HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE V. — LA LUTTE DE LA MONTAGNE CONTRE LA GIRONDE

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

 

RAISONS DE LA VICTOIRE FINALE DE LA MONTAGNE

C'est l'investissement révolutionnaire de la Gironde qui commençait. Dans cette lutte, c'est la Montagne qui devait l'emporter, non seulement parce qu'elle avait avec elle la force présente et remuante de Paris, mais parce que, seule, elle agit avec vigueur dans le sens de la Révolution et de la Patrie.

C'est sur la proposition de l'inconstant Isnard, interprète du Comité de défense générale, mais c'est sous l'influence et par l'action de la Montagne, malgré l'opposition de Buzot, de Birotteau, de Dufriche-Valazé, de presque tous les Girondins, qu'est constitué le 6 avril, le Comité de salut public, formé de neuf membres et délibérant en secret. Ce sont les Montagnards qui donnent à la Révolution menacée l'organe de décision et d'exécution rapide sans lequel elle périssait. C'est sous l'action de la Montagne que la Convention, passant de la théorie à la pratique, décrète en mai l'emprunt forcé et progressif sur les riches, allégeant ainsi le crédit des assignats et sauvant de la débâcle les finances révolutionnaires. C'est sous l'action de la Montagne et malgré la Gironde que la Convention avait assuré du pain au peuple en décrétant, le 3 et le 4 mai, le maximum des grains. C'est la Commune, alliée de la Montagne, qui avait organisé les forces parisiennes qui allaient en Vendée combattre la contre-Révolution. C'est la Montagne unie à la Commune qui pressait le recrutement. Et, au contraire, les classes moyennes qui formaient la clientèle politique de la Gironde, commençaient à résister au recrutement révolutionnaire. Les commis de magasin, à Paris comme à Lyon, manifestaient des tendances rétrogrades ; des bandes bourgeoises parcouraient les Champs-Elysées au cri de : « A bas les Jacobins ! » mêlé peut-être du cri de : « Vive le roi ! »

La Gironde éteignait ou attiédissait partout l'ardeur révolutionnaire ; elle cherchait. des excuses même à la contre-Révolution de l'Ouest.

Je lis, à la date du 21 mai, dans la Chronique de Paris, rédigée alors par les deux girondins Ducos et Rabaut Saint-Etienne, ces paroles extraordinaires et qui montrent la sorte de solidarité funeste qui commençait à se nouer entre la Gironde et la contre-Révolution par un esprit commun de négation et de résistance :

« Robespierre le jeune a entrepris de justifier cette conduite des tribunes en récriminant contre ceux qui s'en plaignaient avec le plus d'amertume. Il a accusé nominativement quelques-uns de ses collègues de tenir, à la tribune, le même langage que les révoltés de la Vendée.

« Ces révoltés, dans ce cas, viendront bientôt à résipiscence, puisqu'ils demandent, comme les membres inculpés, que la Convention nationale soit respectée et qu'une constitution républicaine succède à l'anarchie qui nous dévore ; il ne peut y avoir entre eux et les patriotes que des malentendus. »

Malgré ce qui se mêle d'ironie à ces phrases, il y a une avance évidente à la Vendée, la tentative déjà avouée de former un grand parti de conservation et de modération. Abandonnée à la direction girondine, la Révolution se serait dissoute.

 

LES ESPOIRS DE FERSEN

La situation était si grave, les ennemis de la France avaient conçu de telles espérances de la trahison de Dumouriez et du soulèvement de l'Ouest, que Fersen écrivait à Marie-Antoinette comme si elle allait être, dans quelques jours, régente de France. Du Temple, où elle était enfermée, elle correspondait avec le dehors par l'intermédiaire d'un des deux commissaires de la Commune, Toulan, qui avait été touché de son malheur et de sa triste beauté :

Ainsi, en mars ou avril, M. de Jarjayes a pu envoyer à Fersen copie d'un billet qu'il a reçu de la « reine »

« Adieu, je crois que si vous êtes bien décidé à partir, il vaut mieux que ce soit promptement ! Mon Dieu ! que je plains votre pauvre femme. T... (Toulan) vous dira l'engagement formel que je prends de vous la rendre, si cela m'est possible. Que je serais heureuse si nous pouvions être bientôt tous réunis ! Jamais je ne pourrai assez reconnaître tout ce que vous avez fait pour nous. Adieu ! ce mot est cruel ! »

Et Fersen, par la même voie, lui faisait tenir cette lettre datée du 8 avril et qui est tout un plan prochain de régence et de restauration :

« La position où vous allez vous trouver va être très embarrassante, vous aurez de grandes obligations à un gueux (Dumouriez) qui, dans le fait, n'a cédé qu'à la nécessité : il n'a voulu bien se conduire que lorsqu'il voyait l'impossibilité de résister plus longtemps. Voilà tout son mérite envers vous ; mais cet homme est utile, il faut s'en servir et oublier le passé ; avoir même l'air de croire ce qu'il dira de ses bonnes intentions ; agir même franchement avec lui, pour les choses que vous pouvez désirer, et le rétablissement de la monarchie dans son entier et telle que vous la voulez et que les circonstances la permettent. Vis-à-vis de Dumouriez, vous ne risquez rien ; son intérêt est en ce moment intimement lié au vôtre et au rétablissement de votre autorité comme régente. Il doit craindre celle de Monsieur et l'influence des princes et des émigrés ; mais il faudrait tâcher de ne pas trop vous engager avec lui, et surtout écarter le plus possible tous les autres intrigants qu'il voudra placer et recommander ; ses gens vous seront incommodes, et il sera facile de lui prouver qu'ils le seront même pour lui et pourraient affaiblir les obligations que vous lui avez et diminuer les récompenses qu'il doit attendre, en gênant ce que vous seriez tentée de faire pour lui. C'est un homme vain et avide, il sentira la force de ce raisonnement, et votre esprit vous suggérera mieux que moi les choses à lui dire là-dessus.

« Votre volonté sur le rétablissement de la monarchie sera encore gênée par l'influence des puissances coalisées. il n'y a plus de doute que le démembrement partiel du royaume ne soit décidé ; leur intérêt, j'en excepte la Prusse, la Russie et l'Espagne, est de donner à la France un gouvernement qui la tienne dans un état de faiblesse.

« M. de Mercy ne peut et ne doit vous donner des conseils que d'après cette base. Il faut donc vous défier un peu de ce qu'il vous dira là-dessus et mettre en opposition les avis de gens sages, intéressés, comme vous, au rétablissement de la monarchie et de votre autorité ; de cette opposition peut naître un résultat moins défavorable pour vous.

« Vous ne pouvez être régente sans le chancelier et l'enregistrement' des parlements et il est intéressant d'insister là-dessus ; c'est même une raison pour faire le moins de choses possibles jusqu'à cette époque. Il vous faut un Conseil de régence, il faudrait le convoquer, avant de rien faire. Il ne faut pas hésiter à y appeler les princes, même le prince de Condé ; c'est un moyen de le rendre nul. Il faut tâcher d'empêcher Dumouriez d'en être président ou membre et lui parler franchement là-dessus s'il en témoigne le moindre désir. En tout, jusqu'au moment où vous serez reconnue régente, et où vous aurez formé votre Conseil, il faut faire le moins possible et payer tout le monde en politesses...

« L'évêque, avec qui j'ai beaucoup causé et à qui j'ai dit mes idées, vous les expliquera mieux que je ne le pourrais par écrit. Vous serez contente de lui et de sa sagesse. Il vous instruira de tout, et je l'ai trouvé très raisonnable et sentant la nécessité de se prêter aux circonstances. S'il était nécessaire que Dumouriez fût chef du Conseil de régence, ou même si vous y placez Monsieur, il serait bon d'y appeler le baron (de Breteuil), si vous ne voulez pas faire de lui le chef de ce Conseil.

« Mon zèle m'a seul dicté ces aperçus. Les circonstances peuvent les faire varier à l'infini, et ils ne sont bons que pour les méditer. Il faudrait écrire à l'empereur, aux rois de Prusse et d'Angleterre. ils ont été parfaits pour vous, surtout le roi de Prusse. Il faudrait écrire aussi à l'impératrice ; mais une lettre simple et digne, car je ne suis pas content de sa conduite ; elle n'a jamais répondu à votre lettre. »

Est-il besoin de marquer ce qu'il y a de pitoyable et de tragique dans les précautions que prend Fersen en vue du rétablissement presque immédiat de la monarchie, contre l'influence excessive et contre les prétentions des émigrés, du comte d'Artois et de Dumouriez ? Je sais bien que Fersen ne tardera pas à perdre ses illusions et qu'il constate quelques semaines après « le peu d'utilité de la trahison de Dumouriez ». Mais les ennemis de la Révolution avaient cru un moment qu'elle était à leur merci.

 

LA CONFIANCE DES COALISÉS

De Stockholm, le duc de Sudermanie écrit à Fersen, le 16 avril :

« Il est donc arrivé ce moment que le délire et les succès tragiques et sanguinaires de la France vont cesser, qu'elle sera enfin soumise à ses légitimes maîtres, et que la malheureuse famille de Bourbon, notre ancienne et véritable amie, entrera dans ses anciens droits ; qu'enfin rétabli sur le trône de ses pères, on verra Louis XVII, guidé par une mère tendre et respectable, recevoir en même temps l'hommage d'un peuple coupable, mais trompé, et punir d'une main terrible les meurtriers de son père, ramener la tranquillité en Europe et la royauté outragée, en écrasant cette secte impie dont les principes exécrables menaçaient d'infecter le monde d'un barbarisme universel. »

Et malgré la déception qui suivit l'échec de la tentative de Dumouriez, abandonné par son armée, la coalition pensait bien que la Révolution était à bout. Le baron de Stedinck écrit de Saint-Pétersbourg, le 26 avril : « Le plan de mettre le comte d'Artois à la tête des mécontents de Bretagne est convenu entre l'Espagne, l'Angleterre et la Russie ». Dampierre, essayant d'arrêter l'invasion sur la frontière de Belgique était refoulé, et, le 9 mai, frappé à mort ; les places fortes du nord étaient menacées d'investissement.

Contre tous ces dangers, contre toutes ces menaces il fallait une force impétueuse, directe, sans hésitation ni complication, et la Gironde, par son esprit critique, dénigrant et négatif, par ses préoccupations de coterie et ses jalousies de sectes était pour la Révolution un poids mort dont elle devait se débarrasser.

 

LA GIRONDE GARDE LA MAJORITÉ DANS LA CONVENTION

Mais cette élimination ne pouvait se faire par les voies pacifiques et légales. Il était impossible d'espérer que la Convention retirerait leur mandat aux Girondins les plus compromis, ou même qu'elle anéantirait complètement leur influence dans les Comités et les réduirait, selon le plan de Robespierre, à la nullité •politique. La Gironde avait la majorité à la Convention. En mars, avril et mai, elle s'applique à affirmer sa force numérique et sa volonté de ne pas abdiquer par le choix de présidents à elle : le 7 mars, Gensonné ; le 21 mars, Jean de Bry ; le 4 avril, Delmas ; le 18 avril, Lasource (après la perfide attaque contre Danton) ; le 2 mai, Boyer-Fonfrède, et le 16 mai, le furieux Isnard. — Voir la liste des présidents de la Convention dressée par Aulard.

Sans doute, la majorité échappait à la Gironde quand il fallait prendre des mesures vigoureuses pour le salut de la Révolution. Alors les hommes du centre, avec Barère, se portaient à l'extrême gauche, et pour la mort du roi, contre l'appel au peuple, pour l'emprunt forcé, ils faisaient une majorité avec la Montagne. Mais ils se retournaient contre celle-ci toutes les fois que s'alliant à la Commune elle paraissait vouloir peser sur la Convention. Le centre, parti d'équilibre, voulait maintenir les deux forces extrêmes entre lesquelles il évoluait et il se rejetait vers la Gironde quand celle-ci semblait menacée. Levasseur a expliqué avec une grande netteté et une grande force ce jeu des partis de la Convention.

« Le maximum fut adopté, en dépit des discours de quelques Girondins. Une partie du côté droit vota avec nous dans cette question. Dira-t-on encore que la majorité fut opprimée par les violences du dehors ? Un seul mot répond à cette assertion. Les Girondins avaient toujours ta majorité quand il s'agissait de querelles de parti, et c'étaient cependant là les questions les plus irritantes, celles qui pouvaient exciter des mouvements populaires, celles enfin au sujet desquelles on pouvait chercher à intimider les faibles. Pourquoi emportions-nous toutes les mesures d'utilité générale ? Quand on délibéra sur l'accusation de Marat, sur les troubles de mars, sur les pétitions des sections, sur la Commission des douze, la Gironde eut la majorité. Pourquoi la force nous resta-t-elle quand on soumit au vote de la Convention le maximum, les moyens de recrutement révolutionnaire, le tribunal extraordinaire, l'emprunt forcé, etc. ? C'est évidemment parce que nos adversaires réunissaient leur ban et leur arrière-ban pour les débats de parti et que nous songions aux affaires de la France. C'est qu'ennemis par position de la Montagne, la droite et le Marais se coalisaient pour nous faire une guerre acharnée, tandis que tout ce qu'il y avait sur leurs bancs de sincères amis de la Révolution votaient avec nous dans tout ce qui intéressait le salut public. La Gironde trouvait au reste un certain intérêt à nous laisser ainsi la direction des affaires tout en nous opprimant. On pouvait ainsi nous faire passer pour les oppresseurs ; en même temps tout l'honneur des mesures qui réussissaient, telle que la puissance imposante donnée à nos quatorze armées, restait de droit et de fait à la majorité, tandis qu'on rejetait sur nous seuls les maux attachés aux mesures acerbes, mais transitoirement nécessaires, telles que le maximum et le tribunal révolutionnaire. »

 

LES JACOBINS DEMANDENT LE RAPPEL DES APPELANTS

Ainsi on ne pouvait attendre un dénouement légal de la crise et seule la force pouvait la résoudre. Les Jacobins, suivant le conseil de Danton, adressèrent à leurs sociétés affiliées un véhément appel demandant la révocation du mandat des Girondins.

