HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE III. — LA VENDÉE

 

 

 

LES RAISONS DU SOULÈVEMENT

Brusquement, en effet, les périls de la Révolution s'aggravent, au dedans et au dehors. En Vendée, le fanatisme religieux, qui couvait depuis deux ans, éclate. Dans ces pays de petites métairies et de petites fermes, où les villes étaient rares, où les bourgs même étaierm.t clairsemés, le prêtre était à cette époque le seul lien social. Sans cloute, les paysans s'étaient réjouis de la suppression des dîmes et ils avaient pris, aux enchères publiques, leur part des biens de l'Eglise, des couvents et abbayes. Mais il leur déplaisait que le prêtre, qui vivait avec eux depuis des années et qui leur parlait familiarité à la fois de très près et de très haut, puisque dans la familiarité de la vie commune il leur parlait au nom de Dieu, fût remplacé brusquement pour avoir refusé le serment à la Constitution civile, par un inconnu, qui n'avait peut-être pas reçu la véritable investiture divine.

Plus d'une fois déjà, des symptômes inquiétants avaient révélé une sourde colère, un malaise profond.

D’égoïsme étroit et d'horizon borné, les hommes de ces régions acceptaient les bienfaits de la Révolution et en répudiaient les charges. Les difficultés inévitables qui accompagnent les grands changements sociaux même les plus favorables les blessaient.

Les districts, fermiers des biens des émigrés avaient dû, en plusieurs districts, payer la totalité de l'impôt, celui qui était dû par l'émigré comme celui qui était dû par le fermier lui-même. Les acquéreurs de biens nationaux n'entraient pas immédiatement en jouissance, parce que les administrations de la régie nationale prélevaient encore sur le revenu du domaine certaines redevances qui y étaient attachées et qui n'avaient pas été vendues avec lui. Tous ces griefs, emportés ailleurs par le grand mouvement de la Révolution et par une audacieuse espérance, fermentaient dans la vie immobile et stagnante de l'Ouest et achevaient l'exaspération du fanatisme blessé

Quand le roi fut condamné à mort, il y eut en ces régions une émotion d'égoïsme plus encore que de pitié. L'Europe allait se soulever sans doute et il faudrait partir : il faudrait que les jeunes hommes quittent leurs fiancées, abandonnant le champ paternel. Pourquoi ? Parce que des révolutionnaires dénoncés par d'autres révolutionnaires comme des meurtriers, comme des cannibales, avaient eu soif du sang d'un roi. Le procureur syndic du district des Sables-d'Olonne a très bien traduit, dans une lettre du 24 janvier aux administrateurs du département de la Vendée, ce mélange confus et redoutable de griefs :

« Quant au moral, je crois que la très grande partie du peuple, que le sot orgueil de l'aristocratie appelait paysans, est entièrement corrompue par le fanatisme et par les efforts des ennemis intérieurs. J'ai souvent eu des exemples que le parjure n'était pas même un frein pour cette classe d'hommes égarés et simples ; j'en ai souvent eu encore de son injustice et de sa cruauté ; ces hommes d'ailleurs sont continuellement inquiets, irrésolus et beaucoup d'entre eux ne prendront sûrement d'autre parti que celui du plus fort.

« Quant au politique, les mêmes individus sont également incapables d'en raisonner comme d'y rien concevoir. La Révolution est pour eux une longue suite d'injustices dont ils se plaignent sans savoir pourquoi. Ils regrettent leurs anciens privilégiés, tandis que ces hommes ambitieux les écrasaient de leur morgue et de leur tyrannie ; ils regrettent les prêtres déportés, tandis que ces hypocrites les trompaient en volant leur argent. Ils croient la religion perdue par un serment qui n'a eu pour but que d'assurer l'exécution d'une loi civile ; ils haïssent les prêtres fidèles à la loi parce que, moins dissimulés ou moins fourbes que les prêtres réfractaires, ils parlent le langage de la liberté et de la nature. Ils 'redoutent les autorités constituées, comme ils s'en défient, tandis qu'elles ne sont créées que pour faire leur bonheur...

« ... La régie nationale est le fléau le plus meurtrier. Tous les colons, fermiers, régisseurs de biens d'émigrés, qui ont payé l'imposition entière de 1791, ne peuvent obtenir le remboursement de la portion due par les propriétaires, les receveurs refusent impitoyablement de payer et l'on appelle ces refus des vexations...

« ... Les fermiers des droits casuels et des droits fixes en argent n'ont rien perçu ; les fermiers des droits incorporels en nature ont éprouvé des réductions considérables ; cependant la régie décerne impitoyablement des contraintes contre ces fermiers pour la totalité de leur prix de ferme...

« Les acquéreurs des biens nationaux ont sans doute acquis pour jouir : eh bien ! ils ne jouissent pas, ni peut-être ne jouiront de longtemps. Les receveurs de l'enregistrement, qui tous ont connaissance des ventes nationales, qui les enregistrent, ont très certaine ment connaissance de toutes les aliénations qui ont été faites ; mais parce que la presque totalité des biens vendus s'est trouvée affermée avec des biens incorporels, ils ont délicatement reçu les prix de ferme entiers, et les acquéreurs ont eu une recette bien faible...

« Je finis, citoyens, par une dernière réflexion que les circonstances du moment produisent. Depuis que le procès de Louis Capet est commencé, le peuple des campagnes murmure plus vivement. On lui a parlé de la création de nouveaux bataillons. Hier soir, la nouvelle du jugement de Louis Capet fut mal reçue. Au club des Amis de la liberté, certains personnages osèrent traiter de brigands et de scélérats les législateurs qui avaient condamné Louis à la mort. Ce matin, on a remarqué sur tous les visages un air sombre et consterné. »

Matis, c'est quand la Révolution, en lutte avec l'Europe, fut oblige, en effet, de faire appel à de nouveaux soldats et de recruter de vastes armées, que l'égoïsme des paysans dans la Loire-Inférieure, dans le Maine-et-Loire, dans les Deux-Sèvres, dans la Vendée, se souleva jusqu'à la fureur. Dès les premiers jours de mars, les administrateurs de la Vendée, craignant un débarquement des Anglais et des émigrés, tentent de réorganiser les gardes nationales et se heurtent, dans un grand nombre de paroisses, à une résistance très vive. Le tocsin sonne : les paysans se rassemblent par bandes et vont courant les villages pour exciter partout les colères. Les détachements des gardes nationaux patriotes sont enveloppés, et les troubles de Beaulieu, les émeutes du district de Challans annoncent la « grande insurrection ». Les paysans ne veulent pas de « conscription », ils ne veulent pas de « tirage au sort ».

« Pas de tirement ! — Malheur à qui annoncera la milice ! »

Tous les villages étaient debout, et de métairie en métairie couraient les propagateurs de guerre civile.

 

LA TACTIQUE DES NOBLES

Tout d'abord la tactique des nobles fut de se réserver, d'attendre. Certes, ils n'étaient pas restés inactifs : tous ceux qui, depuis le 10 août, étaient revenus dans leur gentilhommière avaient travaillé les esprits contre la Révolution. Ils avaient envenimé la jalousie des paysans contre les bourgeois révolutionnaires des villes

« Nous, du moins, nous vivons parmi vous et c'est parmi vous que nous dépensons le revenu de nos terres. Eux, ils ont acheté des biens nationaux où ils ne résident pas, et tout le fermage, toute la substance de la terre s'en va à la ville et ne revient pas. Et maintenant, ces beaux messieurs, sous prétexte qu'ils sont administrateurs du département ou du district, ils n'iront pas à la guerre. Ils resteront dans leurs confortables maisons ; ils surveilleront la croissance de leurs arbres dans leurs jardins : et vous, paysans, bonnes âmes, vous irez vous faire tuer au loin pour une Révolution qui vous a pris vos curés, qui les a déportés par milliers, et qui enrichit de ses dépouilles tous les citadins avides. »

Ainsi allaient les propos des nobles, ainsi la contre-Révolution féodale se faisait démagogique, et les hobereaux dénonçaient les bourgeois. Les nobles, machiavéliques, attendaient que les paysans, une fois engagés à fond dans l'aventure, leur en remissent la direction. Eux-mêmes, avertis par l'échec de la conspiration de la Rouerie en Bretagne, ne prenaient pas d'emblée l'initiative du mouvement. Une conspiration qui tient en quelque sorte dans quelques têtes peut tomber en un jour avec ces têtes mêmes. Mieux valait, pour déconcerter la Révolution, un soulèvement vaste et diffus qui peu à peu s'ordonnerait sous la main des hommes d'ancien régime. Ce soulèvement, les nobles qui avaient été les confidents de la Rouerie auraient voulu qu'il n'éclatât qu'à la fin de mars, mais qu'il s'étendit alors soudainement à tout l'Ouest, à la Bretagne, à la Normandie, au Maine, à l'Anjou, au Poitou. D'Elbée, Bonchamp, Lescure, Sapinaud, Vaugiraud, espéraient qu'en quelques semaines la loi du recrutement aurait produit partout tout son effet de révolte ; dès lors, à la fin de mars ou au commencement d'avril, le mouvement serait si vaste qu'il épouvanterait la Révolution et qu'il obligerait aussi les bandes paysannes à se grouper, à s'ordonner sous la conduite des gentilshommes royalistes, plus experts aux grandes combinaisons militaires. Peut-être encore étaient-ils informés des espérances que, dès le début de mars, les puissances coalisées avaient conçues de la trahison pressentie de Dumouriez.

