HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE VIII. — LA RÉVOLUTION DES 31 MAI ET 2 JUIN

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

 

LES DÉBUTS DE L'ORGANISATION INSURRECTIONNELLE

Pendant que la Commune couronnait et Jean-Jacques et Brutus, les révolutionnaires les plus agissants des sections comprenaient que l'heure de la lutte suprême était venue. Déjà, dans la journée du 28, les bataillons des sections modérées s'étaient mobilisés, et avaient promis leur concours à la Convention, c'est-à-dire à la Gironde.

Était-ce simplement par des paroles, ou même par la vigoureuse résistance montagnarde à l'intérieur de la Convention, que ce retour offensif du modérantisme pourrait être brisé ? Donnerait-on à la Commission des Douze le temps de se remettre de la chaude alerte du 27 et de préparer sa vengeance ? La section de la Cité, celle qui avait résisté à l'ordre de la Convention de livrer les procès-verbaux et dont le président Dobsen avait été arrêté, lança des convocations à toutes les sections pour le lendemain 29, afin d'organiser l'action insurrectionnelle.

 

LE RÔLE DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC

Cependant, à la Convention, dans cette même journée du 29, le Comité de salut public, sous l'inspiration de Barère et de Danton, faisait une suprême tentative de conciliation et de temporisation.

Déjà la veille, comme s'il voulait atténuer les funestes déchirements qui allaient s'étendre à toute la France, il avait adressé, par la main de Robert Lindet, une circulaire d'apaisement et de sagesse aux représentants en mission : « Nous ne devons pas ressembler aux généraux et aux ministres de la monarchie qui, dans les revers, s'imputent réciproquement les fautes des particuliers et les malheurs communs...

« ... C'est dans les grandes circonstances, citoyens, que nous devons nous tenir serrés. Que les événements n'altèrent jamais notre union. »

Barère, qui avait cru apaiser ou ajourner les difficultés en proposant la Commission des Douze, et dont l'invention avait mal tourné, lut un large rapport, très équilibré et tout à fait vain, où il faisait la part de chaque faction, mesurant les services et les fautes de l'une et de l'autre, les invitant à la mutuelle tolérance et la concorde. À quoi bon, quand la guerre tonnait de toute part ?

Danton qui, la veille, avait éclaté en paroles de colère contre le retour offensif de la Gironde rétablissant la Commission des Douze, Danton qui s'était écrié : « Si la Commission conserve le pouvoir tyrannique qu'elle a exercé et qu'elle voulait, je le sais, étendre sur les membres de cette Assemblée, alors, après avoir prouvé que nous surpassons nos ennemis en prudence, en sagesse, nous les surpasserons en audace et en vigueur révolutionnaire », s'attarde encore à cette entreprise désespérée de rapprochement.

M. Bornarel a noté — et cette remarque est une sorte de découverte —, que lui qui n'écrivait presque jamais, il avait, cette fois, collaboré au rapport de Barère, qu'il y avait inséré les appels les plus pressants, les plus éloquents, à l'union, à la paix. Le témoignage du «. Républicain, journal des hommes libres de tous les pays », en son numéro du 30 mai 1793, est décisif à cet égard :

« Barère présenta ensuite le rapport général du Comité de salut public sur notre situation intérieure et extérieure. Il est trop étendu pour qu'une analyse' rapide puisse satisfaire nos lecteurs ; nous voulons qu'ils en jouissent pleinement ; mais nous annoncerons cependant aujourd'hui que c'est à Danton si calomnié, si souvent dépeint sous les couleurs les plus atroces, que l'on doit le paragraphe où le Comité fait sentir la nécessité d'une constitution républicaine, de l'établissement des écoles primaires, du raffermissement des propriétés, du retour de l'ordre, du règne des lois et de la morale, et surtout de l'étouffement de ces passions qui divisent les représentants d'un même peuple et ne font du palais de l'unité que le temple de la discorde. »

Le témoignage de Cambon, comme le remarque M. Bornarel, confirme celui du Républicain. C'est Ducos qui, dans la Chronique de Paris du 31 mai, le signale en ces termes :

« Des applaudissements avaient accueilli un passage lu par Barère : « Ce morceau que vous venez d'entendre, s'écria Cambon, a cependant été écrit par un homme calomnié, par Danton. »

Barère, dans ses Mémoires où il accable Danton, s'est bien gardé de rappeler cette collaboration. Elle n'en est pas moins certaine. Donc Danton disait, avec cette sorte de faste qui se mêlait parfois à la vigueur de son éloquence :

« En entrant dans cette enceinte du local où siège l'Assemblée, l'étranger comme le citoyen sont frappés par cette inscription sublime qui seule est une Constitution, qui comprend tous nos devoirs, qui ranime l'espoir qui doit nous animer, qui exalte le courage que vous devez apporter dans vos travaux et qui doit faire pâlir les tyrans de l'Europe. Le mot Unité qui est inscrit sur la porte du• Palais national devra être aperçu de tous les départements et gravé dans le cœur de leurs députés.

« L'unité de 25 millions d'hommes, l'unité de tant de volontés doit vous rendre invincibles.

« Mais cette inscription sera-t-elle donc toujours mensongère ? Verra-t-on sans cesse, dans le palais de l'Unité, les fureurs de la discorde et 40.000 petites républiques y agitant leurs dissensions par des représentants ?

« Faites donc disparaître les images de ces Lycurgue, de ces Solon, de ces Brutus, l'honneur et l'appui de leur patrie ; substituez à des images vénérées les hideuses peintures de la jalousie, de l'ambition et de l'anarchie ; effacez, sur la porte du Palais national, le mot d'unité qui semble attendre des législateurs plus sages et des patriotes plus dévoués.

« ... Si vous perdez cette occasion d'établir la République, vous êtes tous également flétris et pas un de vous n'échappera aux tyrans victorieux, vous aurez perdu les droits du peuple, vous aurez fait périr 300.000 hommes et Pori dira de vous : La Convention pouvait donner la liberté à l'Europe mais, par ses dissensions, elle riva les fers du peuple et servit le despotisme par ses haines.

« Combien, au contraire, il sera beau de se dire Français, et d'appartenir à une nation qui, attaquée par les tyrans, aura montré le spectacle imposant d'un grand peuple sans esclaves et sans maîtres, sans vassaux et sans nobles, qui, sans cesse trahi par ses législateurs, par ses rois, par ses généraux, par ses ministres, par ses castes privilégiées, par ses propres enfants, se débattant contre la corruption que lui a léguée le despotisme expirant, crée tour à tour, et contre les brigands qui l'infestent, des armées sur toutes les frontières et prépare la paix du monde contre les rois coalisés. »

Toute cette rhétorique d'union sonne douloureusement. II était trop tard ; et le déchirement était accompli. Aucune parole ne pouvait désormais guérir les cœurs ulcérés. Danton sentait venir sur lui la défaite : car il était vaincu de n'avoir pu maintenir, en effet, l'unité. C'était sa large conception révolutionnaire qui était brisée, mutilée par la brutalité des passions et des événements. Pendant qu'il allait ainsi, dans un chimérique effort de conciliation, jusqu'à se confondre avec la Plaine et à collaborer avec son chef, il gardait contact cependant avec les énergies révolutionnaires.

 

LES CONCILIABULES DE CHARENTON

Il est malaisé de savoir au juste ce que furent ces conciliabules de Charenton où, pendant toute cette période, Robespierre, Danton, Marat, échangèrent leurs vues.

Le girondin Dulaure, dans ses Esquisses historiques des événements de la Révolution française, en donne une idée fantastique.

« Danton, Robespierre, Pache, etc., tenaient à Charenton des conciliabules secrets et y arrêtèrent le plan d'une attaque contre la majorité de la Convention. On y discuta, dit-on, la proposition de relever le trône des Bourbons, et d'y placer le fils' de Louis XVI ; mais il paraît qu'elle n'eut pas de suite. Là se trouvait un homme, aspirant au pouvoir suprême et peu disposé à s'en dessaisir lorsqu'il l'aurait obtenu. Les conjurés mirent dans leurs secrets quelques militaires supérieurs et les chargèrent de l'exécution. »

C'est dans ces conciliabules que fut arrêté, selon Dulaure, tout. le plan qui se développa en mai, et notamment la réunion des délégués des sections à l'Evêché le 15 mai. Mais comment accorder le moindre crédit à un historien qui rapporte sérieusement que Pache, Robespierre ; Danton, Marat délibérèrent sur la restauration des Bourbons ?

Garat parle aussi, mais de la façon la plus vague, de ces réunions de Charenton : « Dans ce même jour (c'est-à-dire le 30 mai), dans l'un des jours précédents ou suivants (je ne puis fixer la date avec certitude), le chef de la première division de l'intérieur, Champagneux, me porte un très grand nombre d'exemplaires d'un placard dans lequel Robespierre, Marat, Danton. Chaumette et Pache, qu'on y appelait l'Escobar politique, sont accusés de tenir à Charenton des conciliabules nocturnes où, protégés par une force armée imposante, ils délibèrent sur les moyens d'organiser de nouveaux massacres de septembre. Je porte à l'instant le placard au Comité de salut public, et pour le lui communiquer, je saisis le moment où ni. Danton, ni Lacroix n'étaient au Comité. Le Comité arrête, sur un. registre secret, je crois, que tous les exemplaires du placard seraient retirés, que le secret serait exigé de celui qui me l'avait fait remettre, et que je prendrais des renseignements à Charenton même. Je n'y connaissais personne, il y avait très peu de personnes à qui on pût confier de pareilles recherches. Champagneux y connaissait un citoyen dont il me garantissait l'honnêteté et la prudence ; il lui écrivit, et la réponse fut infiniment plus propre à dissiper qu'à confirmer les horribles accusations du placard. »

À coup sûr, si Pache, Robespierre, Danton délibéraient, c'était, au contraire pour trouver le moyen de résoudre la crise sans verser le sang et même sans entamer la Convention. Même le 29 mai, Danton n'avait pas encore renoncé tout à fait à cette espérance, et Robespierre n'y renonça que le 29 mai, quand la Convention eut commis la faute de rétablir la Commission des Douze, et quand la section de la Cité commença à mettre en branle les forces révolutionnaires.

