LES GRIEFS DE MARAT CONTRE LES ENRAGÉS Contre
le mouvement des Enragés, Marat avait trois objections essentielles. D'abord
il leur reprochait de substituer à l'action légale grandissante de la
Montagne une agitation désordonnée qui permettait aux rolandins de parler de
complots. Et il ne leur pardonnait Pas d'injurier la Montagne, surtout la
députation de Paris, quand celle-ci refusait de se solidariser avec eux.
C'est pourquoi il avait combattu violemment les délégations révolutionnaires
de février. « Son discours, dit-il, le 11 février, dans une adresse aux bons
citoyens des sections de Paris, avait pour but de détourner de dessus la
Montagne, et surtout de dessus la députation de Paris l'imputation du complot
dont les pétitionnaires des sections étaient l'aveugle instrument. » Et il
terminait son appel par ces mots : « Ces
recherches (sur la qualité et le civisme des délégués) regardent particulièrement les
sections de Paris dont les pétitionnaires ont compromis l'honneur. J'aime à
croire que les bons Citoyens de toutes les sections de Paris, tous pénétrés
des bons Principes, de l'amour de l'ordre et du respect dû aux représentants
du souverain, s'empresseront de désavouer des faussaires qui les faisaient
parler en insensés et en factieux. » Dans le
numéro qui porte la date « du dimanche 25 février », ruais qui est du
dimanche 24, Marat attaque de nouveau les pétitionnaires : « Plusieurs
sections ont improuvé pareillement leurs commissaires de s'être laissés
séduire par les intrigants qui ont rédigé la Pétition insensée. A peine
furent-ils éconduits de la Convention, que les plus intrigants se répandirent
dans les cafés pour déclamer contre la députation de Paris. Le soir même, le
sieur Plaisant de la Houssaye se rendit au club électoral dont il est membre,
et il déclama avec fureur contre l'Ami du peuple, qu'il accuse d'être ennemi
de la Patrie et le principal auteur de la réception qu'on avait faite aux
pétitionnaires. Il avait aposté plusieurs aboyeurs et aboyeuses dans les
tribunes, qui firent chorus avec lui. J'ai déjà relut cet intrigant qui
faisait les fonctions de président de la députation. » 't'out
ce qui était dirigé contre la Montagne, tout ce qui pouvait la diminuer ou la
compromettre était donc, à cette date, suspect ou même odieux à Marat. Même
quand, après l'imprudence de son article du 25 février, les « patriotes »
le défendirent mollement contre la colère et les demandes de mise en
accusation formulées par la Gironde, il le leur reprocha "avec amertume,
mais comme on reproche une défaillance à un ami, sans aucune pensée de
rupture. « Mes
chers collègues, leur dit-il, dans son numéro du P' mars, ce n'est pas pour
moi que je prends aujourd'hui la plume : c'est pour vous, pour votre honneur
compromis par l'étrange discussion que vous avez laissé s'engager le 26
février sur mon compte, et l'indigne décret que vous avez permis à la faction
criminelle de rendre contre moi. « Depuis
que la réunion des fédérés aux Parisiens a fait triompher le parti
patriotique de la Convention et que les complots éternels des chefs de la
faction criminelle ont ramené plusieurs honnêtes députés égarés, vous faites
la majorité, et il dépend de vous d'arrêter toute mesure désastreuse, de
prévenir tout injuste décret. Or, il n'est aucun de vous qui ne soit
convaincu que les meneurs des hommes d'Etat se sont prévalus d'un passage du
numéro 133 de nia feuille pour exciter le pillage de quelques boutiques
d'épiciers et m'accuser ensuite perfidement d'être l'auteur des désordres
qu'avait préparés la rapacité des accapareurs, et qu'ont amenés les sourdes
menées des émissaires de la faction criminelle, de concert avec les émigrés
et les autres contre-révolutionnaires. Cependant, loin de vous élever contre
cette perfidie, et de dévoiler cette trahison, vous avez souffert qu'un
décret inique et infamant renvoyât la dénonciation aux tribunaux criminels
ordinaires, et chargeât le ministre de la justice de poursuivre les
instigateurs, les auteurs et les complices des désordres qui ont eu lieu le
25, comme si ces désordres pouvaient me regarder le moins du monde, comme si
une réflexion politique, une simple opinion pouvaient être un délit. « Je
sais bien que le décret rendu à mon égard est nul et qu'il ne peut avoir
aucune suite. Je sais bien aussi qu'il n'est déshonorant que pour ceux qui
l'ont rendu ; mais les scélérats qui l'ont lancé ne manqueront pas de s'en
prévaloir pour induire en erreur nos frères des départements, pour me
calomnier de nouveau, pour vous dénigrer, pour se réhabiliter dans l'opinion
publique, et perdre la Patrie avec plus de facilité. » Comme
on sent qu'il ne veut plus être aux yeux de la France le monstre, la bête
sanglante ! Et notez qu'il avertit dans une note que « ce n'est pas aux
patriotes de la Montagne, mais à ceux du reste de la Convention » qu'il
s'adresse. De ceux de la Montagne il ne doute pas, il sait qu'ils l'ont
soutenu dans cette crise. Mais il espérait que l'esprit de la Montagne
s'était répandu au-delà, dans l'ensemble de la Convention, et il a une
déception. De nouveau, il se livre à un accès de pessimisme, d'orgueil amer
et de colère. « Je
le répète, l'atteinte portée, à mon sujet, à la liberté de la presse est
alarmante. Quant à moi, je saurai bien m'élever au-dessus ; je ne suis point
comme vous né d'hier à la liberté, j'en ai sucé l'amour avec le lait de ma
nourrice, et j'étais libre depuis quarante ans que la France n'était encore
peuplée que d'esclaves. Ma plume n'eut jamais d'autre frein que celui de la
vérité ; en dépit de tous les décrets du monde, elle n'en connaîtra jamais
d'autre, quand je devrais aujourd'hui rentrer dans mon souterrain : je vais
donc en user un jour avec vous dans toute sa plénitude. « Vous
voyez tout en beau, je vois tout en noir, qui de vous ou de moi a raison ?