 

L'ASTUCE PAYSANNE

Quel coup admirable si l'on pouvait faire coïncider avec les effets décisifs de cette trahison le mouvement soudain de tout l'Ouest I Mais les hauts gentilshommes furent débordés par l'impatience fanatique et par l'astuce paysanne. Les esprits, surchauffés de messages divins, ne se contenaient plus. Les prêtres insermentés, traqués de retraite en retraite, craignaient d'être pris si l'on ne brusquait le mouvement, et les plébéiens endoctrinés par le clergé se hâtaient aussi pour prendre, en quelque sorte, possession officielle de leur commandement avant l'intervention des nobles. Ils voulaient rester les chefs des bandes levées par eux ; et les prêtres qui se rappelaient l'incroyance des nobles à peine convertis d'hier par l'égoïsme et la peur, comptaient davantage sur les fanatiques de la plèbe.

L'ancien receveur des gabelles, Souchon de Machecoul, le perruquier Gaston de Saint-Christophe-du-Ligneron, le garde-chasse au service de Maulévrier, Stofflet, le colporteur exalté et dévot du Pin-en-Mauges, Cathelineau, étaient les hommes du clergé, et ils ne se souciaient pas de se livrer à discrétion aux nobles ; ils ne marchèrent d'abord qu'avec cette petite noblesse « de peu de fortune et de peu de race » qui ne leur portait pas ombrage.

Baudry d'Asson, notamment, sortit du souterrain où il se tenait caché, près de la Forêt-sur-Sèvre, depuis l'affaire de Bressuire, et se mit en campagne avec les plébéiens.

— Mais les cléricaux se moquent quand ils représentent le mouvement vendéen comme « radicalement populaire », et les documents recueillis par M. Chassin font la lumière décisive. Oui, les prêtres faisaient directement appel aux paysans, oui, ils ne voulaient ni abandonner toute la direction aux nobles ni produire ceux-ci trop tôt. Mais le clergé savait bien que l'insurrection ne pouvait aboutir qu'à la restauration du régime ancien où le privilège de la noblesse aurait sa place. Il savait bien que la noblesse, avilie et matée par la Révolution, comprendrait désormais la nécessité de faire cause commune avec les prêtres. Et il se rendait compte que le mouvement, à mesure qu'il s'étendrait et s'organiserait, passerait aux mains des nobles. En fait, le clergé servait d'intermédiaire tout puissant entre la noblesse encore masquée et le peuple.

 

LE PLAN VENDÉEN D'APRÈS MERCIER DU ROCHER

Dans l'apparente spontanéité du mouvement il y a d'emblée une organisation, un plan, et quoique la colère des paysans ait devancé le signal, quoique la vaste et soudaine insurrection préparée par les chefs secrets de l'Ouest, par le clan des confidents de La Rouerie, ait éclaté de façon un peu hâtive et incohérente, les traces d'une pensée directrice s'y retrouvent dès le début. Mercier du Rocher l'a noté avec beaucoup de précision et de force.

« Il ne faut que rapprocher les dates des combats pour se convaincre que le plan des rebelles était combiné. Ils attaquaient sur plusieurs points à la fois. Ils étaient, le 10, à Coueron, à Mauves, à Saint-Philbert, à Clisson ; ils y furent battus le 12 par les Nantais, tandis qu'ils attaquaient nos troupes à Saint-Hilaire-la-Forêt, à Machecoul, à Challans, à Montaigu, à Saint-Fulgent. Le 14, ils s'emparent de Cholet, repoussent les patriotes à Chantonnay et aux Herbiers. Les 12, 13, 14, 15, 16, les Nantais faisaient des sorties sur eux par les routes de Rennes et de Paris ; tandis que le 15 les Brigands, s'étant ralliés après leur défaite de Clisson, tombaient sur les gardes nationales, et les harcelaient pendant cinq lieues. Le 17, l'armée de Nantes fit une sortie générale et repoussa les rebelles, leur tua beaucoup de monde au pont du Cens, ce qui rouvrit la communication avec Rennes. Le même jour, les Brigands se montrèrent sur les hauteurs de Chantonnay, d'où le général Marcé les débusqua. Les patriotes se trouvèrent donc assaillis sur tous les points en même temps.

« (Les insurgés) enlevaient des armes, quelques munitions, s'emparaient des canons des châteaux et de ceux qui bordaient les côtes de la mer, et de plusieurs milliers de pondre et de boulets, que le lieutenant-général Verteuil avait laissés à leur disposition. Le tocsin sonnait dans toutes les communes. Les prêtres réfractaires étaient sortis de leurs repaires, les valets des nobles et des émigrés couraient à toutes brides dans les campagnes avec des chapelets. Ils annonçaient le retour de leurs maîtres qui descendaient sur la côte avec les Anglais. Les prêtres rassemblaient les cultivateurs égarés ; ils les exhortaient à mourir pour le rétablissement de la religion de leurs pères ; ils leur montraient la couronne du ciel pour récompense de cette sainte croisade ; ils bénissaient leurs armes en leur chantant des cantiques, en leur expliquant des passages de l'Ecriture sainte qui, disaient-ils, avait prédit tout ce qui se passait. « Toute la France est debout, leur criaient-ils ; Paris même a vengé sur l'Assemblée nationale le martyre de notre roi. Courage, mes amis ! Il faut rétablir son fils sur le trône. Le bras du Seigneur nous soutiendra. Qui pourrait abandonner une si belle cause ? La victoire nous attend. Marchons ! Le Dieu des armées marche avec nous ! Que peuvent les impies contre lui ? »

« Les nobles n'avaient osé se déclarer d'abord. Ils attendaient que les choses eussent pris une certaine consistance. Ils se contentaient de porter le cœur de Jésus à leur boutonnière, avec le chapelet, et d'assister aux cérémonies religieuses vêtus en paysans. Ils se firent presser par eux de les commander ; mais ils ne le firent que lorsqu'ils crurent avoir avec eux des hommes déterminés à bien combattre. Ils eurent l'hypocrisie de se laisser faire violence avant d'accepter le commandement, ils le laissaient de préférence aux bourgeois de leur parti qui avaient servi dans les troupes de ligne. Les chefs qui dirigeaient les premiers mouvements furent des gardes-chasse ou des vieux soldats. Tels étaient Joly et Sapin, dans le district des Sables... Mais, quand les nobles virent que les révoltés se battaient avec une intrépidité dont le fanatisme pouvait seul les rendre capables, qu'ils se précipitaient sur les canons des républicains, qu'ils les mettaient en déroute et leur enlevaient des munitions et des armes, ils ne balancèrent plus à se rendre aux invitations des paysans, ils se mirent à leur tête ; Royrand, Sapinaud, La Rochejacquelein, Bonchamp, d'Elbée se joignirent à Saint-Pol, à Chouppes, à Verteuil ; ces trois .derniers qui étaient, en quelque sorte, le rebut de la noblesse, s'étaient jetés parmi les attroupés, dès le commencement. Un très grand nombre de nobles qui n'avaient pas émigré ne tardèrent pas à les imiter. »

Ainsi les nobles avaient beau se faire modestes et presque humbles. Ils avaient beau se confondre par l'habit avec les paysans et adopter en signe de ralliement Le cœur de Jésus, comme pour immoler à l'Eglise leur impiété d'hier ; ils n'attendaient qu'une occasion de prendre le commandement. C'est pure légende que de prétendre, comme l'ont fait quelques écrivains catholiques, que les paysans durent faire violence aux nobles. Ils l'avaient dit surtout du jeune La Rochejacquelein. Or voici ce que raconte le royaliste de la Boutetière

« Près de Bressuire.se cachait comme suspect, chez le marquis de Lescure, son cousin, Henri de La Rochejacquelein, dont le nom allait en quelques mois passer glorieux à la postérité. Agé de vingt ans, bouillant et plein d'ardeur, dès qu'il apprit la victoire du 19 mars, il accourut au camp de l'Oie pour se joindre aux insurgés, et s'adressa au chevalier de La Vérie, auquel il demanda de le prendre pour aide de camp. Sapinaud devina le héros sous cette figure d'enfant et, après quelques instants d'entretien, il refusa l'offre du jeune homme, en lui disant : « Vous êtes fait pour commander et a non pas pour être commandé ». Puis il l'engagea à user de l'influence que son nom lui donnait aux environs du château de La Barbelière, domaine de sa famille, pour se mettre à la tête des paysans des environs de Châtillon, évidemment dévoués à la révolte, bien que, sous le coup de la répression terrible de 1792, ils n'eussent pas encore bougé.

« La Rochejacquelein fut vite convaincu, Sapinaud lui donna un peu de poudre, et il partit vers Châtillon, avec le jeune Baudry d'Asson. Comme ils arrivaient, l'ordre d'effectuer le recrutement était venu de Niort. Quétineau, avec une colonne, approchait. Monsieur Henri, que tous les paysans connaissaient,. se déclara prêt à marcher à leur tête. C'était plus qu'il n'en fallait. Dans la nuit du 12 au 13 avril, le tocsin sonne dans toutes les paroisses voisines de la Barbelière, et le lendemain matin, le nouveau général adressait à 4 ou 5.000 paysans cette harangue si connue, chef-d'œuvre d'éloquence militaire : « Mes amis, si mon père était ici, vous auriez confiance en lui ; pour moi, je ne suis qu'un enfant, mais, par mon courage, je me montrerai digne de vous commander. Si j'avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi ».

