LES CONSEILS DE LECLERC D'OZE Les
Girondins annoncent, dès les premiers jours de mai, que leur plan d'attaque
est tout prêt. C'est sans doute celui que Guadet va découvrir à la Convention
: briser les autorités constituées de Paris, mater les sections et, si Paris
se soulève, écraser l'insurrection au moyen de forces bourgeoises mobilisées
ou se retirer à Bourges et faire appel à la France. A la Montagne et à la
Commune, les plus ardents voulaient prendre l'offensive et devancer la
Gironde. Le jeune Lyonnais Leclerc[1], qui était revenu des Iles aux
premiers jours de la Révolution et qui avait une ardeur extrême, se plaignait
des lenteurs et des hésitations des révolutionnaires. Le
procès-verbal de la Commune de Paris, du 16 mai, dit : « Le Clerc,
député de Lyon, qui s'est présenté à une précédente séance pour faire part de
la demande formée par ce Département d'un tribunal révolutionnaire, se
présente de nouveau à la tribune, et se plaint de la manière dont l'ont
traité les journalistes. Il donne des explications sur ce qu'il a déjà dit au
Conseil. « Il
annonce que, malgré les commissaires que lui avait donnés le Conseil, il n'a
pas cru, en la disposition des esprits, devoir se présenter à la Convention.
Il ajoute qu'on a le projet d'égorger les patriotes, et se plaint de la
faiblesse de quelques Montagnards. Il se résume en disant qu'il n'y a qu'un
moyen de sauver la République : il faut que le peuple se fasse justice, parce
que la justice habite toujours au milieu du peuple et qu'il ne se trompe
jamais. » Cette
allusion à « la faiblesse de quelques Montagnards » visait
Robespierre. Celui-ci, toujours fidèle à son plan, qui était de discréditer à
fond la Gironde sans entamer la Convention, commençait à être débordé. De son
discours du 15 mai, le peuple avait retenu et approuvé les propositions les
plus hardies et les plus nettes, notamment la création d'une armée
révolutionnaire de sans-culottes soldés ; mais il désapprouvait sa tactique
temporisatrice. Robespierre commençait à être débordé. UNE SÉANCE AUX JACOBINS Dans la
séance du 17 mai aux Jacobins, dont le pâle procès-verbal recueilli par M.
Aulard ne peut donner qu'une idée bien effacée, les deux courants se
heurtèrent : l'action légale et l'action insurrectionnelle. L'observateur
Dutard a fort bien traduit les sentiments variés des Jacobins à cette date,
la force croissante de la politique de violence. « J'assistai
hier soir, dit-il dans son rapport du 18 mai, à la séance des Jacobins, et
j'y trouvai, comme partout, à l'ordre du jour, l'insurrection instantanée,
les moyens de diminuer les forces de la Convention, et d'accroître celles de
la faction, la coalition. « Comme
je n'avais pour le moment ni écriteau, ni crayon, je n'ai pas pu retenir tout
ce que j'ai remarqué, voici néanmoins quelques traits de ceux qui m'ont le
plus frappé. « J'arrive
à 6 heures. Une population considérable remplissait les 'tribunes qui sont
aux extrémités les plus éloignées de la salle, je me tourne à droite et à
gauche ; partout j'entends des motions. Elles portent toutes sur des
inculpations contre les noirs de la Convention, contre les ministres, etc. :
Ils ont manigancé la perte de la France ; ils font tout ce qui est contraire
au peuple ; il faut que le peuple se lève encore, qu'il fasse comme le 10
août ; pourquoi ne sonne-t-on pas le tocsin, et ne fait-on pas tirer le canon
d'alarme ? Robespierre a, l'un des premiers, mis le doigt dessus ; il a dit
que lorsque le peuple était dans l'oppression, c'était à lui à se faire
justice, et que son ressentiment devait lui dicter sa conduite. Que n'a-t-il
achevé le mot ? Nous étions tous prêts à courir. Encore aujourd'hui ils ont
délibéré pendant quatre heures sur une affaire particulière. Les noirs
veulent sauver un contre-révolutionnaire. Le président a été obligé de se
couvrir quatre fois. Est-ce ainsi qu'ils consument le temps ? qu'ils
entendent manger l'argent de la Nation ? L'un de ces scélérats a dit
qu'heureusement les troupes de la Vendée (les révoltés) avançaient contre
Paris pour le mettre à la raison. Sont-ce là des propos à tenir ? Ils sont
donc d'accord avec les révoltés ? « Un
autre, qui était assis à mon côté, dit : « Ils ont beau faire ; le peuple se
sauvera lui-même ; hier soir l'affaire était décidée dans un autre endroit
(les
Cordeliers), et
j'ai vu le moment où nous nous levions tous, mais ça n'ira pas loin. Ici
on parle de sagesse, de mesures à prendre comme si dans les circonstances
aussi menaçantes il y avait d'autres mesures à garder que de nous lever tous
ensemble, d'exterminer les ennemis que nous avons parmi nous. » Celui-là
était un malheureux mal couvert, la barbe rouge et longue, qui recueillait
des notes. « On
vient nous annoncer que Varlet, que l'excès de son civisme a fait expulser
des Jacobins, vient de recevoir un soufflet dans la rue, et qu'un garde
national lui a dit : « Vous êtes donc bien lâche, lorsque, ayant un sabre à
votre côté, vous ne vengez pas à l'instant l'affront qui vient de vous être
fait ! » — « Oh ! répond Varlet, je suis bon patriote, et
un bon patriote doit savoir supporter une injure. » « Thuriot
monte à la tribune et dit que les moyens qui sont réservés au peuple de se
faire justice sont grands, sont puissants, mais que pour s'en servir
utilement, on ne saurait avoir assez de circonspection, de prudence... (A ces mots,
toutes les tribunes sont émues d'indignation.) « Et Robespierre
commence aussi à nous parler de prudence ! Voilà encore du Robespierre !... »
Quelques voix crient : « Le canon d'alarme !... Nous ne devons pas nous
dissimuler les dangers qui nous menacent... » Thuriot continue ainsi, avec
esprit, à développer son opinion. L'Assemblée l'a écouté avec attention et
les tribunes avec impatience. « ...
Legendre vole à la tribune pour combattre Thuriot : « Oh
! pour celui-là, il ne nous donnera pas du Robespierre » ont dit les
tribunes. Il s'est démené comme à l'ordinaire, a déployé de grands coups de
bras, et il a surtout obtenu beaucoup d'applaudissements lorsqu'il a dit ces
paroles : « Si la chose dure plus longtemps, si la Montagne est plus
longtemps impuissante, j'appelle le peuple et je dis aux tribunes :
descendez, et délibérez avec nous. » « Les
propositions faites par Thuriot sont écartées par la question préalable : « Oh
! c'est celui-là (Legendre)
qui est un homme ! Ce n'est pas un Robespierre ». Je voudrais que
dans l'Assemblée « on en vint aux coups, et cela ne tardera pas à
arriver, et que la Montagne fût la plus faible, ah ! comme nous volerions à
son secours ! » Au
fond, entre les motions de Thuriot et celles de Legendre, il ne semble pas,
d'après le procès-verbal, qu'il y eût autant de différence que l'imaginaient
les tribunes surexcitées. Ni l'un ni l'autre ne fit nettement appel aux
moyens insurrectionnels. C'est une adresse des sans-culottes de Metz, lue et
commentée par Thirion, qui marque mieux l'exaltation des esprits : « Si
d'odieux agitateurs, tels que les Brissot, Guadet, Vergniaud et consorts,
persistent à entraver la marche de vos opérations, ayez le courage de les
dénoncer au tribunal révolutionnaire ; le peuple sera vengé de leurs
perfidies. Son salut, il l'attend de vous, ou il se sauvera lui-même. » Ces
paroles violentes soulèvent un long tumulte. Thirion intervient et dit : «
Vous voyez que les citoyens de Metz sont dans l'erreur, ils croient que la
Montagne forme la majorité ; il faut leur apprendre que nous sommes dans
l'oppression, et alors ils sauront ce qu'ils doivent faire. » A ces
mots qui semblaient encourager la révolte annoncée, l'agitation fut vive. Les
Jacobins ne voulaient pas se risquer encore à l'insurrection. Ils flottaient
de projets en projets, de motions en motions, sans se décider encore à
l'offensive. Thuriot demanda que la séance des Jacobins fût permanente, et il
combattit l'idée de former, aux Jacobins mêmes, un Comité de salut public qui
paraîtrait empiéter sur celui de la Convention. Legendre s'éleva surtout
contre tout projet de Comité secret : « Je
déclare, moi, que je commencerai à suspecter cette société, s'il y avait un
comité secret. Il faut tout dire à cette tribune. » Oui,
mais ce qu'il disait était à la fois véhément et vague. Pourtant l'influence
des « Enragés » grandissait aux Jacobins mêmes. « Je
me livre, disait sentencieusement Dutard à propos de la séance du 17, à mon
ostéologie. Il me paraît qu'il y a deux factions, que je vais appeler la
chambre haute et la chambre basse. Les Jacobins sont donc divisés en deux
partis bien distincts et bien séparés : les gens instruits, propriétaires,
qui pensent un peu à eux comme malgré eux, — de ce nombre sont Santerre,
Robespierre et une grande partie des membres de la Montagne ; — et les
anarchistes qui reposent en partie aux Jacobins et principalement aux
Cordeliers, dont Marat est le chef. « Il
paraît que les gens instruits ont vu la chambre obscure, et que les
prophéties qu'ils y ont lues ont fait d'eux, malgré leur répugnance, des
modérés presque parfaits. Ils tiennent à peu de devenir aristocrates. « Il
paraît que le peuple anarchiste s'attachera toujours, sans aucun respect pour
ses anciens patrons, à celui qui paraîtra le suivre davantage dans ses
dérèglements, qu'ils n'aiment Marat, Robespierre, qu'autant que ceux-ci leur
diront : « Tuons, dépouillons, assassinons », et que n'en restât-il qu'un
seul de toute la société (Chaumette, par exemple) il en serait assez pour
conduire cette horde de bandits. » L'HISTOIRE DES BRISSOTINS DE CAMILLE DESMOULINS Non,
Robespierre et les Jacobins « instruits, propriétaires » ne devenaient ni
aristocrates, ni modérés, mais ils craignaient de compromettre la Révolution
en mutilant la Convention nationale. Ils se bornaient à lancer un pamphlet de
Camille Desmoulins comme un brûlot. Le 19 mai, la Société approuvait son Histoire
des Brissotins ou fragment de l'Histoire secrète de la Révolution.