Considérez l'état actuel de la France, la profonde misère où le peuple
languit, les dilapidations énormes de la fortune publique, l'épuisement
rapide de ses dernières ressources, l'oppression des amis de la liberté,
l'insolence de ses ennemis, les machinations éternelles des meneurs qui
occupent toutes les places d'autorité et qui dominent jusqu'au sein du Sénat
national, les troubles lui agitent la République, les accaparements, les
vols, les brigandages, les massacres, les désordres de toute espèce qui la
désolent, les désastres qui la menacent au dedans, les dangers qui la
menacent au dehors, et puis prononcez, si vous en avez le courage. » Marat
oublie un moment que lui aussi, il y a quelques semaines seulement, il avait
a vu les choses en beau ». Mais en tout cas, Même quand il a une rechute de
désespoir, s'il entrevoit le salut et te remède, c'est dans l'action
régulière et accrue de la vigoureuse Montagne, ce n'est pas dans l'agitation
des Enragés qui, en discréditant la Montagne, compromettent la seule chance
qui reste à la Révolution. Et, bien loin de se laisser entraîner par le dépit
à boucler à la Convention, Marat, qui au fond se rend bien compte que sou
malencontreux article du 25 a servi la cause de ses ennemis et des ennemis de
la Montagne, va essayer d'en atténuer l'effet en se montrant, dans la crise
de Belgique, un homme d'ordre, un homme de gouvernement. Aussi
bien, il ne reprochait pas seulement aux Enragés leur défiance à l'égard de
toute la Convention, leur tendance hostile à la Montagne elle-même et à la
députation de Paris. Sur le fond du Problème économique, il était
radicalement séparé d'eux. Eux, ils rie voulaient ni abandonner l'assignat ni
le restreindre. Ils proposaient au contraire de lui donner une sorte de
royauté sociale en le débarrassant de la concurrence de l'or et de l'argent,
et en lui soumettant en gage toutes les propriétés foncières. C'est par là
qu'ils espéraient rétablir l'équilibre entre l'assignat révolutionnaire et
les denrées. Au contraire, Marat, comme on s'en souvient, avait toujours
combattu l'assignat. Il avait fait un crime à Mirabeau d'en avoir étendu et
systématisé l'emploi. Et, malgré son admiration de fraîche date pour Cambon,
il voulait en réalité détruire l'assignat. « Les
fléaux qui nous désolent (1er mars 1793) sont d'abord la misère qui ne fera qu'aller en
augmentant. La cause en est dans cette masse énorme d'assignats dont la
valeur diminue toujours avec leur multiplicité, autant que par leur
contrefaction ; et leur diminution de valeur entraîne nécessairement
l'augmentation du prix des denrées. Elles sont déjà parvenues à un prix
exorbitant, bientôt elles seront portées à un prix si haut qu'il sera
impossible aux classes indigentes d'y atteindre ; ces classes sont les deux
tiers de la Nation ; attendez-vous donc à voir éclater les plus affreux
désordres, et peut-être le renversement de tout gouvernement, car un peuple
affamé rie connaît point de lois, la première de toutes est de chercher à
vivre. Il y a trois ans que j'ai prévu tous ces désordres, et que n'ai-je
pas fait pour m'opposer au système des assignats et surtout des assignats de
petite valeur ? Ce n'est point par de petits expédients qu'on parviendra à
remédier aux malheureuses suites de ce système qui nous menacent, mais par
une grande mesure, la seule efficace, celle que je proposai dans le temps,
c'est d'anéantir la dette publique, en payant sans délai les créanciers de
l'Etat, chacun avec un bon national, du montant de sa créance, et en le
recevant en payement des biens nationaux ; au lieu de mettre en émission
une énorme quantité de papier-monnaie forcé, dont le moindre inconvénient est
le discrédit qu'entraîne toujours le défaut de confiance qui en est
inséparable. Cette mesure eût produit six grands biens à la fois : Par là on
aurait diminué tout à coup la masse des impôts de toute celle des intérêts de
la dette publique, et on eût soulagé d'autant le peuple. Par là on aurait
obvié à l'accaparement du numéraire, conséquemment à l'augmentation du prix des
denrées, et on eût soulagé d'autant le peuple. Par là on aurait évité les
frais énormes de fabrication et de gestion des assignats, et on eût soulagé
d'autant le peuple. Par là on aurait empêché toutes les dilapidations des
agents royaux, les spéculations des agioteurs du trésor national, et on eût
soulagé d'autant le peuple. Par là on aurait prévu la contrefaction des
assignats, et au dedans et au dehors, avec lesquels l'étranger nous enlève,
en pure perte, toutes les productions de notre sol et de nos manufactures, ce
qui écrase le commerce, l'industrie et le peuple. Par-là enfin on aurait
accéléré la vente des biens nationaux, attaché les nouveaux propriétaires à
la Patrie et cimenté la Révolution. Mon plan pourrait s'exécuter encore en
partie, et le bien qui en résulterait serait incalculable. Je l'aurais déjà
proposé à la tribune de la Convention si je n'avais la certitude de le voir
repoussé par les ennemis du peuple et les fripons intéressés au maintien des
abus. Au demeurant, j'invite les amis du bien public à me représenter, et à
le faire adopter s'ils le peuvent. » Le plan
de Marat était impraticable. Il l'avait été de tout temps. D'abord ces bons
du montant de leur créance, remis à chacun des créanciers, auraient été
immobilisés en leurs mains. Qui, en effet, sauf quelques banquiers ou
spéculateurs, aurait voulu accepter une valeur parfois considérable et qui ne
pouvait être employée qu'en achats de biens nationaux ? Mais les créanciers
de l'Etat eux-mêmes n'auraient accepté qu'à contre-cœur une valeur immobile,
inéchangeable, et qui était en réalité un ordre d'avoir à acheter des biens