 

L'APPEL DE ROBESPIERRE À LA COMMUNE ET À L'INSURRECTION

C'est le soir du 29 mai, aux Jacobins, que Robespierre avoue publiquement l'impuissance de la méthode légale à laquelle il s'était attaché jusque-là. Il invite à la résistance la Commune de Paris inquiétée de nouveau par le retour offensif de la Gironde et des Douze :

« Si la Commune de Paris, en particulier, à qui est confiée spécialement le soin de défendre les intérêts de cette grande cité, n'en appelle point à l'univers entier de la persécution dirigée contre la liberté par les plus vils conspirateurs ; si la Commune de Paris ne s'unit au peuple, ne forme pas avec lui une étroite alliance, elle viole le premier de ses devoirs ; elle ne mérite plus la réputation de popularité dont elle a été investie jusqu'à ce jour. Dans ses derniers moments de crise, la municipalité devrait résister à l'oppression et réclamer les droits de la justice contre la persécution des patriotes.

« Lorsqu'il est évident que la Patrie est menacée du plus pressant danger, le devoir des représentants du peuple est de mourir pour la liberté et de la faire triompher. »

Robespierre se solidarisait d'avance avec l'action révolutionnaire de la Commune. Et il la sommait presque de prendre la direction du mouvement. Qui sait s'il ne s'effrayait pas du débordement anarchique qui pourrait résulter de l'initiative désordonnée des sections et des Enragés ? Puis, il ajoute, avec une mélancolie pleine de menaces :

« Je suis incapable de prescrire au peuple les moyens de se sauver. Cela n'est pas donné à un seul homme ; cela n'est pas donné à moi, qui suis épuisé par quatre ans de révolution et par le spectacle déchirant du triomphe de la tyrannie, et de tout ce qu'il y a de plus vil et de plus corrompu. Ce n'est pas à moi d'indiquer ces mesures, à moi qui suis consumé par une fièvre lente, et surtout par la fièvre du patriotisme. J'ai dit, il ne me reste plus d'autre devoir à remplir en ce moment. »

À ceux qui, avec une sorte de confiance superstitieuse, attendaient de Robespierre qu'il dénouât le nœud, Robespierre répondait : Je ne puis plus résoudre le problème, cela est au-dessus des forces d'un homme. La crise ne peut être terminée que par l'action collective du peuple.

C'était enfin, dans cette assemblée des Jacobins si longtemps liée de légalité, l'appel déclaré ou tout au moins le consentement officiel à l'insurrection. Les paroles de Robespierre furent comprises dans tout leur sens, car l'émotion des Jacobins fut vive, et un grand tumulte s'éleva, prélude passionné du mouvement de la rue.

Billaud-Varenne, comme pour préciser et pousser jusqu'at bout la pensée de Robespierre, rappela les malheurs tous les jours plus terribles qui fondaient sur la Patrie et la liberté, les défaites de Custine, les progrès de la rébellion en Vendée, et il conclut en dénonçant la politique vaine du Comité de salut public : « Dans le rapport de Barère on a parlé d'union, comme s'il était possible à la vertu de s'associer au crime. Ce sont trente meneurs qui forment le plan de conjuration. » Et il proposa des mesures de salut public.

Déjà, avant même que Robespierre parlât et, avec sa prudence de forme accoutumée, s'engageât à fond, le courant maratiste s'était révélé aux Jacobins mêmes plus fort que le courant dantoniste. Legendre, l'ami de Danton, ayant proposé l'envoi, assez anodin en effet, d'une circulaire au peuple français, fut traité d'« endormeur ». Bentabole lui avait répliqué en attaquant à fond le rapport de Barère auquel les Jacobins savaient bien que Danton avait collaboré. « H s'en faut de beaucoup, avait-il dit, que les Jacobins doivent s'en rapporter au rapport de Barère. Il a dit de bonnes choses ; ce député a rendu beaucoup de services, mais il a un esprit de modérantisme. »

Bentabole avait été très applaudi, et Robespierre, avec son sens aigu des crises morales qui bouleversaient les esprits, avait compris que la société légalitaire des Jacobins allait se jeter sans lui dans les voies insurrectionnelles. Il adhéra à cette politique nouvelle pour ne pas rompre avec la force centrale de la Révolution, pour fortifier et pour régler tout ensemble le mouvement.

 

LES SÉANCES INSURRECTIONNELLES DE L'ÉVÊCHÉ

Mais, les mesures de salut public proposées par Billaud Varenne, ce sont les délégués des sections révolutionnaires qui vont les prendre. La section de la Cité les avait convoqués d'abord pour le 29, à quatre heures, à Notre-Dame. Mais elle pensa qu'il valait mieux, pour délibérer plus secrètement, un local plus retiré, et c'est à l'Evêché, où depuis le 28 mai siégeait déjà un Comité révolutionnaire occulte nommé le comité des Six, que les délégués se réunirent. Il y eut deux séances dans cette journée du 29, l'une à quatre heures, - l'autre dans la soirée : et les délégués de l'insurrection délibéraient juste à l'heure où, aux Jacobins, Robespierre consentait à l'insurrection.

Dans ces séances insurrectionnelles de l'Evêché, le 29 mai, il y a, pour ainsi dire, deux plans de délibération. Au premier plan, il y a une réunion relativement publique, où délégués des sections et électeurs du 10 août s'entretiennent, sur un ton assez modéré, des événements du jour et des décisions à prendre. Mais, au second plan, et dans l'obscurité propice à la préparation d'un coup de main, un petit nombre de commissaires des sections investis tacitement d'une sorte de mandat exécutif, déterminent les moyens d'action. Il semble bien que la Commission des Douze, au moins à en juger par les notes qu'a laissées un de ses membres, le girondin Bergœing, n'a été avertie par sa police que de la délibération la moins décisive. Elle paraît avoir ignoré la constitution du Comité exécutif. La note remise à la Commission des Douze sur la séance de l'après-midi, laisse apparaître à peine un plan d'action :

« Il a été délibéré dans cette séance de faire une adresse à douze sections pour les engager à unir des commissaires à ceux que les autres sections ont déjà nommés pour présenter des demandes à la Convention. On a objecté que les sections, avant qu'elles puissent avoir délibéré sur cette adresse, c'est-à-dire ce soir, auraient à délibérer sur des objets bien plus importants de salut public, et, néanmoins, on a arrêté la mesure parce que personne n'a pu disconvenir qu'elle n'était point fausse, mais bien révolutionnaire.

« On a mandé à tous les cantons des départements pour les engager à coïncider avec les mesures que Paris va prendre. Des commissaires qui doivent se rendre à Versailles auront des instructions particulières.

« Une espèce de bannière assez grande, fond rouge, était sur les bancs de la salle ; elle portait ces mots : L'instruction et les bonnes mœurs peuvent seules rendre les hommes égaux. Elle n'était point attachée à un bâton, et on ne comprend pas quel rapport cette bannière, qu'on ne vit pas hier, pouvait avoir avec les projets médités. »

Était-ce déjà le souci de rassurer la petite bourgeoisie de Paris et les artisans eux-mêmes contre toute crainte d'expropriation et de nivellement ?

« Le président a dit, environ à une heure, que, puisqu'il ne paraissait pas que l'assemblée eût d'autres mesures à prendre, il fallait s'ajourner à demain matin, ajoutant que la section (celle de la Cité où se trouvait l'Evêché) devait aujourd’hui occuper la salle où l'on délibérait. »

Cependant, il y eut une nouvelle séance le soir même, el les moyens d'action s'y précisent.

« On n'entrait au club électoral, appelé centre, qu'en justifiant d'une carte de société patriotique. L'assemblée était composée d'environ cinq cents personnes délibérantes, parmi lesquelles il y avait cent femmes. Les tribunes étaient occupées par environ cent personnes.

« Dufourny, au nom d'une Commission dite des Six, formée depuis hier, proposait de nommer six commissaires pour aller demander à la municipalité qu'elle avisât, sans délai, à la nomination provisoire d'un commandant de la garde nationale parisienne ; sans cela point d'ensemble dans les mesures à prendre. Une femme a parlé sur cet objet et a généralisé ses vues. Elle a dit qu'il ne fallait, désormais, espérer de salut que par des mesures promptes et vigoureuses, et qu'en portant des coups tels que les ennemis que l'on avait en vue ne puissent jamais s'en relever. Elle s'est beaucoup attachée à prouver que la Convention était mauvaise... Elle a appuyé la proposition du Comité, elle a entraîné tout le monde. On a délibéré conformément à la proposition du Comité, et elle a été la première désignée pour cette Commission.

« On a demandé, au nom du Comité des Six, une confiance sans borne, et la promesse de mettre à exécution toutes les délibérations qu'il prendrait, sans autre examen. On a paru accéder à ces propositions.

« Dufourny a, par deux ou trois fois, imposé silence à des orateurs qu'il a taxés d'imprudence parce qu'ils semblaient toucher la question des moyens à prendre. Il a interrompu un autre orateur pour dire ces mots : « Je crains bien que si vous perdez autant de temps à délibérer, vous ne soyez pas de la fête ».

« L'objet, dont généralement tous les orateurs se sont occupés, a été une insurrection prompte, générale et à grandes mesures dans Paris.

« Un des moyens proposés par un membre, qui s'est dit de la section du Théâtre-Français, est de désarmer tous les riches, les aristocrates, les feuillants, les modérés, comme il a annoncé que cela avait été pratiqué dans cette section et dans une autre, aujourd'hui, par un procédé très simple : « Nous avons, dit-il, réuni quelques canonniers, nous leur avons représenté que la Convention avait promis de les armer, qu'elle n'en faisait rien, qu'ils n'avaient qu'à faire une visite fraternelle chez ceux ci-dessus désignés, et leur prendre, aujourd'hui, leurs fusils jusqu'à ce que demain on pût leur prendre leurs assignats et leurs écus. » — Ce propos individuel, et qui a un certain air d'authenticité, n'exprimait certainement pas l'esprit général des délégués.