« Amis, nous sommes trahis ! Aux armes ! aux armes ! Voici l'heure terrible où les défenseurs de la Patrie doivent vaincre ou s'ensevelir sous les décombres sanglants de la République... Mais ce ne sont pas là tous vos dangers ! Il faut vous convaincre d'une vérité bien douloureuse ! Vos plus grands ennemis sont au milieu de vous, ils dirigent vos opérations ; ô vengeance ! ils conduisent vos moyens de défense !

« Oui, frères et amis, c'est dans le Sénat que de parricides mains déchirent vos entrailles ! Oui, la contre-Révolution est dans le gouvernement, dans la Convention nationale ; c'est là, c'est au centre de votre sûreté et de vos espérances, que de criminels délégués tiennent les fils de la trame qu'ils ont ourdie avec la horde des despotes qui viennent nous égorger ! C'est là qu'une cabale sacrilège dirigée par la Cour d'Angleterre et autres...

« Que les département% les districts, les municipalités, que toutes les sociétés populaires s'unissent et s'accordent à réclamer auprès de la Convention, à y envoyer, à y faire pleuvoir des pétitions qui manifestent le vœu formel du rappel instant de tous les membres infidèles qui ont trahi leurs devoirs, en ne militant pas la mort du tyran, et SURTOUT contre ceux qui ont égaré un si grand nombre de leurs collègues. De tels délégués sont des traîtres, des royalistes ou des hommes ineptes. »

C'était le 5 avril que les Jacobins lançaient cette adresse enflammée. Marat, qui présidait ce jour-là la séance, la signa le premier en cette qualité. Elle répondait à la colère véhémente de Danton. Elle allait au-delà de la prudente pensée de Robespierre, qui, lui, ne voulait pas briser le mandat de la Gironde, mais l'atténuer jusqu'à rien. Mais, qu'on remarque l'évolution qui s'accomplit dans le plan de ceux qui veulent en finir avec le côté droit. Tout d'abord, Danton, irrité, exaspéré, demande le rappel de tous ceux qui n'avaient pas voté la mort du roi. A la réflexion, les Jacobins, les révolutionnaires de gauche comprirent que cette politique avait pour eux un double danger. D'abord, exclure de la Convention tous les appelants (ils avaient été 296) c'était la mutiler de plus d'un tiers de ses membres ; c'était en réalité la dissoudre. Car quelle autorité resterait à une assemblée aussi amoindrie ? Il faudrait donc remplacer les membres exclus, mais les suppléants valaient-ils mieux ? Il serait donc nécessaire de convoquer à nouveau les assemblées primaires. Or, les convoquer dans les départements qui avaient été jusque-là représentés par les Girondins, et rien que dans ceux-là, c'était ne donner la parole qu'à la partie de la France où la Montagne avait le moins de prise ; c'était s'exposer à faire désavouer par ce vote partiel la décision révolutionnaire de la Convention. C'était surtout, par le plus étrange paradoxe, recourir à l'appel au peuple pour châtier les appelants, et consacrer la méthode girondine jusque dans les moyens employés pour ruiner la Gironde. Aussi les révolutionnaires songèrent-ils bientôt à limiter l'exclusion aux chefs, à ceux, comme dit l'adresse jacobine, « qui ont égaré un grand nombre de leurs collègues ».

Oui, mais si on ne rejetait que vingt ou trente députés, qui donc ferait le choix ? Qui dresserait la liste de proscription ? Ce ne pourrait-être que la Convention elle-même ; car, si on comprend à la rigueur qu'elle eût pu appliquer un critérium précis tout ensemble et impersonnel et renvoyer devant les assemblées primaires tous les députés coupables de n'avoir pas voté la mort du tyran, comment supposer qu'elle ferait un triage parmi ceux-là ? C'est là un acte de violence souveraine et directe que nul ne pouvait attendre de la Convention. Et limiter à vingt ou trente le nombre des exclus, c'était bien empêcher la dissolution de la Convention, éviter le dangereux recours aux assemblées primaires, mais c'était aussi remettre à la force insurrectionnelle et à elle seule le droit de décider.

 

LA GIRONDE TRADUIT MARAT AU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

La Gironde releva le défi, et elle demanda que Marat, coupable d'avoir provoqué la violation de la représentation nationale, fût traduit devant le tribunal révolutionnaire.

Il y fut envoyé, en effet, par un décret rendu le 15 avril, à la majorité de 226 voix contre 93. Le chiffre des abstentions fut énorme. 374 députés étaient en mission, en congé ou absents ; parmi ceux-ci Cambon et Barère. Vaine tentative ! Marat qui avait annoncé la corruption de Mirabeau, qui avait prédit la trahison de Dumouriez, était porté par la force de la Révolution. Entouré, aussitôt après le décret de mise en jugement, de patriotes de la Montagne et des tribunes, il refusa de se rendre à l'Abbaye.

« On dira, sans doute, écrivit-il le lendemain, que j'ai désobéi à la loi, je déclare que je ne reconnais pas pour loi des arrêtés pris par la faction des hommes d'Etat contre les patriotes de la Montagne : des arrêtés pris dans le tumulte des passions et au milieu du vacarme ; les lois doivent se faire dans le silence et avec dignité. Si la Nation avait sous les yeux les scènes scandaleuses de la Convention, elle en expulserait bientôt une partie de ses mandataires, comme indignes de sa confiance, comme des échappés des petites maisons, comme des traîtres. Voilà les prétendus législateurs de la France qui pensent me faire un crime de la résistance à l'oppression. »

Mais, en vérité, que signifie à cette date le mot de loi ? La légalité suppose que, jusque dans leurs luttes les plus violentes, les partis gardent, les uns pour les autres, quelque respect. Elle suppose que, malgré la contrariété des principes et l'opposition des intérêts, il y a entre eux un patrimoine commun qui peut être défendu, aux heures de péril, par des moyens communs. Or, entre la Gironde et la Montagne, il y avait bien, malgré les calomnies abominables qui déformaient chaque parti aux yeux de l'autre, le commun et glorieux patrimoine de la Révolution. Mais, au point d'exaspération où ils étaient tous, ils ne le croyaient plus.

Ils étaient arrivés à la conviction funeste que leurs adversaires trahissaient, soit au profit des royalistes, soit au profit du duc d'Orléans. En tout cas, ils ne s'entendaient plus du tout sur les moyens de défendre la Révolution menacée. Il n'y avait donc plus entre eux ce lien nécessaire sans lequel la légalité n'est plus qu'un mot.

Si Marat se dérobait à la prison, il était bien résolu à se présenter devant le tribunal révolutionnaire. Déjà atteint du mal dont il allait mourir, quand Charlotte Corday le frappa de son poignard, il se ménageait pour vivre quelques mois encore, pour continuer le combat.

« Je n'attends, pour me présenter au tribunal révolutionnaire, que la signification qu'il doit me faire de l'acte d'accusation. J'ai pleine confiance dans l'équité de mes juges ; il me sera facile de confondre mes délateurs, de faire triompher mon innocence, de recouvrer ma liberté, et de me consacrer de nouveau à la défense de la Patrie. Ma présence est plus nécessaire que jamais à la tribune de la Convention, aujourd'hui que le salut public est menacé de toutes parts ; aussi, brûlai-je d'impatience de couler au fond cette affaire, et de mettre un terme aux atrocités de mes ennemis. Si j'ai refusé de me constituer prisonnier, c'est par sagesse ; depuis deux mois, attaqué d'une maladie inflammatoire qui exige des soins et qui me dispose à la violence, je ne veux pas m'exposer dans un séjour ténébreux, au milieu de la crasse et de la vermine, à des réflexions douloureuses sur le sort de la vertu dans ce monde, aux mouvements d'indignation qui s'élèvent dans une âme généreuse à la vue de la tyrannie, à l'exagération de caractère qui en est l'effet nécessaire, et aux malheurs qui pourraient être la suite d'un fatal emportement. »

Chose curieuse ! C'est dans la période où Marat était déjà atteint de cette maladie inflammatoire qu'il a écrit ses articles les plus mesurés. Il se surveillait certainement, et il s'appliquait à garder, malgré son tempérament exacerbé, quelque sérénité et quelque modération.

L'acte d'accusation parvint au ministère de la Justice le 22 et le soir même Marat se_ constitua prisonnier.

« J'étais accompagné de plusieurs de mes collègues à la Convention, d'un colonel national, d'un capitaine de frégate, qui ne m'avaient pas quitté. A peine étais-je entré dans la prison, que plusieurs officiers municipaux et administrateurs s'y présentèrent pour veiller à ma sûreté. Ils passèrent la nuit avec moi, dans une chambre qu'ils avaient fait préparer ; un bon lit y avait été porté, un souper qu'ils avaient fait préparer au dehors y fut servi : ils avaient poussé leurs soins conservateurs jusqu'à accompagner les plats et faire apporter des carafes d'eau bien cachetées.

« Dès la veille, plusieurs sections de Paris, entre autres celles des Quatre-Nations et la section des Quinze-Vingts, avaient nommé chacune quatre commissaires pour m'accompagner au tribunal, et y veiller à ma sûreté. Toutes les sociétés patriotiques avaient pris les mêmes mesures : une multitude de bons patriotes remplissaient déjà la salle du tribunal. »

Marat répondit aux questions avec fermeté et habileté. Il s'expliqua de nouveau sur l'article du 25 février, affirma qu'il n'avait jamais voulu avilir la Convention, qu'il n'était d'ailleurs au pouvoir de personne de calomnier une grande assemblée, et que celle-ci ne pouvait être avilie que par elle-même, si elle trahissait son devoir. Le malaisé pour lui était de réclamer l'inviolabilité due aux représentants, sans couvrir d'avance la Gironde de cette inviolabilité. Il n'esquiva pas la difficulté.

« L'acte d'accusation, avait-il déclaré dans un mémoire écrit, est donc nul et de nul effet, en ce qu'il est diamétralement opposé à une loi fondamentale qui n'a pas été révoquée, et qui ne peut point l'être ; il est nul et de nul effet en ce qu'il attaque le plus sacré des droits d'un représentant du peuple. Ce droit n'emporte pas celui de machiner contre l'Etat, de faire une entreprise contre les intérêts de la liberté..., etc. »

Le tribunal révolutionnaire, composé des hommes en qui le Patriote français exprimait récemment son entière confiance, déclara à l'unanimité « qu'il n'était pas constant que l'accusé ait provoqué dans les écrits dénoncés, le meurtre et le pillage, le rétablissement d'un chef de l'Etat, l'avilissement et la dissolution de la Convention. »

Marat fut porté en triomphe à la Convention par le peuple : le cortège obtint la permission de défiler ; et Marat, embrassé par les patriotes de la Montagne, acclamé par les tribunes, sembla un moment le roi de Paris.

 

L'ADRESSE DES SECTIONS CONTRE LA GIRONDE

Aussi bien, les sections de Paris n'avaient pas attendu le jugement pour porter un coup droit aux chefs girondins. Dans une salle voisine de l'Hôtel de Ville, à l'Evêché, les forces révolutionnaires, les délégués des sections se réunissaient. Ils rédigèrent une adresse qui était un acte d'accusation direct contre les chefs de la Gironde. Elle fut lue à la Convention par Rousselin, le 15 avril :

« Les Parisiens ont commencé les premiers la Révolution, en renversant la Bastille... Ils ne viennent pas faire acte exclusif de souveraineté, comme on les en accuse tous les jours ; ils viennent émettre un vœu auquel la majorité de leurs frères des départements donnera force de loi ; leur position seule leur donne l'initiative du cri de la vengeance.

« Nous reconnaissons ici solennellement que la majorité de la Convention est pure, car elle a frappé le tyran. Ce n'est donc point la dissolution effrayante de la Convention, ce n'est point la suspension de la machine politique que nous demandons ; loin de nous cette idée vraiment anarchique imaginée par les traîtres qui, pour se consoler du rappel qui les chassera de cette enceinte, voudraient au moins jouir de la confusion et du trouble de la France. Nous venons, armés de la portion d'opinion publique de la Commune de Paris, provoquer le cri de vengeance que va répéter la France entière : nous allons lui indiquer les attentats et les noms de ces perfides mandataires. »

Et, après un réquisitoire étendu, où Guadet, Vergniaud, Brissot et Pétion, surtout ces deux derniers, étaient particulièrement mis en' cause, ils concluaient :

« Nous demandons que cette adresse, qui est l'expression formelle des sentiments unanimes, réfléchis et constants des sections composant la Commune de Paris, soit communiquée à tous les départements par des courriers extraordinaires et qu'il y soit annexé la liste ci-jointe de la plupart des mandataires coupables du crime de félonie envers le peuple souverain, afin qu'aussitôt que la majorité des départements aura manifesté son adhésion, ils se retirent de cette enceinte.

