qui me virent partir avec regret. Je traversai tout le boulevard qui conduit jusqu'à la rue Royale. Je rencontrai de fortes patrouilles, qui ne me dirent mot, et je me réfugiai chez le citoyen...

« J'y fus bien reçu ; j'y trouvai Brissot ; nous y passâmes une partie de la matinée, croyant à chaque pas qu'ayant été vus par le portier et par plusieurs personnes de la maison, nous allions être vendus et que le peuple se porterait à l'appartement où nous étions. Nous avions déjà bien examiné le local et préparé notre retraite. Un accident pensa nous déceler et ameuter tout naturellement le peuple autour de l'endroit où nous étions ; un petit morceau de papier jeté dans la cheminée y mit le feu avec la plus grande rapidité, la fumée sortait par gros flocons ; déjà les locataires et les voisins s'assemblaient ; nous fermâmes les portes et nous parvînmes à éteindre le feu avec la même promptitude qu'il avait pris.

« Je me rendis ensuite à l'Assemblée, en traversant les groupes les plus menaçants. »

 

LA PHYSIONOMIE DE PARIS

Le premier acte du Conseil général révolutionnaire avait été de désigner comme commandant général de la garde nationale (et en violation du décret de la Convention) le commandant du bataillon de la section des Sans-Culottes, Henriot. Il voulait donner une impulsion centrale et une direction unique au mouvement. Mais l'insurrection n'avait pas, si l'on peut dire, un courant très énergique et très net. Sous les coups répétés du tocsin, les citoyens prenaient leurs fusils, sortaient de leurs demeures, se réunissaient à l'entrée de la rue ou au poste de la section. Lentement, et par petits groupes, ils se dirigeaient vers la Convention, mais aucun mot d'ordre vigoureux et clair ne se dessinait, et nul n'aurait pu dire si tous ces hommes étaient des insurgés allant attaquer la Gironde jusque dans l'Assemblée nationale, ou des gardes nationaux veillant au maintien de l'ordre, ou des curieux flânant au soleil et allant aux nouvelles. C'était comme une mer sombre parfois, mais où se jouait la lumière et dont les vagues incertaines semblaient ne menacer aucun rivage.

En s'associant à la Commune pour élargir le mouvement, l'Evêché avait amorti sa fougue. Il me semble pourtant que Michelet exagère l'atonie et la passivité de Paris, il exagère aussi la résistance de la Commune aux mesures vigoureuses que prépare le Comité révolutionnaire séant à l'Evêché.

« Ce qui frappe et qui surprend, dit-il, dans les actes de l'époque, c'est l'éclipse à peu près complète de la population de Paris. Le nombre des votants aux élections de section est vraiment imperceptible. Sauf trois — des plus riches, la Butte-des-Moulins, le Muséum et les Tuileries — qui, dans ces jours de crise, apparaissent assez nombreux, les autres n'ont guère plus de cent votants, et presque toujours le nombre est bien au-dessous. Celle du Temple, pour une élection importante, n'en a que 38. On peut affirmer hardiment, en forçant même les chiffres et comptant cent hommes pour chacune des 48 sections, que toute la population active politiquement (dans cette ville de 800.000 âmes) ne faisait pas cinq mille hommes... Paris, en réalité, avait donné sa démission des affaires publiques. »

Pourtant, en mai, l'animation des sections fut parfois extrême. Ce qui est vrai, c'est qu'il y avait incertitude et division plus qu'indifférence. Quand Michelet insiste sur le petit nombre des votants, par exemple sur le petit nombre de voix qu'en novembre 1792 Lullier eut au scrutin, il oublie que même en septembre, même aux élections générales pour la Convention, le nombre des votants fut extrêmement faible. Paris votait peu alors, même aux jours où l'esprit public était le plus surexcité et le plus agissant, comme au lendemain du 10 août.

Mais, au 31 mai, la masse du peuple était sollicitée par des forces contraires. Au' 10 août — quoique le nombre des combattants qui investirent les Tuileries fût assez faible — l'élan de Paris était unanime ; tous les révolutionnaires se jetaient dans le même sens. Tous ils voulaient ou briser la résistance de la royauté ou la royauté elle-même.

Au 31 mai, le peuple désirait en finir avec la tyrannie des Douze, avec l'esprit de coterie de la Gironde, avec ces divisions et ces querelles qui, en paralysant la Convention, paralysaient la Révolution elle-même. Mais un scrupule et une sorte de remords se mêlaient à cette pensée. N'était-il pas criminel, n'était-il pas dangereux d'attenter à la Convention, d'entamer la représentation nationale ? Et une inquiétude aussi se propageait parmi les artisans : qui sait si la propriété même des travailleurs ne serait pas mise en question et en péril ? Le courant révolutionnaire, contrarié par toutes ces résistances, se développait avec lenteur comme un cours d'eau obstrué qui se meut difficilement sur une pente incertaine. Mais est-ce là une démission politique collective de Paris ?

L'animation, au 31 mai, quoique un peu ambiguë, était cependant immense. Je sais bien qu'il ne faut pas accorder grand crédit à ce que raconte Prudhomme dans ses Révolutions de Paris : c'est un mercanti, un lâche et un fourbe. Le même homme, qui avait si traîtreusement calomnié, il y a quelques semaines, les patriotes des sections, les révolutionnaires des Comités, se met soudain, sous l'impression des événements de la fin de mai, à aduler Hébert, à glorifier platement « ces feuilles du Père Duchesne, cadre heureux, et plus propre peut-être à l'instruction du peuple que tous ces beaux plans d'éducation qu'on nous a tracés jusqu'ici. » Les jurons du Père Duchesne, ses violences sans sincérité et sans âme, tout cela vaut mieux que le plan de Condorcet ! Le pleutre, tenant à magnifier Paris après l'avoir dénigré, donnait à la journée du 31 mai l'aspect le plus grandiose, et, encore une fois, il faut se méfier de lui. Il est difficile cependant qu'il ait imaginé tous les traits du tableau :

« Quel imposant spectacle offrait Paris ! Près de 300.000 citoyens sous les armes, car toutes les municipalités du Département et même au-delà (5.000 hommes accourent de Versailles) s'empressèrent de donner leur contingent à cette paisible insurrection, 300.000 citoyens, disons-nous, rassemblés au premier son du tocsin. »

Beaulieu, qui prenait des notes au jour le jour, et qui a publié : Les souvenirs de l'histoire ou le Diurnal peur l'an de grâce 1793, écrit à propos du 31 mai :

« Cependant toute la ville de Paris était sous les armes, sans savoir à quelle fin... Ici, pendant tout le jour, la Convention fut entourée de vingt à trente mille hommes, ignorant la plupart pourquoi on les tenait assemblés. »

Les Révolutions de Paris notent que, vers la fin de la journée, le faubourg Saint-Antoine à lui tout seul mobilisa 12.000 hommes. C'est plus qu'il n'en avait mis en mouvement aux plus grandes journées. Dulaure dit :

« Dès les cinq heures du matin, on entend dans toutes les rues le rappel battre, le tocsin sonner dans tous les clochers de Paris ; chaque citoyen se porte en armes à sa section ; les barrières sont fermées. »

Il n'y avait donc pas inertie et indifférence, mais ce peuple immense et actif, qui se débattait dans une crise obscure, ne savait an juste où était le devoir, où était l'intérêt de la liberté et de la Patrie. Les Révolutions de Paris ont bien marqué cet état d'attente incertaine, de contrariété et de flottement.