Desmoulins, qui poussait toujours jusqu'au bout ses hypothèses agressives
avec la frivolité la plus redoutable, n'hésite pas pour accabler la Gironde,
pour la convaincre de conspiration, à réduire à un complot anglais la
Révolution elle-même. C'est Pitt qui l'a voulue, c'est Pitt qui l'a conduite.
Ecoutez, et dites si jamais l'esprit de parti aboutît à un plus étrange
reniement de soi-même. Calomnier les plus grands événements, et où soi-même
on fut mêlé, pour envelopper la calomnie des adversaires, quelle polémique
désespérée ! « D'abord
une observation préliminaire indispensable : c'est qu'il y a peu de bonne foi
de nous demander des faits démonstratifs de la conspiration. Le seul souvenir
qui reste du fameux discours de Brissot et de Gensonné pour démontrer
l'existence du comité autrichien, c'est qu'ils soutenaient, avec grande
raison, qu'en matière de conspiration il est absurde de demander des faits
démonstratifs, et des preuves judiciaires qu'on n'a jamais eues, pas même
dans la conspiration de Catilina, les conspirateurs n'ayant pas coutume de se
mettre si à découvert. Il suffit d'indices violents. Or je veux établir
contre Brissot et Gensonné l'existence d'un comité anglo-prussien par un
ensemble d'indices cent fois plus forts que ceux par lesquels, eux, Brissot
et Gensonné, prouvaient l'existence du comité autrichien. « Je
mets en fait que le côté droit de la Convention et principalement les
meneurs, sont presque tous partisans de la royauté, complices des trahisons
de Dumouriez et de Beurnonville, dirigés par les agents de Pitt, de
d'Orléans et de la Prusse, et ayant voulu diviser la France en vingt ou
trente républiques fédératives, ou plutôt la bouleverser, pour qu'il n'y eût
point de république. Je soutiens qu'il n'y eût jamais dans l'histoire une
conspiration mieux prouvée, et par une multitude de présomptions plus violentes,
que celle de ce que j'appelle les Brissotins, parce que Brissot en était
l'âme, contre la République française. « Pour
remonter aux éléments de la conjuration, on ne peut nier aujourd'hui que
Pitt, dans la Révolution de 1789, n'ait voulu acquitter sur Louis XVI la
lettre de change tirée en 1641 par, Richelieu sur Charles Ier. On sait la
part qu'eut ce cardinal aux troubles du Long Parlement, où il pensionnait les
plus zélés républicains, et bien des événements depuis m'ont fait ressouvenir
de la colère que montra Brissot, il y a trois ans, quand un journaliste
aristocrate, ayant déterré le Livre rouge de Richelieu et de Mazarin, y
trouva à livres, sous et deniers, les sommes que ces ministres avaient
envoyés à Pym et Hampden pour leur zèle à demander la République. Ceux qui
lisaient le Patriote français peuvent se souvenir avec quelle chaleur
Brissot, craignant l'application, se fit le champion du désintéressement des
républicains anglais. Pitt avait encore à prendre sa revanche des secours
donnés par Vergennes aux insurgents anglo-américains ; mais, depuis le 10
août, il s'est trouvé, au grand désespoir de Pitt et de Brissot, qu'ils
avaient mené la liberté plus loin qu'il ne convenait à l'Angleterre, et Pitt
et Brissot se sont efforcés d'enrayer. Quand le général Dillon affirmait, il
y a quatre ans, à la tribune du corps constituant, qu'il savait, de source
certaine, que Brissot était l'émissaire de Pitt et sonnait du cor pour le'
compte du ministère anglais, on n'y fit pas beaucoup d'attention, parce que
Dillon était du côté droit, mais ceux qui ont suivi les marches et
contre-marches de Brissot, depuis ses écrits sur la traite des noirs et les
colonies jusqu'à l'évacuation de la Hollande et de la Belgique, peuvent-ils
nier qu'on ne trouverait pas peut-être une seule page dans cette masse de
volumes qui ne soit dirigée au profit de l'Angleterre et de son commerce et à
la ruine de la France ? « Est-ce
qu'on peut nier que j'ai prouvé dans un discours dont la société des Jacobins
se souvient encore, celui que je prononçai sur la situation politique de la
Nation à l'ouverture de l'Assemblée législative, que notre Révolution de 1789
avait été une affaire arrangée entre le ministère britannique et une partie
de la minorité de la noblesse, préparée par les uns pour amener un
déménagement de l'aristocratie de Versailles dans quelques châteaux, quelques
hôtels, quelques comptoirs ; par les autres, pour amener un changement de
maître ; par tous, pour nous donner les deux Chambres et une Constitution à
l'instar de la Constitution anglaise ? Lorsque je commençai ce discours à la
Société, le 21 octobre 1791, où je montrais que les racines de la Révolution
étaient aristocratiques, je vois encore la colère et les soubresauts de
Sillery et de Voidel, quand je parlai des machinistes de la Révolution. Je
glissai légèrement là-dessus parce qu'il n'était pas temps encore, et qu'il
fallait achever la Révolution avant d'en donner l'histoire... « Me
fera-t-on croire que lorsque je montai sur une table, le 12 juillet, et que
j'appelai le peuple à la liberté, ce fut mon éloquence qui produisit ce grand
mouvement une demi-heure après, et qui fit sortir de dessous terre les deux
bustes d'Orléans et de Necker ? » Il
n'est pas jusqu'aux paroles d'estime prononcées au sujet de Brissot, par
l'opposition anglaise, par les amis de Fox, qui ne soient dénoncées par
Desmoulins comme une machination de Pitt. « Quand
on désespéra que Mirabeau et ensuite Barnave, qui commençaient à s'user,
pussent se soutenir longtemps, on fit à la hâte un immense trousseau de
réputation patriotique à Brissot et à Pétion pour qu'ils pussent les
remplacer ; et depuis, nous avons vu les papiers publics anglais, devenus les
échos des hymnes de chez Talma, représenter Dumouriez comme un Turenne et
Roland comme un Cicéron... « C'est
ainsi que Pitt, voyant baisser en France les actions de Brissot, mettait tous
ses papiers ministériels en l'air pour le faire remonter aux nues comme un
cerf-volant, engageant des membres connus de l'opposition à louer le sage,
le vertueux Brissot dans le Parlement, afin que cela retentît jusqu'à nos
oreilles, et renvoyant ainsi à son féal, par le paquebot, des renforts de
réputation patriotique pour soutenir son crédit, dont Pitt avait besoin.
» Vraiment,
quand les partis en sont à se dénoncer et à se soupçonner ainsi, ils n'ont
plus qu'à se décimer au plus vite et se tuer les uns les autres. Et Camille
Desmoulins avait raison lorsqu'il disait de son pamphlet, au témoignage de
Dutard : « Celui qui l'aura entendu, demandera à l'instant : Où est
l'échafaud ? » Ainsi
les amis mêmes de Robespierre poussaient enfin aux solutions violentes et les
préparaient. C'est bien en vue d'une révolution prochaine, où la Commune et
le peuple pauvre de Paris feraient triompher la Montagne que Desmoulins tente
de rassurer les riches, les marchands et artisans, les délicats. Non, ce ne
sera pas une révolution de barbarie et de pauvreté. Non, la splendeur et la
puissance de Paris n'en seront pas diminuées. Non, la majesté et la force de
la Convention ne seront point entamées par l'élimination des conspirateurs et
des traîtres. « Les
talents si nécessaires aux fondateurs de la République française ne
manqueront pas à l'Assemblée des représentants de la Nation. Il est
impossible que les têtes fermentent pendant quatre années de révolution et de
discordes civiles, dans un pays tel que la France, sans qu'il ne s'y forme un
peuple de citoyens, de politiques et de héros. Il est dans la Convention une
foule de citoyens dont on n'a remarqué encore que le caractère, mais dont on
reconnaîtrait bientôt le mérite si l'organisation de nos assemblées
nationales n'était plus favorable au développement du babil que du talent, et
si la méditation, avec la faiblesse de l'entendement humain, pouvait se faire
à cette continuité de séances, sans aucune solution, et à cette législature
en poste et sans relais. Ces talents ont déjà percé dans les grandes
questions qu'on n'a pas fait décréter sans désemparer, telles que celle de
l'appel au peuple du jugement de Louis XVI. « ...
Le vice était dans le sang. L'éruption du venin, au dehors, par l'émigration
de Dumouriez et de ses lieutenants, a déjà sauvé plus qu'à moitié le corps
politique et les amputations du tribunal révolutionnaire, non pas celle de la
tête d'une servante qu'il fallait envoyer à l'hôpital, mais celle des
généraux et des ministres traîtres, le vomissement des brissotins hors du
sein de la Convention, achèveront de lui donner une saine Constitution. Déjà
trois cent soixante-cinq membres ont effigié tous les rois dans la personne
de Louis XVI, et près de deux cent cinquante membres s'honorent d'être de la
Montagne. Qu'on me cite une nation au monde qui ait jamais eu autant de
représentants dévoués. Depuis près de six cents ans que les Anglais ont leur
Parlement, il ne leur est arrivé qu'une seule fois d'avoir, dans ce long
parlement, une masse de véritables patriotes et une Montagne, et cette masse
qui fit de si grandes choses ne s'éleva pas à plus de deux cents membres. » C'était
avertir le pays qu'une nouvelle couche d'hommes de mérite et de vertu était
prête à remplacer la superficielle Gironde. C'était lui signifier que, même
réduite aux trois cent soixante-cinq régicides, la Convention serait encore
une des assemblées les plus puissantes de l'univers, les plus riches en
talent et en courage. Emporté
par sa verve, Desmoulins allait bien au-delà de la prudente politique de
Robespierre ; il allait même au-delà de la pétition des sections qui
n'éliminaient que les vingt-deux ; il semblait tout préparé à une scission
complète qui ne laisserait subsister à l'Assemblée que le parti de la
Montagne. Mais, à ce parti il proposait un large programme d'éducation nationale
et de grands travaux publics, de science, de gloire et de joie, capable de
réconcilier à la Montagne toutes les forces de civilisation : « Hâtons-nous
d'ouvrir des écoles primaires : c'est un des crimes de la Convention
qu'elles ne soient pas encore établies. S'il y avait eu, dans les campagnes,
sur le fauteuil du curé, un instituteur national qui commentât les Droits de
l'Homme et l'almanach du Père Gérard, déjà serait tombée de la tête des bas
Bretons la croûte de la superstition, cette gale de l'esprit humain, et nous
n'aurions pas, au milieu des lumières du siècle et de la Nation, ce phénomène
de ténèbres dans la Vendée, le Quimper-Corentin et le pays de Lanjuinais, où
des paysans disent à nos commissaires : « Faites-moi donc vite guillotiner
afin que je ressuscite dans trois jours. » De tels hommes déshonorent la
guillotine ; comme autrefois la potence était déshonorée par ces chiens qu'on
avait pris en contrebande, et qui étaient pendus avec leurs maîtres. Je ne
conçois pas comment on peut condamner à mort sérieusement ces animaux à face
humaine ; on ne peut que leur courir sus, non pas comme dans une guerre, mais
comme dans une chasse ; et quant à ceux qui sont faits prisonniers, dans la
disette de vivres dont nous souffrons, ce qu'il y aurait de mieux à faire
serait de les échanger contre leurs bœufs du Poitou. « A
la place de collèges de grec et de latin, qu'il y ait dans tous les cantons
des collèges gratuits d'arts et métiers. « Amenons
la mer à Paris, afin de montrer avant peu aux peuples et rois que le
gouvernement républicain, loin de ruiner les cités, est favorable au commerce,
qui ne fleurit jamais que dans les républiques et en proportion de la liberté
d'une nation et de l'asservissement de ses voisins : témoins, Tyr, Carthage,
Athènes, Rhodes, Syracuse, Londres et Amsterdam. « Nous
avons invité tous les philosophes de l'Europe à concourir à- notre
législation par leurs lumières, il en est un dont nous devrions emprunter la
sagesse : c'est Solon, le législateur d'Athènes dont une foule d'institutions
surtout semblent propres à s'acclimater parmi nous, et qui semble avoir pris
la mesure de ses lois sur des Français. Montesquieu se récriait d'admiration
sur les lois fiscales d'Athènes. Là, celui qui n'avait que le nécessaire ne
payait à l'Etat que de sa personne, dans les sections et les armées ; mais
tout citoyen dont la fortune était de dix talents devait fournir à l'Etat une
galère ; deux, s'il avait vingt talents ; trois, s'il en avait trente. Cependant,
pour encourager le commerce, eût-on acquis d'immenses richesses, la loi ne
pouvait exiger d'un Laborde que trois galères et une chaloupe. En
dédommagement les riches jouissaient d'une considération proportionnée dans
leur tribu, et étaient élevés aux emplois de la municipalité et comblés
d'honneurs ; celui qui se prétendait surtaxé par le département avait le
droit d'échanger sa fortune contre celui qui était moins haut en cote
d'imposition. « Là,
il y avait une caisse des théâtres et de l'extraordinaire des fêtes, qui
servait à payer aux comédiens de la Nation les places des citoyens pauvres.
