POURQUOI LES SANS-CULOTTES SERONT VICTORIEUX Les
forces du modérantisme manquaient donc d'unité et elles étaient incapables
d'une action d'ensemble : la manœuvre inquiétante et équivoque des hommes de
l'ancien régime faussait et paralysait la résistance. Et de plus, les
bourgeois, les modérés n'avaient pas l'esprit de suite, la ténacité. Ils
venaient en grand nombre aux sections sous la menace d'une révolution
nouvelle qui porterait atteinte aux propriétés ; ils y venaient surtout sous
le fouet de la loi de recrutement ; mais ils ne pouvaient sortir longtemps de
leurs habitudes. Ayant peu fréquenté les sections jusque-là, ils y étaient
novices ; ils se décourageaient au premier échec ou ils ne savaient pas
profiter de leurs victoires. Là même où ils étaient en majorité, ils se
laissaient, comme nous l'avons vu, faire la loi par une minorité organisée,
qui avait été jusque-là maîtresse des sections et qui en connaissait le
maniement. A la manœuvre improvisée et incohérente de la bourgeoisie, à
l'élan vite amorti des modérés, les sans-culottes opposaient, au contraire,
une force étonnante de passion, d'organisation et de persévérance. L'instinct
révolutionnaire était surexcité en eux au plus haut degré. C'en était fait de
la liberté, c'en était fait de toutes les conquêtes de quatre ans de
révolution si, à cette minute décisive, Paris faiblissait. Mais, en même
temps qu'ils sentaient s'exalter en eux toute la force de la Révolution
menacée, les sans-culottes comprenaient que cette fois ils jouaient une
partie bien à eux. Dans la cause générale de la Révolution, c'était leur
cause qu'ils servaient. L'énergie de la conscience populaire n'est point
diminuée, et son élan n'est pas abaissé ; mais à l'idéaliste ferveur qui
soulevait le peuple en juillet 1789, en août 1792, avait succédé une sorte de
positivisme révolutionnaire, précis, véhément et âpre. Le peuple ne se jetait
plus au danger d'une premier mouvement, il ne s'en remettait plus à l'obscur
avenir du soin de justifier et de récompenser son héroïsme. Il commençait à
avoir des intérêts à lui. Les
sans-culottes, les démocrates avaient déjà envahi un assez grand nombre
d'administrations. Avec Pache ils avaient occupé les bureaux du ministère de
la Guerre : et, sous son second successeur. Bouchotte, ils en étaient restés
les maîtres. Ils commençaient à goûter aux fonctions rémunérées, à l'orgueil
et aux profits de la bureaucratie dominatrice et appointée. Dans les cadres
de l'armée envoyée dans l'Ouest ils pouvaient se promettre, avec Santerre,
avec Ronsin, des emplois et des grades. L'idée leur venait que toutes les
fonctions jusque-là gratuites, qu'ils avaient exercées dans les sections,
dans les comités multiples, comités civils, comités de surveillance, qui
avaient absorbé jusque-là une si large part de leur temps, pourraient bien,
un jour prochain, être payées. Et si les artisans, les prolétaires
sacrifiaient des journées d'atelier pour veiller sur la Révolution, pour
assurer l'administration révolutionnaire d'un peuple immense et agité, s'ils
s'exposaient, pour aller aux frontières et en Vendée, à perdre leur
gagne-pain et celui de leur famille, n'était-il pas juste qu'ils fussent
largement soldés, et aux frais des riches, dont l'égoïsme imposait au peuple
toutes ces charges et tous ces périls ? Taxer les riches non seulement pour
nourrir les pauvres, mais pour les indemniser enfin de tous les sacrifices
faits par eux à la Révolution et à la Patrie, c'était justice, et il fallait
bien y venir. ROBESPIERRE VEUT SOLDER LES PROLÉTAIRES Robespierre,
qui n'était point un idéologue, et qui avait le sens merveilleusement aigu de
toutes les évolutions de la conscience populaire, avait bien répondu à ce
travail des esprits lorsque, le 8 mai, dans le discours aux Jacobins, que
j'ai cité, il proposait toute une organisation soldée des prolétaires. Il
l'avait dit aussi, très nettement, le même jour à la Convention : «
L'aristocratie a osé lever la tête dans ces derniers temps, je demande que
tous les gens suspects soient gardés en otages et mis en état d'arrestation ;
que, pendant les jours de crise, les intrigants qui affluent dans les
sections en soient sévèrement chassés par les patriotes, que la classe
estimable et industrieuse puisse y assister journellement et qu'à cet effet,
chaque fois qu'un artisan emploiera un jour de son travail à porter les armes
ou à assister à une assemblée politique, il reçoive une indemnité. » Ainsi
le bienfait matériel de la Révolution, qui s'était traduit pour le paysan par
la conquête de la terre, allait descendre maintenant, par l'institution d'une
sorte de service public révolutionnaire largement doté, dans les couches
profondes des villes. Oui, mais tout cela n'était possible, toutes ces
espérances ne restaient ouvertes, toute cette immense carrière de
fonctionnarisme militant et salarié ne se déroulait devant le peuple qu'à la
condition qu'il gardât en mains ét qu'il prît de plus en plus la direction du
mouvement révolutionnaire. Et c'est à ce moment que les modérés, comme des
intrus, se précipitaient dans les sections pour arracher la Révolution au
peuple, pour le déposséder des innombrables fonctions où son orgueil se
complaisait et qui commençaient à éveiller sa convoitise ! Il y eut une
prodigieuse révolte, la tension extrême de tous les ressorts, la résistance
vigoureuse et désespérée d'une classe qui ne s'est pas encore laissée énerver
par la jouissance du pouvoir, niais qui a senti déjà, aux premières
satisfactions positives obtenues par elle, se préciser son désir. Ce
n'est point égoïsme calculateur et paresseux. Le peuple ne veut pas être
dupe, il est prêt encore à combattre, à mourir. Mais la bourgeoisie
propriétaire, acheteuse de biens nationaux, marchande et agioteuse, a tiré de
la Révolution de tels profits qu'elle a enseigné au peuple la politique des
résultats immédiats. Et l'héroïsme populaire, aussi ardent, mais plus averti,
fait-ses conditions. De même que bientôt les soldats des grandes armées
révolutionnaires confondront en un même enthousiasme l'amour de la Patrie et
l'espérance d'un avancement illimité, de même aujourd'hui la Révolution
apparaît aux sans-culottes comme un idéal tout ensemble et comme une
carrière. Et comme ils se jetteront aux grades militaires de la Révolution
armée, ils se jettent maintenant aux grades civils de la Révolution
militante. C'est par là, c'est par cette puissante et véhémente
administration révolutionnaire, dont le premier il formule nettement l'idée,
que Robespierre sera puissant. C'est elle qui s'offrira à le soutenir au 9
thermidor ; et il aurait pu, en recourant aux gradés de la Révolution, tenter
un coup d'Etat civil, qui eût été comme une anticipation révolutionnaire de
Brumaire. LES SANS-CULOTTES DANS LES COMITÉS RÉVOLUTIONNAIRES C'est
en mai 1793 que cette tendance positive et réaliste de la démocratie
parisienne commença à s'affirmer, et c'est avec la double force de l'idéal et
de l'âpre appétit immédiat que les sans-culottes luttent pour balayer des
sections les influences envahissantes du modérantisme. Ils étaient
admirablement outillés pour cela. Ils avaient mis dès longtemps la main sur
le mécanisme des sections : ils avaient occupé tous les postes d'influence,
et si, un moment, ils les perdaient, il leur était aussi beaucoup plus aisé
de les conquérir. Dans son rapport du 14 mars, Dutard dit à Garat : « Dans
presque toutes les sections ce sont les sans-culottes qui occupent les
comités de surveillance ; ce sont eux aussi qui occupent le fauteuil, qui
ordonnent l'intérieur de la salle, qui disposent les sentinelles, qui
établissent les censeurs et reviseurs. Cinq ou six espions, habitués de la
section, soldés à 40 sous, y sont depuis le commencement jusqu'à la fin de la
séance, ce sont des hommes à tout entreprendre. » Ainsi,
il fallait que les modérés, quand ils se portaient aux sections, ou subissent
ces cadres formés avant eux, ou perdissent une partie de leur temps et de
leur énergie à les briser. Comme ils connaissaient mal le personnel dirigeant
des sections, ils hésitaient à exclure des hommes qu'ils n'avaient pas encore
vus à l'œuvre, et le plus souvent, ils étaient comme pris dans un réseau
administratif révolutionnaire qu'ils ne pouvaient rompre. LES GROUPEMENTS DE SECTIONS Mais,
de plus, les sans-culottes des sections imaginèrent, là où ils étaient en
minorité trop évidente, un expédient très subtil : celui du groupement des.
sections. Les modérés n'avaient-ils pas répété à satiété que chaque section
n'était, en effet, qu'une section, c'est-à-dire une parcelle de la
souveraineté. Si donc on groupait pour délibérer plusieurs sections, on se
rapprochait de la souveraineté complète, on faisait apparaître plus largement
la volonté du peuple. Dès lors, quand les sans-culottes d'une section étaient
débordés, ils appelaient à leur aide, sous prétexte de « réunion », les
sans-culottes des sections voisines. De même qu'en 1789 les communes
formèrent des fédérations pour résister aux hommes d'ancien régime, de même
il y a aujourd'hui, contre le modérantisme, des « fédérations de sections ».
Dutard écrit le 6 mai : « La section des Halles a arrêté que lorsque les
sans-culottes n'y seraient pas en force, ils l'abandonneraient et iraient se
joindre aux sans-culottes d'une autre section. Il est remarquable que cette
section a été l'une des plus enragées pendant toute la Révolution. » Le 13
mai : « Il s'est élevé une grande querelle au Contrat-Social ; les modérés
s'y sont trouvés en force, et ont demandé que le Comité de surveillance fût
tenu de faire à l'Assemblée générale, deux fois la semaine, le rapport de ses
opérations. Qu'ont fait les sans-culottes, que dis-je, les enragés ? Se
voyant en minorité, ils se sont portés à la section de Mauconseil pour y
demander du secours. La section Mauconseil a levé sa séance, et ils se sont
tous portés en masse au Contrat-Social. Là ils ont fait la loi, ils ont cassé
un commissaire de police nommé à la très grande majorité. Ils ont fait
prendre tous les arrêtés révolutionnaires qu'il leur a plu ; enfin ils ont
fait arrêter que le Contrat-Social serait tenu d'adopter le mode définitif de
recrutement qui lui serait présenté, ou sinon... Ce brave cortège s'est
retiré à minuit. » Les
fonctionnaires sans-culottes des sections couraient de l'une à l'autre pour
porter le mot d'ordre, pour s'informer des points faibles où il convenait
d'envoyer du renfort. « Ces mêmes hommes — ceux que Dutard appelle les
espions à 40 sous par jour — sont destinés encore à porter les ordres d'un
Comité de surveillance à l'autre, de proche en proche, de manière que s'il
arrive quelque chose dans une section, la section voisine en est bientôt
instruite, et si les sans-culottes d'une section ne sont pas assez forts, ils
appellent ceux de la section voisine. C'est ce qu'a fait ma section
avant-hier soir, et ce qu'elle a arrêté solennellement hier soir comme de
sûreté générale (14 mai).