« L'Assemblée générale des sections de Paris, après avoir mûrement discuté la conduite publique des députés de la Convention, a arrêté que ceux énoncés ci-après avaient, selon son opinion la plus réfléchie, ouvertement violé la foi de leurs commettants :

« Brissot, Guadet, Vergniaud, Gensonné, Grangeneuve, Buzot, Barbaroux, Salle, Biroteau, Pontécoulant, Pétion, Lanjuinais, Valszé, Hardy, Jean-Baptiste Louvet, Gorsas, Fauchet, Lanthenas, Lasource, Valady, Chambon. »

C'est en vain que les délégués des sections s'ingéniaient à retenir un reste ou un semblant de légalité. Oui, la Commune de Paris n'exerçait que sa portion de souveraineté. Oui, elle s'appliquait à rassurer les départements contre toute crainte d'usurpation et de dictature parisienne. Mais elle prenait une initiative singulièrement audacieuse et qui l'obligeait à aller jusqu'au bout. Car pourquoi ne pas attendre que les commettants directs des députés accusés aient formulé eux-mêmes l'acte d'accusation ?

S'il est vrai qu'ils ont « violé la foi de leurs mandants », c'est d'abord à leurs mandants à le dire. Et si la Commune de Paris répond qu'elle est mieux placée pour voir l'intrigue, elle sera mieux placée aussi pour la réprimer, et l'initiative dans l'accusation conduit nécessairement à l'initiative dans l'insurrection. Cette initiative est d'autant plus grave que ce n'est pas en vertu d'une règle, par l'application d'un critérium fixe, que la Commune dénonce vingt-deux députés. Non seulement elle ne traduit pas devant les assemblées primaires tous les « appelants ». Mais, parmi les vingt-deux députés qu'elle veut chasser de la Convention, il en est huit qui ont voté la mort du roi. C'est donc bien un choix souverain, sinon arbitraire, fait par les délégués des sections. Et ils ont beau demander que les départements soient consultés. Ils ont tracé d'avance les limites et le sens de cette consultation.

Aussi bien, ils seront obligés d'exécuter eux-mêmes et de rendre définitive la sentence provisoire qu'ils ont portée. Car, leur respect pour la formule de la souveraineté nationale cédera bientôt aux nécessités révolutionnaires. Ils font vraiment trop le jeu de la Gironde, ils risquent trop de désorganiser les forces de la Révolution et de morceler la France en faisant appel aux départements. Tout de suite, Lasource et Boyer-Fonfrède ont vu la faute que les délégués des sections commettent par timidité révolutionnaire, par scrupule de légalité. Tout de suite, ils demandent que la pétition des sections soit convertie en motion et adoptée. Ils demandent surtout qu'elle soit élargie. Si les délégués des sections de Paris ont le droit de soumettre au peuple des listes d'exclusion, les citoyens des départements ont le même droit. Il y a donc une procédure bien plus simple et bien plus large : que tous les députés de la Convention soient soumis au jugement politique du peuple tout entier, ce ne sera plus une sentence locale et partielle, mais un jugement universel devant lequel s'inclineront toutes les factions.

En fait, c'était la guerre civile ; car chaque région se serait prononcée pour certaines catégories de députés, pour certains partis, et la lutte des factions se serait traduite par un déchirement de la France. Vergniaud le sentit et il décida Lasource et Boyer-Fonfrède à retirer leur motion, à dire qu'ils ne l'avaient formulée que pour ' faire apparaître les conséquences logiques de la pétition des sections parisiennes. La Convention toute entière passa à l'ordre du jour. La Montagne avait vu le danger comme la Gironde.

Quand Lasource, en cette séance du 16 avril, accusa Robespierre d'avoir été un des rédacteurs de l'adresse des Jacobins qui invitait les départements à retirer leurs mandats aux appelants, Robespierre s'écria : « Ce n'est pas vrai ; c'est une imposture ». Robespierre avait le droit de protester, car sa signature n'était pas en effet au bas du document, et cette adresse était tout à fait contraire à sa politique. Ce qui est vrai, c'est qu'il était débordé ; c'est que les Jacobins s'engageaient de plus en plus dans la voie que Danton avait ouverte par son discours du 1er avril. Ils allaient même au-delà. Et de plus en plus ils songeaient à substituer l'initiative de Paris à l'action de la France pour l'épuration de la Convention. Quand, le 20 avril, les Jacobins écrivent aux sociétés affiliées pour protester contre la saisie de leur première circulaire, opérée dans quelques départements, ils disent ceci :

« Citoyens des départements, vous êtes plus ou moins éloignés du lieu de la scène des révolutions et des projets de contre-révolution ; rapportez-vous-en aux bons citoyens de Parti sur la connaissance des hommes d'Etat, des hommes à prétentions dictatoriales et fédéralistes, comme ces citoyens s'en rapportent tous les jours à vous sur les personnages importants de vos départements, relativement à ce qui s'y passe. »

La comparaison n'est pas exacte, car la Convention n'était pas un Directoire de département, elle était une force nationale qui ne devait, en principe, relever que de la volonté nationale toute entière. Mais le mouvement révolutionnaire se précisait et Paris évoquait le jugement suprême des hommes et des choses. Tout d'abord, on invitait les départements à dire s'il n'y avait pas lieu de briser le mandat des appelants ; c'est la première consultation, encore légale, des Jacobins ; puis les sections de Paris se risquent à désigner elles-mêmes les députés sur lesquels devra porter particulièrement l'examen de leurs mandants, et voici que dans la circulaire du 20 avril Paris commence à faire entrevoir aux départements qu'il a seul qualité et compétence pour juger. C'est, si l'on peut dire, le corps à corps de Paris et de la Gironde qui s'annonce.

 

LE JEU DE DANTON

Danton, après son foudroyant réquisitoire du 1er avril, semble repris d'hésitation. Il continue à menacer la Gironde ; c'est lui qui a décidé les Jacobins à demander la révocation des appelants, et sans doute il n'est pas étranger à la démarche des sections de Paris ; Lasource l'accusa (ou à peu près) d'avoir dressé la liste des 22 :

« Je sais pourquoi mon nom se trouve sur la liste des proscrits. Il n'y eût pas été il y a quinze jours. J'ai parlé d'un homme, c'est assez, j'ai été dénoncé. J'ai témoigné de la méfiance contre un homme sur le nom duquel on ne voulait pas permettre même le soupçon. Dès lors, il a bien fallu me proscrire, puisque j'ai eu la témérité de m'élever contre l'idole du jour. »

Et il est probable, en effet, que sa déplorable agression contre Danton avait signalé Lasource à la colère des sections. Mais, ce qui est plus significatif, c'est que, au témoignage de Levasseur, l'orateur des sections de Paris, « le jeune Rousselin, qui signalait son adolescence par une grande énergie révolutionnaire et quelques talents », était « un ami de Danton ». Et pourtant, il apparaît à bien des indices que Danton n'était pas encore résolu à aller jusqu'au bout. Il avait été obligé de se défendre contre la Gironde, et il voulait lui faire peur, non seulement par des propos violents, mais par une organisation des forces révolutionnaires qui pût l'écraser enfin si elle ne renonçait pas à ses polémiques insensées, à son détestable esprit de coterie et de division. Mais il espérait encore qu'intimidée et matée, la Gironde se rallierait au grand mouvement de la Révolution, et qu'il serait inutile d'entamer la Convention. En ce sens, Danton avait une double politique, politique de menace toute prête à un coup de force, et politique de conciliation ; et c'est sans doute ce que veut dire Barère quand il parle de son « talent d'imbroglio révolutionnaire ». C'est ainsi que, le 8 avril, quand une première pétition de la section de la Halle aux Blés, menaçant le côté droit, fut lue à la Convention, Danton défendit les pétitionnaires contre les violentes protestations de la Gironde, mais en des termes tels qu'il semblait désavouer toute violence et appeler la réconciliation :

«  Que devez-vous répondre au peuple quand il dit des vérités sévères ? Vous devez lui répondre en sauvant la République. Eh ! depuis quand vous doit-on des éloges ? Etes-vous à la fin de votre mission ? On parle de calomniateurs ? La calomnie, dans un Etat vraiment libre, n'est rien pour l'homme qui a la conscience intime de son devoir... Oui, je le déclare, vous seriez indignes de votre mission, si vous n'aviez pas constamment devant les yeux ces grands objets : vaincre les ennemis, rétablir l'ordre dans l'intérieur et faire une bonne Constitution ; nous la voulons tous, la France le veut ; elle sera d'autant plus belle qu'elle sera née au milieu des orages de la liberté ; ainsi un peuple de l'antiquité construisait ses murs en tenant d'une main la truelle et de l'autre l'épée pour repousser les ennemis. N'allons pas nous faire la guerre, animer les sections, les mettre en délibération sur des objets particuliers, tandis que nous devons concentrer leur énergie pour la diriger contre les Autrichiens... Si Paris montre une espèce d'indignation, il a bien le droit de reporter la guerre à ceux qui l'ont calomnié après les services qu'il a rendus. »

Était-ce la guerre avec la Gironde ou la paix ? Parfois Danton semblait tendre la main aux hommes du côté droit, comme lorsque le 19 avril il dit, en répondant à Vergniaud, à propos de la Déclaration des Droits de l'Homme :

« Rien ne doit plus nous faire présager le salut de la Patrie que la disposition actuelle. Dans l'importante question qui nous agite, nous avons jusqu'ici paru divisés, mais ce n'était que sur des mots, car aussitôt que nous nous occupons du bonheur des hommes, nous sommes tous d'accord. (Vifs applaudissements.) Vergniaud vient de vous dire de bien grandes et d'éternelles vérités. »

 

UNE PROPOSITION CONCILIANTE DE PHILIPPEAUX

Même le 16 avril, même quand les sections de Paris demandent par la voix d'un jeune ami de Danton la proscription de vingt-deux Girondins, il essayait, par Philippeaux, ce qu'on peut appeler une contre-manœuvre de conciliation. En un langage assez souvent emphatique et bizarre, mais qui n'était pas dépourvu de grandeur, Philippeaux supplia tous les partis d'abjurer leurs haines et de rendre aux délibérations de la Convention nationale leur majesté. Il demanda qu'au besoin, par un libre ostracisme, les « douze athlètes » qui s'étaient déchirés depuis des mois emportassent avec eux l'esprit de faction, et il proposa le décret suivant : « La Convention nationale déclare qu'elle veut sauver la République ou s'ensevelir sous ses ruines, et qu'en conséquence elle regardera comme mauvais citoyen celui de ses membres qui lui proposera de se dissoudre, même en partie, avant d'avoir donné au peuple une Constitution démocratique qui garantisse d'une manière stable l'égalité et la liberté. La pétition, lue, à la barre, dans la séance d'hier, par les commissaires de plusieurs sections de Paris, est formellement improuvée et liberticide. — Pour n'être plus distraite des devoirs sacrés qu'elle doit remplir, elle défend à tous ses membres de se permettre jamais, dans ses séances, aucune injure ni déclamation, ni dénonciation personnelle, à peine d'être censuré au procès-verbal, et proclamé aux départements comme ennemi de la Patrie. — Si un membre découvre une conspiration et qu'il veuille dénoncer un de ses collègues, il sera tenu de faire sa dénonciation au Comité de salut public, qui en fera son rapport à l'Assemblée. »

Cela est bien anodin et bien enfantin. Comment apaiser par des dispositions réglementaires les fureurs des partis, quand ces fureurs répondent à l'antagonisme profond des conceptions et des méthodes ? Peut-être est-il téméraire d'attribuer à Danton l'idée un peu puérile de ce baiser Lamourette. Mais, ce qui est à noter, c'est que son attitude a suggéré ou permis cette hypothèse. Levasseur, caractérisant l'action de Danton depuis le 1er avril, constate cette pensée persistante d'union jusque dans les plus terribles éclats de colère :

« Cependant, malgré sa généreuse colère, Danton lit encore plusieurs tentatives de retour vers la paix, mais son langage' était entièrement changé, et il lançait à chaque occasion importante, contre le côté droit, les traits véhéments qu'il avait jusque-là réservés aux ennemis publics. »

Et, parlant du discours de Philippeaux, il ajoute (en commettant d'ailleurs quelques erreurs de fait) : « Les applaudissements qui accueillirent ce discours, l'empressement avec lequel le décret de Philippeaux fut adopté prouvèrent qu'il y avait encore dans le sein de la Convention une majorité bien intentionnée. En effet, le Marais commençait à se lasser de la domination des beaux diseurs de la droite, et à s'apercevoir que ce parti était aussi stérile en ses moyens de gouvernement, aussi incapable en pratique que fécond en belles phrases et en inutiles théories. Aussi, quoiqu'une improbation formelle frappât les pétitionnaires, les Girondins regardèrent avec raison cette décision spontanée comme une défaite. Le bruit courut alors que la démarche de Philippeaux lui avait été suggérée par Danton, trop au-dessus des animosités personnelles pour ne pas protéger encore ses ennemis, mais qui ne voulait pas prendre la parole en leur faveur après la violente sortie à laquelle ils l'avaient poussé presque malgré lui ; quoi qu'il en soit, le décret de Philippeaux peut encore être regardé comme une trêve, mais ce fut la dernière. »

Ici Levasseur, dont les souvenirs sont si nets et si exacts d'habitude, se trompe. Le décret de Philippeaux ne fut point adopté. Grangeneuve lui cria : « Prêchez d'exemple aux Jacobins ». Gensonné ajouta : « Le projet du préopinant me parait encore plus calomnieux que la pétition, et c'est pourquoi je m'oppose à l'impression ». Et la Convention, comme je l'ai dit, passa à l'ordre du jour.