C'étaient là leurs écoles primaires qui ne valaient pas nos collèges d'arts
et métiers quand la Convention les aura établis. « Là
il n'y avait d'exempt de la guerre que quiconque équipait un cavalier d'armes
et d'un cheval et l'entretenait, ce qui délivrait le camp d'une multitude de
boutiquiers et de riches bourgeois qui ne pouvaient que lui nuire, et les
remplaçait par une excellente cavalerie. « ...
Je conviens que nous n'avons pas encore transporté parmi nous toutes ces
belles institutions, je conviens que l'état des choses en ce moment n'est pas
encore exempt de désordres, de pillage et d'anarchie. Mais pouvait-on balayer
un si grand empire qu'il ne se fît un peu de poussière et d'ordures ? La
Nation a souffert : mais pouvait-on s'empêcher de l'amaigrir en la guérissant
? Elle a payé tout excessivement cher ; mais c'est sa rançon qu'elle paie, et
elle ne sera pas toujours trahie. Déjà nous avons eu le bonheur de remplir le
serment le plus cher au cœur d'un citoyen, le serment que faisait le jeune
homme à Athènes, dans la chapelle d'Agraules, lorsqu'il avait atteint l'âge
de dix-huit ans, « de laisser sa patrie plus florissante et plus heureuse
qu'il ne l'avait trouvée ». Nous avions trouvé la France monarchie,
nous la laissons république. « Laissons
donc les sots, qui répètent tous les jours ces vieux propos de nos
grand'mères, que la République ne convient pas à la France. Les talons rouges
et les robes rouges, les courtisans de l'Œil de Bœuf et les courtisanes du
Palais-Royal, la chicane et le biribi, le maquerelage et la prostitution, les
agioteurs, les financiers, les mouchards, les escrocs, les fripons, les
infâmes de toutes les conditions, et enfin les prêtres, qui vous donnaient
l'absolution de tous les crimes, moyennant la dîme et le casuel : voilà les
professions, voilà les hommes à qui il faut la monarchie. Mais, quand même il
serait vrai que la République et la démocratie n'auraient jamais pu prendre
racine dans un Etat aussi étendu que la France, le dix-huitième siècle est,
par ses lumières, hors de toute comparaison avec les siècles passés et, si un
peintre offrait à vos yeux une femme dont la beauté surpassât toutes vos
idées, lui objecteriez-vous, disait Platon, qu'il n'en a jamais existé de si
parfaite ? Pour moi, je soutiens qu'il suffit du simple bon sens pour voir
qu'il n'y a que la République qui puisse tenir à la France la promesse que la
monarchie lui avait faite en vain depuis deux cents ans : la poule au pot
pour tout le monde. » C'est
l'idéal d'une démocratie athénienne, à la fois raffinée et populaire, épurée
des vices des cours, mais éclatante du génie des arts et de la richesse du
commerce, délicate et plantureuse, que Desmoulins et les Jacobins proposaient
à Paris pour l'entraîner à fond dans la lutte contre la Gironde. C'est dans
la même pensée que Léonard Bourdon, commentant, le 20 mai, aux Jacobins le
vote de l'emprunt forcé, disait : « La mesure de l'emprunt forcé est
d'autant plus avantageuse qu'elle attache les riches de la Révolution, et
qu'elle devient une raison puissante pour eux de désirer et d'accélérer la
paix. » GUADET PROPOSE DE RÉUNIR LES SUPPLÉANTS À BOURGES Pendant
ce temps les partis étaient violemment aux prises dans la Convention. C'est à
propos d'un abus de pouvoir de la section des révolutionnaires de l'Unité que
se noua la bataille. Le juge de paix Roux avait été arrêté illégalement,
comme le reconnaît Chaumette lui-même, non par les autorités constituées,
mais par le Comité révolutionnaire. Quelques citoyens protestèrent et la
Gironde en prit texte pour accabler les « anarchistes ». Le débat fut
orageux. La Convention siégeait, depuis le 10 mai, dans sa nouvelle salle aux
Tuileries. La Gironde croyait que là elle serait mieux défendue contre
l'intervention des tribunes qui étaient assez reculées ; mais elles étaient
pleines d'un peuple toujours plus ardent, dont les huées parvenaient, par-dessus
toute l'assemblée, jusqu'à l'orateur. Le 18 mai, Guadet s'éleva avec force
contre cette « tyrannie », et il développa soudain tout un plan de résistance
évidemment préparé et arrêté dans les réunions qui se tenaient chez Valazé. «
Jusques à quand, citoyens, s'écria-t-il, dormirez-vous sur le bord de l'abîme
? Jusques à quand remettrez-vous au hasard le sort de la liberté ? Il en est
temps encore, prenez de grandes mesures, vous sauverez la République et votre
gloire compromises. Les autorités de Paris ont souvent dépassé les limites
que leur imposaient les lois. Elles se sont permis d'en interpréter le sens. Je
demande qu'elles soient cassées. Elles peuvent être remplacées par les
présidents des sections. Je demande, en même temps, que nos suppléants se
réunissent à Bourges dans le plus bref délai, mais qu'ils ne puissent entrer
en fonction que sur la nouvelle certaine de la dissolution de la Convention.
Je demande, enfin, que ce décret soit porté par des courriers extraordinaires
dans les départements. Quand ces mesures auront été adoptées, nous
travaillerons avec une complète tranquillité d'esprit et comme des hommes qui
ont mis en sûreté le dépôt sacré à eux confié. » C'était
un plan détestable. 'D'abord, il témoigne que Guadet se faisait d'étranges
illusions sur l'état d'esprit des sections parisiennes. Sans doute, la
bourgeoisie y était puissante encore et, à la Commune même, plusieurs
orateurs marquèrent plusieurs fois leur crainte de voir les Girondins nommer
les présidents des sections. Pourtant, dès ce moment, la résistance et
l'ardeur des sans-culottes étaient telles, qu'il y avait la plus grande
imprudence pour Guadet à faire fond sur l'esprit modéré des sections. Il est
probable que dans l'anarchie qui aurait suivi la dissolution des autorités
constituées de la Commune et des départements, ce sont les Comités
révolutionnaires, même interdits par la Convention, qui seraient devenus «
l'autorité constituée ». Mais surtout il était insensé de provoquer tout
ensemble et de fuir Paris. C'était chose grave de prévoir une lutte mortelle
entre Paris et la Convention. Mais du moins fallait-il annoncer que la
Convention resterait jusqu'au bout à Paris pour soutenir cette lutte. Quel
prestige aurait eu l'Assemblée des suppléants à Bourges le lendemain du jour
où la Convention aurait été écrasée à Paris ? Ce n'eût été qu'un fantôme
d'assemblée fédérative. Ou il fallait que la Convention elle-même quittât
Paris avant cette suprême bataille et se transportât à Bourges, ou il fallait
qu'elle manifestât la résolution désespérée de garder Paris, de le maîtriser.
Ce regard de fuite vers Bourges, c'était déjà la défaite. BARÈRE FAIT INSTITUER LA COMMISSION DES DOUZE Barère,
avec un grand sens politique s'opposa aux motions de Guadet. Sans doute,
dit-il, il y avait des préparatifs insurrectionnels sur lesquels il était
nécessaire de veiller ; mais la dissolution des autorités constituées serait
le signal de l'anarchie. Et il proposa la nomination d'une commission de
douze membres, chargés d'examiner la situation politique, de rechercher tous
les complots qui menaçaient la liberté et la loi. La Gironde n'ayant pu faire
aboutir la motion de Guadet, s'empressa de tourner à son usage la Commission
des Douze. Elle la composa, en grande majorité, d'hommes qui lui étaient
dévoués. Sept des commissaires : Boyer-Fonfrède, Rabaut-Saint-Etienne, Kervelegan,
Boileau, Mollevaut, Henri Larivière, Bergœing, étaient des Girondins
passionnés. Quatre, Saint-Martin-Valogne, Gomaire, Bertrand (de l'Orne) et Gardien, étaient de nuance
moins marquée, mais peu favorables à la Montagne. Le douzième, Viger,
siégeait depuis quelques jours seulement à la Convention. Ainsi, la
proposition un peu ambiguë de Barère, qui avait visé toutes les agitations de
tous les partis, recevait, en fait, une application nettement girondine et
prenait d'emblée un caractère offensif. LA RÉPLIQUE DES JACOBINS La
Commission des Douze app4raissait comme une commission de combat. Comment la
Montagne, les Jacobins, la Commune, le Comité révolutionnaire,
répondirent-ils à ce coup ? Le 19, les Jacobins hésitent encore. Dès
l'ouverture de la séance, un d'eux monte à la tribune et dit : « Ou j'ai
mal entendu, ou le procès-verbal que l'on vient de lire fait mention de la
proposition faite par un membre de faire descendre le peuple des tribunes de
la Convention et de l'inviter à siéger avec les Montagnards, pour rendre leur
parti dominant. Pour moi, je ne croirai jamais que les Jacobins, qui sont
les amis des lois et qui rendent hommage au principe de la souveraineté
nationale qui réside dans la Convention, aient pu adopter une pareille
mesure qui compromet la société. » C'était
le désaveu de la phrase véhémente de Legendre, de celui qui n'avait pas servi
aux tribunes « du Robespierre ». Il fut entendu que l'appel du robuste et
compromettant boucher disparaîtrait du procès-verbal. Mais quoi ! toutes les
prudences de la société jacobine ne peuvent arrêter l'inéluctable crise :
voici que les Jacobins mêmes sont comme envahis par des délégués du club des
Cordeliers et de la Société révolutionnaire des femmes. Et, ces citoyens et
citoyennes somment presque la société jacobine d'agir enfin, de marcher.