« Une autre mesure générale proposée par Dufourny, au nom, toujours, de la Commission des Six, a été d'engager toutes les sections à faire une adresse à la Convention, pour lui demander la punition du crime d'Isnard envers Paris : « Afin, dit-il, qu'ayant une fois donné une impulsion commune à tous les Parisiens, on pût les entraîner vers un même but. »

« Au reste, il a été parlé de frapper de très grands coups, et jamais on n'a manqué de compter le côté droit de la Convention et la Commission des Douze, parmi les ennemis les plus dangereux de la Patrie. Du reste, tout se résume à ceci : « Insurrection semblable à celle du 14 juillet et du 10 août, précipitation dans cette mesure et, pour cela, l'assemblée s'est ajournée à demain, neuf heures du matin, à compter de quelle heure elle sera permanente. »

De cette communication très importante faite à la Commission des Douze, il ressort que, dès le 29, l'insurrection était, si je puis dire, constituée. Elle avait son plan, puisque Dufourny ramène au silence les imprudents qui risquaient de le divulguer. Elle avait son organe exécutif, car cette Commission des Six parle en souveraine aux délégués eux-mêmes. Dufourny les avertit que, s'ils délibèrent trop longtemps, ils ne seront pas de la fête ; c'est donc que la Commission exécutive est assurée d'être suivie directement par les sections, aussitôt qu'elle aura donné le signal du mouvement, et qu'elle est, dès lors, résolue à ne pas s'arrêter aux difficultés et objections que même les délégués des sections, préoccupés peut-être de leur responsabilité, pourraient lui opposer. En même temps que la Commission des Six est décidée à mettre les événements en branle par l'initiative énergique d'une toute petite minorité, elle se préoccupe d'élargir le mouvement aussitôt créé, d'y entraîner et d'y compromettre tout Paris. À cet effet, le discours d'Isnard, qui avait blessé et alarmé tous les Parisiens, aussi bien les possédants que les sans-culottes, était infiniment précieux. Contre Isnard, il serait facile de soulever d'abord tout Paris et, une fois soulevé, Paris serait entraîné à marcher contre toute la Gironde. Lorsque Blanqui, qui avait étudié si passionnément tous les ressorts révolutionnaires de 1793, disait : « On ne crée pas un mouvement, on le dérive », il formulait la tactique d'entraînement et de substitution révolutionnaire que Dufourny indiquait à la réunion de l'Evêché.

Mais, précisément pour entraîner tout Paris, pour confondre dans un même mouvement les prolétaires et les bourgeois, les sans-culottes et les marchands, il fallait rassurer Paris au sujet des propriétés, et voilà pourquoi je notais tout à l'heure que le vif propos sur les riches auxquels on prendrait d'abord leurs armes, en attendant de leur prendre « leurs écus et leurs assignats », n'était, à l'Evêché, qu'une boutade individuelle. Rassurer les propriétaires fut, dès le 29, un des plus grands et des plus pressants soucis des révolutionnaires de l'Evêché, comme en témoigne ce que dira le lendemain Hassenfratz aux Jacobins :

« La section de la Cité a invité les quarante-sept autres sections à se réunir à elle par des commissaires, pour délibérer sur les moyens de salut public. Hier, la réunion s'est effectuée.

« La première délibération a eu pour objet de calmer les inquiétudes des propriétaires. Pour cet effet, la section a arrêté que toutes les propriétés sont sous la sauvegarde des sans-culottes, qui s'engageront tous de livrer au glaive de la justice quiconque exécutera la plus légère atteinte aux propriétés et tous les membres de cette section ont juré de mourir pour faire observer cette loi. »

Evidemment, la pensée de la section de la Cité, la plus ardente de toutes, et qui avait pris l'initiative de la convocation, était commune à toutes les sections.

 

LA COMMISSION RÉVOLUTIONNAIRE DES NEUF

Il est très probable que, dans cette nuit du 29 au 30, les pouvoirs de la Commission des Six, qui s'était si hardiment jetée à l'avant-garde dès le 28, furent confirmés et sanctionnés. Il est possible aussi qu'elle ait été complétée et un peu étendue, pour mieux répondre à l'ampleur croissante du mouvement. Buchez et Roux d'abord, Schmidt ensuite, disent que ce soir du 29 mai, la réunion de l'Evêché nomma une Commission de neuf membres.

Je ne puis décider, à regarder de près les textes, si c'est le 29 ou le 30. La Chronique de Paris, dans le numéro du 2 juin, où elle résume les événements du 31 mai, dit : « On a lu aux articles Convention et Commune comment s'est formée l'assemblée de l'Evêché : neuf commissaires y ont été élus et se sont transportés à la Commune qu'ils ont cassée et rétablie ». Mais on ne peut inférer de là que c'est dans la nuit du 29, et en remplacement de la Commission des Six, que cette Commission des Neuf a été nommée. Il semble même, d'après le texte de la Chronique, que ce soit une commission formée à la dernière heure, le 31 au matin, quand le tocsin sonne déjà dans Paris, et quand il faut aller à la Commune. Pache, mandé le 1er juin devant le Comité de salut public, y dit (d'après le procès-verbal) : « Depuis deux jours il s'était formé un Comité révolutionnaire composé de neuf citoyens, il y fut adjoint un dixième membre. » Il y a deux jours, est-ce le 30 ou le 29 ? Garat semble, il est vrai, plus explicite :

« Le lendemain (29 mai) entre onze heures et minuit, on vient me dire qu'une assemblée s'est formée à l'Evêché, qu'elle s'est occupée de mesures qu'elle appelait de salut public, et qu'elle venait de nommer dix commissaires. Je cours au Comité de salut public lui donner cet avertissement, et chez le maire pour l'interroger sur la nature et sur l'objet de cette assemblée. Le maire était au lit ; je le fis réveiller pour me recevoir. Par quels hommes cette assemblée de l'Evêché était-elle composée ? Quelle était leur mission ? De qui l'avaient-ils reçue ? Que pouvaient être ces hommes qui, à côté de la Convention nationale et de ses comités, à côté du Conseil exécutif du Département, de la Commune et des sections, s'enquéraient des moyens de salut public ? Tout ce que le maire put répondre à ces questions, c'est que l'assemblée de l'Evêché était un composé de membres du corps électoral, de membres de sociétés populaires et de commissaires de plusieurs sections ; mais il m'assura, et du ton d'un homme qui le savait avec certitude, que cette assemblée, qui lui donnait aussi des inquiétudes, s'était elle-même reconnue et déclarée incompétente pour prendre aucune mesure d'exécution, qu'elle ne se considérait que comme une réunion de citoyens occupés ensemble de la chose publique. Je représentai au maire qu'une pareille assemblée exigeait toute la surveillance des premiers magistrats de la police, et qu'il devait instruire le ministre de l'Intérieur de tout ce qui s'y passerait jour par jour, heure par heure ; le maire m'en donna l'assurance et je retournai au Comité de salut public lui rendre compte de cette conversation. »

Délicieux interrogatoire ! Comme si Garat ne savait pas depuis des semaines que les sections préparaient un mouvement révolutionnaire ! Quand la faiblesse d'esprit et de volonté prend ainsi des airs méditatifs et des allures analytiques, elle est d'un comique lamentable. Pache, réveillé par le pauvre philosophe questionneur et affairé, le trouva sans doute pleinement ridicule. Il lui répondit en termes évasifs. Le trompa-t-il délibérément en lui disant que l'assemblée s'était reconnue incompétente, alors que les sections, selon l'invitation de celle de la Cité, avaient donné à leurs délégués un mandat illimité ? Ou bien lui-même ignorait-il encore jusqu'où allait l'audace insurrectionnelle de l'Evêché ?

Des paroles de Garat il n'est guère possible de conclure avec certitude qu'une commission nouvelle (de dix membres ou de neuf) fut substituée à la Commission des Six. L'informateur qui renseigna Garat ce soir-là avait très bien pu prendre pour une commission nouvellement nommée la Commission des Six, qui parlait d'un ton d'autorité si impérieux. Il me paraît surprenant que la note si minutieuse communiquée à la Commission des Douze et citée par Bergœing, ne fasse pas mention d'un fait aussi important que le serait la nomination expresse d'une commission exécutive nouvelle. Elle parle si souvent de la Commission des Six qu'il est malaisé de supposer qu'elle n'en aurait pas signalé le remplacement.

Schmidt est conduit à une hypothèse bien invraisemblable et bien fragile : c'est qu'il y avait ce soir-là à l'Evêché deux assemblées distinctes ; l'une des délégués sans mandat formel, qui avaient l'habitude de se réunir depuis plus de quinze jours ; l'autre, des délégués à mandat illimité que venaient de nommer les sections en vue d'organiser l'insurrection. Il n'était pas aussi facile d'établir des cloisons étanches. Et sans doute les délégués des sections ne refusèrent point, après avoir vérifié leurs pouvoirs et confirmé la Commission des Six, de participer à la réunion plus étendue. C'est probablement l'adhésion préalable et l'investiture officielle des délégués mandatés des sections qui donnaient à la Commission des Six l'assurance révolutionnaire dont Dufourny faisait preuve en son nom dans la réunion plénière. Michelet place la nomination de la Commission des Neuf dans la nuit du 30 au 31 mai. Tout cela est bien flottant. Le plus vraisemblable est qu'à la Commission des Six constituée dès le 25, Dobsen, relâché en même temps que Varlet et Hébert, vint s'adjoindre le 29. Il avait un grand prestige. C'est lui qui avait donné le signal de la résistance, et il était le président tout désigné d'une commission d'exécution[1].

