LE MANIFESTE DE DUMOURIEZ Or, en
même temps qu'elle révélait, en face de la guerre civile commençante, ce
trouble presque délirant de la pensée et cette incapacité d'action, la
Gironde s'égarait en manœuvres haineuses et funestes devant la trahison
maintenant flagrante de Dumouriez. À peine la Convention toute entière, de
l'extrémité de la droite au sommet de la Montagne, avait-elle affirmé sa foi
dans le patriotisme révolutionnaire de Dumouriez, qu'elle recevait de
celui-ci, le 14 mars, la lettre la plus inquiétante. De
retour en Belgique, et exaspéré par l'échec de son expédition en Hollande, il
se posait en juge de la Révolution. Il assurait que l'anarchie des services
administratifs, l'influence croissante des partis violents, l'application
inconsidérée à la Belgique du décret du 15 décembre avaient tout ensemble désorganisé l'armée et exaspéré le peuple
belge. Il annonçait que, d'autorité, sans tenir compte des volontés de la
Convention et de ses commissaires, il allait en Belgique changer le système
politique, ménager les croyances et les intérêts follement violentés. C'était
la première sommation d'un général factieux. Le président Bréard jugea la
lettre si grave qu'il la transmit au Comité de défense générale sans la lire
à la Convention. Le Comité décida de la tenir secrète, jusqu'à ce qu'une
démarche ait été faite auprès de Dumouriez et qu'il ait été mis en demeure de
s'expliquer. DANTON ET DUMOURIEZ Danton
et les Girondins avaient, à ce moment, un égal intérêt à contenir Dumouriez,
à le ramener, à prévenir tout éclat et tout scandale. Les Girondins venaient
de le revendiquer comme étant à eux et rien qu'à eux. Danton l'avait soutenu,
encouragé ; il avait cru en lui, s'était compromis avec lui. Les Girondins
comprirent que lui seul était de taille à agir sur Dumouriez, et c'est sans
doute à ce moment-là que quelques-uns parurent se rapprocher de lui, adopter
à son égard un langage plus conciliant. C'est probablement aux conversations
de ces jours-là que songe Danton, lorsqu'il dit à la Convention, le 1er
avril, pour protester contre la soudaine et criminelle agression de la
Gironde : « Quand, tout en semblant me caresser, vous me couvrez de
calomnies, quand beaucoup d'hommes, qui me rendent justice individuellement,
me présentent à la France entière, dans leur correspondance, comme voulant
ruiner la liberté de notre pays... » Danton
partit pour la Belgique. Il restait une suprême espérance : c'est que
Dumouriez, dans la bataille décisive qui se préparait entre lui et les
alliés, remportât la victoire. Peut-être, consolé dans son orgueil militaire,
protégé par cette victoire nouvelle contre les sévérités prévues de la
Convention, reviendrait-il à l'obéissance. « Ou je le persuaderai, avait dit
Danton, ou je le ramènerai. » Mais
Dumouriez fut vaincu le 18 mars à Neerwinden : après des assauts répétés,
dont Dumouriez conduisit en personne le quatrième, l'armée française dut
abandonner le champ de bataille. Elle se replia, maintenue encore en assez
bon ordre par le général vaincu qui prodiguait son activité et son courage
comme s'il n'était pas déjà résolu à la trahison. Ah ! quelle dut être la
douleur de Danton, à ce coup qui semblait remettre en question toute la
partie qu'on pouvait croire gagnée ! Mais il n'y a en
ce grand cœur ni défaillance, ni amertume, et il garde assez de force d'âme
pour admirer tout haut ce qui se mêlait d'intrépidité et d'élan à la félonie
de Dumouriez. Il ne craint pas de dire à la Convention, le 1er avril : « Il
faut que vous sachiez que ce même homme, en manifestant son opinion contre la
Convention et contre le peuple français, ce même homme, dis-je, par une
singularité étrange, par un reste de vanité militaire, était constamment,
nuit et jour, à cheval, et que jamais, tant que nous avons été dans la
Belgique, il n'y a eu deux lieues de retraite qu'il n'y ait eu un combat. » Dumouriez
se répand en propos offensants et menaçants. Il déclare que la Convention est
un ramassis d'imbéciles conduits par des scélérats. Il déclare qu'il faut en
finir avec l'anarchie et rétablir l'ancienne Constitution, celle de 1791,
c'est-à-dire la monarchie tempérée. L'ENTENTE ENTRE DUMOURIEZ ET COBOURG Mais,
pour pouvoir marcher sur Paris, il faut qu'il ne soit pas inquiété par
l'armée ennemie. Le 25 mars, il retient à déjeuner le colonel Mack, envoyé par
le général autrichien, le prince de Cobourg. pour
négocier au sujet des blessés. Il s'ouvre à lui de ses desseins et obtient la
promesse que le prince de Cobourg annoncera, dans une proclamation, qu'il
suspend les opérations de son armée pour permettre au général français de
rétablir l'ordre et les lois. Grande fut la colère du souverain autrichien
quand il apprit que Cobourg était entré dans la voie des négociations et
avait paru garantir l'intégrité territoriale de la France à la condition que
l'autorité légitime y serait rétablie. Les appétits de l'étranger étaient
éveillés par ses premiers succès ; et il ne lui suffisait pas de royaliser de
nouveau la France, il voulait la démembrer. « Déjà, s'écriait l'empereur
d'Allemagne, roi de Bohême et de Hongrie, déjà Dumouriez a joué les alliés
par des négociations perfides lors de la campagne de l'Argonne. Il ne nous
dupera plus. » Mais il fut aisé au prince de Cobourg de déchirer son
engagement, car Dumouriez ne put réaliser son plan et marcher sur Paris. Il jeta
bien le gant à la Convention en arrêtant les commissaires qu'elle avait
envoyés vers lui pour le sommer de paraître à sa barre. Il saisit Camus,
Lamarque, Quinette, Bancal et le ministre de la guerre Beurnonville, son
lieutenant d'hier, et il les livra aux Autrichiens, sous prétexte d'avoir des
otages qui répondent, de la vie de la reine pendant qu'il marcherait sur
Paris. Mais il eut beau aller dans les camps haranguer lui-même les soldats,
envoyer quelques-uns de ses officiers pour prendre possession, en son nom, de
Lille, de Valenciennes, les soldats étaient troublés, hésitants. L'ÉCHEC DU PRONUNCIAMIENTO La
Convention, par ses commissaires de la frontière du Nord, fit répandre, dans
l'armée de Dumouriez, des proclamations rappelant les soldats patriotes au
respect de la loi, à la défense de la Révolution et de la Patrie. Les
volontaires que Dumouriez n'avait pas eu le temps de séparer des troupes de
ligne, entraînèrent celles-ci vers le devoir ; et Dumouriez, sentant que son
armée chancelante le livrerait à la Convention, alla d'un galop se livrer aux
Autrichiens. La trahison était consommée. Que la
France ne s'affole pas : la fidélité même de cette jeune armée soumise à une
si redoutable épreuve, et dont les yeux, encore éblouis de Valmy et de
Jemappes, s'ouvrent cependant à la vérité, est un réconfort et une espérance.