D'abord interrompus par des murmures, ils s'imposent bientôt par la force de
la logique révolutionnaire. « Mandataires
du peuple, la Patrie est dans le danger le plus imminent. Si vous voulez la
sauver, il faut employer les mesures les plus rigoureuses. (Bruit.) « Je
réclame, s'écrie l'orateur, la plus grande attention. » Le
calme renaît. Il
continue : « Sinon le peuple va se sauver lui-même ; vous n'ignorez pas
que les conspirateurs n'attendent que le départ des volontaires qui vont
combattre nos ennemis de la Vendée, pour immoler les patriotes et tout ce
qu'ils ont de plus cher. Pour prévenir l'exécution de ces horribles projets,
hâtez-vous de déclarer que les hommes suspects seront mis sur-le-champ en
état d'arrestation, qu'il sera établi des tribunaux révolutionnaires dans
tous les départements et dans les sections de Paris. « Depuis
longtemps, les Brissot, les Guadet, les Vergniaud, les Gensonné, les Buzot,
les Barbaroux, etc., sont désignés pour être l'état-major de l'armée
contre-révolutionnaire. Que tardez-vous de les décréter d'accusation ?
Les criminels ne sont sacrés nulle part. « Législateurs,
vous ne pouvez refuser au peuple français ce grand acte de justice. Ce serait
vous déclarer leurs complices ; ce serait prouver que plusieurs d'entre vous
craignent la lumière que ferait jaillir l'instruction du procès de ces
membres suspects. Nous demandons que vous établissiez, dans chaque ville, des
armées révolutionnaires de sans-culottes, en proportion de leur population ;
que l'armée de Paris soit portée à quarante mille hommes payés aux dépens des
riches, à raison de quarante sous par jour. Nous demandons que sur toutes les
places publiques s'élèvent des ateliers où le fer se convertisse en armes de
toutes espèces. « Législateurs,
frappez les agioteurs, les accapareurs et les égoïstes marchands. Il existe
un complot affreux de faire mourir de faim le peuple, en portant les denrées
à un prix énorme. A la tête de ce complot est l'aristocratie mercantile d'une
caste insolente, qui veut s'assimiler à la royauté et accaparer toutes les
richesses, en faisant hausser les denrées de première nécessité, au gré de sa
cupidité. Exterminez tous ces scélérats ; la Patrie sera assez opulente, s'il
lui reste les sans-culottes et leurs vertus. Législateurs ! au secours de
tous les infortunés ; c'est le cri de la Nation, c'est le vœu des vrais
patriotes ! Notre cœur est déchiré par le spectacle de la misère publique.
Notre intention est de relever l'homme ; nous voulons qu'il n'y ait pas un
malheureux dans la République. Epurez le Conseil exécutif ; chassez un
Gohier, un Garat, un Le Brun, etc., renouvelez le Directoire des postes et
toutes les administrations corrompues. « Il
est nécessaire, s'écrie l'orateur, qu'une masse importante du peuple porte
cette adresse à la Convention. Quoi ! les patriotes dorment encore et
s'occupent de discussions insignifiantes, tandis que les journaux perfides
provoquent ouvertement le peuple ! Nous verrons si nos ennemis oseront
s'opposer à des mesures dont dépend la félicité d'une république. » Bentabole,
qui présidait, s'associa aux paroles du délégué de l'autre club : « La
Société entend, avec la plus vive satisfaction, les accents du patriotisme le
plus pur, le plus ardent ; elle secondera vos efforts de tout son courage ;
car elle a les mêmes principes et elle a manifesté les mêmes opinions. Quels
que soient les moyens et les efforts de nos ennemis, la liberté ne périra
pas, car il restera toujours dans le cœur des Français ce sentiment que
l'insurrection est la dernière raison du peuple. » Bentabole
fut applaudi. Le large flot des Cordeliers, mêlé de colères politiques et
sociales, débordait sur les Jacobins et submergeait un moment les
hésitations, les scrupules de légalité des « Amis de la Constitution ». L'INCIDENT MARINO ET MICHEL C'est
le même jour, 19 mai, qu'eut lieu à la mairie une réunion des délégués de 36
ou 37 comités révolutionnaires. Deux administrateurs de police, Marino et
Michel, y firent une motion romanesque et meurtrière. Ils proposaient
d'enlever secrètement les vingt-deux Girondins désignés par la pétition de
Paris, de les égorger, et de répandre ensuite le bruit qu'ils avaient émigré. C'était
insensé, et seule la fièvre de la Révolution dans un cerveau de police
pouvait suggérer des combinaisons aussi puériles tout ensemble et aussi
atroces. Cela ne répondait pas du tout aux vues de la Commune. Quelques jours
auparavant, le 14 mai, le Conseil de la Commune avait arrêté, sur la
proposition de Chaumette, qu'il serait « écrit aux autorités constituées, aux
sociétés populaires et aux sections de Bordeaux pour leur représenter
l'erreur dans laquelle les ont jetés les malveillants qui leur font croire
que Paris veut assassiner les députés de la Gironde, tandis qu'il ne veut
assassiner que leurs opinions. » Mais
l'assassinat des opinions ne suffisait pas à Marino et à Michel, et, avec une
logique toute policière, ils voulaient le compléter par l'assassinat des
personnes. Pache, présent à la réunion, protesta avec force contre cette
sorte de projets. Mars les délégués de la section de la Fraternité, inspirés
sans doute par Royer-Collard, en avisèrent la Convention ; et ce fut pour la
Commission des Douze une occasion admirable d'accentuer l'offensive. L'OFFENSIVE DE LA COMMISSION DES DOUZE C'est
par cette « conspiration » de l'assemblée de la mairie, que Vigier, le 24
mai, au nom de la Commission des Douze, justifie un décret très vif contre ce
que Dutard appelait le fédéralisme des sections : « Je
déclare, sous la responsabilité des membres de la Commission, que si nous ne
démontrons pas à la France qu'il a existé une conspiration tendant à faire
égorger plusieurs d'entre vous et à établir sur les ruines de la République
le despotisme le plus horrible et le plus avilissant ; oui, si nous n'apportons
pas les preuves de l'existence de ces conspirations, nous sommes prêts à
porter nos têtes sur l'échafaud. Nous sommes dégagés de tout esprit de parti.
nous n'avons pas regardé si les conspirateurs siègent là ou là ; nous avons
cherché la vérité. Nous tenons déjà plusieurs fils de la conspiration, nous
espérons les tenir tous bientôt. Nous aurons de grandes mesures à vous
proposer ; mais nous vous soumettons, comme mesure préliminaire, le projet de
décret suivant : « ARTICLE PREMIER. — La Convention nationale met
sous la sauvegarde des bons citoyens la fortune publique, la représentation
nationale et la ville de Paris. « ART. 2. — Chaque citoyen de Paris sera
tenu de se rendre sur-le-champ au lieu ordinaire du rassemblement de sa
compagnie. « ART. 3. — Les capitaines feront
l'appel de tous les hommes armés de leur compagnie, et ils prendront note des
absents. « ART. 4. — Le poste de la Convention
nationale sera composé seulement de deux hommes de chaque compagnie. Aucun
citoyen ne pourra se faire remplacer, ni dans ce service, ni dans tout autre,
s'il n'est fonctionnaire public, employé dans les bureaux d'administration,
malade ou retenu par quelque autre cause légitime dont il sera tenu de
justifier. « ART. 5. — Tous les citoyens se
tiendront prêts à se rendre au premier signal au poste qui leur sera indiqué
par le commandant de chaque section. « ART. 6. — Jusqu'à ce qu'il ait été
légalement nommé un commandant général de la force armée de Paris, le plus
ancien commandant de section en remplira les fonctions. « ART. 7. — Les assemblées générales
des sections seront levées tous les soirs à dix heures et il en sera fait
mention sur le procès-verbal de la séance. Les présidents des sections seront
personnellement responsables de l'exécution du présent article. « ART. 8. — Aucun individu étranger à
la section ne sera admis à prendre part à ses délibérations. « ART. 9. — Dans le cas où les
différentes sections auraient des communications à se faire, leurs
commissaires respectifs' ne seront admis qu'après avoir justifié des pouvoirs
qui leur auront été donnés par l'assemblée générale de leur section. « ART. 10. — La Convention nationale
charge sa commission extraordinaire des Douze de lui présenter incessamment
les mesures qui doivent assurer la liberté et la tranquillité publique. « ART. 11. — Le présent décret sera
envoyé sur-le-champ aux quarante-huit sections de Paris pour y être tout de
suite solennellement proclamé. » C'est
l'organisation de la force publique sous la discipline de la Convention.