nationaux. C'était l'achat forcé. Il eût mieux valu alors payer directement
en terres les créanciers de l'Etat en assignant d'office à chacun d'eux un
domaine équivalent à leur créance. Mais cette opération eût été un acte de
violence et une sorte de banqueroute. Il y aurait eu dès l'origine de la
Révolution, c'est-à-dire à un moment où l'adhésion de la bourgeoisie
créancière de l'Etat était le plus nécessaire, une véritable révolte des
créanciers publics. En outre, ce n'était pas seulement pour payer les dettes
de la France que la Révolution créait des assignats, c'était encore pour
faire face au déficit résultant de la suppression des ressources anciennes et
de la lente réalisation des ressources nouvelles, et pour fournir aux dépenses
extraordinaires de la guerre. Comment Marat y eût-il pourvu dans son système
? Enfin, sans assignats, et sans assignats de petite coupure, il était
impossible aux innombrables 'petits acheteurs mis en appétit par la
Révolution d'acheter ces modestes lots, ces humbles parcelles de biens
nationaux, qui par centaines de mille passèrent à la démocratie. Le numéraire
trop rare n'aurait pas suffi à ces soudaines et formidables transactions. D'ailleurs,
il est malaisé de comprendre comment, à l'heure où écrivait Marat, il était
encore possible de tenter, même à demi, cette sorte de consolidation
territoriale de la dette. C'eût été précipiter encore le discrédit des
assignats en accordant un droit de priorité pour l'achat des biens nationaux
aux bons territoriaux créés à la dernière extrémité. C'eût été ajouter,
contre les assignats, à la concurrence de la monnaie de métal la concurrence
des bons territoriaux. Mais,
plus le système de Marat est vain, plus il témoigne de l'effort fait par lui
pour échapper à la suppression de la monnaie de métal, à la taxation des
denrées, c'est-à-dire à tout le système économique et social de Jacques Roux
et des Enragés. Et si, à la Montagne, Cambon, ami passionné de l'assignat,
inclinait à la politique sociale et financière des Enragés, s'il était en ce
sens non plus « maratiste », mais ultra-maratiste, Marat savait que
ses vues sociales étaient conformes à celles qu'avait exprimées Saint-Just et
qu'approuvait Robespierre. Le discours suprême trouvé dans les papiers de
Robespierre et qui est son testament politique contient une protestation
contre le système de finances fondé sur l'assignat et contre le système
économique fondé sur la taxation. Marat était donc plus à son aise parmi les
patriotes de la Montagne qu'avec les Enragés. Enfin,
comment des hommes légers, selon lui, et inexpérimentés, osaient-ils
substituer leur initiative à la sienne dans l'application des grandes mesures
réclamées par lui ? Oui, il avait dénoncé Dumouriez. Oui, il avait écrit le
29 janvier : « Si nous voulons ne pas être éternellement victimes des
trahisons des chefs de nos armées, ouvrons donc enfin les yeux et comprenons
une fois que c'est le comble de la folie de mettre à la tête des soldats de
la liberté les ennemis de la liberté et de faire commander des troupes
révolutionnaires par les ennemis implacables de la Révolution. Aussi,
renvoyons sans ménagements et généraux et officiers connus pour être des
créatures du despote supplicié, des suppôts de l'ancien régime ». Oui, il
avait dit plus récemment, le 12 février, que Dumouriez était « évidemment
vendu au roi de Prusse ». Et hier encore il dénonçait ses intrigues et ses
trahisons. Mais, de quel droit des écoliers malavisés ou de fourbes
interprètes compromettent-ils son système par l'application la plus
maladroite, et demandent-ils la révocation de Dumouriez, juste à la minute où
cette révocation serait un pire désastre que toutes les trahisons possibles
du général ? Ainsi,
en ces premiers jours de mars, Marat était uni de pensée et de cœur à
Robespierre et à Danton, et ces trois hommes étaient assez puissants par leur
accord pour préserver la Révolution des terreurs folles et des emportements.
Tous trois, ils déclaraient criminel et détestable de toucher à Dumouriez en
pleine crise militaire_ Tous trois, ils voulaient autant que possible
ajourner les querelles intérieures, et même détourner de la Gironde les
haines violentes et meurtrières qui commençaient à gronder, pour concentrer
dans un suprême effort de défense nationale toutes les forces de la
Révolution. Tous trois, ils étaient d'accord pour exciter le patriotisme
révolutionnaire par une action plus directe de la Convention. L'ENVOI DES COMMISSAIRES DANS LES DÉPARTEMENTS C'est
Danton qui propose d'abord d'envoyer des commissaires dans toutes les
sections de Paris, et la proposition est étendue aussitôt tous les
départements, dans la séance du 9 mars. Sur un bref et vigoureux rapport de
Carnot qui appelle au danger toute la jeunesse républicaine, la Convention
décide : « Des
commissaires tirés du sein de la Convention nationale se rendront sans délai
dans les divers départements de la République, à l'effet d'instruire leurs
concitoyens des nouveaux dangers qui menacent la Patrie, et de rassembler des
forces suffisantes pour dissiper les ennemis. « Les
commissaires seront au nombre de quatre-vingt-dix, lesquels se diviseront en
quarante et une sections. » C'était
une prodigieuse force qui allait jaillir. Marat, Robespierre et Danton
étaient unanimes aussi à armer la colère du peuple de moyens rapides de
répression, pour épouvanter les contre-révolutionnaires, et pour arracher le
peuple à la tentation du meurtre désordonné. LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE C'est
dans cette double pensée de répression terrible et de légalité
révolutionnaire que la Convention, par des décrets rapides du 9 et du 10