 

DUFOURNY ET LES JACOBINS

La réunion de I ‘Evêché se préoccupait beaucoup d'être acceptée par les Jacobins et par la Commune. Ou plutôt elle tentait de s'imposer par son audace à toutes les autorités constituées, à toutes les forces organisées de la Révolution. Aux Jacobins, c'est Dufourny, un des hommes les plus ardents du Directoire du Département, et Boissel, maratiste extrême, et même communiste, qui servaient de lien entre la Société et l'Évêché. Dès la séance du 27, Dufourny disait aux Jacobins : « J'ai annoncé à la Société qu'il y aurait demain, à l'Evêché, à cinq heures, une assemblée composée des électeurs et des patriotes. »

Il essayait de donner ainsi à la réunion de l'Evêché figure officielle, d'habituer les Jacobins à compter sur elle pour les coups hardis que chacun pressentait. Dans la soirée même du 29, comme Grots de Luzenne obtient la parole pour communiquer une observation qu'il a recueillie, et qui annonce une grande conspiration, Boissel l'interrompt presque violemment :

« Le club de l'Evêché a nommé une commission pour recueillir toutes les mesures de salut public ; si le citoyen qui est à la tribune a des mesures à proposer il peut s'adresser à ce comité. »

Par-là l'Evêché était en quelque sorte présent aux Jacobins en cette soirée du 29.

 

HÉBERT ET LES ENRAGÉS

Si Hébert, incarcéré et libéré comme Varlet, présentait celui-et aux patriotes et le recommandait à leur sympathie, ce n'était pas seulement par une sorte de solidarité toute sentimentale avec un compagnon d'épreuve. Hébert, qui ne tenait pas du tout à être arrêté de nouveau, et qui se disait que si la Commission des Douze, un moment matée, reprenait l'offensive, elle irait cette fois jusqu'au bout, Hébert savait que c'est du côté des Enragés qu'étaient les plus grandes ressources d'action et d'audace, et il se liait à eux pour ne pas périr. Voilà pourquoi il dit aux Jacobins, le soir même du 29 mai, comme en témoigne, non le procès-verbal toujours prudent, mais une note publiée par Bergœing : « Le peuple peut et doit courir sus à la Commission des Douze. » C'est ce souffle insurrectionnel que Robespierre sentit passer sur lui. Mais, quand il mit en jeu la Commune, quand il lui signifia que c'était à elle à agir et à combattre, n'était-ce pas une réponse indirecte et infiniment prudente aux véhémences d'Hébert ? Pourquoi le substitut de la Commune venait-il jeter des paroles enflammées dans la Société des Jacobins qui n'avait pas mandat de défendre Paris, et pourquoi n'assumait-il pas, avec la Commune même dont il était un des principaux membres, les responsabilités décisives ?

La Commune ne paraissait pas disposée à un rôle actif et de premier plan. Elle aussi, elle attendait l'initiative révolutionnaire des sections ; dès le 29, l'Evêché est le vrai centre d'action révolutionnaire. Lorsque selon la motion votée à l'Evêché, une députation du club électoral se rend, immédiatement, et dans la séance même du 29, à la Commune, pour inviter le Conseil « à nommer provisoirement un commandant patriote », la Commune sent bien qu'en désignant ainsi le chef de la force armée parisienne, à la demande et sous l'inspiration des sections révolutionnaires, elle accomplirait le premier acte insurrectionnel ; elle se récuse, et le président répond que « la Convention ayant déterminé le mode de nomination du commandant général, il ne reste que des vœux à former à ce sujet ». C'était dire à l'Evêché : La Commune ne peut pas ouvertement violer la loi. C'est à vous à décider : nous suivrons. La Commune se récuse encore, ce même soir, 29 mai, quand la section des Gravilliers veut l'associer, à propos de la Fête-Dieu, aux premiers essais de la politique violemment antireligieuse où bientôt s'épanouira l'hébertisme.

« La section des Gravilliers fait part d'un arrêté par lequel elle invite le curé de Saint-Nicolas à ne point faire de procession dans l'étendue de son arrondissement. Le Conseil passe à l'ordre da jour, motivé sur ce qu'il ne veut pas se mêler des affaires des prêtres, et que, s'il arrive des troubles, on punira ceux qui les auront occasionnés (compte rendu du Moniteur, la Chronique n'en parle pas).

Donc, en cette nuit de printemps où les révolutionnaires s'attardaient à la fois à l'Evêché, aux Jacobins, à la Commune, c'est l'Evêché qui domine. C'est lui qui suggère les actes hardis ; et on dirait qu'il constate l'impuissance et l'irrésolution des « autorités constituées », afin de pouvoir en toute liberté et en toute audace assumer le premier rôle officiellement déserté par les administrateurs.

 

LE RÔLE DU DÉPARTEMENT

Robespierre s'effraya-t-il de cette primauté des Enragés qui, le lendemain de la victoire, seraient les maîtres de la Révolution, comme la Commune révolutionnaire fut, le lendemain du 10 août, maîtresse de Paris ? Est-ce lui qui, pour obvier à l'effacement dangereux des « autorités constituées », conseilla au Directoire du Département d'entrer en scène pour grouper sous sa discipline toutes les forces organisées de la Révolution, et réduire à des proportions modestes le rôle de l'Evêché où triomphait Varlet ? C'est là l'hypothèse de Michelet, dont le regard perce parfois si avant dans les événements et dans les âmes. Elle est, comme on voit, toute contraire au système de Mortimer-Ternaux ; celui-ci croit, en effet, qu'entre les éléments insurrectionnels de l'Evêché et les autorités constituées de la Commune et du Département, il y avait une entente absolue, et qu'on s'était partagé les rôles. La vérité me paraît être qu'il y avait tout ensemble rivalité et accord.

Les autorités constituées (surtout celles du Département) et l'Evêché se disputèrent, non sans âpreté, la direction du mouvement : mais elles étaient prêtes, s'il le fallait, à concerter leur action, et, en fait, toutes ces forces parfois divergentes se combinèrent. Le Département, pour ne pas être débordé par les Enragés, arrêta, dans la journée du 30, que toutes les autorités constituées et les sections seraient convoquées le 31, à neuf heures du matin, dans la salle des Jacobins.

« Le Conseil général, le procureur général syndic entendu, arrête que toutes les autorités constituées du Département et les sections de Paris seront convoquées, par commissaires, vendredi 31 du présent mois, à neuf heures précises du matin, dans la salle de la société des Amis de la Liberté et de l'Egalité, séant aux dits Jacobins, rue Saint-Honoré, pour délibérer sur les mesures de salut public qu'il convient de prendre dans les circonstances actuelles, pour maintenir la liberté et l'égalité fortement menacées, et sur les moyens à employer pour repousser toutes les calomnies qui ont été répandues contre les citoyens et les autorités constituées du Département de Paris ; dans les autres départements, détromper tous les citoyens qui auraient pu être égarés, afin de détruire le complot évidemment formé de perdre la ville de Paris en aliénant d'elle tous les départements, et de porter ainsi atteinte à l'unité et à l'indivisibilité de la République qu'elle a juré de défendre contre tous ses ennemis ;

« Arrête, en conséquence, que les Conseils généraux des districts de Saint-Denis et du bourg de l'Egalité, ceux des communes de ces deux districts et le Conseil général de la Commune de Paris sont invités à nommer respectivement dans leur sein et à envoyer à cette assemblée le nombre de commissaires qu'ils jugeront convenable ; que les quarante-huit sections sont également invitées à nommer chacune deux commissaires parmi les membres de chacun des comités de surveillance, attendu que ces comités, par la nature de leurs fonctions et la confiance qui les y a appelés, ont acquis des renseignements et des instructions dont les commissaires réunis profiteront dans la discussion qui aura lieu ;

« Arrête en outre, que les commissaires qui seront nommés par les autorités constituées et les sections se muniront de pouvoirs, afin qu'ils puissent être admis dans l'assemblée. Signé : NICOLEAU, président ; RAISSON, secrétaire général. »

Le Conseil général du Département voulait donc dériver vers les Jacobins le mouvement révolutionnaire. C'était le mettre, en quelque façon, sous la main de Robespierre.

 

LULLIER

Lullier était-il, comme le dit Michelet, un robespierriste ? Et est-ce aux suggestions personnelles de Robespierre qu'il a obéi en convoquant ainsi ce qu'on pouvait appeler les forces révolutionnaires légales ? Ce serait, je crois, s'aventurer beaucoup que de le dire. Lullier était un homme d'action : parmi les notes de police remises à la Commission des Douze, il en est une qui signale son rôle presque violent dans les sections :

« Hier, on a vomi des horreurs contre la Convention à la section Bon-Conseil ; elle a arrêté qu'on ne reconnaîtrait pas les lois de la Convention nationale, et qu'on ne reconnaîtrait que les ordres de la municipalité ; enfin, qu'on n'enverrait pas à la Commission des Douze les procès-verbaux. Celui qui mène tout cela est Lullier (procureur général syndic du Département). »

11 me semble qu'il était entre les Enragés et Robespierre. Qu'on se souvienne que c'est Lullier qui avait entraîné la Commune à demander à la Convention le maximum des grains, que réclamait Jacques Roux, et que ni la Commune ni Robespierre ne désiraient. Dans quelques mois, c'est dans les affaires de Chabot que sera un moment compromis Lullier. Or, Chabot, depuis mars, essayait, comme nous l'avons vu, de servir de lien entre les Jacobins et les Enragés. Lanjuinais, dans la séance du 30 mai, le dénonce comme complice de Varlet dans un projet de conspiration. C'est, sans doute, de cette époque que datent ses relations avec Lullier. Je suis donc tenté de croire que celui-ci a cherché une voie intermédiaire entre l'action imprudente, selon lui, et excessive des Enragés réunis à l'Evêché, et le système de temporisation où s'attardaient la Commune et les Jacobins. Et il est vrai que Robespierre semble, lui aussi, avoir cherché cette voie intermédiaire. De là sa rencontre d'un instant avec Lullier. L'initiative de celui-ci était agréable, également, à la Commune qui était dispensée par là de prendre des initiatives redoutables, et qui trouvait dans la convocation lancée par le Département, pour le 31 mai, un prétexte commode à opposer aux impatiences de l'Evêché qui voulait marcher tout de suite. Il était clair que la force d'élan n'était ni à la Convention, ni à la Commune, ni aux Jacobins.

 

LA JOURNÉE DU 30 MAI À LA CONVENTION

À la Convention, la séance du 30 avait été, si l'on peut dire, inefficace : journée d'attente où les pétitionnaires des sections avaient reproduit leurs demandes habituelles contre les Douze, mais sans amener avec eux la force du peuple, et sans que la Convention lassée et comme indifférente parût s'émouvoir.