 

L'ERREUR DE DANTON

Je l'avoue, au point où en était la bataille et après le coup de foudre du 1er avril, les hésitations et les ménagements de Danton me paraissent une faute. Il trouvait sans doute dangereux et cruel de mutiler la Convention, de réduire, au moins en apparence, la base sur laquelle portait la Révolution. Il sentait bien qu'après l'élimination de la Gironde il ne pourrait plus pratiquer cette large politique où il excellait, et qu'il serait enfermé avec Robespierre dans le cercle un peu étroit du jacobinisme sectaire. Surtout, il lui en coûtait de ne sauver la Révolution que par le sacrifice d'une partie de la Révolution. Mais il était funeste de prolonger cette lutte qui ressemblait à une agonie. Et il était urgent d'en finir. Aussi bien la Gironde elle-même ne répondait plus que par des railleries ou des cris de colère et de mépris aux suprêmes tentatives de réconciliation équivoque. Elle aussi voulait le combat décisif et à fond.

« Philippeaux, dit le Patriote français, n'a trouvé d'autre moyen de salut public qu'une embrassade des deux partis, sauf à se déchirer le lendemain. Bien plus, il voulait que les membres inculpés par Robespierre embrassassent leur dénonciateur. Tout cela est très évangélique, mais n'est ni politique, ni républicain... Cette homélie de Philippeaux a fait passablement bâiller son auditoire. »

Toutes les fois, depuis mars, que Barère prononce un de ces discours symétriques où il se complaisait, la Gironde proteste : « Barère a prononcé un discours où régnait cet esprit de conciliation qui ne concilie pas, parce que le crime ne peut s'allier avec la vertu, ni la loi avec le brigandage, ni l'ordre avec l'anarchie, parce qu'il ne s'agit pas d'opinions, mais de faits ; parce que ce n'est pas rapprocher les extrêmes que de les nier. »

Voilà ce que disait le Patriote français du 22 mars, et c'est ce qu'il répétera le jour même du 31 mai, au plus aigu de la crise, dans son antépénultième numéro : « C'est dans le tableau de l'intérieur que Barère a déployé son caractère ordinaire ; il y a, suivant son usage, déchiré et caressé les anarchistes et les républicains amis de l'ordre. C'est un sûr moyen pour recevoir des applaudissements des deux côtés... Combien sont criminels les hommes qui travestissent et rendent odieuses les intentions des meilleurs républicains ! Barère a peint sous des couleurs adoucies l'anarchie, sous des couleurs fausses le vrai républicanisme ; mais il a oublié de peindre ces hommes qui, pour jouer un rôle, affichent la neutralité, caressent tous les partis, afin d'être portés par tous aux honneurs et aux places ; ces hommes qui, n'osant attaquer le mal dans la racine, emploient sans cesse les palliatifs, et par les palliatifs aggravent la plaie ; ces hommes qui, sans courage comme sans moyens, aspirent à tout et n'achèvent rien. Voilà les hommes qui, dans toutes les révolutions, ont perdu la liberté, en amollissant les passions, en efféminant les caractères. »

Non, non, pas de tiers partis, pas de conciliation ambiguë ; la pleine bataille est voulue par tous, et on souffre un peu de voir Danton attardé dans des ménagements où il y a peut-être un commencement de lassitude, la hautaine et faible pitié d'un homme que déjà les événements ont meurtri. C'est de ces jours d'incertitude, où le peuple a eu l'instinct que Danton tout ensemble lançait et retenait les forces de la Révolution, que date le premier discrédit, imperceptible encore, du grand révolutionnaire.

Robespierre ne s'était pas d'abord risqué aussi loin que le fit Danton au 1." avril devant la Convention, et le 5 avril devant les Jacobins. Sa démarche était plus mesurée, mais elle était plus égale, et pas un moment il ne donna l'impression qu'il ménageait ceux que la Révolution voulait perdre. Hébert, en se jetant de toute sa verve dans la lutte contre la Gironde, commence à amasser cette force de popularité grossière qui le rendra bientôt redoutable à Danton et à Robespierre lui-même.

L'OFFENSIVE GIRONDINE DANS LES SECTIONS

Les Girondins, attaqués de front le 15 avril par les délégués des sections de Paris, comprirent enfin qu'il ne leur suffisait pas de combattre ou même de vaincre dans la Convention. Ils se résolurent à porter la guerre dans les sections mêmes. Après tout, pourquoi les « anarchistes », pourquoi les amis de la Montagne et de la Commune y dominaient-ils ? Parce que les modérés, les « amis de l'ordre », les bourgeois à tendance girondine ou même feuillantine, restaient chez eux paresseusement. Mais qu'ils s'animent un peu, qu'ils sortent le soir de leur confortable et paisible maison pour aller dans les réunions des sections ; qu'ils y amènent leur clientèle sociale, leurs fournisseurs, leurs employés, et ils formeront une armée conservatrice qui mettra à la raison les forcenés.

Précisément, des délégués de la ville de Lyon étaient venus déclarer à la Convention, le 15 avril, que la ville gémissait sous la tyrannie d'une municipalité jacobine, qui ne cessait d'attenter aux propriétés, de menacer les citoyens connus « par l'étendue de leur commerce ». Ils avaient dit que, pour protester contre cette tyrannie, des sections se formaient en réunions permanentes et qu'il suffirait de rendre la liberté à ces réunions, arbitrairement dissoutes par la municipalité, pour rétablir à Lyon l'ordre légal. Le député girondin de Lyon, Chasset, avait introduit les pétitionnaires lyonnais juste le jour où les délégués des sections de Paris demandaient la proscription des vingt-deux. C'était opposer les sections lyonnaises aux sections parisiennes. C'était surtout avertir la bourgeoisie de Pari, qu'elle pouvait se défendre comme la bourgeoisie de Lyon, et s'emparer, elle aussi, des sections.

 

PÉTION ET SA LETTRE AUX PARISIENS

Pétion, à la fin d'avril, dans une Lettre aux Parisiens, appela nettement à la bataille les propriétaires ; quel chemin parcouru depuis sa lettre à Buzot ! Alors Pétion essayait de constituer l'unité du Tiers Etat en rassurant la bourgeoisie, maintenant il tente de l'affoler.

« Braves habitants de Paris, songez-y bien : vous n'avez pas un instant à perdre pour arrêter les progrès des méchants. Vous avez dans la Convention un dépôt national à conserver, les départements vous en demanderont compte. Sans cesse la liberté est souillée par des excès ; des agitations perpétuelles menacent de tout détruire ; on vous accusera de n'avoir pas réprimé ces désordres. Vos propriétés sont menacées, et vous fermez les yeux sur ce danger. On excite la guerre entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas, et vous ne faites rien pour la prévenir. Quelques intrigants, une poignée de factieux vous font la loi, vous entraînent dans des mesures violentes et inconsidérées et vous n'avez pas le courage de résister ; vous n'osez pas vous présenter dans vos sections pour lutter contre eux. Vous voyez tous les hommes riches et paisibles quitter Paris, vous voyez Paris s'anéantir et vous demeurez tranquilles. On exerce sur vous des inquisitions de toutes manières, et vous les souffrez avec patience. Ce sont cinq à six cents hommes, les uns en délire, les autres couverts de crimes, la plupart sans aucune existence connue, qui, se répandant partout, aboyant dans les groupes, vociférant dans les sections, menaçant, ne parlant que de meurtre et de pillage, dictent impérieusement la loi et exercent le plus odieux despotisme sur six cent mille citoyens...

« La postérité ne voudra jamais le croire.

« Parisiens, sortez enfin de votre léthargie, et faites rentrer ces insectes vénéneux dans leur repaire. »

 

L'OPINION DE CABET SUR LA GIRONDE.

Cabet a marqué en traits un peu lourds le sens social de la politique girondine dans la rapide esquisse qu'il a tracée de ce temps de crise : « Le peuple, chez lequel aucune considération de dangers personnels ne vient paralyser l'instinct belliqueux et la fierté nationale, veut, avant tout, repousser l'étranger.

« Les bourgeois redoutent l'ascendant populaire et craignent pour leur fortune.

« Les marchands, continuellement circonvenus par les royalistes qui les menacent de leur retirer leur clientèle, et qui ne négligent rien pour les effrayer par la crainte du trouble et du pillage, les marchands, dont la fortune est exposée à plus de chances encore, montrent peu d'ardeur et beaucoup d'hésitation.

« ... Les Girondins, occupant la droite de l'Assemblée, doctrinaires et juste-milieu de cette époque, hommes de parole et de négociation, éloquents mais présomptueux, ayant l'ambition de mener et gouverner, s'appuient sur les bourgeois, sur les marchands. »

Doctrinaires, juste-milieu, cela n'est qu'à peu près vrai. C'est surtout la nécessité politique qui conduisait la Gironde à chercher dans les « classes moyennes » un point d'appui contre les forces d'action et de révolution qui la débordaient. Mais c'était un dangereux appel que celui qui était adressé par elle aux riches bourgeois, aux marchands apeurés, car dans ce mouvement de conservation et de réaction sociale les éléments royalistes allaient s'unir aux éléments girondins, et si, à Paris comme à Lyon, les modérés l'avaient emporté dans les sections Paris aurait été livré bientôt à toute la contre-Révolution. Danton demandait aux pétitionnaires lyonnais : « Êtes-vous sûrs que vos illustres négociants sont devenus patriotes ? » A la même question, les grands négociants et les bourgeois timorés de Paris n'auraient pu répondre que par l'équivoque. C'est donc le sort du monde nouveau qui se jouait à cette heure dans les sections parisiennes, où les forces du modérantisme et du royalisme inavoué affluaient pour neutraliser les forces populaires et révolutionnaires.

 

LE RÔLE DES RÉVOLUTIONS DE PARIS DANS LA CRISE

Le journal de Prudhomme, les Révolutions de Paris, ambigu à son ordinaire, pédantesque et blafard, essaie de dissimuler d'abord ce profond conflit politique et social des deux classes, puis, quand il est obligé de l'avouer, il le noie en quelque sorte sous un flot de sentences et de doctorales admonestations ; et, sous une apparence de fausse impartialité qui lui permet de ménager l'avenir, il tente de discréditer la force de la Révolution. Il faut que la lutte du peuple et de la bourgeoisie, se disputant là direction du mouvement révolutionnaire, ait été bien aiguë alors, pour qu'on en sente encore percer la pointe sous les phrases filandreuses et hypocrites de l'entrepreneur de publicité. Il dit dans le numéro du 4 au 11 mai, comme si le vote de l'emprunt forcé progressif avait aboli tous les antagonismes :

« Paris est toujours dans les meilleures dispositions. La très grande majorité des citoyens veut la République, malgré les sacrifices que son établissement doit coûter, et soutient la Convention, malgré tous les reproches qu'il y a à lui faire. Les riches sont tout prêts à tendre à leurs frères une main secourable. D'abord ils ont fait de nécessité vertu, ils finiront par sentir que c'est aussi une jouissance de convertir son superflu en offrandes à la Patrie. Le citoyen pauvre les voit maintenant avec moins d'humeur. C'est l'opulence qui riva nos fers ; c'est elle aujourd'hui qui nous aide à les briser tout à fait. Encore un peu de temps, et nous arriverons, moitié de gré, moitié de force, à cette égalité de biens, et à-cette uniformité de mœurs, base solide d'une République vraiment libre. Oui, nous arriverons, toutes les classes de la société se rapprochent, se confondent et fraternisent réellement. Rome dans tout son éclat, dans toute sa puissance, n'offrit jamais le phénomène que la France donne aujourd'hui en spectacle au monde.

« Des législateurs divisés d'opinions et au-dessous de leur caractère auguste. Des magistrats d'une inconséquence ! Des juges prononçant des arrêts plus sanguinaires que les lois de Dracon. Les prêtres rongeant leur frein dans le silence et n'osant franchir le seuil de leurs chapelles ; les riches allant au-devant du partage de leurs biens. L'artisan épuisé, et pouvant à peine travailler assez pour vivre. Des charlatans politiques occupant les tribunes de toutes les sections ; 200.000 révoltés déchirant le sein de leur patrie. Point de marine, à la veille d'être assaillis par les premières nations maritimes du globe. Quatre années de révolution. Deux ans de guerre. Et cependant la France, faisant face à tout, travaille à une Constitution la plus parfaite qui ait jamais été ; cependant Paris, un peu moins peuplé peut-être, mais jouissant du calme, prend parti pour tel ou tel et va rire à la représentation du triomphe de Marat (pièce donnée sur le théâtre de l'Estrapade). Dans d'autres temps, en pareille circonstance, Paris nagerait dans le sang et ne serait bientôt plus. On bâtit dans toutes les rues. L'officier municipal suffit à peine à la quantité des mariages. Les femmes n'ont jamais mis plus de goût et plus de fraîcheur dans leur parure. Toutes les salles de théâtre sont pleines. A-t-on jamais vu contraste plus parfait en apparence ? Que penser de ce tableau ? C'est que le peuple français, et celui de Paris, principalement, est devenu plus sage que tous ceux qui se disent ses meneurs. La raison du peuple, pour peu qu'il ait la connaissance de sa force, est au-dessus de tout. Paris, Lyon, Bordeaux et Marseille donnent des leçons au reste de la République. »

Qui devinerait à ce tableau incohérent, où de fades et vaines hardiesses sont mêlées à des déclamations réactionnaires, qui discernerait sous cette idylle douceâtre et aigre les violents conflits de forces que constate et qu'annonce la lettre de Pétion ? Le journal de Prudhomme n'a pas l'air de se douter que, sur le navire secoué par la tempête, l'équipage se bat autour du gouvernail.