mars, crée le « tribunal criminel extraordinaire », qui s'appellera
dans l'histoire le tribunal révolutionnaire. Ce tribunal sera établi à Paris
; « il connaîtra de toute entreprise contre-révolutionnaire, de tout
attentat contre la liberté, l'égalité, l'unité, l'indivisibilité de la
République, la sûreté intérieure et extérieure de l'Etat, et de tous les
complots tendant à rétablir la royauté ou à établir toute autre autorité
attentatoire à la liberté, à l'égalité et à la souveraineté du peuple, soit
que les accusés soient fonctionnaires civils ou militaires, ou simples
citoyens. « Le
tribunal sera composé d'un jury et de cinq juges. « Les
juges seront nommés par la Convention nationale à la pluralité relative des
suffrages qui ne pourra néanmoins être inférieure au quart des voix. « Il
y aura auprès du tribunal un accusateur public et deux adjoints ou substituts
qui seront nommés par la Convention nationale. « Il
sera nommé par la Convention nationale douze citoyens du département de Paris
et des quatre départements qui l'environnent, qui rempliront les fonctions de
jurés, et quatre suppléants du même département, qui remplaceront les jurés
en cas d'absence, de récusation ou de maladie. « Les
jurés rempliront leurs fonctions jusqu'au 1er mai prochain, et il sera pourvu
par la Convention nationale à leur remplacement, et à la formation d'un jury
pris entre les citoyens de tous les départements. « Les
accusés qui voudront récuser un ou plusieurs jurés seront tenus de proposer
les causes de récusation par un seul et même acte ; et le tribunal en jugera
la validité dans les vingt-quatre heures. « Les
jurés voteront et formeront leur déclaration publiquement. it haute voix, à
la pluralité absolue des suffrages. « Les
jugements seront exécutés sans recours au tribunal de cassation. « Les
juges du tribunal extraordinaire prononceront les peines portées par le Code
pénal et les lois postérieures contre les accusés convaincus : et, lorsque
les délits qui demeureront constants seront dans la classe de ceux qui
doivent être punis des peines de la police correctionnelle, le tribunal
prononcera ces peines sans renvoyer les accusés aux tribunaux de police. « Les
biens de ceux qui seront condamnés à la peine de mort seront acquis à la
République et il sera pourvu à la subsistance des veuves et des enfants,
s'ils n'ont pas de biens d'ailleurs. « Ceux
qui, étant convaincus de crimes ou de délits qui n'auraient pas été prévus
par le Code pénal et les lois postérieures ou dont la punition ne serait pas
déterminée par les lois, et dont l'incivisme et la. résidence sur le
territoire de la République auraient été un sujet de trouble public et
d'agitation, seront condamnés à la peine de la déportation. » Terrible
machine dont tous les rouages sont meurtriers. La Révolution savait que
l'étranger avait des complicités secrètes dans le cœur de tous les
contre-révolutionnaires. Danton était averti par Morillon des sourdes
conjurations de Bretagne. Lyon remuait. De partout, si les armées françaises
se repliaient vaincues vers nos frontières, allaient surgir les trahisons.
Que les félons soient frappés d'épouvante et qu'une procédure terrible,
rapide, sans appel, sans Pitié, sèche en un instant, comme la dévorante
ardeur d'un ciel implacable, tous les germes de trahison. Ce
n'est pas Danton qui avait pris l'initiative de cette grande et formidable
mesure. A vrai dire, elle avait été suggérée d'emblée aux révolutionnaires
par l'instinct de conservation, j'entends cette conservation collective qui
se confond avec la victoire de l'idée. Diesfieux,
aux Jacobins, dès le 3 mars, avait demandé la création « tribunal
révolutionnaire ». Et
Jeanbon Saint-André, qui avait été délégué comme commissaire à la section du
Louvre, annonça dès le début de la séance du mars le vœu de cette section :
elle voulait qu'un tribunal spécialement établi veillât au-dedans pour punir
les traîtres, les conspirateurs et les perturbateurs. Au reste, la section du
Louvre expliqua elle-même son vœu que Carrier convertit en motion. Carrier
employa mot « tribunal révolutionnaire ». Dès
cette journée du 9, Robespierre, non seulement adhérait à d'un tribunal
révolutionnaire, mais il se préoccupait des moyens de le composer de
patriotes ardents. Desfieux dit aux Jacobins, dans la soirée du 9 : « Je
viens de rencontrer Robespierre qui m'a chargé d'inviter tous les députés de
la Convention à se rendre à leur poste pour achever l'ouvrage qu'ils ont
ébauché ce matin... Il faut organiser sur-le-champ le tribunal
révolutionnaire afin que les conspirateurs soient jugés promptement, pour
donner satisfaction au peuple. » Mais
c'est Danton qui, le 10 mars au soir, comme la Convention allait se séparer
sans avoir encore conclu, la somma d'aboutir et attira ainsi sur sa tête la
responsabilité historique de cette nécessaire et terrible création : « Je
somme tous les bons citoyens de ne pas quitter leur poste. Quoi ! citoyens,
au moment où notre position est telle que si Miranda était battu par Clairfayt,
et cela n'est pas impossible, Dumouriez enveloppé serait obligé de mettre bas
les armes, vous pourriez vous séparer sans prendre les grandes mesures
qu'exige le_ salut de la chose publique ! Je sens à quel point il est
important de prendre des mesures judiciaires qui punissent les
contre-révolutionnaires ; car c'est pour eux que ce tribunal est nécessaire ;
c'est pour eux que ce tribunal doit suppléer au tribunal suprême de la
vengeance du peuple. Les ennemis de la liberté lèvent un front audacieux. En
voyant le citoyen honnête occupé dans ses foyers, l'artisan occupé dans ses
ateliers, ils ont la stupidité de se croire en majorité. Eh bien !