« Avant de prendre les armes, les citoyens de Paris ne délibèrent pas s'ils doivent les prendre ; ils courent d'abord à leurs piques, à leurs fusils, à leurs canons comme au plus pressé ; ce n'est qu'après avoir cherché l'ennemi qu'il faut combattre sans le trouver, ce n'est qu'à la fin du jour qu'ils se sont demandé : « Mais, depuis vingt-quatre heures que nous sommes sur pied, on ne nous a pas dit encore ce qu'on veut de nous. Pourquoi cette alerte générale, prolongée jusqu'à la nuit ? Où faut-il aller ? Contre qui faut-il diriger nos baïonnettes et pointer nos pièces ? »

« Il leur a été répondu d'une part : « C'est un grand coup que nous voulons porter à des contre-révolutionnaires qui entravent la marche rapide des travaux de la Convention et qui sans doute ont une faction toute prête à se déclarer en leur faveur, si on ne leur en impose avec un appareil redoutable et une contenance aguerrie. »

« D'une autre part, on leur a dit : « Restez immobiles à vos postes ; prenez garde, ne devenez pas les instruments d'une faction contre une autre ; à la faveur du canon d'alarme et du tocsin, des autorités monstrueuses, des pouvoirs antirévolutionnaires vont vouloir s'élever ; ils vous proposeront, pourvu qu'ils vous trouvent dociles, des proscriptions sanglantes. Soyez sourds, et que les auteurs de tout ce bruit en redoutent pour eux-mêmes la catastrophe. »

Autour de la Convention, qui ouvre sa séance dès six heures, se presse une force armée très mêlée ; les premiers députés, accourus au son du tocsin, voient, au témoignage de Levasseur, « deux mille sectionnaires girondins remplir la place du Carrousel, où se précipitèrent également une foule d'insurgés ». C'étaient comme de vastes flots remués par des vents contraires. Si la Gironde avait eu un mot d'ordre précis, vivant, actif, vraiment révolutionnaire et national à jeter à ces foules, elle aurait pu l'emporter aussi bien que la Montagne. Mais, qui donc, après toutes ses défaillances et toutes ses criailleries vaines, qui donc aurait pu croire en elle, si elle avait dit au peuple : Je suis l'énergie de la Révolution ? Au contraire, la Commune et la Montagne pouvaient crier à Paris : Qu'on nous débarrasse des disputeurs de la Gironde, et nous écrasons l'ennemi, nous balayons l'étranger.

 

LES HÉSITATIONS DE LA COMMUNE

Mais la Commune, effrayée de sa responsabilité, ne parlait à Paris que d'une voix un peu basse et sourde. Peut-être si, dès le début de la journée, elle s'était engagée à fond, si elle avait fait tirer d'emblée le canon d'alarme, si elle avait signifié au peuple de Paris, par proclamation et affiches, qu'il ne devait pas déposer les armes avant que la Convention, investie par lui, eût cassé la Commission des Douze et rejeté les vingt-deux, si elle avait - ajouté que les magistrats municipaux allaient prendre la tête du mouvement et affronter les premiers le péril, peut-être ce mot d'ordre violent et précis aurait-il hâté l'insurrection incertaine et languissante. Mais la Commune avait peur d'être débordée par les Enragés si elle-même déchaînait et précipitait le mouvement. Elle avait l'espoir que de la vaste manifestation, un peu diffuse et pacifique, se dégagerait cependant pour la Convention une sommation assez nette. Pache voulait garder contact avec la Convention comme avec le Comité révolutionnaire de l'Evêché et il surveillait les événements plutôt qu'il ne les passionnait. Michelet va au-delà de ce qu'il est permis d'affirmer quand il dit que dès le début de la journée il y eut conflit de tactique entre le Comité révolutionnaire de l'Evêché et la Commune reconstituée :

« La Convention mande le maire ; que fera-t-on ? Varlet et les plus violents ne voulaient pas qu'on obéît ; ils prétendaient que le maire fût consigné comme le fut Pétion pendant le combat du 10 août. D'autres plus sages (Dobsen en tête, d'accord avec la Commune) pensèrent que rien n'était organisé encore, qu'on ne savait pas seulement si le nouveau commandant serait reconnu de la garde nationale ; ils décidèrent qu'on obéirait et que Pache irait rendre compte à la Convention. Tel fut le premier dissentiment. »

Mais il n'y en a pas trace dans les comptes rendus que nous avons. Je vois bien que le lendemain, 1er juin, à la Commune, Varlet se plaint que le maire n'ait pas été consigné pendant vingt-quatre heures, parce que « étant revêtu d'une autorité légale, il peut être nuisible à la Révolution ». Je vois bien aussi qu'il se plaint que Dobsen ait contrarié les opérations du Comité révolutionnaire. Mais tout cela, c'est un jugement porté après coup sur la journée du 31 mai. Et rien ne démontre que Varlet ait proposé le 31 mai au matin ce qu'il regrette le 1er juin qui n'ait pas été fait. Qui sait même si Varlet, qui était président provisoire du Comité révolutionnaire, et qui devait se complaire en ce premier rôle, assistait à la séance du Conseil général de la Commune ?

Si, le 31 mai au matin, à propos de la lettre de la Convention qui mandait Pache, un incident de cette gravité s'était produit, si plusieurs délégués révolutionnaires avaient proposé de braver la Convention, le compte rendu l'aurait sans doute noté, car il s'arrête assez longuement aux discussions provoquées par la démarche de Pache :

« On donne lecture d'une lettre par laquelle le président de la Convention nationale invite le citoyen maire à se rendre dans son sein pour lui rendre compte de l'état actuel de Paris.

« Des membres proposent que le citoyen maire soit accompagné d'une garde imposante, prise dans la force armée des quarante-huit sections.

« Le maire observe que, satisfait de se trouver au milieu de ses collègues, il désire seulement qu'une députation du Conseil l'accompagne à la barre de la Convention nationale.

« D'après ces observations le Conseil nomme une députation pour l'accompagner.

« Sur le réquisitoire du substitut du procureur de la Commune, le Conseil déclare, au nom des quarante-huit sections, qu'il met sous sa sauvegarde le citoyen maire de Paris. »

Je ne crois pas que la question de savoir si le maire obéirait ait été posée.

 

MICHELET ET LE CANON D'ALARME

De même, Michelet ne force-t-il point beaucoup les choses quand, à propos du canon d'alarme, il oppose catégoriquement la tactique de l'Evêché à celle de la Commune ?

« Le second (dissentiment) fut la question de savoir si l'on tirerait le canon d'alarme. Depuis les jours de septembre, ce canon était resté l'horreur de la population parisienne ; une panique terrible pouvait avoir lieu dans Paris, des scènes incalculables de peur et de peur furieuse. Il y avait peine de mort pour quiconque le tirerait. Les violents de l'Evêché, Henriot, en donnaient l'ordre. Ici encore, la Commune décida contre eux qu'on obéirait à la loi, et qu'il ne fût point tiré. Chaumette donna même l'ordre qu'on fit taire le beffroi de l'Hôtel de Ville que les autres s'étaient mis à sonner sans permission. »

Ce n'est point exactement cela que je vois dans les témoignages qui nous sont restés.

« Les citoyens chargés de faire tirer le canon d'alarme rendent compte de leur mission. Ils annoncent qu'on n'a pas voulu reconnaître l'ordre dont ils étaient porteurs, attendu que cet ordre n'était point revêtu des formalités requises ; qu'en vain ils ont représenté que, dans les moments de révolution, on ne s'attachait pas aux formes ordinaires ; qu'enfin l'ordre n'a pu être mis à exécution.

« Le Conseil charge de l'exécution de cet ordre le Comité révolutionnaire séant à la Maison commune...

« Un membre du Comité révolutionnaire annonce qu'on va tirer le canon d'alarme. Le Conseil arrête qu'on sonnera sur-le-champ le tocsin de la Maison commune ; qu'il sera donné des ordres au commandant général pour préserver les établissements publics, les différentes caisses et dépôts, et mettre une garde nombreuse auprès des prisons, et notamment à l'Abbaye, où se trouvent des otages précieux que nos ennemis auraient grand intérêt de nous enlever. »

Enfin, assez tard, entre midi et une heure, « on annonce que l'on n'a encore pu parvenir à faire tirer le canon d'alarme, et qu'il y a eu un contre-ordre de la part du maire.

« Le vice-président répond que lorsque le maire a donné cet ordre, la puissance révolutionnaire n'était pas encore établie, et que le maire a fait son devoir en cette circonstance.

« La séance est toujours permanente, il est une heure après-midi. »

C'est à ce moment, entre une heure et deux, que le canon tonne enfin. Il me semble qu'on peut dégager de ce compte rendu la vérité exacte. Evidemment, le maire redoutait que le canon d'alarme déchaînât (les paniques meurtrières. Quand il avait su, dans la nuit du 30 au 31, que l'Evêché préparait un mouvement, il avait deviné sans peine que le premier acte du Comité insurrectionnel serait d'éveiller Paris par la sonnerie du tocsin et par la sonnerie du canon, celle-ci plus redoutable. Et c'est alors, c'est avant que les délégués des sections eussent, au nom du peuple, brisé et réinvesti " la Commune, c'est avant « que la puissance révolutionnaire fût établie », qu'il avait fait parvenir aux canonniers l'ordre de ne livrer à personne la voix dormante du canon.