Il n'a pas l'air de se douter que les riches, qui jusque-là, en effet, fréquentaient surtout les salles de théâtre et qui continuent à les fréquenter, commencent à aller aussi dans les sections pour y saisir la Révolution, pour l'arracher à la main brutale et puissante du peuple. Il est vrai qu'il résout la difficulté en demandant une sorte d'élimination doucereuse qui porterait sur le prêtre girondin Fauchet comme sur le prêtre montagnard Chasles, et sur Marat comme sur Clavière. Inepte équilibre, fausse et meurtrière impartialité à une heure où la Révolution avait besoin de se concentrer pour ne pas périr et de faire décidément un choix entre les forces ennemies qui se disputaient la conduite des événements. Cette impartialité prétendue de Prudhomme n'est que de l'incertitude. Il ne sait pas encore pour quel parti se prononcera le sort des combats.

Il se décide enfin quand la force girondine et bourgeoise lui parait en progrès. Et voyez avec quelle longue et filandreuse hypocrisie il attaque les Montagnards, sous prétexte de défendre Paris contre d'injustes reproches de la Gironde ! Quel plaidoyer fielleux et fourbe, qui se tourne en réquisitoire, et quelle manœuvre, perfide pour couvrir le mouvement de contre-révolution propriétaire !

« Depuis longtemps, écrit-il dans le numéro du 11 au 18 mai, il existe dans le sein même de la Convention et ailleurs un système de diffamation contre Paris. On voudrait à tout prix isoler cette ville, la réduire à ses propres forces, à ses seules ressources, ou la mettre en butte à la jalousie et au ressentiment des autres sections de la République. A propos d'une adresse prononcée à la barre au nom de 120.000 citoyens de Bordeaux, n'a-t-on pas entendu Guadet dire en propres mots à la tribune : « Les Bordelais ont fait marcher 4.000 hommes dans la Vendée qui n'ont pas eu besoin de remplir leurs poches d'assignats pour aller délivrer leurs frères. » Le député auteur de ces paroles incendiaires et malveillantes avait en vue le recrutement de Paris, qui s'effectue, il est vrai, avec quelque lenteur et à prix d'argent, mais il faut être d'une mauvaise foi insigne pour hasarder indirectement ce reproche amer contre une cité qui n'a conservé sa supériorité d'opinion que par la grandeur et la multiplicité de ses sacrifices. Oui, Paris, cette fois, n'a point manifesté aveuglément cette ardeur civique qui jusqu'à ce jour n'avait mis à découvert que le citoyen pauvre, et avait laissé le riche végéter paisiblement, assis sur son or. Oui, le règne de l'égalité commence véritablement, et le salut public est devenu enfin la cause commune, grâce aux sans-culottes éclairés qui n'ont pas voulu se lever seuls et ont exigé que tous ceux qui profitent du bénéfice de la liberté en supportent aussi les charges. N'est-il pas juste et équitable d'exiger de ceux qui prétendent à la protection de la société, qu'ils lui prêtent secours et la défendent chacun selon ses forces ou suivant ses moyens ?

« Ce mode, auquel tout le monde n'était pas préparé, n'a pu s'exécuter aussi vite qu'il eût été à désirer, mais enfin le recrutement est rempli, et au-delà, malgré les tentatives de tout genre pour le contrarier, malgré les menaces inconsidérément, prématurément faites à différentes corporations de jeunes citoyens. La preuve que ceux-ci n'étaient pas d'aussi mauvaise volonté qu'on chercha à le persuader pour exciter une rumeur, c'est que dans leur rassemblement aux Champs-Elysées il se trouva beaucoup de canonniers, et personne, que nous sachions, n'a encore élevé un doute sur le patriotisme ardent et soutenu de ces volontaires infatigables à qui la Révolution doit tout. Or les canonniers ne se seraient pas compromis au point d'aller grossir un attroupement illégal d'individus malintentionnés.

« On n'oublia rien pour mettre la division parmi les citoyens, et comme s'il n'y avait pas encore assez de partis, on imagina mille prétextes pour multiplier les factions. Pour augmenter le nombre des mécontents, on confondit les modérés avec les gens suspects, deux classes pourtant bien distinctes, et à qui le même traitement et les mêmes peines ne doivent convenir. Sans doute, celui-là aurait bien mérité de la Patrie dans ces jours d'orage qui pourrait fournir la liste exacte de quinze à vingt mille salariés de Pitt, de Cobourg et de Brunswick fourmillant dans Paris surtout, et s'impatronisant en tous lieux, depuis la Convention jusque dans le plus petit club : voilà la véritable armée des puissances ennemies, leurs autres troupes ne sont qu'ostensibles, et ne nous feront jamais le mal que celle-ci nous a déjà causé et nous prépare encore.

« Quant aux modérés, espèce d'hommes dangereux sans doute, il en est et beaucoup, mais à qui faut-il s'en prendre ? N'est-ce pas à tous ces soi-disant patriotes qui journellement vont de tribune en tribune proposer les mesures les plus violentes, les plus exagérées ? Ah ! si on eût pris le soin de faire aimer la Révolution, si ceux qui s'en sont rendus les meneurs étaient plus estimables, si on eût étudié mieux le cœur humain, il n'y aurait point de modérés. Pourquoi la religion chrétienne, qui exige tant de privations, fit-elle des enthousiastes ? Ses premiers apôtres convertissaient jusqu'à leurs bourreaux. C'est que les premiers chrétiens furent sages, montrèrent des vertus et pratiquèrent exactement ce qu'ils prêchaient.

« Mais quelle confiance avoir dans les gens qui ne prêchent l'égalité que pour se faire nommer aux premières places, qui ne crient contre les riches que pour s'enrichir de leurs dépouilles, qui vont sans cesse rappelant la frugalité des Spartiates, l'antique simplicité des Romains, et qui ont l'inconséquence ou l'impudeur d'afficher tous les genres de luxe, celui de la table, celui des habits, celui des ameublements ? Ces travers, sans compter les excès de toute espèce et les abus les plus criants, ont attiédi le zèle de quantité de bons citoyens, d'ailleurs victimes déjà des malheureuses circonstances. Beaucoup se disent aujourd'hui : Mais ce n'est pas là ce qu'on nous avait promis. Jusqu'à présent tout ce qu'on a exigé de nous, nous nous sommes empressés d'y souscrire de grand cœur, mais cela n'a porté profit qu'à quelques intrigants. Nous nous sommes ruinés pour la Patrie, et la Patrie n'en est pas plus à son aise. On a pressé l'éponge, et maintenant qu'elle commence à s'épuiser, on menace de la jeter de côté.

« Mais, en outre, on remarque si peu de suite dans les plans de ceux qui mènent la machine politique, jamais on n'a tant parlé principes et jamais on ne les a si souvent, si audacieusement violés ; à la plus petite bourrasque, nos meilleurs pilotes perdent la tramontane, et les forbans de la Révolution spéculent sur le naufrage et se divisent d'avance les trésors qu'ils retireront du vaisseau quand ils l'auront fait échouer.

« A la première nouvelle un peu fâcheuse des frontières ou de la Vendée, plus de passeports ni de barrières ouvertes, plus de spectacles, plus de journaux, vite il faut se déclarer en révolution, établir des comités révolutionnaires, des tribunaux révolutionnaires, lever une armée révolutionnaire, prendre des mesures révolutionnaires, c'est-à-dire mettre la guillotine en permanence, faire main basse sur la bourse des riches et la personne des gens suspects, remplir les cachots et le trésor public ; vite une nouvelle émission d'assignats, le partage des terres d'émigrés, des révoltés ; vite il faut que Paris se dessaisisse du peu de fusils qui lui restent ; puis le canon d'alarme et sans doute, un moment après, le tocsin et ses suites.

« Et c'est ainsi qu'on épuise les plus précieuses, les dernières ressources, sans en laisser aucune en réserve pour l'avenir. Ce n'est pas assez de tenir le citoyen dans une terreur habituelle. Ce n'est pas assez de le torturer par mille formalités, comme pour faire prendre en dégoût la Révolution et le régime républicain ; on l'abreuve de sarcasmes et de reproches. Au lieu de rapprocher ceux qui ont quelque chose de ceux qui n'ont rien, on les excite l'un contre l'autre. On dit au sans-culotte : Cours sus contre les culottes étroites ; partage avec le riche ou pille-le ; le riche est sans entrailles comme sans patrie ; sous prétexte de faire vivre les indigents en leur fournissant du travail, il leur met le pied sur la gorge, l'indépendance ne sera que précaire tant qu'une partie des citoyens sera salariée par l'autre ; pour se conserver libre, il faut ou que tout le monde soit riche ou que tout le monde soit pauvre.

« On dit aux riches : Vous êtes des modérés, des insouciants, (les gens suspects, l'or a fait un calus sur vos cœurs ; pourvu qu'on vous laisse dormir en paix dans vos alcôves tapissées, que vous importe le joug de George, de Guillaume ou de Louis ? Vous appelez tout bas la contre-Révolution et, de quelque côté qu'elle arrive, elle sera toujours la bienvenue ; lâches bourgeois, lâches boutiquiers, à qui il ne manque qu'un peu de courage pour vous révolter à Paris comme on le fait dans la Vendée ! Eh bien, nous vous forcerons à ouvrir vos bourses, ce sera plus aisé que d'échauffer vos cœurs et, si vous murmurez, la réclusion nous assurera de vous pendant que nous irons combattre.

« Ces reproches amers ne sont pas sans fondement, et nos capitalistes n'ont que trop provoqué le réquisitoire du procureur de la Commune : « La cause de nos maux, dit-il, je la vois dans l'égoïsme du riche qui, mollement couché dans une alcôve tapissée, regrette les anciens abus ; je la vois dans les coupables spéculations de l'agiotage, dans la conduite criminelle de ces thésauriseurs qui, pour tripler leurs capitaux, déclament contre la Révolution. Qu'ont-ils fait pour le pauvre ? Rien. »

« Mais quelque chose de moins impolitique que de les menacer du rasoir national, de la faux de l'égalité, de la bouche du canon, etc., c'était de leur dire avec une franchise toute républicaine : Mes amis, mes frères, il n'y a plus à reculer, nous sommes trop avancés pour reculer ; la liberté est une île dont on ne peut plus sortir que mort, une fois qu'on y est entré. Mais vous savez calculer, eh bien ! si vous avez pu croire un moment à la chimère d'une contre-Révolution, pensez donc que, se rétablit-elle, vous n'en seriez pas meilleurs marchands ; vous voilà entre deux feux, de façon ou d'autre on laissera tranquilles ceux qui n'ont rien ; c'est toujours à ceux qui ont quelque chose qu'on s'adressera. Le rétablissement de la monarchie vous coûterait tout autant que l'affermissement de la République ; exécutez-vous de bonne grâce ; n'attendez pas qu'on l'exige de vous ; faites-vous un mérite d'offrir de vous-mêmes aux besoins de la Patrie le quart, le tiers, même la moitié de vos biens, s'il le faut. Vous y gagnerez encore ; car, par ce procédé civique, vous conserverez le reste de votre fortune, et à ce prix est-ce acheter trop cher l'indépendance et le calme ? N'imitez pas les nobles et les prêtres, ne soyez pas aussi récalcitrants qu'eux ; rappelez-vous ce qu'il leur en a coûté pour s'être fait tirer l'oreille. Le peuple s'est fâché, et il a mis sa main sur tous leurs biens et leurs privilèges ; car, ne vous y trompez pas, la liberté a besoin encore d'une troisième révolution. Vous avez applaudi à celle des nobles et à celle des prêtres : à présent c'est le tour des riches. Citoyens de cette dernière caste, vous serez traités comme ceux des deux autres, si vous n'êtes point devenus plus sages à leurs dépens. Les Droits de l'Homme ont été respectés en eux ; on n'a châtié que les émigrés conspirateurs et les réfractaires fanatiques. On respectera les mêmes droits de la propriété ; mais les propriétaires égoïstes ne seront point oubliés par les sans-culottes. La Révolution est pour l'avantage de tout le monde ; tout le monde doit en payer les frais, les braves par l'effusion de leur sang, les riches par l'offrande de leurs trésors.

« Puisque cela est ainsi, répondront les riches, il faut bien se résigner ; mais du moins qu'on nous rassure sur l'emploi de la taxe qu'on nous impose ; que le tarif de cette taxe ne soit point livré à l'arbitraire des Comités révolutionnaires composés de bons sans-culottes bien intentionnés, mais dirigés par deux ou trois mauvaises tètes ; car il ne serait pas plus de l'intérêt de la République que du nôtre de laisser couper l'arbre par le pied pour en avoir le fruit. »

« Les vrais patriotes sont bien de cet avis ; ils ne veulent pas convertir à la Révolution par le fer de la guillotine ou des taxes arbitraires. Ce sont les vrais Parisiens qui ont renversé la Bastille : ce ne sont pas eux qui en ont construit une dans chaque section, pour y enfermer tous ceux qui parlent avec courage ou qui écrivent avec impartialité. Les vrais Parisiens ont demandé le supplice du despote ; ce ne sont pas eux qui veulent et demandent la dissolution de toute l'assemblée conventionnelle, parce que plusieurs de ses membres ont perdu la confiance du peuple.