Mais surtout, que la Révolution ne se divise pas et que, dans cette commune
épreuve, elle refasse l'unité des cœurs ! Mais
voici que gronde l'orage des querelles civiles. Contre les Girondins, le
mouvement, à peine dessiné au commencement de mars, se déchaîne. Les Enragés,
ceux qui avaient dénoncé la trahison de Dumouriez à une heure où Danton,
Robespierre, Marat lui-même, le défendaient, triomphent. Ils agissent aux
Cordeliers, aux Jacobins. Assez d'hésitation ! assez de faiblesse ! II ne
suffit pas de frapper le traître. Il faut frapper cette Gironde qui a fomenté
et protégé la trahison. Marat se jette de nouveau à l'avant-garde du
mouvement révolutionnaire. Il dit aux Jacobins, le 27 mars : « Que
toutes les sections de Paris s'assemblent pour demander à la Convention si
elle a des moyens de sauver la Patrie, et qu'elles déclarent que, si elle
n'en a pas, le peuple est disposé à se sauver lui-même. » LE PLAN DE ROBESPIERRE CONTRE LA GIRONDE Robespierre
résiste encore à tous les courants de violence. Il veut qu'on en finisse avec
la Gironde, mais par des moyens légaux. Il ne veut pas qu'on touche à la
Convention, qu'on la violente ou qu'on la mutile. Mais il croit l'heure venue
de réduire à l'impuissance politique absolue les Girondins. « La
Convention doit se lever aussi. Elle doit donner au peuple le signal de se
lever contre les ennemis intérieurs. Elle s'endort au bruit des voix
enchanteresses de quelques intrigants. Ils veulent dégrader la Convention, la
mettre dans l'impuissance de faire le bien, pour la dissoudre. Il faut que le
peuple sauve la Convention, et la Convention sauvera le peuple à son tour. « Quand
je propose des mesures fermes et vigoureuses, je ne propose pas ces
convulsions qui donnent la mort au corps politique. Je demande que toutes les
sections veillent et s'assurent des mauvais citoyens, sans porter atteinte
à l'inviolabilité des députés. Je ne veux pas qu'on touche à ces fragments de
la représentation nationale ; mais je veux qu'on les démasque, qu'on les
mette hors d'état de nuire. « Il
faut présenter à la Convention, non pas de vaines formules, que les ennemis
de la Patrie attendent, parce qu'elles secondent leurs projets ; mais il faut
lui présenter le tableau énergique des malheurs publics, des trahisons de
tout genre qui compromettent le succès de nos armes. Quelles sont ces mesures
? Les voici : il est impossible que nous puissions dompter nos ennemis
extérieurs si nos ennemis intérieurs peuvent impunément lever la tête au sein
de la France. « Il
faut donner la chasse à tous les aristocrates ; il faut que les départements
fidèles tombent sur les départements gangrenés ou corrompus ; il faut que les
défenseurs de la Patrie marchent sous des chefs patriotes ; et, pour cet
effet, il faut destituer tous les généraux suspects et tous les citoyens qui
ont souscrit à des actes d'incivisme... « Il
faut, en un mot, que la Nation se lève, et qu'elle extermine ses ennemis, en
respectant seulement la représentation nationale. » Le lundi 1er avril, aux
Jacobins, il insiste : « Il
faut trouver le salut de la Patrie dans le génie du peuple et dans la vertu
de la Convention. « —
Dans la force du peuple, s'écrie un membre. « —
Je ne parle pas par interprète, je ne dis que ce que je veux dire. La
République ne peut être sauvée par une boutade, par un mouvement partiel et
inconsidéré. Il existe encore, dans ce moment. une
ressource à la liberté, c'est la lumière, c'est la véritable connaissance des
moyens de salut, et je vous dis, dans la vérité de mon cœur, que la plus
fatale de toutes les mesures serait de violer la représentation nationale.
» Ainsi
épurer les armées, organiser sérieusement dans les sections la surveillance
des menées contre-révolutionnaires, inviter les départements patriotes à
envoyer des forces dans l'Ouest, profiter de la crise pour discréditer la
Gironde et lui arracher tout pouvoir politique, toute influence dans les
comités, sans l'exclure toutefois de la Convention et sans faire brèche à la
représentation nationale : voilà la politique de Robespierre : et le Patriote
français, qui dénonce l'appel aux départements patriotes comme un signal
d'assassinat, oublie que les patriotes vendéens demandaient, en effet, des
secours à tous les révolutionnaires des régions voisines. Au fond,
Robespierre avait, dans la nouvelle crise, la même tactique qu'avant le 10
août. Alors aussi, il déconseillait la violence : il pensait que l'union,
l'action légale et concertée des patriotes obligeraient la Législative à
faire tout son devoir, à convoquer une Convention nationale qui, sans émeute,
sans assaut aux Tuileries, avec toute la force du peuple et de la loi,
résoudrait le conflit de la Révolution et de la royauté. Alors
comme aujourd'hui, il déconseillait les « mouvements partiels »,
c'est-à-dire, au fond, l'insurrection, car il n'y a jamais d'insurrection
totale. Mais il se résigna enfin à la « boutade » du 10 août comme
il va se résigner bientôt à la « boutade » du 31 mai et du 2 juin.
Mais, que ce fût par la force légale ou par la force insurrectionnelle, les
Jacobins voulaient en finir avec la Gironde. DANTON ACCUSÉ PAR BARÈRE Danton
pouvait être tenté, dès son retour à Paris, de donner, lui aussi, à fond
contre les Girondins. C'était pour lui la diversion décisive. Il comprenait
bien que la défaite et la trahison de Dumouriez l'avaient ébranlé, compromis.
Il pouvait se dégager et retrouver toute sa popularité révolutionnaire, en
concentrant sur la Gironde, haïe du peuple, toutes les responsabilités. Bien
des inimitiés, bien des jalousies le guettaient. Certes,
il serait plus que téméraire d'aller chercher la vraie pensée de Barère dans
ce « compte rendu à ses commettants » rédigé par lui en 1795 dans
la citadelle d'Oléron et où, pour se défendre, pour désarmer un peu la
réaction triomphante, il a consenti, hélas ! à calomnier le grand
révolutionnaire. Eût-il osé, pourtant, même alors, écrire ce qu'il a écrit
des rapports de Dumouriez et de Danton, si son esprit n'eût, dès 1793,
accueilli quelques impressions défavorables ? Or, voici ce qu'il dit : « Exaspérés
par les affaires de Belgique, les amis de la Patrie ne virent pas, sans
concevoir de graves soupçons, Danton faisant l'éloge de Dumouriez, promettant
de l'amener devant l'Assemblée s'il trahissait, mais s'opposant avec
obstination à ce que le Comité fît lecture d'une fameuse lettre écrite par
Dumouriez à la Convention, sous la date du 12 mars. Lue à propos, cette
lettre aurait sans doute permis de prévenir une partie des maux que nous fit
ce général royaliste. Le système de Danton était, en effet, de provoquer, à
quelque prix que ce fût, un mouvement tumultueux dans Paris, de frapper la
Convention, de la dissoudre en tout ou en partie ; son but était de
fournir à Dumouriez un prétexte de diriger son armée sur Paris en la faisant
précéder d'une proclamation aux départements sur la nécessité de réparer le
mal causé par la violation de la représentation nationale... Un pareil
système était d'autant plus perfide que les trois orateurs de ce parti ne
cessaient de parler de la coalition du côté droit avec Dumouriez. « Cependant,
ce général agissait pour d'Orléans ; d'Orléans était le député du corps
électoral robespierriste ; d'Orléans n'était pas étranger aux intrigues de
Danton, et moins encore à celles de Marat. D'un autre côté, il y avait des
rapports intimes de correspondance entre Dumouriez et Gensonné. Tout cela me
donnait à penser, et je ne savais en moi-même que me défier de tous ces chefs
des deux partis contraires. » C'est,
en ce qui touche Danton, un roman presque aussi absurde que celui de Salle ;
mais c'est l'indice des défiances qu'il inspirait, c'est le signe de
l'efficacité des calomnies amoncelées contre lui. Barère, dans ses Mémoires,
revient sur ce sujet : « D'un
côté, la Belgique était le premier objet de la convoitise de Danton et de
Lacroix pour acquérir des richesses et se rendre maîtres de la Révolution à
Paris ; de l'autre, le principal objet du parti Gensonné et Brissot était
d'avoir à sa disposition un général et une armée pour ensuite organiser la
France en fédération comme les Etats-Unis, et neutraliser ainsi la force
gigantesque et corrompue de la capitale. « En
effet, à toutes les époques depuis 1791, nous avons eu une caste plus
dangereuse que celle des prêtres et des nobles, c'est la caste moderne des profiteurs
de Révolution : ambitieux qui n'ont jamais changé d'esprit et de
principes de conduite, qui ont toujours cherché à se placer derrière des
généraux célèbres, heureux et entreprenants, afin que, avec le secours de ces
militaires, transformés en mannequins du pouvoir, ils pussent s'emparer du
trésor public, de la puissance et des divers emplois honorifiques et
lucratifs. » Ici,
l'explication est encore rabaissante pour Danton. Il
est injuste de dire qu'il ait cherché en Belgique richesse et pouvoir. Et
j'ai dit déjà quel était son vaste et noble dessein. Mais, du moins, Barère
ne l'accuse plus d'avoir été le complice de Dumouriez, et d'avoir suscité des
troubles à Paris pour donner au général factieux un prétexte à intervenir.
