LES REPRÉSENTANTS EN MISSION C'étaient
surtout les nouvelles des départements, les manifestations de quelques
grandes cités qui donnaient aux Girondins cette confiance agressive. A vrai
dire, l'état des esprits en province, vu d'ensemble, paraissait incertain.
Les Girondins commençaient à s'apercevoir de la faute qu'ils avaient commise
en laissant la Montagne presque seule envoyer des représentants en mission.
Le Patriote français dit le 16 mai : « On
nous marque que Chabot fait rage dans l'Aveyron, fait rouler les lettres de
cachet, la guillotine, et toujours au milieu des plaisirs. Cependant deux
lettres de Chabot, écrites dans le meilleur esprit, semblent attester le
contraire. Chabot s'y proclame hautement ami de l'ordre et de l'humanité.
Dans le doute, nous aimons mieux croire le dénoncé que le dénonciateur, et
inviter Chabot à persister dans cette glorieuse profession de foi ; nous
oublierions avec bien du plaisir que la sévérité de notre ministère nous a
souvent fait un devoir de poursuivre ce député. « On
nous marque de Bayonne que Choudieu, Rousseau, Projean, distribuent aussi des
lettres de cachet contre ceux qui ne fléchissent pas le genou devant le
maratisme, tiennent en état d'arrestation de bons citoyens, même après avoir
visité les papiers et n'avoir rien trouvé de suspect, etc. « La
visite de tous ces commissaires, dont la plupart sont anarchistes, doit avoir
appris aux départements à bien connaître leur doctrine et leur conduite.
C'est le plus violent despotisme sous le nom de liberté, et ils ne veulent
point de constitution, parce qu'ils veulent prolonger ce despotisme si doux à
leur cœur. » LA CRISE MONÉTAIRE En
fait, les commissaires de la Convention se heurtaient partout à des
difficultés immenses.. L'élan patriotique était vif ; mais ils avaient à
lutter contre la baisse des assignats qui bouleversait toutes les
transactions, et ils constataient partout l'inquiétude répandue au loin par
les luttes des partis dans la Convention. Qui sait si la Convention même
n'allait pas être dissoute ? De Chambéry, les commissaires Hérault, Simond
dénoncent « l'infernal agiotage des Génevois », qui spéculaient sur les
variations de prix de l'assignat et du métal. De Strasbourg, les
Conventionnels signalent que les assignats perdent 70 p. 100. De
Saint-Jean-de-Luz, Ysabeau et Mazade écrivent le 22 avril au Comité de salut
public : « Bayonne est le centre de l'agiotage, de l'avidité et de la
cupidité mercantiles. L'argent y est toujours vendu publiquement. Un petit
nombre de gens à coffre-fort, qui tiennent toute la 'ville sous leur
domination, ont avili jusqu'ici le cours et la valeur des assignats. Le mal
s'est propagé au loin et y a jeté de profondes racines... » Et
comme les Conventionnels avaient pris des mesures vigoureuses contre
l'agiotage, comme ils avaient défendu qu'on achetât des assignats au rabais :
« Vous pouvez vous figurer, disent-ils, le déchaînement des riches contre
nous. Leur rage est au comble et ils nous poursuivent, suivant leur usage,
par les armes de la calomnie... Nous donnons cours partout aux assignats...
les pauvres et les soldats nous bénissent. » De la
Seine-Inférieure, les commissaires écrivent « que le pain y est cher et que
le peuple n'est pas toujours assuré d'en avoir. » Evidemment,
ou la Révolution fléchira et elle sera envahie par le royalisme ou, pour
faire face à des dangers toujours plus graves, elle tendra tous les ressorts
et ira jusqu'à organiser partout la Terreur. LA GUILLOTINE DANS LA NIÈVRE Déjà,
dans la Nièvre, Laplanche, Collot d'Herbois — qui avait, il est vrai, le goût
de la déclamation et du théâtre — commencent à étaler la guillotine. Ils
écrivent au Comité de salut public, le 22 avril : « Les motions qui ont
été faites à la Convention tendant à convoquer les assemblées primaires font
aussi le plus mauvais effet. S'il passe un courrier extraordinaire, les
malintentionnés crient qu'il a apporté le décret pour convoquer ces
assemblées. Cette incertitude retarde toutes les mesures. Beaucoup de
citoyens en état de s'équiper eux-mêmes marcheraient volontiers aux armées,
mais ils croient le salut de la patrie plus compromis que jamais, si l'on
convoquait les assemblées pendant l'absence de tous les patriotes. Enfin tous
les mouvements ambitieux qui circulent aux approches des élections se
préparent sourdement, les fonctionnaires marquants ont la perspective d'une
nouvelle Convention dont ils se croient déjà membres ; ils donnent à leurs
espérances, à leurs passions beaucoup de temps qui tournerait au profit de la
République. » Collot
d'Herbois et Laplanche annoncent que « la guillotine est sortie du
fourreau... L'exécuteur a fait son apprentissage sur cinq mannequins
représentant Dumouriez, Valence, Chartres-Egalité et deux autres officiers de
l'état-major de Dumouriez. » LA GUERRE AU MODÉRANTISME DANS LE SUD-OUEST A
Castres, les représentants Bô et Chabot combattent le modérantisme. « Dans
la crise révolutionnaire où nous nous trouvons, s'écrie Chabot le 24 mars, il
ne doit plus exister d'égoïstes et de modérés ; que tout ce qui n'est pas
dans le sens de la Révolution sorte de la République ; qu'ils aillent à
Coblentz, les biens des transfuges seront le partage de ceux qui versent leur
sang pour la défense de la patrie. Si l'administration (municipale) eût été
mal composée, nous l'aurions destituée. Au péril de notre vie, nous
procurerons le bonheur du peuple. Il lui faut du pain, nous lui en
procurerons. Il lui faut de l'or pour secourir les sans-culottes qui
prodiguent leur sang pour la liberté, pour leurs femmes et leurs enfants,
nous lui en procurerons. Nous venons enfin donner l'émétique au corps
politique, le faire suer et le purger du venin aristocratique qui le ronge
depuis longtemps. » Et, le
26 mars, Bô et Chabot soumettaient toutes les personnes suspectes à une taxe
de guerre ; le 28, sur leur réquisition, l'administration du Département
demandait aux sociétés populaires la liste (les fonctionnaires publics
suspects ou qui n'auraient donné aucune preuve de civisme. (Voir
Rossignol, Histoire de l'arrondissement de Gaillac.) Le 9 avril, Bô et Chabot
arrêtaient que les Directoires des départements de l'Aveyron et du Tarn
feraient procéder au désarmement des citoyens suspects d'incivisme ; les
aubergistes devraient donner à la municipalité la liste des étrangers logés
par eux, et ceux-ci devraient montrer leur passeport à toute réquisition ; la
garde nationale serait -réorganisée, et un Comité de surveillance serait
établi dans chaque district. Sous l'impulsion des Conventionnels, un vif
mouvement populaire se développait. Un délégué du Conseil du Département,
Farjanel, constatait avec joie l'énergie des villes de Gaillac, Lisle,
Rabastens. Les municipalités traquaient jusque dans les emblèmes les derniers
restes de féodalité ; elles faisaient abattre les écussons, fleurs de lys et
armoiries dont étaient marqués les tableaux d'église et les portes des nobles.
Elles allaient jusqu'à faire effacer les écriteaux portant le noble jeu du
billard ; elles exigeaient que les ci-devant nobles remettent tous leurs
vieux parchemins et, le 23 mars, dans une fête patriotique à Puybegon, on
jetait aux flammes ces titres « qui de suite infectaient l'air » ; on dansait
la farandole, on se donnait le baiser fraternel et on faisait un grand repas
« à la sans-culotte ». Mais
sans doute toute cette action révolutionnaire se développait surtout en
surface, car bientôt le Tarn sera un des foyers du fédéralisme. Evidemment il
y avait dans le pays, à des profondeurs diverses, bien des courants et des
contre-courants. L'ISÈRE De
Vienne, Amar et Merlino, représentants dans l'Ain et dans l'Isère, écrivent,
le 9 mai, à la Convention : « Nous
achevons aujourd'hui notre tournée dans le département de l'Isère, dans
lequel, comme dans celui de l'Ain, nous nous sommes occupés sans relâche du
soin de revivifier l'esprit public aigri par la présence d'une foule de gens
ouvertement déclarés ennemis de la Révolution. « A
Grenoble, comme dans toutes les villes où les privilèges nourrissaient et
propageaient les abus, l'insolente aristocratie promenait son front audacieux
sous la protection tacite, mais bien prononcée, des autorités constituées. A
les entendre, il n'y avait à Grenoble et dans le département de l'Isère que
des patriotes, ou ce que le Directoire appelle des gens très tranquilles. « Vous
croiriez peut-être, chers collègues, que dans un pays qui paraît être le sol
de la philosophie, du talent et de la raison, le dévouement à la chose
publique, l'intérêt que sa position inspire, le zèle de la fraternité ont
devancé nos démarches ! Vous seriez dans l'erreur. Nous n'avons trouvé que de
la morgue parlementaire, et des esprits irrités de la mort du tyran. « Le
citoyen Royer — c'est Royer-Deloche, député suppléant à la Convention où il
ne siégea pas —, membre du Directoire du département, est connu par les
propos révoltants qu'il a tenus publiquement contre la Convention. Sa
conduite à notre égard, devant les autorités constituées, a été plus
qu'indécente. Rappelé sérieusement à l'ordre et au respect qu'il-devait à la
Convention et à ses commissaires, nous reçûmes les excuses que
l'administration nous fit pour lui et qu'il nous répéta ; mais nous n'avons
pas cru devoir nous dispenser de vous en instruire pour que vous preniez à
cet égard les mesures que vous jugerez convenables. Voilà l'homme qui passe
pour avoir une grande influence dans le Directoire du département de
l'Isère... Quoi qu'il en soit, nous sommes réunis en famille, en y adjoignant
les autres autorités constituées. Cela nous devenait d'autant plus
intéressant que nous pouvions compter sur la pureté du patriotisme et des
intentions du district, de la majeure partie de la municipalité et du maire, qui
réunit les suffrages de tous les bons patriotes. Après avoir fait lecture de
nos pouvoirs, nous nous sommes fait rendre compte du recrutement et de tout
ce qui en dépend. Tout était à cet égard consommé. Il y avait même un
excédent et quelques volontaires étaient partis pour se rendre à leur
destination. Nous n'avons point oublié les chevaux de luxe, de la quantité
desquels nous attendons un est du Directoire. « Venant
ensuite aux mesures de sûreté générale, nous avons interpellé les autorités
constituées, formées en Comité, de nous déclarer et faire connaître toutes
les personnes connues pour exciter, fomenter ou être le sujet de troubles ou
de divisions dans le Département. Comme nous l'avons déjà dit, il n'y a rien
de si tranquille que le département de l'Isère. Tous les aristocrates, tous
les dévots modernes, tous les saints de la Vendée et des Deux-Sèvres sont des
gens résignés aux circonstances. Nous leur avons fait part d'une liste
nombreuse de gens désignés par l'opinion publique comme étant les plus
mortels ennemis de la Révolution et comme véhémentement soupçonnés d'avoir
des intelligences secrètes avec les ennemis du dehors. La discussion a été
ouverte sur cette liste, et continuée pendant deux jours et une partie des
nuits. Elle a été définitivement arrêtée ainsi que nous vous l'envoyons. « La
destitution de plusieurs fonctionnaires, d'officiers et de colonels plus
qu'aristocrates, la connaissance de nos mesures à peine parvenue dans le
public, l'esprit des patriotes s'est ranimé. Quelques membres du Directoire
du Département que leurs bons principes et leur modestie nous empêcheront de
nommer, ont repris tout leur courage et se sont trouvés dédommagés du chagrin
qu'avait pu leur causer une majorité plus que feuillantine. « Mais
c'est trop vous parler d'elle. Sortez avec nous du Directoire du Département.