arrachez-les vous-mêmes à la vengeance populaire, l'humanité vous l'ordonne. « Rien
n'est plus difficile que de définir un crime politique. Mais si un homme du
peuple, pour un crime particulier, en reçoit à l'instant le châtiment, et
s'il est si difficile d'atteindre un crime politique, n'est-il pas nécessaire
que des lois extraordinaires prises hors du Code social, épouvantent les
rebelles et atteignent les coupables ? Ici le salut du peuple exige de grands
moyens et des mesures terribles. Je ne vois pas de milieu entre les formes
ordinaires et un tribunal révolutionnaire et, puisqu'on a osé, dans cette
assemblée, rappeler ces journées sanglantes sur lesquelles tout bon citoyen a
gémi, je dirai, moi, que si un tribunal eût alors existé, le peuple auquel on
a si souvent, si cruellement reproché ces journées, ne les aurait pas ensanglantées
; je dirai, et j'aurai l'assentiment de tous ceux qui ont été les témoins de
ces événements, que nulle puissance humaine n'était dans le cas d'arrêter le
débordement de la vengeance nationale. Profitons des fautes de nos
prédécesseurs. « Faisons
ce que n'a pas fait l'Assemblée législative. Soyons terribles pour dispenser
le peuple de l'être : organisons un tribunal non pas bien, cela est
impossible, mais le moins mal qu'il se pourra, afin que le glaive de la loi
pèse sur la tete de tous ses ennemis. Est-ce,
comme on l'a dit, la glorification des œuvres de sang ? Est-ce l'apologie des
journées de septembre ? Barère, dans ses Mémoires écrits d'ailleurs plus de
trente ans après, raconte ceci : « Un
jour dans le premier Comité de Constitution, les Girondins reprochant à
Danton les meurtres des 2 et 3 septembre dans les prisons, Danton, impatienté
de ces récriminations perpétuelles, se leva et d'un air furieux leur répondit
: « Le 10 août, la Révolution est accouchée de la liberté républicaine, le
2 septembre elle a déposé l'arrière-faix. » J'assistai à la séance et
j'ai entendu les paroles de Danton qui réduisirent ses accusateurs au plus
profond silence. Mais ceux qui vantent l'éloquence tribunitienne de Danton
sans l'avoir ni jamais vu ni entendu, doivent convenir que c'est là tin
langage dont nos halles seraient jalouses. » Vraiment,
j'admire la délicatesse littéraire de Barère. S'il avait le sens de la
grandeur impersonnelle de la Révolution, de la dignité collective de la
Convention, il avait à l'égard des hauts individus une tendance dénigrante,
et comme il avait exprimé son dédain pour « le petit génie » de
Robespierre, il affectait de blâmer la grossièreté de Danton. Mais, au fond,
il n'ose pas contredire cette bru tale physiologie révolutionnaire des
journées de septembre. Et les réserves qu'il fait sur la création du tribunal
révolutionnaire attestent surtout ses propres indécisions. Après coup et à
distance, il exagère beaucoup l'opposition qu'il y fit : « Je
m'y opposai, écrit-il, ainsi que l'atteste le Moniteur de ce temps-là.
Je portai même l'esprit d'opposition contre l'établissement de ce tribunal
odieux jusqu'à paraître à la tribune avec le livre de Salluste sur la guerre
de Catilina, livre où ce vertueux historien Peint avec force le danger de
semblables tribunaux qui commencent Par a It taquer et punir quelques
coupables, et finissent par perdre les meilleurs citoyens. » Mais si
l'on se reporte au texte du Moniteur avoué et invoqué par Barère
lui-même, on y voit que, devant les murmures de l'extrême-gauche, sa
protestation tourna court, et qu'il se borna à demander que les jurés fussent
pris dans tous les départements. Et il constata, au demeurant, son accord
complet avec la Montagne. Danton n'équivoquait pas ainsi. Il avait plus de
franchise et de courage, DANTON FAIT ABOLIR LA CONTRAINTE PAR CORPS Mais
pourquoi, au moment même où il semblait comme obsédé du danger de la Patrie
et où il s'appliquait tout ensemble à soulever et à organiser la Révolution,
Danton s'avisa-t-il de demander la mise en liberté des prisonniers pour
dettes ? On démêle assez mal quel rapport cette mesure, si humaine et si
équitable qu'elle fût, avait avec les grands et poignants intérêts de la
Patrie en danger. Danton a presque l'air, dès le début de la séance du 9, d'en
faire la préface nécessaire et solennelle des grandes mesures de salut
national. « Avant
de vous entretenir de ces grands objets, je viens vous demander la
déclaration d'un principe trop longtemps méconnu, l'abolition d'une erreur
funeste, la destruction de la tyrannie de la richesse sur la misère. Si la
mesure que je propose est adoptée, bientôt ce Pitt, le Breteuil de la
diplomatie anglaise, et ce Burke, l'abbé Maury du Parlement britannique, qui
donnent aujourd'hui au peuple anglais une impulsion si contraire à la
liberté, seront anéantis. ic Que
demandez-vous ? Vous voulez que tous les Français s'arment pour la défense
commune. Eh bien ! il est une classe d'hommes qu'aucun crime n'a souillée,
qui a des bras, mais qui n'a pas la liberté, c'est celle des malheureux
détenus pour dettes ; c'est une honte pour l'humanité, pour la philosophie,
qu'un homme, en recevant de l'argent, puisse hypothéquer et sa personne et sa
sûreté. » (Vifs applaudissements.) A la
bonne heure, et le décret par lequel la Convention abolit sur l'heure la
contrainte par corps est excellent. La proposition eut un grand écho.
Robespierre, qui semble, dans toute cette crise, le lieutenant de Danton,
s'empresse à demander que les prisonniers de Paris soient élargis
immédiatement. Thirion célèbre le soir aux Jacobins le décret : « Danton
toujours grand, toujours lui-même, a fait triompher le principe de
l'éternelle justice, en obtenant l'abolition de la contrainte par corps : la
cause du malheureux devient de plus en plus sacrée. » Mais
Danton, quoiqu'il fût humain, n'était point sentimental ; et je reste surpris
qu'à l'heure où tant de soucis devaient étreindre sa pensée, l'abolition de
la contrainte par corps ait pris soudain tant de place dans son esprit. Se
figurait-il vraiment que cette mesure humaine allait avoir d'emblée un tel
retentissement européen que les tyrans. leurs orateurs et leurs ministres
seraient comme foudroyés par l'exemple de l'humanité française ? Dans la
phrase où il annonce que Pitt et Burke seront par-là mortellement frappés, il
y aurait vraiment trop de naïveté si elle n'était 'pas une simple parade
oratoire. Danton avait-il été frappé par la pensée de Condorcet, déclarant, à
propos de la mort du roi, que plus la Révolution était obligée de frapper des
coups terribles pour se défendre, plus elle devait, par de larges lois
d'équité et de générosité sociales, attester au monde le fond persistant
d'humanité que recouvraient un moment les nécessités brutales du combat ?