« Généreux citoyens de Marseille, de Lyon, de Verdun, d'Avignon, de Nantes, de Bordeaux, dans vos adresses énergiques aux représentants du peuple, vous semblez inquiets de la sûreté de leurs personnes et de la liberté de leurs délibérations... Rassurez-vous, il est de l'intérêt et de la gloire de Paris de vous en répondre... les dangers qui menacent Paris ne nécessitent pas le secours de la force armée départementale ; une vigilance active, un patriotisme éclairé suffirait pour nous défendre contre les nombreux émissaires lâchés au milieu de nous pour nous porter aux derniers excès. Depuis trois mois, que n'a-t-on pas fait pour exciter une commotion dans -Paris ? Rien n'a pu réussir, et rien ne réussira, si, à la première alarme, chaque compagnie de section, debout à son poste, offre dans tous les points de la ville une force suffisante pour étouffer la première étincelle de l'embrasement prémédité, et pour conjurer l'orage à sa naissance. Cette mesure toute naturelle déconcertera ceux qui, chaque matin, s'éveillent avec un nouveau plan de guerre civile. Au premier, coup de la générale, ou du canon, ou du tocsin, que chaque citoyen, riche ou pauvre, saute à son fusil ou à sa pique, si nos fusils nous sont enlevés, et garde ses foyers, sa maison, sa rue, sa section, sans prendre parti, sans divaguer, et Paris, la Convention et la République est sauvée. »

Oui, c'est une diatribe venimeuse, réactionnaire et fourbe. Le journal de Prudhomme a beau donner le change en attaquant d'abord Guadet et en affectant de défendre Paris. Il a beau citer des propos à allure socialiste et révolutionnaire de Chaumette. Il a beau parler d'une troisième révolution nécessaire à la liberté et qui serait dirigée contre les riches égoïstes. Au fond, il calomnie le mouvement révolutionnaire par lequel Paris défendait le monde nouveau contre les conséquences de la trahison de Dumouriez, contre l'invasion de l'ennemi, contre le soulèvement de la Vendée. Que signifient ces accusations meurtrières et vagues contre les hommes les plus ardents de la Révolution ? Est-ce Marat, ou Danton, ou Robespierre qui voulaient s'enrichir des dépouilles des citoyens ? Et comment le journal de Prudhomme ne voit-il pas qu'en diffamant les clubs, les orateurs des sections, les comités révolutionnaires, il brise tous les outils de défense et de révolution ?

 

SANS-CULOTTES ET CULOTTES DORÉES

Sans doute il se glissait quelque arbitraire dans les réquisitions de ces comités appelant les citoyens à l'armée et taxant les riches par l'impôt de guerre. Mais il n'y avait pas, dans la tempête tous les jours accrue, une force régulière d'administration, de perception qui permît de concentrer les trésors et les hommes par des procédés légaux et indiscutables. Le journal de Prudhomme, tout en se donnant l'air d'être très hardi, fomente tous les sophismes de contre-Révolution qui paralysaient, en ces jours de crise suprême, l'action nécessaire de la France et de la liberté. Et il termine, par quoi ? par un appel aux armes qui semble adressé à la fois au pauvre et au riche, mais qui tend surtout à concentrer dans les sections et à mobiliser contre la Montagne et la Commune toutes les forces bourgeoises et modérées. L'apologie du modérantisme est significative. Encore une fois, le louche entrepreneur de publicité ne se serait pas risqué à ce point, même sous le couvert de paroles pseudo-socialistes, il ne se serait pas enhardi jusqu'à défendre ces rassemblements des Champs-Elysées où les égoïstes commis de boutique et la jeunesse riche se mêlèrent aux royalistes et aux émigrés, si l'appel de Pétion à la bourgeoisie et aux propriétaires n'avait pas trouvé de l'écho. Mais les portes des maisons cossues et jusque-là silencieuses s'étaient ouvertes avec fracas pour laisser passer toute une armée de contre-Révolution, toute une clientèle de fournisseurs, d'employés, de domestiques, conduits par des fils de bourgeois et des agents de finances. Ainsi, pour.la première fois depuis l'origine de la Révolution, la lutte, sourde jusque-là, des deux fractions du Tiers-Etat, se déclarait ouvertement et violemment. Ce n'était plus un de ces mouvements tumultueux d'émeute où, au nom du droit à la vie, les pauvres pillaient quelques magasins et quelques boutiques. Ce n'était plus un débat de tribune entre le parti qui s'appuyait surtout sur la bourgeoisie et le parti qui faisait appel à l'énergie révolutionnaire et à la force musculaire du peuple. C'était, au cœur même de chaque section, la rencontre et le conflit des deux classes. C'était, chaque soir, une sorte de corps à corps, une mêlée souvent violente des sans-culottes et de ceux qu'on appelle déjà « les culottes dorées » ou « les belles cuisses ». Les belles cuisses ? Le mot est de Chaumette, comme en témoigne un rapport que le policier Dutard (ou plus noblement : observateur de l'esprit public) adresse à Carat, le lundi 20 mai. Les culottes dorées ? Le mot est de Robespierre, parlant aux Jacobins.

 

ROBESPIERRE ET LA PRIMAUTÉ RÉVOLUTIONNAIRE DES PAUVRES

Robespierre voyait bien que le conflit politique prenait forme de conflit social. Et certes, devant la mobilisation contre-révolutionnaire des forces bourgeoises, il se félicitait de la mobilisation révolutionnaire des forces prolétariennes. Il n'aurait pas voulu cependant que la Révolution aboutit à une lutte systématique contre la richesse et détournât d'elle cette portion de la riche bourgeoisie qui, par prudence, ne prenait point parti ou, par générosité et largeur de vues, restait fidèle au mouvement révolutionnaire.

Le Pelletier de Saint-Fargeau, dont on venait de célébrer magnifiquement les funérailles, n'avait-il pas été tout ensemble un des plus riches propriétaires de France et un des Montagnards les plus ardents ? C'est cette double préoccupation de combat et de prudence qui se marque dans le bref résumé du discours prononcé par Robespierre aux Jacobins dans la séance du mercredi 8 mai. C'est seulement quand elle se traduit par un luxe arrogant et par des prétentions provocatrices, que la richesse doit être suspecte :

« Celui-là est insensé, s'écrie-t-il, qui se persuade que les lâches partisans de Dumouriez et de Cobourg aient sérieusement l'intention de repousser les brigands de la Vendée. Il n'y a plus que deux partis en France : le peuple et ses ennemis. Il faut exterminer tous ces êtres vils et scélérats qui conspireront éternellement contre les Droits de l'Homme et contre le bonheur de tous les peuples. Voilà l'état où nous sommes.

« Celui qui n'est pas pour le peuple, celui qui a des culottes dorées est l'ennemi né de tous les sans-culottes. Il n'existe que deux partis, celui des hommes corrompus et celui des hommes vertueux. Ne distinguez pas les hommes par leur fortune et par leur état, mais par leur caractère. Il n'est que deux classes d'hommes, les amis de la liberté et de l'égalité, les défenseurs des opprimés, les amis de l'indigence et les fauteurs de l'opulence injuste et de l'aristocratie tyrannique. Voilà la division qui existe en France. Eh bien ! ces deux classes d'hommes doivent être séparées si l'on veut éviter la guerre civile.

« Les sans-culottes, toujours dirigés par l'amour de l'humanité, I ont suivi pour règle les véritables principes de l'ordre social, n'ont jamais prétendu à une égalité de fortune, mais à une égalité de droit et de bonheur. Une partie des défenseurs du peuple s'est laissée corrompre ; moi aussi, j'aurais pu troquer mon âme contre l'opulence ; mais je regarde l'opulence, non seulement comme le prix du crime, mais encore comme la punition du crime et je veux être pauvre pour n'être point malheureux. » (Applaudissements).

Ainsi, tout en animant les sans-culottes contre les culottes dorées, Robespierre prend bien garde que la lutte sociale n'aboutisse pas à une lutte des classes systématiquement fondée sur l'opposition de la pauvreté et de la richesse.

Et ce n'est pas pour dépouiller les riches, c'est pour assurer la victoire de la démocratie et le salut de la liberté, qu'il demande, en cette crise, la primauté révolutionnaire des pauvres : « Vous avez dans les lois tout ce qu'il faut pour exterminer légalement nos ennemis. Vous avez des aristocrates dans les sections : chassez-les. Vous avez la liberté à sauver : proclamez les droits de la liberté et déployez toute votre énergie. Vous avez un peuple immense de sans-culottes, bien purs, bien vigoureux ; ils ne peuvent pas quitter leurs travaux, faites-les payer par les riches. Vous avez une Convention nationale : il est très possible que les membres de cette Convention ne soient pas tous également amis de la liberté et de l'égalité ; mais le plus grand nombre est décidé à soutenir les droits du peuple et à sauver la République. La portion gangrenée de la Convention n'empêchera pas le peuple de combattre les aristocrates. Croyez-vous donc que la Montagne de la Convention n'aura pas assez de force pour contenir tous les partisans de Dumouriez, des d'Orléans, de Cobourg ? En vérité, vous ne pouvez pas le penser.

« Si la liberté succombe, ce sera moins la faute des mandataires que du souverain. Parisiens, n'oubliez pas que votre destinée est dans vos mains ; vous devez sauver Paris et l'humanité ; si vous ne le faites pas, vous êtes coupables.

« La Montagne a besoin du peuple ; le peuple est appuyé sur la Montagne. On cherche à nous effrayer de toutes les manières ; on veut nous faire croire que les départements méridionaux sont les ennemis des Jacobins. Je vous déclare que" Marseille est l'amie éternelle de la Montagne ; qu'à Lyon, les patriotes ont remporté une victoire complète.

« Je me résume et je demande : que les sections lèvent une armée suffisante pour former le noyau d'une armée révolutionnaire qui entraîne tous les sans-culottes des départements pour exterminer les rebelles ;

« Qu'on lève à Paris une armée de sans-culottes pour contenir l'aristocratie ;

« Que tous les brigands dangereux, que tous les aristocrates soient mis en état d'arrestation ; que les sans-culottes soient payés aux dépens du trésor public, qui sera alimenté par les riches et que cette mesure s'étende dans toute la République.

« Je demande qu'il soit établi des forges sur toutes les places publiques.

« Je demande que la Commune de Paris alimente de tout son pouvoir le zèle révolutionnaire du peuple de Paris.

« Je demande que le Tribunal révolutionnaire fasse son devoir, qu'il punisse ceux qui, dans ces derniers jours, ont blasphémé contre la République.

« Je demande que ce tribunal ne tarde pas à faire .subir une punition exemplaire à certains généraux, pris en flagrant délit, et qui devraient déjà être jugés.

« Je demande que les sections de Paris se réunissent à la Commune de Paris et qu'elles balancent par leur influence les écrits perfides de journalistes alimentés par les puissances étrangères.

« En prenant toutes ces mesures sans fournir aucun prétexte de dire que vous avez violé les lois, vous donnerez l'impulsion aux départements qui s'uniront à vous pour sauver la liberté » (Applaudissements).

Ainsi, de même que Robespierre, tout en excitant les sans-culottes, voulait les empêcher de déclarer une guerre fondamentale à la bourgeoisie et à la propriété, il voulait tendre tous les ressorts de l'action révolutionnaire, mais sans briser la légalité. Visiblement, il a encore le désir passionné de ne pas entamer la Convention. Le peuple, avec ses comités de surveillance institués par la loi depuis le 21 mars et chargés de veiller au recrutement d'abord, puis à la levée des taxes de guerre, avec le tribunal révolutionnaire, avec les armées révolutionnaires, avec l'appui de la majorité de la Convention, pourra annihiler l'influence politique de la Gironde sans violer la représentation nationale ; seulement, pour cela, il faut qu'il use, avec une vigueur extrême, de toutes les forces qu'il a en main : il faut qu'il ne permette pas à la contre-Révolution d'envahir les sections, de fausser l'outil, par excellence, de l'action révolutionnaire.

« Il y a des aristocrates dans les sections, chassez-les. »

Ainsi, tous les partis s'accordaient, de Pétion à Robespierre, à faire des sections, le champ et le centre du combat. Et quel bouillonnement, quels remous, quelle ardente écume au choc des forces contraires qui s'y pressaient !

 

L'APPEL D'HÉBERT AUX PROLÉTAIRES

C'est Hébert, c'est le père Duchesne qui fut, en ces jours de combat direct, grossier et physique, l'interprète de la rude passion du peuple. Sa grossièreté prit un sens en s'opposant à la recherche et aux élégances de la bourgeoisie modérée dont l'insolence se déchaînait dans les sections. Il fut comme le vaste écho des propos des faubourgs qui répondaient dans les sections aux violences musquées des salons ou aux provocations d'antichambre. Il s'indigne de l'invasion des aristocrates dans les sections : et, tout en s'appliquant toujours, comme Robespierre, à rassurer la propriété, il appelle les prolétaires à une action vigoureuse contre les égoïstes bourgeois qui voudraient « leur faire manger le plâtre des murailles

« Les braves sans-culottes du département de l'Hérault, dit-il dans son numéro 234, voulant sauver la République, ont pris un arrêté pour faire marcher contre les rebelles tous les citoyens en état de porter les armes et pour faire payer aux riches les frais de la campagne. Presque toutes les sections ont applaudi à cet arrêté quand elles l'ont connu, et toutes l'auraient adopté si des jean-foutres n'étaient pas venus jeter le désordre. Déjà l'armée parisienne serait en présence des rebelles et les hommes du 14 juillet et du 10 août auraient écrasé les scélérats échappés à leur vengeance ; mais, foutre, tous les honnêtes gens de La Fayette ont profité des bons avis de Jérôme Pétion et, comme il le leur avait recommandé dans sa lettre aux sections, ils n'ont pas manqué de se rendre aux assemblées pour en chasser les sans-culottes. Des visages inconnus, des faces à gifles, des marguilliers, des banquiers, des marchands de sucre, des bandes de foutriquets aux culottes serrées, des godelureaux frisés et parfumés ont inondé toutes les sections. On ne s'y est plus reconnu ; chaque assemblée est devenue une véritable cohue, on n'y a plus entendu parler que de meurtre et de pillage. Egorger la Montagne, les Jacobins, le maire, le procureur, tous les magistrats, brûler les faubourgs, tels sont les complots de cette bougre de canaille.