» Ce sont
les sections des Lombards et de Mauconseil qui avaient donné l'exemple, dès
le 15 avril, pour « un procès-verbal de réunion » où elles s'étaient promis a
et juré union, fraternité et assistance dans tous les cas où l'aristocratie
voudrait anéantir la liberté. » La section des Amis de la Patrie avait, une
des premières, adhéré à ce pacte, et toutes les sections avaient été
sollicitées de conclure la même fraternité, de donner l'accolade de paix au
président de chaque section et de jurer assistance et secours pour écraser
les « perturbateurs de l'ordre public ». Dutard constate l'effet de
terreur produit sur les modérés par cette coalition des sans-culottes. « Ce
qui a pu aussi, écrit-il le 15 mai, dérouter les propriétaires de ma section,
c'est l'espèce de fédéralisme établi entre les enragés qu'elle contient et
ceux de la section Mauconseil. Avant-hier les modérés prévalaient dans cette
dernière, les enragés ont demandé secours à ceux du Contrat-Social, et
ceux-ci ont volé à leur secours. Le
journal girondin, le Patriote français, sent bien le péril de cette manœuvre
et il la dénonce violemment, le 19 mai : « Les
anarchistes emploient tous les moyens pour regagner le terrain qu'ils ont
perdu dans les sections. A la faveur de deux ou trois qui leur sont restées
fidèles, ils envoient dans les autres des députations, qui. ont soin
d'arriver lorsque les séances sont sur le point de finir, et par conséquent
peu nombreuses ; et ils escamotent souvent, arrachent plus souvent encore des
adhésions. Il y a quelques jours. Varlet, l'agitateur des boues de Paris,
accompagné d'une députation de la section des Sans-Culottes, arriva, à onze
heures et demie du soir, dans la section du Panthéon-Français et prêcha
longuement les douceurs d'une nouvelle insurrection et les jouissances d'un
massacre général. Quoiqu'il y eût peu de monde à la séance, Varlet échoua
complètement et fut obligé de se retirer, couvert de honte. Le lendemain, la
section arrêta que ses séances seraient levées de droit à dix heures du soir,
et qu'on ne pourrait délibérer qu'au nombre de deux cents citoyens. Il est
temps que toutes les sections imitent ce sage arrêté : « Un
moyen plus infâme encore est employé par les anarchistes. Ils rassemblent les
brigands de plusieurs sections, les promènent de section en section et y
écrasent la majorité républicaine. C'est ainsi qu'ils ont fini par triompher
de nouveau dans la section Bonconseil ; c'est ainsi que dans celle du
Contrat-Social ils ont cassé et remplacé tout de suite tous les
fonctionnaires publics ; c'est ainsi que dans' celle des Lombards ils ont mis
en état d'arrestation un citoyen qui s'opposait à de pareilles horreurs. Le
brigandage s'appelle assemblée des sections réunies. Ce qui fait frémir,
c'est que le montagnard Levasseur a assisté à celle du Contrat-Social et
applaudi à ces violations de toutes les lois et de tous les droits. » Dans un
discours du 18 avril, Vergniaud a tracé le tableau, sans doute un peu forcé,
de l'action des sans-culottes dans les sections. Quand il s'agit de faire
adopter une pétition « les rédacteurs et leurs amis se répandent au même
instant dans les sections de Paris ; chaque émissaire dit à la section où il
se présente : « Voici une pétition qu'il faut signer. — Lisez-la. —
Inutile, elle est déjà adoptée par la majorité des sections. » Ce mensonge
réussit auprès de quelques-unes d'entre elles, où plusieurs signent de bonne
foi sans lire. Dans plusieurs on lit et on se contente de passer à l'ordre du
jour. Qu'arrive-t-il ? Les intrigants et les meneurs demeurent jusqu'à ce que
les bons citoyens se soient retirés. Alors, maîtres de la délibération, ils
décident qu'il faut signer la pétition et la signent. Le lendemain, quand les
citoyens arrivent à la section, on leur présente la pétition à signer, et on
se prévaut contre eux de la décision prise la veille. S'ils veulent faire
quelques observations, on leur répond par ces mots terribles : « Signez
ou pas de certificat de « civisme ». Et comme sanction à cette
menace, plusieurs sections, où règnent en maîtres les rédacteurs des listes
de proscription, décident que l'on changera les cartes civiques, et refusent
d'en accorder de nouvelles à ceux qui ne veulent pas signer la pétition. On
ne s'en tient pas à ces manœuvres, on aposte dans la rue des hommes armés de
piques pour forcer les passants à signer. » LES COMITÉS DE SURVEILLANCE C'est
un témoignage malveillant, mais décisif, de l'énergie, de la persévérance des
révolutionnaires luttant contre les influences modérées. Ils trouvaient un
instrument admirable dans les Comités de surveillance. Dès l'origine de la
Révolution, les sections avaient eu des organes d'exécution. Quoique tous les
citoyens fussent représentés, par voie de délégation, dans le Conseil général
de la Commune, la Révolution avait tenu à multiplier les foyers d'action
autonome. Il lui avait paru que le seul moyen d'entraîner, de contrôler, de
pénétrer de son esprit cette masse énorme de vingt-cinq millions d'hommes
libérés de l'administration de l'ancien régime, mais appesantis encore de
bien des préjugés, c'était d'exciter le zèle et l'initiative de tous en
mettant à la portée de tous des instruments d'action. C'est ainsi que, pour
Paris notamment, la loi municipale du 21 mai 1790 avait institué, en chaque
section, un Comité civil nommé par elle, et qui était comme un intermédiaire
entre la section et la municipalité. Il avait des attributions multiples et
une action efficace. Les douze membres qui le composaient avaient, réunis en
comité, des pouvoirs de police. Ils secondaient, ils surveillaient les
commissaires de police élus par la section. Ils informaient le Conseil
général de la Commune, le maire, le procureur-syndic de tout ce qui pouvait
intéresser la marche de la Révolution, des germes de conspiration entrevus,
des difficultés relatives aux subsistances. C'était
une institution tout à fait régulière et d'un fonctionnement vigoureux. Le
Comité devait se réunir au moins tous les huit jours, et dans les périodes de
crise ils se réunissaient tous les jours. Il avait des registres de
procès-verbaux tenus par le secrétaire-greffier du commissaire de police. Et
chaque membre du Comité à tour de rôle se tenait à la disposition des
citoyens pour tous renseignements et démarches nécessaires. Ce sont les
Comités civils qui font la répartition des premiers assignats, pour en
prévenir l'accaparement. Ce sont eux qui délivrent des certificats de
résidence. Ce sont eux qui, sur l'ordre de la Commune, apposent ou lèvent des
scellés, opèrent des saisies et recensent la population. (Voir Mellié.) Un
moment suspendus par la révolution du 10 août, ils sont reconstitués par une
décision de la Commune révolutionnaire, et ils en reçoivent des attributions
plus étendues et un élan nouveau. Mais la Révolution ne tarda pas à craindre
qu'ils ne fussent trop absorbés par leurs diverses fonctions administratives,
par l'inspection de la voirie, par le contrôle ou l'organisation des ateliers
publics de bienfaisance, par la vulgaire police des rues, etc., etc., pour
pouvoir surveiller avec une activité suffisante tous les suspects, tous les
royalistes déguisés, tous les émigrés de retour, tous les nobles qui, de
leurs châteaux de l'Ouest affluaient à Paris, dans l'été de 1792, afin de
prêter main forte au roi. Pétion, dès le mois de juillet, demandait
l'institution d'un comité de surveillance chargé de rechercher tous les
délits relatifs à la sûreté intérieure et extérieure de l'Etat. Et, quand la
Législative, après le 10 août, eut brisé tous les juges de paix qui avaient
été envahis de l'esprit feuillant, quand elle eut résolu de transférer aux
départements et aux municipalités les fonctions de sûreté générale, un Comité
de surveillance fut constitué pour tout Paris. Mais,
comment ce Comité aurait-il pu fonctionner s'il n'avait été secondé par des
Comités de section, plus capables de suivre, dans une fraction déterminée de
la grande ville, le mouvement, les intrigues, presque les pensées des
individus ? De là ces Comités de section qui, au lendemain du 10 août, se
forment presque spontanément un peu partout, tantôt de 14, tantôt de 12
membres, mais toujours pénétrés d'un esprit révolutionnaire ardent ; seuls
étaient éligibles ceux qui faisaient la preuve qu'ils n'avaient jamais
appartenu à un club feuillant, ou signé les pétitions des huit mille et des
vingt mille. Nés de la Révolution, c'étaient des organes de Révolution. Et, à
mesure que la Révolution s'exaltait, passait des influences girondines aux
influences de la Montagne, les Comités de surveillance s'exaltaient et se
passionnaient avec elle. Ni le cordonnier révolutionnaire Lullier n'aurait
été élu procureur syndic du département, ni Pache n'aurait été élu maire de
Paris, ni Hébert et Chaumette n'aurait occupé les postes de procureur et de
substitut de la Commune si les Comités de surveillance, qui exprimaient tout
ensemble et dirigeaient les sections, n'avaient abondé dans le sens d'une
politique de vigueur et d'action. Ainsi
s'élaborait et se constituait toute une forte administration révolutionnaire.
Ainsi les patriotes les plus véhéments s'habituaient à commander, à
surveiller, à agir. Ainsi ils acquéraient, dans les limites assez étroites de
la section, la connaissance des hommes et des choses, cette sûre information
de détail qui permet aux heures de crise les décisions rapides. Et
l'ambition, l'action de ces Comités de surveillance s'élargissaient avec les
événements, se passionnaient avec la Révolution. Quand,
dans les premiers jours de mai, le péril s'aggrave, quand le vent de défaite
se lève de nouveau, quand d'inquiétants symptômes de trahison annoncent les
catastrophes prochaines, les sections les plus ardentes décident spontanément
de donner à leur Comité de surveillance un caractère plus nettement
révolutionnaire et un pouvoir plus direct. Il ne suffit pas de dresser des
listes de suspects qui seront transmises à la Commune. Qu'adviendra-t-il, en
un jour de crise où les événements se précipitent, où les heures et les
minutes comptent, si des suspects, continuant à intriguer en liberté, donnent
le signal du massacre des patriotes, livrent un quartier de la ville à des
rassemblements d'émigrés jetant soudain le masque et arborant les insignes de
la trahison ? Il faut
qu'à l'action rapide du tribunal révolutionnaire créé le 9 et le 10 mars,
réponde la rapidité d'action des sections pourvoyeuses. Dans la section de la
Croix-Rouge, l'assemblée générale décrète le 13 mars 1793 : « Considérant
que la Convention nationale a trouvé nécessaire de créer, dans ces
circonstances difficiles, un tribunal révolutionnaire pour juger les ennemis
de la Patrie, que ce tribunal pourrait n'être que d'un effet peu sensible si
la majeure partie de ses ennemis lui échappait, qu'il faut que tous les bons
citoyens se mettent en état de les attendre, et qu'un des moyens pour réussir
est d'exercer la plus exacte surveillance, la section a créé dans son sein un
Comité révolutionnaire. » Ce
Comité, composé de sept membres, et se renouvelant chaque mois par moitié, se
réunira tous les jours.et il recevra « toutes les dénonciations signées
et tenues secrètes de tout citoyen de la section contre les émigrés et' les,
prêtres déportés rentrés dans la République », et en général contre tous les
ennemis de la République une et indivisible. Il
pourra nommer deux de ses membres qui seront autorisés à requérir la force
armée, afin d'aller faire des visites domiciliaires avec l'assistance du juge
de paix et du commissaire de police. LE DÉCRET DU 21 MARS 1793 Devant
ce mouvement confus et spontané des sections qui élargissaient
révolutionnairement leurs droits, la Convention intervint. Elle régla, en les
étendant, les attributions des Comités de surveillance devenus, de fait et de
nom, des Comités révolutionnaires. C'est
le décret du 21 mars 1793 : « Il
sera formé dans chaque commune de la République et dans chaque section des
communes divisées en sections, à l'heure qui sera indiquée à l'avance par le
Conseil général, un Comité composé de douze citoyens. « ART. 2. — Les membres de ce Comité,
qui ne pourront être choisis ni parmi les ecclésiastiques, ni parmi lés
ci-devant nobles, ni parmi les ci-devant seigneurs de l'endroit et les agents
de ces ci-devant seigneurs, seront nommés au scrutin et à la pluralité des
suffrages. « ART. 3 (rédaction
nouvelle du 30 mars).
— Sur mille citoyens ayant droit de voter dans la section, il faudra les
suffrages de cent pour l'élection des membres qui doivent composer le Comité
de surveillance. « ART. 4. — Le Comité de la Commune
ou chacun des Comités de sections de la Commune sera chargé de recevoir pour
son arrondissement les déclarations de tous les étrangers, actuellement
résidant dans la commune, ou qui pourraient y arriver, etc. » Ainsi,
c'est seulement sur les étrangers que devait porter la surveillance des
nouveaux Comités. Mais ceux-ci, élus le 28 mars, ne tardèrent pas à étendre
leurs attributions ; et ils soumirent à leur contrôle tous les citoyens. Il
fallait être agréé par eux pour obtenir de la Commune un certificat de
civisme, et cela donnait à ces Comités, devenus révolutionnaires de fait
comme de nom, un pouvoir immense. Dutard
signalait à Garat, le 13 mai, leur action croissante : « Si vous laissez
prendre aux Comités révolutionnaires leur ancien empire, qu'en résultera-t-il
? C'est que vous ferez tomber entièrement l'esprit public ; c'est que le
parti propriétaire lui-même vous abandonnera et se livrera à la merci de tous
les hasards. » Il
insiste le 14 : « Une partie de son mal, c'est la Convention qui l'a
fait elle-même en établissant les Comités révolutionnaires ; j'aurais désiré
au moins, qu'elle les eût subordonnés à d'autres autorités ; qu'elle n'en eût
confié l'administration qu'à des pères de familles, des hommes de 40 ans et
domiciliés depuis 30 ans dans la section. Ce sont, au contraire, presque tous
des jeunes gens qui cherchent à devenir quelque chose, et des étrangers qui
emplissent ces places. « Les
Enragés de ma section ont cassé un commissaire de police (et un
secrétaire greffier),
légalement nommé quelques jours auparavant, par cela seul qu'il avait Ia figure
d'un honnête homme. Ils ont allégué que l'Assemblée avait arrêté auparavant
que les commissaires de police ne seraient nommés qu'après que les cartes
seraient changées, et qu'ici la nomination est l'effet d'une cabale. « Il
est étonnant combien la loi mise à exécution a d'empire sur le peuple. Si la
Convention laisse substituer à son autorité celle des Comités de
surveillance, elle est perdue, et je ne lui en donne pas pour huit jours. » Je
laisse, bien entendu, la responsabilité de sa philosophie feuillantine à
l'observateur Dutard, qui ne cesse de répéter que La Fayette était son dieu.
Mais ses notes nous permettent de voir en action les Comités de surveillance.