Avant d'appeler sur sa tête et sur son nom la formidable responsabilité du
tribunal révolutionnaire, voulait-il se couvrir devant l'histoire par une loi
de clémence ? Ou encore, se sentant ébranlé déjà par l'effondrement de ces
opérations de Belgique et de Hollande dont il avait été l'inspirateur,
cherchait-il à grouper autour de lui les sympathies de toute cette
bourgeoisie pauvre, meurtrie et ardente, qu'il allait libérer de chaînes
ignominieuses ou du cauchemar de la prison ? Se disait-il aussi qu'en
apaisant un peu toutes ces colères, on atténuerait les ferments de révolution
sociale qui commençaient à travailler le peuple, sous l'action des Enragés ? « Respectez
la misère, s'écriait-il, et la misère respectera l'opulence ; ne soyons
jamais coupables envers le malheureux et le malheureux qui a plus d'âme que
le riche ne sera jamais coupable. » Il
songeait sans doute à tous ces artisans menacés de la faillite, et dont
Jacques Roux et Varlet exagéraient les rancunes et les craintes, à toute
cette petite bourgeoisie excitée et souffrante, plus redoutable pour la
stabilité de l'ordre révolutionnaire, que le prolétariat moins cohérent et
moins aigri. Enfin, oserai-je le dire ? .Je ne puis défendre entièrement mon
esprit d'une sinistre hypothèse. Peut-être, tout au fond de lui-même, Danton
s'est-il dit que le fonctionnement rapide du tribunal révolutionnaire
peuplerait trop vite les prisons et qu'il fallait faire de la place. Mais,
plus probablement, Danton, hanté par le souvenir de septembre dont il parle
ce jour même, redoute que, malgré l'institution du tribunal révolutionnaire,
le peuple, sous le coup d'un désastre et en une heure d'affolement meurtrier,
se porte aux prisons et recommence les massacres. Sans doute les prisonniers
pour dettes, qu'un ordre de la Commune avait sauvés tout juste en septembre,
faisaient-ils parvenir aux chefs révolutionnaires des appels pleins
d'épouvante. Les laisserait-on, en un jour de confusion sanglante, égorger
pêle-mêle avec les suspects de contre-révolution ? Et Danton limitait
d'avance le désastre possible. LE COMITÉ DE DÉFENSE GÉNÉRALE Mais il
ne suffisait pas à Marat, à Robespierre, à Danton, qui formèrent vraiment ces
jours-là, par leur entente, une sorte de triumvirat momentané, d'avoir fait
jaillir des cœurs la flamme du patriotisme et d'avoir organisé la terrible
répression révolutionnaire. Ils voulaient encore concentrer les forces de la
Révolution, mettre un terme à l'anarchie affaiblissante des pouvoirs. Par qui
était conduite l'action révolutionnaire au dedans et au dehors ? Par un
Conseil exécutif provisoire de ministres sans grande autorité, qui n'avaient
ni assez de force légale ni assez de prestige pour diriger la Convention, et
qui n'étaient pas non plus de simples instruments entre ses mains. Ils
avaient trop ou trop peu de pouvoir. D'autre
part, le Comité de défense générale, qui était formé de trois membres élus
par chacun des sept comités de la Convention, et qui siégeait depuis le 4
janvier, avait deux défauts aux yeux des trois grands révolutionnaires.
D'abord il était dominé par les Girondins, qui avaient d'emblée affirmé leur
primauté par la nomination de Kersaint comme président, de Brissot comme
vice-président, de Guyton-Morveau et de Fonfrède comme secrétaires. Tout
récemment, le 4 mars, c'est Pétion, de plus en plus lié à la Gironde, qui
avait été nommé président. Mais surtout ce Comité avait fait preuve d'u rie
incohérence, d'une incapacité de vouloir déplorable. Il avait flotté sans
cesse entre des politiques contradictoires. UNE PAGE DES MÉMOIRES DE BARÈRE Le
Comité de défense fut-il paralysé, en janvier et février, par la lutte de
Danton et de la Gironde ? C'est ce que Barère indique dans un passage de ses
Mémoires, mais où abondent les inexactitudes. Ses souvenirs étaient
étrangement flottants et vagues. H écrivait, il est vrai, à plus de trente
ans de distance ; mais il semble, puisqu'il se réfère lui-même souvent au Moniteur,
qu'il aurait pu le consulter. Il accumule les erreurs. Il dit dans une note
sur le Comité de défense générale : « Les
événements se pressaient dans la guerre de Belgique ; nos généraux faisaient
ressembler cette guerre à une simple promenade militaire, surtout depuis la
bataille de Jemappes, où la bravoure des volontaires nationaux et de ceux de
Paris principalement emporta de vive force des redoutes formidables. Pendant
ce temps, les séances du Comité de défense générale, qui se tenaient
au couvent des Feuillants, occupaient l'attention des principaux députés. Ce
Comité, dont on a trop peu parlé, avait cependant rendu de grands services,
d'abord avant le 10 août, et ensuite dans les mois de novembre et décembre
1792, jusqu'à la formation du premier fer Comité de salut, public, le 5 avril
1793. Le Comité de défense générale s'occupait de préserver nos frontières
méridionales des attaques des Espagnols, et il régularisait, autant qu'il
était possible, la marche des armées et des contributions de guerre en Belgique. « Si
ce Comité ne s'était occupé que de ces deux objets, il aurait fait plus de
bien ; mais, au mois de décembre, il appela tous les généraux à Paris et
laissa tout stagnant dans les armées ; enfin il prépara mollement les
armements et les approvisionnements pour la grande guerre qui nous menaçait
au printemps de 1793. Ce qui annula encore davantage ses opérations, c'est
une discussion très passionnée et inextricable au sujet des correspondances
établies par les généraux avec le Comité, et surtout au sujet des
intelligences secrètes que l'on prétendait avoir été entretenues depuis
plusieurs mois avec le général Dumouriez, qui avait les principales forces à
sa disposition. « Alors
on vit s'engager, dans le Comité de défense générale, la discussion la plus
étendue et la plus animée entre deux partis de la Convention qui furent
forcés de se dévoiler en s'accusant mutuellement, et qui nous firent sentir
le besoin de les éloigner de la conduite générale des affaires. « Ces
deux partis se montrèrent ainsi : Danton et Lacroix étaient les chefs de l'un
et correspondaient avec Dumouriez, ou plutôt cherchaient à le diriger dans
ses mouvement militaires ; l'autre parti était plus nombreux, avait plus de
talent oratoire, mais moins de finesse et d'intrigue politique, Gensonné et
Brissot étaient à la tête de tous les Girondins et de tous leurs partisans.