Pache l'indique lui-même avec beaucoup de précision à la Convention :

« J'ai donné ordre, ce matin, au commandant provisoire de rassembler le plus de réserves possible, de doubler les gardes de poste aux établissements publics, tels que la Trésorerie, ainsi que le poste du Pont-Neuf, afin d'empêcher qu'on ne tirât le canon d'alarme.

« J'ai rendu compte au Comité de salut public de la situation de Paris ; (le retour au Conseil général, j'y ai trouvé les commissaires de la majorité des sections, qui nous ont déclaré être chargés de suspendre la municipalité. »

Il est donc bien clair que l'ordre de Pache relatif au canon d'alarme avait précédé, en effet, la crise révolutionnaire de la Commune.

C'est contre cet ordre que se heurtent les premiers délégués révolutionnaires, et Henriot lui-même. Et les hésitations, le malentendu se prolongent jusqu'à midi.

 

LE RÔLE EXACT DE LA COMMUNE

Certes, ni le Conseil de la Commune, ni le maire n'ont mis un grand empressement à forcer ces résistances et à éclaircir ce malentendu. Cependant, il n'est pas vrai de dire qu'ils se soient opposés, par scrupule de légalité, aux entreprises de l'Evêché. Au contraire, le Conseil général de la Commune donne au Comité révolutionnaire séant à l'Evêché mandat formel et régulier de tirer le canon d'alarme. Et, pour que Paris se rendit bien compte que ce n'était point-là la fantaisie téméraire d'un comité insurrectionnel, mais un acte révolutionnaire concerté, la Commune ordonne que le tocsin sonne en même temps à l'Hôtel de Ville. C'était associer la responsabilité de la Commune, par le tocsin municipal, au grondement d'alarme qui allait ébranler Paris. Et, sagement, la Commune se préoccupe d'éviter le renouvellement des massacres de septembre : elle met une forte garde aux prisons. Il est vrai qu'elle n'ose pas dire que c'est par humanité : c'est pour conserver des otages. Il est donc vrai que la fougue insurrectionnelle de l'Evêché est ralentie et amortie par sa collaboration avec la Commune. Il est vrai que le Conseil général révolutionnaire ne se jette pas aux mesures extrêmes comme le Comité révolutionnaire. Mais il ne faut pas• oublier que la Commune a été réinvestie révolutionnairement, que les délégués révolutionnaires des sections présidés par Dobsen sont mêlés à elle, et qu'il n'y a entre elle et l'Evêché aucune opposition fondamentale. La Commune, en ce jour, fait, au contraire, du Comité révolutionnaire son organe exécutif. Elle applaudit aux décisions les plus vigoureuses des sections : par exemple à celle de la section du Bon-Conseil qui s'oppose au départ de tous les courriers de la poste, et qui met en état d'arrestation, à leur poste, tous les administrateurs et même les chefs de bureau. Elle adopte surtout une grande mesure révolutionnaire qui avait pour objet de prolonger l'insurrection, de tenir le peuple en armes tant que la Gironde ne serait pas vaincue. Elle décide, sur une motion du Comité révolutionnaire, « qu'il sera accordé 40 sous par jour aux citoyens peu fortunés tant qu'ils resteront sous les armes. » Il y a donc contrariété sourde entre les prudents, ceux qui représentent plus particulièrement la tradition de la Commune, et les violents qui veulent précipiter la bataille. Et cette contrariété s'exprime par un mouvement lent. Mais il n'y a pas, à proprement parler, conflit ; et il est certain que, dès que la tactique à demi temporisatrice se sera révélée insuffisante, c'est avec ensemble que toutes les forces de la Commune et de l'Evêché se rallieront à une tactique plus décisive et plus brutale.

 

LA SÉANCE DE LA CONVENTION LE 31 MAI

A la Convention aussi, la Montagne, surtout la Montagne robespierriste, était résolue à aboutir. Son salut, non moins que le salut de la Révolution, lui en faisait une loi. Elle était condamnée à vaincre ou à périr. Si, après ces journées de crise, la Gironde l'emportait, elle exercerait à coup sûr des représailles décisives.

Levasseur dit très nettement dans ses Mémoires, que les Montagnards étaient obligés de frapper s'ils ne voulaient pas succomber eux-mêmes.

« La mêlée une fois engagée, il ne s'agissait plus que de triompher et de prouver, suivant la menace de Danton, que nous pouvions égaler nos adversaires en prudence et en vigueur révolutionnaire. Dès l'instant où nous avions dit : nous résisterons, dès l'instant où la Commission des Douze avait annoncé le dessein de poursuivre les traîtres jusque sur la Montagne, les discussions de collègue à collègue avaient fait place à une guerre à mort, et certes ce n'est pas nous qu'on peut accuser d'avoir caché nos projets. Qu'on ne dise donc plus que nous avons agi avec perfidie en appelant l'insurrection à notre aide ; cette insurrection, nous en avions donné le signal au milieu de nos ennemis en force ; d'ailleurs, eux aussi voulaient notre expulsion, notre accusation, notre mort ; s'ils n'ont pas réussi à lancer contre nous les gardes nationales, c'est la force qui leur a manqué, et non la bonne volonté... L'épée était tirée, et le fourreau jeté loin de nous ; il ne restait plus qu'à combattre. »

Les Montagnards, en cette séance du 31 mai, étaient dans une situation très difficile. L'insurrection qui devait les débarrasser de leurs adversaires était assez déclarée pour compromettre la Montagne ; elle n'était pas assez vigoureuse pour perdre la Gironde.

La force sectionnaire qui commençait à s'accumuler au Carrousel était divisée et hésitante. Seules les tribunes étaient passionnément dévouées à la Montagne, et qu'auraient-elles pu contre une attitude résolument violente de la Convention ? Celle-ci ne s'émut pas outre mesure quand Pache lui annonça d'un ton tranquille l'annulation et le rétablissement révolutionnaire de la municipalité. Il ne désavouait pas l'Evêché : « Nous avons, dit-il, accepté avec reconnaissance ». Ainsi il légalisait la Révolution ; il communiquait avec la Convention nationale, non pas en vertu des pouvoirs qu'il tenait de la loi, mais en vertu du mandat qu'il tenait de la souveraineté insurrectionnelle du peuple, exprimée par les délégués des sections. Il fut admis aux honneurs de la séance. Sans doute la Gironde voyait-elle une suprême sauvegarde en cet homme qu'elle avait tant calomnié et qui semblait appelé à jouer un rôle d'apaisement.

C'est la nouvelle qu'Henriot avait voulu faire tirer le canon d'alarme qui souleva l'orage. Le commandant de la force armée de la section du Pont-Neuf avertissait la Convention « que Henriot, commandant provisoire de la garde nationale de Paris, ayant donné l'ordre de tirer le canon d'alarme, la garde de poste du Pont-Neuf s'y étant refusé, il en avait référé au Département, lequel avait passé à l'ordre du jour, motivé sur la loi qui défend de tirer le canon d'alarme sans un décret de la Convention ». Il attendait les ordres de la Convention et demandait d'être admis à la barre.

Aussitôt les Girondins s'indignent. Que veut cet Henriot ? Que prépare cet impertinent, ce factieux ? Qu'on le somme de venir et de s'expliquer. Mathieu, Valazé s'emportent en paroles violentes ; ils sont soutenus par des pétitionnaires du Pont-Neuf qui répètent que le Département a rappelé à tous que la loi défend de tirer le canon d'alarme. Vergniaud semble préoccupé surtout d'empêcher que le conflit s'aggrave : « S'il y a un combat, s'écrie-t-il, quel qu'en soit le succès, il sera la perte de la République, » mais lui aussi, il veut qu'on sache qui a fait sonner le tocsin, qui a ordonné de tirer le canon d'alarme. Justement il vient de tonner, et la Montagne se demande avec inquiétude comment elle manœuvrera. Si elle désavoue Henriot, si elle le mande, si elle le livre, elle désorganise le mouvement populaire dont elle a besoin, elle jette la confusion et le doute dans les rangs des patriotes, elle donne à la Gironde un premier avantage que celle-ci poussera aisément à travers Paris désemparé et déconcerté. Si, au contraire, elle avoue Henriot, si elle prend parti pour l'homme qui a fait tirer le canon d'alarme, malgré l'ordre contraire donné le matin par la Commune, malgré l'avis défavorable du Département, elle risque d'être entraînée au-delà de Pache, d'Hébert, de Chaumette, de Lullier, elle se confond avec les Enragés, elle tombe aux mains de Varlet et des violents, et, pour ne pas perdre la Révolution par faiblesse, elle s'expose à la perdre par exagération et témérité, elle risque de déchaîner la panique et d'ameuter contre elle les départements.