Evidemment, comme il en convient, c'est la Gironde qui comptait, pour mater
au besoin les anarchistes de Paris, sur le prestige et sur l'épée du général
victorieux. Il était pour elle, avec ses soldats venus de toute la France, le
chef de ces forces départementales qu'elle n'avait pu, à son gré, appeler et
maintenir à Paris. Et Barère, résumant sa double accusation, dit : « J'avoue
que l'on employa quinze ou vingt séances bien inutilement pour se convaincre
que Danton et Lacroix voulaient exploiter seuls tous les profits et avantages
de la conquête rapide des Pays-Bas ; tandis que Gensonné et son parti
cherchaient, de leur côté, à mettre de leur bord, et sous leur unique
influence, le vainqueur de Jemappes. » À
travers toutes ces contradictions et variations de Barère, il apparaît du
moins avec certitude qu'à la fin de mars 1793 il était tout disposé à
accueillir les accusations portées contre Danton aussi bien que celles
portées contre la Gironde. L'esprit conciliant de Barère avait deux faces,
une face bienveillante et une face hostile. Tantôt il conciliait deux forces
opposées en reconnaissant les services de l'une et de l'autre. Tantôt il les
conciliait en imputant des méfaits également à l'une et à l'autre et, selon
les événements, c'est l'une ou l'autre face de son esprit « conciliant » qui
apparaissait. Danton, en mars 1793, avait lieu de redouter la face hostile.
Je ne sais s'il pouvait compter à fond sur Robespierre. Sans doute, celui-ci,
le soir du 1er avril et quand déjà Danton a gagné devant la Convention une
grande bataille, parle avec éloge du patriote, mais je ne vois pas qu'avant
cette épreuve décisive il ait dit un mot pour encourager Danton et pour le
défendre. Robespierre trouvait sans doute que c'était déjà trop pour lui de
s'être compromis un peu, dans son discours du 12 mars, par un témoignage de
confiance, si réservé fût-il, à Dumouriez, et, dans le secret de son âme
profonde et un peu trouble, où des jalousies inavouées se mêlaient aux pensées
les plus nobles, il n'était point fâché sans doute de ces imprudences qui,
sans perdre encore Danton, le diminuaient. J'observe que, quelques jours
après, dans son discours du 10 avril, Robespierre produit ses griefs contre
la Gironde, à propos de Dumouriez, sous une telle forme que Danton en est
atteint : « J'ai
entendu, comme beaucoup de membres de cette Assemblée l'ont pu faire,
Vergniaud prétendre que l'opinion politique de Dumouriez était indifférente (Murmures), qu'il était nécessaire à la
cause de la République. (Murmures prolongés.) « VERGNIAUD. — Je vous donne un démenti
formel. « UN MEMBRE. — Et Danton ? Que nous a
donc dit Danton ? « —
Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'un commissaire à l'armée ait pu être trompé
un moment sur les desseins de Dumouriez, qu'il ne voyait que dans ses
fonctions, au milieu de ses troupes ; mais ce qui doit étonner, c'est que
ceux qui étaient en relations habituelles avec lui, c'est que ceux qui ont
marché à ses côtés dans la carrière de la Révolution n'aient point trouvé de
quoi faire leur opinion sur le compte de ce général. » Ainsi
présentée, la défense de Danton est très faible. Il connaissait au moins
autant Dumouriez que la plupart des Girondins. Et je me demande si déjà
Robespierre n'avait point recueilli, dans un obscur repli de ses haines à
effet lointain, le germe des monstrueuses accusations qui s'épanouirent
horriblement, un peu plus tard, dans le réquisitoire de Saint-Just : « Tu
consentis à ce qu'on ne fit point part à la Convention de l'indépendance et
de la trahison de Dumouriez... tu provoquas une insurrection dans Paris,
elle était concertée avec Dumouriez ; tu annonças même que s'il fallait de
l'argent pour la faire, tu avais la main dans les caisses de la Belgique.
Dumouriez voulait une révolte dans Paris pour avoir un prétexte de marcher
contre cette ville de la liberté, sous un titre moins défavorable que celui
de rebelle et de royaliste. » Je
m'arrête, nous retrouverons bientôt ces tristes choses. Saint-Just reprend
contre Danton, pour le frapper à mort, les inventions délirantes du girondin
Salle, et Barère, dans son compte rendu à ses commettants, reprend le rapport
de Saint-Just. Il est vrai qu'il reproduira aussi contre Robespierre les
calomnies des thermidoriens, impartial comme le panier de la guillotine qui
recevait toutes les têtes. Ô Barère, si grand à certaines heures quand
l'esprit de la Révolution entre en lui, si petit et si misérable quand il est
abandonné à ses peurs et à ses jalousies ! Mais
quoi ! si Robespierre est secrètement soupçonneux, si Barère, un de ceux
pourtant qui ont voté la mort du roi et rejeté l'appel au peuple, est prêt
aux plus infamantes hypothèses, quel rude assaut va soutenir Danton ! La
Gironde va sans doute, pour se dégager, rejeter sur lui tout le fardeau, et
est-il sûr qu'il sera ménagé par le centre et soutenu par la Montagne ? À QUELLE DATE DANTON EST-IL RENTRÉ À PARIS ? De
retour à Paris, après la défaite de Dumouriez à Neerwinden et la retraite sur
Louvain, Danton employa sans doute quelques jours à explorer le terrain et à
s'orienter, avant d'adopter un système définitif de défense ou d'attaque. À
quel moment précis rentra-t-il à Paris ? Mortimer-Ternaux dit dans une note : « Danton
était le 21 à Bruxelles. Il dut en partir le soir même ou, au plus tard, le
22 au matin. Il était donc de retour à Paris le 24. Mais, pendant deux ou
trois jours, il se tint caché et ne parut à la Convention que le 27 mars.