Lanjuinais dénonça avec force la « conspiration de l'Evêché » :

« L'un des lieux où l'on conspire en ce moment est l'Evêché : c'est là que se rassemblent les électeurs illégalement nommés du 10 août dernier, les plus audacieux meneurs des Jacobins et des sections, les citoyens les plus capables de favoriser des horreurs, les hommes les plus faciles à induire en erreur. Cette assemblée a formé un comité d'exécution, un comité dictatorial. Ecoutez ce qu'a dit dernièrement Hassenfratz, en présence de milliers de citoyens :

« Souvenez-vous du 10 août ; avant cette époque, les opinions étaient partagées sur la République ; mais à peine avez-vous porté un coup décisif, tout a gardé le silence. Le moment de frapper de nouveaux coups est arrivé ; ne craignez rien des départements : je les ai parcourus, je les connais tous ; avec un peu de terreur et des instructions, nous tournerons les esprits à notre gré. Les départements éloignés suivent l'impulsion que Paris leur donne ; pour ceux qui nous environnent, plusieurs nous sont dévoués. Celui de Versailles, par exemple, est prêt à nous seconder : au premier coup de canon d'alarme, il nous viendra de Versailles une armée formidable, et nous tomberons sur les égoïstes, c'est-à-dire sur les riches. Oui, l'insurrection devient ici un devoir contre la majorité corrompue de la Convention. »

Cette majorité protesta par des murmures contre la violence des propos d'Hassenfratz, reproduits et exagérés peut-être par Lanjuinais. Mais elle n'avait plus la vigueur de l'offensive ; elle attendait.

 

HASSENFRATZ ET LES PROPRIÉTÉS

C'est, sans doute, pour répondre au discours de Lanjuinais et pour rassurer les propriétaires sans lesquels il était impossible d'espérer un vaste mouvement à Paris, que le soir, aux Jacobins, Hassenfratz lui-même insista sur la sauvegarde nécessaire des propriétés. Après avoir rappelé que le premier soin des sections 'révolutionnaires avait été d'en jurer le respect, il associe les Jacobins à ce serment :

« Il importe que les citoyens s'occupent d'abord du soin de tranquilliser les esprits sur le sort des propriétés. Les scélérats ont imprimé et sont persuadés intimement qu'il y a impossibilité physique qu'il se commette la moindre violation des propriétés ; et, cependant, ils feignent toujours de redouter ce pillage pour avoir occasion de calomnier les patriotes.

« Rabaut a dit : « S'il y a pillage, il doit commencer par les meubles ». Or, il y a cent soixante mille hommes domiciliés qui sont armés et en état de repousser les voleurs. Il est clair qu'il y a impossibilité absolue d'attenter aux propriétés. C'est donc pour désunir les patriotes et opérer la contre-Révolution qu'on feint d'éprouver et qu'on cherche à exciter des alarmes. Il faut que toute la République sache que les propriétés sont sous la sauvegarde des sans-culottes, et je demande que tous les membres de cette société prennent ici l'engagement de périr plutôt que de laisser porter atteinte aux propriétés. »

À ce moment, tous les Jacobins se lèvent et prêtent unanimement le serment.

« Je demande, reprend Hassenfratz, que cet élan sublime de patriotisme soit imprimé dans le procès-verbal, inséré dans tous les journaux et publié dans toute la République. »

Et il conclut : « Je viens de rendre compte des mesures de la majorité des sections de Paris. Elles s'occupent de punir les traîtres. Je vais à mon poste. »

Il allait à l'Evêché. C'était avertir les Jacobins qu'à l'Evêché était maintenant la Révolution agissante.

 

MARAT À L'ÉVÉCHÉ

Marat n'avait dit que deux mots ce jour-là à la Convention ; et il ne parut pas aux Jacobins. Avec son instinct révolutionnaire si direct et si clairvoyant, c'est à l'Evêché qu'il alla tout droit. Et, en un discours qu'Esquiros a reconstitué sur des notes que lui a communiquées la sœur de Marat, l'ami du peuple résuma, non sans gravité et sans hauteur, ses griefs contre la Gironde. Ce qu'il lui reprochait surtout, c'était d'avoir, par sa complaisance pour les généraux, paralysé ou compromis la défense nationale. Et il demandait au peuple de se lever enfin, d'entourer en armes la Convention et d'exiger qu'elle livrât les Girondins les plus compromis. Ce n'était point le massacre qu'il conseillait. C'est à la justice révolutionnaire qu'il voulait livrer la Gironde. Depuis que le vent commençait à souffler en tempête, il avait constamment pris à partie la Gironde, au moins quand ses forces déjà bien atteintes lui permettaient d'écrire. Il avait accusé Pétion ; il avait violemment dénoncé les aristocrates des sections qui, un jour, l'avaient injurié. Il avait allongé, et de beaucoup, la liste des vingt-deux, et c'est contre près de quatre-vingts députés de la Gironde qu'il demandait des mesures de rigueur. Mais, il n'y a pas dans un seul de ses articles de cette époque une parole de sang. Il évite toutes les violences, tous les appels au meurtre qui abondent dans le Père Duchesne. Il ne désavoue pas les massacres de septembre, il les appelle « des exécutions populaires », mais, quand il polémique contre Pétion qui, volontiers, flétrissait les massacreurs de septembre, ce n'est pas par une apologie des massacres qu'il lui répond. H constate seulement qu'il aurait pu, comme maire, les empêcher et qu'il n'en a rien fait. Evidement, il n'en désire pas le renouvellement, il sait qu'à égorger les Girondins, on soulèverait toute la France. Un moment on put croire qu'il compta, comme Robespierre, sur ce que nous appellerions aujourd'hui une action purement parlementaire, et il attache une très grande importance à ce que l'appel nominal soit inscrit au règlement de la Convention.

Il n'avait pas, je crois, grande sympathie pour Hébert qu'il méprisait pour son ignorance et sa grossièreté. Il proteste avec violence contre la Commission des Douze qui veut jeter dans les cachots « les patriotes les plus chauds », mais il ne parle guère d'Hébert qu'incidemment :

« Garat, dit-il, fait voir l'injustice de l'incarcération du substitut du procureur de la Commune, ordonnée comme mesure de sûreté publique, mais uniquement due à la basse vengeance des membres de la Commission, grotesquement travestis par le Père Duchesne en inquisiteurs d'Etat. »

Si j'en crois le témoignage ultérieur du Diurnal publié par Dauban, c'est du ministère de la guerre, où dominaient les amis d'Hébert, c'est particulièrement de Vincent qu'il recevait des informations sur les généraux et sur les armées. Mais il n'était pas plus lié à cette coterie qu'à toute autre. Et il commençait à apparaître au loin, à nos armées révolutionnaires, comme le grand redresseur de torts, au besoin contre Bouchotte lui-même et ses agents. C'est à lui que s'adresse Lazare Hoche (dans une lettre du 12 mai, que Marat publie le 16) pour se plaindre que les officiers vraiment républicains et connaissant leur métier soient supplantés par des intrigants :

« Ami du peuple, est-il vrai que les leçons que nous venons de recevoir puissent tourner à notre avantage, et que désormais nous réglerons notre conduite, en songeant au passé ? S'il est vrai, nous ne verrons plus les traîtres, les fripons et les intrigants en place ; nos armées ne seront plus commandées par des hommes lâches, ignares, cupides, ivrognes, et sans aucune aptitude à leur état ; nos chefs connaîtront leurs devoirs, se donneront la peine de voir leurs soldats, et s'entoureront de gens de l'art : alors pouvant être respectée, la Patrie va jouir d'une liberté indéfinie et d'un bonheur inappréciable.

« Mais le bonheur, et la liberté même, nous fuiront sans cesse si le Conseil exécutif nomme toujours aux emplois vacants, au hasard, et si l'intrigue obtient continuellement la préférence. Incorruptible défenseur des droits sacrés du peuple, aujourd'hui une foule d'intrigants et de suppôts de l'ancien régime déguisés assiège le cabinet ministériel et, par leur importunité, ces êtres bas et rampants obtiennent des places... Adieu, je vous embrasse fraternellement.

L. HOCHE,

« rue du Cherche-Midi, n° 294 »

Ce fraternel baiser révolutionnaire du jeune Hoche, si noblement ambitieux, mettait Marat au-dessus des factions. En allant droit à l'Evêché, où les Enragés étaient puissants, il n'abandonnait pas toute défiance envers ceux-ci, il continuait à détester et à mépriser Fournier l'Américain ; mais, à l'heure où la Révolution avait besoin de toutes les forces du peuple, il ne voulait être lié par aucune prévention et il reconnaissait, dans son journal, avoir été mal renseigné sur Landrin, qu'il avait si violemment dénoncé comme aristocrate à propos des journées de mars. Son but était de grouper et d'animer toutes les énergies, et de discipliner le mouvement. Que nul ne lève la main sur la Gironde, mais que les députés coupables soient livrés, par la force du peuple investissant la Convention, au tribunal révolutionnaire. Voilà le mot d'ordre donné, le 30 mai au soir, par Marat aux révolutionnaires de l'Evêché.

Marat fut acclamé et les délégués décidèrent qu'au malin le tocsin sonnerait -pour mettre Paris en mouvement.

 

LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC DORT

Aucune force organisée ne veillait pour prévenir l'insurrection. Le Comité de salut public était désemparé. Danton, qui y avait une grande_ influence, avait certainement, dès le 30, pris son parti de l'insurrection prévue pour le lendemain. H avait compris qu'il fallait en finir et, retrouvant dès lors toute sa vigueur et sa promptitude de décision, il s'employa à empêcher un choc entre le Comité de salut public et le peuple révolutionnaire.