« Des bandes de courtauds de boutique, des saute-ruisseaux d'avoués et de notaires, des garçons épiciers et limonadiers se sont rassemblés au Luxembourg avec des poignards et des pistolets, pour commencer la guerre civile. Les patriotes ont été insultés, maltraités par cette foutue canaille... Ces scélérats ont eu l'audace de s'emparer des registres, de se faire présidents et secrétaires. »

Est-ce que les patriotes se laisseront ainsi fouler ? Est-ce qu'ils tarderont à répondre à ces insolents et à reprendre l'offensive ? Est-ce qu'ils ne sauront pas faire comprendre à ces riches bourgeois, tout en les châtiant comme il convient, que leur intérêt même est de ne pas ouvrir la France aux hordes pillardes et dévastatrices vomies par l'Europe des rois ?

« Millions de tonnerres, crie le père Duchesne en son numéro 235, où en sommes-nous ? Je ne me reconnais plus dans Paris. Où sont donc les hommes du 14 juillet et du 10 août ? Je ne vois que des bougres indifférents ; je ne rencontre que des jean-foutres qui pissent le verglas dans la canicule. »

Et il ajoute, interpellant tour à tour toutes les catégories sociales, rudoyant les propriétaires et ménageant la propriété :

« Vous qui ne voulez rien faire pour la République et qui regrettez tant l'ancien régime, riches maltôtiers, et vous, gros boutiquiers qui riez sous cape des dangers de la Patrie, répondez-moi, foutre : quelle est votre espérance ? Que deviendraient vos propriétés, vos riches ameublements, vos magasins, si l'ennemi s'emparait de Paris ? Est-ce au faubourg Saint-Antoine qu'il s'amuserait à grapiller, tandis que chez vous autres il pourrait faire ample moisson ? Gare les beaux hôtels du faubourg Saint-Germain, gare les belles boutiques de la rue Saint-Honoré... Vils égoïstes, songez que la contre-Révolution serait votre coup définitif. Si vous n'avez pas assez de cœur pour sauver la Patrie avec vos bras, payez au moins les violons qui vont faire danser ses ennemis.

« Et vous, braves sans-culottes, prenez encore une fois le mors aux dents.

« Et vous, femmes du 6 octobre, montrez-vous. Savez-vous, foutre, ce que vos commères du département de la Nièvre ont fait pour avoir la paix tandis que leurs maris combattent les révoltés ? Elles ont pris par le chignon toutes les femmes des ci-devant et happé au collet tous les freluquets de l'ancien régime, les calotins, les feuillants, tous les faux patriotes, tous les modérés. Cette foutue canaille est maintenant enfermée dans des couvents. »

Que les patriotes se réveillent s'ils ne veulent pas être égorgés. Le numéro 237 les avertit qu'« une nouvelle Saint-Barthélemy se prépare ».

« Les victimes sont désignées, la bande girondine recrute et rallie les chevaliers du poignard... Venez avec moi dans les spectacles et les cafés, qu'y rencontrez-vous ? Un tas de blancs-becs, qui jappent comme des roquets contre la République, qui se réjouissent des progrès des brigands et qui ont l'audace de dire qu'avant un mois la France sera prise par les Prussiens... Allez chez les ci-devant financiers, chez les gens de robe, chez les gros boutiquiers, quels propos y entendez-vous ? Tout ce monde de valets, toute cette foutue canaille soupire après la royauté, calomnie, menace les patriotes. »

Et d'où vient que « chez les notaires et les avoués, tous ces clercs et saute-ruisseaux qui sous l'ancien régime ne se nourrissaient que de haricots et de pommes de terre », d'où vient qu'ils fassent maintenant chère de chanoine, et qu'on ne distingue plus le clerc du procureur ? « Qu'on ne croie pas que ce soit l'égalité qui a opéré ce changement, car « ces fidèles de l'ancien régime conservent leurs mêmes inclinations, ils sont toujours prêts à voler et gruger les plaideurs ». D'où vient donc que ces clercs font si bonne chère ? C'est que « ces cléricaux musqués et attifés sont pour la plupart des émigrés ; ces bougres-là sont lassés du carême de Coblentz, et ils aiment mieux rentrer en France ». Et c'est cette tourbe mêlée de gentilshommes, de financiers et de robins, de nobles déguisés et de bourgeois égoïstes, qui essaie de s'emparer des sections, de dominer Paris, pour livrer la France « au petit que la louve autrichienne prétend être de la fabrique de Louis le raccourci ». Mais voici que Paris se réveille. Voici que les sans-culottes aux poings solides se portent de nouveau vers les sections infestées d'aristocrates et balaient toute cette engeance. Voici que la Révolution redevient maîtresse de Paris. Que Paris agisse donc, qu'il désarme la défiance des départements et qu'il assume, au nom de la France, l'initiative souveraine des mesures décisives :

« Sans-culottes des départements, clame en son numéro 238 le Père Duchesne, haussé soudain au style noble et tirant de sa pipe de plus larges bouffées, voilà ce que nous voyons et ce que vous devez connaître. Le temple de la liberté est à Paris ; c'est nous, foutre, qui en avons posé la première pierre. Vous nous en avez confié la garde ; si nous ne le défendions pas, vous auriez raison de nous accuser. Quand l'ivrogne Capet le minait petit à petit, nous ne cessions d'arracher de ses mains la hache avec laquelle il en brisait les colonnes. Alors, comme aujourd'hui, on nous calomniait auprès de vous, on vous disait que Capet était le grand-prêtre de ce temple, que nous outragions, que nous avilissions la divinité elle-même. Pour réparer l'édifice, vous nous avez envoyé des ouvriers, mais malheureusement vous avez mal choisi. » Paris, qui les surveille et les voit de près, va donc chasser ces mauvais ouvriers.

Et que les patriotes ne craignent pas, d'être désavoués par les départements. Ah ! s'ils ne font qu'un effort médiocre, s'ils ne réussissent pas, ils seront flétris et menacés. Mais le Père Duchesne sait que la bienfaisante dictature révolutionnaire de Paris sera absoute par son succès même et, en son numéro 239, il encourage les Parisiens à l'action décisive : « Soyez victorieux et tous les départements vous approuveront, vous suivront ; battez le fer tant qu'il est chaud.

 

LES DÉFAITES EN VENDÉE

Or, sur toutes ces forces qui se heurtaient et s'enflammaient dans les sections, la Vendée versait presque tous les jours des nouvelles irritantes ou affolantes. Ce qui domine dans les premiers mois de la guerre de l'Ouest, c'est la stupeur des patriotes, des révolutionnaires. Ils ne comprennent ni les mobiles du soulèvement ni la tactique des révoltés. Et ils attribuent à la trahison des généraux les échecs qui résultent du défaut de préparation et d'adaptation. Quoi ! les patriotes qui ont vaincu les vieilles armées de Frédéric et les troupes impériales à Valmy et à Jemappes, qui n'ont été vaincus en Belgique que par la félonie de leur chef, ces hommes sont vaincus par des paysans grossiers ! Quoi ! les misérables stratagèmes des prêtres, qui promettent à ces paysans imbéciles l'immunité devant les balles ou la résurrection, suffisent à les animer d'un mouvement héroïque ! Leur faux évêque d'Agra leur dit qu'ils traverseraient indemnes le feu de l'ennemi, et les voilà qui se jettent presque sans armes sur les patriotes puissamment armés. Les curés leur montrent trois vieillards auxquels pendant trois jours on a serré le cou avec un fil : c'est la trace du couperet de la guillotine, Dieu a recollé leur tête sur les épaules de ces braves gens, et voici les paysans de Vendée qui insultent à la mort.

Non vraiment, ces simagrées et ces mensonges ne peuvent prévaloir contre la force et la vérité de la Révolution et, s'il n'y a d'abord que tâtonnements ou débâcles, si Marcé est écrasé à Pont-Charrault et doit se replier en toute hâte, si Quétineau évacue précipitamment Bressuire, livre Thouars et se livre lui-même avec son armée, c'est parce que l'ombre de la trahison, après avoir couvert les vastes plaines uniformes de la Belgique, couvre les champs vallonnés et morcelés de l'Ouest. Quétineau ne fut-il pas l'ami, le lieutenant de Dumouriez ?

En vérité, les généraux ne trahissaient pas. Mais eux-mêmes ils étaient troublés, déconcertés par cette guerre toute nouvelle et qui ne ressemblait à rien de ce qu'ils avaient vu jusque-là. Ils s'attendaient à dissiper sans effort des bandes errantes de paysans armés de bâtons et de fourches, et voici que les haies se hérissaient de fusils meurtriers, qui visaient lentement et sûrement, voici que les paysans, le plus souvent dispersés, se rassemblaient soudain par grandes masses et se précipitaient sur les troupes républicaines d'un tel élan et d'une telle force qu'ils parvenaient à enlever des canons, et qu'ils s'outillaient peu à peu aux dépens de la Révolution elle-même. Et sur les canons qu'ils avaient pris, sur Marie-Jeanne, sur le Missionnaire, ils clouaient des crucifix comme pour ajouter à la trompeuse efficacité des forces naturelles je ne sais quelle puissance de chrétienne sorcellerie. Or, les premiers généraux envoyés là-bas, soldats de carrière qui servaient la Révolution, honnêtement, comme ils auraient continué à servir la monarchie, n'avaient pas le sens des grandes forces élémentaires, pas plus de la force catholique que de la force révolutionnaire. Pour mener à ces combats pleins de hasard des recrues encore incertaines, il aurait fallu les passionner, les exalter, et les chefs n'étaient guère que de bons tacticiens d'ancien régime.

Quand on signala à Marcé l'approche des bandes paysannes, il hésita, se demandant si ce n'étaient point des forces patriotes qui s'avançaient ; il immobilisa sa troupe et, bientôt, surpris par des forces supérieures, se retira en désordre. Si Quétineau évacua Bressuire et, le 5 mai, livra Thouars presque sans combat, ce n'est ni par félonie ni par lâcheté, mais enveloppé et menacé soudain par toute une armée là où il croyait n'avoir affaire qu'à quelques bandes, il crut qu'il n'avait pas le droit de risquer sa troupe, et peut-être dans une guerre ordinaire aurait-il eu raison. Mais, dans le combat terrible qui était engagé, et d'où dépendait l'avenir du monde, toute défaillance, même honnête, était un crime. Plutôt que d'accepter que les autorités locales de Thouars arborent le drapeau blanc, Quétineau aurait dû lutter jusqu'au dernier souffle, jusqu'au dernier homme. Mais il ne comprenait pas, et au loin, à Paris, là où les cœurs brûlaient au centre même du foyer, ces faiblesses étaient interprétées comme des trahisons. Traîtres aussi ceux qui, dans la Convention même, en dissimulant d'abord le péril, en attiédissant la flamme révolutionnaire, en criant à l'anarchie, à la tyrannie et au scandale dès que la Commune de Paris prenait une décision un peu vigoureuse, avaient livré à l'ennemi la Révolution incohérente et incertaine.

Ainsi, dans les sections tumultueuses où se heurtaient les sans-culottes et les culottes dorées, le parti du mouvement, de l'action, de la lutte forcenée et fanatique, transformait tous les soirs en arguments d'une force croissante, les défaites répétées de la Révolution en Vendée.

A Lyon, habitué à vivre sous la discipline de sa grande industrie, et qui ne recevait pas d'emblée, en plein cœur, comme Paris, toutes les commotions de la Patrie en péril, les nouvelles de Vendée encourageaient au contraire vaguement les modérés ; ils y voyaient une première leçon infligée à l'outrance révolutionnaire. Mais, à Paris, le péril aigu de la liberté et de la Patrie entrait dans les âmes comme une pointe de feu, et, sous cet aiguillon ardent, la Révolution se soulevait.

 

L'AGITATION AUTOUR DU RECRUTEMENT

Qui allait vaincre dans Paris, dans les sections ? Un moment on put croire que les modérés, les bourgeois, les propriétaires, les rentiers, les commis, toute la clientèle sociale de la Gironde allaient l'emporter, tant ils arrivaient nombreux, confiants, agressifs. Ils ne reculaient pas devant la lutte violente, et tous les jeunes gens bien nourris du haut négoce se flattaient, avec leurs gourdins, d'avoir raison du prolétariat misérable. La loi du recrutement avait produit un effet inattendu. Comme elle abandonnait aux citoyens réunis dans les sections le soin d'en fixer le mode, tous s'y pressaient afin de faire prévaloir, s'il était possible, le système qui leur serait le plus favorable. Serait-ce le tirage au sort, ou la réquisition ? Le remplacement, autorisé par la loi, serait-il pratiqué en fait, et dans quelles conditions ?

Lorsque le département de l'Hérault, dont les vues furent communiquées à la Convention le 27 avril, et converties en décret général le 5 mai, proclama que les nouveaux soldats devaient être désignés par les citoyens, il ne cacha pas que son but était surtout d'obliger les riches à marcher. Le mémoire adressé de Montpellier à la Convention par les autorités administratives disait :

« Le département de l'Hérault vient de faire un recrutement considérable. On ne doit pas dissimuler quelle en est la composition... La plupart des recrues sont des hommes de remplacement qui, par l'appât d'un salaire considérable, se sont déterminés à quitter leurs foyers... On propose que les nouvelles levées soient formées par voie de l'indication, c'est-à-dire en adressant des réquisitions directes et personnelles aux citoyens reconnus pour les plus patriotes et les plus propres par leur courage, leur caractère et leurs moyens physiques à servir utilement la République dans ce moment de danger. La liste des citoyens requis sera affichée dans toutes les sociétés populaires. »

Le rapport de Barère, du 5 mai, précisa bien qu'il s'agissait d'étendre aux citoyens riches la charge que jusque-là les citoyens pauvres supportaient presque seuls. Barère rappelle que « jusqu'à ce jour la classe la moins aisée, les habitants des campagnes, les artisans des villes, ont supporté le poids des fatigues et des dangers ; que tous les citoyens doivent aujourd'hui les partager ; que les propriétaires et les citoyens qui ont des professions qui peuvent être suspendues avec le moins d'inconvénients, doivent s'empresser d'augmenter la force de l'armée et de porter dans les départements où la rébellion a éclaté, l'exemple du courage et de l'amour de la Patrie. »

Et le Comité de salut public, dans une circulaire, disait : « Les représentants du peuple rappelleront au peuple français que très longtemps, même depuis la Révolution, la richesse oisive a su se soustraire à la fatigue et aux dangers et en a laissé tout le poids à la classe la moins fortunée ; qu'aucun citoyen ne doit se soustraire au service personnel ».