Venez dans les campagnes respirer l'air pur de la loyauté, de la franchise,
de la fraternité et du républicanisme le plus décidé. Traversez Moirans,
Tullins, Saint-Marcellin, la Mlle, Vinay, etc. Arrêtez-vous un instant à
Voiron, commune d'une population de 6.000 âmes, et dans laquelle vous
chercheriez inutilement un seul aristocrate... Embrassez, avec tout le peuple
de ces contrées, l'arbre de la liberté. Ecoutez les femmes, les vieillards
chanter avec allégresse l'hymne des Marseillais, nous accompagner, aller
au-devant de nous et finir leur journée aux clubs patriotiques, en écoutant
avec le plus vif intérêt les principes conservateurs de la liberté civile et
politique et de l'égalité des droits que nous n'avons cessé de leur prêcher.
Recevez dans votre sein le serment qu'ils nous ont confié d'exterminer tous
les tyrans et de mourir plutôt que de souffrir qu'on porte atteinte à
l'unité, à l'indivisibilité de la République et à la Convention nationale. « Vienne,
ville feuillantine, nous a cependant offert un bon Directoire du district,
une municipalité passable et une excellente Société populaire. Le recrutement
n'est pas achevé, il s'en fallait de trente-neuf hommes. On peut en attribuer
la cause aux aristocrates déguisés en patriotes, aux dévots modernes dont
nous avons déjà parlé, et qui vont disant que vous allez à la boucherie. Leur
séquestration a fait merveille. Nous avons eu la satisfaction de voir
s'achever le recrutement dans le jour. Il a été précédé d'une fête civique et
achevé par les cris de : Vivent la République et la Convention nationale « Nous
vous demanderons un décret interprétatif, ou plutôt formel et précis, de
l'abolition des costumes religieux hors le temps du culte et la confession
des malades, une expression équivoque de la loi servant de prétexte à la
plupart des prêtres pour s'abstenir de l'obéissance qu'ils doivent à vos
décrets. Le compte général que nous vous rendrons à notre prochain retour
auprès de vous vous fera aisément connaître combien il est important que les
prêtres constitutionnels ne se permettent plus de porter aucune des marques
qui les faisaient distinguer autrefois des simples citoyens. » MONTAUBAN Il est
visible qu'il y a bien des forces contraires en présence. En bien des
régions, c'est l'impulsion de Paris, c'est le choix fait par la capitale
entre la Montagne et la Gironde qui décidera des événements et de la marche
des esprits. De Montauban, Jeanbon Saint-André envoie au Comité de salut
public, le 15 mai, des nouvelles assez mêlées. « Depuis
que nous sommes dans les départements, citoyens collègues, on n'a cessé
d'entraver notre marche par toutes sortes de moyens, et d'essayer de nous
susciter des ennemis par les plus infâmes calomnies. Je vous remets ci-joint
des pièces qui constatent cette vérité et qui montrent quelle est la source
et le but de toutes ces manœuvres. Je vous prie de les mettre sous les yeux
de la Convention nationale, car il importe peut-être qu'on sache qu'il y a
aussi des provocateurs parmi ceux qui déclament sans cesse contre ce qu'ils
appellent l'anarchie. Notre prudence et notre fermeté nous ont sauvés des
pièges qu'on nous a tendus, et, en dépit des calomniateurs, nous avons
peut-être fait quelque bien dans nos départements, sans porter, comme on nous
en accuse, atteinte aux propriétés, et nous avons respecté jusqu'à l'idole la
plus chère à la cupidité, la bienheureuse cassette. » Et,
après avoir rendu compte des mesures qu'il prend pour organiser la défense
nationale contre les Espagnols, et pour créer à Montauban une fonderie de
canons et un atelier de charronnage, après avoir indiqué que « les foulons et
les machines à ratisser les étoffes offrent des moyens préparés d'avance et
qu'on peut adapter très promptement et à très peu de frais pour forer les
canons ». après avoir loué le patriotisme de la ville de Figeac, qui offre à
la Patrie un bataillon au-delà du contingent, Jeanbon Saint-André témoigne du
civisme du département du Lot : « L'esprit
qui règne dans le département du Lot, le civisme et la fermeté de
l'administration du Département, l'ardeur des citoyens, et surtout de la
classe laborieuse, niellent ce Département au niveau de ceux qui ont le mieux
mérité de la patrie. » AGEN Garrau,
au nom des représentants dans la Gironde et le Lot-et-Garonne, -donne sur
l'état d'esprit du Midi des renseignement,, assez inquiétants au Comité de
salut public. Agen,
le 16 mai : « Citoyens
nos collègues, dans les circonstances critiques où nous nous trouvons, les
vrais amis du peuple redoutent moins les efforts des despotes coalisés au
dehors et des brigands réunis dans l'intérieur, que les manœuvres secrètes
des intrigants et des fédéralistes. Les pièces que nous vous envoyons — ce
sont des lettres de Vergniaud à ses amis de Bordeaux — sont bien propres à
ouvrir les yeux de la Convention nationale sur cette espèce d'hommes d'autant
plus dangereux qu'ils ont eu l'art de conquérir une sorte de popularité en
pervertissant l'opinion publique. Le nombre de leurs sectaires est assez
considérable dans quelques-uns des départements méridionaux et surtout dans
les villes maritimes. Ils comptent pour eux une partie du peuple qu'ils ont
égarée, et la classe entière des modérés, des feuillants, des égoïstes, des
agioteurs, des fripons et des ambitieux ; de sorte qu'il n'est pas
rare d'entendre dire, même publiquement, que puisque Paris veut dominer, il
faut s'en séparer et former des Etats particuliers. De là, la difficulté
de procurer des armes aux recrues qui se rendent aux frontières. Personne ne
veut s'en dessaisir ; les délégués de la Convention nationale, qui les
réclament au nom de la loi, sont outragés, menacés, traités de maratistes et
de désorganisateurs. De là les défiances et les soupçons, les violences et
les voies de fait, cet esprit de crainte et d'incertitude qui ralentit le
courage, attiédit le zèle et comprime l'élan du patriotisme vers la liberté.
De là, les débats les plus scandaleux, les divisions les plus affligeantes,
les injures les plus vives contre les sociétés populaires, les sections d'une
même ville, d'un même département. Chacun tient à tel ou tel parti, et la
guerre civile n'est pas loin d'éclater avec fureur, si la Convention
nationale, qui doit enfin étouffer toutes ces haines, ne prend les mesures
les plus promptes pour les prévenir. « Mais,
citoyens, ce qui rend ce nouveau danger plus réel, plus imminent, c'est cette
foule de libelles qui circulent chaque jour dans toutes les parties de la
République. Des folliculaires sans pudeur, à qui l'or de la Nation a été traîtreusement
prodigué pendant six mois, continuent à vomir leur poison. Ce n'est pas tant
contre vous, membres du Comité de salut public, dont ils ne cessent cependant
de calomnier les intentions parce que vous faites aller la machine, que
contre les commissaires de la Convention nationale, envoyés dans les
départements et auprès des armées, que ces stipendiés de Pitt lancent les
bruits les plus envenimés. Les scélérats ! ils parlent de respect pour
la représentation nationale ; ils crient contre les Parisiens, et ils sont
les premiers à l'avilir, à l'attaquer dans vous qui avez besoin de la
confiance entière du peuple pour remplir avec succès la mission importante
dont nous sommes chargés. » Jeanbon
Saint-André, le 17 mai, dans une lettre de Montauban, ajoute des couleurs
sombres au tableau dressé par Garrau : « Le
peuple est dans les meilleures dispositions, mais partout on travaille à
l'égarer. La plus dangereuse des aristocraties, celle qu'enfante
l'égoïsme, lutte contre la liberté et fait désormais cause commune avec
l'aristocratie sacerdotale et nobiliaire. C'est à cette alliance qu'on peut
rapporter peut-être le développement de la guerre civile dans la Vendée,
et le ferment qui peut la développer dans tous les départements existe plus
ou moins dans tous. Celui que j'ai été plus particulièrement à même de visiter
est peut-être un des meilleurs de la République et, néanmoins, les
aristocrates de toutes les couleurs n'y perdent pas l'espoir de susciter des
troubles et de faire rétrograder la Révolution. » Il
termine cependant sur une parole d'espérance : « Toutes
les cloches du Département ont été descendues. On en a laissé une à chaque
église. Le reste attend la main de l'artiste pour lui donner une forme
redoutable aux ennemis de la Patrie. Eclairez le peuple et la Révolution
s'achèvera. » Dartigoyte
et Ichon, dans une lettre du 23 mai, datée de Lectoure, se plaignent des
autorités départementales qui, sans cesse contrarient leur action. METZ De
Metz, le 26 mai, Le Vasseur, Maignet, Maribon Montaut et Soubrany dénoncent
la tiédeur des citoyens : « Nous
comptions, citoyens nos collègues, profiter du jour de repos pour nous
entourer d'une manière plus efficace des lumières du peuple. Nous nous étions
rendus hier à la Société dans l'espoir d'y commencer cette opération ; mais,
nous vous le disons avec douleur, deux fois nous avons visité la Société dans
les trois jours que nous avons passé ici et, deux fois nous l'avons trouvée
déserte. Tout ce que nous avons vu dans ces trois jours, tout ce que l'on
nous a rapporté nous prouve que la malveillance travaille ici comme ailleurs
le peuple, que l'esprit public est loin d'être à la hauteur des
circonstances. « Il
nous a paru que les corps administratifs sont bien éloignés de faire cesser
cette insouciance. Dans un temps où il faut être tout feu, ils ne feront
qu'augmenter leur tiédeur, en dégoûtant les patriotes par l'impunité qu'ils
assurent au crime. » Que
fera la France ? Ira-t-elle en une convulsion suprême de l'instinct de
conservation jusqu'à la terreur révolutionnaire ? Ou bien glissera-t-elle de
lassitude à un modérantisme qui sera d'abord pénétré et bientôt submergé par
la contre-Révolution ? A cette date, il est visible qu'elle hésite encore et
qu'elle oscille. Mais on dirait que les grandes cités provinciales, les
grandes villes marchandes inclinent à un girondisme feuillant. A Lyon, comme
nous l'avons vu, le mouvement sectionnaire menace la municipalité jacobine. BORDEAUX Dans
leur adresse du 8 mai à la Convention « les républicains bordelais » ne se
bornent pas à défendre leurs représentants. Ils dénoncent si violemment le
despotisme exercé sur la Convention par les hommes de la Montagne et de la
Commune, qu'il est visible qu'ils sont tout près à entrer en lutte, s'il le
faut, contre une Convention tombée en esclavage. « Oui,
nous le pensons avec la majorité de la Convention, depuis longtemps on forme
autour d'elle des projets de désorganisation et d'anarchie. On veut
l'anarchie, pour usurper les places et voler de l'argent ; on veut
l'anarchie, pour essayer si, avec l'audace de l'orgueil et du crime, on ne
pourrait pas s'emparer, ne fût-ce que quelques jours, d'un pouvoir
régulier... « ...