Santerre s'était démis de ses fonctions de commandant général de la force
armée de Paris. Il avait annoncé qu'il partait pour la Vendée, et, peut-être,
désirait-il se dérober aux terribles responsabilités des journées prochaines. Le
Conseil de la Commune avait désigné provisoirement Boulanger pour le
remplacer ; mais quelques sections avaient protesté contre cette désignation
irrégulière ; Boulanger avait renoncé à ces fonctions provisoires un moment
acceptées par lui, et la force armée de Paris se trouvait sans chef. Par-là
l'autorité impersonnelle de la Convention était accrue ; quel était le chef
de section, désigné par l'âge pour le commandement, qui aurait refusé de
transmettre et d'exécuter ses ordres ? Du moins, la Commission des Douze
l'espérait. Elle espérait aussi que les sections, isolées les unes des
autres, et ne pouvant plus prolonger leurs séances au-delà de l'heure où les
« hommes d'ordre » rentraient d'habitude chez eux, seraient dominées de
nouveau par les influences bourgeoises et modérées. Le même
jour, la Convention félicitait la section de la Fraternité, pour avoir
dénoncé le complot de l'assemblée de la mairie. La Commune, sentant la
gravité du coup qui était porté et voulant réduire à sa juste mesure la
prétendue « conspiration », adresse un ultimatum à la section de la
Fraternité : « Le Conseil général instruit qu'une députation de la section de
la Fraternité a dénoncé à la Convention nationale un complot affreux, tendant
à faire égorger des représentants dû peuple et à faire dire ensuite qu'ils
étaient émigrés ; « Considérant
qu'il est instant de faire arrêter sur-le-champ les auteurs de complots aussi
abominables, invite les rédacteurs et porteurs de cette adresse à lui donner
les renseignements nécessaires pour qu'il puisse découvrir les traîtres et
les livrer ce soir aux tribunaux. » C'était
habile, car la section de la Fraternité serait obligée ou de s'en tenir à des
déclarations vagues ou de réduire l'incident en précisant les propos de
Marino et de Michel. De plus, la Commune se donnait l'air d'être empressée à
réprimer le complot, si seulement on daignait le lui faire connaître. La
section de la Fraternité éluda la difficulté par une réponse savamment
ironique, où se révèle déjà la manière mesurée et hautaine de Royer-Collard : « L'assemblée
arrête à l'unanimité qu'il sera répondu au Conseil général que
l'administrateur de police qui a présidé dimanche, à la mairie, l'assemblée
des membres du Comité révolutionnaire, et le maire, qui a présidé la même
assemblée lundi, peuvent lui donner tous les renseignements nécessaires. « L'assemblée s'empresse également d'instruire le Conseil
que la Convention nationale a décidé ce matin que la section de la Fraternité a bien mérité de la patrie. » Mais,
s'il y a eu, dans une assemblée de délégués révolutionnaires, une provocation
directe au meurtre de quelques Girondins, toutes les violences des
journalistes et des orateurs, tolérées jusque-là, ne sont-elles point une
partie du complot ? Qu'on arrête donc ces fauteurs d'assassinat et qu'on les
juge. La Commission des Douze n'osait pas frapper Chaumette. Celui-ci,
assailli depuis quelques jours par les calomnies les plus violentes, obligé
de se défendre par des affiches contre les libelles et les placards qui
l'accusaient d'avoir été moine et de gaspiller maintenant dans un luxe
d'aristocrate les fonds de la municipalité, ne fournissait guère de prétexte
à des poursuites légales. Il avait des accès de violence sentimentale, des
effusions de colère lyrique sur les misères du peuple. Mais il s'abstenait le
plus souvent, et peut-être toujours, de toute provocation brutale à
l'insurrection. L'ARRESTATION D'HÉBERT ET DE VARLET Au
contraire, les excès de langage d'Hébert, ses provocations tous les jours
plus audacieuses à l'action révolutionnaire donnaient prise à la Gironde.
Déjà, dans son numéro du 4 mai, le Patriote français' avait cité quelques
phrases meurtrières d'Hébert : « On
prendra une idée des horreurs que se permettent ici les anarchistes par
l'article suivant du Père Duchesne publié hier (c'est-à-dire le 2 mai).
Observez qu'il a été publié à un moment où l'on annonçait que plusieurs
sections étaient en état d'insurrection, et que des faubourgs se portaient
sur l'Assemblée pour la forcer de taxer les grains. Et ce sont des magistrats
du peuple qui se permettent de pareilles scélératesses ! Et ils ne sont pas
dénoncés, poursuivis ni punis ! Que les départements méditent ces faits et
voient s'il est possible d'établir jamais l'ordre ici, lorsque les magistrats
du peuple le renversent impunément chaque jour : « Le
feu couve sous la cendre (écrit Hébert) et la bombe est prête à éclater.
Brissotins, rolandins, le tocsin de la liberté va bientôt se faire
entendre, l'heure de votre mort va sonner ; ceux qui ont exterminé la
royauté sauront anéantir les intrigants et les traîtres ; avant qu'il soit
l'âge d'un petit chien, tous les avocats de Capet iront le rejoindre ; la
poire est mûre, il faut qu'elle tombe, foutre. — Signé : HÉBERT, substitut du procureur de la
Commune. Extrait de la grande colère du Père Duchesne contre Jérôme Pétion.
» Hébert,
ayant continué pendant tous les jours de mai ses appels violents, était tout
désigné aux rigueurs de la Commission des Douze. Le
numéro 239 du Père Duchesne, paru le 24 mai, était très agressif. Le
titre suffit à en marquer le ton : « La grande dénonciation du Père Duchesne
à tous les sans-culottes des départements, au sujet des complots formés par
les Brissotins, les Girondins, les Rolandins, les Buzotins, les Petionistes,
et toute la foutue séquelle des complices de Capet et de Dumouriez, pour
faire massacrer les braves Montagnards, les Jacobins, la Commune de Paris,
afin de donner le coup de grâce à la liberté et de rétablir la royauté. Ses bons
avis aux braves lurons des faubourgs pour désarmer tous les viédazes qui
pissent le verglas dans la canicule et qui, au lieu de défendre la
République, cherchent à allumer la guerre civile entre Paris et les
départements. » La
Commission des Douze se décida à frapper. Le soir du 24, elle lance deux
arrêtés. Par le premier, elle soumettait toutes les sections de Paris à son
contrôle : « Citoyens,
leur dit-elle, la Commission extraordinaire des Douze, établie par la
Convention nationale le 18 courant, a été chargée en particulier d'examiner
tous les arrêtés pris depuis un mois par le Conseil général de la Commune et
les sections de Paris. En conséquence, la Convention vous invite à lui
renvoyer les registres contenant les arrêtés pris depuis un mois dans votre
section, afin qu'elle puisse les examiner. La Commission tient ses séances
permanentes, et vous recevra à toute heure. Du reste, durant tout le temps
que les registres seront chez elle, ils vous seront ouverts tout le temps
pour les consulter. Signé : MOLLEVAULT, président ; HENRI LARIVIÈRE, secrétaire. » C'était
un commencement d'information judiciaire contre tous les révolutionnaires des
sections. En même temps, et pour bien marquer qu'elle était décidée à passer
aux actes, la Commission des Douze lançait un mandat d'amener contre Hébert
et contre Varlet. C'était confondre adroitement et solidariser la Commune et.
les Enragés. Marino et Michel étaient arrêtés en même temps ; Varlet et le
Père Duchesne étaient donc enveloppés dans l'accusation générale de
provocation au meurtre dont les propos des policiers révolutionnaires avaient
fourni le thème. Sous
tous ces éclats de bombe les sections révolutionnaires ne prennent pas peur. LA PROTESTATION DE LA COMMUNE C'est
la Commune qui fut le centre d'émotion et d'action. En complétant l'un par
l'autre le compte rendu donné par le Moniteur et celui de la Chronique de
Paris, et en insérant des fragments du procès-verbal plus étendu qu'a
consulté Schmidt, pour ses Tableaux de la Révolution française, on peut
restituer la nuit du 24 au 25 mai, si ardente et agitée, où abondèrent les
incidents dramatiques, les protestations pressées et véhémentes, toutes
voisines de l'action. « Un
membre fait part au Conseil que la section des Champs-Elysées a fait
placarder à tous les coins de rues de Paris une affiche où la municipalité
est insultée ; il ajoute que ce matin on a proposé d'établir à Paris 48
municipalités. Un autre annonce que la Convention nationale a décrété que la
section de la Butte-des-Moulins (section modérée) avait bien mérité de la Patrie.
Lubin remarque que bientôt toutes les sections auront bien mérité de la
Patrie et que la municipalité de Paris sera honnie de tous les départements
(Lubin avait déjà donné, le 23 mai, une note pessimiste). Garin assure que
bientôt les présidents de section seront honnis à leur tour par les
sans-culottes. « Le
Conseil arrête qu'aucun citoyen ne pourra entrer dans la Maison commune sans
être muni d'une carte civique ou de membre du Conseil, et que les passeports
ni les certificats de civisme ne pourront en tenir lieu. Il adopte l'arrêté
du corps municipal, concernant les certificats de civisme et autorise les
commissaires à percevoir la somme de 15 sols sur les avis des sections et 25
sols sur les certificats de civisme pour les frais de bureau. « Le
Conseil adopte la rédaction de l'adresse qu'il doit présenter à la
Convention, relativement à celle de la section de la Fraternité, et nomme des
commissaires pour la porter demain à la Convention. « La
Société patriotique du Luxembourg, considérant que, par plusieurs
propositions qui ont été mises en avant à la Convention nationale, on cherche
à nous plonger dans l'esclavage, qu'on a armé les départements contre Paris,
et fédéralisé la République, et que l'on est sur le point de dresser des
échafauds pour y faire périr les plus chauds amis de la liberté et de
l'égalité ; qu'on fait une guerre perpétuelle aux autorités constituées et
notamment à la Commune de Paris, arrête, entre autres dispositions, qu'elle
reconnaît irréprochables, envers toute la Nation, les membres qui siègent à
la Montagne et félicite la Commune des mesures civiques et révolutionnaires
qu'elle a prises dans des circonstances critiques. Le Conseil applaudit au
civisme de la section du Luxembourg, et il invite ses députés à assister à la
séance. » C'est
donc devant une assemblée déjà très excitée qu'éclate la nouvelle de l'ordre
d'arrestation d'Hébert. « A
neuf heures, Hébert, second substitut du procureur de la Commune, instruit le
Conseil que pour prix des services qu'il a rendus à la Patrie il vient de
recevoir un mandat d'amener, de- la part de la Commission des Douze ; il dit
qu'on l'arrache à ses fonctions, mais qu'il va obéir à la loi. Il
rappelle au Conseil le serment qu'il a fait de défendre tous les opprimés et
de se regarder comme frappé lorsque l'on frapperait l'un de ses membres. Il
invoque ce serment, non pas pour lui, car il est prêt, dit-il, à porter la
tête sur l'échafaud, si le sacrifice de sa vie était utile à la Patrie, mais
pour ses concitoyens sur le point de retomber dans l'esclavage. Il sort, il
rentre, il embrasse Chaumette, qui lui donne l'accolade en lui disant : « Va,
mon ami, j'espère bientôt te rejoindre. » Chaumette annonce que des
mandats d'amener ont été lancés contre Marino et Michel, administrateurs de
police, et contre un citoyen de la section du Contrat Social ; il invite
tous les membres du Conseil à porter secours aux femmes et aux enfants de
leurs collègues qui pourraient être détenus. « Le
Conseil général décrète qu'il restera en permanence jusqu'à ce qu'il ait des
nouvelles de son collègue et ami Hébert. « Des
volontaires de la section du Muséum viennent jurer au sein du Conseil de
verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour le maintien de la liberté
et de l'égalité, et la prospérité de la République. « Un
grand nombre de citoyens de la section de l'Arsenal se présentent. L'orateur
informe le Conseil qu'ils ont abandonné les aristocrates et ceux qui veulent
faire rétrograder la Révolution ; il se plaint d'avoir été rappelé à l'ordre
(dans sa section) pour avoir demandé les preuves du complot dénoncé par la
section de la Fraternité ; il demande des renseignements sur les faits
dénoncés par cette section. Le maire entre -dans les plus grands détails sur
ce qui s'est passé dans les assemblées tenues à la mairie par les membres des
comités révolutionnaires ; il assure qu'il n'y a vu aucun plan de
conspiration et que la malveillance seule a pu dénaturer des faits très
simples en eux-mêmes, et qui n'avaient rien d'alarmant, et donne lecture de
la lettre (de lui) qui a été lue aujourd'hui (à ce sujet) à la Convention
nationale. Le rapport, la lettre et les déclarations faites par le maire,
ainsi que la partie de la séance qui concerne la prétendue conjuration seront
imprimés, affichés et envoyés aux sections et aux Sociétés populaires. » Sous le
coup même des mesures provocatrices de la Commission des Douze, le Conseil de
la Commune ne se décidait pas encore à la résistance insurrectionnelle. ll
décidait de remettre à la Commission les registres de ses délibérations.