 

L'INTERVENTION DE DANTON

Un seul homme pouvait tirer la Montagne d'embarras. Un seul homme pouvait, par sa tonnante parole, faire écho au canon d'alarme, avouer devant la Convention l'insurrection toute entière, la Révolution toute entière, et ôter en même temps au mouvement qui se dessinait la signification ultra-révolutionnaire que l'Evêché voulait lui donner. C'était Danton. Lui, qui depuis quelques semaines hésitait, faiblissait, il retrouva en pleine crise son audace impétueuse et subtile et, sur la Convention, ou réconfortée ou subjuguée, il prolongea, en l'apaisant, la voix révolutionnaire du canon d'alarme. Tout d'abord qu'on se débarrasse de la Commission des Douze :

« Il faut que Paris ait justice de la Commission ; elle n'existe pas comme la Convention. Vous avez créé une Commission impolitique.

« — Plusieurs voix : Nous ne savons pas cela.

« Vous ne le savez pas ? Il faut donc vous le rappeler. Oui, votre Commission a mérité l'indignation populaire. Rappelez-vous mon discours sur cette Commission, ce discours trop modéré. Elle a jeté dans les fers des magistrats du peuple par cela seul qu'ils avaient combattu, dans leurs feuilles, cet esprit de modérantisme que la France veut tuer pour sauver la République. Pourquoi avez-vous ordonné l'élargissement des Citoyens arrêtés par elle ? Vous l'avez fait ou par faiblesse ou par justice. Vous y avez été déterminés par le rapport d'un homme que la nature a créé sans passion, sans fiel, sans amertume, et pour être l'organe de la vérité. Le ministre de l'intérieur, dont il vous est plus aisé d'empoisonner les intentions que de réfuter les raisonnements (comme Danton joue de Garat !) s'est expliqué clairement sur la conduite d'Hébert, et a déterminé votre justice à prononcer son élargissement. La Commission avait donc été injuste en faisant arrêter ce magistrat. Eh ! pourriez-vous donc hésiter à la supprimer à l'instant ? Vous examinerez ensuite la conduite des individus qui la composent, et alors, s'il y a lieu, vous ferez un exemple terrible contre ceux qui ne respectent pas le peuple même dans son exagération révolutionnaire.

« Le canon d'alarme tonne et quelques personnes paraissent le craindre. Celui que la nature a créé capable de naviguer sur l'océan orageux n'est point effrayé lorsque la foudre atteint son vaisseau. Sans contredit vous devez faire en sorte que les mauvais citoyens ne mettent pas à profit cette grande secousse ; mais, si Paris n'a voulu donner qu'un grand signal pour vous apporter ses représentations — les citoyens des tribunes applaudissent avec une grande partie de l'Assemblée —, si Paris, par une convocation trop solennelle, trop retentissante, n'a voulu qu'avertir tous les citoyens de vous demander une justice éclatante, Paris a encore bien mérité de la Patrie. Je dis donc que si vous êtes législateurs politiques, loin de blâmer cette explosion, vous la tournerez au profit de la chose publique d'abord, en réformant vos erreurs, en supprimant votre Commission. (On murmure.)

« Ce n'est qu'à ceux qui ont reçu quelques talents politiques que je m'adresse, et non à ces hommes stupides qui ne savent faire parler que leur passion. Je leur dis : considérez la grandeur de votre but, c'est de sauver le peuple de ses ennemis, des aristocrates, de le sauver de sa propre colère... Je demande la suppression de la Commission et le jugement de la conduite particulière de ses membres. Vous les croyez irréprochables ? moi, je crois qu'ils ont servi leurs ressentiments. Il faut que la chosé s'éclaircisse ; mais il faut donner justice au peuple.

« — Quelques voix : Quel peuple ?

« Quel peuple, dites-vous ? Ce peuple est immense, ce peuple est la sentinelle avancée de la République. Tous les départements haïssent fortement la tyrannie.

« — Un grand nombre de membres : Oui, oui.

« Tous les départements exècrent ce lâche modérantisme qui ramène la tyrannie. Tous les départements, en un jour de gloire pour Paris, avoueront ce grand mouvement qui exterminera tous les ennemis de la liberté. Tous les départements applaudiront à vôtre sagesse quand vous aurez fait disparaître une commission impolitique. Je serai le premier à rendre une justice éclatante à ces hommes courageux qui en font retentir les airs. (Les tribunes applaudissent.)

« Je vous engage, vous, représentants du peuple, à vous montrer impassibles ; faites tourner au profit de la Patrie cette énergie que de mauvais citoyens seuls pourraient présenter comme funeste et, si quelques hommes, vraiment dangereux, n'importe à quel parti ils appartiennent, veulent prolonger un mouvement devenu inutile quand vous aurez fait justice, Paris lui-même les fera rentrer dans le néant. »

Et il conclut en demandant que la suppression de la Commission des. Douze soit mise aux voix par appel nominal. C'est un chef-d'œuvre de puissance et de sens politique. Ainsi interprété le canon d'alarme ne fournissait plus à la Gironde le prétexte de mander Henriot, d'engager un conflit avec la Commune révolutionnaire. C'était comme la force tranquille et légale du peuple qui empruntait une voix tonnante pour être entendue du législateur. Le Patriote français dit — et ces quelques mots, pour le dire en passant, confirment encore la remarque de M. Bornarel sur la collaboration de Danton avec Barère — : « Danton, cet homme tant calomnié, qui avait fait un si touchant paragraphe sur l'union dans le rapport de Barère, Danton a parlé avec la fureur d'un homme qui tient la corde du tocsin. »

Non, ce n'était pas de la fureur : c'était la noble colère de l'homme qui a tout tenté pour prévenir la crise terrible, qui s'est heurté à l'égoïsme aveugle des factions, et qui s'y heurte encore quand il essaie de modérer des événements qu'il n'a pu empêcher de naître. Par quel triste malentendu un homme d'un caractère généreux et fier comme le jeune Girey-Dupré, rédacteur du Patriote, méconnaissait-il à ce point le grand révolutionnaire ? Girey-Dupré, rendant compte de la séance, écrivait avec une dignité calme et un tranquille courage :

« Gloire immortelle soit aux représentants du peuple qui n'ont pas désespéré de la République et qui, prêts à mourir, se sont rendus à leur poste, au son funèbre du tocsin, au lugubre bruit du tambour d'alarme ! Je veux imiter leur courage ; je veux en tout partager leur sort ; puissé-je aussi partager leur gloire. Je dois au peuple français, je dois à ma conscience et à mon caractère, à mon caractère, dont le tocsin, dont la générale, dont le canon n'altéreront pas l'indépendance, je dois à la postérité, dont le tribunal plus auguste, plus redoutable que tous les tribunaux révolutionnaires, jugera et moi et mes ennemis, je dois aux hommes libres de toute la terre de dire la vérité sans ménagement comme sans passion. Dans les grands dangers l'âme républicaine plane au-dessus des petites haines comme au-dessus des craintes vulgaires. »

Hélas ! par quelle méprise cette âme républicaine, probe et jeune, enthousiaste et bonne, qui avait en effet pris son essor au-dessus des petites haines, par quel aveuglement n'a-t-elle pas reconnu dans la grande âme de Danton la même générosité native et le même détachement des passions étroites ? Danton ne sonnait pas sur les Girondins menacés un tocsin de meurtre. Il limitait, autant que possible, les effets de la colère du peuple. D'abord, qu'on le remarque bien, ce ne sont pas les vingt-deux dénoncés par les sections, qu'il voulait faire juger, ce sont seulement les membres de la Commission des Douze. Par-là — et on n'y a pas assez pris garde — il mettait hors du débat les têtes mêmes de la Gironde, ses chefs les plus illustres : Brissot, Vergniaud, Guadet. Bien mieux, il pouvait espérer qu'après la suppression politique des Douze le peuple, désarmé de sa haine, ne se livrerait plus à des vengeances particulières. Enfin, ce n'était pas un procès de parti, un procès de tendance qui était intenté à la Gironde. C'était à raison d'actes précis, imputables à la Commission des Douze, que les membres de celle-ci seraient interrogés, jugés, et s'il y avait lieu, condamnés. Or il se trouvait précisément que les seuls hommes éminents de la Commission des Douze, Boyer-Fonfrède et Rabaut Saint-Etienne, gagnés par l'influence de Garat, avaient pris parti contre les mesures violentes, contre l'arrestation d'Hébert. S'acharnerait-on ensuite contre des comparses obscurs ?