Ils étaient pour ainsi dire les héritiers des vues et des moyens de ce
Comité, tandis que Danton et Lacroix y étaient des nouveaux venus. « Plusieurs
membres de la Convention, instruits de ces divisions dans le Comité défensif,
en craignirent les résultats, et demandèrent d'y introduire de nouveaux
députés pour neutraliser l'influence dangereuse des deux partis. On nomma six
nouveaux membres pour entendre toutes les inculpations relatives aux
correspondances de Gensonné et de Danton avec le général Dumouriez.
Guyton-Morveau et moi furent au nombre de ces nouveaux membres du Comité.
J'avoue que l'on employa jusqu'à vingt séances bien inutilement pour se
convaincre que Danton et Lacroix voulaient exploiter seuls tous les profits
et avantages de la conquête subite des Pays-Bas ; tandis que Gensonné et son
parti cherchaient de leur côté à mettre de leur bord, et sous leur unique
influence, le vainqueur de Jemappes... « Dans
la dernière séance de février, au Comité de défense générale, Gensonné se vit
forcé de montrer sa correspondance aussi volumineuse qu'obscure et
énigmatique. Elle était écrite de manière à être entendue de celui à qui elle
était adressée, non de ceux entre les mains de qui elle pouvait tomber. On y
voyait le désir de dominer, d'intriguer, de diriger, de s'assurer une armée
et un général pour des événements possibles de la part de l'entreprenante
Commune de Paris. Mais tout cela était si précoce, si personnel, si fort
limité aux Girondins, que l'opinion se tourna contre eux, et que ce Comité
fut dès lors décrié, impuissant pour la défense publique et exposé à tous les
soupçons d'une assemblée naturellement défiante et toujours divisée. » C'est
comme une réalité lointaine vue à travers un milieu trouble qui déforme
toutes les images et fausse tous les rapports. Barère semble faire du Comité
de défense générale de la Convention la suite immédiate du Comité de défense
de la Législative. Or, c'est seulement le 1er janvier que la Convention
décréta la création de son Comité de défense. Barère dit, et assurément il
s'imagine, qu'il n'est entré qu'après coup dans ce Comité, avec Guyton de
Morveau, et pour jouer un rôle de conciliation entre les deux partis qui le
déchiraient. Or, Barère est entré au Comité de défense générale le premier
jour ; il a assisté à la première séance, celle du 4 janvier, comme
représentant du Comité de Constitution, et Guyton de Morveau y est entré en
même temps que lui, comme représentant du Comité diplomatique. (Voir Aulard, Recueil
des actes du Comité de salut public, etc., vol. I, page 389.) II n'a donc pu être désigné
pour apaiser des querelles qui n'avaient pu se produire encore. Ce qui est
vrai, c'est que le 25 mars le Comité de défense générale fut renouvelé, et
qu'au lieu de le composer presque exclusivement de Girondins, la Convention
le forma alors, à peu près par moitié, de Montagnards et de Girondins. Le
Comité ainsi renouvelé nomma Guyton de Morveau président, et Barère
vice-président. De là vient, dans les souvenirs de Barère, cette confusion.
Il a cru être entré au Comité le jour où il en est devenu vice-président et
où son influence y a été plus grande. Comme il faut se défier des Mémoires
ainsi rédigés à distance des événements ! Barère désigne Danton et 1-wacroix
comme les chefs d'un des deux partis qui se disputaient le Comité de défense
générale. Or, Danton n'y entra que le 25 mars, et Lacroix n'en fit jamais
partie. Barère dit que la correspondance de Gensonné avec Dumouriez fut
vivement discutée à la fin de février au Comité de défense générale. Or, il
est certain que nul ne connaissait cette correspondance avant le mois
d'avril. Cela résulte avec certitude de l'interruption adressée par Gensonné
à Danton, dans la fameuse séance du 1er avril : « Danton, j'interpelle dites
bonne foi. Vous avez dit avoir vu la minute de mes lettres, dites ce qu'elles
contenaient. » Ce
langage serait inexplicable si le texte des lettres avait été, comme
l'indique Barère, soumis dès la fin de février au Comité de se générale. La
vérité est que le Comité de défense ne commença à se préoccuper des
responsabilités diverses qui pouvaient se rattacher à l'action de Dumouriez
que lorsque celui-ci eut écrit le 2 mars une lettre menaçante pour la
Convention. Est-ce
à dire que, pour la première période de la vie du Comité de défense générale,
les souvenirs de Barère sont absolument inexacts ? Il n'y avait pas conflit
déclaré au sujet de Dumouriez, il y avait lutte sourde d'influences. Les
Girondins, par Gensonné, cherchaient à mettre la main sur lui, à en faire
décidément leur homme, tandis que Danton qui, en sa qualité de commissaire
auprès des armées de Belgique, avait parfois l'occasion d'entretenir le Comité
de défense, voulait se servir de lui pour l'accomplissement de ses desseins.
Et, pendant que les partis se disputaient ainsi Dumouriez, ils
l'immobilisaient ; le Comité de défense générale se perdait en des
discussions vastes et vagues ; il traçait le plan de la guerre universelle,
continentale, maritime, coloniale, qui se préparait, et il ne négligeait
qu'une chose : donner à l'action armée de la France en Belgique, qui aurait
pu être décisive à ce moment, une impulsion vigoureuse et une direction
nette. Ainsi cet organe d'exécution apparaissait aussi débile, aussi
insuffisant que le Conseil exécutif provisoire lui-même. Aussi Danton,
Robespierre et Marat étaient-ils d'accord pour donner à la Révolution,
dispersée et incohérente, des moyens d'action plus concertés et plus précis. MARAT ET LA CONCENTRATION DU POUVOIR Cette
concentration des pouvoirs répondait pleinement aux théories de Marat : déjà
la constitution d'un tribunal révolutionnaire entrait à fond dans son système
; et il voulait la même énergie dans l'exécutif que dans le judiciaire.