Dans quel but le célèbre tribun s'éclipsa-t-il pendant plus de quarante-huit
heures, lorsqu'il apportait des nouvelles aussi graves ? Nul ne peut le dire,
mais quant au fait matériel, il nous semble hors de toute contestation. Nous
n'avons besoin pour le prouver que d'invoquer : 1° le rapport adressé à la
Convention à la date du 22 mars, et inséré au Moniteur, n" 86 ; 2° les
deux lettres que Lacroix écrivait à Danton les 25 et 28 mars. » Tout
d'abord, pour bien poser la question, il faut se débarrasser de l'erreur
commise par le Moniteur, dans l'analyse du discours de Danton du 1er avril. « Que
vous a-t-il dit (Lasource)
? Qu'à mon retour de la Belgique je ne me suis pas présenté au Comité de
défense générale ; il en a menti ; plusieurs de mes collègues m'ont cru arrivé vingt-quatre heures avant mon retour effectif,
pensant que j'étais parti le jour même de l'arrêté de la Commission : je ne
suis arrivé que le vendredi 29, à huit heures du soir. » Il est
impossible que Danton ait dit cela, puisqu'il avait pris la parole le 27 à la
Convention, où il prononça un grand discours. Mais nous ne savons plus au
juste à quel moment Danton est arrivé à Paris. C'est dans la nuit du 20 au 21
que Delacroix et lui avaient eu une entrevue avec Dumouriez. Ils n'en avaient
emporté que de vagues et inquiétantes paroles. Ils étaient revenus à
Bruxelles le 21 pour rendre compte à leurs collègues du résultat de cette
entrevue, et la Commission décida que Danton rentrerait à Paris. Elle prit
sans doute cet arrêté dans la journée même du 21. Les commissaires Treilhard
et Robert écrivent de Tournay, le 24 mars, à la Convention : « Danton
vous a déjà instruit de notre situation au moment où il est parti pour Paris
d'après un arrêté de la Commission. » Et nous
savons par-là, avec certitude, que cet arrêté est antérieur au 24. Mais nous
n'en avons pas la date précise. Le rapport publié au n° 86 du Moniteur
et dont parle Mortimer-Ternaux est une lettre de Delacroix à la Convention.
Elle est datée de Gand le 22 mars. Or, il est visible qu'elle a été écrite
après la séparation de Danton et de Delacroix et après l'arrêté de la
Commission qui envoyait Danton à Paris. Il dit en effet : « Nous
avons eu la franchise, Danton et moi, de vous dévoiler tout ce qui nous
faisait craindre pour le sort de notre armée et de la Belgique. Les nouvelles
qui me parviennent dans cet instant, etc... » Il
n'est donc plus avec Danton. Il ajoute : « Je
vous dénonce un abus que nous avons découvert en parcourant l'armée et qui
pouvait (je crois qu'il faut lire pourrait) échapper à mon collègue Danton. » Il est
clair que Delacroix complète, par un détail qui aurait pu échapper à Danton,
le rapport que celui-ci va faire à Paris. Enfin, le doute n'est plus possible
quand on compare la lettre adressée par Delacroix à Danton et la lettre de
Delacroix à la Convention. Delacroix écrit à Danton, à la date du 25 : « Je
n'ai pu me rendre à l'armée, mon cher ami, comme nous en étions convenus. Un
accident arrivé à ma voiture m'a retenu à Gand. » Et la
lettre, datée de Gand, que Delacroix écrit, le 22, à la Convention, commence
ainsi : « Un accident de voiture m'a obligé à retarder de quelques instants
mon retour à l'armée. » C'est donc avant le 22 que Delacroix avait promis à
Danton, en le quittant, de le renseigner sur l'état de l'armée. C'est donc
bien le 21 que Danton a reçu mandat des autres commissaires d'aller à Paris.
Or, on allait de Bruxelles à Paris en moins de deux jours. La lettre envoyée
par Delacroix à la Convention et datée de Gand, le 22, porte la mention « reçu
le 23 ». Camus, qui quitta la Belgique un peu avant Danton, dit à la
Convention, le 22 mars : « J'ai quitté la ville de Bruxelles avant-hier ».
Si donc Danton était parti de Bruxelles tout de suite, c'est-à-dire le 21, il
aurait été à Paris le 23 au plus tard. Il semble indiquer, dans son discours
du 1er avril, qu'il a perdu un jour au départ. En admettant donc qu'il ne
soit parti que le 22, il aurait dû arriver au plus tard le 24. Ceci
coïnciderait de façon remarquable avec les paroles prononcées par Marat, à la
Convention, le 29 mars, et qui paraissent avoir échappé à Mortimer-Ternaux : « Les
nouvelles désastreuses venues de la Belgique ont fait craindre à beaucoup de
patriotes que, si l'on ne prenait à l'instant les mesures les plus grandes
pour empêcher que nos soldats ne soient égorgés dans la Belgique, le sang de
nos frères ne coulât. Je demande que Danton, qui est ici depuis cinq jours,
et qui, à mon grand étonnement, n'est pas encore venu nous dénoncer cette
malheureuse situation, soit entendu sur-le-champ. » Cinq
jours, cela nous reporte précisément au 24. Une fois arrivé, Danton
tarda-t-il à se présenter au Comité de défense générale ? Nous ne pouvons nous autoriser de ce qu'il a dit le 1er avril
pour affirmer qu'il y alla dès le lendemain. Car ce passage de son discours
est trop grossièrement altéré pour qu'on en puisse rien
conclure. Toute la tendance générale de son raisonnement est pourtant de dire
qu'il est allé, aussitôt revenu et reposé, au Comité de défense générale. Il
rappelle ce qu'il y a dit : « Dès
le lendemain (?) je
suis allé au Comité, et quand on vous a dit que je n'y ai donné que de
faibles détails on a encore menti. J'adjure tous mes collègues qui étaient
présents à cette séance : j'ai dit que Dumouriez regardait la Convention
comme un ramassis de 400 hommes stupides et de 300 scélérats. Que peut faire
pour la République, ai-je ajouté, un homme dont l'imagination est frappée de
pareilles idées ? Arrachons-le à son armée. N'est-ce pas cela que j'ai dit ? « PLUSIEURS MEMBRES DE LA MONTAGNE. - Oui, oui. « Il
y a plus. Camus, qu'on ne soupçonnera pas d'être mon partisan individuel, a
fait un récit qui a confirmé le mien, et ici j'adjure encore mes collègues.