Ainsi ce qu'il y avait de « populaire » à l'origine du mouvement, était capté aussitôt par les forces sociales d'ancien régime.

Les Mémoires de Lareveillère-Lépeaux, publiés en 1895 par son arrière-petit-fils, confirment en ce point, de la manière la plus nette, les déclarations de Mercier du Rocher.

« L'argument tiré de ce que les paysans sont allés chercher les nobles dans leurs châteaux et les en ont pour ainsi dire arrachés de force pour les mettre à leur tête, lorsque ceux-ci pensaient à rien moins qu'à entreprendre la guerre civile, cet argument, dis-je, est de nulle valeur. A qui fera-t-on croire cette ridicule assertion ? Est-ce que la population d'une ou plusieurs provinces peut se lever dans un même jour sans qu'il y ait des meneurs et un plan concerté ? Mais ces mêmes meneurs, qui étaient et ne pouvaient être que les prêtres et les nobles, devaient-ils agir ostensiblement avant que la partie fût tellement engagée qu'ils n'eussent point à craindre de se perdre, en se montrant avant d'être soutenus ? »

Laréveillère, qui est né à Montaigu, dans le Bas-Poitou, connaissait très bien les choses de Vendée.

Au demeurant, la contre-Révolution de l'Ouest savait bien qu'elle ne pourrait triompher qu'avec l'appui de l'étranger.

Or, c'étaient les princes et les émigrés qui étaient auprès des souverains, et ce n'était pas pour restaurer le culte catholique, c'était pour rétablir dans l'ordre civil le principe d'autorité que les rois intervenaient. Ce qu'il y avait de spontanéité plébéienne et de fanatisme paysan dans les premiers soulèvements du Poitou et de l'Anjou allait donc être absorbé rapidement par l'idée monarchique et féodale. En Vendée, l'armée du Centre prend d'emblée le nom d'armée « catholique royale » et, peu à peu, ce nom s'étendra à toutes les armées de l'Ouest. La religion ne réclame donc pas sa part de liberté dans l'ordre nouveau. Elle réclame sa part de privilège dans l'ordre ancien.

 

L'ORGANISATION DE L'ARMÉE CATHOLIQUE ET ROYALE

Ce n'est pas que tout d'abord le mouvement soit discipliné et centralisé. Chaque région avait son armée distincte, qui entendait garder son autonomie. Dans un même département, il y avait plusieurs armées indépendantes : celle de la Basse Vendée, puis celle du Centre. D'un autre côté se formait l'armée d'Anjou. Enfin, dans la région nantaise il y avait un autre centre d'insurrection. Charette et Joly, ces deux rivaux implacables, étaient en Vendée, chacun' avec sa bande. Stofflet opérait dans l'Anjou. Chacun des chefs essayait de mettre un peu d'ordre dans l'anarchie du mouvement paysan. Ainsi, en Vendée, les chefs de l'armée du Centre, unis « aux commissaires de 21 paroisses », établissent un rudiment d'organisation.

« Il sera fait en chaque paroisse un conseil de trois à- neuf membres, suivant la population. — Tous ceux, dont les sentiments et la conduite ont été reconnus mauvais, pendant la malheureuse Révolution qui a désolé la France, ne seront point élus aux conseils ; tous les autres seront nommés par acclamation, et non au scrutin. Nul homme ne peut prendre le titre de général ou commandant d'armée, ni être déclaré chef d'armée ou de troupes s'il n'a des pouvoirs émanés de généraux avoués et reconnus en cette qualité. Quiconque s'arrogerait le titre de général, de commandant ou de chef de troupe, serait arrêté par la force armée. »

C'est au carrefour de l'Oie que fut délibéré ce règlement. Il servit de base à l'institution des conseils de paroisse substitués dans les communes insurgées aux anciennes municipalités, mais bientôt le Conseil supérieur (le Châtillon abolit ce système, « considérant que, dans plusieurs endroits, les conseils s'étaient formés par des élections populaires incompatibles avec les vrais principes du gouvernement monarchique. » Mais, ce n'est qu'en tâtonnant et à travers de terribles rivalités de personnes que les forces vendéennes arrivaient à un commencement d'organisation et d'unité.

 

LE TERRORISME VENDÉEN

Dans cette confusion pourtant une tactique se dégage. Elle consiste d'abord à semer l'épouvante, à terroriser les patriotes par d'abominables cruautés. Certes, il y eut un prodigieux déchaînement des instincts de meurtre chez ces paysans égoïstes et fanatisés. Tuer était pour eux une âpre joie, une volupté farouche. Le docteur Guépin, de Nantes, a raconté ceci à M. Elie Sorin (Histoire de la République française) :

« Un jour, on lui amena un paysan vendéen. Ce vieillard était aveugle, et il venait prier le praticien de lui rendre la vue. Quand il fut en présence de M. Guépin, il fut pris d'une sorte de délire :

« Ah ! vous ne voudrez pas me guérir... Vous connaissez ce que j'ai fait. Mais, si vous saviez comme le sang saoûle... Quand on tue, on veut tuer toujours... Nous leur arrachions le cœur ! »

Ce n'était pas seulement cette ivresse de sang qui s'empare des foules. A Paris aussi, aux massacres de septembre, le peuple avait été saisi de ce vertige affreux. Mais, dans les grandes cités où les individus ne se connaissent pas les uns les autres, ces grandes et terribles ivresses des foules ne sont pas aggravées et exagérées par des ressentiments individuels.

Au contraire, le paysan vendéen savait qui il tuait : c'était le bourgeois révolutionnaire qu'il avait souvent rencontré aux champs de foire : c'était le « monsieur », qu'il avait appris à haïr. C'était le patriote qui allait à la messe de l'assermenté, à la messe du diable. Et, comme l'impie sortait de l'église profanée par lui, le paysan l'avait traversé plus d'une fois d'un regard de haine. Qu'on l'abatte maintenant, qu'on le déchire, qu'on le mutile. Mais souvent ces atrocités auraient pu être évitées sans la complaisance des chefs et sans les excitations des prêtres. Les chefs voulaient ou écraser dans le sang ou aplatir dans la terreur tous les groupements de patriotes. Ces petites villes de bourgeois audacieux et animés de l'esprit nouveau, c'étaient comme des épines de révolution et d'impiété enfoncées dans l'Ouest. Il fallait s'en débarrasser à tout prix pour que l'Ouest tout entier fût au roi. Et les prêtres réfractaires, exaspérés par la souffrance et le danger, s'assouvissaient en croyant ne venger que Dieu. Ils liaient les paysans par le crime irréparable. Ils donnaient au meurtre je ne sais quoi de sacré : ils nouaient entre Dieu et l'homme un horrible pacte sanglant.

Ecoutez l'aveu qu'un prêtre réfractaire, François Chevalier, fait de ces abominables violences ; écoutez surtout comment il les justifie

« C'est à Machecoul que commencèrent et se perpétuèrent ces horreurs, un carnage que l'on aurait peine à imaginer. Dans le premier jour, c'est-à-dire le lundi 11 mars, on ne se fut pas plutôt saisi des patriotes qu'on les conduisit en prison l'un après l'autre ; mais, chemin faisant, plusieurs furent assommés à coups de bâton, d'autres furent fusillés. Il est vrai que la gendarmerie et la garde nationale avaient eu l'imprudence de faire feu les premières et, quoiqu'elles n'eussent tué ni blessé personne, au moins grièvement, cette décharge fut le signal de la guerre. On leur riposta sur-le-champ avec un peu plus d'effet, et de là suivirent des massacres, des vols, des pillages et des violences sans nombre.

« La même chose à peu près se passa en même temps dans les autres petites villes de district, tant de la Loire-Inférieure que de la Vendée, comme Legé, Rocheservière, Montaigu et autres semblables. Mais il n'y en eut point qui, comme la capitale du pays de Retz, aient été si longtemps le théâtre des cruautés et des vengeances.

« L'insurrection fut générale dans les environs de cette ville et, par un changement qui parut un effet de la Providence, ceux qui, depuis deux ans, se faisaient un jeu d'incarcérer, de persécuter et d'inquiéter tous les citoyens, éprouvèrent, en ce moment, la peine du ta lion. Le pillage, qu'ils avaient désigné pour le 12 de ce mois, fut tourné contre eux-mêmes. Il ne faut pas s'étonner si ces machinateurs de guerres intestines, de schismes et de révolutions furent traités sans miséricorde ; ils n'avaient fait grâce à personne et comptaient encore moins en faire par la suite.

« Ce n'est pas qu'on veuille ici excuser les traits d'inhumanité et d'illégalité des proscriptions auxquelles le peuple se porta dans ces événements tragiques ; mais on ne peut s'empêcher d'apercevoir la vengeance de Dieu sur la France en général et sur toutes ses parties...