Hébert déclarait formellement qu'il allait se soumettre à la loi (le texte
est identique en ce point dans le Moniteur et dans la Chronique de Paris), et
il s'y soumettait en effet, sans que nul des membres de la Commune tentât de
s'y opposer, ou émit un avis contraire. Sans doute, ils hésitaient encore à
frapper la Convention en qui, malgré les fautes et les déchirements des
partis, la majesté de la Nation apparaissait : même les députés coupables en
étaient comme enveloppés. Et puis, les propos sanglants tenus par les administrateurs
de police et qui, sans doute, étaient connus de tous les comités
révolutionnaires dont les délégués assistaient à l'assemblée de la mairie,
avaient troublé les cœurs. Si l'on portait la main sur la Gironde, des
forcenés n'iraient-ils pas jusqu'à l'assassinat ? C'est cette crainte qui
pesait sur le cœur de Paris et qui arrêtait l'élan révolutionnaire. C'est
pour la dissiper qu'au début de leur séance de ce jour 24, les membres de la
Commune avaient adopté une adresse pressante à la Convention : « Citoyens,
la dénonciation d'un affreux complot à été faite dans votre sein. Déjà, au
nom de deux sections, elle a été affirmée. On n'a pas nommé les conspirateurs
; ce silence cruel laisse tomber le soupçon sur tous les citoyens de Paris.
Il y a sans doute des coupables à Paris. Pitt et les tyrans coalisés les
alimentent ; il faut les démasquer. L'adresse qui vous a été présentée est,
sans doute, signée ; les signataires connaissent les coupables ; s'ils sont
vraiment patriotes, ils les désigneront et ils doivent être punis. S'il' en
était autrement, si les dénonciateurs ne désignaient pas ou désignaient
vaguement, vous nous en feriez justice. Magistrats du peuple de Paris,
investis de sa confiance, notre devoir est de venir vous demander pour lui
justice. « Citoyens
représentants, c'est de vous que nous devons l'attendre. Nous venons demander
à la Convention, que vous décrétiez la remise de la pétition qui vous a été
présentée à l'accusateur public du tribunal révolutionnaire ; que les
coupables de Paris, s'il y en a, soient promptement punis ; s'il n'y en a
pas, que le fer vengeur tombe, au moins une fois, sur la tête des
calomniateurs d'une ville qui a fait et voulu la Révolution, laquelle peut
nous rendre heureux, si la Convention reste à la hauteur où le peuple
français l'a placée. » A tout
prix, la Commune veut que Paris soit délivré de ce cauchemar. Elle espère
acculer la section de la Fraternité, démontrer ou le néant du prétendu
complot, ou qu'il a été ridiculement enflé. Mais elle se tient prête, si
l'enquête démontre en effet qu'il y a des coupables, à les désavouer, à les
dénoncer elle-même comme des agents de Pitt, stipendiés par lui pour
compromettre la Révolution par des motions outrées et sanguinaires. C'est de
cette obsession que les délégués de l'Arsenal, venus ce soir même en grand
nombre à la séance de la Commune, demandent à être libérés. C'est avec
angoisse qu'ils pressent le maire de s'expliquer, de donner des détails.
C'est pour les rassurer encore, qu'après le maire, le vice-président de la
Commune, Destournelles, insiste à son tour sur l'inanité de la conspiration,
sur la nécessité d'une action révolutionnaire à la fois ferme et sage. « Oui,
citoyens, vous êtes ici au sein de vos magistrats, qui sont aussi vos amis.
Quand vous nous avez honorés de votre confiance, nous vous en avons paru
dignes, nous le sommes encore, nous ne cesserons jamais de l'être. Voici des
moments difficiles ! Une grande crise s'annonce, elle est près de se
déclarer. Que dis-je ! elle l'est déjà. C'est le cas d'être fermes,
d'être républicains, niais sans manquer à la prudence et surtout sans
s'écarter de la loi. Il ne faut pas que la Révolution démocratique rétrograde
d'un pas ; il ne faut pas même qu'elle s'arrête. Gardons-nous toutefois,
citoyens, de sortir des bornes, hors le seul cas où une tyrannie nouvelle,
portée à un point intolérable, nécessiterait la sainte insurrection qui, aux
termes de la Déclaration des Droits de l'Homme, est le plus saint des devoirs. « Citoyens,
vous êtes aussi éclairés que sages ; nous nous en rapportons à vous sur la
conduite à tenir dans ces tristes circonstances. « A
l'égard de la demande que vous nous faites sur le prétendu complot dont la
dénonciation serait le comble du ridicule, si elle n'était le comble de
l'absurde, le citoyen maire a donné l'explication la plus simple. Vous avez
dû trouver dans son récit franchise, candeur, avec la clarté qui caractérise
tout ce qui sort de la bouche de ce magistrat vertueux. Il ne me taise rien à
ajouter. » Ces
explications transmises par les délégués à la section, ne suffirent point à
dissiper les appréhensions des patriotes, ou à déjouer les manœuvres des
contre-révolutionnaires et des modérés, car un délégué annonçait à onze
heures à la Commune, que la section de l'Arsenal venait de destituer de leurs
fonctions tous les sans-culottes. « A
onze heures, un délégué de la section de l'Arsenal informe le Conseil que
l'assemblée de cette section a cassé le président et le secrétaire-greffier
et a déclaré tous les membres présents au Conseil incapables de remplir
aucune fonction (c'est-à-dire ne réalisant pas les conditions de domicile,
comme la suite l'indique). Le Conseil invite les membres de cette section qui
sont dans son sein, à se retirer dans la salle de l'Egalité et à vérifier
leurs cartes de citoyens, afin qu'on ne puisse dire que ce sont des individus
sans aveu et sans domicile. Il nomme deux commissaires pour les accompagner à
leur section, y rétablir fraternellement le calme et prouver à tous les
citoyens qui seraient égarés, que les faits avancés par la section de la
Fraternité sont absolument faux. » Dans
cet ébranlement et cette inquiétude des esprits, même de quelques
révolutionnaires, il était impossible à la Commune de prendre une offensive
immédiate. Elle ne pouvait qu'adopter une tactique expectante et ferme,
surveiller les événements et attendre de nouvelles provocations de l'ennemi
qui, enfin, mettraient debout le Paris de la Révolution. « A
minuit, le Conseil nomme Ménessier et Simon pour se transporter au Comité des
Douze, afin d'avoir des renseignements sur Hébert, substitut du procureur de
la Commune, sur Marino et Michel, adjoints à l'administration de police,
contre lesquels la Commission des Douze a aussi décrété des mandats d'arrêt. « La
section de l'Unité — une de celles qui étaient le plus dévouées à la Commune
—, instruite des menaces faites contre la municipalité, proteste de son
dévouement aux magistrats du peuple qui eurent toujours sa confiance. Elle
fait part au Conseil qu'attendu les troubles qui sont sur le point
d'éclater, elle a arrêté que les volontaires ne partiraient pas pour la
Vendée et s'occuperaient à combattre les ennemis qui s'agitent en tous sens
dans Paris. » Destournelles
répond aux délégués en un discours mesuré, mais confiant. « Le
système formé de calomnier, d'arrêter, de perdre la Municipalité, ce système
odieux est poursuivi avec une ardeur digne des sentiments qui l'ont fait
concevoir. On ne peut nous corrompre, on ne peut nous rendre aristocrates, ni
nous entacher de modérantisme ; on nous présente comme des factieux, des
anarchistes, des assassins. C'est ainsi que nous peignent les méchants, mais
les gens de bien nous justifient ; vous êtes de ce nombre. Avec des amis tels
que vous et une bonne conscience, les magistrats du peuple ne redoutent
aucune espèce d'ennemis, et ils marchent dans le sentier de la loi, de leur
devoir et du salut public qui est leur suprême loi. « A
l'égard des volontaires dont vous proposez, citoyens, de retarder le départ,
le Conseil général vous observe fraternellement que cette mesure, suggérée
sans doute par le zèle, n'a pas été assez réfléchie. Laissez partir ces
braves guerriers ; secondez même leur ardeur ! Qu'ils aillent dans la Vendée
faire mordre la poussière aux révoltés ! C'est M que sont les ennemis les
plus redoutables de la France, c'est là que s'agitent les destins de la
République. Quant aux ennemis que renferme cette grande ville, vos
magistrats aidés de vrais patriotes sauront les contenir, et pas un
contre-révolutionnaire, quel qu'il soit, ne pourra être impuni. « Les
volontaires se sont retirés en promettant de marcher avec courage, puisqu'ils
laissaient une Municipalité aussi patriote. » Ainsi,
le grand cœur de Paris révolutionnaire suffisait à tous les dangers ; il
s'élargissait à l'immense péril de la patrie, et même à l'heure où il
semblait qu'il dût se contracter désespérément sur lui-même, il envoyait sa
générosité et sa force à tous les points de la Révolution menacée. « A
une heure et demie du matin, le Conseil nomme trois nouveaux commissaires
pour se transporter au Comité des Douze, et avoir des renseignements sur les
citoyens Hébert, Marino et Michel, et arrête que d'heure en heure il en
enverra de nouveaux, jusqu'à ce qu'il ait une réponse. A deux heures et
demie, on annonce qu'Hébert subit un interrogatoire, que Varlet, apôtre de la
liberté et dont nous avions annoncé le départ pour la Vendée, a été interrogé
et ensuite mis en état d'arrestation. « A
quatre heures du matin, les commissaires de retour annoncent qu'Hébert vient
d'être mis en état d'arrestation à l'Abbaye, par ordre du Comité des Douze.