Un de leurs premiers actes fut de déclarer que les cartes d'identité de
chaque citoyen devaient être établies de nouveau pour que la sincérité des
opérations électorales fût entière ; et on devine combien d'occasions
s'offrirent à eux, dans cette réfection des cartes, pour inquiéter,
décourager et détourner des sections les citoyens hostiles à la Montagne et à
la Commune. Dans presque
toutes les sections, les commissaires de police, soit qu'ils aient été élus
avant que les forces bourgeoises se portent dans les sections, soit qu'ils
aient été choisis sous l'influence des Comités révolutionnaires, marchaient
d'accord avec ceux-ci : c'était encore une grande force pour la Révolution nouvelle
qui se préparait. L'ACTION DE LA COMMUNE Mais
c'est surtout leur union avec les autorités constituées du département et de
la Commune qui donnait aux Comités une grande puissance, c'était un faisceau
presque indestructible des forces révolutionnaires se complétant les unes les
autres. Le procureur de la Commune, Chaumette, comme s'il eût voulu racheter
la modération forcée dont il fit preuve le 25 février et le 10 mars, se
répandait en motions véhémentes, en réquisitoires ardents. Il semble agité
par une sorte de fièvre patriotique et révolutionnaire. Le 28
avril, la section des Droits de l'Homme, celle qui avait été compromise
devant la Convention par le drapeau fleurdelysé qu'elle y avait porté par
mégarde, tient à prouver la pureté de son zèle révolutionnaire : « Le
commandant de la section armée des Droits de l'Homme fait part du désir
qu'ont les citoyens de cette section de présenter au Conseil général le
drapeau qu'ils ont substitué à celui qui offusquait les regards des
républicains, étant souillé des signes du royalisme. Le Conseil, ayant le
maire à sa tête, descend sur la place de la Maison Commune, y faire
l'inauguration du nouveau drapeau. Le Conseil remonte ensuite, accompagné de
la force armée de ladite section qui défile dans la salle au son de la musique
militaire et au milieu de nombreux applaudissements. » C'était
dissiper l'ombre qui pesait encore sur les récentes journées
insurrectionnelles. C'était proclamer le civisme de ceux qui avaient porté
d'audacieuses paroles à la Convention. De même, le 24 avril, le Conseil de la
Commune déploie un grand zèle pour les obsèques de Lazowsky, qui avait été
l'homme du 10 août : « Le
Conseil arrête que le maire et une députation du Conseil général assisteront
au convoi de Lazowsky, capitaine de canonniers de la section du Finistère, et
qu'il sera fait invitation au Conseil général du 10 août d'y assister avec sa
bannière et le tableau des morts et blessés à cette mémorable journée, et que
le drapeau martial sera brûlé sur la tombe de ce citoyen. » Ainsi,
pour le noter en passant, le drapeau rouge, quoiqu'il eût, par une sorte
d'usurpation populaire et d'ironique défi, conduit, le jour du 10 août, une
partie des assaillants, est resté encore en 1793 un emblème de la loi
martiale et de la contre-Révolution. Mais, avec quel soin la Commune de 1793
évoquait le souvenir et le décor même de la Commune révolutionnaire du 10
août ! On sentait la fièvre grandir. LA PÉTITION POUR LA TAXE Pourtant,
dans la question des subsistances, la politique de la Commune de Paris est
encore incertaine. Je vois bien que, le 18 avril, la Commune prend part à la
délibération provoquée par le Conseil général du département de Paris au
sujet des subsistances, et qui aboutit à la motion sur le maximum des grains. « Le
procureur de la Commune, dit le compte rendu du Moniteur, annonce au Conseil
qu'en conséquence de la convocation faite par le Département de Paris de
toutes les communes de son arrondissement, le maire, les officiers municipaux
et lui, se sont transportés au lieu du rassemblement indiqué dans Ta salle
des Jacobins ; que là, des commissaires ont été nommés pour la rédaction
d'une adresse à la Convention nationale, relativement aux subsistances ; que
la principale disposition de cette adresse portait l'invitation à la
Convention de fixer annuellement le prix des grains, en prenant le quintal
pour mesure. Comme
on voit, ce n'est pas de la Commune même, pourtant si agissante, si abondante
en démonstrations, que vient l'initiative. Il semble que le Département ait
été plus près que la Commune des Enragés, qui avaient pour programme la
taxation. De même
que c'est le Département qui avait proposé aux autorités constituées de Paris,
le maximum, c'est le président du Département qui formula la pétition devant
la Convention : « Nous
venons, au nom des citoyens de tout le Département de Paris, vous instruire
de nos maux et vous présenter les moyens d'y remédier. Depuis quatre ans, il
n'est pas de sacrifices que le peuple n'ait faits à la Patrie ; pour prix il
vous demande du pain. Les mesures que nous vous offrons ont déjà force de loi
dans l'opinion publique. H s'agit de la classe indigente pour laquelle le
législateur n'a rien fait quand il n'a pas tout fait. Qu'on n'objecte pas
le droit de propriété. Le droit de propriété ne peut être le droit d'affamer
ses concitoyens. Les fruits de la terre, comme l'air, appartiennent à tous
les hommes. Nous avons consulté les cultivateurs ; tous ont assuré que la
France a dans son sein plus de grains qu'il ne lui en faut pour sa
consommation. Nous venons demander : 1° la fixation du maximum du prix du blé
dans toute la République, il pourrait être, pour l'année prochaine, de 25 à
30 livres le setier ; 2° l'anéantissement du commerce des grains ; 3° la
suppression de tout intermédiaire entre le cultivateur et le consommateur ;
4° et un recensement général de tout le blé après chaque récolte. » Était-ce
réalisable ? et, si on n'allait pas jusqu'à une organisation communiste de
l'approvisionnement, si on ne chargeait pas la Nation elle-même d'acheter le
blé aux cultivateurs et de le revendre, était-il possible de supprimer tout
intermédiaire ? Je ne le recherche pas en ce moment. Je constate seulement
que ce programme, malgré l'apparente et officielle adhésion de toutes les
autorités constituées de Paris, était celui du Département plutôt que celui
de la Commune. Aucun des représentants directs de la Commune, ni le maire, ni
le procureur, ne prit la parole devant la Convention pour appuyer l'orateur
du département. LA COMMUNE ET LES SUBSISTANCES Dans la
séance de la veille, 17 avril, à la Commune, il semble bien (autant qu'on
peut en juger par les comptes rendus du Moniteur et de la Chronique de
Paris), que la question des subsistances y fut traitée avec réserve, et que
des conseils de prudence et de modération furent, à ce sujet, donnés au
peuple : « La
discussion, dit le Moniteur, s'ouvre sur les subsistances. Quelques membres
proposent comme moyen de parer aux difficultés actuelles d'exposer sur le
carreau de la Halle la plus grande quantité possible de farines tirées des
magasins de la municipalité ; mais le substitut du procureur de la Commune
pense que cette mesure ne peut que produire de grands maux, en empêchant les
boulangers de s'approvisionner au dehors ; que, lorsque les magasins seront
une fois épuisés, la municipalité et les boulangers seront obligés d'acheter
la farine au dehors, et qu'alors cela ne sera peut-être plus possible. « Garin,
l'un des administrateurs des subsistances, est sommé de déclarer s'il est
vrai, comme l'a avancé, que Paris soit approvisionné suffisamment, et
qu'enfin il dise pour combien de temps l'on a des subsistances. Il répond
qu'il voit avec douleur que des inquiétudes déplacées dérangent tous les
projets de l’administration. Il affirme à plusieurs reprises que les
subsistances ne manqueront pas et propose à ce sujet une proclamation dont la
rédaction est adoptée. « Les
commissaires des sections présents à la séance sont invités à se retirer dans
leurs sections respectives, pour leur faire part de ce qu'ils viennent
d'entendre sur les subsistances. » Ainsi
la Commune s'applique plutôt à rassurer, à calmer. La proclamation suggérée
par Garin, et dont la Chronique de Paris nous donne le texte, est presque
agressive contre ceux qui fomentent l'inquiétude : « Des
hommes perfides veulent jeter le trouble parmi vous, en vous donnant de
l'inquiétude sur vos subsistances ; ces hommes sont ceux qui visent au
bouleversement de la République, au rétablissement de la royauté ;
gardez-vous de les écouter. Les subsistances de Paris sont assurées, les
boulangers cuisent même plus qu'il n'est nécessaire pour la nourriture
des habitants de notre ville. Si le pain a paru manquer, ne l'attribuez qu'à
la crainte qu'ont de prétendus patriotes qui, en se précipitant chez les boulangers,
vous ont entraînés avec eux ; ne l'attribuez qu'à l'exportation considérable
hors de nos murs, que ces mêmes soi-disant bons citoyens ont faite ou ont
favorisée, du pain cuit dans Paris. L'administration municipale vient de
mettre des bornes à cet enlèvement en ordonnant la visite des voitures
sortant de Paris et la saisie des pains qu'elles contiendraient, mesure juste
et naturelle ; car, si le peuple de Paris fait des sacrifices pour maintenir
chez lui le pain à un bas prix, ce même peuple doit retirer le fruit de ses
sacrifices. La farine ne manquant pas dans Paris, les boulangers cuisant
suffisamment, il n'y a plus de crainte, plus d'inquiétude à avoir ; nous
n'avons plus de raison pour nous jeter en force chez les boulangers ; ce
n'est qu'avec le calme et la tranquillité que vous pouvez mettre le sceau aux
mesures sages qu'ont prises vos magistrats pour assurer vos subsistances et
déjouer les infâmes complots des agitateurs. » Evidemment,
le Conseil général de la Commune qui avait, le 17 au soir, adopté cette
proclamation et décidé qu'elle serait imprimée et affichée, notamment aux
portes des boulangers et envoyée aux 48 sections, n'avait pas grand goût pour
la démarche à laquelle, le lendemain, l'entraîna le Département. Il ne semble
pas qu'aucun des membres de la Commune ait songé à se dire : Si l'on exporte
du pain de Paris, c'est parce qu'il est plus cher au dehors, et s'il est plus
cher, c'est parce que le maximum du prix du pain n'est pas fixé ; il faut
donc adopter une taxation générale pour empêcher cette exportation de pain
qui pouvait épuiser Paris. Non, il n'y a pas trace, dans les comptes rendus
qui nous sont parvenus d'un raisonnement de cet ordre. En fait, même après la
taxation générale des grains, il y aurait eu encore, entre le prix du pain à
Paris et le prix du pain hors de Paris, un écart, puisque Paris faisait des
sacrifices pour maintenir le pain même au-dessous du cours normal. Garin, en
qui le Conseil de la Commune a toute confiance, puisqu'il en adopte toutes
les propositions, semble même contraire à tout système de réglementation. Le
29 avril, Garin et Cousin, administrateurs, soumettent au Conseil, qui
l'approuve, la proclamation suivante : « Citoyens,
c'est avec un vrai plaisir que les administrateurs des subsistances et
approvisionnements s'adressent aux sections pour leur faire part de l'état
des subsistances de Paris. La farine de commerce, quoique toujours à des prix
élevés, abonde à la halle, et l'administration espère que les mesures qu'elle
a adoptées et qui ont réussi jusqu'à présent, auront toujours le même succès
et amèneront peu à peu la baisse du prix de cette denrée ; mais, nous vous le
répétons, ces mesures ne peuvent pas et ne doivent pas être publiques, et
pourquoi le seraient-elles s'il ne peut résulter de leur publicité aucun
bien, s'il en peut résulter du mal et surtout un mal irréparable ? A quoi
servirait-il d'ouvrir aux yeux des curieux les magasins de la municipalité,
les registres du département des subsistances ? Serait-ce pour connaître la
conduite des administrateurs ? Mais ils en rendent tous les jours un compte
exact au maire et au bureau municipal. Avec une pareille surveillance,
peut-on avoir la moindre inquiétude sur sa gestion ? Serait-ce pour connaître
seulement l'état des magasins et celui des marchés à livrer ? Mais il importe
que ces marchés soient tenus secrets, car il se pourrait que la moindre
indiscrétion empêchât la livraison des farines attendues. Il importe que la
situation des magasins ne soit pas connue de tout le monde ; peut-être tous
les magasins de la municipalité ne sont pas à Paris, et ne doivent-ils pas
être tous pour mieux assurer le succès de l'approvisionnement ;
contentons-nous pour le montent de retirer l'avantage qui résulte de ces
mesures ; Un jour viendra où les administrateurs pourront faire le détail,
non des peines, des soucis qu'elles leur auront occasionnés, mais de ces
mesures elles-mêmes. Elles auraient sans doute été inutiles si, conformément
à l'arrêté du corps municipal, du 3 février, on avait laissé à Paris le pain
suivre le prix de la farine, comme on a fait dans toute la France.
L'approvisionnement de Paris est assuré, les boulangers sont garnis, les
magasins de la municipalité aussi, et ils le seront en dépit des faux
patriotes et des intrigants, car ce sont eux, n'en doutez pas, chers
concitoyens, qui vous sonnent l'alarme ; mais ces moyens aristocratiques sont
usés, vous sentirez qu'il est plus nécessaire que jamais que tous les
citoyens se rallient autour d'un maire qui â leur confiance et des officiers
municipaux qui la partagent et méritent de la partager par leur dévouement
sincère à la chose publique, dont les subsistances sont à la base. » Il est
très vrai que le corps municipal, comme en témoigne, à là date du 1er février
1793, le registre de ses délibérations, avait recommandé au peuple de laisser
le prix du pain s'élever en proportion du prix variable des farines et avait
plaidé pour le principe de la liberté du commerce : «
Plusieurs sections se plaignent du renchérissement du pain, annoncent des
rassemblements qui menacent les boulangers et demandent que le corps
municipal prenne des mesures propres à ramener le calme. Une discussion
s'élève sur la question de savoir s'il convient de porter le pain de quatre
livres au prix de treize sols ou de le maintenir au prix actuel. « Après
de vifs débats, le corps municipal arrête : 1° de renvoyer cette question aux
sections elles-mêmes ; 2° de leur adresser l'Avis au peuple, rédigé
par le citoyen Garin, afin de les mettre en état de délibérer, avec une
connaissance exacte, des motifs qui plaident pour et contre l'augmentation. » Ainsi
Garin se rappelait d'autant mieux la décision du corps municipal au
commencement de février que c'est lui qui l'avait inspirée et formulée. Et
l'Avis au peuple, rédigé par lui, et destiné à présenter aux sections les
raisons pour et contre, était en réalité un plaidoyer à fond pour la liberté
du commerce, pour la libre variation des prix suivant l'état du marché : « Les
magistrats du peuple lui doivent toujours la vérité, car un peuple courageux
qui a conquis la liberté est toujours prêt à l'entendre. « Jusqu'à
présent, citoyens, le pain a été, dans cette grande ville. à un prix plus bas
que dans aucune ville de la République ; il y a longtemps que les habitants
des départements, même les plus fertiles en grains, mangent le pain à 4 sous
et à 5 sous la livre ; il en est où on le paye 7 sous. Le prix de 12 sous les
4 livres, dont vous jouissez, n'a pas pu avoir lieu sans des sacrifices
énormes de la part de la municipalité, sacrifices qu'il est impossible de
continuer sans ruiner complètement la Commune de Paris, et qui niellent un
obstacle invincible à notre approvisionnement ; car le boulanger, ne vendant
son pain que 12 sous les quatre livres, ne peut payer la farine• plus de 60
livres le sac de 325 pesant, et il lui est impossible de s'en procurer à ce
prix, puisque nos frères des départements les plus éloignés viennent
l'acheter 66 livres, 67 livres dans la Beauce, la Brie, le Soissonnais et le
Vexin. Il n'est qu'un moyen pour amener l'abondance dans Paris, c'est de
payer la farine ce qu'elle vaut, ce que vos frères des départements la payent
! Nous avons lieu de croire qu'une légère augmentation sur le prix du pain,
mettant le boulanger à même de payer les farines un prix plus élevé, lui fera
avoir la préférence dans les marchés, et rétablira auprès du marchand et du
laboureur la confiance qu'il avait perdue par le bas prix du pain, comparé au
prix des farines. « Nous
espérons, citoyens, que vous entrerez dans les vues de vos magistrats et que
nul d'entre les habitants de cette grande ville ne se refusera à supporter
cette augmentation, qui ne peut être moindre d'un sol sur le pain de quatre
livres. « Ressouvenez-vous
que le prix raisonnable amène l'abondance et que l'abondance ramène le bon
marché. « La
municipalité, toujours jalouse de donner à ses commettants tous les
renseignements possibles, fera afficher dans Paris, deux fois la semaine, le
prix des farines à la halle et sur les ports et le taux auquel le boulanger
ne peut pas, sans perte, livrer son pain au consommateur, d'après le prix de
la farine. Du 2
février 1793, l'an second de la République française. « Prix
du pain de quatre livres, à raison des prix des farines, sans y comprendre
les frais de manutention du boulanger.