« On trouva, le jour du sac de Machecoul, sur l'autel de l'église des religieuses du Calvaire, une peau de veau bourrée de paille, se tenant debout et représentant cet animal vivant. En parallèle, de l'autre côté, était un cheval de bois, nouvellement enlevé d'une paroisse voisine, à qui il servait d'instrument pour une espèce de quintaine. On sut après que c'est en présence de ces deux idoles que se jouaient les pièces de théâtre et les bacchanales mystérieuses et nocturnes des habitants de l'un et l'autre sexe de cette malheureuse ville ; quelques-uns disent que c'étaient les pastorales ou exercices innocents de l'enfance sur la naissance du Messie, ce qui est plus probable, mais n'excuse rien, l'autel ne pouvant servir de théâtre à un exercice profane. Il semblait qu'on eût abjuré partout, et il n'est point d'impiétés auxquelles les écrivains et les libertins ne se livrassent, soit dans les lieux publics, soit dans les maisons particulières. On peut dire que cette malheureuse Révolution est l'époque de l'infâme substitution du paganisme aux principes catholiques... Est-il donc étonnant que Dieu ait enfin vengé sa cause et livré des scélérats qui ne connaissaient plus de frein au bras vengeur de toute une population effrénée ? »

Notez que cette apologie abominable est aggravée par le mensonge et par l'hypocrisie. Il est faux que les patriotes eussent annoncé et organisé le moindre pillage. Il est faux qu'une seule exécution ait eu lieu en Vendée avant les massacres de Machecoul. Et comment qualifier le prêtre qui fait un crime à toute une ville de ces habitudes de culte populaires et un peu enfantines que le clergé lui-même avait propagées, et qui voit là une excuse à une tuerie de vingt jours ?

« Chaque jour, ajoute le bon prêtre, était marqué par des expéditions sanglantes, qui ne peuvent que faire horreur à toute âme honnête et ne paraissent soutenables qu'aux yeux de la philosophie. Il faut cependant convenir qu'on ne fit point, à beaucoup près, autant d'horreurs qu'au 2 septembre, à Paris ; on n'y fit même rien d'approchant. Cependant, les choses en étaient à un point que l'on disait hautement qu'il était indispensable et essentiel à la paix de ne laisser aucun patriote en France. Telle était la fureur populaire qu'il suffisait d'avoir été à la messe des intrus, pour être emprisonné d'abord, et ensuite assommé ou fusillé, sous prétexte que les prisons étaient pleines comme au 2 septembre. »

Et, quand les prêtres, tout en affectant de blâmer ces excès de barbarie, y voient une juste vengeance de Dieu sur la France impie, qui arrêtera les paysans fanatisés, instruments de cette vengeance divine ?

 

LES MASSACRES DE MACHECOUL

M. Germain Bethuis, fils d'un des massacrés de Machecoul, a très bien noté les deux traits de la tactique vendéenne : la démagogie rétrograde qui ameutait toutes les passions jalouses contre la bourgeoisie, classe révolutionnaire, et la systématique extermination des patriotes.

« Machecoul, petite ville alors remarquable par son commerce de grains et de farines, était situé sur les confins des Marches poitevines. Elle réunissait une population de 1.500 à 2.000 habitants. Elle avait cessé d'être capitale du duché de Retz pour devenir chef-lieu de district. La bourgeoisie, quoique nombreuse, était dominée par le bas peuple qu'elle employait et faisait vivre. C'était dans le faubourg de Sainte-Croix qu'habitait cette populace envieuse, méchante et prête à se ruer sur les bourgeois, qu'elle croyait devoir remplacer dans leurs biens. Car on n'avait pas oublié d'exciter chez elle le sentiment de la cupidité. »

Que nous importe le ton de bourgeois censitaire de M. Bethuis, avocat, avoué et fonctionnaire sous Louis-Philippe ? Il a vu juste au fond et il dit vrai. C'est le procédé habituel de la contre-Révolution féodale et cléricale, pour avoir raison de la bourgeoisie, d'exciter contre elle la colère jalouse des pauvres. Les socialistes, ni dans l'histoire d'hier, ni dans l'histoire d'aujourd'hui, ne sont dupes de cette manœuvre. Il ne suffit pas pour qu'un mouvement soit populaire, que le peuple y soit mêlé ; il ne suffit pas pour qu'une agitation soit prolétarienne, que des prolétaires y participent. Il faut que ce mouvement et cette agitation aient pour but l'affranchissement du peuple et du prolétariat. Combattre la bourgeoisie au profit de l'avenir est révolutionnaire. La combattre au profit du passé est réactionnaire. Les ouvriers massacreurs de Machecoul, enrôlés par le fanatisme clérical et l'insolence féodale, n'étaient pas du peuple, historiquement. Ils étaient des agents de contre-Révolution, comme les paysans superstitieux, égoïstes et barbares. Il y avait en ces exécutions un plan politique sinistre.

« On peut attribuer à l'effervescence du moment ou à l'instinct cruel qui sommeille dans le cœur de l'homme, les assassinats qui eurent lieu dans les premiers jours, mais, dans les jours suivants, une pensée toute politique dirigea les bourreaux, car le calme était revenu dans les esprits. Ils obéissaient à une impulsion étrangère. Ce n'était pas" une foule désordonnée qui frappait, c'étaient des hommes choisis, qui étaient appelés à remplir l'horrible office de bourreaux et de sbires...

« ... En considérant l'ensemble des meurtres, il s'y manifeste une pensée : celle de frapper la classe intermédiaire des bourgeois, comme partisans de la Révolution, laquelle est dominée par une pensée plus horrible encore : c'est que l'on a voulu compromettre tellement les paysans qu'ils eussent tout à redouter et ne pussent reculer dans la voie d'extermination... »

Le rapport officiel écrit par le conventionnel Villers et contresigné par son collègue Fouché, en même temps qu'il retrace le détail d'atrocités presque surhumaines, marque très fortement la responsabilité des chefs.

« Les plus cruels étaient les vieillards, les femmes et les enfants ; les femmes criaient : « Tue ! tue ! », les vieillards assommaient, et les enfants chantaient victoire. Un de ces monstres courait les rues avec un cor de chasse ; quand passait un citoyen, il sonnait la vue, c'était le signal d'assommer ; puis, il revenait sur la place, sonner l'hallali ; des enfants le suivaient en criant : « Victoire ! Vive le Roi ! »

« Le curé constitutionnel, Le Tort, fut saisi. Les barbares ne l'assommèrent pas ; ils le firent périr à coups de baïonnettes dans le visage. Son supplice dura environ dix minutes. Un des monstres qui l'avaient assassiné disait encore en s'en allant : « Ce bougre de prêtre n'a cependant pas vécu longtemps. »

« On arrête le citoyen Pinot avec son fils âgé de dix-sept ans. « Renonce à la Nation, lui disent les brigands, et nous ne te ferons point de mal. — Non, je mourrai fidèle à ma patrie : Vive la Nation ! » Et on l'assomme. Les bourreaux se retournent vers son fils : « Tu vois le sort de ton père ? Sois des nôtres. Crie : Vive le Roi ! vivent les aristocrates ! Nous ne te ferons point de mal. — Mon père est mort fidèle à sa patrie ; je mourrai de même : Vive la Nation ! » et on l'assomme.

« Le citoyen Paynot, juge de paix, mourut aussi en criant : « Vive la Nation ! »

« Dans les journées des 11 et 12 mars, il fut assassiné 44 patriotes dans les rues, et à peu près autant furent mis en prison.

« Une femme (Mme Saurin), dont on venait d'assassiner le mari, le frère et un des ouvriers, fut forcée par ces barbares de prendre un bout de la civière sur laquelle était le cadavre de son mari, pour le porter en terre.

« On ne fit aucun mal aux prisonniers jusqu'à l'arrivée de Charette, commandant général des brigands. Il arriva à Machecoul, le 14, et se rendit aussitôt sur la place où il harangua sa troupe, en lui parlant surtout des dangers que courait la religion catholique. On finit par crier : « Vivent le roi, la noblesse et les aristocrates ! »

« Dès le soir, tous les serruriers furent occupés à forger des menottes, tranchantes au point qu'en remuant les bras, les malheureux prisonniers se coupaient les poignets.

« Parmi les paysans, et habillés comme eux, étaient des ci-devant nobles des deux sexes — selon une lettre au Moniteur, parmi les « furies de Machecoul » il y avait trois filles de La Rochefoucauld habillées en paysannes —, beaucoup de prêtres réfractaires, entre autres un ancien vicaire de Machecoul nommé Drion — je le nomme parce qu'il faut que les monstres soient connus comme les héros —. On l'invita à dire la messe dans l'église. « Non, dit-il, elle n'a pas été purifiée depuis que le curé constitutionnel en est sorti. » Mais que fait-il ? Il fait dresser un autel dans l'endroit même où l'on avait massacré presque tous les citoyens ; il y dit la messe les pieds dans le sang qui coulait encore ; le bas de son aube était sanglant, et il finit par le Domine salvum fac regem.

« Depuis le vendredi 15 mars jusqu'au lundi 22 avril, à peine se passa-t-il un jour qui ne fût marqué par des assassinats. Pour les légitimer en quelque sorte aux yeux de ceux qui commençaient à s'en lasser, Charette écrivait des lettres qu'il s'adressait à lui-même ; tantôt c'était de Nantes, tantôt c'était de Paris. La veille de Pâques, il lut en public une de ces lettres prétendues, dans laquelle on lui marquait que tous les prêtres sexagénaires, détenus dans la ville de Nantes, venaient d'être saignés à la gorge. Dès le lendemain, cette ruse barbare eut l'effet qu'il en attendait. On se porte aux prisons ; 24 de nos malheureux frères sont assassinés le matin et 56 le soir, et ces anthropophages disaient en soupant : « Nous sommes bien décarêmés aujourd'hui ! »

« Ils n'assommaient plus, mais ils attachaient les prisonniers à une longue corde qu'on leur passait au bras (les brigands appelaient cela leur chapelet) ; puis on les menait dans une vaste prairie où on les faisait mettre à genoux devant un grand fossé. Ils étaient fusillés ; ensuite des piquiers et des assommeurs se jetaient sur ceux qui n'avaient pas reçu de coups mortels.