Oui, nous le pensons avec la majorité de l'Assemblée nationale, dès qu'elle
ne peut pas punir une seule autorité constituée qui la brave, dès qu'elle ne
peut livrer au glaive des lois ceux qui prêchent le meurtre et se nourrissent
de sang, dès qu'elle ne peut chasser des tribunes ceux qui la dominent et
l'outragent, la Convention nationale a vu sa force défaillir, l'autorité
souveraine lui échappe, le gouvernement se dissout... et l'anarchie commence. « Il
est dans la Convention des hommes de génie et de courage qui présagèrent dès
longtemps les maux que nous venons de décrire ; ils ont vu l'orage se former,
croître, s'étendre, obscurcir toute l'atmosphère ; ils ont voulu le conjurer ;
mais aussitôt ces êtres perfides, qui ne se montrent que dans les ténèbres et
ne vivent que de ravage et de mort, ont quitté tous à la fois leurs repaires,
ils sont descendus du Caucase sanglant, ils sont sortis des bourbiers
d'Augias, et se sont élevés comme des furies contre les vrais appuis de la
République et de la liberté, ils ont hurlé contre l'ordre comme le loup et
l'hyène hurlent contre le rayon de la lumière... Oui, nous sommes tous
girondins, nous le serons jusqu'au tombeau. » C'est
le défi, c'est déjà le langage déclamatoire et sanglant de la guerre civile.
Mais, ce qui atténuait l'effet de ces déclamations véhémentes, ce qui
rassurait la Montagne, c'est que l'adresse des Bordelais n'était pas
spontanée. Il avait fallu, pour la provoquer, des lettres émouvantes de
Vergniaud, de pathétiques appels adressés par lui, le 4 et le 5 mai, à la
Société des Amis de la liberté et de l'égalité, séance aux Récollets, à
Bordeaux. Il se plaignait, dans une première lettre, du silence des Jacobins
de Bordeaux, à l'heure où les députés de la Gironde étaient menacés de mort.
A l'inévitable angoisse du péril, faudrait-il joindre l'amertume de l'abandon
? Dans la seconde, il disait à ses électeurs : « Si
on m'y force, je vous appelle de la tribune pour venir nous défendre, s'il en
est temps, pour venger la liberté, en exterminer les tyrans... Hommes de la
Gironde, levez-vous ! La Convention n'a été faible que parce qu'elle a été
abandonnée ; soutenez-la contre les furieux qui la menacent ; frappez de
terreur nos Marius, et je vous préviens que rien n'égale leur lâcheté, si ce
n'est leur scélératesse. » Le
bruit courait que le texte de l'adresse adoptée par la section en réponse à
cet appel désespéré avait été envoyé par Lasource. Il y eut bien des
résistances. Garrau écrivait, dans le post-scriptum de la lettre du 15 mai
que j'ai citée : « L'adresse des citoyens de Bordeaux à la Convention
nationale, ouvrage de quelques intrigants, n'a pas eu dans le Département
beaucoup d'approbateurs. Plusieurs sociétés populaires ne se sont pas
contentées de la rejeter : elles en ont improuvé les motifs et le style. » MARSEILLE A
Marseille, qui semblait avoir échappé depuis des mois à l'influence
girondine, il y eut un revirement inouï. En décembre, janvier, février,
c'étaient les Montagnards les plus ardents, les plus véhéments, qui
dominaient. Les hésitations des députés de la Gironde à frapper le roi
avaient excité l'indignation des révolutionnaires. Ils avaient délégué, à
Paris, pour hâter le jugement et la mort de Louis XVI, Alexandre Ricord qui,
le 21 janvier, écrivait au Club marseillais : « Aujourd'hui vingt-et-un
janvier 1793, à dix heures et vingt minutes avant midi, et sur la place de la
Révolution, Louis Capet, dernier roi de France, a été fait pic, repic et
capot. » Marseille
illuminait pour fêter la mort du roi. Les
bataillons marseillais rentraient avec des drapeaux dont les cravates étaient
teintes du sang de Louis, et les fédérés portaient au bout de leurs
baïonnettes des mouchoirs trempés dans le sang du tyran. La fermentation
était extraordinaire. Paris, faisant écho à la propagande des Enragés,
annonçait que la mort du roi était le symbole de la chute des anciennes
puissances, le signe d'un ordre nouveau où les pauvres ne seraient plus
pressurés par les riches. Tous les députés des Bouches-du-Rhône qui avaient
voté l'appel au peuple étaient dénoncés et flétris. La Société populaire
écrivait à Barbaroux : « Nous te vouons, toi et tes adhérents, au mépris, à
l'infamie et à l'exécration nationale. C'est ainsi que pense la sainte
Montagne de Marseille. » Rebecqui, outragé, débordé, donnait sa démission de
la Convention et s'établissait à Avignon, pour surveiller de plus près les
événements. Barbaroux restait à son poste, mais il écrivait à ses anciens
mandants qu'ils avaient flétri son cœur. Tous les citoyens suspects de
modérantisme étaient désarmés, même de leur couteau, et il semblait que
Marseille était le foyer toujours plus ardent d'une révolution toujours plus
exaspérée. Le
maire Mouraille, le procureur de la Commune Seytre, paraissaient suivre le
mouvement, se prêter à toutes les demandes des clubs, seconder toutes les
mesures énergiques pour le recrutement, pour la levée des taxes
révolutionnaires. Quand, en mars, les commissaires de la Convention, les
Montagnards Boisset et Moïse Bayle arrivèrent à Marseille, il semblait bien
que la Gironde y était écrasée, et que la prédication révolutionnaire des
Conventionnels allant de section en section était superflue. Mais voici que
brusquement, à la fin de mars et en avril, les choses et les esprits sont
comme renversés. Les sections marseillaises sont envahies par la bourgeoisie
modérée et par les royalistes, et un mouvement violent de réaction s'annonce.
Faut-il croire, comme le dit Michelet, que c'est parce que Marseille, ayant
envoyé par milliers à la frontière ses patriotes les plus généreux, était
restée à la merci des éléments contre-révolutionnaires ? Mais il n'y avait
pas eu en mars un grand exode, et le vent se met à souffler soudain en 'sens
contraire. Était-ce
l'effet de l'arrêt des transactions commerciales causé par la guerre maritime ?