Il a fait un rapport dont les détails se sont trouvés presque identiques avec
le mien. « —
Cela est vrai. » C'est
évidemment à cette séance que se rapporte le récit du conventionnel de la
Sarthe, René Levasseur. Ecrits en exil, trente-six ans après les événements
et par un octogénaire, les Mémoires de Levasseur sont admirables de netteté,
de précision, d'élan et de force. « Quoique
je ne fusse pas membre de ce Comité (de défense générale), j'assistai à ses
séances ainsi qu'un grand nombre de mes collègues, avides de recevoir ' des
nouvelles des armées aussitôt qu'elles parvenaient à Paris. Plusieurs
Montagnards et moi-même nous attaquâmes vigoureusement Dumouriez, contre
lequel nous aurions voulu voir lancer un décret d'accusation. Robespierre
était de la même opinion. Danton et Camus, qui venaient de l'armée, sans
avoir d'avis, nous peignirent la situation véritable des affaires et l'esprit
qui animait Dumouriez. J'emprunte au représentant Thibaudeau, qui s'est assez
montré notre ennemi pour qu'on ne puisse pas l'accuser de partialité en
faveur de Danton, le récit que fit ce dernier dans cette circonstance : « Dumouriez
a de grands talents militaires et la confiance des soldats ; il est, surtout
dans cet instant, très nécessaire à l'armée. Il a eu des torts très graves
dans la Belgique ; le décret de réunion a contrarié ses idées. Il manifeste
des principes politiques souvent contraires à ceux de la Convention. Il
s'était persuadé qu'il appartenait à lui seul de diriger les révolutions de
la Belgique et de la Hollande, qu'il voulait élever comme ses enfants, et à
sa manière. Il aime à être caressé. Il a été entouré de flatteurs et
d'intrigants, surtout d'anciens révolutionnaires du Brabant, qui lui ont fait
faire beaucoup de sottises. Lors de son retour à Bruxelles, dans ce mois
même, il a réintégré dans leurs fonctions les administrateurs provisoires
destitués en vertu d'un arrêt des représentants du peuple en mission. Il a
fait à Anvers un emprunt en son propre nom. Il n'a ni pour les commissaires
de la Convention, ni pour la Convention elle-même, le respect qui leur est
dû. Il a dit qu'elle était composée moitié d'ignorants, moitié de scélérats. À
l'exemple de leur chef, les autres généraux se permettent des plaisanteries
amères sur toutes les opérations du gouvernement. Cette conduite
répréhensible a une influence funeste sur l'opinion de l'armée. En présence
du représentant Gossuin, auquel on ne faisait nulle attention, les soldats
s'écriaient : « Voilà Dumouriez notre père ! Nous irons partout où il
voudra... » Ils se pressent autour de lui, baisaient ses mains, ses bottes et
son cheval. » Or, il
est évident que c'est la séance du 26. Le Comité de défense générale,
renouvelé le 25, comptait parmi ses membres Danton et Camus. Il tint sa
seconde séance (la première effective) le 26 à midi. Or, dans le
procès-verbal de cette séance je lis : « Le
ministre de la Guerre communique une lettre du général Dumouriez relative à
la situation de l'armée de la Belgique... — Le Comité, après avoir délibéré
sur cet objet, arrête que le Conseil exécutif se retirera pour délibérer de
suite sur les moyens les plus prompts et les plus efficaces pour porter
secours à l'armée de Belgique, et que les deux commissaires de la Belgique
assisteront à la délibération du Comité exécutif pour l'aider des
renseignements qu'ils sont à portée de lui donner. » Ces
deux commissaires, ce sont évidemment Danton et Camus ; d'ailleurs le
procès-verbal de la séance tenue le 26 mars, c'est-à-dire le soir du même
jour, par le Conseil exécutif, commence ainsi : « Tous
les membres présents, le Conseil exécutif provisoire délibérant, sur la
situation des armées françaises dans la Belgique, en présence des citoyens
Camus et Danton, membres du Comité de salut public de la Convention
nationale, il a été arrêté, etc... » Ainsi,
quand Mortimer-Ternaux, abondant dans l'accusation girondine, prétend que
Danton ne s'est montré que le 27, il se trompe au moins d'un jour, car dès le
26, il était présent à la séance de l'après-midi du Comité de défense
générale (qui s'appelait assez souvent, depuis le renouvellement du 25,
Comité de salut public). Il parait donc certain qu'il arriva à Paris le 25 au
soir. Il n'avait aucun intérêt à dissimuler et à tricher d'un jour, puisque
le 25, le Comité de défense renouvelé ne faisait que se constituer. Ce qui
est vrai, c'est que, même le 26, il évite de s'engager à fond contre
Dumouriez, et d'annoncer la trahison comme certaine. Il l'ignorait encore.
Même s'il avait reçu, à ce moment de la journée du 26, la lettre que
Delacroix lui écrivait le 25, elle n'était pas décisive encore : « Dumouriez
fait précisément tout ce qu'il faut pour accréditer les soupçons que sa
conduite et sa légèreté ont fait naître. On assure qu'avant la retraite de
l'armée, il est venu à Bruxelles et que, pendant la nuit, il y a eu une
conférence avec les représentants provisoires de cette ville. » C'est
seulement dans la séance du 28 mars que le Comité de défense générale reçut
communication de la lettre de Dumouriez, si agressive que le Comité se décida
à déchirer le voile et à mander Dumouriez à sa barre. DANTON COMPROMIS SE DÉFEND Mais,
dans les premiers jours de son retour à Paris, Danton attendait encore les
événements. À la Convention, le 27, il éclate en paroles révolutionnaires,
mais il ne fait qu'une allusion rapide aux événements de Belgique. Il se
borne à préparer sa défense contre une première attaque, indirecte encore et
voilée, de la Gironde. On dirait qu'il cherche un abri dans le cœur ardent de
la Révolution. Ducos
demande que le ministre de la Guerre fasse connaître toutes les promotions
faites par lui. Et il rappelle le décret qui interdit aux représentants
d'intervenir par des sollicitations pour la distribution des emplois. C'était
viser Danton, qui souvent depuis le 10 août avait dicté les choix du
ministère de la Guerre. Et si maintenant l'armée, mal dirigée ou peut-être
trahie, subissait des désastres, la faute n'en serait-elle point aux
présomptueux qui avaient prétendu lui donner des chefs ? C'était une première
mine sourde et profonde, l'annonce de l'assaut. « Je
déclare, s'écria Danton de sa place, avoir recommandé aux ministres
d'excellents patriotes, d'excellents révolutionnaires. Et il n'y a aucune loi
qui puisse ôter à un représentant du peuple sa pensée. La loi ancienne qu'on
veut rappeler était absurde, elle a été révoquée par la Révolution. » Et,
s'animant soudain, il bondit à la tribune et rappelle la Convention à
l'énergie, au combat, à l'action véhémente et indomptable. D'avance il la
mettait debout contre les funestes surprises du lendemain. « Je
dois vous dire la vérité, je vous la dirai sans mélange ; que m'importent
toutes les chimères qu'on veut répandre contre moi, pourvu que je puisse
servir la Patrie ! Oui, citoyens, vous ne faites pas votre devoir ; vous
dites que le peuple est égaré, mais pourquoi vous éloignez-vous de ce peuple
? Rapprochez-vous de lui, il entendra la raison. La Révolution ne peut
marcher, ne peut être consolidée qu'avec le peuple. Ce peuple en est
l'instrument, c'est à vous de vous en servir. En vain dites-vous que les
sociétés populaires fourmillent de dénonciateurs absurdes, de dénonciateurs
atroces. Eh bien ! que n'y allez-vous pour les rappeler de leur égarement ?
Croyez-vous le faire en peignant un patriote exaspéré comme un fou ? Les
révolutions animent toutes les passions. Une nation en révolution est comme
l'airain qui bout et se régénère dans le creuset. La statue de la liberté
n'est pas fondue. Le métal bouillonne ; si vous n'en surveillez la fournaise,
vous en serez tous brûlés. » Et il
demande une pique pour chaque citoyen, un grand mouvement de forces contre
les rebelles de l'Ouest, l'énergique fonctionnement du tribunal
révolutionnaire : « Montrez-vous révolutionnaires ; montrez-vous peuple. »
Et, à la Gironde qui le guette, il montre au passage, par un trait, qu'il est
armé pour se défendre. « Je
ne veux pas rappeler de fâcheux débats, je ne veux pas faire l'historique des
persécutions qu'on a fait souffrir aux patriotes, car, s'il était dans mon
caractère d'entrer dans les détails, je vous dirais, moi, qu'un général
qu'on a tant loué a été ensuite entraîné vers sa ruine, et on lui a fait
perdre sa popularité en l'excitant contre le peuple lui-même. « Je ne
vous citerai qu'un fait, et après je vous prie de l'oublier. Roland écrivait
à Dumouriez — et c'est ce général qui a montré la lettre à Delacroix et à moi
— : « Il faut vous liguer avec nous pour « écraser ce parti de Paris, et
surtout ce Danton (Vifs murmures). » Jugez si une imagination frappée au point de
tracer de pareils tableaux a dû avoir une grande influence sur la République.