C'était très net ; mais, du coup, les riches étaient stimulés à se précipiter dans les sections. Peut-être ils maintiendraient encore pour une large part le système du remplacement. Et puisque aussi bien ils étaient exposés à être envoyés à la frontière, à la fatigue, au péril, pourquoi ne pas agir tout de suite ? Ils quittaient donc « leurs alcôves tapissées », pour aller s'emparer des sections. Ce n'est pas Hébert seul qui constate que souvent ils y réussirent.

 

LES RAPPORTS DE DUTARD

Le policier Dutard qui, avec son emphase, ses prétentions et son système de modérantisme, ne manque pas d'esprit d'observation, marque souvent, dans ses notes secrètes au ministre de l'Intérieur, Garat, ce renouveau des forces bourgeoises.

Du 1er mai : « Je vais au palais de l'Egalité et aux Tuileries ; il n'y avait presque que des aristocrates et des brissotins. — Le Conseil général de la Commune avait pris un arrêté qui invitait les sections à envoyer des commissaires pour y prendre des notes et répandre dans les sections les opérations du Conseil général. Chaumette, qui avait fait prendre cet arrêté, a entièrement manqué son objet, car il n'y vient que des aristocrates ou des brissotins, et je ne doute nullement qu'il ne soit intimidé par le sang-froid que gardent certains vieillards, lorsqu'il fait des motions incendiaires... »

Et le zélé Dutard — trop zélé pour l'expectant Garat qu'il importune de ses plans — sonne le ralliement de toutes les forces conservatrices : « Que dès aujourd'hui, que dès cet instant, la trompette de la réunion sonne chez tous les propriétaires, au plus grand nombre possible, qu'ils consolent le peuple, qu'ils l'élèvent au courage ; que les plus grands sacrifices soient faits ; que l'or, l'argent, les bons traitements de toute espèce, que rien, en un mot, ne soit épargné. Que l'on fasse bien entendre à l'aristocratie combien elle a intérêt de se réunir à la partie saine du peuple ; qu'on lui explique bien clairement que s'il arrive la moindre insurrection, elle sera moulue, et qu'il ne s'en sauvera pas un seul... »

Dans le rapport du 3 mai : « Pourquoi, me dira-t-on, les Jacobins n'ont-ils pas fait une attaque à Paris depuis la fuite de Dumouriez ? C'est que la classe des mécontents est trop nombreuse, c'est que cette classe, qui à la vérité est vaincue par la timidité, est presque la seule qui ait des armes (car presque tous les marchands sont armés) ; c'est que les commis de l'administration ont tous la réputation d'être des aristocrates, et qu'il pouvait arriver qu'en un instant tous les gens armés et réunis à la classe proscrite fissent une vive résistance. Hébert dit le mot dernièrement à l'égard de la fête qui devait avoir lieu au Champ de Mars : « Vingt mille contre-révolutionnaires seraient bientôt rassemblés et pourraient s'emparer des postes intérieurs et des armes des arsenaux ».

Dans le rapport du 5 mai : « Je vous donne comme une certitude que le moment présent n'est pas celui que vous devez redouter, que vous avez au moins trois ou quatre jours pendant lesquels vous n'avez rien à craindre. Je pourrais en donner mille raisons. mais la principale est que la faction (la Commune et la Montagne) ne se croit pas en force, et qu'au milieu d'une énorme population, entourée d'écueils et de dangers, elle n'a ni assez d'habiles politiques, ni des observateurs assez adroits pour oser tenter la moindre entreprise.

« Plusieurs sections ont éprouvé des dissensions, et il paraît que partout les aboyeurs ont été battus ; Saint-Jacques est l'une des sections que je dois joindre à celles dont je vous ai parlé ce matin.

« Mais je crains surtout pour le moment ou le recrutement sera terminé, pour le moment où chaque marchand, chaque propriétaire, chaque manufacturier sera rentré dans sa boutique, dans sa maison, dans son atelier, avec ses commis et employés. »

C'était bien en effet la question du recrutement qui faisait affluer aux sections toutes les forces modérées, bourgeoises et boutiquières de Paris.

Dans un rapport du 6 mai : « Ce matin on m'a appris que la section Mauconseil en est venue aux mains hier soir ; celle de Saint-Eustache a brisé les chaises et s'est retirée sans rien délibérer. »

Le 7 mai : « Hier soir j'allai faire un tour aux Champs-Elysées, aux Tuileries, et je trouvai partout le peuple assez tranquille. Je fis une remarque essentielle et qui me fit plaisir : c'est que je trouvai sur les promenades moins de modérés qu'à l'ordinaire. Plus le danger approche, et plus ils sentent le besoin de se réunir. Dieu veuille que ce sentiment qui, en dépit de la faction, a fait des progrès assez rapides, puisse en faire de plus en plus et de tels que la classe propriétaire ne fasse plus qu'un.

« J'allai à ma section et j'y trouvai une assemblée nombreuse ; je fus témoin d'une discussion sur un arrêté de la section Poissonnière qui portait deux dispositions principales ; l'une avait pour objet de demander l'élargissement des jeunes gens arrêtés aux Champs-Elysées, et par l'autre disposition la section disposait que Santerre avait perdu sa confiance. L'assemblée a passé à l'ordre du jour sur cette dernière proposition mais il s'est engagé une vive discussion sur- la première. Et ce qui est remarquable, c'est que presque tous les opinants étaient d'avis de demander la liberté des révoltés, et l'Assemblée a encore passé à l'ordre du jour ; une première épreuve n'ayant rien produit, on a choisi deux censeurs dans la Montagne pour juger la seconde ; et ils ont eu l'impudence, malgré que le parti des modérés surpassât l'autre de plus de 40 membres, de décider le ballottage pour les Enragés ; c'était un confrère d'Hébert qui présidait : on m'a dit qu'il s'appelle Guiraut.

« Dans l'assemblée et à la sortie, j'ai remarqué la plus grande satisfaction parmi les modérés ; tous, en sortant, s'invitaient réciproquement à être assidus. Ils sentent bien que tant qu'ils seront à la section on ne les égorgera pas. »

Dutard croit respirer une sorte de printemps du modérantisme : « Hier soir, écrit-il le 10 mai, je vais me placer au milieu de l'aile droite des Champs-Elysées. Je la vois toute tapissée, de qui ? Le croiriez-vous, de modérés, d'aristocrates, de propriétaires ; de fort jolies petites femmes bien ajustées s'y faisaient caresser par le zéphyr printanier. Ce coup d'œil était charmant. Cette occurrence simultanée du retour de la saison et d'un nouvel ordre de choses dans notre politique, avait déridé jusqu'aux vieilles : tout le monde riait, il n'y avait que moi qui ne riais pas. »

Notez que Dutard n'est pas un optimiste, qu'il ne cherche nullement à rassurer Garat, qu'il lui signale au contraire tous les symptômes qui annoncent le prochain mouvement du 31 mai. Ce qu'il dit du réveil des modérés prend par-là plus de valeur. Et il ne se dissimule ni leurs efforts d'un moment ni leurs faiblesses.

« ... Hier soir, à ma section, l'assemblée était nombreuse. Les modérés qui étaient beaucoup plus nombreux que les autres, ont demandé l'élargissement du citoyen Boucharet, condamné par le Comité de surveillance de la section à être enfermé pendant un mois et demi à l'Abbaye, pour avoir brisé quelques chaises sur le dos des Enragés. Quoique les modérés fussent en très grande majorité, l'assemblée a passé à l'ordre du jour. Guiraud présidait. Les modérés ont crié à l'injustice, le nombre des votants surpassait visiblement de 30 membres au moins celui des Enragés.

« Qu'ont fait les modérés ? Ils se sont levés comme en sursaut, et se sont retirés en foule, en jurant, pestant, maugréant. On a voulu les retenir, mais inutilement. Arrivés sur la rue, ils se sont concertés, quelques-uns ont donné des marques de repentir ; ils voulaient rentrer, mais plusieurs s'étant retirés, ils n'étaient plus en nombre, et s'en sont allés.

« Il est remarquable que dans cette assemblée ils sont presque tous propriétaires, et qu'une partie, qui sont modérés, sont forcés de se placer au milieu des Enragés, parce qu'il y a à peu près autant de places d'un côté que de l'autre... »

Comment les sans-culottes résistèrent-ils en cette première quinzaine de mai, à la soudaine et menaçante mobilisation de toutes les forces modérées et bourgeoises ? Comment restèrent-ils ou redevinrent-ils les maîtres des sections ? D'abord, dans ce mouvement brusque et presque tumultueux de la bourgeoisie et de sa clientèle, il n'y avait ni une suffisante unité ni une grande constance. Ce n'est que par la coalition étroite des modérés et des aristocrates que les forces révolutionnaires auraient pu être un moment arrêtées et neutralisées. Si les royalistes avaient eu l'art de marcher derrière la bourgeoisie modérée et de la pousser en avant, peut-être ce bloc de réaction et de conservation aurait pesé lourdement sur le parti des sans-culottes. Mais les royalistes n'étaient pas encore résignés à s'abriter derrière un des groupes de la Révolution : et même pour les plus assagis, pour les plus attiédis des révolutionnaires d'hier, ils gardaient une incurable défiance ou même une implacable haine.

La coalition qui s'ébauchait à Lyon n'était pas possible à Paris où les événements avaient laissé partout des traces tolites chaudes. Et les aristocrates n'avaient point encore renoncé à la tactique du désespoir, à la pensée de tout sauver en portant tout aux extrêmes.

Dutard note, le 1er mai : « Le difficile, suivant moi, pour obtenir un retour d'opinion, n'est pas du côté du peuple ; c'est toujours l'aristocratie qui fomente les dissensions, qui excite les désordres. L'aristocratie me dira peut-être : « Mais nous ne faisons rien, nous « ne nous mêlons de rien, nous restons chez nous. » Tant pis ! le peuple se sent insulté de cette retraite ; le peuple veut confraterniser avec vous, pourquoi ne vous rapprochez-vous pas de nous au lieu de vous en éloigner ? Le peuple, en général, est sain ; il respecte les mœurs, il voit avec plaisir l'homme éduqué, pour peu qu'il ait l'accès facile. »

Ainsi, là où elle n'intriguait pas dans le sens des partis extrêmes, l'aristocratie restait boudeuse et inactive. A vrai dire, le policier en parle à. son aise. Les nobles, les royalistes notoires, ne pouvaient guère se montrer dans les sections. Tout au plus, pouvaient-ils se mêler, dans les rassemblements, aux « culottes dorées », aux beaux fils de la bourgeoisie modérée.

Dutard insiste dans son rapport du 3 mai :

« Le peuple est tout entier à son objet, celui de terrasser l'administration actuelle (le pouvoir girondin). La respectable aristocratie se joint au peuple, lui applique par des développements curieux ce que le peuple ne voit presque qu'en effigie. Je l'avouerai sincèrement, je suis tellement courroucé contre l'aristocratie, par son inconduite dont je suis le témoin chaque jour, que s'il n'y avait pour chefs que Guadet, Marat et moi, je me déciderais peut-être à dire à Guadet : Mon ami, faisons tomber toutes ces têtes-là ; elles vous veulent du mal, elles veulent vous perdre, ces têtes nous sont à charge, et plus dangereuses pour nous que celles des sans-culottes les plus enragés.

« Je me livre à une prédiction qui a pour base une observation bien suivie de quatre années. Je suppose que l'on rétablît un roi, que l'aristocratie fût replacée dans ses châteaux avec toutes ses prérogatives, j'admets les Parlements, le clergé, etc. ; eh bien ! dans ce cas, l'aristocratie même ne pardonnerait à aucun de ceux qui auraient figuré dans la Révolution ; elle trouverait les plus grands torts, la plus grande inconduite même dans ceux qui l'auraient servie. Il n'y a pas d'infamies possibles que les aristocrates ne débitent contre la partie de la Convention qui paraît pouvoir les épargner ; ils n'osent pas parler contre la Montagne ; mais ils se revanchent bien sur les Girondins. »

C'était une grande faiblesse pour les modérés d'être comme adossés à ces frénétiques d'ancien régime qui espéraient et qui voulaient le rétablissement complet de leurs privilèges. Même constatation mélancolique de Dutard et même pressentiment lugubre dans le rapport du 10 mai :

« Il est remarquable encore que les Enragés habitués de la section ne vont qu'à 12 ou 15 et que, si les deux partis ne se réunissent pas, cela ne tient qu'à l'opiniâtreté et au peu de tête de l'aristocratie qui ne veut pas céder. Par ce trait vous pouvez juger combien vous devez compter sur les propriétaires de Paris ; il faudrait les enchaîner tous l'un contre l'antre, pour pouvoir en tirer quelque chose. »