Observation : « La
farine se' vend dans le moment 65 livres. Les blés sont récoltés dans une
saison pluvieuse et, par ce fait, ils n'offrent aucune espérance en
spéculation pour le boulanger et le meunier, les farines prenant moins d'eau,
rendant moins de livres de pain, nous privent d'une abondance que donnent les
blés récoltés dans une saison sèche, et, augmentés par l'art du boulanger,
nous ôtent, par sac de 325 livres pesant, vingt-cinq livres de pain, qu'on a
en plus dans les années ordinaires. « Les
municipalités qui nous avoisinent ont mis le pain à 13 sols. Celle de Paris
le laissant à 12 sols, vous vous trouverez privés du pain que le boulanger
fabrique pour vous par la facilité qu'auraient les citoyens des campagnes de
le venir prendre à meilleur prix que chez eux, ce qui rendrait illusoires les
soins de vos magistrats qui veillent à ce qu'il ne nous manque pas. » C'est
le pur langage de l'économie libérale, et il est tout à fait curieux de voir
que la Commune de Paris, dans son adresse du 29 avril, se réfère à ces
déclarations du commencement de février. C'est en contradiction absolue avec
tout le système de réglementation qui commençait à s'imposer et que la
Commune elle-même avait paru recommander à la Convention dans la séance du 18
avril. Ce qui est plus curieux encore, c'est que le Conseil général de la
Commune, en regrettant avec Garin que l'arrêté du corps municipal du 3
février n'ait pas été observé, se désavoue lui-même. Car c'est le Conseil
général de la Commune qui avait passé outre aux décisions du corps municipal
et qui avait, comme je l'ai déjà noté, maintenu le prix du pain de 4 livres à
12 sous, dans sa séance du 4 février. Le corps municipal avait protesté en
vain. Dans le compte rendu que la Chronique de Paris donne de la séance de la
Commune du 5 février, je lis ceci : « Le
corps municipal renvoie au Conseil général la pétition que les boulangers lui
avaient adressée ce matin. Ils représentent que l'arrêté, pris hier par le
Conseil général, les met dans un embarras qui peut faire beaucoup de mal à
leurs concitoyens. « En attendant, disent-ils, que vous examiniez s'il n'y a
pas lieu à indemnité, ne devons-nous pas craindre que le pain manque ?... » « Le
Conseil général arrête que l'arrêté qui fixe à 12 sous le pain de quatre
livres sera exécuté, et réitère aux boulangers la certitude d'une indemnité.
» Evidemment,
le corps municipal en transmettant la pétition des boulangers l'approuvait.
Aussi, quand le Conseil général de la Commune, le 29 avril, regrette que le
prix du pain n'ait pas suivi celui des farines comme le voulait le corps
municipal, il se blâme lui-même, et il subit complètement l'influence des
idées économiques de Garin. Si donc, le 18 avril, le Conseil général de la
Commune s'était associé à la démarche du Département, c'était sans conviction
bien ardente, et sans doute sous la poussée de quelques sections[1]. Dans la
séance du 17 avril, quand des délégués des sections viennent proposer une
fête civique au champ de la Fédération, les tribunes crient : « A bas
la fête ! il nous faut du pain. » Le Conseil général n'osa pas aller
contre ces sommations et il se donna l'air de faire quelque chose. Mais sa
politique économique était autre. Au fond, avec les larges subventions qu'il
avait reçues de la Convention et qui lui permettaient de maintenir le pain à
3 sous la livre, Paris n'avait aucun intérêt à la taxation des grains. Il
pouvait même craindre que cette taxation fournit un prétexte décisif de ne
plus continuer les subventions nationales à la Commune de Paris. Et
suffirait-il de taxer le grain pour maintenir le pain à 3 sous la livre ?
C'était fort douteux ; le Girondin Ducos, dans la séance du 18 à la
Convention, apprenait aux pétitionnaires que le pain se vendait à Bordeaux 7
sous la livre, au prix du commerce. Le maximum du prix des grains
permettrait-il de réduire de moitié le prix du pain ? Ce n'était pas probable.
Aussi, ce sont plutôt les communes voisines de Paris que la Commune de Paris
même, qui décidèrent sans doute le Département à demander la taxation des
grains. Ce
n'est pas là le point vif de l'agitation de la Commune parisienne. Et lorsque
les femmes de Versailles, au commencement de mai, viennent à Paris pour peser
sur la Convention et obtenir d'elle le vote du maximum, la Commune de Paris,
tout en leur ménageant un fraternel accueil, semble surtout préoccupée de les
surveiller, de les mettre en garde contre toute démarche téméraire. Séance
du 1er mai. — « Le
citoyen maire annonce que les citoyens de Versailles se disposent à passer la
nuit dans la salle de la Convention en attendant que ses membres se
réunissent. Le Conseil invite le citoyen maire à aller leur représenter que
la salle de la Convention est une propriété nationale qui doit être respectée
et nomme des commissaires pour l'accompagner. » Chaumette
était plus préoccupé d'organiser ce qu'on pourrait appeler dans notre langage
présent « l'assistance et l'assurance sociales » que de réglementer
le cours des denrées, et c'est dans ce sens qu'il orientait la Commune. Elle
décide à sa demande, le 4 mai, qu'il sera fait une pétition à la Convention
pour lui demander la prompte organisation de l'instruction publique, des
établissements pour les pauvres valides et infirmes, enfin qu'elle charge les
Comités d'agriculture et de commerce de leur faire à une époque fixe un
rapport sur les moyens les plus prompts et les plus sûrs, non pas de
soulager les misérables, mais d'extirper la misère en procurant à la jeunesse
une ressource pour la vieillesse, et à ceux qui n'ont que des bras, du
courage et de la santé, le moyen de les employer de manière à pouvoir devenir
un jour propriétaires. » C'était
plus vaste, mais à échéance plus lointaine que la taxation des blés. RÉAPPARITION DE JACQUES ROUX Jacques
Roux devait sourire de ces incohérences de la Commune de Paris, qui tantôt
était entraînée par le mouvement du peuple à souscrire à la politique sociale
des Enragés, et tantôt, répudiant ou oubliant le maximum, s'échappait en
vagues espérances d'universel bien-être. C'est une grande surprise de voir
tout à coup, dans une séance du 19 avril, Jacques Roux reparaître au Conseil
général de la Commune. Voici comment débute, pour cette séance, le compte
rendu du Moniteur : « L'appel
pour le service du Temple (la surveillance de Marie-Antoinette) ayant été
fait comme de coutume, Jacques Roux a été indiqué pour y être de service ; il
a déclaré être malade et que, si on le forçait d'aller au Temple, il ne
paraîtrait plus au Conseil. « Cette
assertion donne lieu à diverses propositions tendant à blâmer fortement
Jacques Roux et même à le dénoncer à sa section. Après une assez longue
discussion, le Conseil arrête que la réponse de Jacques Roux sera envoyée à
sa section, celle des Gravilliers, et passe à l'ordre du jour sur toute
explication ultérieure. » D'où
surgit-il et comment est-il là ? Nous avons vu, dans le compte rendu de la
séance du 2 mars, que donne le Moniteur, que Jacques Roux était parmi
les délégués au Conseil général de la Commune que la majorité des sections
avait exclus. Ce compte rendu (non officiel, il est vrai) le mentionne
expressément. Il n'y a pas d'erreur possible. D'abord les événements du 25 février
avaient appelé l'attention sur .Jacques Roux et, si le Moniteur avait commis
à son sujet une erreur aussi grave, elle aurait été rectifiée. D'ailleurs, comme
je l'ai noté, le Moniteur indique, à propos de la séance du 19 mars, que les
Gravilliers n'ont pas envoyé encore le procès-verbal de la nouvelle élection
à laquelle ils ont été invités. La Chronique
de Paris, qui avait mentionné au commencement de mars le rejet d'un
certain nombre de commissaires par la majorité des sections, donne, pour la
séance du 19 mars, des indications à peu près identiques à celle du Moniteur. « Les
sections du Mont-Blanc et du Panthéon-Français ont refusé de nommer d'autres
membres, malgré le rejet fait par la majorité des sections. Les sections des
Champs-Elysées, Gardes-Françaises, Popincourt, Quinze-Vingts, Fédérés et
Observatoire ont procédé à un renouvellement dont le résultat a présenté les
mêmes sujets rejetés par la majorité des sections. Les sections des Gravilliers
et du Temple n'ont pas envoyé leurs procès-verbaux. » Ainsi,
il n'y a pas de doute possible, les délégués de la section des Gravilliers,
parmi lesquels Jacques Roux, ont bien été rejetés par la majorité des
sections. Mais j'avais conclu hâtivement du compte rendu de la séance de la
Commune du 10 avril que la section des Gravilliers, après avoir d'abord
négligé d'envoyer ses procès-verbaux, après avoir marqué par une assez longue
abstention son mécontentement ou son dédain, s'était enfin décidée, entre le
19 mars et le 10 avril, à remplacer ses délégués au Conseil de la Commune.
Voici le compte rendu de la séance du 10 avril dans le Moniteur : «
L'adresse présentée à la Convention pour en obtenir un décret qui fixe le
ternie fatal des élections ayant été renvoyée au Comité de législation, le
Conseil a arrêté que la Convention serait invitée à fixer l'époque précise du
remplacement des citoyens qui ont été rejetés par la majorité des sections,
et que, faute de se conformer à ce décret, les sections seront convoquées
pour procéder à ce remplacement dans les sections des Gardes-Françaises, de
Popincourt, du Panthéon-Français et de l'Observatoire, qui seules n'ont
pas voulu remplacer les citoyens nommés par elles et rejetés par la majorité.
» Il
semble bien résulter de ce texte que la section des Gravilliers s'était mise
en régie. La Chronique de Paris nous donne le texte même de l'arrêté pris le
10 avril par le Conseil général de la Commune : « Le
Conseil général considérant que les difficultés interminables qui se sont
élevées pour l'élection des notables dans quelques sections portent le plus
grand préjudice à la chose publique, qu'aucune loi ne prononce de
dispositions pénales contre les sections qui refusent de remplacer les
membres qui ont été rejetés par la majorité des sections ; que la
réorganisation municipale doit être immédiate et qu'aucune autorité
intermédiaire ne peut suppléer le peuple dans les nominations qui lui sont
réservées par la loi, arrête que la Convention sera priée de fixer l'époque
précise du remplacement des citoyens qui ont été rejetés par les sections et
que, faute de se conformer à ce décret, les sections seront convoquées pour
procéder audit remplacement dans les sections des Gardes-Françaises, de
Popincourt, du Panthéon-Français et de l'Observatoire, qui seules n'ont pas
voulu remplacer les citoyens nommés par elles, et rejetés par la majorité ;
arrête en outre qu'une députation se transportera à l'instant même au Comité
de législation, pour lui faire part du présent arrêté. » Encore
une fois, si la section des Gravilliers ne s'est pas conformée à la loi, si
elle n'a pas remplacé Jacques Roux et les autres, rejetés par le scrutin
épuratoire des sections, comment se fait-il qu'elle ne soit pas mentionnée
avec les quatre sections qui doivent être convoquées à cet effet ? Comment se
fait-il que le Conseil général précise que ces quatre sont les seules qui ne
se sont pas conformées à la loi ? Et si Jacques Roux a été remplacé avant le
10 avril, comment prend-il part, le 19 avril, comme délégué des Gravilliers,
à la délibération du Conseil général de la Commune ? J'avoue qu'avec les
éléments dont nous disposons, je ne parviens pas à résoudre la difficulté.