Le Comité de salut public ne pouvait protéger officiellement l'insurrection. Il ne pouvait non plus lutter contre elle, car c'eût été faire le jeu de la Gironde, en compromettant à son service les hommes mêmes dont elle avait outrageusement rejeté les conseils et refusé le concours. Dès lors, il ne restait qu'une tactique au Comité de salut public : faire semblant de ne pas savoir. Barère dit, dans ses Mémoires :

« J'ai appris postérieurement au 31 mai, mais trop tard, que Danton et Lacroix, quoique membres du Comité de salut public, s'étaient placés à la tête de ce mouvement, mis sur le compte de la Commune de Paris. Ils avaient écrit sur le bureau même du Comité, la veille de l'émeute communale, la pétition qu'ils firent passer au procureur de la Commune, lequel osa venir en faire lecture, le 31 mai, à la barre de la Convention, pendant que le commandant Henriot, à la tête de la force armée et des quarante-huit pièces de canon des sections de Paris. Dans cette séance, les députés paraissaient médusés, leurs langues étaient paralysées. Tout le parti du côté gauche était dans le secret. Le Comité de salut public seul ne savait où l'on voulait nous conduire. »

Le rôle précis assigné par Barère à Danton est-il exact ? Danton a-t-il de sa main rédigé, sur la table du Comité de salut public, la pétition que le lendemain devait lire la Commune ? S'il l'a fait, c'est sans doute pour que cette pétition ne dépassât pas la mesure convenue entre la Commune et lui. Mais comment être assuré même de ce détail sur le seul témoignage de Barère qui embrouille étrangement dans cette partie de ses Mémoires le 31 mai et le 2 juin ? Ce qui est certain, c'est que Danton était informé du mouvement qui se préparait, et qu'il manœuvra pour que ni la Convention ni le Comité de salut public ne prolongeassent leur séance dans la nuit du 30 au 31 mai. Il voulait laisser l'espace de cette nuit aux préparatifs d'insurrection. Le récit de Garat ne laisse pas de doute à cet égard :

« Le jeudi 30 mai, un citoyen m'écrit qu'il a été dit à la tribune de sa section qu'on venait d'arrêter définitivement à l'assemblée de l'Evêché que cette nuit même on fermerait les barrières, on sonnerait le tocsin, on tirerait le canon d'alarme. À peine j'eus lu le billet, je vais le lire au Comité de salut public, et j'annonce que je vais en faire lecture à la Convention nationale ; qui était assemblée. Lacroix de l'Eure, qui dans cette soirée ne quitta pas un instant le Comité de salut public, où d'ordinaire il n'était pas si assidu, prend la parole ; il représente que sur un billet qui rapporte ce qu'on a débité à la tribune d'une section, il ne faut pas aller jeter l'alarme au milieu de la Convention nationale ; qu'il faut avant tout se bien assurer des faits, et appeler au Comité de salut public les autorités constituées responsables de la sûreté publique, le Département et le maire. Le Comité se range à cet avis. (Barère se garde bien, dans ses Mémoires, de rappeler cette communication de Garat ; il se garde bien de dire qu'il n'insista pas au Comité de salut public pour que la Convention fût immédiatement avertie et qu'elle pût ainsi se déclarer en permanence) ; lui-même mande par un billet le procureur général syndic, et je vais chercher le maire à la Commune.

« Il y arrivait en ce moment ; il montait le grand escalier suivi de dix ou douze hommes, dont les gilets montraient autant de pistolets qu'ils avaient de poches.

« Le maire se penche vers mon oreille, et me dit à voix basse ces paroles, qu'on ne sera pas étonné que j'aie retenues : « J'ai eu beau m'y opposer, je n'ai pas pu les empêcher ; ils viennent de déclarer, par un arrêté, que la Commune de Paris et le Département, qu'ils représentent, sont en état d'insurrection. » Je lui répondis : « Le Comité de salut public vous mande dans son sein, et je vous attends. » Il entre au Conseil général. Là, il publie ce qu'il venait de m'apprendre et il y déclare plus formellement encore que l'insurrection n'avait été déclarée que contre son avis et malgré tout ce qu'il avait fait pour s'y opposer. J'entends des applaudissements qui ébranlaient la salle, des cris et des frémissements de joie ; je me crus dans la Tauride.

« À l'instant où il avait cessé de parler, le maire monte, et seul, dans nia voiture.

« Dans la route, je ne cesse de lui retracer les tableaux affreux des malh3urs que cette nouvelle me fait présager, de lui faire considérer surtout que dans le moment où nous sommes en guerre avec toute l'Europe, une grande convulsion dans la ville où sont tous les établissements nationaux peut arrêter tout ce qui fournit aux besoins des flottes et des armées. Au milieu de tant d'autres présages sinistres, c'était celui qui me frappait le plus, parce que c'était le plan qu'on devait supposer à la ligue des tyrans et des esclaves de l'Europe. En exprimant les mêmes craintes et la même douleur, le maire déplorait, et je déplorais avec lui les horribles querelles des passions, qui seules avaient rendu de si grands attentats possibles... »

— Oh ! Comme Garat déplorait bien, en cette course nocturne de sa voiture ministérielle à travers Paris dormant ! — « ... Et nous arrivons au Comité de salut public.

« Le procureur général syndic du Département, Lullier, et deux membres du Directoire y étaient déjà. Des aveux ou plutôt des déclarations qu'ils faisaient tous, un résultat sortait sans aucune ambiguïté : c'est que le Département de Paris était déjà, par son approbation et ses engagements, dans ce qu'il appelait l'insurrection.

« Pache était loin de parler comme Lullier : Il rendait compte des faits sans approbation et sans blâme, sans abattement et sans emportement, avec tristesse et gravité.

« Comme on délibérait, je me lève et je déclare que je vais rendre compte de tout à la Convention : « Vous n'êtes point du Comité de salut public, me dit Lacroix, c'est à lui, dans de telles circonstances, à porter la parole par l'organe d'un de ses membres. » On le charge de la porter, et il vient dire, une demi-heure après, qu'il n'avait pas pu parler, que la séance était levée quand il s'était présenté.

« Les membres du département et le maire réitèrent souvent au Comité de salut public l'assurance que, tant qu'ils seront à leur poste, aucune violence ne sera commise dans cette insurrection ; c'est là que pour la première fois, j'entendis sortir de la bouche de Lullier ce mot il insurrection morale, qu'ils écrivirent le lendemain sur quelques-unes de leurs banderoles. Et c'est Lullier qui s'insurgeait moralement contre Vergniaud et contre Condorcet ! »

Le Comité de salut public était donc bien averti. Mais, il préféra ne pas insister. Le procès-verbal de cette séance dit, non sans une pointe de comique : « Le Conseil ne s'est séparé que le matin après s'être assuré de la tranquillité de Paris. »

L'insurrection ne s'étant pas levée encore, le Comité de salut public fit comme la Convention : il alla se coucher, Danton ayant soufflé la chandelle.

 

LA NUIT DU 30 AU 31 À LA COMMUNE

La Commune, elle, ne dormait pas. Elle attendait les décisions de l'Evêché. On peut, en complétant le compte rendu du Moniteur par celui de la Chronique, reconstituer la nuit du 30 au 31. Quand le Conseil de la Commune, à l'ouverture de la séance, vers les huit ou neuf heures, a nommé les commissaires chargés de le représenter le lendemain matin à la réunion des autorités, convoquée par Lullier, Chaumette l'informe « qu'il existe à l'Évêché une assemblée, dans laquelle il y a beaucoup d'agitation et qui pourrait inquiéter les citoyens. Le Conseil général, pour ôter aux malveillants toi ut sujet de la calomnier, arrête qu'une députation de quatre de ses membres se rendra sur-le-champ au lieu de cette assemblée pour prendre des renseignements sur ces opérations et en rendre compte séance tenante. »

Mais, sans doute, des renseignements nouveaux, et plus inquiétants encore, parvinrent au Conseil ; car le maire se décida à aller lui-même, accompagné de six commissaires, à la réunion de l'Evêché. Le Conseil de la Commune avait espéré un moment que l'arrêté du Département suffirait aux délégués révolutionnaires, et il le leur avait envoyé dans la pensée « qu'il satisferait tout le monde ».

Il ne paraissait pas que cette communication eût suffi à ramener sous la conduite des autorités constituées les forces d'insurrection. Pache allait donc s'informer de l'état des esprits et tenter un dernier effort en faveur de ce qu'on pourrait appeler la légalité insurrectionnelle.

Pendant son absence, « un membre demande que le Conseil général jure d'être fidèle aux principes de la République et de défendre les propriétés. » Était-ce pour revêtir d'un manteau légal l'insurrection qui se préparait ? Était-ce pour donner, au contraire, aux révolutionnaires de l'Evêché un avertissement ? Il est difficile de le démêler : mais, ce qui est sûr, c'est que le Conseil de la Commune était hors d'état de prendre des décisions nettes, il était comme dominé par la pensée de l'assemblée voisine, et il attendait : « La discussion s'ouvre et le Conseil ne statue rien. »

Pache se heurta, à l'Evêché, à des résolutions irrévocables, et il ne put que les constater. Il reconnut vite que toute insistance serait vaine, car, avant dix heures, il revenait à la Commune. C'est à ce moment que Garat l'attendait pour l'emmener au Comité de salut public. Pache, laissant Garat dans l'antichambre, et entrant au Conseil, « expose qu'il s'est fait donner lecture des arrêtés pris dans cette assemblée. Le premier consiste à renouveler le serment de respecter les propriétés. Par le second, elle se déclare en insurrection ; elle regarde, comme mesure indispensable, la fermeture des barrières. Le maire et ses collègues ont fait sentir à cette assemblée le danger et même l'insuffisance de cette fermeture, et leur a démon- tré qu'une insurrection n'était légale que lorsqu'elle était nécessaire ; qu'elle n'était pas nécessaire, que les mesures partielles sont dangereuses ; il l'a invitée à ne pas tenir à ces deux parties de son second arrêté, et lui a proposé de suspendre, au moins jusqu'à la conférence qui doit avoir lieu demain aux Jacobins, l'exécution de mesures extrêmes qui doivent être longtemps mûries, vu leur importance ; l'Assemblée, a-t-il ajouté, persiste dans ses arrêtés, et j'ai cru devoir me rendre à mon poste. »

C'était net : dès dix heures du soir, l'Evêché avait assumé l'insurrection du lendemain. Le pauvre Garat fait effort pour nous persuader qu'il y avait une harmonie presque complète entre Pache et lui. Si la Commune elle-même désapprouvait l'insurrection et se trouvait cependant hors d'état de l'empêcher, qui pourra blâmer le ministre, beaucoup moins riche que la Commune en moyens d'action, de n'avoir pas pu maîtriser les événements ?