Mais tirons le rideau sur le passé, il faut nous réunir... Citoyens,
communiquons-nous nos lumières, ne nous haïssons pas. » Le coup
était porté et l'avertissement était net. Danton signifiait à la Gironde : Ne
m'attaquez pas, ou je saurai me défendre. Mais c'est l'union qu'il eût
voulue. Il se sentait atteint cependant, et déjà diminué malgré son audace.
Il était réduit à prendre des précautions et à ruser, à lancer un trait
empoisonné au moment où il faisait appel à la concorde et à l'oubli. Et sa
parole, parfois boursouflée d'énergie excessive, était ce jour-là plus
emphatique que de coutume. On y sent l'effort vers la grandeur. « Marseille
s'est déclarée la Montagne de la République. Elle se gonflera, cette
montagne, elle roulera les rochers de la liberté, et les ennemis de la
liberté seront écrasés. » Si je
note ces images sans avoir la garantie d'un texte authentique, c'est qu'elles
ne sont pas seulement au Moniteur, elles sont citées, le lendemain même, par
le Patriote français. Il y a dans cette déclamation un peu de fatigue et
d'embarras. Et, le
30 mars, Danton, se sentant enveloppé de soupçons et de menaces, reprend
l'offensive. Maintenant la trahison de Dumouriez est à peu près certaine.
Maintenant, on sait par Proly, Dubuisson et Pereira les propos factieux qu'il
a tenus. La crise approche et Danton va au-devant des accusateurs. « Je
prends à cette tribune l'engagement de tout dire, de répondre à tout... Je
demande que la séance de demain soit consacrée à un débat particulier ; car
il y aura beaucoup de personnes à entendre, beaucoup de chefs à interroger...
On saura, par exemple, que si nous avions donné à cette fameuse lettre (celle du 12
mars), qui a été
lue partout excepté dans cette enceinte, les suites
que nous aurions pu lui donner, dès qu'elle nous a été connue, si nous
n'avions pas, dans cette circonstance, mis dans notre conduite toute la
prudence que nous dictaient les événements, l'armée, dénuée de chefs, se
serait repliée sur nos frontières avec un tel désordre que l'ennemi serait
entré avec elle dans nos places fortes. Je ne demande ni grâce ni indulgence.
J'ai fait mon devoir dans un moment de nouvelle révolution, comme je l'ai
fait au 10 août. Et, à cet égard, comme je viens d'entendre des hommes qui,
sans doute, sans connaître les faits, mettant en avant des opinions dictées
par la prévention, me disent que je rende mes comptes, je déclare que j'ai
rendu les miens, que je suis prêt à les rendre encore. Je demande que le
Conseil exécutif soit consulté sur toutes les parties de ma conduite
ministérielle. Qu'on me mette en opposition avec ce ci-devant ministre
(Roland) qui, par des réticences, a voulu jeter des soupçons contre moi. « J'ai
fait quelques instants le sacrifice de ma réputation pour mieux payer mon
propre contingent à la République, en ne m'occupant que de la servir. Mais
j'appelle aujourd'hui sur moi toutes les explications, tous les genres
d'accusation, car je suis résolu à tout dire. « Ainsi
préparez-vous à être aussi francs que moi, soyez Français jusque dans vos
haines et francs dans vos passions ; car je les attends. » C'est
un débat sur toute sa vie que Danton appelle, et déjà, dans ses paroles,
passent les visions tragiques, mais corrigées par des traits d'ironique et
superbe confiance : « Citoyens,
nous n'avons pas un instant à perdre. L'Europe entière presse fortement la
conjuration. Vous voyez que ceux-là même qui ont prêché le plus
persévéramment la nécessité du recrutement qui s'opère enfin pour le salut de
la République, que ceux qui ont demandé le tribunal révolutionnaire, que ceux
qui ont provoqué l'envoi de commissaires dans les départements pour y
souffler l'esprit public, sont présentés presque comme des conspirateurs. On
se plaint de misérables détails. Et des corps administratifs ont demandé ma
tête ! Ma tête ! Elle est encore là, elle y restera. Que chacun
emploie celle qu'il a reçue de la nature, non pour servir de petites
passions, mais pour servir la République ! » Les
Montagnards sentaient approcher le choc. Ils voyaient la manœuvre de la
Gironde, cherchant à envelopper Danton dans la honte de Dumouriez. Et ils
soutenaient de leurs acclamations le grand révolutionnaire, comme pour
communiquer à cet homme, dont la force individuelle n'avait pas encore
fléchi, la force impersonnelle et immense de la Révolution. Lasource répondit
qu'avant que Danton s'expliquât, il fallait attendre que Dumouriez parût à la
barre. La Convention acquiesça. C'était d'une perfidie savante. Dumouriez ne
tarderait pas à être transformé en accusé, et ceux qu'on impliquait comme
lui, à côté de lui, Danton surtout, seraient dans l'ombre de sa trahison.