Mais c'était une chimère. Comment espérer que le peuple laissera hors de la crise les chefs éclatants et responsables, ceux qu'il a appris à détester le plus, ceux qui ont d'ailleurs la part la plus lourde dans les événements ? Que deviendrait la Révolution, si la faction girondine, survivant à la Commission des Douze, continuait son œuvre de dénigrement et de paralysie ? La répugnance de Danton à frapper la Gironde était presque invincible, et il y a dans cette main qui « tire la corde du tocsin » comme un insensible tremblement. Et que de précautions il prend contre les violences possibles des Enragés ! Comme il annonce qu'aussitôt la Commission des Douze dissoute, l'Évêché devra « rentrer dans le néant ! »

 

LA MANŒUVRE DE LA GIRONDE

La Gironde, contre laquelle se déchaînaient les tribunes, mais que Paris soulevé enveloppait d'un vaste flot incertain, sans grande colère et sans menaces, crut qu'il lui suffirait de manœuvrer avec quelque adresse pour sortir de cette journée, non seulement sauve, mais victorieuse. Quel triomphe pour elle si, moyennant quelques concessions de forme, elle achevait de réduire à l'impuissance le mouvement languissant péniblement ébauché contre elle, et si elle pouvait dire que le peuple de Paris, tout entier debout et armé, mais secrètement respectueux de la loi, avait déjoué les espérances des « anarchistes » !

Rabaut Saint-Etienne justifie la Commission des Douze, il affirme que les complots dénoncés par elle ont été réels, il tente de lire, pour le prouver, une lettre d'Orléans signalant les propos menaçants de Santerre, qui disait vouloir marcher sur Paris avec les bataillons destinés à la Vendée ; il demande qu'on ne prononce pas sur la Commission des Douze avant de l'avoir entendue. Mais il propose, « pour qu'il y ait un centre unique », que cette Commission disparaisse et que le Comité de salut public soit investi de la confiance de tous pour rechercher tous les conspirateurs. C'était dissoudre la responsabilité de la Gironde et y substituer habilement celle de la Montagne et de la Plaine, de Danton et de Barère. A cette minute, il semble qu'entre Danton et Rabaut Saint-Etienne il n'y a qu'une très faible nuance. Le rapprochement que Danton a essayé en vain va-t-il se réaliser sous le coup du péril ?

La section armée de l'Observatoire, admise à la barre, tient un langage menaçant. Elle annonce que les délégués des 48 sections ont découvert les fils d'un complot contre la liberté, « qu'ils en arrêteront les auteurs et les mettront sous le glaive de la loi ». C'était parler en maîtres et comme si l'insurrection était victorieuse. Mais où était la force populaire pour soutenir ces paroles ? Elle s'étalait dans les rues ensoleillées, mais sans mouvement d'ensemble, sans action de masse, comme un étang immobile sous la lumière.

Guadet répondit aux pétitionnaires avec sa véhémence aigre : « Le complot, c'est vous ». Et Couthon, sentant que la journée se perdait, n'aboutissait pas, vint dénoncer « la faction •infernale qui retenait dans l'erreur une partie de la Convention ». Mais de quelles formes prudentes Couthon s'enveloppait ! Il désavouait les violents des tribunes et leurs interpellations. Il disait : « Je ne suis ni de Marat ni de Brissot », proposait aussi à la Convention un centre de ralliement et d'équilibre, où même les Girondins, dégagés des liens de l'esprit de secte, pouvaient se rattacher, et sa conclusion était simplement que la Convention passât au vote sur la suppression de la Commission des Douze.

 

LA MOTION DE VERGNIAUD

Il était environ trois heures de l'après-midi. Vergniaud crut que le moment était venu de constater que Paris ne s'était point insurgé. Il y avait là une part d'illusion et une part de tactique. Déjà Salle, l'halluciné Salle, qui voyait partout machination et artifice, avait dit, pendant que Danton parlait et invitait la Convention à ne pas se laisser effrayer par les dangers : « Nous savons bien que ce n'est qu'un simulacre, les citoyens crient sans savoir pourquoi ». Non, tout ce grand peuple n'était pas levé contre les Girondins. Au contraire, en maintenant l'ordre, en respectant la Convention, il avait désavoué les factieux : ainsi Vergniaud, en une manœuvre à la fois confiante et habile, revendiqua pour lui, pour ses idées, pour sa cause, ce vaste Paris animé, mais pacifique, qui attendait les événements.

« Citoyens, s'écria-t-il comme pour confirmer les paroles de Couthon, on vient de vous dire que tous les bons citoyens devaient se rallier ; certes, lorsque j'ai proposé aux membres de la Convention de jurer qu'ils mourraient tous à leur poste, mon intention était certainement d'inviter tous les membres à se réunir pour sauver la République. Je suis loin d'accuser la majorité ou la minorité des habitants de Paris ; ce jour suffira pour faire voir combien Paris aime la liberté. Il suffit de parcourir les rues, de voir l'ordre qui y règne, les nombreuses patrouilles qui y circulent, pour décréter que Paris a bien mérité de la Patrie.

« — Oui, oui, s'écrie-t-on de tous les côtés de la salle.

« Oui, je demande que vous décrétiez que les sections ont bien mérité de la Patrie en maintenant la tranquillité dans ce jour de ; crise, et que vous les invitiez à continuer la même surveillance jusqu'à ce que tous les complots soient déjoués. »

Aux acclamations de l'Assemblée toute entière, la motion de Vergniaud est adoptée. Il semble que la Gironde ait reconquis le droit de parler au nom de Paris, et que la journée où elle devait succomber va être pour elle une journée de relèvement.

 

LA TRANSACTION DE BARÈRE

Barère, au nom du Comité de salut public, apporte un projet de transaction. La Commission des Douze sera cassée, et la force armée de Paris sera à la réquisition de la Convention. C'était tout ensemble briser l'instrument dictatorial mis aux mains de la Gironde et l'instrument insurrectionnel de l'Evêché et de la Commune. C'était la Convention retrouvant toute sa souveraineté et sa primauté éclatante. Libérée à la fois de la coterie girondine et de la tutelle de la Commune, elle était la nation révolutionnaire et année. Peut-être si tout le côté droit avait eu la sagesse de se rallier d'emblée à cette proposition du Comité de salut public, il pouvait s'assurer rune large part d'influence au lendemain de la crise. Mais quoi ! n'était-ce point renoncer à l'esprit de domination exclusive et de faction ? N'était-ce pas s'effacer devant ce Comité de salut public où semblait parfois dominer Danton ? Le côté droit murmure et marque sa résistance, avouant ainsi que ses félicitations à Paris ne sont qu'une tactique et une intrigue ; car si Paris est debout vraiment pour défendre la liberté et la loi, à quoi bon une Commission inquisitoriale chargée de désarmer et de poursuivre des complots imaginaires ou inefficaces ?

 

L'ENTRÉE EN SCÈNE DE LULLIER ET DU DÉPARTEMENT

Et, pendant que la Convention hésite, pendant que l'intransigeance girondine reparaît, voici qu'un coup de théâtre se produit. Le Département qui avait convoqué le matin, aux Jacobins, toutes les autorités constituées et les délégués des sections, entre en scène. C'était bien tard, semble-t-il. Qu'avait fait Lullier depuis le matin ? Sa pensée et celle des révolutionnaires jacobins groupés autour de lui paraît avoir traversé trois moments : d'abord hostile aux initiatives de l'Evêché, puis s'y ralliant quand le son du canon d'alarme semble annoncer un effort décisif de l'insurrection, il se décide enfin à prendre le mouvement à son compte quand l'impuissance de l'Evêché apparaît. Si je ne me trompe, l'arrêté communiqué à la Commune par le Département, assez avant dans l'après-midi, porte la marque de deux délibérations successives :

« On donne lecture d'un arrêté pris dans l'assemblée des commissaires, des autorités constituées du Département et des quarante-huit sections réunies en la salle de la Société des amis de la liberté et de l'égalité, séante aux ci-devant Jacobins.