« Pache déplorait, et je déplorais avec lui ! »

 

PACHE

C'était, semble-t-il, une déploration générale, une symphonie triste où le gémissement ministériel répondait au gémissement municipal. Il y a pourtant une nuance. Pache ne parlait guère, et Garat bavardait infiniment. Pache savait ce qu'il voulait, et Garat ne le savait point. Pache avait pris son parti sur la question essentielle : sur l'élimination nécessaire de la Gironde. Il différait avec l'Evêché sur .le choix des moyens et de l'heure. Il aurait préféré, sans doute, que l'entraînement du peuple fût plus général et plus vaste. Il aurait souhaité que les autorités constituées de Paris eussent la conduite des opérations. H craignait que la petite minorité exaltée de l'Evêché ne suppléât par des coups de violence, peut-être par des entreprises sanglantes, à la grande force populaire qui ne paraissait pas s'émouvoir encore suffisamment. Et c'est cette crainte qui lui donnait cette gravité silencieuse et un peu triste où Garat a cru voir un reflet de sa propre douleur bavarde et impuissante.

Mais, si Pache avait des inquiétudes, du moins, il était décidé à marcher, même avec l'Evêché, s'il le fallait ; et, devant le Comité de public, il s'abstenait de toute parole de blâme.

Il se réservait ainsi d'entrer dans le mouvement, quand l'heure décisive serait venue. Et il se rassurait en se disant que si la journée du lendemain pouvait recéler bien des secrets douloureux et des surprises sanglantes, du moins l'intention des meneurs, leur plan était de s'abstenir de toute violence contre les personnes. À coup sûr, Robespierre, Danton, Marat lui-même, avant de consentir au mou-veinent, en avaient obtenu l'assurance, et le mot « d'insurrection morale » employé cette nuit même par Lullier devant le Comité de salut public exprimait la pensée non seulement des autorités constituées et du procureur syndic, mais aussi de la réunion de l'Evêché. Les Enragés, du moins quelques-uns d'entre eux, auraient voulu l'exécution immédiate, « l'exécution populaire » des Girondins. Quand, le I" juin, à la Commune, Varlet se plaint que Pache n'ait pas été consigné pendant vingt-quatre heures (comme le fut Pétion au 10 août), quand il dit « qu'étant revêtu d'une autorité légale. il peut être nuisible à la Révolution », il veut ouvrir libre carrière à toutes les violences des Enragés. Mais, il n'ose pas proposer ouvertement le meurtre des Girondins. Et il est certain qu'un accord préalable s'était fait pour qu'il n'y eût pas, en ces journées révolutionnaires, effusion de sang.

 

DANTON ET LES ENRAGÉS

Plus tard, aux Cordeliers, dans la séance du 27 juin, le Lyonnais Leclerc accusait Danton et les dantonistes de s'être opposés, le 31 mai, aux mesures vigoureuses : « Je demande que Legendre soit rayé du tableau des Cordeliers. N'a-t-il pas fait échouer les sages mesures que nous avons prises tant de fois pour exterminer nos ennemis ? C'est lui avec Danton qui, par leur coupable résistance, nous ont réduits au modérantisme dans les journées du 31 mai ; c'est Legendre et Danton qui se sont opposés aux moyens révolutionnaires que nous avions pris dans ces grands jours pour écraser tous les aristocrates de Paris ; c'est Legendre qui a paralysé nos bras ; c'est Legendre aujourd'hui qui dément nos principes. Je demande que, sans discussion, la société le chasse de son sein. »

On peut être assuré que Danton qui avait su, par la proposition des administrateurs de police Marino et Michel, jusqu'où pouvaient aller certains esprits, n'avait promis son concours si utile, qu'à condition que l'Evêché éliminât toute politique de massacre. Et les Enragés, qui auraient voulu en finir par un renouvellement des journées de septembre, rongeaient leur frein. Je trouve dans un rapport de police sur la séance des Cordeliers du 12 mars 1794 (publiée par Schmidt), une allusion très nette aux démarches faites par Chabot à la fin de mai et au commencement de juin pour empêcher le massacre des Girondins :

« Magnin ou Monin[2] a demandé la parole sur l'existence d'une faction dans le sein de la Convention nationale. Il a dit que cette faction existait bien avant le 31 mai. H en a cité pour preuve une démarche que Chabot et Léonard Bourdon firent auprès du Comité central qui venait de se saisir du pouvoir et qui dirigeait l'insurrection. L'orateur a pris à témoin un membre de ce Comité qui était présent à l'assemblée. Ce membre a dit que Chabot et Léonard Bourdon étaient effectivement venus trouver le Comité ; qu'ils avaient voulu se rendre compte des motifs qui faisaient agir le Comité ; qu'ils avaient menacé Paris de toute la vengeance des départements, si l'on portait la main sur un seul député ; qu'ils avaient dit que les chefs des députés, qu'on regardait comme ennemis de l'Etat, avaient donné leur démission ; que, par conséquent, ils ne seraient plus dangereux, et que l'insurrection devenait inutile...

« Hébert, qui avait vu venir Chabot et Léonard Bourdon au Comité central, a attesté la vérité de ce qu'on venait de dire. Il a dit qu'il fallait enfin déchirer le voile, que l'on voulait faire le procès aux patriotes qui avaient alors sauvé la République, qu'il fallait se reporter à cette époque. »

Certes, il est impossible de se fier pleinement à un rapport de police. Surtout en ces journées de mars 1794, où les hébertistes, attaqués par les dantonistes, cherchaient à prouver que seuls ils avaient combattu vigoureusement pour la Révolution, il se peut qu'Hébert et ses amis aient exagéré les sentiments de modération de Chabot au 31 mai. Je crois pourtant que celui-ci, qui, depuis les réunions du café Corazza, aspirait, comme nous l'avons vu, à servir d'intermédiaire entre les Jacobins et les Enragés, s'est employé à détourner ceux-ci de toute entreprise sanglante. Et je ne serais point surpris que Chabot eût agi en ce sens pour le compte de Danton. Aussi bien Hébert lui-même à cette date était pour « l'insurrection morale ». C'est lui qui, à la Commune, le 1er juin, réfutera Varlet. Le maire de Paris avait le droit d'espérer, à la veille de la grande crise, que le mouvement ne dépasserait pas les limites tracées par Robespierre et qu'il ne serait pas compromis par des violences qui auraient, tout ensemble, affligé l'humanité et soulevé contre.la Révolution parisienne l'implacable colère des départements. Il était donc décidé à suivre l'Evêché ou, tout au moins, à le laisser faire. La municipalité n'attendait plus qu'un prétexte d'abdiquer, en quelque sorte légalement, aux mains du Comité révolutionnaire. Si la majorité des sections se prononçait pour celui-ci, ne devenait-il pas, en vertu de la souveraineté populaire, le pouvoir légal ? Tout d'abord le mouvement des sections fut trop limité, trop partiel pour que la Commune pût s'effacer devant elles.

La section du Luxembourg (sans doute vers minuit) informe le Conseil qu'elle a fait fermer les barrières de son arrondissement, et que l'assemblée générale s'est déclarée en sainte insurrection permanente. Le président répond que cette insurrection, n'étant que partielle, ne peut être sainte, ni approuvée par le Conseil.

Une députation de citoyens de l'Evêché arrive à la Commune « et ils font part de l'arrêté par lequel se disant munis de pouvoirs illimités des sections ils déclarent la ville de Paris en insurrection contre les factions aristocratiques et oppressives de la liberté, et arrêtent pour première mesure de fermer les barrières. »

La Commune hésitait encore : car, qui sait si ces délégués des sections avaient vraiment les sections derrière eux ? Qui sait s'ils seraient soutenus et si des paroles l'Evêché passerait aux actes ? Aussi, « le Conseil passe à l'ordre du jour en attendant le vœu des sections ». Sans abdiquer encore, la Commune ne se considérait plus elle-même que comme un pouvoir provisoire sur lequel le peuple allait sans doute se prononcer.

 

MARAT ET LE TOCSIN

Mais voici qu'à trois heures du matin, avant les premières lueurs de l'aube, le tocsin de Notre-Dame, sonné par la Révolution, éveille et ébranle Paris. Est-ce Marat qui a le premier tiré la corde, comme le conte Alphonse Esquiros en un récit plus romantique que certain ?

« Marat était à l'Hôtel de Ville ; impatient et inquiet, il promenait ses regards sur les quais endormis, le sang bouillonnait dans ses veines, son pied frappait la terre, la rage et le désespoir de l'attente l'agitaient avec des transports inouïs, quand l'idée lui vient de monter à l'horloge. Il y avait alors, à l'horloge de l'Hôtel de Ville, une cloche sur laquelle le marteau frappait les heures. La cloche était lourde, Marat était faible, mais la fureur lui donne des forces surnaturelles ; il saisit la chaîne qui servait à sonner le tocsin, il s'y attache, il s'y cramponne, il la serre entre ses genoux, il la mord avec ses dents, il se balance écumant de fureur au bout de cette chaîne. À voir ce petit homme grotesque acharné au beffroi, on dirait un de ces gnomes que le moyen âge croyait suspendus de nuit aux cloches des vieilles églises. Enfin la sonnerie, sous les secousses désespérées de Marat, s'agite ; ce démon de la révolte redouble d'efforts ; alors le marteau, soulevé à grand peine, retombe ; le beffroi s'ébranle ; il sonne. »

C'est un Marat d'invention, assez puérilement poussé par Esquiros au diabolique et au fantastique. Il était plus politique et plus rassis que cela ; et il ne se dépensait pas en efforts furieux et en grimaces écumantes. Ce n'est pas dans les notes de sa sœur qu'Esquiros a trouvé les éléments de ce récit. Est-ce dans ses souvenirs ? Est-ce ainsi que Marat s'est plu à représenter son action au matin du 31 mai ? Ou bien était-ce une tradition de la famille de Marat ? Lui-même, dans son journal, n'y fait aucune allusion. Il est vrai qu'il ne parle même pas de sa visite du 30 au soir à l'Evêché, et que, dans ces jours d'action fiévreuse, Marat, n'ayant pas le temps de tenir la plume, suspendit le Publiciste de la République française, du 31 mai au 4 juin.