« Le citoyen Joubert, président du district, eut les poignets sciés avant d'être assassiné ; il le fut à coups de fourches et de baïonnettes.

« Ces barbares ont enterré des hommes vivants. Un jeune homme de dix-sept ans, nommé Gigault, s'est soulevé de dessous les cadavres enterrés avant lui ; mais, n'ayant pas assez de force pour aller loin, il fut bientôt repris et assommé. On voyait encore, le 23 avril, dans cette prairie qui a servi de tombeau à tant de braves et malheureux citoyens, un bras hors de terre, dont la main, encore accrochée à une poignée d'herbe, semblait celle d'un homme qui avait voulu sortir de. la tombe.

« Ces monstres avaient assommé dans Machecoul 542 citoyens, et tant de victimes ne suffisaient pas encore à leur fureur. Ils voulaient détruire les femmes, .et, pour y parvenir, Charette s'écrit encore une lettre de Nantes, où on lui mande que sa femme vient d'être massacrée dans cette ville. Aussitôt toutes les femmes citoyennes sont conduites en prison ; mais le moment n'étant pas venu, on les fit sortir.

« Ces scélérats se partageaient déjà les propriétés des citoyens. L'un d'eux disait un jour à sa femme : « Tu te plaignais de faire ta métairie à moitié, hé bien ! je te la donne ; je viens de tuer le propriétaire. »

« Ils disaient qu'ils combattaient pour la foi, et les prêtres, pour les encourager, leur persuadaient qu'ils iraient droit en paradis, s'ils mouraient en combattant, et en enfer si c'était en se sauvant ; et que, d'ailleurs, s'ils avaient de la foi, les balles ne les atteindraient pas.

« Charette et l'ancien vicaire de Machecoul, sachant que l'armée de Beysser était en chemin, craignaient que cette nouvelle ne jetât l'alarme parmi leur troupe ; ils imaginèrent un moyen pour arrêter la désertion. Le prêtre crie au miracle ; il s'associe un vieillard sur lequel il avait fait tirer quinze coups de fusil à poudre, et ces deux scélérats courent de rue en rue, en disant qu'une prieure de la communauté, morte depuis plusieurs années, leur a parlé. On les questionne ; le prêtre dit que la sainte a recommandé qu'on ne tuât plus personne qu'au combat, et qu'elle a assuré au vieillard, au-devant duquel elle s'est placée lorsqu'on le fusillait, que tous les Bleus mourraient dans la journée du 22. Le commandant Charette fait allumer des cierges autour de la tombe de la prétendue sainte ; on se met à genoux, le prêtre pose la main sur la pierre tombale, et il s'écrie qu'il la sent se soulever. Aussitôt on crie au miracle, on fait des prières, et cette fanatique cérémonie finit par une invitation à revenir le lendemain chercher les paroles de la sainte, écrites derrière une petite Vierge nichée au mur. Quelles étaient les paroles de la sainte ? La liste de toutes les femmes patriotes qu'on devait assassiner avec leurs enfants dans la nuit du 22... »

C'est, depuis l'origine, la même supercherie criminelle attisant le fanatisme et la-cruauté. Les missionnaires de Saint-Laurent, on s'en souvient, faisaient promener sur les murs des chapelles des ombres magiques. Et bientôt les chefs vendéens, désirant avoir avec eux un évêque pour donner plus d'élan aux paysans crédules, permettent à un aventurier, Guillot de Folleville, de se dire évêque d'Agra. Il est désavoué par un bref du pape. Les chefs vendéens cachent au peuple cette lettre, et Guillot de Folleville continue à parader avec sa crosse dorée. Quel mépris pour les simples ! Et quel mélange monstrueux de mensonge et de férocité !

 

LES PREMIERS SUCCÈS DES VENDÉENS

Dès les premiers jours de l'insurrection, et par un mouvement à la fois dispersé et concerté, les insurgés s'emparent du district de Challans, en Vendée, de Cholet, dans l'Anjou, et ils occupent si fortement les abords de Nantes que toutes les communications sont coupées entre la grande ville révolutionnaire et l'Ouest. Leur plan était d'occuper solidement les villes et de s'emparer de celles de la côte, pour assurer le débarquement des Anglais. Ils n'attendent pas, pour appeler l'étranger, d'être acculés ou affolés par une longue lutte. C'est tout de suite qu'ils comptent sur lui. C'est vers lui qu'est tournée leur tactique. Les royalistes angevins, vers le milieu de mars, se disaient les uns aux autres :

« Nous avons commencé la contre-Révolution quinze jours trop tôt ; nous attendions des Anglais et des émigrés qui devaient débarquer aux Sables-d'Olonne. »

« C'est dans l'espoir d'ouvrir la France aux Anglais que Joly, avec ses bandes, livra à la vaillante petite ville des Sables-d'Olonne, si héroïquement dévouée à la Révolution, des assauts répétés Après l'échec de ces premières tentatives, aux premiers jours d'avril, « les commandants des armées catholiques royales des Bas-Anjou et Poitou députaient vers Messieurs du comité de Noirmoutier, René-Augustin Guerry, président du comité de Tiffauges », afin de se procurer « d'Espagne ou d'Angleterre la poudre qui leur manquait, si Messieurs de Noirmoutier ne pouvaient leur en procurer suffisamment ». Et M. Chassin ajoute :

« A cette commission, datée de Saint-Fulgent, le 6 avril 1793, les c9,mmandants d'Elbée, Berrard et Sapinaud joignirent, le 8, deux billets à remettre aux chefs militaires de l'un des ports d'Angleterre et d'Espagne où leur émissaire aborderait « les priant de leur procurer, dans le plus court délai, des munitions de guerre et des troupes de ligne, pour parvenir aux fins qu'ils se proposaient ».

Il est vrai que l'Angleterre ne se rendit pas compte d'abord de l'importance du mouvement et de l'aide qu'elle y pouvait trouver. Pendant plusieurs mois, les puissances étrangères ne connaissent que le nom d'un des chefs bretons, le perruquier Gaston. Les princes aussi, le comte de Provence et le comte d'Artois, méconnaissent d'abord le mouvement de Vendée. Pressé de rejoindre ceux qui combattaient pour lui, le comte d'Artois se dérobe. Catherine de Russie a beau Fui dire : « Vous êtes un des plus grands princes de l'Europe, mais il faut oublier cela et être un bon et valeureux partisan. » Elle a beau lui offrir, en présence de toute sa Cour, une épée portant sur la lame cette inscription : « Donnée par Dieu pour le roi », le comte d'Artois hésite à se jeter dans les aventures. Il évita la Vendée.

 

LE RÉTABLISSEMENT DE L'ANCIEN RÉGIME DANS LE PAYS INSURGÉ

De quels égoïsmes monstrueux les paysans étaient enveloppés ! On les avait si bien affolés de fanatisme, de pieuses supercheries et de mensonges, qu'on les jetait à la plus terrible lutte dans l'intérêt de prétendants qui, eux, se ménageaient, et qu'on ne craignait pas de -leur proposer comme but la restauration de tout l'ancien régime et des privilèges mêmes dont ils avaient le plus souffert. C'était le rétablissement de la dîme. C'était la reconstitution du domaine d'Eglise repris sur les paysans aussi bien que sur les bourgeois. Le Conseil supérieur de Châtillon-sur-Sèvre ne tardera pas, en effet, à « annuler les ventes des biens ecclésiastiques, domaniaux et autres, dits biens nationaux, faites en vertu des soi-disant Assemblées nationales », ainsi que « les cessions et reventes desdits biens consenties par les premiers acquéreurs. » Il déclarera « qu'il n'appartient qu'au roi, à l'Eglise et aux ordres de l'Etat réunis de prononcer sur la dîme ». Les abonnements de dîmes et autres redevances, qui se payaient en nature, devaient « continuer à être payés de la même manière qu'en 1790 ». Sans doute, les fermiers et propriétaires jouissant par eux-mêmes étaient autorisés à « lever tous les fruits de leur récolte, sans en laisser aucune partie sur les champs sujets aux droits et redevances ». Mais il leur était enjoint « de faire déclaration sincère et exacte des fruits qu'ils auraient dû laisser sur les terres pour l'acquit des dîmes », afin de rendre compte de ces fruits « dans le cas où le roi, l'Eglise et les ordres de l'Etat le jugeraient à propos, si mieux n'aimaient se libérer tout de suite, en payant sur quittance. » Les dîmes perçues et les revenus des anciens biens ecclésiastiques étaient affectés « aux frais du culte catholique, apostolique et romain, et au traitement de ses membres. » (Voir Chassin.)

Ainsi, ce n'était pas seulement le rétablissement éventuel des dîmes : elles étaient rétablies en fait, puisque les cultivateurs en étaient, même pendant cette période de crise, comptables à l'Eglise et au roi, et qu'un terrible passif s'accumulait sur eux d'année en année. Selon le code des pays insurgés, « les titulaires de bénéfices résidant dans le pays conquis étaient maintenus dans la jouissance desdits bénéfices nonobstant toute vente ou aliénation faite en vertu des décrets de l'Assemblée nationale. Ils ne pouvaient cependant résilier les baux et expulser les fermiers.