Certes Marseille commençait à souffrir. La marine militaire, en pleine
désorganisation, ne suffisait pas à protéger les convois menacés par la
course. Le 1er avril, Boisset et Bayle écrivent au Comité de salut public : « Les
commerçants de Marseille à qui, faute de convois, on enlève tous les jours
des vaisseaux, font les mêmes vœux (contre le pouvoir exécutif)... Nos affaires périclitent au
Levant. » Sans
doute cette crise économique commençait à inquiéter les esprits, à alarmer
les intérêts, elle fournissait à la contre-Révolution un thème d'attaques
dangereuses. Mais les souffrances n'étaient pas encore assez aiguës pour
qu'on puisse expliquer par là ce changement violent dans la politique
marseillaise. Il y a, je crois, deux causes directes de ce mouvement. LES MALADRESSES DES REPRÉSENTANTS BAYLE ET BOISSET D'abord,
les deux commissaires, Bayle et Boisset, furent d'une maladresse inouïe. Il y
a dans leur conduite une contradiction funeste. D'une part, ils s'associèrent
aux mesures révolutionnaires les plus énergiques, à l'institution d'un
tribunal révolutionnaire, à la formation d'une armée révolutionnaire chargée
d'aller dans tout le Midi traquer les contre-révolutionnaires. Et, d'autre
part, ils ne comprirent pas que pour mener à bien cette politique audacieuse et
violente il fallait maintenir de toutes les forces révolutionnaires. Or, dans
l'ardente cité marseillaise, les luttes de clans, les rivalités personnelles
abondaient. Dans la société populaire même quelques révolutionnaires
détestaient le maire Mouraille et le procureur Seytre, accusés par eux
d'exercer un pouvoir excessif et presque dictatorial. Visiblement ces
dissidents furent excités par les manœuvres sournoises des
contre-révolutionnaires et, aussitôt qu'ils se furent prononcés contre le
maire et le procureur, leur protestation trouva un formidable écho dans les
sections envahies de modérantisme et de royalisme. Si
Boisset et Bayle avaient été clairvoyants et fermes, ils auraient signalé aux
patriotes le péril mortel qu'allaient créer leurs divisions. Ils auraient
démêlé que la campagne contre Mouraille et Seytre, si elle était en apparence
menée par quelques révolutionnaires mécontents, était conduite au fond par la
contre-Révolution. Comment purent-ils s'y tromper, quand ils virent s'élever
contre ces deux hommes une tempête de griefs contre-révolutionnaires ? Déjà,
dans la Société populaire, quand Mouraille, aux premiers jours d'avril, fut
dénoncé « comme exerçant sur ses concitoyens un empire despotique, comme
disposant à son gré de leur liberté, de leur vie et de la fortune publique,
comme un autre Pygmalion qui, croyant voir à chaque instant la main
vengeresse qui va le punir de ses forfaits, se fait escorter par des gens
armés, etc. » ; quand la Société populaire dénonce « les menaces qui ont été
faites dans presque toutes les sections à ceux qui ne voteraient pas pour le
citoyen Mouraille, lors de l'élection du maire, ce qui prouve que le citoyen
Mouraille doit sa réélection, non à l'amour ni à la confiance des citoyens,
mais à la crainte des lanternes », c'est le langage habituel de la
contre-Révolution. A coup
sûr, par une manœuvre savante, les royalistes et les feuillants avaient égaré
ou divisé la Société populaire, et Boisset et Moise Bayle se conduisirent en
étourdis en aidant à ce commencement de réaction. Le Comité de salut public,
qui ne comprenait rien à leur attitude, leur envoya, en avril, un billet
sévère où il blâmait tout ensemble leur imprudence révolutionnaire à
organiser des armées chargées de parcourir le Midi, et l'inexplicable
faiblesse qui les avait fait consentir à la révocation de Mouraille et de
Seytre. « L'arrêté
pris sur votre réquisition, le 10 de ce mois, par le département des
Bouches-du-Rhône concernant la levée d'un corps de 6.000 hommes destiné à
maintenir la tranquillité publique dans le Département ou à se porter en cas
de réquisition dans les départements voisins pour y rétablir l'ordre et
réprimer les contre-révolutionnaires, l'arrestation du maire et du procureur
de la Commune de Marseille ont occasionné de vives réclamations de la part de
plusieurs de vos collègues. Ils se sont réunis et ont tous été entendus au
Comité. Vous concevez que nous n'avons rien négligé pour n'être pas
influencés par les préjugés et les préventions d'aucun genre. Nous avons
inutilement consulté votre correspondance ; nous n'y avons trouvé ni les
motifs, ni les dispositions de l'arrêté ou des réquisitions qui excitent tant
de réclamations, et que vous auriez dû, aux termes du décret, adresser à la
Convention nationale dans les vingt-quatre heures. « Nous
vous prions instamment de diriger l'action des citoyens... Les dissensions,
les discordes civiles sont les plus grands fléaux qui affligent la
République. Il ne serait pas en notre pouvoir de répondre à la Nation de sa
liberté et de son indépendance si les départements méridionaux commençaient
une guerre civile' et si leurs mouvements prenaient le caractère des
agitations et des troubles qui bouleversent encore plusieurs départements de
l'Ouest. » Une
Vendée provençale, venant s'ajouter à l'autre, quel souci pour le Comité de
salut public ! Boisset et Moïse Bayle' s'excusent, dans une lettre du 28
avril, en alléguant qu'ils ont cédé au vœu des sections quand ils ont révoqué
le maire et le procureur et qu'il est impossible d'agir contre le sentiment
unanime du peuple. Comme s'il leur avait échappé que les sections étaient
soudain envahies par un flot de contre-révolution ! Au reste, impuissants,
méprisés, honnis de tous, ils annoncent tristement, le 28, qu'ils abandonnent
Marseille. « Les
ennemis de la chose publique s'agitent. Les Marseillais se raidissent contre
les autorités constituées et contre nous-mêmes : nous ne pouvons plus rien
faire ici pour la chose publique ; nous allons nous porter sur le Centre.»
Ils essaient en vain de se défendre dans leur lettre à la Convention du 15
mai, écrite de Montélimar. Il en ressort jusqu'à l'évidence qu'ils n'ont su
rallier à eux aucune force, qu'ils ont irrité tour à tour tous les partis,
qu'après avoir dénoncé avec violence les modérés, les égoïstes, après avoir
exaspéré les Girondins et encouru les anathèmes de Barbaroux : « Ils se
sont présentés dans les Bouches-du-Rhône comme des torrents dévastateurs ;
ils s'y sont présentés comme des rochers détachés de la Montagne, écrasant
les troupeaux et les plaines », ils ont été misérablement dupes du sophisme
de la souveraineté populaire allégué par les sections royalistes. Il a suffi
que l'une d'elles, la septième, leur adressât une sommation : « Dites-nous
une bonne fois, si vous croyez que le peuple soit souverain ou non ; c'est
notre dernier mot » pour qu'ils prissent peur et battissent en retraite,
livrant Mouraille et Seytre, déjà arrêtés par leur ordre, à toutes les
menaces, à toutes les fureurs de la réaction. Leur
plaidoyer est incohérent et pitoyable : « Barbaroux
a dit à la tribune que nous, vos commissaires dans les départements de la
Drôme et des Bouches-du-Rhône, nous nous étions présentés dans ce dernier
Département comme des torrents dévastateurs. Voyons si cet homme a raison.
Qu'avons-nous fait ? Nous avons contribué à accélérer le recrutement, qui est
fini et rendu aux armées. Nous avons donné ordre d'armer les côtes, qui ne
l'étaient point, et cela s'est effectué sous nos yeux. Nous avons ordonné une
levée de 6.000 hommes pour se rendre dans les divers lieux du département et
y arrêter les mouvements contre-révolutionnaires qui commençaient à s'y
manifester et à se propager dans un département voisin. Le succès jusqu'à
présent a rempli en partie nos vœux. Nous avons formé un corps de 600 hommes
à Montredon, plage non loin de Marseille où il était facile aux ennemis
d'effectuer une descente. « Nous
avons requis des escortes pour les divers convois des armées des Pyrénées et
d'Italie qui pourrissaient dans le port de Marseille, et les convois sont
arrivés à leur destination. Nous avons fait de même conduire une flotte
marchande richement chargée pour le Levant. Nous avons fait arrêter, d'après
la demande de toutes les sections de Marseille, le maire, le procureur de la
Commune et les frères Savon. Nous avons intimidé les méchants, encouragé les
bons, blâmé les sections qui sortaient des bornes que leur prescrivaient les
lois, et cassé un tribunal qui ne pouvait être créé que par un ordre de la
Convention. Des dépêches, arrêtées par ordre des commissaires de ces mêmes
sections, ont été ouvertes hier et ne nous ont pas été renvoyées. Nous avons
fait mettre en liberté des patriotes arrêtés en vertu d'ordres arbitraires.
Nous avons tout entrepris pour conserver aux autorités constituées leur
énergie et leur activité, que les sections n'ont cessé d'entraver. » C'était
avouer tout ensemble que Marseille, par ses sections, s'érigeait en Commune
contre-révolutionnaire et qu'on avait abattu, pour complaire à ces sections
rétrogrades et factieuses, les autorités constituées de la Révolution, le
maire et le procureur de la Commune. La lettre de Boisset et de Moïse Bayle
est terrible pour eux-mêmes. LA CONTRE-RÉVOLUTION AÀ MARSEILLE De
Toulon, le 17 mai, les représentants à l'armée d'Italie, Beauvais et Pierre
Bayle signalent au Comité de salut public la gravité des fautes commises et
du mouvement contre-révolutionnaire, dont Marseille devient le foyer : « Vous
n'ignorez pas que, depuis les premiers jours de ce mois, il circulait un
bruit sourd à Paris, qu'il y avait à Marseille de la fermentation, que
l'aristocratie semblait y prendre le dessus, que le patriotisme y était
écrasé. Eh bien ! ces bruits ne sont que trop fondés. « Nous
ne nous permettrons pas d'analyser ici la conduite de nos collègues Moise
Bayle et Boisset, qui nous ont précédés dans ce Département. Nous ne
cherchons pi à les blâmer, ni à les approuver. Peut-être sont-ils déjà jugés
à vos yeux. Peut-être déjà les avez-vous entendus et apprécié les pièces dont
ils sont porteurs. Quoi qu'il en soit, voici les faits tels qu'ils nous ont
été racontés : « Accueillis
d'abord par l'opinion publique à Marseille, nos collègues s'y livraient avec
empressement et avec succès à l'exécution de la mission qui leur avait été
confiée. Le patriotisme se soutenait dans toute son énergie dans cette ville,
que depuis longtemps on est accoutumé à regarder comme son foyer, et les
malintentionnés étaient réduits au silence. L'arrivée de la famille des
Bourbons dans ces murs changea la face des affaires. On assure que les
commissaires s'expliquèrent sur cet événement d'une manière contradictoire
vis-à-vis des sections qu'ils avaient cru devoir en prévenir, et que cette
contradiction, sans doute involontaire, ou du moins dictée par de bonnes
intentions, jeta de la défiance sur leurs opérations et altéra cette
confiance qu'ils avaient obtenue et qu'il eût été si important de conserver.