Le Conseil général de la Commune ne se laissa pas convaincre par les premiers coups du tocsin. Espérait-il encore arrêter le mouvement et réserver toute l'initiative des autorités constituées ? Ou bien couvrait-il sa responsabilité devant la Convention par des protestations légales ? Il lance, par ses cavaliers, une proclamation aux sections :

« Citoyens, la tranquillité est plus que jamais nécessaire à Paris. Le Département a convoqué les autorités constituées et les quarante-huit sections pour ce matin, pour les objets du salut public.

« Toute mesure qui devancerait celles qui doivent être prises dans cette assemblée pourrait devenir funeste.

« Le salut de la Patrie exige que vous restiez calmes, et que vous attendiez le résultat de la délibération. »

Au tocsin se mêle la générale. Vers cinq heures, le Conseil de la Commune mande le commandant général pour savoir par quel ordre battent les cloches et les tambours. Mais le commandant général est absent ; le commandant de poste ignore où il est actuellement. Le Conseil décide qu'il sera battu un rappel pour inviter tous les bons citoyens à se rendre à leurs postes pour maintenir la tranquillité publique et faire cesser la générale et le tocsin. Confusion extrême ! car le rappel incertain et hésitant de la loi se mêlait au rappel de l'insurrection et, en grossissant l'émoi de tous, donnait au jour naissant une vibration révolutionnaire.

 

L'ÉVÊCHÉ À L'HOTEL DE VILLE

L'Evêché se décide à mettre de l'ordre dans ce chaos. Entre six heures et demie et sept heures, sous la pleine clarté du soleil déjà haut à l'horizon et qui entrait par les larges fenêtres de l'Hôtel de Ville, les commissaires des sections pénétrèrent à la Commune. Dobsen, président de l'Assemblée révolutionnaire, s'assied au bureau tomme s'il était déjà le maître, et il dit d'une parole brève : « Le peuple de Paris, blessé dans ses droits, vient de prendre les mesures nécessaires pour conserver sa liberté. Il retire les pouvoirs de toutes les autorités constituées. »

La Commune n'avait plus qu'à céder : et elle cédait volontiers, un peu pour dégager M. responsabilité en ces heures redoutables et aussi parce qu'elle était entraînée par l'élan révolutionnaire des sections. Le vice-président du Conseil général s'appliqua à donner un air de légalité et de liberté à la soumission forcée de la Commune. Ce n'était pas devant la sommation de la force, c'était devant la souveraineté populaire, devant le vœu manifeste de la majorité des sections, qu'elle s'inclinerait :

« Citoyens, nous n'avons de fonctions que dans Paris. Les seuls citoyens de cette ville sont nos commettants ; c'est leur confiance qui nous a faits magistrats ; si leur confiance vient à cesser, notre magistrature cesse à l'instant même, car nous n'avons plus ni autorité, ni force, ni moyens quelconques, pour défendre les intérêts de la Commune, pour opérer aucun bien.

« Il n'est aujourd'hui personne qui ose révoquer en doute que du peuple vienne la toute-puissance, et que c'est pour lui seul et en son nom qu'elle doit être exercée ; de là cette conséquence universellement avouée que si le peuple_ a le droit d'instituer, il a aussi celui de destituer. Mais ce droit, qui est incontestable pour tous, ne l'est pas pour quelques-uns seulement ; son usage partiel ne peut avoir lieu ; il exige une majorité réelle, évidente, et légalement obtenue.

« Si vous avez cette majorité, citoyens, si vous en justifiez, nous vous remettrons aussitôt nos pouvoirs qui n'ont plus d'existence. Vouloir les retenir ne serait, de notre part, ni courage ni vertu, ce serait témérité et crime.

« Mais, à défaut de cette majorité telle qu'il ne puisse y avoir aucune incertitude sous aucun rapport, n'attendez pas de nous une complaisance qui ne serait que pusillanimité. Prêts à céder, comme c'est notre devoir, à la volonté de tous, nous saurons par devoir aussi résister au caprice du petit nombre. H serait une tyrannie et nous avons juré de n'en souffrir aucune.

« Citoyens, vous auriez beau prononcer sans droit notre destitution, vous ne nous la feriez point accepter. La menace et la violence même seraient vaines ; on pourra nous arracher de nos sièges, on ne pourra jamais nous en faire descendre. Je lis dans les yeux et dans les cœurs de tous mes collègues qu'il n'est pas un seul d'entre eux qui ne soit résolu à mourir, s'il le faut, sur son banc, comme je recevrais la mort sur ce fauteuil. »

Était-ce, comme le dit Mortimer-Ternaux, vaine affectation de courage dans une comédie réglée d'avance et tartufferie de légalité ? Je ne le crois pas. La Commune se rendait compte qu'elle serait inhabile à l'action révolutionnaire dont la nécessité éclatait. Mais elle savait aussi qu'elle était restée populaire jusque dans les sections, qu'elle représentait encore une grande force. Et elle voulait bien se plier à de nouveaux cadres de révolution, elle ne voulait point être humiliée. Sur un réquisitoire de Chaumette, Dobsen produisit les titres et mandats des délégués. Il résulta du dépouillement « que 33 sections avaient donné des pouvoirs illimités à leurs commissaires pour sauver la chose publique ». C'étaient les sections des Arcis, Bondy, Tuileries, Faubourg-du-Nord, Panthéon, Fontaine-de-Grenelle, Unité, Gravilliers, Quinze-Vingts, Popincourt, Marseille, Réunion, Faubourg-Montmartre, Quatre-Vingt-Douze, la République, Montrouge, Marchés, Halle-au-Blé, Montreuil, Piques, Amis-de-la-Patrie, Contrat-Social, Marais, Bonne-Nouvelle, Luxembourg, Pont-Neuf, Sans-Culottes, Temple, Arsenal, Bon-Conseil, Lombards, Droits-de-l'Homme, Cité.

Après cette vérification des pouvoirs, Chaumette proclame que le vœu de la majorité des sections est évident, et il demande que le Conseil général remette ses pouvoirs au peuple souverain. Dobsen prend le fauteuil. C'est, par lui, l'assemblée révolutionnaire qui s'installe, avec une sorte de légalité, à l'Hôtel de Ville :

« Citoyen président, leur dit Destournelles, et vous, citoyens membres de la Commission révolutionnaire agissant au nom du peuple, vos pouvoirs sont évidents ; ils sont légitimes. C'est maintenant que, sans faiblesse et sans honte, nous allons cesser nos fonctions. Puisque le peuple l'ordonne, nous le devons ; qu'il nous soit seulement permis, au moment où nous descendons de nos sièges, de vous demander, non une faveur, mais une justice.

« Rendez-nous le témoignage, que nous trouvons dans nos consciences, que depuis que nous sommes en place nous avons montré constamment l'assiduité au travail, le zèle, le courage et même la dignité que nous ont commandés les circonstances difficiles où nous nous sommes trouvés.

« Que d'autres, avec plus de lumière et plus de talent, remplissent mieux ce que le peuple a droit d'exiger dans l'état présent des choses, c'est l'objet de nos vœux lm plus ardents ; mais déclarez que nous n'avons pas démérité de nos concitoyens, et il n'est rien dont ne nous console et ne nous dédommage cette récompense, digne salaire de tous bons magistrats du peuple. »

Dobsen proclame « au nom du peuple » que les pouvoirs de la municipalité sont annulés. Les membres de l'ancien Conseil général de la Commune et ceux du Conseil révolutionnaire provisoire se lèvent dans un même élan d'enthousiasme ; tous, municipaux dont le mandat vient d'être brisé, délégués des sections, s'embrassent fraternellement pour attester qu'il n'y a ni dépit d'amour-propre chez les uns, ni orgueil de domination chez les autres, tous ensemble ils prêtent un serment civique fort, modéré et grave, destiné à calmer les appréhensions des timides, à rassurer et à entraîner tout le pays :

« Je jure d'être fidèle à la République une et indivisible, de maintenir de tout mon pouvoir et de toutes mes forces la sainte liberté, la sainte égalité, la sûreté des personnes et le respect des propriétés, ou de mourir à mon, poste en défendant les droits sacrés de l'homme. Je jure, de plus, de vivre avec mes frères dans l'union républicaine ; enfin je jure de remplir avec fidélité et courage les missions particulières dont je pourrai être chargé. »

C'est aux cris unanimes de : Vive la République ! que le Conseil annulé se retire. Et le nouveau Conseil, Conseil général provisoire, se constitue un moment sous la présidence de Dobsen, continuant dans leurs fonctions le secrétaire greffier et les deux secrétaires greffiers adjoints.

Mais, le plan des révolutionnaires de l'Evêché n'était pas de se substituer à la Commune : il était de l'investir à nouveau, au nom du peuple soulevé ; par-là, il la déliait de toutes les entraves de légalité, et il lui donnait un caractère ouvertement révolutionnaire, sans perdre le bénéfice de l'autorité acquise par elle, de sa vaste et solide popularité.

Aussi le Conseil provisoire « arrête qu'il sera envoyé, à l'instant, une députation au maire, au procureur de la Commune, au corps municipal et à tous les membres composant la municipalité, pour les inviter à se rendre dans son sein : ce qui est effectué à l'instant.

« Le président déclare, au nom du peuple souverain, que le maire, le vice-président, le procureur de la Commune et ses substituts, et le Conseil général de la Commune sont réintégrés dans leurs fonctions par le peuple souverain qui leur témoigne sa satisfaction de leur sollicitude constante et vraiment patriotique pour la chose publique.

« Le Conseil réintégré prête le serinent civique aux acclamations de tous les citoyens des comités révolutionnaires des quarante-huit sections et des citoyens des tribunes. À partir de ce moment, le Conseil général de la Commune porte le titre de Conseil général révolutionnaire. »

 

 

 



[1] Il était en outre le président de la section de la Cité qui avait lancé les convocations. — A. M.

[2] Il faut sans doute lire Mamin. — A. M.