« Les acquéreurs des biens nationaux n'étaient maintenus dans la jouissance desdits biens que d'une manière provisoire et comme fermiers ou régisseurs comptables envers les titulaires résidant dans le pays conquis. Les baux étaient maintenus jusqu'à leur échéance. Les fermages des biens nationaux, dont les titulaires ou anciens propriétaires ne résidaient pas dans le pays, étaient payés au trésorier de l'armée. »

A vrai dire, quand les paysans connurent ces dispositions, quand ils commencèrent à comprendre que, sous prétexte de défendre la religion, la noblesse la plus égoïste et le clergé le plus avide voulaient les dépouiller à nouveau, il y eut des murmures et, au témoignage de Mercier du Rocher, ils allaient disant : « Nous ne sommes pas mieux traités d'un côté que de l'autre ». Mais ce n'est qu'au bout de quelques mois que les chefs, prêtres et nobles, se risquèrent à faire connaître tout leur plan de contre-Révolution. Et tout d'abord, les paysans, stupides de fanatisme grossier et exaspérés contre le recrutement, marchaient sans hésitation au combat.

 

LA VENDÉE PATRIOTE

Ah ! de quel péril les cités patriotes et révolutionnaires de l'Ouest sauvèrent la Patrie et la liberté ! Si les bourgeois de Fontenay, de Nantes, des Sables-d'Olonne avaient fléchi, s'ils n'avaient pas gardé la contenance de fermes républicains », si les bandes vendéennes avaient pu saisir d'emblée le grand port de la Loire, Nantes, et le port sur l'Océan, les Sables-d'Olonne, l'attention des émigrés et des Anglais aurait été appelée aussitôt sur le soulèvement de l'Ouest, et l'Anglais aurait abordé les côtes de France à l'heure même où l'Autrichien menaçait ses frontières du Mord. Mais, en Vendée, ces petites villes au grand cœur s'obstinèrent dans la résistance. Les patriotes sablais surtout, en gardant à la Révolution le port de l'Ouest vendéen, rendirent un service immense. Et la lutte de ce que M. Chassin a si bien nommé « la Vendée patriote », le sang-froid de ces groupes comme perdus en un pays hostile étaient d'autant plus héroïques que, tout d'abord, il ne fut pas aisé aux révolutionnaires vendéens de faire comprendre à Paris, à la Convention, l'étendue du péril.

 

LES MESURES DE RÉPRESSION

L'Assemblée sut, par le directeur des postes, le 17 mars, que les courriers de Nantes étaient interceptés. Elle apprit aussi que la révolte avait éclaté aux environs de Redon. Elle porta le 19 une loi terrible, qui condamnait à mort tous ceux qui seraient « prévenus d'avoir pris part aux révoltes ou émeutes contre-révolutionnaires qui éclataient ou éclateraient à propos du recrutement, tous ceux qui auraient pris ou garderaient la cocarde blanche ». S'ils étaient pris ou arrêtés les armes à la main, ils devaient être dans les vingt-quatre heures livrés à l'exécuteur des jugements criminels. Un procès-verbal de deux signatures suffisait à rendre le fait constant : la confiscation des biens suivait la peine de mort.

Toute la Convention vota cette loi. Même c'est Lanjuinais qui y fit introduire les dispositions les plus terribles. C'est lui qui avait demandé que la peine de mort frappât ceux qui « porteraient la cocarde blanche ». Et Marat s'était révolté contre cet excès :

« La mesure proposée par Lanjuinais est la plus insensée, la plus indigne d'un être pensant et bien intentionné pour la République. Elle ne tend à rien• moins qu'à faire égorger les vrais patriotes. Ce ne sont pas les hommes égarés contre lesquels il faut sévir, ce sont les chefs. »

Lanjuinais était un homme intrépide et d'esprit inflexible. Il ne faisait pas corps avec les Girondins ; il n'aimait ni leur inconsistance un peu bruyante ni leur « impiété », il était janséniste et chrétien fervent. Il avait le sens de la liberté et de la loi, mais son esprit étroit ne comprenait pas les grands mouvements populaires, les nécessités de la Révolution, et toujours, pour combattre l'anarchie et la démagogie, il s'opposait aux actes de vigueur nécessaires. Cette fois, s'il fut terrible, c'est parce que les insurgés de l'Ouest outrageaient la loi, et que Lanjuinais voulait défendre la loi contre tous. J'observe cependant que dans l'opuscule qu'il a écrit pour sa défense en 1793, et qui a été publié par son petit-fils sous le titre : Examen de la conduite de Lanjuinais, député proscrit, il néglige une occasion très naturelle de rappeler sa motion.

« Camille Desmoulins, écrit-il, dans une adresse du 7 juin dernier, au nom des Jacobins de Paris, m'a accusé d'avoir été le pape de la Vendée. Je n'examinerai point si c'est une faute ou un crime... Je ne lui dirai point qu'il est le pape des calomniateurs ; je laisse là les figures dont il fait un si ridicule emploi. J'affirme simplement que je n'ai jamais eu aucune sorte de relations avec les rebelles de la Vendée, que je n'ai jamais été dans ce pays, que je n'y connais personne et que je n'y ai jamais eu de correspondance. C'est à lui de prouver le contraire ou d'avouer sa turpitude. »

Oui, mais pourquoi Lanjuinais ne répond-il pas que c'est lui qui a proposé contre tous les rebelles de l'Ouest la loi la plus redoutable ? C'eût été une réplique très forte. Mais, sans doute, ses impressions à ce sujet s'étaient modifiées un peu, et il laissait volontiers dans l'ombre cette terrible motion.

 

LA GIRONDE ET LA VENDÉE

La Gironde, dans l'ensemble, accueillit assez froidement les communications et les appels de la Vendée patriote. Elle ne prit pas au sérieux le péril vendéen. Mercier du Rocher l'affirme très nettement. Prévinquières et lui, délégués auprès de la Convention, allèrent, le 23 mars, au Comité de défense générale — et non de sûreté générale, comme l'imprime par erreur M. Chassin à la page 517 :

« Pétion, présidant ce Comité, et la plupart des membres qui le composaient étaient du parti qu'on appelait girondin. J'y vis Barbaroux, Vergniaud et Gensonné. On discuta longtemps sur les moyens de ramener la tranquillité dans les départements révoltés. Lamarque proposa de charger le pouvoir exécutif de cet objet. Je répondis que cette disposition était insuffisante ; je représentai la guerre civile et toutes ses horreurs répandues sur le territoire de la Vendée qui serait peut-être bientôt à la merci des Anglais. On me dit qu'il ne fallait pas m'exprimer aussi énergiquement ; mais je répliquai que je n'étais pas là pour cacher la vérité et qu'il fallait bien connaître le mal pour y appliquer le remède. Gensonné dit au Comité que le département de la Vendée était entièrement fanatisé et que, sur vingt citoyens de ce pays, à peine rencontrait-on un patriote. « Gensonné, répondis-je, il y a encore des patriotes dans la Vendée ; mais pourquoi n'as-tu pas dit au Corps législatif la vérité dans le rapport que tu lui en as fait dans ta mission sur a notre territoire ? Pourquoi lui as-tu caché la disposition où étaient les esprits dans ces contrées ? Pourquoi ne démasquas-tu pas l'incivisme de Péchard, qui était l'âme de l'administration ? Elle était bien coupable, elle a favorisé les prêtres réfractaires et les nobles. »

« Gensonné se tut. On continua la délibération. Santerre, commandant de la garde de Paris, était présent. « D'après ce que vient d'exprimer ce citoyen, dit-il en me montrant, il n'y a pas un instant à perdre. Il faut faire partir pour la Vendée vingt mille hommes de la garde nationale de cette ville dans toutes les voitures qu'on pourra se procurer. Ils seront rendus dans huit jours en présence des brigands, qui rentreront bien vite dans le devoir. Nous saisirons les prêtres, les nobles et les scélérats qui les excitent. Les bons cultivateurs reconnaîtront leurs erreurs ; nous leur parlerons le langage de la raison et de la fraternité, et le « calme sera rétabli ». Cette proposition fut appuyée par Marat, mais elle ne fut pas mise aux voix.

« On ne s'inquiétait même pas de recueillir des renseignements sur l'objet dont on s'occupait. Je tombai par hasard sur un carton qui renfermait les pièces que nous avions fait passer au Conseil. J'y retrouvai les lettres que nous avions écrites le 4 et le 14, et les -copies des correspondances que nous avions trouvées sur les chefs des brigands. Tous ces écrits étaient propres à éclairer la discussion. Ils ne furent pas même consultés en cette circonstance. On eût dit que la malveillance dirigeait les opérations du Comité. Barère, qui était vice-président, était d'une froideur qui ne peut s'exprimer ; il se tenait serré auprès de Pétion ; on eût dit qu'il attendait l'issue de la lutte entre la Gironde et la Montagne pour se déclarer... Cependant il paraissait plus disposé à se ranger du côté de Guadet que du côté de Marat.