A dater de cette époque, les commissaires furent suspects, on les accabla de
demandes de divers genres. Leur condescendance à se prêter aux vues des
sections relativement à l’arrestation de quelques individus, acheva
d'enhardir les meneurs des sections dans l'exécution des projets qu'ils
méditaient depuis longtemps. Déjà, celles-ci s'étaient déclarées permanentes,
et cette permanence est telle qu'elles n'interrompent leurs séances ni le
jour ni la nuit. Une foule de gens suspects ou malveillants, que la
contenance ferme des bons citoyens qui les fréquentaient avaient écartés, y
reparut. Plusieurs des ci-devant privilégiés, de ceux qui avaient été
désarmés, y occupent aujourd'hui la tribune. Les membres de la Société
populaire y sont mal accueillis, ou en sont chassés ignominieusement. Elles
se sont déclarées souveraines, et c'est le titre qu'elles prennent
publiquement et dans les actes qui émanent d'elles. Nous vous envoyons copie
de l'un d'eux. Elles commandent aux autorités constituées qu'elles tiennent
asservies. Elles obsédaient continuellement et le jour et la nuit nos
prédécesseurs, qui vous en justifieront, par nombre de pétitions dont ils
sont porteurs. Elles ont même poussé l'égarement vis-à-vis d'eux jusqu'à user
de violence pour avoir communication de leur correspondance. Le secret de
leurs lettres et de celles qui arrivaient à leur adresse a été violé. On a lu
publiquement quelques-unes de ces dernières qui n'ont point été remises à nos
collègues. Plusieurs personnes dignes de foi nous ont assuré qu'au moment où
ils ont cru devoir quitter la ville, leur sûreté était compromise et leur vie
menacée. « Un
tribunal populaire a été formé par la seule autorité des sections, et,
quoique cassé par les commissaires de la Convention et ayant en conséquence
cru devoir cesser ses fonctions, il a été réinstallé par la municipalité en
écharpe, et avec le concours des sections. Il est maintenant en plein
exercice, et rend journellement des jugements, dont trois à mort ont été
exécutés hier jeudi avec appareil. « Les
sections ont envoyé 30 commissaires à la Convention. Nous les avons
rencontrés en route. Nous ne connaissons pas précisément l'objet de leur
mission. Elles en font voyager dans toute l'étendue di Département et même
dans les départements voisins pour former, avec les communes environnantes,
une association qui n'a pas été vue du même œil partout. A Aix, la députation
a été accueillie avec enthousiasme, et le même esprit, qui dirige aujourd'hui
Marseille, gouverne l'ancienne capitale de la ci-devant Provence. On nous
assura hier en route qu'elles avaient le dessein de nous mettre en état
d'arrestation nous-mêmes, si nous passions par Marseille. On nous a également
assuré que notre collègue Grégoire y avait été insulté à son passage. « Nous
avons été témoins par nous-mêmes, à Aix, de cet esprit des sections, y étant
arrivés mercredi sur les trois heures de l'après-midi. L'un de nous, Pierre
Bayle, rencontra, comme nous parcourions la ville, quelques personnes qu'il
assure avoir toujours connues pour bons patriotes. L'un est officier
municipal, et l'autre procureur syndic du district. Nous nous arrêtons
quelques instants à causer avec eux publiquement. Il n'en fallut pas
davantage pour mettre les sections en mouvement. Sur le soir, une députation
très nombreuse, envoyée par elles, vint à notre auberge nous témoigner son
mécontentement de notre communication avec des personnes qu'elles nous dirent
être connues pour très suspectes. Les pétitionnaires se plaignaient amèrement
de la conduite de nos prédécesseurs. Ils nous assurèrent que leurs sections
députaient à Paris, comme Marseille. « Au
reste, les arrestations se multiplient dans ces deux villes et les sociétés
populaires y sont vues de mauvais œil, et à la veille d'être détruites ou
désorganisées. Le maire de la petite ville de Roquevaire, où nous nous
arrêtâmes hier pour dîner, nous a fait part d'un fait qui vous éclairera,
sans doute, sur les sentiments qui animent les sections de Marseille. Il nous
assura qu'ayant été, il y a peu de jours, dans cette ville pour y acheter des
grains dont la commune de Roquevaire manque absolument, il eut des peines
infinies à en trouver ; que partout on lui disait qu'il n'y en avait point,
que cependant on lui en promit, pourvu qu'il s'engageât formellement, au nom
de sa commune, à adhérer à toutes les opérations de celle de Marseille. Il
nous a promis de faire constater ce fait par acte authentique, qu'il doit
nous faire tenir incessamment. Nous ne devons pas vous laisser ignorer que
les sociétés populaires qui sont très multipliées dans le département des
Bouches-du-Rhône, et qui semblent menacées par la coalition des sections
d'Aix et de Marseille, ont résolu, pour la plupart, de se réunir pour
s'opposer à leur destruction que l'on prépare, qu'elles ont formé un Comité
central à Salon, et qu'elles ont adopté la mesure d'envoyer des commissaires
dans toutes les communes pour grossir ce Comité. Nous nous sommes assurés par
nous-mêmes que le peuple flotte incertain entre les uns et les autres, et que
tout tend à un déchirement qui doit amener la division et détruire
entièrement l'esprit public qui s'affaiblit journellement par le défaut de
confiance. » Il est
clair qu'il ne suffit pas, pour expliquer ce mouvement redoutable de
contre-Révolution, d'alléguer les maladresses des deux représentants. Il ne
suffit pas de dire qu'ils ont donné des explications contradictoires sur
l'arrestation du duc d'Orléans : l'un déclarait, sans doute, que la
Convention avait eu raison de frapper un conspirateur, complice de Dumouriez
; l'autre, qu'elle avait eu tort de sacrifier un homme que les haines de la
Gironde désignaient à la confiance des patriotes. La vérité est qu'un fond de
royalisme, à demi caché jusque-là, se soulevait soudain. Jamais
la contre-Révolution n'avait désarmé ; et dans le Midi surtout, il y avait
toujours eu comme une conspiration latente. Pourquoi ce fonds de
contre-Révolution émergeait-il soudain ? Parce que la Gironde, en dénonçant
avec une âpreté inouïe la Commune, la Montagne, Paris, avait fourni aux
réacteurs les prétextes dont ils avaient besoin. Dans
les villes du Midi, à Marseille notamment, une partie du peuple avait gardé
des attaches monarchistes. C'est sous le pavillon de la royauté que des
milliers de marins avaient tenté les grandes aventures, et par leurs
communications incessantes avec les pays latins, avec l'Italie et l'Espagne,
ils étaient tout pénétrés de superstition catholique. J'ai
noté aux Archives, dans les documents relatifs aux subsistances, le nom des
navires qui voyageaient entre Marseille et Gênes en 1792 : ils ont tous gardé
leur nom chrétien ou même monarchique : le Roi Henri, le Saint-Joseph,
le Saint-Jean, la Très-Pure-Conception, le Saint-Constant,
le Saint-Nicolas. L'OPINION DE L'HISTORIEN FABRE L'historien
de Marseille, Fabre, écrivant en 1829, quand la tradition était encore toute
vive, note avec colère ce caractère royaliste du mouvement marseillais : et
son témoignage est d'autant plus remarquable qu'il déteste la Montagne, qu'il
n'aime pas la Convention. Il aurait voulu une insurrection marseillaise, mais
sous l'inspiration de la Gironde. « Les
sections, en se levant, ne suivirent que l'impulsion secrète des royalistes ;
pourtant, elles crurent prudent de ne pas jeter le masque, et toujours elles
agirent au nom de la République une et indivisible. Au fond, leurs meneurs,
sans consistance, sans vues administratives, et sans bonne foi politique,
détestaient autant la Gironde que la Montagne, autant Barbaroux que Granet.
Ils ne pouvaient rien produire de grand et de généreux dans cette fausse
situation, et ils avaient tout ce qu'il fallait pour tout gâter : misérables,
qui, au lieu de prêter franchement une utile assistance à la Gironde
opprimée, ne s'armèrent que pour une cause privée de chaleur et de fécondité.
» Puérile
est la colère de Fabre ; pourquoi s'irriter contre les royalistes de
Marseille ? Ils jouent leur jeu en affectant d'abord de reprendre simplement
les griefs de la Gironde, pour écraser ensuite la Gironde elle-même. Les
vrais coupables, ce sont ceux des révolutionnaires qui consentent à être
dupes, qui fournissent eux-mêmes à la contre-Révolution le masque dont elle a
besoin. La Convention, dans sa séance du 6 mai, entendit lecture d'une
communication des sections de Marseille, datée du 1er mai : « Citoyen
président, toutes les sections de Marseille ne formant qu'un peuple de frères
s'occupent, en ce moment, de rédiger une adresse à la Convention nationale et
de lui envoyer des commissaires pour la présenter. Ils feront à la Convention
le tableau fidèle de la situation de cette grande cité : elle y verra quels
sont ses principes, ses sentiments, ses vœux. Jusqu'alors la Convention
trouvera équitable, sans doute, de se prémunir contre toutes les déclamations
que la calomnie pourrait vomir contre nous ; nos vertus républicaines sauront
la confondre, et nos détracteurs n'obtiendront que la honte qui leur est si
bien due. « Tous
les Marseillais ont juré de soutenir la République une et indivisible, fondée
sur la liberté, l'égalité et l'observation rigoureuse des lois. Ils en
renouvellent le serment entre les mains des représentants de la Nation. » C'était
bien, en effet, le masque républicain et révolutionnaire. Corne gage de leurs
sentiments, les fourbes reproduisaient une circulaire de la municipalité de
Marseille aux municipalités de la République : « Le
bruit se répand dans cette ville, citoyens collègues, que des émissaires
parcourent ce département et même les départements voisins pour accréditer
que Marseille est dans un état de contre-Révolution, que les vrais patriotes
y sont vexés et, par une suite de leur méchanceté, ils ajoutent que le sang y
a coulé. Ils insinuent aux habitants des lieux qu'ils parcourent qu'il faut
marcher sur Marseille, tomber sur les sections assemblées en permanence et
délivrer les patriotes opprimés. Comme les habitants de votre commune
pourraient être induits en erreur par ces suggestions perfides et
calomnieuses et se porter à des démarches illégales et inconsidérées, nous
avons cru de notre devoir d'en prévenir les effets parce qu'ils tourneraient
au détriment de la chose publique. Le vœu constant et bien prononcé des
Marseillais est de soutenir la liberté et l'égalité, de protéger les
personnes et les propriétés, et de maintenir de toutes leurs forces l'unité
et l'indivisibilité de la République. Défiez-vous donc, citoyens collègues,
de tous ceux qui, sous le voile du patriotisme et le caractère de
commissaires marseillais qu'ils usurpent, chercheraient à insinuer dans
l'esprit de nos concitoyens des avis contraires. » Il
s'agissait, avant tout, d'endormir les patriotes du Midi et la Convention
elle-même. Pourtant, rien qu'à la façon dont la municipalité marseillaise
glorifiait les sections comme le vrai pouvoir souverain, il était visible
qu'elle était prête à entrer en lutte, avec le concours de ces sections
royalistes, contre la Convention elle-même. « Les
complots de nos ennemis intérieurs sont déjoués, les intrigants et les
agitateurs sont connus ! Le peuple marseillais s'est levé tout entier. Les
sections sont en permanence, et la voix du souverain s'est fait entendre.