Peut-être Jacques Roux et les Gravilliers, qui, comme nous l'avons vu,
n'avaient pas envoyé le 19 mars leurs procès-verbaux, ont-ils adopté comme
tactique de gagner du temps, de ne pas heurter de front la Commune. Ainsi
s'expliquerait que la section des Gravilliers ne fût pas comprise dans la
liste des sections qui avaient délibérément résisté à la loi. Devant
la force d'inertie que lui opposaient certaines sections et, en l'absence de
toute sanction légale, que pouvait la Commune ? Elle avait le respect de la
souveraineté populaire et sans doute les délégués provisoires des sections
continuaient à siéger au Conseil général de la Commune tant que le litige
n'était pas définitivement réglé. Il ne l'était pas encore à la fin de mai.
Je lis en effet dans le Moniteur, pour la séance de la Commune du 23
mai : « Le
Conseil arrête que, pour parer aux inconvénients qui résultent de ce que la
municipalité définitive n'est pas encore organisée, la liste imprimée des
membres définitivement adoptés, les noms des trois qui n'ont pas encore passé
au scrutin épuratoire, seront envoyés aux sections avec une circulaire pour
leur déclarer que si, dans trois jours, elles n'ont pas encore envoyé leur
vœu pour le rejet ou l'admission des membres qui doivent compléter la
municipalité définitive, il procédera à son organisation avec le Département
et d'après l'avis de la majorité des sections, sans égard pour celles qui
auraient gardé le silence. » D'ailleurs,
en cette période, l'effervescence était telle, il y avait dans toutes les
sections des luttes si vives entre la bourgeoisie modérée et la démocratie
révolutionnaire, que la Commune ne pouvait guère espérer qu'il serait procédé
à un vote régulier sur les délégués au Conseil général. La question était
donc comme suspendue et Jacques Roux profitait sans doute de cet état
incertain pour exercer au Conseil général un mandat provisoire. Aussi bien il
est visible que ses rapports avec le Conseil général sont difficiles.
Pourquoi Jacques Roux refuse-t-il d'aller, à son tour, remplir au Temple la
fonction de surveillance que la Commune avait assumée ? Était-il, comme il le
dit, réellement malade ? Craignait-il que les nombreux ennemis qu'il avait à
la Commune cherchassent à le compromettre à un moment où la dénonciation du
gardien Tison contre deux commissaires de la Commune, coupables de
complaisance envers Marie-Antoinette, mettait la Commune en émoi ? Ou bien
boudait-il à un Conseil général qui l'avait souvent désavoué et maltraité ?
On dirait qu'il veut s'engager le moins possible avec la Commune, et qu'il
assiste à ses séances en surveillant morose ou ironique plutôt qu'en
collaborateur. Il la menace aigrement de ne plus paraître à ses séances si
elle veut lui imposer la discipline commune et le Conseil général, tout en
déférant à la section des Gravilliers le refus de Jacques Roux, décide que
l'incident est clos. Il était évidemment fatigué de ses conflits incessants
avec le prêtre tenace et audacieux et il ne voulait pas se brouiller, en ces
jours de crise, avec la puissante et révolutionnaire section des Gravilliers. Jacques
Roux voyait le Conseil de la Commune ballotté, dans l'ordre économique, du
laissez-faire laissez-passer de Garin à l'interventionnisme de Lullier et du
Département. Il constatait, à travers toutes ces incohérences et ces
contradictions, les progrès de sa politique, et il attendait son heure, avec
un mélange de rancune et de dédain. L'ACTION RÉVOLUTIONNAIRE DE LA COMMUNE Mais
si, dans la question des subsistances, la Commune était incertaine, elle
secondait et elle organisait avec beaucoup de vigueur le mouvement politique
révolutionnaire qui, depuis la trahison de Dumouriez, se développait contre
la Gironde. Elle vit avec colère le parti que très habilement les Girondins
avaient tiré de la pétition des sections, le 15 avril : Puisque les sections
de Paris demandent que les députés soient jugés par le peuple, qu'il en soit
ainsi, mais pour tous les députés et pour tout le peuple, et l'appel au
peuple semblait suggéré à la Gironde par les révolutionnaires de Paris. Il fallait
sortir en toute hâte du piège que l'on s'était tendu à soi-même. « Le
Conseil général (séance du 15 avril, dans le Moniteur), informé que la
pétition de la majorité des sections, présentée aujourd'hui à la Convention
nationale, a été mal interprétée et a donné lieu à de violents débats,
considérant que le vœu des sections n'a point été de demander la convocation
des assemblées primaires, mais bien la punition des lâches mandataires qui'
ont trahi la cause du peuple, a arrêté qu'une députation se présenterait
demain à la Convention à l'effet de rétablir le sens de cette pétition et de
désavouer toute interprétation contraire à son véritable esprit. » C'était
proclamer très haut que la solution de la crise était réservée à l'initiative
et à l'action révolutionnaire de Paris. Cette action, la Commune la seconde
de tout son pouvoir, d'abord en intervenant dans les sections au profit des
démocrates les plus ardents. Presque à chaque séance, les sections où les « patriotes »
sont mis en minorité par les bourgeois, par les « culottés »,
envoient des délégués à la Commune. Et la Commune envoie immédiatement des
commissaires pour surveiller les menées des « contre-révolutionnaires » ;
elle les effraie : s'ils ont réussi à s'emparer des registres, à mettre sous
scellés les papiers d'un Comité de surveillance, la Commune fait lever les
scellés. Ainsi le 2 mai — mais ceci n'est qu'un exemple entre bien d'autres —,
« la section de l'Unité demande que le Conseil nomme un ou plusieurs
membres pour assister à ses délibérations et faire cesser les scènes
scandaleuses qui ont été occasionnées dans son sein par les ennemis du
recrutement, les clercs de notaires et les banquiers. Le Conseil nomme des
commissaires à cet effet, arrête qu'il déclarera mauvais citoyens ceux qui
s'opposeront au recrutement et que la loi qui porte la peine de mort contre
les ennemis du bien public et de la liberté sera envoyée demain aux 48
sections. » On voit
les prises terribles qu'avait la Commune et comment elle pouvait intervenir
dans les sections. Comme les ennemis de la Gironde étaient en effet ceux qui
poussaient le plus activement le recrutement pour la Vendée, comme ils
voulaient appliquer avec vigueur l'impôt progressif pour créer des ressources
en vue de la guerre et comme, au contraire, les bourgeois modérés hésitaient,
se refusaient à demi, il était facile à la Commune d'intervenir au nom de la
Patrie et de la liberté et d'épouvanter ses adversaires. Le 7
mai, les députés de la section de l'Unité reviennent à la Commune. « Ils
annoncent au Conseil général qu'ils ont fait brûler une diatribe dirigée
contre le procureur de la Commune et déclarent que ce citoyen et le
commandant général n'ont jamais perdu la confiance des bons citoyens de cette
section. « Le
Conseil nomme des commissaires pour faire lever les scellés apposés sur le
Comité de surveillancc.de cette section, en rétablir les membres dans leurs
fonctions et faire arrêter les contre-révolutionnaires. « Un
membre fait part au Conseil de ses réflexions sur l'établissement des Comités
révolutionnaires, qu'il regarde comme prématurés et ayant des pouvoirs trop
étendus. Il désirerait qu'il fût fait une pétition à la Convention nationale
pour qu'elle sanctionnât la création desdits comités. « Un
autre membre s'oppose à cette mesure. Il pense que la suprême loi, le salut
du peuple, exige le maintien de ces Comités qui sont les foyers du
patriotisme, composés en général des citoyens lei plus purs et qui se sont
distingués davantage dans le cours de la Révolution. Il demande qu'il soit
pris les mesures les plus rigoureuses contre ceux qui voudraient porter
atteinte aux Comités révolutionnaires et même que l'on mette en état
d'arrestation tous ceux qui ont osé ou qui oseraient apposer les scellés sur
lesdits Comités. Le Conseil adopte les propositions faites par les autres
membres et arrête qu'il sera nommé des commissaires pour la rédaction de
l'arrêté. Ces commissaires sont Lubin, Millier et Louvet... » (Moniteur.) Le 5
mai, la lutte était engagée dans la section de Bon-ConseiL « On y envoie
deux commissaires pour rétablir l'union ; on nomme de plus des commissaires à
l'effet de se transporter aux Jacobins, à la Société fraternelle et aux
Cordeliers, pour inviter les membres à se rendre dans leur section, et qu'il
sera délivré des cartes de citoyen sans qu'il soit besoin de montrer une
quittance d'imposition. » Le 6
mai, Chaumette requiert « que tant que le patriotisme ne dominera pas
dans les assemblées de sections, le Conseil général ne tiendra pas de séance
le dimanche soir et jours d'élection dans lesdites sections ; que tous les
autres corps administratifs seront invités d'agir de même afin d'augmenter
dans les assemblées de section le nombre des véritables amis de la
République. » (Chronique de Paris.) La
Commune concourait ainsi à assurer dans les sections la prédominance des
éléments révolutionnaires, et l'observateur de police concluait qu'il n'était
que temps de lui enlever « cette importante partie de la juridiction
municipale ». En arrêtant que tous les habitants de Paris seraient tenus
d'inscrire leur nom sur la porte de leur maison, elle rendait plus facile le
contrôle des Comités de surveillance. Et elle s'ingénie à trouver des mesures
pour que dans Paris les révolutionnaires seuls soient armés. « Le
Conseil, sur le rapport de la commission des armes (séance du 20
mai), arrête : 1°
que tous les fusils égarés à l'Arsenal et aux Comités de surveillance des
sections, trouvés chez les armuriers lors de la visite faite chez eux, en
vertu d'une lettre du maire, seront remis à chaque section pour être
distribués ; savoir : les fusils de calibre aux citoyens qui partent pour la
Vendée, et les fusils de chasse à ceux qui donneront leurs fusils de calibre
aux volontaires enrôlés pour la Vendée ; lesquels fusils seront estimés et
payés aux armuriers, après qu'ils auront justifié, par l'exhibition de leur
requête, qu'ils en sont véritablement propriétaires ; 2° qu'à l'avenir aucun
citoyen ne pourra acheter de fusils sans au préalable s'être muni d'un
certificat du Comité révolutionnaire de sa section, sous les peines portées
par la loi. » L'observateur
Dutard signale à Garat, dans son rapport du 14 mai, qu'avec ce système la
Commune aura bientôt désarmé tous ses adversaires : « Les
Comités de surveillance vont désarmer une à une toutes les personnes qui leur
paraîtront suspectes, c'est-à-dire la moitié de Paris. Là, vous perdez
l'équilibre. Ils emprisonneront le premier individu qui, avant de parler ne
criera pas : Vive Marat ! A mesure qu'il arrivera des hommes dans Paris, ils
seront bien visités, bien examinés, et, s'ils ont des armes, il faudra qu'ils
les donnent à la faction. » Enfin,
comme les employés et commis de beaucoup de ministères, longtemps gouvernés
par les Girondins, et ceux des grandes administrations, la poste, par
exemple, inclinaient au modérantisme, la Commune fait procéder à une
vigoureuse épuration des fonctionnaires. Le 29 avril, « le substitut du
procureur de la Commune se plaint de ce que les préposés dans les divers
bureaux des ministres sont en partie très peu patriotes, qu'un arrêté déjà
pris à ce sujet par le Conseil est resté sans exécution. Il propose qu'il
soit nommé une députation pour rappeler aux ministres l'arrêté déjà pris et
leur enjoindre, au nom du Conseil général, d'expulser de leurs bureaux tous
les employés qui ne pourront exhiber les preuves de leur patriotisme. » Et,
naturellement, ce sont les Comités révolutionnaires qui auront seuls qualité
pour délivrer aux fonctionnaires les certificats de civisme. « Lorsqu'un
fonctionnaire public demandera un certificat de civisme, sa demande sera
envoyée au Comité révolutionnaire de sa section et aux sociétés populaires,
et, pour ne pas ralentir la marche des administrations, la commission fera
toujours passer les premiers à la censure du Conseil les certificats des
agents payés des deniers de la République. » En
outre « sur le réquisitoire du procureur de la Commune, le Conseil a
arrêté que tous les employés de la municipalité seront tenus de représenter,
dans le délai de deux jours, leurs certificats de civisme. » Ainsi
s'étendait jusque sur les administrations nationales le contrôle
révolutionnaire de la Commune. Le 2 mai, la Commune insiste, tant il lui
paraît important d'avoir sous son regard et dans sa main tous les agents de
la République : « Les
commissaires, nommés pour se transporter chez les ministres et vérifier les
certificats de civisme des employés dans leurs bureaux, rendent compte de
leurs premières démarches. Le Conseil, ajoutant à son premier arrêté, ordonne
que la liste des employés dans les bureaux sera envoyée aux 48 sections. » Comment
auraient-ils pu dès lors se mêler au mouvement de la bourgeoisie girondine ou
feuillantine ? Ils se sentaient étroitement surveillés. Le 4 mai, le ministre
de l'intérieur, Garat, « se présente et donne ses observations sur l'opinion
que le Conseil aurait pu se former d'après la lettre qu'il lui a écrite hier.
Il assure qu'il met la plus scrupuleuse attention à se faire représenter les
certificats de civisme des employés dans ses bureaux, et que, s'il s'en
trouvait quelqu'un d'entre eux qui n'en eût pas, il ne resterait pas
vingt-quatre heures en place. » Le
Conseil applaudit aux explications données par le ministre de l'Intérieur.