« Ce dernier dit au Comité « que le salut public était la suprême loi, que les ennemis de la Patrie levaient un front audacieux, qu'il fallait armer les bons citoyens et leur distribuer des poignards. » En disant ces paroles, il en tira un qu'il avait sous la nappe et l'étendit sur la table : « Voilà le modèle de l'arme que je vous propose, ajouta-t-il ; examinez bien cette arme, comme elle est aiguë ! Comme elle est tranchante ! Que chacun de vous essaie comme moi de percer le sein des ennemis de la République ! »

« Barère répondit que « le Comité n'était point assemblé pour s'occuper de la forme des poignards. — De quel parti es-tu ? lui demanda fièrement Marat. — Du parti de la République, répondit Barère ; quant à moi, je ne sais si Marat en est bien. — Toi, répliqua ce dernier, un républicain ! Barère un républicain ! c'est impossible ! » On fit cesser le débat qui devenait très chaud. » C'est une des séances violentes dont parle Barère dans ses Mémoires :

« Dans ces temps de crise et de trahison, le Comité de défense crut devoir transporter ses séances dans les appartements des Tuileries, et il prit la résolution de délibérer tous les soirs, sous les yeux mêmes de tous les membres de la Convention qui voudraient se rendre dans son sein. Les séances (fin de mars) étaient extrêmement nombreuses et duraient fort avant dans la nuit. Chacun y portait le tribut de ses lumières ; quelques-uns y portèrent le tribut plus dangereux de leurs passions. Tel fut Marat et quelques autres députés irascibles et défiants. »

Mais, entre l'exaltation souvent clairvoyante, parfois puérile de Marat et l'esprit d'inaction et d'indifférence de la Gironde, le Comité ne décidait rien. Les Girondins, de même qu'ils avaient essayé, au commencement de mars, de cacher à eux-mêmes et aux autres la portée des événements de Belgique, essayaient maintenant de jeter ou de laisser un voile sur les redoutables événements de l'Ouest. Justement, en cette fin de mars, les sections de Marseille, prenant parti contre Barbaroux et ses amis, avaient demandé par une pétition à la Convention qu'ils fussent rappelés. Et Barbaroux, pour relever le défi, avait proposé la convocation des assemblées primaires et l'appel aux électeurs.

L'appel aux départements était, pour la Gironde, la suprême ressource ou tout au moins la suprême tactique. Elle sentait que du côté de la Belgique et de Dumouriez des nouvelles terribles allaient venir. Elle prévoyait un soulèvement de Paris, et elle s'apprêtait à refouler les forces insurrectionnelles parisiennes en s'appuyant sur des forces départementales. Mais, comment invoquer les départements contre Paris au nom de la liberté, de la Patrie et de la Révolution, si déjà les départements de l'Ouest trahissaient au profit des émigrés, du roi et de l'étranger, la Révolution et la Patrie ? Avouer la gravité de l'insurrection de l'Ouest, c'était ou bien reconnaître avec la Montagne que Paris était le centre de salut, la sauvegarde nécessaire, le foyer inviolable et sacré, ou bien se condamner soi-même par un pacte public avec la contre-Révolution.

 

BRISSOT DÉNONCE LE COMPLOT DE PITT

D'ailleurs, la thèse de la Gironde, c'était que tous les désordres, tous les malheurs, toutes les défaites étaient la conséquence de l'action des anarchistes travaillant pour le compte de l'étranger. Dès lors, pourquoi s'épuiser à combattre telle ou telle manifestation du mal ? Il fallait en tarir la source, et supprimer l'anarchie. Ainsi, par une logique d'aberration, la Gironde concluait que détruire la Montagne était le vrai moyen de combattre et Pitt et les Vendéens révoltés. Qu'on lise, à cette date, le Patriote français, et l'on verra à quel point l'esprit de la Gironde, faussé par tous les paradoxes de l'orgueil et de la rancune, était devenu incapable de percevoir le vrai et de sauver la Révolution menacée. Il y avait selon les Girondins une triple conspiration : conspiration des anarchistes, conspiration des contre-révolutionnaires, conspiration de l'étranger, et de cette triple conspiration, la branche essentielle et maîtresse, c'était la branche anarchiste. C'est sur celle-là d'abord qu'il fallait porter la hache.

« Nous avons, dit le numéro du 19 mars, découvert ces jours derniers des traces de la triple conspiration tramée à la fois dans toutes les parties de la France, mais ce n'étaient que de faibles étincelles qui annonçaient un terrible incendie. Il résulte, de dépêches communiquées aujourd'hui à la Convention nationale, que les départements de l'Ille-et-Vilaine, de Mayenne et Loire, de la Vendée, des Deux-Sèvres et de plusieurs autres des ci-devant provinces de Bretagne et de Normandie, sont en proie aux horreurs de la guerre civile. Des brigands et une multitude égarée, COMMANDÉS PAR DES ÉMISSAIRES DES ANARCHISTES, portent partout le fer et la flamme. Cholet est incendié ; les rebelles, maîtres des chefs-lieux de district, sont réunis en corps d'armée, ils ont des armes, du canon, ils livrent des combats, cependant les corps administratifs et les patriotes témoignent le plus grand courage. Déjà les révoltés ont été complètement battus dans le district de Montaigu, et ont laissé 500 de leurs complices sur la place.

« Il est aisé de voir ici le doigt de Pitt. Ce ministre astucieux croit ne pouvoir mieux seconder les armées des despotes que par une puissante diversion à l'intérieur ; il espère sans doute ainsi s'ouvrir par ces manœuvres nos côtes maritimes. Habile à tirer parti de la crise où nous sommes, il envenime nos divisions intestines ; il alimente cette guerre de libelles, que l'intrigue et le crime fait au patriotisme et à la vertu ; en un mot, il se dispose à recueillir les fruits de ces germes de dissolution que nos anarchistes ont semés. C'est pour Pitt qu'on a avili la représentation nationale, et qu'on a dirigé contre elle la plus cruelle défiance. C'est pour Pitt qu'on a brisé tous les ressorts des lois ; c'est pour Pitt qu'on a laissé Paris sans force publique et qu'on le livre en proie à une poignée de scélérats couverts de boue et de sang ; c'est pour Pitt qu'on a rompu le frein sacré de la morale publique, et qu'on a, pour ainsi dire, popularisé le crime ; c'est pour Pitt qu'on a attenté à la liberté de la presse, ce palladium de toutes les autres libertés. Aussi marchons-nous avec une effrayante rapidité vers la désorganisation universelle, vers ce renouvellement de la société, but avoué de nos anarchistes, et nous y touchons si une ligue fraternelle, si une contre-conjuration de tous les patriotes ne se hâtent de sauver la République et le genre humain. »

Est-ce que vraiment les Girondins croyaient alors que ceux qu'ils appelaient les anarchistes, c'est-à-dire les plus influents des Montagnards, étaient les agents de l'étranger ? Oui, plusieurs parmi eux avaient fini par le croire. Il leur semblait si monstrueux de n'être plus les chefs de la Révolution qu'ils ne pouvaient expliquer que par l'intrigue et l'or de l'Angleterre et de la Prusse ce renversement de toute raison.

 

LA CONVERSATION DE SALLE AVEC GARAT

Louvet, Salle étaient comme hallucinés. Ce que dit Salle à Garat, en mars 1793, est du délire :

« Je vais tout vous dire, car j'ai tout deviné ; j'ai deviné toutes les trames. Tous les complots, tous les crimes de la Montagne ont commencé avec la Révolution ; c'est d'Orléans qui est le chef de cette bande de brigands, et c'est l'auteur du roman infernal des Liaisons dangereuses qui a dressé le plan de tous les forfaits qu'ils commettent depuis cinq ans. Le traître La Fayette était leur complice, et c'est lui qui, en faisant semblant de déjouer le complot dans son origine, envoya d'Orléans en Angleterre pour tout arranger avec Pitt, le prince de Galles et (e cabinet de Saint-James. Mirabeau était aussi là-dedans ; il recevait de l'argent du roi pour cacher ses liaisons avec d'Orléans, mais il en recevait plus encore de d'Orléans pour le servir. La grande affaire pour le parti d'Orléans, c'était de faire entrer les Jacobins dans ses desseins. Ils n'ont pas osé l'entreprendre directement : c'est d'abord aux Cordeliers qu'ils se sont adressés : dans les Cordeliers, à l'instant, tout leur a été vendu et dévoué. Observez bien que les Cordeliers ont toujours été moins nombreux que les Jacobins, ont toujours fait moins de bruit ; c'est qu'ils veulent bien que tout le monde soit leur instrument, mais qu'ils ne veulent pas que tout le monde soit dans leur secret. Les Cordeliers ont toujours été la pépinière des conspirateurs : c'est là que le plus dangereux de tous, Danton, les forme et les élève au meurtre et au massacre ; c'est là qu'ils s'exercent au rôle qu'ils doivent jouer ensuite dans les Jacobins, et les Jacobins, qui ont l'air de mener la France, sont menés eux-mêmes, sans s'en douter, par les Cordeliers. Les Cordeliers, qui ont l'air d'être cachés dans un trou de Paris, négocient avec l'Europe et ont des envoyés dans toutes les Cours qui ont juré la ruine de notre liberté ; le fait est certain, j'en ai la preuve.

« Enfin, ce sont les Cordeliers qui, après avoir englouti un trône dans des flots de sang, se préparent à verser de nouveaux flots de sang pour en faire sortir un nouveau trône. Ils savent bien que le côté droit où sont toutes les vertus, est aussi le côté où sont les vrais républicains ; et, s'ils nous accusent de royalisme c'est parce qu'il leur faut ce prétexte pour déchaîner sur nous les fureurs de la multitude, c'est parce que des poignards sont plus faciles trouver que des raisons. Dans une seule conspiration, il y en a trois ou quatre.