Citoyens, vos magistrats ont juré de mourir à leur poste pour maintenir votre
souveraineté et faire respecter les_ propriétés ; mais tandis que les
sections s'occupent avec énergie du bien public, la calomnie répand au dehors
qu'elles sont en pleine contre-Révolution. Citoyens, vous sentez toute
l'horreur d'un tel mensonge ; vos magistrats les regardent, au contraire,
comme des boulevards terribles contre lesquels viendront se briser tous les
efforts des malveillants ; c'est sur les bases de ces colonnes inébranlables
que reposera la République une et indivisible. » C'était
signé des officiers municipaux et du substitut du procureur de la Commune de
Marseille, c'est-à-dire de cette municipalité qui avait consenti à livrer aux
sections Mouraille, le maire, et Seytre, le procureur syndic. La
Convention fit bon accueil à cette adresse, et quand Lidon demanda qu'elle
fût insérée au procès-verbal, nul ne se leva pour protester. Les Montagnards
craignaient, s'ils dénonçaient un mouvement contre-révolutionnaire à
Marseille, de décourager Paris. Nous avons vu Robespierre rassurer à cet
égard les Jacobins. LES GIRONDINS APPLAUDISSENT À LA CONTRE-RÉVOLUTION
MARSEILLAISE Et les
Girondins, qui comptaient s'appuyer sur ce mouvement, se gardaient bien de
signaler le mélange royaliste qui le faussait ; c'était, selon eux, la
protestation pure de la liberté et de l'ordre contre l'oppression et
l'anarchie. Ils commentaient favorablement dans leurs journaux les nouvelles
de Marseille. Le Patriote français du 6 mai écrit : « Le
peu de lettres arrivées de Marseille — car là, comme ailleurs, on décachète
et on intercepte —, le peu de lettres confirme la nouvelle de la Révolution
arrivée dans cette ville ; mais ce qui ne se confirme pas, heureusement,
c'est l'effusion du sang dont nous avons parlé. Il paraît que l'arrivée de la
famille d'Orléans et la découverte du complot de ce parti ont ouvert les yeux
des Marseillais, et fait voir quels étaient les vrais républicains. Aussi les
meneurs du club de Marseille se plaignent-ils de la gaucherie de la Montagne
de leur avoir envoyé la famille d'Orléans. » Donc,
si Marseille se soulève, c'est contre la Montagne dont elle commence à
apercevoir les attaches royalistes au duc d'Orléans, et si les royalistes des
sections se proclament souverains, c'est pour mieux défendre la République.
Le 7 mai, le Patriote français triomphe de l'adresse lue la veille : « Une
lettre officielle de Marseille vient enfin de tirer les esprits de la cruelle
incertitude où ils étaient sur cette ville. L'anarchie y est complètement
abattue, l'ordre des lois y triomphe ; tel est le texte d'une lettre écrite
par le procureur de la Commune au nom de toutes les sections. C'est à partir
de ce jour, assurent-elles, que Marseille est réellement acquis à la
République une et indivisible... Puissent le petit nombre de villes où domine
encore le maratisme imiter cet exemple, et l'on pourrait espérer le retour de
l'ordre et de la prospérité. « Cette
nouvelle, que la Montagne a entendue avec abattement, l'aura bien plus
consternée quand elle apprendra que plusieurs des fauteurs de l'anarchie sont
maintenant arrêtés, et qu'on espère tirer la révélation d'un complot tramé
ailleurs et dont la ramification s'étendait jusqu'à Marseille. » Vraiment,
les Girondins ne soupçonnent-ils à aucun degré que ce zèle révolutionnaire
des sections de Marseille n'est qu'un masque ? Les 12 et 13 mai, ils
s'engagent à fond, à la tribune et dans leurs journaux, pour le mouvement
marseillais. « Moïse
Bayle et Boisset, dit le Patriote français, dans son compte rendu de la
séance du 12, furieux d'avoir vu leurs projets anarchiques déjoués par le
courage et le patriotisme des véritables Marseillais, ont fulminé contre eux
un arrêté terrible qu'ils envoient à la Convention, avec les plus viles
calomnies contre une ville qu'ils flagornaient si indignement peu de jours
auparavant. Cet arrêté prononçait : 1° la cassation d'un tribunal populaire
établi à Marseille, tribunal qui n'a jamais jugé à mort, et que Bayle
lui-même avait beaucoup vanté ; 2° la suppression du Comité central des
sections, comité qui a sauvé le Midi de la France en le délivrant du
despotisme funeste du club de Marseille ; 3° la poursuite des commissaires
marseillais qui n'ont jamais prêché que le retour de l'ordre et des lois,
tandis que d'autres commissaires prêchaient impunément le pillage et le
meurtre. « Cet
arrêté était si calomnieux, si difficile à justifier que les anarchistes
eux-mêmes n'ont osé en demander l'application ; ils voulaient qu'on le
renvoyât au Comité de salut public. Mais Barbaroux a fait percer la vérité au
milieu des cris et du tumulte ; il a accusé les commissaires d'avoir voulu
plonger Marseille dans l'anarchie et y exciter une insurrection. Il pose en
fait que c'est la classe peu fortunée elle-même qui s'est jointe aux
propriétaires pour déjouer la conspiration. A Marseille, c'est un garçon
menuisier qui a rappelé les commissaires au respect des propriétés. A Aix, un
ouvrier employé à la réparation des chemins leur a tenu le même langage.
Barbaroux conclut au rappel des commissaires et à la suspension de leur
arrêté. « Guadet
a caractérisé, avec une ironie déchirante, l'espèce de contre-Révolution dont
les commissaires accusent Marseille. C'est la contre-Révolution de l'égalité
contre le despotisme de quelques brigands, des lois contre la violence
arbitraire, de l'ordre contre l'anarchie. « Oh ! l'heureuse
contre-Révolution, s'est écrié Guadet, c'est la même qui en 1789 fit sortir
la philosophie et les lumières des ténèbres et de la barbarie où le
despotisme les avait plongées, c'est la même qui a fait triompher la liberté
des efforts de la tyrannie. » Guadet a appuyé les conclusions de Barbaroux. » Quel
triste aveuglement ! ou plutôt, puisque la Gironde se proposait surtout
d'accabler le parti de la Montagne, quelle triste nécessité ! Elle
acceptait de couvrir de beaux mots républicains un mouvement profond de
réaction royaliste et de contre-Révolution. Sans doute elle réussissait à se
tromper elle-même. Elle ne voulait pas s'avouer que ses alliés étaient des
ennemis de la République et de la Révolution. Le réveil sera terrible quand
la Gironde sera obligée de se prononcer pour le royalisme brusquement
déclaré, ou de reconnaître qu'elle avait encouragé à son insu la
contre-Révolution. Chose
frappante ! Le souci qu'ont les Girondins de se réclamer du peuple pauvre, de
montrer, que dans le mouvement marseillais, les ouvriers, menuisiers,
casseurs de pierre, sont au premier rang, répond à la tactique de la
contre-Révolution vendéenne qui, elle aussi, prétendait être d'origine
populaire. Et par quelle étrange et coupable complaisance ces « hommes
d'ordre » font ici l'apologie d'un tribunal populaire marseillais qui était
l'instrument tout préparé des violences sanglantes contre les premiers et
plus fervents amis de la Révolution ! Il est vrai que le Patriote français
manifeste en ce point un peu d'embarras : « Marseille, rendue à la
liberté et à l'ordre, doit renoncer à ce tribunal ; elle ne doit pas
emprunter à l'anarchie ses moyens odieux ; elle ne doit reconnaître de
tribunaux que ceux que la loi avoue. Marseillais, la loi, la loi, c'est là le
but de nos efforts, c'est là notre point de ralliement. » Ici,
une secrète inquiétude se fait jour tout de même. Ducos, dans la Chronique
de Paris du 15 mars, élude les difficultés par de vagues déclarations
conciliantes. Il dit, résumant et commentant la lettre des commissaires : « Tout
à coup les sections ont exercé la souveraineté ; elles ont créé un tribunal
populaire, et, chose étrange, les autorités constituées ne se sont pas
opposées à ces actes de fédéralisme. « Mais
si les autorités constituées et les citoyens sont ainsi d'accord, quel que
soit l'objet de leur union, son effet nécessaire du moins est le maintien de
l'ordre ; comment se fait-il donc que l'ordre soit troublé ? « Les
commissaires expliqueront cette apparente contradiction... « Cette
affaire, quelle qu'en soit l'issue, ne présente que des espérances et des
motifs de sécurité ; c'est le retour de l'ordre légal que réclament les
commissaires c'est pour le retour de l'ordre légal que les sections et les
corps constitués de Marseille se sont agités. Avec un tel concert
d'intentions, tous ces amis des lois finiront par s'entendre. » Est-ce
désinvolture et ironie ou candeur ? Ducos n'oublie qu'une chose, c'est que
les autorités constituées et les sections n'ont été d'accord qu'après la
mutilation des autorités constituées ; il oublie que les sections ont
commencé à marquer leur force contre-révolutionnaire en frappant Mouraille et
Seytre et, pendant qu'il concilie ou qu'il raille, le feu de la guerre civile
et de la contre-Révolution éclate dans tout le Midi. NANTES CONTRE LA MONTAGNE De
Nantes, où il semblait que tous les cœurs révolutionnaires auraient dû être
unis contre le péril immédiat, contre le fanatisme rétrograde de l'Ouest
soulevé, montait comme un tocsin de guerre contre la Montagne. « Les
républicains formant le Conseil général de la Commune et la Société populaire
de Nantes » envoyaient à la Convention, dans les premiers jours de mai, une
adresse si violente, ils dénonçaient l'action de la Montagne, de la Commune
et des sections de Paris en termes si offensants, si flétrissants, que ce
manifeste aurait pu servir d'apologie aux révoltés de l'Ouest. Tout
n'était-il pas permis pour se libérer d'une Révolution qui, selon ses
partisans déclarés, était toute dégouttante de sang et de crimes, toute
chargée de rapines, souillée de vice et de boue ? « Citoyens
législateurs, on ose nous présenter, au nom de quelques sections de la
Commune de Paris, une adresse séditieuse (l'adresse contre les vingt-deux). A
la lecture de cet insolent manifeste, rédigé peut-être dans le camp de
Cobourg ou de Dumouriez, nous n'avons pu contenir les mouvements de notre
indignation ; nous avons mesuré toute l'étendue des dangers que courent ici
la sûreté personnelle de nos mandataires et la souveraineté nationale. Nous