« Cet arrêté, en date de ce jour, porte qu'il sera nommé une commission de onze membres, que cette commission sera autorisée à prendre toutes les mesures de salut public qu'elle jugera _nécessaires, et à les mettre directement à exécution, que les municipalités des deux districts ruraux et les comités révolutionnaires des quarante-huit sections seront tenus d'exécuter les arrêtés qu'elle aura pris et les mesures qu'elle aura adoptées, que les arrêtés de cette commission ne seront exécutés qu'autant qu'ils auront été pris à la majorité absolue des suffrages.. »

Voilà, à mon sens, un premier arrêté ; c'est la période où la réunion des Jacobins s'organise comme si elle était la seule force régulière de la Révolution, où elle affecte d'ignorer les décisions de l'Evêché, et où elle oppose à la Commission des Onze nommée par celle-ci une Commission des Onze qui seule a mandat. J'observe que, tandis que la Commune a accepté l'annulation prononcée par le Comité révolutionnaire, l'arrêté du Département ne contient aucune allusion aux décrets de dissolution et de réinvestiture signés de Varlet ; c'est bien comme puissance autonome qu'agit le Département.

Mais, quand le Département apprend que la Commune et les sections révolutionnaires se sont en quelque sorte fondues en un pouvoir révolutionnaire unique, quand le tocsin, propagé de clocher en clocher, éveille enfin le canon d'alarme, Lullier se rattache au mouvement :

« Par ce même arrêté — et cette formule même révèle bien que c'est une addition — l'Assemblée déclare qu'elle approuve, et donne son adhésion la plus entière à la conduite et aux mesures de salut public adoptées par le Conseil général et les commissaires des sections de Paris, et que la même Commission qu'elle vient de nommer ira porter à l'instant au Conseil général de la Commune ses sentiments d'union et de fraternité, qu'elle y tiendra sa séance et qu'elle travaillera en commun au salut public et à l'affermissement de la liberté et de l'égalité. »

Mais quoi ! de ce mouvement de la Commune et de l'Evêché rien ne sort ! Le maire a courageusement avoué l'acte révolutionnaire qui transformait la Commune, mais il n'a formulé aucune conclusion, donné aucune impulsion. L'Evêché n'a pas su lancer contre la faction girondine siégeant à la Convention l'essaim bourdonnant des sections, et celui-ci tourbillonne dans l'air splendide, comme s'il se jouait à la beauté de la lumière et oubliait son aiguillon ! La journée est perdue, elle est un triomphe pour l'ennemi si Lullier, avec la force légale qu'il tient de son mandat, avec la force révolutionnaire que lui communiquent les délégués des sections dont il est entouré, ne rétablit pas le combat. Il va à la Convention d'une allure décidée et presque agressive, et une partie du peuple, qui n'attend qu'un signal de force et de résolution, se joint à lui, entre sur ses pas dans la salle des séances.

Que fait Lullier ? En un discours véhément et habile, il essaie tout ensemble de ranimer les colères de Paris contre Isnard et la Gironde, et de rassurer tous ceux qui pouvaient redouter pour la propriété, pour le charme et la joie de la vie, les violences ou les austérités de la Commune et de la Montagne. Et il frappe la Gironde de coups vigoureux et directs :

« Législateurs, depuis trop longtemps la Ville et le Département de Paris sont calomniés aux yeux de l'univers ; depuis trop longtemps on cherche par les moyens les plus atrocement coupables, à fomenter le trouble et la division dans la République. Les mêmes hommes qui ont voulu perdre Paris dans l'opinion publique, sont les fauteurs des massacres de Vendée ; ce sont eux qui flattent et soutiennent les espérances de nos ennemis ; ce sont eux qui avilissent les autorités constituées, qui cherchent à égarer le peuple pour acquérir le droit de s'en plaindre ; ce sont eux qui vous dénoncent des complots imaginaires pour en créer de réels ; ce sont eux qui vous ont demandé le Comité des Douze pour opprimer la liberté du peuple ; ce sont eux enfin qui, par une fermentation criminelle, par des adresses combatives, entretiennent les haines et les divisions dans votre sein, et privent la Patrie du plus grand des bienfaits, d'une bonne Constitution qu'il a achetée par tant de sacrifices.

« Législateurs, ces hommes en veulent à la liberté du peuple, ils veulent l'asservir pour eux-mêmes ou le livrer à un nouveau despote. (On applaudit.) Mais, pour y parvenir, ils cherchent à le diviser, et c'est pour atteindre ce comble des forfaits qu'ils tentent d'anéantir Paris. Ils savent parfaitement qu'en détruisant ce centre de lumières et de correspondance, ils anéantiraient la force et l'harmonie de la République, et qu'ensuite, faute de communications, ils détruiraient facilement un département par un autre, et vendraient ainsi au premier tyran les lambeaux sanglants de la Patrie.

« Il est temps de terminer cette lutte des patriotes contre les forcenés qui les assiègent continuellement ; la raison du peuple s'irrite de tant de résistance ; que ses ennemis tremblent, sa colère majestueuse est près d'éclater ! Qu'ils tremblent ! l'univers frémira de sa vengeance.

« Législateurs, nous venons démasquer l'impudence et confondre l'imposture ; nous venons, au nom du Département, vous exposer sa profession de foi.

« Nous venons vous déclarer que, fidèle aux principes, soumis : aux lois, le Département de Paris soutiendra les dignes représentants du peuple au prix de tout son sang. (On applaudit.)

« Nous vous déclarons, ainsi qu'à l'univers, que nous ne sommes animés que de l'instinct de fusion dans le grand tout ; que nous ne connaissons de division de départements que celle que nécessite l'administration ; que la République est une et indivisible ; que nous exécrons toute espèce de fédéralisme ; que nous ne voulons qu'une Constitution pleinement populaire, dont l'égalité sera la base.

« Nous déclarons que nous sommes enorgueillis de ce que Paris, *qui n'est rien par lui-même, est cependant l'extrait de tous les départements, dont l'éclat consiste à être le miroir de l'opinion et le point de réunion des hommes libres.

« Nous déclarons qu'après avoir combattu et terrassé le despotisme dans l'immortelle journée du 10 août, nous combattrons jusqu'au dernier soupir tous les tyrans qui voudraient tenter de le rétablir, de quelque espèce qu'ils puissent être.

« Voilà notre profession de foi.

« Maintenant, législateurs, nous vous demandons justice d'une insulte atroce faite à la Nation ; que dis-je ? d'une insulte, d'un forfait commis contre la volonté du peuple. Nous vous parlons du sacrilège proféré par Isnard dans le temple sacré des lois. (Applaudissements.) Isnard a tout à la fois provoqué la guerre civile et l'anéantissement de cette grande cité.

« Il a tout à la fois flétri la ville de Paris, en supposant qu'elle pût jamais se rendre digne d'un sort aussi affreux ; il a flétri les départements en leur prêtant la férocité de son âme (Murmures de quelques membres : vifs applaudissements dans la partie opposée) et en pensant que, fidèles à sa voix impure, toutes les colonnes de la République viendraient l'anéantir.

« Il est des hommes non moins cruels, contre lesquels nous demandons le décret d'accusation.

« On distingue particulièrement parmi les ennemis de la Patrie les membres du Comité des Douze, les Brissot, les Guadet, les Vergniaud, les Gensonné, les Buzot, les Barbaroux, les Roland, les Lebrun, les Clavière, et tous les fauteurs du royalisme, proscrits par l'opinion, et dont un grand nombre vous ont été dénoncés par la Commune de Paris.

« Législateurs, le projet de détruire Paris serait-il bien formé ? Voudrait-on à la fois engloutir tant de richesses amassées par la plus laborieuse industrie et détruire les arts et les sciences, pour conduire plus tôt nos citoyens à l'anarchie et à l'esclavage ?