C'était la lutte à mort. Il n'y avait plus qu'à l'accepter toute entière. Le
lion blessé mesurait à la profondeur de sa blessure la puissance du destin,
mais il sentait encore dans sa poitrine la force supérieure et la victoire de
son cœur. Danton
alla aux Jacobins, le soir du 31 mars, pour y lancer sa déclaration de guerre
à la Gironde, surtout pour renouer le lien entre la grande force régulatrice
de la Révolution et lui. Il se dit responsable devant eux, leur expliqua tous
ses rapports avec Dumouriez, et il ajouta, allant plus loin que Robespierre : « Pas
de dissolution de la Convention, mais que les sociétés populaires disent au
peuple : « On ne peut représenter la Nation française que lorsqu'on « a
eu le courage de dire : Il faut tuer un roi. » Ici nous ne voulons rien qu'en
vertu de la raison et de la loi. Si les départements nous secondent, si les
adresses arrivent de toutes parts, nous nous serrerons dans la Convention,
et, forts de l'opinion publique, qui nous bloquera de toutes parts, nous
emporterons ce décret qui nous délivrera des hommes qui n'ont pas su défendre
le peuple. « La
Convention est infectée d'anciens Constituants et d'aristocrates ; tâchons
qu'elle se purge sans déchirements. La France entière fera justice, quand
nous aurons épuisé tous les moyens de l'opinion publique. » Comme
s'il craignait que Danton ne retombât dans son système de conciliation et de
temporisation, Marat essaya, aux Jacobins, de le lier à la politique de
combat. « Loin
de moi la pensée indigne de jeter de la défaveur sur un patriote, dont
j'estime le courage et les principes. Danton, ce n'est point ton patriotisme
que j'ai voulu attaquer, mais ton imprévoyance. Si tu avais prévenu, par fine
mesure sévère, la trahison de Dumouriez, ta juste sévérité n'eût pas donné le
temps à nos ennemis de renouer leurs trames et de creuser l'abîme sous nos
pas. « Dumouriez
est la créature de cette faction scélérate qui a provoqué la déclaration de
guerre. De protégé il est devenu protecteur, mais ils ont toujours été
conjurés ensemble. Ils ont prévenu l'explosion de l'indignation générale qui
les eût anéantis. Ils retiennent encore cette explosion. Je ne me contente
pas de parler, il me faut des faits, et je ne serai jamais satisfait que
lorsque la tête des traîtres roulera sur l'échafaud. (Applaudissements.) « Danton,
je te somme de monter à la tribune et de déchirer le voile. « DANTON. - J'en ai pris l'engagement et
je le remplirai. « —
Acquitte sur-le-champ ta parole. (Applaudissements.) Acquitte ta parole avec
le noble abandon d'un cœur qui ne connaît que le salut de la Patrie. Marat
avait, si je puis dire, un élan de sincérité prodigieux. Il était, à cette
heure, libre de tout fardeau. Il ne portait pas, comme Danton, le poids d'une
longue complaisance pour Dumouriez. H ne portait pas dans son cœur, comme
Robespierre, le poids de jalousies secrètes. Il avait une haine absolue,
implacable, la haine de la Gironde. Mais, envers les autres grands
révolutionnaires il n'avait aucune tentation d'envie. Peut-être se jugeait-il
supérieur à tous. S'il adjurait Danton, à cette heure, de s'expliquer, de se
défendre, de déchirer le réseau d'accusations et de soupçons dont il était
enveloppé, ce n'était pas seulement pour écraser plus sûrement la Gironde
sous cette force révolutionnaire enfin libérée, c'était aussi pour garder ou
pour rendre à la Révolution Danton tout entier ; c'était pour le sauver des
pièges et pour déchaîner de nouveau l'impétuosité de cette vigoureuse nature
contre tous les ennemis de la liberté. Par-là, Marat a eu des heures de
grandeur, et son cœur, ulcéré pourtant et déchiré, connut aux heures de crise
des émotions irrésistibles et entières dont l'âme, sincère aussi, mais
toujours calculatrice de Robespierre ne fut jamais bouleversée. Est-il
vrai, comme on l'a dit, que les Girondins furent décidés au suprême assaut
contre Danton par la mesure que prit, le 31 mars, le Comité de sûreté
générale ? En même temps qu'il lançait des mandats d'arrêt contre les
généraux et officiers suspects de complicité avec Dumouriez, il arrêtait que
les scellés seraient apposés sur les papiers de Roland. C'était sans doute la
suite du récit fait à la tribune, le 27, par Danton. Mais le Comité de
défense mandait en même temps Danton pour qu'il eût à s'expliquer, et le
bruit qu'il allait être arrêté courut. L'incident des papiers de Roland
n'ajouta que peu de chose à l'animosité des Girondins contre Danton, et
depuis plusieurs jours la lutte était décidée. La Gironde voulait se sauver
en le perdant. L'ATTAQUE DE LASOURCE CONTRE DANTON C'est
Lasource, le venimeux Lasource, toujours prêt aux insinuations et
combinaisons calomnieuses, aussi bien contre ses collègues de la Gironde que
contre ses adversaires de la Montagne — il avait récemment colporté une
invention scélérate contre Brissot —, c'est donc cet esprit fielleux de
prêtre, qui tenta, le 1er avril, devant la Convention, d'accabler Danton.
C'est Danton qui a prôné Dumouriez. C'est Danton qui, après la lettre du 12
mars, a rassuré le Comité de défense générale, l'a empêché d'agir vigoureusement
contre Dumouriez. C'est Danton qui, le 25 mars, revenu de Belgique à Paris,
néglige d'aller d'emblée au Comité, comme pour laisser à Dumouriez le temps
de consommer sa trahison sans résistance. Enfin — et le plan général
d'interprétation, que la Gironde appliquait à tout, reparaît ici — c'est
Danton qui, en avilissant la Convention, en la poussant aux violences, en
couvrant l'anarchie et le meurtre, a fait le jeu de Dumouriez, lui a fourni
les prétextes de rébellion dont il avait besoin. « Pour
faire réussir la conspiration de Dumouriez, que fallait-il faire ? Il fallait
faire perdre à la Convention la confiance publique. Que fait Danton ? Danton
parait deux fois à la tribune. Il reproche à l'Assemblée d'être au-dessous de
ses devoirs. Il annonce une nouvelle insurrection. Il dit que le peuple est
prêt à se lever (ce sont les expressions de Danton), et cependant le peuple était
tranquille. » Ainsi
l'énergie de son patriotisme révolutionnaire, ainsi l'appel fait par lui à
l'héroïsme du peuple contre l'étranger et contre l'émigré sont invoqués comme
une preuve de complicité avec le traître, comme un signe de félonie. Et par
qui ? Par cette Gironde qui avait d'abord suscité Dumouriez, qui, au
témoignage même de Mme Roland, l'avait fait entrer dans le ministère
girondin, qui s'était un moment brouillée avec lui quand il disloqua le
ministère, mais qui s'était hâtée de se rapprocher de lui pour appeler sur
elle toute la gloire des armes, comme elle avait déjà l'éclat de la parole et
le prestige du pouvoir ; par cette Gironde qui, il y a vingt jours à peine,
n'admettait point au partage de Dumouriez ceux-là qu'elle accuse aujourd'hui
d'avoir été ses confidents, ses agents, ses complices. Il y a eu rarement,
dans l'histoire des partis, une manœuvre aussi vile. Abuser contre le grand
révolutionnaire de la confiance qu'il avait eue en un génie intrépide et
lumineux, abuser contre lui des suprêmes délais qu'il avait donnés au cœur
inconstant du général et à la fortune même de la Révolution avant de
prononcer l'irréparable rupture et d'enlever à l'armée un chef qu'elle
aimait, c'était une lâcheté sans précédent. Et c'était en même temps la plus
terrible imprudence. Car Danton, ainsi assailli, ainsi calomnié, ainsi acculé
ou à une chute ignominieuse ou à une défense désespérée, allait se retourner
avec toute son énergie révolutionnaire, avec toute son audace virile, contre
la Gironde traîtresse. LA RÉPLIQUE DE DANTON « Je
n'oublierai jamais, écrit Levasseur, trente ans après, l'instant où, dans la
séance du 5 avril (c'est le 1er et non le 5), Lasource commença son
inconcevable accusation contre Danton,, Lorsqu'à l'aide de rapprochements
captieux il essayait de transformer ce redoutable Montagnard en un partisan
secret de Dumouriez ; lorsqu'il rassemblait des inductions forcées pour
former un fantôme de corps de délit, et qu'il coordonnait tous les éléments
de cet échafaudage misérable sans cacher une sorte de complaisance et de
contentement secret ; Danton, immobile sur son banc, relevait sa lèvre avec
une expression de mépris qui lui était propre et qui inspirait une sorte
d'effroi ; son regard annonçait en même temps la colère et le dédain ; son
attitude contrastait avec les mouvements de son visage, et l'on voyait dans
ce mélange bizarre dé calme et d'agitation -qu'il n'interrompait pas son
adversaire parce qu'il lui serait facile de lui répondre et qu'il était
certain de l'écraser. Mais, lorsque Lasource eut terminé sa diatribe, et
qu'en passant devant nos bancs pour s'élancer à la tribune, Danton dit à voix
basse, en montrant le côté droit : « Les scélérats, ils voudraient
rejeter leurs crimes sur moi », il fut facile de comprendre que son
impétueuse éloquence longtemps contenue allait rompre enfin toutes les
digues, et que nos ennemis devaient trembler. « En
effet, son discours fut une déclaration de guerre plus encore qu'une
justification. Sa voix de stentor retentit au milieu de l'Assemblée, comme le
canon d'alarme qui appelle les soldats sur la brèche. Il avait enfin renoncé
aux ménagements qu'il avait crus utiles à la chose publique et, certain
désormais de ne voir jamais les Girondins se réunir
à lui pour sauver la liberté, il annonçait hautement que cette liberté chérie
pouvait être sauvée sans eux. Assez souvent il avait refusé de relever le
gant qu'on lui jetait presque à chaque séance. Le gage du combat était enfin
accepté et, en paraissant pour la première fois dans l'arène armé de toutes
pièces, il dut prouver au côté droit que l'on ne pourrait pas sans peine
renverser un athlète tel que lui. » Le
terrible plaidoyer fut en effet un terrible réquisitoire. Qu'y avait-il de
commun entre Dumouriez et lui ? Oui, il l'avait ménagé pour sauver l'armée.