Cette démarche de Garat ne pouvait, en effet, qu'ajouter à la puissance et au
prestige de la Commune, qui recevait, en quelque sorte, mandat officiel de
veiller à la pureté civique de toutes les administrations. Mais à
côté de cette « autorité constituée » de la Commune, à côté de
cette force révolutionnaire organisée surgissaient, en l'effervescence de ces
jours d'orages, d'autres combinaisons, d'autres groupements de révolution. L'ASSEMBLÉE RÉVOLUTIONNAIRE DE L'ÉVÊCHÉ Les
sections, les comités révolutionnaires se rapprochaient, se fédéraient,
tantôt pour des objets momentanés, tantôt pour une action durable. Parfois,
ce n'étaient que des fédérations partielles, comme quand des sections
voisines se prêtaient un mutuel appui pour l'écrasement des «
contre-révolutionnaires », des modérés. Mais toutes les forces
révolutionnaires de Paris tendaient le plus souvent, sous des formes variées
et changeantes, à former une fédération totale. La Commune était un centre,
un groupement légal : mais précisément la Commune pouvait être gênée par les
liens de la légalité. Elle avait été incertaine et timide en février, en mars
: il fallait constituer des organismes révolutionnaires plus libres et plus
souples, et les tentatives abondaient. Ce fut d'abord, quand la trahison de
Dumouriez se précisa, l'initiative de la section des Droits de l'Homme, de
celle-là même qui s'était audacieusement engagée en mars, et qui, désavouée
par Marat, compromise par un malencontreux étendard fleurdelisé, aspirait à
prendre sa revanche, à déployer le zèle de révolution un moment refoulé. La Chronique
de Paris, sous la rubrique : Commune de Paris, 1er avril, note
cette première formation : « Sur
l'arrêté du 27 mars de la section des Droits de l'Homme, relatif aux moyens
de sauver la Patrie, l'assemblée des commissaires des sections réunis en
majorité dans une des salles de l'Evêché, après avoir procédé à la
vérification des pouvoirs, a arrêté qu'elle se constituait en assemblée
centrale de salut public et de correspondance avec tous les départements de
la République pour la sauvegarde du peuple ; qu'une députation de quatre de
ses membres seront envoyés à l'assemblée électorale, pour inviter les
assemblées de canton du Département de Paris à nommer chacun 4 commissaires
pour se réunir à ceux des 48 sections ; -que les cantons faisant partie du
Département de Paris seront convoqués pour nommer des commissaires qui feront
partie de l'assemblée, et que copie de l'arrêté de la section des Droits de
l'Homme et de celui de l'assemblée leur sera envoyée. » C'était
un plan d'organisation très vaste ; tous les rouages composant le mécanisme
du pouvoir légal étaient comme transposés en un mécanisme révolutionnaire.
Les 48 sections de Paris, avec leurs commissaires, représentaient le suffrage
universel parisien, la force vive et spontanée du peuple, la source multiple
et une d'où émanaient tous les pouvoirs. L'assemblée électorale, c'était
l'ensemble des électeurs du second degré, qui avaient nommé les députés à la
Convention et qui se continuaient en une sorte d'assemblée permanente. Enfin,
les assemblées cantonales avaient procédé à l'élection des membres du
Directoire du département. Ainsi toutes les autorités de la Révolution, la
Convention, le département et la Commune même, étaient comme enveloppées et
subordonnées par une organisation révolutionnaire qui remontait à la source
naturelle de tout pouvoir, le peuple, et qui s'appropriait même ces
délégations immédiates du pouvoir populaire d'où étaient sorties les
autorités constituées. C'est dans la salle de l'Evêché, toute voisine de
l'Hôtel de Ville et où siégeait l'assemblée électorale, devenue, en se
continuant, le club électoral, que la nouvelle organisation prenait séance ;
elle se distinguait ainsi de la Commune légale, mais s'installait à côté
d'elle pour la dominer, l'entraîner, et, s'il devenait utile, la dépasser. La
Commune ne peut, en effet, refuser une sorte d'investiture : Durant
la séance du 1er avril, « une députation de la majorité des sections,
réunies à l'évêché (bureau ni° 6) pour délibérer sur les moyens de salut public,
donne avis au Conseil de sa réunion, et demande qu'il soit pourvu à ses
frais de bureau. Chaumette fait observer que les commissaires de la majorité
des sections ne se réunissent à l'Evêché que faute d'un local suffisant dans
la Maison commune, et qu'en conséquence le Conseil doit sanctionner cette
réunion. Le Conseil arrête qu'il pourvoira aux frais de bureau de cette
assemblée. » Ainsi
la Commune adoptait ce terrible et remuant voisin. Mortimer-Ternaux imagine
(car ce qu'il dit pour les derniers jours de mai s'applique évidemment dans
sa pensée à toute cette période) que c'est par une sorte de machiavélisme
révolutionnaire que fut instituée cette dualité de pouvoir : le pouvoir
apparemment légal de la Commune qui servirait d'autant mieux l'insurrection
préparée qu'il garderait, en effet, jusqu'au bout les formes légales, et un
pouvoir ouvertement insurrectionnel, prêt à tous les coups de main et aux
irrégularités les plus hardies. C'est ce qu'il appelle « deux machines de
guerre qui, faites pour agir séparément, mais pouvant s'unir au besoin,
doivent triompher de tous' es obstacles, vaincre toutes les résistances. La
mise en mouvement de ces deux machines est confiée à des agitateurs
différents. Les uns doivent être censés recevoir leurs pouvoirs directement
des sections parisiennes, les autres, des autorités constituées du
département. Les premiers doivent montrer dès l'abord une attitude
essentiellement révolutionnaire, les seconds une attitude soi-disant
modératrice. » Il se
peut, en effet, que cette dualité réponde au profond et habile instinct qui
guide les révolutions. Elle était d'ailleurs conforme à la tactique
révolutionnaire du 10 août. Et, sans aucun doute, ceux qui se réunissaient
ainsi à l'Evêché se disaient qu'il faudrait peut-être un jour faire doucement
violence à Pache comme au 10 août on fit doucement violence à Pétion. Mais je
crois que, du côté de la Commune, le calcul fut différent. LE RÔLE DE PACHE Pache,
avec -sa manière simple, avec sa ténacité discrète, s'il n'était pas plus
brave que Pétion, avait moins que lui la peur des responsabilités. Il ne lui
convenait pas de fermer les yeux sur un mouvement qui pouvait s'achever en
révolution. Il tenait à lier à la Commune les organisations révolutionnaires
qui commençaient à surgir, afin de les contrôler, de les contenir, de
prévenir les démarches inconsidérées, mais afin de prendre aussi, aux heures
critiques, sa part des responsabilités décisives. Il avait conscience de la
grandeur du rôle que pouvait jouer la Commune et il entendait qu'elle ne fût
ni débordée par des téméraires, ni écartée par eux du premier plan de
l'action et du péril. Il savait qu'en période révolutionnaire il fallait être
présent à tous les événements pour n'être pas entraîné à l'aveugle ou
compromis. Plus
tard, quand dans un mémoire justificatif, à la fois modeste et fier, il
résumera son œuvre au ministère de la Guerre et à la mairie de Paris, il
écrira : « Si mon administration est singulièrement remarquable parce que,
dans le choc le plus terrible des factions les plus puissantes, les plus
astucieuses, les plus aigries, presque au moment de la naissance de la
République, et cependant de sa probable destruction, les rives de la Seine
n'ont point été ensanglantées, et si je marche avec une écharpe sans tache,
entre les terribles massacres du Champ de Mars, les funèbres événements du 2
septembre et les malheureuses répressions des égarements du 10 thermidor et
du 13 vendémiaire, qu'un maire bien intentionné eût prévenues ; enfin, si me
servant ouvertement de tous les partis lorsqu'ils présentaient des vues et
des tendances utiles à la marche de la Révolution et à l'établissement de la
République, et les contrariant tous aussi nettement lorsqu'ils se livraient
aux projets de leurs intérêts particuliers, la victoire a plané sur les
armées françaises durant tout mon ministère, et l'esprit démocratique sur la
grande extraordinaire, c'est uniquement par celui de mes attributions
poli-Commune et, par influence, sur la France entière, durant toute ma mairie
; ce n'est point l'effet d'aucun don, d'aucun moyen tiques, d'une
détermination ferme de remplir, dans toute leur étendue, les devoirs qu'elles
m'imposeraient, et le secours ou de mes collègues ou des citoyens que j'avais
engagés à se réunir autour de moi et qui ont bien voulu me seconder dans mes
pénibles fonctions. » L'homme
qui avait une si grande idée de « la grande Commune », dont il était le chef,
n'aurait point consenti à la mettre à la suite d'une organisation
révolutionnaire, et à jouer, par prudence, à cache-cache avec la Révolution.
II était aussi trop démocrate pour bouder à ces dévouements spontanés qui
s'offraient ; et sa tactique fut de rester en communication cordiale avec
tous les groupements révolutionnaires que faisait surgir la chaleur des
événements, non pour limiter jalousement leur influence, mais pour réduire le
plus possible les chances de conflit aveugle et pour maintenir à la Commune,
discrètement et fermement, son grand rôle central et sa responsabilité. Il
laissait Chaumette se répandre en propos passionnés, et parfois un peu
fébriles. Lui, restait calme, vigilant et agissant. LES ÉLECTEURS DÉNONCENT L'ÉVÊCHÉ L'organisation
révolutionnaire des forces parisiennes subit d'abord un temps d'arrêt ;
l'initiative de ceux qui convoquaient les sections à l'Evêché, inquiéta ou
irrita beaucoup de patriotes. Et
l'assemblée électorale de Paris protesta en termes très vifs, dans sa réunion
du 2 avril : « L'assemblée électorale de Paris témoigne au Conseil (de la
Commune) l'indignation qu'elle vient d'éprouver, à la vue d'un rassemblement
d'individus qui méconnaissent hautement la souveraineté du peuple : ils ont
l'audace de se qualifier, sans pouvoir de la majorité des sections, Comité de
salut public correspondant avec les départements sous la sauvegarde du peuple
; elle invite le Conseil, au nom du salut public, de dénoncer aux 48 sections
l'existence de ce prétendu Comité dont quelques-uns des membres actuellement
rassemblés ont perdu la confiance publique, ou ne l'ont point encore méritée,
entre autres le nommé Truchon, secrétaire de cette assemblée ; Grenier,
clerc de procureur, mis hier en état d'arrestation aux Jacobins ; Naudrin,
de la section du Panthéon-Français, accusé de soulever contre les
patriotes de cette section nombre d'ouvriers qu'il égare ; cet homme a
dit aux bons citoyens : « Vous êtes des patriotes de 89, mais nous vous
arrangerons » ; enfin, le nommé Varlet, de la section des Droits de
l'Homme, auteur de la pétition qui a provoqué toutes ces mesures fausses et
perfides ; l'assemblée électorale dénonce aussi qu'à l'instant le nommé
Naudrin vient de proposer à ce Comité de délibérer à huis clos, ajoutant que
si, après l'invitation faite de sortir de l'assemblée, il s'y trouvait des
étrangers, on saurait qu'en faire. Ces prétendus étrangers étaient des
électeurs. » Visiblement,
ce sont les Enragés, menés par Varlet, de la section des Droits de l'Homme,
qui avaient donné le branle. Ce sont eux qui tentaient de mettre la main sur
la révolution parisienne. Et contre eux se reformait, comme en mars, la
coalition des défiances. Les Jacobins surtout prenaient ombrage de cette
organisation qui prétendait les déposséder de leur primauté révolutionnaire. MARAT CONTRE L'ÉVÊCHÉ Marat,
si terrible aux Enragés, en février et en mars, ne désarmait pas. A la séance
du lundi 1er avril, aux Jacobins, « le citoyen Grenier annonce que ce
matin des délégués des 48 sections, parmi lesquels il se trouvait, se sont
réunis à l'Evêché, et se sont constitués en assemblée centrale de salut
public et de correspondance avec les départements. La Commune va leur donner
un local. C... déclare qu'un club central hors de la société doit être
suspect. Ce qui doit sauver la chose publique, ce sont les comités de
surveillance concertés avec les Jacobins. Marat déclare que Grenier a
des projets anticiviques et demande qu'on le fasse conduire au Comité de
sûreté générale par quatre citoyens. La proposition est adoptée et Grenier
est emmené malgré ses protestations. » Le
mouvement a encore une allure sectaire. La jeunesse excitée et vaniteuse de
Varlet, l'affectation des Enragés à se considérer comme une génération
révolutionnaire toute nouvelle et indépendante de ses aînés, leur dédain pour
« les patriotes de 89 », leurs appels aux prolétaires, aux ouvriers, tout
inquiétait ou offusquait les révolutionnaires établis. Les protestations
durent être très vives, puisque la section même des Gravilliers crut prudent
de retirer son adhésion. JACQUES ROUX SE DÉFIE DE VARLET Jacques
Roux, sans doute, jugeait téméraires et précipitées les démarches de Varlet.
Le Conseil de la Commune se demanda, un moment, s'il ne s'était pas trop
avancé en sanctionnant ce Comité central. Il constata, dans sa séance du 2
avril, que les quatre sections des Gravilliers, des Arcis, de l'Arsenal et du
Marais ayant retiré leurs commissaires du Comité central, celui-ci ne
représentait plus la majorité des sections. Et il
décida de surseoir à statuer sur la question des frais de bureau. Mais dans
la même séance, la section des Droits de l'Homme insista : « Elle
expose au Conseil qu'on l'a calomniée en donnant de fausses interprétations à
son arrêté — celui qui a provoqué la réunion du Comité central de l'Evêché —.
Elle atteste la pureté de ses intentions, et donne ensuite lecture de son
arrêté. Le Conseil ordonne la mention civique et l'envoi aux 48 sections.