« Non, vous respecterez, vous défendrez vous-mêmes le dépôt sacré des connaissances humaines ; vous vous souviendrez que Paris a bien mérité de la Patrie ; vous vous souviendrez qu'il fut le berceau et qu'il est encore l'école de la liberté ; qu'il est le point central de la République, qu'il peut toujours fournir cent mille combattants pour défendre la Patrie, qu'il en a la volonté ; vous vous souviendrez qu'il a fait de grands sacrifices à la Révolution, qu'il n'en regrette aucun ; qu'il fera, sans murmurer, tous ceux qu'exigeront les circonstances ; et enfin, qu'il est mû de l'amour le plus sincère et le plus fraternel avec les autres départements.

« Vous nous vengerez donc d'Isnard et de Roland, et de tous ces hommes impies contre lesquels l'opinion publique s'élève d'une façon éclatante.

« Législateurs, donnez ce grand exemple, rendez-vous aux vœux d'une nation généreuse qui vous honore de son estime ; vous ramènerez le calme, vous éteindrez le feu de la guerre civile ; et par l'union sainte de tous les citoyens ; nous triompherons bientôt de cette horde de tyrans qui nous assiègent. Alors la Constitution marchera d'un pas rapide ; vous ferez le bonheur d'un peuple magnanime et généreux qui, dans les accès fréquents de sa loyauté, confondant le bienfaiteur et le bienfait, portera vos noms chéris à l'immortalité (Applaudissements vifs et prolongés). »

Lullier rendait un service immense à la Montagne : il lui restituait Paris. Depuis le matin, la langueur du mouvement, l'incertitude des sections, la manœuvre habile de Vergniaud semblaient avoir rendu la capitale à la Gironde. Voici que le Paris révolutionnaire reparaissait, affirmant ses griefs et les griefs de la Patrie contre la Gironde, confondant en un même ressentiment l'injure qui lui avait été faite et l'intrigue contre la liberté. Lullier abusait-il un peu lourdement des déclamations d'Isnard ? C'est possible, et les Girondins ne voulaient certes pas éteindre le magnifique foyer du génie de la France. Mais la Révolution était en plein combat, et elle retournait leurs imprudences contre ces rhétoriciens fougueux dont l'éloquence paralysait la Patrie.

 

L'ILLOGISME DE MICHELET

Pourquoi donc Michelet marque-t-il à Lullier une méprisante colère ?

« Pour sauver les sciences et les arts, il fallait mettre en accusation Vergniaud, Isnard, les Girondins, champions du royalisme et fauteurs de la Vendée !

« Le cordonnier-homme de loi, à l'appui de son aigre plaidoirie pour la civilisation, laissait voir à ses côtés une masse de sauvages armés de bâtons.et de piques. »

Mais, par quelle contradiction Michelet qui dénonce lui-même le crime de la Gironde, « le crime d'avoir disputé trois mois en présence de l'ennemi », Michelet qui ose à peine sonder des yeux le profond néant « où elle laissait le pays », Michelet qui l'accuse « de n'avoir rien fait elle-même et rien laissé faire », est-il si sévère à ceux qui, le 31 mai, firent un grand et courageux effort pour en libérer la Révolution ? Et si Lullier était entouré de sectionnaires armés pénétrant avec lui à la Convention, par quelle délicatesse imprévue lui en faire grief ?

Vouloir la Révolution et ne pas vouloir les moyens de la Révolution, c'est tomber dans l'impuissance girondine au moment même où on la dénonce, c'est supprimer toute action et frapper d'impuissance toute volonté. Aussi bien « les sauvages armés de piques » avaient-ils plus de tenue que Michelet ne l'imagine : ils ne violentèrent pas la Convention, ils ne l'outragèrent pas. Ils « se mêlèrent fraternellement », selon le mot du Moniteur, au côté gauche de l'Assemblée : ils allèrent, en quelque sorte, siéger à la Montagne parmi ceux qui comprenaient le péril de la Patrie. La droite protesta, déclarant que la Convention, ainsi envahie de pétitionnaires, n'était pas libre.

« Citoyens, s'écria alors Levasseur parlant aux Montagnards, faisons cesser ces clameurs ; passons de ce côté (montrant le côté droit) pour éviter toute confusion ; nos places seront bien gardées par les pétitionnaires. « Ma motion, raconte Levasseur, accueillie avec une sorte d'enthousiasme par mes collègues, fut aussitôt exécutée, et nous allâmes nous asseoir sur les bancs jusqu'alors occupés par les Girondins, aux acclamations réitérées des pétitionnaires et des tribunes. »

 

LA FAUSSE SORTIE DE VERGNIAUD

Cependant, Robespierre avait la parole. La Convention était secouée par une grande houle. Les Girondins, qui naguère croyaient tenir la journée, pressentaient qu'elle allait leur échapper. N'allaient-ils pas sombrer, comme au soir du 27 mai, dans le chaos effervescent où députés et pétitionnaires se mêlaient ? Même le mouvement qui avait précipité les Montagnards sur les bancs de la Gironde inquiétait celle-ci : c'était comme un torrent qui venait noyer la Plaine. Vergniaud tenta un effort presque désespéré. Il tenta d'appeler de la Convention, à moitié envahie au peuple lui-même, au grand peuple expectant et bénin qui couvrait les rues et les places de son immobilité.

« Sortons, s'écria-t-il, et allons-nous mettre sous la protection de la force armée. »

C'était continuer la tactique qui, tout à l'heure, lui faisait proclamer que les sections avaient bien mérité de la Patrie : la tactique ou l'illusion. C'était se réfugier au sein de Paris contre ceux qui prétendaient parler en son nom. C'était rétablir la communication longtemps interrompue de la Gironde et du peuple. Quelques députés seulement le suivirent. La Montagne affecta de dédaigner la manœuvre : elle restait avec la Convention. Au besoin si les éléments incertains s'en allaient comme à la dérive, elle resterait, elle seule, la Convention, à la fois assise de roc et sommet. Quant à la Gironde, elle fut surprise plus qu'entraînée par la démarche de Vergniaud. Au fond, elle sentait bien qu'elle ne saurait que dire au peuple, qu'elle avait perdu l'habitude de se confier à lui ; et comment l'improvisation hasardeuse d'un noble orateur, qui tente de convertir en une démarche réelle un pur mouvement d'éloquence, pourrait-elle suppléer à la confiance interrompue ? Si Vergniaud eût été accueilli par la force armée des sections, qu'en eût-il fait ? Serait-il rentré avec elle à la Convention pour balayer les pétitionnaires mêlés à la Montagne ? C'était le coup d'Etat de La Fayette et de Dumouriez ; tout cela, les Girondins en eurent l'impression confuse et rapide : et ils ne bougèrent pas. D'ailleurs, enveloppés comme ils l'étaient de leurs collègues de la Montagne accumulés maintenant du côté droit, mêlés et confondus en eux, comment auraient-ils pu se dégager d'un geste brusque et accompagner Vergniaud ? Peut-être aussi une vague inquiétude pénétrait en eux. Sortir, c'était se désigner. Déjà, Chabot demandait l'appel nominal pour dresser la liste des absents. Et Vergniaud lui-même, lorsqu'il avait fait jurer à tous les députés de mourir à leur poste, n'avait-il pas fourni d'avance un prétexte héroïque à l'immobile prudence de ceux qui, maintenant, se refusaient à le suivre ?

 

LES CONCLUSIONS DE ROBESPIERRE

C'est donc devant une Assemblée agitée, mais à peu près entière que Robespierre prenait acte des propositions de Lullier et signifiait à son tour qu'il fallait aller jusqu'au bout. Non, la cassation de la Commission des Douze ne suffit pas : il faut frapper les conspirateurs. Non, la transaction offerte par le Comité de salut public, qui brise la Commission des Douze, mais qui, en remettant à la Convention la réquisition de la force armée, réduit à l'impuissance les autorités constituées, le pouvoir révolutionnaire de Paris, n'est pas acceptable. Par quelle fausse impartialité prétend-on désarmer à la fois ceux qui trahissent la Révolution et ceux qui la sauvent ?

Robespierre allait ainsi bien au-delà de Danton qui, sans doute, n'était pas étranger à la combinaison d'équilibre proposée par Barère au nom du Comité.