venons vous offrir des défenseurs ; nous venons réclamer pour la Commune de
Nantes tout entière l'initiative de la vengeance ; parce qu'instillas à
l'école du malheur, éclairés sur la source des dévastations qui nous
environnent, nous ne pouvons plus douter que la guerre civile allumée dans
nos campagnes ne nous vienne de ceux-là mêmes qui ont provoqué l'adresse, de
ceux-là mêmes qui en achètent ou en extorquent les signatures dans les
carrefours et les tréteaux de Paris. « Des
hommes perdus de mœurs et de débauches, des scélérats couverts de sang et de
crimes, usurpent ici les droits du peuple français, attentent à sa
souveraineté, insultent à sa représentation, proscrivent au gré de leurs
fureurs ses plus incorruptibles députés, travaillent sans relâche à dissoudre
la Convention nationale, et, sous la forme insidieuse d'une pétition,
viennent proclamer à votre barre le plus noir projet qui jamais ait menacé le
salut de la République... « Vous
l'avez vu, citoyens législateurs, vos ennemis et les nôtres ne sont pas
intimidés par un décret de censure, leur audace s'accroit avec votre
longanimité, vous êtes encore sous les poignards d'une faction implacable, et
les conjurés marquent ici leurs victimes comme si vous aviez légalisé leurs
complots. « C'est
cependant sur vous que reposent en ce moment les dernières espérances de
notre malheureuse patrie ; un jour encore, une heure peut-être, et les
monstres auront consommé leur attentat ! Que tardez-vous ? n'est-il pas temps
de conjurer l'orage et de faire rentrer dans la poussière les lâches
complices de Catilina ? Le glaive de la loi n'est-il plus dans vos mains ? La
souveraineté nationale réside-t-elle dans les conventicules de la Commune de
Paris, et ses délirantes sections sont-elles des puissances dont la ligue ait
de quoi vous effrayer ? « Ah
! s'il le faut ;citoyens législateurs, si cette immense cité ne renferme plus
que des factieux qui vous outragent, ou des citoyens timides incapables de
vous défendre ; si vous ne pouvez enfin qu'à ce prix nous donner un
gouvernement protecteur, sortez avec nous, sortez de cette enceinte où l'on
n'a pas respecté nos représentants ; sortez de cette ville rebelle où la
vertu n'a trouvé que des persécuteurs ; abandonnez à son opprobre et à ses
remords une municipalité coupable où la licence et l'anarchie semblent avoir
établi leur abominable conclave. « Et
nous aussi, nous sommes armés de l'opinion publique de tous les départements
de l'Empire ; et nous aussi, nous ferons répéter à la France entière le cri
de notre indignation ; et nous aussi, nous indiquerons les attentats et les
noms de leurs coupables auteurs. « Les
crimes de ces hommes sont connus, nous en portons, hélas ! dans nos biens et
dans nos personnes les témoignages irréfragables. Depuis qu'ils ont dilapidé
le revenu public, ils n'ont élevé que leurs parents et leurs créatures à
toutes les places lucratives ; depuis que vous leur avez demandé des comptes,
ils n'ont répondu que par des calomnies ; depuis que vous avez proclamé la
République, ils n'ont encensé que des dictateurs ; depuis que nous avons un
code pénal et des jurés, ils n'ont cessé de provoquer l'assassinat et le
pillage. Marat, leur chef et leur idole, a recueilli les débris d'un trône
abattu pour y placer d'Orléans, et l'usurpateur, plus heureux que son parent,
a trouvé des ministres dociles dans une société qui depuis longtemps a
prostitué sa tribune au panégyrique de tous les hommes corrompus. « Ils
ont massacré dans les prisons des milliers de victimes ; ils ont volé des
millions au garde-meuble ; ils ont stipendié des bourreaux pour venir nous
égorger dans nos villes ; ils ont député vers nous des apôtres de révolte et
de brigandage ; ils ont inondé nos provinces de leurs insolents proconsuls ;
ils ont enrôlé leurs émissaires dans nos phalanges républicaines pour y semer
le découragement et l'indiscipline... Ils ont présenté à l'Europe comme une
divinité nouvelle le calomniateur éternel de tous les talents et de toutes
les vertus ; ils ont préconisé Danton et Lacroix, l'un ministre prévaricateur
qui n'a rendu aucun compte, tous deux modernes Verrés, engraissés du sang et
des trésors des Belges. « Aujourd'hui
même encore nous les voyons élever Léonard Bourdon à côté de Lepelletier — Bourdon
avait été l'objet, à Orléans, d’une agression assez insignifiante en effet et
dont il avait fait grand tapage — et demander effrontément les honneurs de
l'apothéose pour un crapuleux qui se blesse en tombant sur son fumier. » C'est
d'une violence et d'une grossièreté inouïes. Certes, si les républicains
nantais avaient été tous pénétrés de cette haine contre la Montagne et contre
Paris, comment auraient-ils pu résister aux Vendéens ? A en croire ce
manifeste, ce n'est pas contre l'Ouest, c'est contre Paris qu'ils veulent
marcher. Mais ce manifeste même ne fait-il point les affaires des insurgés de
l'Ouest ? Ne suffirait-il point de le répandre pour justifier et étendre
l'insurrection ? S'il est vrai que la Révolution a été confisquée par des
scélérats, des assassins, des voleurs, des crapuleux, dégouttants de sang et
de fumier, il faut balayer la Révolution pour balayer cette ordure. Aussi
les révolutionnaires clairvoyants et fermes s'indignaient-ils partout contre
ce factum. La municipalité de Bordeaux l'ayant fait réimprimer, il y eut dans
le département de la Gironde un mouvement de dégoût. Garrau le constate dans
une lettre d'Agen du 16 mai : « Il
en a été de même de la pétition des Nantais dont la municipalité de Bordeaux
a donné très sagement la réimpression. On n'a pu voir sans indignation cette
phrase dégoûtante (et il cite la phrase sur Léonard Bourdon). Il semble, citoyens nos
collègues, que celui qui a rédigé cette pétition de la Commune de Nantes est
le même qui, l'année dernière, après la journée du 20 juin, rédigea cette
fameuse adresse de la même ville en faveur du roi ; même style, mêmes déclamations
contre Paris, contre la Montagne ; mêmes menaces. Les royalistes d'alors
seraient-ils les républicains d'aujourd'hui ? » LES CHEFS SANS-CULOTTES DE L'ARMÉE CONTRE LA VENDÉE Ce qui
est grave, ce qui montre bien qu'il était temps d'en finir avec la Gironde,
c'est que même des hommes comme Mercier du Rocher, démocrates véhéments et
qui avaient marqué jusque-là peu de sympathie aux hésitations girondines,
commençaient à s'abandonner à leur tour à l'esprit de dénigrement et de
critique. A cette heure décisive et tragique, qu'importaient les fautes de
détail de la Révolution ? Qu'importaient les choix hasardeux faits par le
nouveau ministre de la Guerre, Bouchotte ? Il y avait à coup sûr des éléments
troubles dans le flot révolutionnaire que Paris poussait vers l'Ouest ; mais
avait-on le temps d'étudier les hommes et d'épurer tous les choix ? C'étaient
des hommes nouveaux, souvent généreux et sincères, quelquefois tarés, qui
surgissaient. C'était l'ancien soldat et ouvrier orfèvre Rossignol, un des «
vainqueurs de la Bastille », brave homme et assez modeste, mais peu préparé à
des commandements difficiles, et qui débutait en Vendée comme
lieutenant-colonel. C'était Momoro, nommé « commissaire du pouvoir exécutif
en Vendée » et qui revenait investi de la puissance révolutionnaire dans cet
Ouest où ses prédications agraires avaient, quelques mois auparavant, jeté
l'épouvante. C'était le dramaturge Ronsin, qui avait fait jouer en 1791, sur
le théâtre Molière, rue Saint-Martin, une pièce assez correcte et plate,
intitulée la Ligue des fanatiques et des tyrans, et qui maintenant, adjoint à
la guerre de Bouchotte, était chargé, par une commission extraordinaire du 9
mai, « à Tours et partout où sa présence serait nécessaire, de s'occuper sans
relâche de fournir à l'armée des côtes de La Rochelle l'équipement, les
subsistances, les charrois, tout le matériel de guerre dont le besoin était
urgent. » Il
était désigné pour ce rôle par la campagne vigoureuse qu'il avait menée au
ministère de la guerre contre les grands fournisseurs et spéculateurs, Malus
et d'Espagnac. Ronsin avait pour principal auxiliaire son confrère en art
dramatique, le général Parein, un des « Enragés », un des trente commissaires
envoyés après le 10 août dans les seize départements autour de Paris. Les
agents les plus importants de Ronsin et de Parein étaient deux acteurs :
Guillaume-Antoine Nourry, dit Roselli, puis Grammont, sociétaire de la
Comédie-Française où il avait débuté en 1779, dans le rôle de Tancrède, et
Louis-Armand Robert. Celui-ci était originaire de Tours et il y revenait avec
un éclat triomphal. C'était un 'peu comme une invasion de théâtre. Certes,
il y avait en tous ces hommes bien des forces saines. Ils avaient, ou au 14
juillet, ou au 10 août, risqué leur vie pour la liberté. Ils avaient
travaillé dans les bureaux, en ce pêle-mêle un peu étrange, mais vivant et
ardent, du ministère de Pache. Et plus tard, les hommes de guerre les plus
sérieux, les plus estimés, comme les Mayençais, Vimeux et Beaupuy,
certifieront que Parein était « un brave et loyal républicain, dans les
principes révolutionnaires, et qu'il connaissait parfaitement son état,
l'ayant rempli avec justice et équité. » Mais ils avaient tous ou presque
tous des habitudes tapageuses et une sorte de faste théâtral. Ils avaient une
liberté d'allures et une facilité de mœurs qui contrastaient un peu
fortement, pour la province, avec l'austérité de leurs maximes, et tout
d'abord ils scandalisèrent Mercier du Rocher, qui naguère, dans ses entrevues
avec le Comité de défense générale, ne se louait guère que de Marat, et qui
se laisse aller maintenant à tenir, contre tous ces délégués, commissaires et
aides de camp tumultueux et hasardeux, un langage presque aussi âpre que
celui de l'adresse des Nantais : « A
Saumur, dit-il, les rues étaient presque couvertes d'aides de camp qui
traînaient de grands sabres et portaient de longues moustaches, des
commissaires du pouvoir exécutif qui prêchaient l'anarchie et la loi agraire,