» Ainsi,
les forces d'action, même téméraires, ne se repliaient pas, ne se
dispersaient pas. L'avant-garde de la Révolution parisienne ne se laissait
plus couper du gros de l'armée et, malgré les Jacobins, malgré Marat
lui-même, il fallait, dès lors, compter avec les Enragés. Mais le
mouvement allait tout naturellement s'élargir ; par l'effet même des
attributions légales des_ comités de surveillance, il était impossible qu'ils
restassent isolés. Pour arrêter les mesures de surveillance civique et
révolutionnaire, pour décider du meilleur mode de recrutement et
d'établissement de l'emprunt forcé, ils devaient chercher à s'entendre. Et,
de ces réunions multipliées à une organisation permanente, à la création d'un
Comité central révolutionnaire il n'y avait pas loin. Les autorités légales,
la Convention, la Commune stimulèrent les sections à se grouper. La section
des Gravilliers, conseillée, sans doute, par Jacques Roux, avait compris le
parti qu'elle pouvait tirer, pour le groupement des forces parisiennes, des
ressources de la loi. LE COMITÉ CENTRAL DES COMITÉS DE SURVEILLANCE Le 2
avril, c'est-à-dire le jour même où elle paraissait désavouer la tentative
prématurée et aventureuse de Varlet et du Comité de salut public de l'Evêché,
elle suggérait d'autres moyens, d'autres prétextes de groupement. Elle
proposait, comme en témoignent les procès-verbaux de son Comité
révolutionnaire consulté aux Archives nationales par M. Mellié, une réunion
générale des délégués des comités de surveillance. Et, n'ayant point obtenu
du département ou de la Commune le local qu'elle demandait, elle s'adressa
hardiment au Comité de sûreté générale de la. Convention où dominaient les
influences montagnardes. Celui-ci, heureux de tenir en ses mains (du moins il le
croyait) toutes les
forces vives de la démocratie parisienne, fit bon accueil à la demande des Gravilliers
et il alla même sans doute au-delà de ce qu'elle désirait en convoquant
lui-même les délégués des comités de surveillance par une lettre du 4 avril,
signée au nom du Comité de sûreté générale, par Garnier, Duhem, Osselin. « Citoyens,
le salut public exige que tous les bons citoyens redoublent leurs efforts
pour sauver la Patrie : vous êtes établis pour nous seconder dans la
découverte des conspirations et, comme il faut de l'ensemble et de l'union
dans les moyens, nous vous invitons à nommer un de vos membres pour venir se
concerter avec nous demain, 5 avril, dans le lieu ordinaire de nos séances. » Il faut
de l'ensemble : ce qui est maintenant la formule de l'action révolutionnaire
légale va devenir la formule de l'action révolutionnaire insurrectionnelle.
Le Comité de sûreté générale ne se borna pas à réunir autour de lui les
délégués des comités. C'est lui qui les invita à former un Comité central
permanent. « Le
13 avril 1793, le président de la section des Piques fait part au Comité
d'une lettre qu'il a reçue du Comité de sûreté générale, invitant les
commissaires des sections à désigner un d'entre eux pour se réunir aux autres
délégués, des sections et former un Comité central. Le Comité central ne
s'assemblera que deux fois par semaine, et le même délégué ne pourra y être
admis plus de deux, fois de suite. Les frais en seront supportés par la
Commune. On demandera au Comité de sûreté générale si les membres des comités
recevront une indemnité. Ils seront munis de pouvoirs uniformes et imprimés,
visés par le Comité de sûreté générale, et s'appelleront commissaires
révolutionnaires. » (Mellié, d'après les procès-verbaux du Comité révolutionnaire de
la section des Piques.) Cette
sorte de Comité central officiel ne fonctionna guère. D'abord, il se peut que
la création du grand Comité de salut public, décrété par la Convention le 6
avril, ait réduit, un moment, l'importance du Comité de sûreté générale et
mis un terme à cette sorte de prise de possession des pouvoirs
révolutionnaires de Paris à laquelle il procédait. Surtout, les délégués des
sections ne voulaient pas d'un comité central soumis à la tutelle de la
Convention. Ils commençaient à se réunir à une des sections les plus
agissantes, celle du Contrat social. Ils s'y rencontraient une fois par
semaine et, le 27 avril, ils s'adressaient au Comité de salut public de la
Convention pour lui demander des indemnités pour les membres des comités
révolutionnaires de Paris, composés en grande partie d'ouvriers. Pendant que
s'ébauchait, tantôt avec le concours et sous le contrôle de la Convention,
tantôt par l'action spontanée et indépendante des sections, le Comité central
révolutionnaire, la Commune essayait, elle aussi, d'organiser un vaste
groupement des forces démocratiques et populaires. Dans la
séance du 4 mai, Chaumette, en un grand réquisitoire, demande : « Que
le Conseil général de la Commune arrête que, jusqu'à ce que les dangers de la
Patrie soient passés, tous les corps administratifs, toutes les autorités
constituées de Paris, le département, la Commune, les présidents des
sections, ceux des comités révolutionnaires et des comités civils soient
invités à se réunir en présence des citoyens, deux fois par semaine, les
jeudi et dimanche matin, dans un lieu assez vaste pour y délibérer sur les
mesures à prendre en commun pour le maintien de l'ordre, le salut de la
République et le bonheur des citoyens. » C'était
compliqué, théâtral et vaste comme tout ce que créait l'imagination excitée
de Chaumette. Et ce n'était guère pratique. Car les résolutions fermes et
nettes supposent des délibérations plus concentrées. Mais c'est encore un
indice de l'universel effort de groupement qui travaillait les sections
parisiennes. Les
flammes de la Révolution disséminées en 48 foyers tourbillonnaient et se
mêlaient sous le vent d'orage tous les jours plus violent. Aux grands projets
un peu vains de Chaumette les délégués des Comités de surveillance
répondirent par une organisation plus limitée et plus efficace : puisque
l'énergie révolutionnaire de Paris était distribuée dans les sections,
puisque chaque section avait un comité révolutionnaire, ne suffirait-il pas
de rapprocher par ries délégués tous ces comités révolutionnaires de section
pour réaliser l'unité totale de la Révolution parisienne ? C'est
en ce sens que les délégués du Contrat social, le président Guiraut, et le
secrétaire Chéry écrivirent aux quarante-huit comités, à la date du 5 mai : « Frères
et amis, vous êtes priés d'envoyer demain un de vos membres, à 6 heures
précises du soir, au Comité central révolutionnaire établi dans une de nos
salles, afin de prendre communication de toutes les mesures de surveillance
et de salut public et d'agir d'une manière uniforme. Les circonstances
urgentes exigent que vous n'y manquiez point. » Mais,
ici encore, ce n'est pas une organisation permanente et fixe qui s'installe,
ce n'est pas une sorte de bureaucratie révolutionnaire, avec des cadres
fixes. C'est l'idée vivante d'une action centrale et unique, qui se manifeste
tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. Et, par la diversité même de
ces tentatives, le peuple révolutionnaire de Paris s'essaie et s'entraîne à
un mouvement total. Jusqu'ici,
ceux qui préparent l'action générale de Paris invoquent, pour se grouper, des
prétextes variés et vagues. On y sent bien la menace ; mais aucun but précis
n'est encore assigné aux organisations révolutionnaires en formation. Mais,
depuis que les sections parisiennes avaient demandé à la Convention
l'arrestation ou l'élimination de vingt-deux Girondins, c'était là le dessein
profond de tous ceux qui voulaient grouper les forces du peuple. Et bientôt,
ce qu'ils demandent à l'organisation révolutionnaire, c'est le moyen de peser
sur la Convention, de lui arracher un vote d'exclusion contre la Gironde. LA COMMUNE DEMANDE UNE ARMÉE RÉVOLUTIONNAIRE Vers la
fin de la première quinzaine de mai, le mouvement se précise et se précipite
: et deux grands jets de flamme annoncent l'embrasement prochain. A la
Commune, la séance du 15 mai, dont le compte rendu de la Chronique de Paris
nous a transmis un reflet ardent, est comme enflammée de passion patriotique
et de révolution. Les volontaires des sections défilent : ils vont en Vendée
combattre les émigrés, les fanatiques et les prêtres ; mais laisseront-ils
derrière eux Paris incertain, toujours menacé de la contre-Révolution
girondine ? « Les
volontaires des sections de la République et des Tuileries se présentent au
Conseil et demandent des armes et divers objets d'équipement, afin de pouvoir
marcher promptement contre les rebelles de la Vendée ; ces réclamations sont
renvoyées aux différentes commissions pour leur faire obtenir ce dont ils
peuvent avoir besoin. « La
section du Temple demande que le Conseil prenne des mesures vigoureuses
contre les sections qui n'ont pas encore fourni leur contingent. Elle a 40
hommes d'excédent qu'elle destine à la formation de l'armée révolutionnaire
soldée. « Cinq
compagnies de la section de l'Evêché formant le contingent de cette section,
traversent la salle en criant : Vive la Nation ! Vive la République !
Elles demandent des armes pour terrasser les tyrans et les fanatiques de la
Vendée. Le Conseil prendra des mesures pour leur en procurer ; elles sortent
en chantant l'hymne des Marseillais et, sur le réquisitoire de Chaumette, le
lilas qu'elles portaient restera déposé à la maison commune et servira à
faire des couronnes qui seront distribuées aux vainqueurs de cette section à
leur retour de Vendée. On nomme des commissaires pour presser, au Comité
de salut public, la prompte délivrance des armes... « L'administration
de police rend compte de la situation de Paris, et soumet au Conseil des
mesures liées à la tranquillité publique : « Animées,
disent les administrateurs, par l'enthousiasme de la liberté, de nombreuses
cohortes républicaines vont se mettre en marche pour réduire les rebelles de
la Vendée ; mais elles sont tourmentées par une inquiétude bien pardonnable.
On ne peut se dissimuler que, dans ce moment, Paris renferme un nombre
immense de gens suspects et vraisemblablement mal intentionnés ; les
dissensions qui ont eu lieu dans différentes sections, les rassemblements
effectués dans plusieurs endroits de la ville, l'audace avec laquelle se sont
montrés les aristocrates, tout doit nous faire craindre qu'après le départ de
nos braves frères, dont la présence n'a pas peu contribué à les contenir, ils
ne troublent encore la tranquillité publique de Paris et ne parviennent, par leurs
manœuvres perfides, à mettre la République dans les dangers les plus
imminents. « Nos
frères qui partent et ceux qui ont déjà combattu laissent des familles peu
fortunées ; il faut venir à leur secours ; le sybarite voluptueux, le riche
égoïste doit surtout payer le repos dont il jouit et la défense de sa
propriété. Il est donc instant de terminer le mode de répartition de l'impôt
forcé. La Révolution, nivelant les fortunes, prive nécessairement la classe
intéressante des ouvriers du travail que les nourrissait. Le devoir des
magistrats du peuple est de venir au secours des indigents. Nous croyons
utile de chercher à établir à Paris une armée révolutionnaire soldée,
composée seulement de patriotes peu fortunés, de véritables sans-culottes que
l'impérieuse nécessité a pu seule retenir dans nos murs. Nous pensons qu'une
mesure indispensable jusqu'à la fin des troubles qui désolent le département
de la Vendée, c'est l'arrestation et le désarmement de tous les gens suspects
qui abondent à Paris. et qui n'aspirent qu'à allumer la guerre civile. « Le
Conseil arrête : 1° qu'après le recrutement, il sera organisé une armée
révolutionnaire soldée, qui sera de service à Paris, et qui sera toujours en
état de réquisition ; 2° que le désarmement et l'arrestation des gens
suspects soient dévolus au maire et à l'administration de la police, et que
le mode en sera discuté dans le secret. » Ce
rapport de police tendant à armer et subventionner le prolétariat
révolutionnaire n'est pas banal ; et, sans doute depuis un siècle, les
spécimens de ce genre de littérature n'abondent pas. C'est la mise en œuvre,
par la Commune, de la politique conseillée aux Jacobins par Robespierre flans
son discours du 8 mai. Mais qui ne sent que, tandis que Robespierre voulait
surtout prendre des mesures de précaution et ne se prêtait pas encore à
l'emploi de la violence contre une partie de la Convention, la Commune sera
entraînée à tourner contre la Gironde la pointe de cette armée
révolutionnaire de sans-culottes ? On devine dans les esprits l'exaltation
sombre qui précéda les journées de septembre. De même qu'alors les patriotes
ne voulaient point partir pour la frontière du Nord sans s'être débarrasses
de l'ennemi intérieur, de même aujourd'hui ils ne veulent pas partir pour la
Vendée sans s'être débarrassés de la faction ennemie qui paralyse l'élan
révolutionnaire. Avant
le 2 septembre, ce n'était pas aux pouvoirs publics que le peuple pouvait
s'en prendre, il procédait précisément à l'élection de la Convention. C'est
par le massacre des conspirateurs ou des suspects accumulés dans les prisons
qu'il soulagea sa colère et son inquiétude. Maintenant, il ne s'agit plus de
tuer : mais il faut retrancher de la Convention les hommes qui, par leur
égoïsme et leur esprit de coterie, par leur modérantisme et leur défiance du
peuple, font le jeu de la contre-Révolution. C'est,
en ce sens, que l'observateur Dutard avait raison de dire à son ministre
Garat, le 12 mai, à 7 heures du soir : « Ce moment est terrible et ressemble
beaucoup à ceux qui ont précédé le 2 septembre. » Chose
curieuse ! Nous saisissons là police contre police. C'est à
la minute même où le policier ministériel Dutard signalait à Garat le péril
et lui suggérait des moyens de résistance que les policiers révolutionnaires,
élus des sections, délibéraient sur la mesure décisive que le lendemain 15
ils proposèrent à la Commune. Dans l'anathème un peu banal que les
socialistes révolutionnaires jettent parfois aujourd'hui à la police, à toute
police, il y a un peu d'ingratitude. La police de la Commune de Paris a
beaucoup aidé au salut de la Révolution. LES DÉLIBÉRATIONS DE L'ÉVÊCHÉ Mais ce
n'est pas seulement à la Commune que se précisaient les résolutions et que
s'enfiévraient les esprits. Des réunions révolutionnaires se tenaient de
nouveau à l'Evêché. On se souvient que c'est à l'Evêché qu'avait eu lieu, le
1er avril, sur l'initiative de la section des Droits de l'Homme, une première
réunion « de la majorité des sections ». Elle était sous l'influence des plus
ardents parmi les Enragés, de Varlet et de ses amis. Un moment, devant la
défiance ou l'hostilité de plusieurs sections, devant la réprobation des
Jacobins et les menaces de Marat, elle avait dû s'ajourner, suspendre ou
dissimuler ses opérations. Maintenant le choix fait à nouveau du local de
l'Evêché marque bien que ce sont les Enragés qui rentrent en scène. Les
réunions plus timides du Comité central révolutionnaire, avaient eu lieu
tantôt dans une section, tantôt dans une autre, de préférence au
Contrat-Social. Elles ne se distinguaient pas ainsi nettement de la vie même
des sections. Au contraire, en s'installant de nouveau à l'Evêché, tout près
de la Commune, et à portée du pouvoir, les délégués révolutionnaires des
sections témoignaient qu'ils voulaient devenir une force distincte,
permanente, organisée, capable de plus d'unité que les sections, de plus de
vigueur que la Commune. C'est
aux environs du 12 ou du 13 mai que les réunions de l'Evêché commencèrent à
devenir animées, à éveiller l'inquiétude de ceux qui redoutaient des
commotions nouvelles. Barère dit à la Convention, dans son discours du 18
mai, qu'on lui a dénoncé, il y a six jours, un rassemblement de 80 électeurs
délibérant dans une des salles de l'Evêché, « sur les moyens de purger
la Convention ». Cela rapporte à peu près au 12. Terrasson écrit à son
ministre le 13 mai — ses rapports, calculés pour troubler le moins possible
l'optimisme systématique de Garat, sont toujours plus rassurants que ceux de
son collègue Dutard : « Les
groupes diminuent et sont plus tranquilles ; cependant les agitateurs
redoublent de fureur ; les sections sont travaillées par les riches et
redeviennent apathiques. Néanmoins leurs commissaires à l'archevêché
s'occupent sérieusement de la chose publique et doivent prendre des mesures
de sûreté générale ; ils paraissent déterminés à presser la Convention de se
déclarer pour l'unité de la République et pour l'arrestation des personnes
suspectes. » Ce que
Terrasson dit là, en termes discrets, c'est bien ce que dit à son tour
Barère, c'est de l'élimination violente qu'il s'agit. Dutard écrit à Garat,
le 14 mai : « La faction s'entend beaucoup en révolution et se concerte
beaucoup mieux que la Convention... La faction vient de former un comité
central des commissaires des 48 sections qui doivent se tenir à l'Evêché.