« Citoyens, ne perdons pas ce jour en vaines clameurs et en mesures insignifiantes. Ce jour est peut-être le dernier où le patriotisme combattra la Gironde. Que les fidèles représentants du peuple se réunissent pour assurer son bonheur. »

A ce moment, Vergniaud rentrait, isolé, meurtri, après une tentative d'appel au peuple qu'il n'avait même pu ébaucher et que le désaveu de ses amis rendait presque ridicule. Robespierre, dédaigneusement, triompha du désastre : « Je n'occuperai point l'Assemblée de la fuite ou du retour de ceux qui ont déserté ses séances. »

C'était comme un coup de couteau au cœur du vaincu.

« Je vous ai déjà dit que ce n'était pas par des mesures insignifiantes qu'on sauvait la Patrie. Votre Comité de salut public vous a fait plusieurs propositions. Il en est une que j'adopte : c'est celle de la suppression de la Commission des Douze.

« Mais, croyez-vous que cette mesure ait assez d'importance pour contenter les amis inquiets de la Patrie ? Non, déjà cette Commission a été supprimée, et le cours des trahisons n'a pas été interrompu, car le lendemain on a osé faire rapporter ce décret salutaire, et l'oppression a pesé sur la tête des patriotes. Supprimez-donc cette Commission, mais prenez des mesures vigoureuses contre les membres qui la composent ; et, à cet égard, les pétitionnaires qui viennent d'être entendus vous ont indiqué la marche que vous devez suivre.

« Quant à la force année qu'on propose de mettre à la disposition de l'Assemblée, en rendant justice aux motifs patriotiques qui ont dicté cette mesure au Comité de salut public, je dois la combattre. En effet, qu'est-ce que la force armée qu'on veut mettre à la disposition de la Convention ? Ce sont des citoyens armés pour défendre leur liberté contre les scélérats qui les trahissent, et il y en a dans l'Assemblée. De quoi se composent les délibérations de la Convention ? n'est-ce pas des individus dénoncés par Paris ? et nous avons trop d'exemples que nos délibérations ont été dirigées par ces mêmes hommes, mais n'ai-je pas aujourd'hui même entendu ! faire la proposition de poursuivre les meneurs de l'insurrection qui vient d'éclater ? 11 est' donc ici des hommes qui voudraient punie cette insurrection ? Ce serait donc une absurdité de remettre entre leurs mains la force armée. Mais les mesures proposées par le Comité sont-elles les seules que vous devez adopter ? Les pétitionnaires ne vous en ont-ils pas proposé de capables de sauver la chose publique ? Les propositions que j'ai combattues peuvent-elles empêcher l'armée d'être trahie ? Non, il faut purger l'année ; il faut...

« — Concluez-donc », crie Vergniaud énervé, impatient sans doute de remonter à la tribune et de chercher, dans l'éclat possible d'un triomphe oratoire, la revanche du mortifiant échec sous lequel il était accablé.

« Oui, je vais conclure, et contre vous ; contre vous qui, après la révolution du 10 août, avez voulu conduire à l'échafaud ceux qui l'ont faite ; contre vous, qui n'avez cessé de provoquer la destruction de Paris ; contre vous, qui avez voulu sauver le tyran ; contre vous, qui avez conspiré avec Dumouriez ; contre vous, qui avez poursuivi avec acharnement les mêmes patriotes dont Dumouriez demandait la tête ; contre vous, dont les vengeances criminelles ont provoqué ces mêmes cris d'indignation dont vous voulez faire un crime à ceux qui sont vos victimes. Eh bien ! ma conclusion, c'est le décret d'accusation contre tous les complices de Dumouriez et contre ceux qui ont été désignés par les pétitionnaires. »

Vergniaud qui, dès les premiers mots de Robespierre, avait demanda la parole, ne répondit pas. Encore humilié de sa fausse tentative, fut-il abandonné de cette inspiration qui suppose la confiance en soi ? Désespéra-t-il d'égaler en vigueur les dernières paroles de Robespierre, aiguisées soudain et coupantes ? Était-ce lassitude en cette fin de journée émouvante et épuisante ? Peut-être aussi la réserve gardée par la Convention à l'égard des dernières propositions claires et brutales de Robespierre avertit Vergniaud qu'il valait mieux ne pas engager le débat à fond.

 

LES VOTES DE LA CONVENTION

Visiblement, la Convention ne voulait ni couvrir la Gironde ni la livrer, et la motion transactionnelle du Comité de salut public ralliait les esprits. Le décret proposé par Barère fut adopté à une très grande majorité, et il fut décidé qu'il serait publié immédiatement dans Paris. Sur la motion de Lacroix, la Convention approuve l'arrêté qui donnait quarante sous par jour aux ouvriers qui resteront sous les armes jusqu'au rétablissement de la tranquillité publique. Elle décide aussi que les tribunes de la Convention seront ouvertes au peuple sans billets. Ces motions dantonistes inclinaient vers la gauche la journée en apparence indécise.

 

L'INCIDENT DE LA BUTTE-DES-MOULINS

Comme la séance allait être levée, un grand flot de peuple entre dans la salle : allégresse, effusion, paroles fraternelles. Que s'était-il donc passé ? Pendant la journée, le bruit avait couru dans Paris et notamment dans les faubourgs, que les sectionnaires de la bourgeoise section de la Butte-des-Moulins avaient arboré la cocarde blanche, et que retranchée au Palais-Egalité (ancien Palais-Royal) elle se préparait à faire de là des sorties sur les patriotes. Était-ce une manœuvre de la Commune ou de l'Evêché pour exciter les esprits et hâter le mouvement insurrectionnel qui se faisait attendre ? La Chronique de Paris dit que ce sont des « malveillants », des « hommes pervers » qui ont propagé ce bruit. Plus précis le Diurnal raconte que « des scélérats, revêtus d'écharpes municipales parcouraient les faubourgs, et les invitaient à marcher contre les sections de la Butte-des-Moulins, du Mail et de 92, assurant qu'elles avaient pris la cocarde blanche. » Peut-être aussi c'était une de ces rumeurs qui naissent spontanément dans les jours d'orage. Le conflit, qui depuis plus d'un mois mettait aux prises les sections girondines et les sections montagnardes, suffisait à expliquer ces bruits. Le commandant provisoire de la garde nationale ayant fait passer aux bataillons de la Butte-des-Moulins l'ordre de poser les armes, ceux-ci crurent qu'on voulait les désarmer pour les égorger tout à l'aise : ainsi, des deux côtés le malentendu s'aggravait. Il faillit tourner au tragique.

Une forte colonne du faubourg Saint-Antoine arrive pour débloquer le Palais-Egalité, devenu la forteresse présumée de la contre-Révolution. Pourtant, des deux côtés de la grille fermée, quelques hommes sages ont l'idée qu'il conviendrait peut-être de parlementer. Des délégués sont nommés, on s'explique. Non, la Butte-des-Moulins n'a pas arboré la cocarde blanche. Non, le faubourg Saint-Antoine ne veut pas massacrer des patriotes, des frères. On s'embrasse en jurant de combattre à mort (assure la Chronique de Paris) « les aristocrates et les anarchistes ». C'était la formule juste milieu de la Gironde. Mais je crois que dans l'émotion fraternelle qui succédait brusquement à l'angoisse de la guerre civile, on n'y regardait pas de très près.

Tous ces bataillons réconciliés roulent pêle-mêle vers la Convention : et au moment même où l'Assemblée, lassée, incertaine sur le sens de la journée qu'elle venait de vivre et de l’œuvre qu'elle venait d'accomplir, allait se séparer, ce flot de fraternité tiède entre dans la salle. Civisme ! fraternité ! concorde ! Les Conventionnels sont entraînés, tous ensemble, à travers la foule, elle les enveloppe d'un grand cri de : « Vive la Convention ! » qui semblait ignorer ou abolir les querelles.

Il était dix heures du soir ; les molles étoiles brillaient sur cette scène confuse : et la nuit mêlait sa sérénité équivoque, toute pleine d'inconnu, à l'équivoque réconciliation des hommes. Quand ils eurent échappé à cette étrange étreinte, les combattants s'acheminèrent ou vers leur club, ou vers la maison familiale, ou vers la mystérieuse retraite qui abritait leur inquiétude, s'interrogeant tout bas : ils faisaient silencieusement le bilan de cette journée indécise, et sondaient la profondeur des blessures sur lesquelles la foule avait versé un moment je ne sais quel baume trompeur de paix et d'oubli.