le meurtre et l'assassinat : Saint-Félix, Momoro, Ronsin, Hasard, qui avaient
été chassés de la Société des Jacobins en 1790, étaient de ce nombre. Il
semblait que tous les roués de Paris se fussent donné rendez-vous dans ces
malheureuses provinces pour y attiser la guerre civile et en dépouiller les
habitants. « Ce
spectacle m'effraya : mais je n'avais encore vu qu'un coin de ce hideux
tableau. Tuncq, que j'avais connu pour la première fois à Tours et auprès du
général Menou, à Angers, dans les premiers jours d'avril, Tuncq qui, dans la
première entrevue que j'avais eue avec lui, s'était nommé « le Santerre
du 10 août », en déprimant tous les généraux, cherchait à avoir du service
dans cette armée. Il faisait la cour à tout le monde. Il n'y avait que Carra
qu'il n'abordait pas. Ce dernier prétendait qu'il lui avait escroqué 20.000
livres. Tuncq pouvait bien être un escroc ; je sais qu'il acheta de très
beaux chevaux, qu'il n'a jamais payés, ce qui, dans la langue des pillards, était
prendre les choses au maximum dans la Vendée. « Tuncq
avait été aide-de-camp de Voyer d'Argenson ; plat valet de ce seigneur, c'est
par son aide qu'il avait obtenu la croix de Saint-Louis. Il s'était ensuite
jeté dans les tripots du Palais-Royal, qualifié de baron de Tunk. Il avait
abandonné sa baronnie depuis la suppression des titres de noblesse, et avoua
dans la suite qu'il était fils d'un pauvre tisserand de la basse Bretagne. Il
était à la fois, bas, flatteur, lâche et insolent. Il aimait extrêmement le
vice et les femmes... « J'étais
avec Carra lorsqu'il reçut la lettre de Sandoz qui annonçait la bonne
nouvelle (de
la défaite des brigands à Fontenay, le 16 mai). Il m'invita à souper avec lui, il était logé dans
une très belle maison près le Pont-Neuf ; il avait deux sentinelles à sa
porte. Julien (de Toulouse), Dandenac et Bourbotte, le beau-frère de Carra,
le poète Rousset, étaient de ce souper. Je m'étais aperçu plus d'une fois, à
Paris, à Tours et ailleurs, qu'il régnait une extrême division entre les
représentants du peuple. J'avais été témoin, deux jours avant, d'une querelle
qui s'éleva entre Goupilleau et Carra au sujet de la nomination d'un
apothicaire de l'armée. Je les avais entendus se traiter mutuellement de
roué, d'intrigant ; j'avais entendu Goupilleau nommer Carra « vieille
machine détraquée ». Je savais que les représentants du peuple se
qualifiaient les uns et les autres du titre de « scélérat » et sans beaucoup
de façons. Je gardai le silence pendant une grande partie du souper. Je le
rompis lorsque j'entendis Bourbotte dire qu'il réduirait bien ceux qui
contrariaient leurs opérations à la Convention nationale, et qu'il avait juré
la mort de tous ces gens-là. « —
Il vaudrait bien mieux, lui dis-je, que la paix régnât parmi nos
représentants ; elle serait le présage du bonheur des Français. « Julien
appuya fortement l'opinion de son collègue et renchérit sur ce qu'il avait
dit. Je lui répondis qu'il n'y avait rien de plus respectable qu'une
assemblée d'hommes libres, destinés à donner des lois à leur patrie.
J'ajoutai que des législateurs devaient avoir le cœur brûlant et la tête
froide. « —
Cela est impossible, répondit Bourbotte. quand on discute d'aussi grands
intérêts. « —
Et tous les décrets de la Convention nationale n'ont-ils pas pour objet le
bonheur du peuple ? reprit fièrement Julien. L'Assemblée Constituante
n'a-t-elle pas donné l'exemple des débats les plus orageux, des scènes les
plus révoltantes ? « —
Cela est vrai, répondis-je, mais ces scènes n'étaient que passagères, et elle
savait se faire respecter des tribunes. Je crois bien que la Convention
nationale n'a en vue que la liberté et le bonheur des Français ; mais je
voudrais vous demander pourquoi, après avoir reconnu ce principe avoué de
tous les publicistes, qu'il n'y a point de Constitution sans la sanction du
peuple, elle a porté la peine de mort contre quiconque proposerait un autre
gouvernement que le républicain. Il ne fallait pas reconnaître ce principe,
ou ne pas rendre le décret du 4 décembre. « —
C'est-à-dire que vous voudriez voter pour un roi, me dit Julien. « —
Moi, voter pour un roi ! J'aimerais mieux mourir que devenir l'esclave de qui
que ce soit. J'étais républicain avant toi, Julien. « —
Toi, dit-il, tu n'étais qu'un marmot, que j'étais républicain. « —
Non, non, répondis-je fièrement, j'ai passé ma vie dans les forêts, je
songeais à la République quand Julien ne s'occupait que de ses intérêts. Les
républicains ne voyagent pas dans de superbes berlines à six chevaux. « —
Tu es un aristocrate, il n'y a qu'un aristocrate qui puisse parler ainsi. « L'événement
a prouvé qui de Julien ou de moi avait raison[1]. « Quant
à Bourbotte, il rendit plus de justice à mon opinion. Il reconnut que je
parlais en publiciste plutôt qu'en mauvais citoyen. Il prit des informations
sur mon civisme, et il apprit que j'étais un chaud patriote. Pendant cette
discussion, Carra cherchait à concilier les opinions, il avait été frappé
d'entendre Julien s'écrier que la minorité devrait faire la loi partout.
Quant à Dandenac, il ne disait rien... « A
Tours... je m'adressai à Tallien, je ne fus pas plus satisfait. Je logeais au
même hôtel que lui ; nous mangions quelquefois ensemble. Nous parlions des
affaires publiques. La conduite de Pétion et de. Brissot était souvent
l'objet de nos conversations. Je m'étonnais qu'ils eussent changé de
principes et je disais : leurs idées politiques ont changé, et ils sont
devenus aristocrates, et Tallien me dit, à cette occasion, qu'une femme
de Paris lui avait prédit qu'un jour il serait aussi aristocrate, que sa
réputation de patriotisme l'abandonnerait, comme elle avait abandonné Pétion,
Brissot, Gensonné et autres. « Je ne crois point à cette prédiction »,
ajouta-t-il... Il avait une grande prépondérance dans ce pays ; son père en
était sorti, il avait été cuisinier dans une maison de financier des environs
qui était devenu noble en échangeant une partie de ses rapines contre des
parchemins. Il était sans cesse entouré de belles dames, qui réclamaient, les
unes la liberté de leurs pères, les autres, celle de leurs maris. Le
représentant était sévère et doux tout ensemble. Il se conduisait de manière
à satisfaire tout le monde et à entretenir la paix. Il parlait au peuple avec
beaucoup d'énergie, il allait aux messes constitutionnelles des environs,
montait en chaire et prêchait les principes de la Révolution et de la religion.
Ces bons Tourangeaux étaient si enchantés de son éloquence, qu'ils
confondaient dans leurs délicieuses exclamations, la Constitution, la
religion et le représentant Tallien. Dans d'autres contrées, d'autres
représentants prêchaient l'athéisme, et le renversement des autels et des
temples. Chacun d'eux agissait comme il était affecté, en vertu du pouvoir
illimité dont il était revêtu... « ...
J'avais été indigné de voir les rues de Saumur couvertes d'aides de camp,
de généraux escrocs et autres gens de cette espèce. Le nombre de ces hommes
corrompus, de ces suppôts de mauvais lieux, était bien plus considérable à
Tours ; il augmentait tous les jours, à mesure que les bataillons de Paris
débarquaient. Je voyais des histrions transformés en généraux, des joueurs de
gobelets, des escamoteurs traînant après eux les catins les plus dégoûtantes,
occuper des grades dans l'armée ou des emplois dans les vivres, les fourrages
ou les charrois, et ces insectes corrupteurs avaient encore l'insolence de se
dire républicains. Je voyais des troupes légères à cheval,' composées de
lâches déserteurs prussiens et autrichiens, qui avaient profité du décret bien
impolitique de la Convention nationale, qui accordait cent livres de pension
à ces coquins, et la faculté de s'enrôler avec les Français. Les traîtres
se vendent toujours à celui qui les paye le plus cher ; ils n'aimaient pas
notre papier monnaie ; ils passèrent parmi les rebelles qui leur faisaient
des offres en numéraire, ou se livrèrent, en restant au milieu de nous, au
brigandage le plus affreux. C'est ainsi, me disais-je douloureusement, qu'on
environne la statue de la liberté ! On veut défendre la République avec des
hommes choisis comme ceux qu'avait ramassés Catilina pour la destruction de
sa patrie ! » Ainsi
Mercier du Rocher était tout ensemble opposé à la politique girondine et
dégoûté de ce qu'on appellera bientôt « l'hébertisme ». Par-là, ses idées
sont voisines de celles de Robespierre, sauf qu'il est plus sévère que ne le
sera Robespierre pour les officiers ultra-patriotes et hébertistes de l'armée
de l'Ouest. Mais
qui ne voit que pour arriver à réprimer ou à contrôler efficacement ces
éléments un peu troubles, il fallait agir à plein dans le sens de la
Révolution ? La destruction de la Gironde était donc, à tous les points de
vue, une nécessité préalable. Dans l'état des esprits en province, la France
aurait bien vite glissé au royalisme et à la contre-Révolution, si Paris
n'avait pas brisé toutes les forces incertaines et malveillantes. Supposez que, à Paris même, la Gironde l'emporte sur la Commune. Supposez que les sections parisiennes adoptent la politique des sections lyonnaises, des sections marseillaises et de la municipalité nantaise. La Révolution eût engagé partout la lutte contre ses énergies les plus véhémentes. Elle eût désavoué et flétri les conséquences extrêmes des vastes mouvements populaires, et par-là refoulé l'élan du peuple. Elle eût été obligée, pour justifier les mesures violentes contre les Montagnards, contre les révolutionnaires exaltés, de reproduire contre eux et de consacrer, en quelque sorte officiellement, les calomnies des libelles girondins contre les hommes les plus agissants de la Révolution. Elle eût servi par-là la propagande royaliste et contre-révolutionnaire. Et bientôt, toute flamme éteinte, tout ressort brisé, elle eût été livrée à l'ennemi. A ce moment, c'est bien Paris, cœur de la nation, qui « portait la destinée ». |
[1][1] Julien (de Toulouse)
fut compromis gravement dans le scandale de la liquidation de la Compagnie des
Indes. — A. M.