Au contraire, Marino et Michel auraient été relâchés. Le Conseil décrète que
tous ses membres soient invités à se rendre à leur poste ce matin, à neuf
heures précises, afin de délibérer sur les mesures à prendre sur des
événements aussi douloureux pour les bons citoyens. » Le
samedi 25 mai, à onze heures — la Commune, exténuée, n'avait pu se réunir à
neuf —, la séance reprend. « Chaumette
annonce au Conseil que, s'étant rendu ce matin à l'Abbaye pour voir Hébert,
il n'a pu lui parler parce qu'il reposait. C'est une preuve, ajoute-t-il,
qu'Hébert est innocent, car le crime ne sommeille pas. — Voilà bien une de
ces inepties sentimentales, dont le bon Chaumette attendrissait parfois ses
discours. — Il annonce que le seul objet sur lequel on inculpe Hébert, c'est
la feuille du Père Duchesne. « Un
membre observe que, dans les circonstances actuelles, le Conseil général ne
peut rester indifférent sur les malheurs qui accablent les bons citoyens et
sur l'attentat commis contre la liberté de la presse. Sur sa proposition le
Conseil décrète qu'il dénoncera à la Convention l'atteinte portée aux Droits
de l'Homme sur la liberté de la presse. Ce dernier objet sera joint à
l'adresse adoptée hier et qui doit être portée ce matin à la Convention. « L'on
demande qu'il soit fait une circulaire aux 48 sections pour les prévenir de
l'arrestation du citoyen Hébert, qui a été arraché à ses fonctions de
magistrat du peuple. Un membre pense qu'il serait plus utile qu'un membre du
Conseil se rendit dans chaque section pour leur faire le rapport de ce qui
s'est passé dans la journée d'hier. Le Conseil général arrête que l'on
enverra aux 48 sections expédition de l'adresse à la Convention sur
l'arrestation d'Hébert ; que cette adresse sera portée par des cavaliers qui
seront tenus de se rendre à 7 heures dans les assemblées générales, et
chargés de demander au nom du Conseil que lecture en soit faite sur-le-champ.
» Mais le
Conseil de la Commune craint, sans doute, que ces messages véhéments
n'excitent des mouvements téméraires. Il veut encore rester dans le chemin de
la loi, et « il arrête selon le Moniteur, que le commandant général
sera invité à faire garnir les postes importants et la garde des canons, afin
de les prémunir contre les attaques perfides des malveillants et contre le
bruit qui se répand qu'il se trame un complot contre la liberté. » C'est
un texte assez obscur. Celui de la Chronique de Paris diffère en quelques
points, sans être plus clair : « Le
commandant général est invité de faire garnir les postes et la garde de la
Convention afin de les prémunir contre les attaques des malveillants
relativement au bruit qui se répand qu'il se trame un complot contre la
liberté. » Cela
veut dire, sans doute, que le peuple, excité par quelques perfides, pourrait
se porter tumultueusement contre la Convention afin de venger la liberté en
péril, et que cette démarche téméraire fournirait le prétexte souhaité à ceux
qui veulent écraser, par la force, la Révolution. C'est toujours la même
tactique de fermeté légale, la même crainte des hasards de l'insurrection.
Cependant, voici, après les volontaires de la section révolutionnaire de
l'Unité, ceux de la section révolutionnaire des Gravilliers : « Leur
bataillon se présente pour recevoir un drapeau, étant au moment de partir
pour la Vendée ; une députation de la Commune va au-devant de lui, et le
vice-président lui remet le drapeau. Ensuite, il donne, au nom du Conseil,
l'accolade fraternelle au commandant de ce bataillon. Une députation descend
sur la place de la Maison commune pour y recevoir le serment des volontaires,
qui a été prêté avec le plus vif enthousiasme, au milieu des applaudissements
des citoyens et des cris de : Vive la République ! » Ainsi
la Commune ne croit pas devoir retenir à Paris les forces d'action
révolutionnaire. Elle songe à la Vendée menacée, au fanatisme de l'Ouest qui
s'étend ; et c'est là-bas qu'elle envoie les volontaires des quartiers les
plus ardents : les fils, les frères des Enragés de la section des Gravilliers
sont soulevés par l'enthousiasme de la liberté et de la Patrie. Enfin,
comme pour attester de nouveau sa déférence aux décisions légales de la
Convention, le Conseil de la Commune, sur le réquisitoire de son procureur,
ordonne la transcription sur ses registres et l'exécution du décret qui
mettait Paris sous la sauvegarde des citoyens et qui ligotait les sections
révolutionnaires. L'IMPRESSION PRODUITE Marino
et Michel ayant été relâchés sous la réserve qu'ils seraient toujours à la
disposition de la Commission des Douze, Hébert et Varlet demeuraient seuls en
état d'arrestation. L'émoi du peuple fut-il vif ? Au sujet de Varlet, les
impressions étaient très mêlées et très défiantes. Son action, dans les
journées de février et de mars, était suspecte à beaucoup de patriotes. De
plus, son agitation presque maladive (et qui bientôt s'aggrava jusqu'à la
folie), son goût de
la réclame, sa vanité inquiète laissaient au cœur du peuple je ne sais quel
malaise. Il s'arrêtait un moment autour des tribunes mobiles qu'installait en
plein vent le fiévreux agitateur, mais il reprenait vite son chemin et ne se
livrait pas. Désavoué par Marat, exclu par les Jacobins, Varlet était réduit
à chercher une sorte de réhabilitation révolutionnaire dans la guerre de
Vendée quand les Douze mirent la main sur lui. Dutard
écrit le 25 mai à Garat — à dix heures du matin et avant de connaître
l'arrestation de Varlet qui fut faite dans la nuit du 24 au 25 : « J'ai
entendu, hier soir, M. Varié (Varlet) pérorer pendant une heure sur la
terrasse du château devant la grande porte. Il y a débité sous une forme plus
raffinée et plus précise les rêveries que je vous ai transmises sur ce que je
ferais si j'étais Jacobin. Il n'a pas obtenu beaucoup d'applaudissements. »
C'est sans doute cette prédication insurrectionnelle, installée à quelques
pas des Tuileries, qui décida la Commission des Douze à l'arrêter. Elle
n'était pas fâchée d'ailleurs de lier à la cause d'Hébert celle de Varlet, à
demi suspect au peuple lui-même. Dutard
ajoute, en parlant de Varlet : « On
vient de m'apprendre que lui et six autres sont en état d'arrestation. Or,
voulez-vous savoir ce que le peuple dit à l'égard de ces aboyeurs subalternes
? Eh bien ! tant mieux, ils nous embêtent ; on fait fort bien de les foutre
dedans ; si on les y foutait tous, peut-être qu'ils nous laisseraient
tranquilles et que les affaires en iraient mieux. » Notez
que Dutard ne cherche nullement à endormir Garat, il s'applique, au
contraire, à l'effrayer, à le tenir en haleine. Qu'on rabatte donc ce qu'on
voudra du propos du policier : il reste que l'arrestation de Varlet ne
causait guère d'émoi ou même qu'elle était approuvée de plus d'un. Je lis,
dans le compte rendu de la séance de la Commune du 25 mai (Chronique
de Paris), ce
passage suggestif : « Après
qu'on s'est occupé d'Hébert, quelques sections réclament en faveur du citoyen
Varlet ; on observe qu'il ne faut pas mettre en parallèle ces deux citoyens.
» Et
lorsque, le 28, Hébert relâché reviendra à la Commune, il sera obligé, en
présentant lui-même Varlet, de dire avec insistance, que lui aussi a droit à
être protégé. Visiblement, la Commune et la plupart des comités
révolutionnaires ne demandaient qu'à faire, autour de son nom, le moins de
bruit possible. On le jugeait au moins compromettant. Pour Hébert, le
mouvement de protestation est beaucoup plus vif ; et si la Commission des
Douze avait voulu faire tomber sa tête, il y aurait eu, sans doute, un soulèvement
violent. Dutard
écrit dans la journée du 25 mai : « L'esprit du peuple est des meilleurs ;
frappez vos coups avec mesure, évitez le sang. Le parti d'Hébert pourrait
soulever le peuple. Je crois cependant qu'il ne s'y déciderait qu'aux
extrêmes. De l'indulgence ! Mais si on pouvait le retenir quelques jours,
cela ferait un grand bien. Il est bon que vous sachiez ce que, dans une
circonstance telle que celle où nous sommes, il se passera, lorsque Hébert
sortira de prison ou des arrêts : c'est qu'il sera tout honteux, il voudrait
inutilement simuler l'enragé, le peuple ne l'en croirait pas. Il est une
espèce de marque d'infamie gravée sur le front de quiconque est frappé par la
loi, et qui, après avoir déployé une jactance outrée, finit par échouer et se
montrer le plus faible. Le peuple hait la faiblesse autant que la
poltronnerie. Lorsqu'un arbre est abattu, tout le monde court aux branches.
Je ne sais si je me fais entendre. » LA POPULARITÉ DE MARAT Il me
parait certain qu'Hébert n'inspirait pas au peuple la même passion profonde
que Marat. Dans l'affection du peuple pour Marat il entrait une sorte de
respect. Non seulement il avait vu juste plus d'une fois, quand les ténèbres
semblaient épaissies sur tous. Mais il y avait dans toutes ses paroles un
sérieux extraordinaire, une sincérité douloureuse et tragique. Surtout, et le
peuple lui en savait un gré infini, il avait été souvent, sous son apparence
violente, l'homme du bon sens, de la mesure, je dirai presque de la
modération. Cela, Dutard l'a vu admirablement, et j'avoue que je n'ai trouvé
nulle part un portrait de Marat et une analyse de sa popularité qui soit
aussi conforme à l'impression toute vive que m'a donnée l'étude des textes et
des actes. Le policier philosophe a très bien vu qu'à ce moment ce n'est pas
seulement dans la partie excitée et exaspérée du peuple que Marat est
populaire ; il est entré à fond dans le cœur de la classe ouvrière et
artisane, du bon peuple travailleur et généreux, qui veut se dévouer, mais ne
veut pas être dupe. Dutard note, dans son rapport à Garat du 24 mai : « Comme
tout est cher ! (disent les pauvres gens). Qu'on nous laisse donc tranquilles une bonne fois
! On se dispute, on se bat à cette assemblée : à quoi sert tout cela ?