Mais sa politique était l'opposé des actes du général félon. Dumouriez était
opposé à la réunion de la Belgique. Lui, il avait voulu et proposé la
réunion. Dumouriez avait compté sur la partie saine de la Convention, et
c'étaient tous ses ennemis à lui. Dumouriez s'était détourné du peuple, et
lui, c'est avec le peuple qu'il avait combattu. Dumouriez prétendait venger
la mort du roi, et lui il avait fait tomber la tête du roi. Ah ! que les
Montagnards avaient eu raison de lui dire qu'avec la Gironde la conciliation
n'était pas possible. « Oui, citoyens, c'est moi qui me trompais. J'ai
trop longtemps ajourné la bataille. Mais maintenant c'est la guerre, la
guerre implacable contre les lâches qui n'ont pas osé frapper le tyran. »
Et, pendant deux heures, sa parole se répandit comme la lave. La Montagne, à
cette explosion longtemps contenue de ses espérances et de ses colères, était
comme soulevée d'une force volcanique : Danton en était devenu le cratère.
Toutes les émotions bouillonnaient à la fois dans les âmes des Montagnards.
Ils aimaient Danton pour sa générosité, pour son audace, et ils saluaient sa
victoire sur ceux qui avaient espéré l'accabler. Ils se sentaient solidaires
de lui, de ses fautes généreuses, de ses nobles imprudences, et, à mesure
qu'il se justifiait, ils se sentaient eux-mêmes justifiés devant l'histoire.
Ils étaient excédés par les calomnies des Girondins, épouvantés de tout le
mal que leur inertie bavarde faisait à la Révolution et à la Patrie ; et ils
souffraient depuis longtemps déjà de la tactique de ménagements gardée par
Danton. Et le voici qui, enfin, lui-même, était à bout. Le voici qui criait
sa colère et qui soulageait de leur longue attente toutes ces âmes
passionnées. Il les flattait aussi, en leur apportant les sublimes excuses
d'un grand génie révolutionnaire trop longtemps attardé à la clémence. Tous
les cœurs battaient, et ce n'étaient plus des applaudissements, c'étaient des
acclamations de combat et de victoire qui répondaient à toutes les paroles de
Danton, à tous ses gestes montrant l'ennemi. Marat,
comme transporté, répétait en écho les paroles de Danton. Ecoutez, criait
Danton. Ecoutez, redisait Marat. Ce fut bien, un moment, la fusion de tous
ces cœurs ardents, une magnifique coulée de passions confondues. Et l'on
aurait pu reprendre la grande image : « L'airain bout dans la fournaise ». La
Gironde allait en être brûlée. Comme
on l'a vu, Levasseur avait, après trente-six ans, et quand ces souvenirs
lointains semblaient n'être plus que de la cendre, gardé l'impression toute
chaude de ce jour : « Pour
juger tout l'effet que produisit sur nous cette éloquente improvisation, il
faut se rappeler que Danton avait jusqu'alors cherché à amener une
réconciliation entre les deux côtés de l'Assemblée. Il faut se rappeler que,
bien qu'assis au sommet de la Montagne, il était en quelque sorte le chef du
Marais. Il faut se rappeler, enfin, qu'il avait souvent blâmé notre fougue,
combattu les défiances de Robespierre, et soutenu qu'au lieu de guerroyer
contre les Girondins, il fallait les contraindre à nous seconder pour sauver
de concert la chose publique. « Peu
de jours même avant la malencontreuse levée de boucliers de Lasource et
l'accablante réplique que je viens de rapporter, Danton avait eu une
conférence avec les principaux chefs du côté droit, conférence dans laquelle
on était convenu de marcher d'accord, et de ne plus songer à autre chose qu'à
battre l'étranger et à confondre l'aristocratie. Nous aimions tous Danton,
mais la plupart d'entre nous pensaient qu'il jugeait mal l'état des choses
quand il espérait rétablir l'union entre les Girondins et la Montagne. La
plupart d'entre nous, il est vrai, avaient consenti à marcher avec lui vers
la fusion sur laquelle il paraissait fonder tant d'espérances : mais c'était
plutôt pour tenter un essai auquel on croyait peu, que dans la conviction de
la réussite que Danton nous promettait. Aussi, lorsque ce chaleureux orateur,
maladroitement provoqué par l'un des éclaireurs du parti adverse, répondit
avec tant de force à d'imprudentes attaques, lorsqu'il déclara si hautement
la guerre des hommes avec lesquels nous avions vu, depuis longtemps, qu'il
n'y avait point de paix possible lorsqu'il brûla, en quelque sorte, ses
vaisseaux pour enlever toute possibilité de retour, nous fûmes tous
transportés d'une espèce d'enthousiasme électrique ; nous regardâmes la
résolution inopinée de Danton comme le signal d'une victoire certaine. Quand
il descendit de la tribune, un grand nombre de députés coururent l’embrasser.
» Marat
traduisit, dans son numéro du 3 avril, ce qu'il y avait de plus noble dans sa
joie : « Les
tribunes partagent mon indignation, et l'opinion publique, plus forte que
tous les décrets du monde, rappelle Danton à la tribune malgré les efforts
des hommes d'Etat pour l'en écarter ; il obtient la parole, il reconnaît
enfin que les ménagements que lui avaient dictés le désir de la conciliation
et l'amour de la paix sont une fausse mesure ; il fait, avec un noble
abandon, amende honorable de sa circonspection déplacée ; il déclare la
guerre à la faction infernale des hommes d'Etat, il confond leurs impostures,
il les accable de ridicule, et il sort triomphant de cette lutte, au bruit
des acclamations publiques. « Je
regrette de n'avoir pas le temps de rapporter ici son discours ; j'observerai
qu'il est de main de maître, et d'autant plus précieux qu'il contient
l'engagement formel qu'a pris Danton, de combattre désormais avec un courage
indomptable. Or, on doit beaucoup attendre des moyens de ce patriote
célèbre, le peuple a les yeux sur lui, et l'attend dans le champ de l'honneur.
» C'était la fin. Il fallait que l'un des deux partis succombât. Danton le comprit bien : il donna une suite immédiate à son discours, et le 2 avril, il dit aux Jacobins : « il faut éclairer les départements afin de pouvoir chasser de la Convention tous les intrigants. » Il propose d'écrire, à ce sujet, aux sociétés affiliées. |