» Au
début, au commencement d'avril, c'était « une assemblée centrale de
salut public ». Il a fallu renoncer à ce nom parce que la Convention avait
créé, le 6 avril, son Comité de salut public et qu'il eût été imprudent de
paraître la défier par l'usurpation révolutionnaire du mot. D'ailleurs les
organisateurs des réunions de l'Evêché avaient tout intérêt à paraître faire
suite à l'action du Comité central révolutionnaire d'avril et des premiers
jours de mai. Ils le continuaient en l'agrandissant, en l'enhardissant. LA COMMUNE PARTICIPE AU MOUVEMENT La
Commune ne pouvait s'associer ouvertement aux projets d'agression préparés
dans les réunions de l'Evêché contre une partie de la Convention. Et sans
doute, tant que Robespierre et Marat ne s'étaient pas prononcés, elle
hésitait encore. Mais elle ne négligeait aucune des occasions que lui offrait
l'exercice de son pouvoir légal pour entrer en communication avec toutes les
forces vives, avec tous les groupements agissants de Paris. C'est ainsi que
le 16 mai, alors que les réunions du Comité central se tenaient depuis
quelques jours à l'Evêché, la Commune convoque les sections en ce même local
de l'Evêché, à la salle des électeurs. « Le
Conseil général arrête : Les sections seront invitées à nommer chacune trois
membres, à l'effet de se trouver à l'assemblée générale indiquée en la salle
des électeurs, à l'Evêché. « Ces
trois membres seront choisis, l'un par l'Assemblée générale de chaque
section, l'autre par le Comité révolutionnaire, et le troisième par le Comité
civil, et pris parmi les membres qui composent lesdits Comités. « Cette
assemblée est convoquée à l'effet de discuter sur les moyens les plus
prompts, les plus sûrs et les plus uniformes à prendre pour la levée de
l'emprunt forcé, sur le lieu du dépôt des sommes qui en proviendraient ; enfin
de prendre des mesures pour que cet emprunt ne porte que, sur les riches, et
des moyens pour ménager le plus possible la classe simplement aisée qui a
fait des sacrifices pour la Révolution. » Ainsi,
la Commune, plus prudente peut-être que quelques-uns des amis de Varlet,
marque son souci de ménager, jusque dans l'application des mesures
révolutionnaires, la classe moyenne, la bourgeoisie d'industrie et de modeste
négoce. Il n'y avait pas de confusion possible entre cette assemblée
convoquée par la Commune pour l'exécution des lois, et les réunions
révolutionnaires tenues à l'Evêché. Et pourtant la déférence de la Commune
pour les comités révolutionnaires, le souci qu'elle a de ne rien décider sans
eux, tout témoigne que le centre de la force et du pouvoir se déplace peu à
peu vers ces comités. La Commune n'est point dépossédée ni humiliée, mais
elle est toujours plus étroitement obligée d'harmoniser son action à celle
des groupements révolutionnaires. Et l'Evêché semble devenir le siège d'une
puissance un peu ambiguë, mais d'autant plus redoutable, parce qu'elle a une
face légale et une face insurrectionnelle. Les
administrateurs de police, qui étaient plus directement aux prises avec tous
les éléments contre-révolutionnaires qui abondaient dans la grande et confuse
cité, et qui étaient ainsi, par leur fonction même, des hommes d'action et de
coup de main, servaient en quelque sorte d'intermédiaires entre la force
légale de la Commune et la force effervescente des sections les plus agitées.
Ce sont eux qui ont suggéré à la Commune, le 15 mai, la formation de l'armée
révolutionnaire soldée et l'arrestation des suspects. Ce sont eux qui ont
reçu de la Commune le mandat de préparer ou d'assurer l'exécution de ces
mesures. Ce sont eux qui, dès le 14 mai, par une lettre signée Lechenal et
Soulès, invitèrent les comités révolutionnaires des sections à former une assemblée
à la mairie, à l'effet de prendre des mesures de police dans l'intérêt du
salut public et de dresser les listes des suspects. Mais, qui ne pressent
que, sous le couvert du secret dont la Commune a décidé de couvrir ces
délibérations, les motions les plus audacieuses vont se produire ? Qui ne
pressent que parmi les suspects à arrêter vont être signalés d'abord les
suspects par excellence, les chefs de la Gironde ? Ainsi l'heure du corps à
corps approchait. LA GIRONDE RECHERCHE LE COMBAT La
Gironde était avertie. Elle savait que, depuis le commencement de mai, la
Révolution parisienne ne s'en tenait plus à la menace ou à d'incertaines
velléités, qu'elle s'organisait pour frapper. Si la Gironde était étourdie,
elle était brave. Elle gémissait ou déclamait depuis des mois sur les
massacres dont elle était menacée ; mais ce n'était pas par peur, c'était par
politique. Elle voulait surtout discréditer auprès des départements et
dénoncer ses adversaires de la Montagne. Même quand elle avait des pressentiments
sinistres, comme ceux que laissa apparaître Vergniaud dans une lettre à ses
amis de Bordeaux, elle ne blêmissait pas, et elle gardait je ne sais quelle
confiance vaniteuse et noble en l'avenir. Dans son numéro du dimanche 5 mai,
le Patriote français, analysant l'état de Paris, signale tout ensemble et
brave le péril. « La
fermentation redouble et les agitateurs mettent en jeu tous leurs ressorts.
On crie dans toutes les rues un infâme libelle contre une partie de la
Convention, avec ces mots pour titre et pour refrain : « Rendez-nous
nos dix-huit francs, foutez-nous le camp, et gare le tribunal révolutionnaire
et l'AIMABLE
GUILLOTINE. »
On parle de tocsin, on annonce de nouvelles pétitions ; on dit qu'on ne marchera
pas contre les rebelles si la Convention n'est pas purgée si elle ne livre
pas tels ou tels membres. On profite surtout de l'agitation qu'excite le
nouveau recrutement, et des divisions qui s'élèvent sur le choix du mode, et
ceux qui ne veulent pas partir sont ceux qui crient le plus haut. Il est
aisé de voir qu'on prépare un nouveau mouvement. Les patriotes doivent-ils le
redouter ? Non, ils doivent même le désirer bien plus que ses auteurs. Depuis
trop longtemps le républicanisme et l'anarchie sont en présence et n'ont
fait, pour ainsi dire, qu'une escarmouche ; cet état pénible ne peut se
prolonger ; on nous présente un combat à mort, eh bien ! acceptons-le ; si
nous sommes vainqueurs, la République est sauvée ; si nous succombons, les
départements sont là : nous aurons des vengeurs ; la République aura des
sauveurs. Est-ce que la République peut périr ? « Mais
nous vaincrons. Républicains, sentez votre force. Quels sont vos ennemis
? Une bande de forcenés déclamateurs, Achilles à la Tribune, Thersites au
combat ; une poignée de conspirateurs de caves, qui tremblent même à la vue
de leurs propres poignards ; un ramas de brigands sans courage, intrépides
massacreurs dans les prisons, mais dont les yeux n'osent rencontrer ceux d'un
homme de cœur ; enfin un vil troupeau de misérables, que la soif du pillage
réunit, que la pluie dissipe. Quels sont vos amis ? La grande majorité de la
Convention, la grande, l'immense majorité des habitants de Paris, fatigués de
l'odieuse et ridicule tyrannie de ces Mazaniels en miniature. Républicains,
soyez prêts. » LE DÉFI DE LOUVET On
dirait que la Gironde désire la lutté et à fond. Louvet, dans une brochure
publiée chez Gorsas, dénonce toute politique de conciliation et de
transaction : « Nous
savons que des hommes, dont nous respectons les intentions, dont l'erreur
même est respectable, ont dit : « Au nom de la « Patrie, unissez-vous. » Eh !
comment ? Assurément il faut immoler ses passions, mais peut-on sacrifier ses
devoirs ?... Nos commettants nous ont-ils envoyés pour autoriser le
brigandage, ou pour l'arrêter ? Pour disséminer l'anarchie ou pour la
réprimer ? Pour ordonner les massacres ou pour les punir ?... Cette haine
vigoureuse que les gens de bien doivent aux méchants, elle est, au moment où
nous sommes, et dans le poste que nous occupons, plus que jamais
indispensable, plus que jamais respectable et sainte. « Et
d'ailleurs, où le trouverez-vous ce lien assez fort pour retenir ensemble
unis des législateurs et des anarchistes, des citoyens et des conspirateurs,
des assassins et leurs victimes ?... Nous les accusons d'avoir voulu, comme
en septembre, s'emparer de tous les pouvoirs, de toutes les armées, de tous
les trésors de la République. Nous les accusons d'avoir voulu se gorger de
dépouilles, boire le sang du peuple, par la masse de Paris et pour son intérêt
apparent opprimer Paris même, écraser les départements, et, pour prix de
quatre années de révolution, remettre aux fers le souverain. Nous les
accusons d'avoir toujours voulu depuis sept mois et de vouloir encore
désorganiser, piller, proscrire, massacrer et, sous un roi mannequin, régner. « Et
nous composerions avec eux, nous ! Jamais ! Jamais ! nulle trêve possible
entre de fiers républicains dévoués à la liberté et des perfides royalistes
résolus à la tyrannie ! Entre la vertu et le crime, guerre implacable, guerre
éternelle ! On ne vit point, il était impossible qu'on vît aux derniers
beaux jours du Sénat de Rome, Caton négocier avec Catilina, ni Brutus
embrasser César. » Oui, ô
Louvet ! ce sera la guerre implacable demandée par toi ! C'est le 10 mai, que
le Patriote français reproduisait cet appel au combat. Et dans le
numéro du 16, le journal girondin, comme excédé de la lenteur de
l'adversaire, l'invite à la lutte suprême : « Ils veulent toujours en finir, et n'en finissent jamais. Maintenant le grand projet à l'ordre du jour est d'exterminer les hommes d'Etat, les Girondins, les modérés, les etc., à l'aide des citoyens enrôlés pour marcher contre les rebelles. Misérables ! vous croyez que des républicains, qui quittent leurs foyers et leurs familles pour faire triompher la liberté, se rendront les exécrables instruments de l'anarchie, du pillage, du meurtre et, en définitif, de la contre-Révolution ! Si vous comptez sur eux, vous n'en finirez pas encore. Ils ont découvert un autre moyen, un grand moyen ! Ils veulent organiser une armée révolutionnaire de femmes. Ces femmes commencent par s'assembler dans une salle des Jacobins. Lâches, vous avez raison ; ces femmes ont plus de courage que vous ; mais, malgré leurs secours, vous n'en finirez pas encore. Vous n'aurez même pas l'horrible honneur de quelques massacres : vous savez que nous sommes prêts. » |
[1]
Jaurès ne semble pas avoir connu le procès-verbal officiel de la séance de la
Commune du 18 avril. Il y aurait vu que Chaumette, de retour de la Convention,
où il avait accompagné Lullier, et décider que la Commune se déclarerait en
état de révolution tant que les subsistances ne seraient-pas assurées o. Voir
notre étude sur te vote du premier maximum dans les Annales révolutionnaires de
mai-Juin 1919. A. M.