Cependant, on nous annonce de bonnes nouvelles, 12.000 hommes des ennemis
tués dans la dernière affaire, dites-nous si cela est vrai. Ce monsieur de
Custine est-il des bons, nous tromperait-il comme les autres ? « En
parlant de Marat : « Ce pauvre cher homme, il nous a bien prédit tout ce
qui nous est arrivé, et encore personne ne peut le souffrir ! Par trois fois
depuis quinze jours, il a manqué de perdre la vie ! Sans le secours de
patriotes qui l'ont arraché des mains des aristocrates... » Ainsi
la partie du peuple lassée des contentions et des querelles se rallie à
Marat, en qui elle démêle un sens de la chose publique plus profond que
l'esprit de parti. « Un
fabricant de petits souliers d'enfant, avec qui j'ai conféré souvent, bon
ouvrier, grand travailleur, bon père, bon époux, honnête homme en un mot,
mais aussi grand électeur, grand raisonneur et surtout bonne voix, me dit
d'un air de pitié : « La
section des Tuileries nous a envoyé l'un de ces jours (section de
Montreuil) son
fameux arrêté relativement à la sûreté de la Convention... Nous avons répondu
aux commissaires : « Nous voyons bien que vous êtes envoyés par les
grosses perruques de la Convention... Ils ont peur ; eh bien ! mes camarades,
dites-leur que c'est une calomnie de leur part contre le peuple des faubourgs
que la méfiance qu'ils manifestent à son égard ; dites-leur que le peuple des
faubourgs est incapable de se prêter à l'attentat qu'ils ont redouté de sa
part ; dites-leur qu'ils fassent mieux leur devoir que par le passé, et que
nous n'entendions plus parler de leurs divisions. » Ah ! il faut qu'ils
aillent. Nous sommes ici tous gueux, mais tous de braves gens, nous ne connaissons
point de voleurs parmi nous ; nous ne connaissons que la droiture et la
raison, point de bassesse. » Et,
comme pour faire écho au jugement que ces hommes sensés, mesurés et probes
portaient sur Marat, Dutard ajoute : « J'insiste
sur Marat, parce que je présume que tous ceux qui vous approchent vous
disent que le peuple même le regarde comme un gueux, qu'il n'y a que les
brigands qui aient des égards pour lui. Eh bien ! moi, j'ose les contredire,
et vous assurer que je connais beaucoup de braves gens qui tiennent beaucoup
à la cause de Marat. D'abord le peuple généralement tient pour acquitté Marat
sur tous les meurtres qu'il a occasionnés, et vous avez prévu la raison ;
pourquoi ? C'est que le peuple qui a partagé les sentiments de Marat sur
l'affaire de septembre, de Versailles, etc., ne pourrait pas condamner Marat
sans s'accuser lui-même. Le véritable esprit à l'égard de Marat dans toute la
classe du petit peuple est celui-ci : c'est que le peuple ne l'estime pas, il
le regarde même comme un peu fou ; mais, soit ses prédictions qui ont été
suivies de quelques réalités, soit sa résistance continuelle aux divers
partis que le peuple haïssait, soit enfin l'idée que le peuple s'est faite de
son intégrité (et l'intégrité est le dieu du peuple), lui a fait des
partisans et lui a obtenu l'amour et la protection du petit peuple. « Et
moi aussi, je vous l'avoue, je me suis dit plus d'une fois, en lisant les
feuilles de Marat : « Cet homme a raison. » Très souvent même, je
l'ai trouvé plus conséquent que nos grands raisonneurs qui, semblables à
l'aigle qui, au moyen de fortes ailes, plane au haut des cieux, oublie la
terre qui lui fournit l'aliment, «et sur laquelle il doit reposer, ont oublié
essentiellement la cause du peuple, ont voulu travestir tous ses goûts, ses
penchants, ses habitudes, pour l'entraîner dans les espaces métaphysiques.
Marat, lui, est resté avec le peuple, et toujours avec le peuple. Il disait
dans une de ses feuilles, il y a quelques mois : « On parle de supprimer
le traitement des prêtres constitutionnels. Je conviens que ce serait
épargner bien des millions à la Nation française. » — Tout Paris, la Commune,
etc., retentissaient de cette suppression projetée. — « Mais, ajoutait
Marat, ne serait-ce pas le comble de l'infamie ? Alors on ne ferait donc plus
aucune différence entre le réfractaire et le constitutionnel, entre le vice
et le crime, puisque le traitement serait le même. » Si Marat avait toujours
parlé de même, je vous avoue qu'il n'y aurait point à Paris de maratiste qui
me ressemble, parce que j'aime beaucoup aussi, moi, l'esprit de justice. » LES MENACES D'ISNARD Ce sens
pratique et cette possession de soi-même, Marat en avait fait preuve plus
récemment encore lorsque, sous le coup des premiers désastres de Belgique, il
avait ajourné les représailles contre Dumouriez, déconseillé l'insurrection.
Qu'est-ce à dire ? c'est que, malgré le vif émoi causé par l'arrestation
d'Hébert, le peuple ne s'engagera à fond que si Marat et Robespierre donnent
le signal. Or, dans la journée du 25, la Gironde déchaînait à la Convention
toutes les colères. Excitée par l'adresse trompeuse 'et fourbe des sections
contre-révolutionnaires de Marseille, elle entendit avec impatience les
délégués de la Commune de Paris demandant une enquête sur la dénonciation de
la section de la Fraternité et l'élargissement d'Hébert. « Un
autre objet nous amène devant vous. Les magistrats du peuple, qui ont juré
d'être libres ou de mourir, ne peuvent voir sans indignation la violation la
plus manifeste des droits les plus sacrés. Nous vous dénonçons l'attentat
commis par la Commission des Douze sur la personne d'Hébert, substitut du
procureur de la Commune : il a été arraché du siège du Conseil général et
conduit dans là prison de l'Abbaye. Le Conseil général défendra l'innocence
jusqu'à la mort. Il demande que vous rendiez à ses fonctions un magistrat
estimable par ses vertus civiques et ses lumières. Du reste, les arrestations
arbitraires sont pour les hommes de bien des couronnes civiques. » C'est
Isnard qui présidait. Il répondit avec une violence inouïe. Je ne crois pas
qu'il ait été entraîné par une colère subite et comme grisé par
l'improvisation. Il savait à coup sûr dès la veille, ou tout au moins dès le
matin, que la Commune devait envoyer des délégués à la Convention pour
réclamer Hébert, et il avait préparé sa réponse. Il se plaisait aux images
grandioses et terribles, à une sorte de prophétisme biblique gonflé d'emphase
provençale : « La
Convention, qui a fait une Déclaration des Droits de l'Homme, ne souffrira
pas qu'un citoyen reste dans les fers s'il n'est pas coupable. Croyez que
vous obtiendrez une prompte justice. Mais écoutez les vérités que je vais
vous dire : La France a mis dans Paris le dépôt de la représentation
nationale, il faut que Paris le respecte. Si jamais la Convention était
avilie, si jamais, par une de ces insurrections qui, depuis le 10 mars, ne
cessent d'environner la Convention nationale, et dont les magistrats ne nous
ont jamais avertis que les derniers,... si, dis-je, par ces insurrections
toujours renaissantes, il arrivait qu'on portât atteinte à la représentation
nationale, je vous le déclare au nom de la France... « —
Non, non, s'écrie l'extrême-gauche. — Oui, oui, répliquent les hommes de la
Gironde et de la Plaine, tous debout, surexcités par l'ardente parole. « Je
vous le déclare, au nom de la France entière, Paris serait anéanti ; bientôt
on chercherait sur les rives de la Seine si cette ville a existé. » C'était
comme une réédition insensée du manifeste de Brunswick. Lui, il menaçait
Paris de destruction s'il touchait au roi. Isnard le menace de destruction
s'il touche à la Gironde. Danton demande violemment la parole, mais Isnard
resserrait et précisait sa menace : « Non
seulement la vengeance nationale tombera sur les assassins des représentants
du peuple, mais aussi sur les magistrats qui n'auraient pas empêché ce crime.
Le glaive de la loi, qui dégoutte encore du sang du tyran, est prêt à frapper
la tête de quiconque oserait s'élever au-dessus de la représentation
nationale. » Danton
répondit en un discours assez puissant, mais ambigu ; il proposait encore,
sous les éclairs multipliés de la guerre civile, la conciliation et la paix.
Et sa harangue avait parfois un ton étrange de plaidoyer ou d'homélie : « Pourquoi
supposer qu'un jour on cherchera vainement sur les rives de la Seine si Paris
a existé ? Loin d'un président de pareils sentiments ! Il ne lui appartient
que de présenter des idées consolantes. « Je
ne sais point dissimuler ma pensée. Parmi les meilleurs citoyens, il en
est de trop impétueux ; mais ne condamnez pas ce qui a fait la
Révolution, car s'il n'y eût pas eu d'hommes à grandes passions, si le peuple
n'eût pas été violent, jamais il n'aurait brisé ses fers. Et moi aussi, je
fus au timon de l'Etat dans le temps d'orage. Je défie ceux qui me supposent
une fortune immense de m'accuser. On m'a demandé des comptes, je les ai
rendus, je demande à les rendre encore de nouveau devant un tribunal révolutionnaire. « Je
reviens à mon premier objet. Je dis que ce qui peut doubler la force
nationale, c'est d'unir Paris aux départements ; il faut bien se garder de
les aigrir contre Paris. Quoi ! cette cité immense, qui se renouvelle chaque
jour, ce centre politique où tous les rayons aboutissent, porterait atteinte
à la représentation nationale ? Paris, qui a brisé le premier le sceptre de
la tyrannie, violerait l'arche sainte qui lui est confiée ? Non, Paris aime
la Révolution ; Paris, par les sacrifices qu'il a faits à la liberté, mérite
les embrassements de tous les Français. Ces sentiments sont les vôtres ? Eh
bien ! manifestez-les ; déclarez que Paris n'a jamais cessé de bien mériter
de la Patrie. Rallions-nous, que nos ennemis apprennent à leurs dépens
que la chaleur de nos débats tient à l'énergie nationale ; qu'ils sachent que
vous serez toujours prêts à vous unir pour les terrasser ; qu'ils sachent que
si nous étions assez stupides pour exposer la liberté, le peuple est trop
grand pour la laisser périr. » Oui, mais quel était à cette minute le plan de Danton ? Et pouvait-il espérer encore le rapprochement des partis et l'apaisement ? |
[1]
On trouvera une biographie de Leclerc d'Oze dans mon article intitulé : Les
Enragés contre la Constitution de 1793 (Annales révolutionnaires de
juillet-août 19211. - A. M.