« Quand le côté droit tout entier sera égorgé, le duc d'York arrivera pour s'asseoir sur le trône ; et d'Orléans, qui le leur a promis, l'assassinera. D'Orléans sera assassiné lui-même par Marat, Danton et Robespierre, qui lui ont fait la même promesse ; et les triumvirs se partageront la France couverte de cendres et de sang, jusqu'à ce que le plus habile de tous, et ce sera Danton, assassine les deux autres, et règne seul, d'abord sous le titre de dictateur, ensuite, sans déguisement, sous celui de roi. Voilà leur plan, n'en doutez pas ; à force d'y rêver, je l'ai trouvé ; tout le prouve et le rend évident. Voyez comme toutes les circonstances se lient et se tiennent ! Il n'y a pas un fait dans la Révolution qui ne soit une partie et une preuve de ces horribles complots. Vous êtes étonné, je le vois ; serez-vous encore incrédule ?

« — Je suis étonné, en effet. Mais, dites-moi, y en a-t-il beaucoup parmi vous, c'est-à-dire de votre côté, qui pensent comme vous sur tout cela ?

« — Tous, presque tous. Condorcet m'a fait une fois quelques objections ; Sieyès communique peu avec nous ; Roland, lui, a un autre plan, qui quelquefois se rapproche et quelquefois s'éloigne du mien ; mais tous les autres n'ont pas plus de doute que moi sur ce que je viens de vous dire ; tous sentent la nécessité d'agir promptement, de mettre promptement les fers au feu pour prévenir tant de crimes et de malheurs, pour ne pas perdre tout le fruit d'une révolution qui nous a tant coûté. »

Notez que lorsque le Patriote français parle, en soulignant les mots, de la triple conspiration — et il en parle sans cesse à cette date —, il fait écho aux propos de Salle. Les Girondins donnaient une sorte de tour cabalistique et de formule mystérieuse aux combinaisons incroyables qu'imaginait leur esprit surexcité. La triple conspiration devenait la hantise du parti, le mot de passe que les initiés prononcent en public, mais en lui donnant un sens secret plus profond, une signification ésotérique.

 

L'OPINION DE BARÈRE SUR MARAT ET DANTON

Comment des hommes aussi hallucinés auraient-ils pu voir la marche de la contre-Révolution dans l'Ouest ? Comment auraient-ils pu la combattre ? Barère le prudent, ou, comme disait Desmoulins. Barère le flegmatique, se laissa gagner, sans doute, par cette contagion de soupçon et de folie. Je sais bien qu'il ne faut accorder qu'un médiocre crédit à ses Mémoires où, en s'imaginant se défendre, il s'est rapetissé lui-même comme à plaisir. Il n'était plus, quand il les écrivait, soutenu par le grand souffle de la Révolution ; il n'était plus comme agrandi lui-même par la grandeur des événements, et il ne lui reste bien souvent que ses impressions les plus mesquines et les plus misérables sur les hommes. On dirait qu'ayant survécu il s'en excuse, en rabaissant ceux qui furent frappés.

Pourtant, s'il a, dans ses Mémoires, précisé bien des pensées qui, sans doute, furent flottantes, et aggravé bien des jugements qui furent moins sévères quand Barère était en contact direct avec les événements et les hommes, il a puisé, sans doute, dans le fond de ses impressions et de ses souvenirs ce qu'il dit de Marat et de Danton :

« Marat fut l'agent secret de Pitt et du comte-de Provence pendent la crise révolutionnaire ; il avait été indiqué au ministre anglais et au prince de l'émigration par M. de Calonne, qui avait connu Marat à Paris pendant les premières assemblées des notables, et qui dirigea la plume de cet écrivain. C'est de Marat que M. de Calonne dit un jour au libraire du faubourg Saint-Germain qui le lui avait fait connaître :

« — Ah ! les notables veulent des révolutions, je leur en ferai ; votre homme me sera très utile. » Marat alla à Londres pendant la première année de la Révolution et prit les instructions de William Pitt et de M. de Calonne réfugié en Angleterre. A son retour, il publia les premiers numéros de l'Ami du peuple, où il propagea les exagérations démagogiques. »

Et voici ce que Barère dit de Danton, précisément à propos de la Vendée :

« Il obséda le Comité, relativement à la guerre de Vendée, jusqu'à ce qu'il eùt obtenu, par ses importunités et ses nouvelles, qu'on délibérât sur la nécessité de faire partir des bataillons volontaires de Paris, et de donner le commandement général de cette armée à Santerre, instrument docile entre les mains de Danton. Celui-ci agissait ainsi dans l'intérêt de la Commune, par les insinuations d'un parti puissant qui se tenait au fond de l'Allemagne et ensuite à Londres ?... »

Et il' termine par ces paroles où le sous-entendu éclate :

« C'est à l'histoire inexorable et surtout investigatrice de la vérité, qu'il appartiendra plus particulièrement de signaler les causes secrètes, les agents coupables ou intéressés de cette exécrable guerre civile ; alors on sera bien étonné, sans doute, de voir quelles mains ont déchiré le sein de la Patrie, quels profonds hypocrites ont entretenu au cœur de la France cette contagion politique et ce fantôme furieux, qui devait empêcher la liberté politique de s'établir et le droit du peuple de s'organiser, protégé par une Constitution et des lois sages. »

Je sais que ces insinuations de Barère s'appliquent à une période ultérieure de la guerre de Vendée ; et je n'oublie pas non plus que, quand il écrivait ces lignes, Barère éprouvait, sans doute, le besoin de se justifier devant la postérité d'avoir ou immolé ou laissé immoler Danton et Robespierre. Mais, encore une fois, ces hypothèses plus que suspectes ont dû traverser son esprit en cette fin de mars où il se tenait, suivant l'expression de Mercier du Rocher, « serré contre Pétion » et en communication assez étroite avec la Gironde.

L'idée de Barère et des Girondins était que les défaites, les crises, les convulsions servaient la politique d'action véhémente, enthousiaste, brutale de Danton, de Robespierre, de Marat et de la Commune de Paris ; et ils concluaient avec la logique délirante des partis :

« Puisque la violence des événements sert la tactique de nos adversaires, ce sont eux qui provoquent cette violence des événements. »

De là, le roman extravagant de Salle. De là, l'audacieuse affirmation du journal girondin, que les troubles de Vendée sont fomentés « par des émissaires anarchistes ». Certes, les Montagnards aussi avaient leurs hypothèses insensées et leur logique folle. Quand Robespierre, sur la foi d'un propos étourdi de Carra, accusait tout le parti de la Gironde de vouloir instaurer sur le trône le duc d'York ; quand les Montagnards, constatant que la politique de résistance de la Gironde les conduirait peu à peu à faire cause commune avec les royalistes, concluaient que les Girondins servaient de parti pris les royalistes, c'était le même égarement de passion, le même sophisme énorme. Mais, ces hypothèses passionnées et fausses ne cachaient pas aux Montagnards le péril présent et pressant. Elles l'aggravaient, au contraire, à leurs yeux, puisque, selon eux, la contre-Révolution royaliste était comme doublée d'une intrigue girondine.

Aussi leur action contre les forces de réaction restait directe, sincère, totale. Ils criaient d'abord : Contre l'ennemi ! Sus à l'envahisseur ! Sus aux conspirateurs et aux traîtres ! Et si un éclat de la foudre lancée par eux rejaillissait sur la Gironde, c'était tant pis selon Danton, qui aurait voulu ménager encore et concilier tous les éléments révolutionnaires ; c'était tant mieux selon Robespierre. Marat, Hébert et la Commune. Mais c'est l'étranger, c'est l'insurgé, c'est l'Autrichien, le Prussien, le Vendéen que la foudre de la Montagne frappait d'abord. Leurs erreurs mêmes passionnaient les Montagnards à l'action ; et, au contraire, les Girondins étaient comme hébétés et paralysés par leurs hallucinations politiques. Ce n'était plus, en mars, qu'un parti incapable d'action, un parti infirme. La fièvre des Montagnards se tournait en énergie de combat ; celle des Girondins se perdait en illusions délirantes, en rêves agités tout ensemble et immobiles.

 

L'OPTIMISME DU PATRIOTE FRANÇAIS

Après n'avoir vu dans la révolte funeste de l'Ouest qu'une manœuvre des anarchistes parisiens envoyés en secret par la Commune, le Patriote français prodigue, de numéro en numéro, les notes optimistes. Ce n'est rien ou presque rien.

Numéro du 22 mars :

« Dans le département de la Mayenne, les révoltés, quoique rassemblés au nombre de plusieurs mille, n'ont pas eu de succès. Ils ont été repoussés de Laval et de plusieurs autres villes ; et on leur a fait des prisonniers. »

Numéro du 25 mars :

« Des nouvelles consolantes sont arrivées des départements du Nord-Ouest. Nantes, qui avait été entièrement bloquée par les rebelles, est maintenant dégagée. Cette ville dut son salut à l'intrépidité des corps administratifs et au courage infatigable de sa brave garde nationale... »

Numéro du 26 mars :

« Les nouvelles des départements en proie à la guerre civile sont très satisfaisantes. »

Ainsi, la Gironde endormait, dans un optimisme systématique, la vigilance de la Révolution menacée. Et, quand Mercier du Rocher vint dire la réalité, l'immensité du péril, on lui fit bien voir, par un accueil glacial, qu'il n'était qu'un importun.