Récemment encore, dans son numéro du 8 février, il rappelait la nécessité
d'une action ramassée, rapide et secrète. « C'est,
disait-il, un des plus grands vices du gouvernement démocratique, que la
lenteur et la publicité de toutes ses opérations : lenteur et publicité qui
compromettent toujours le salut public, lorsqu'ils sont en guerre avec des
Etats despotiques, dont la célérité et le secret des opérations est le
caractère distinctif. Ces vices tiennent à l'essence même de cette forme de
gouvernement. Dans une démocratie, tous les hommes étant égaux et jouissant
des mêmes droits politiques, sont nécessairement jaloux les uns des autres ;
or, le jeu de cette petite passion dans le Sénat national empêche le
législateur de confier à aucun citoyen des pouvoirs illimités, surtout pour
des opérations secrètes ; quelques précautions d'ailleurs que l'on puisse
prendre pour empêcher les abus d'autorité, et quelque peine qu'on puisse
décerner pour les punir. « C'est
cette basse passion, autant que les trames des membres antipatriotes, qui a
empêché de former dans la Convention un comité secret de trois membres avec
plein pouvoir de prendre toutes les mesures nécessaires pour s'assurer des
machinations des ennemis publics, et saisir leurs papiers. C'est cette basse
passion autant que l'intrigue, qui a empêché la Convention de charger deux de
ses membres les plus instruits de faire un plan de constitution : ouvrage qui
ne peut même être bien fait qu'autant qu'il est fondu d'un seul jet dans la
même tête. C'est cette basse passion qui a porté la Convention à former des
comités si nombreux pour n'en faire ri' n. et qui a multiplié si ridiculement
les membres des corps administratifs ; car tous les intrigants de l'Etat ont
été en l'air pour briguer les emplois et devenir fonctionnaires publics,
c'est-à-dire pour devenir oppresseurs et vampires du peuple. Cette épidémie
politique, qui a de si grands inconvénients chez les peuples qui ont des
mœurs, doit en avoir de cruels chez une nation corrompue par treize siècles
de despotisme, en proie à tous les vites et, remplie d'intrigants,
d'hypocrites, de fourbes, d'escrocs, de fripons, de traîtres et de
machinateurs, couverts d'un faux masque de civisme. Nous ne voyons encore que
les premières ronces de ces funestes semences ; mais bientôt elles couvriront
le champ de la liberté, et elles étoufferont avant leur maturité les heureux
fruits que nous pouvons attendre, si une main hardie ne s'empresse de les
arracher. » Avec
cette conception presque dictatoriale de tout le pouvoir révolutionnaire,
Marat abondait dans la politique de concentration des forces que préconisait
Danton dans la crise de mars. DANTON ET L'ORGANISATION DU MINISTÈRE Ce que
Danton demande à la Convention, c'est d'abolir la dualité du pouvoir
délibérant et du pouvoir exécutif : c'est de prendre elle-même le pouvoir et
d'exercer le ministère. Il avait vu à quelle perte de forces et de temps
aboutissaient les perpétuels conflits du Conseil exécutif provisoire et des
Comités de la Convention. Il semblait qu'entre le Conseil exécutif provisoire
et le Comité de défense générale. Il dut y avoir harmonie, puisque
l'influence girondine dominait l'un et l'autre. Et pourtant, tandis qu'au
Comité de défense générale quelques girondins semblaient seconder les plans
de Dumouriez, sans agir toutefois de façon efficace, la diplomatie du Conseil
exécutif, au contraire, le contenait, le refoulait, interdisait ou ajournait
l’expédition en Hollande. Qu’on
en finisse avec le jeu compliqué et lent de ces rouages discordants. Il est
temps, pour sauver la Patrie, « d'organiser le ministère, le pouvoir exécutif
». Le 10
mars, en même temps qu'il demande le tribunal révolutionnaire, il insinue son
idée. « Il
faut sauver la France des convulsions de l'anarchie ; il faut établir et
consolider la République. Prenez-y garde, citoyens, la pusillanimité tue,
l'audace sauve. Soyons prodigues d'hommes et d'argent, déployons tous les
moyens de la puissance nationale, mais ne mettons la direction de ces moyens
qu'entre les mains d'hommes dont le contact nécessaire et habituel avec
vous vous assure l’ensemble et l'exécution des mesures que vous avez
combinées pour le salut public. Vous n'êtes pas un corps constitué, car vous
pouvez tout constituer vous-mêmes. » Le 11,
il se risque et s'engage à fond. Rompant avec la tradition défiante de la
Constituante et de la Législative, reprenant avec audace, pour le salut de la
Révolution menacée, ce que Mirabeau avait proposé pour le salut de la
monarchie constitutionnelle, il demande que la Convention prenne les
ministres dans son sein, c'est-à-dire que le Conseil des ministres soit, en
'réalité, le Comité suprême ; et il sent si bien ce que sa motion a de hardi,
qu'il écarte d'abord de lui-même, avec une prudence qui ne me parait pas
répondre à toute l'énergie de son caractère, tout soupçon d'ambition
personnelle. « S'il
est dans mon opinion que la nature des choses et les circonstances exigent
que la Convention se réserve la faculté de prendre partout et même dans son
sein des ministres, je déclare en même temps, et je le jure par la Patrie,
que moi, je n'accepterai jamais une place dans le ministère tant que j'aurai
l'honneur d'être membre de la Convention nationale. » « —
Ni aucun de nous », s'écrient en grand nombre les députés. Ô
enfantillage ! et quelle puissance d'égarement ont donc les mots ! Tout à
l'heure ils accepteront d'entrer dans un Comité de salut public qui sera le
plus puissant des ministères. Danton, comprenant que cette sorte de
récusation générale anéantirait en fait son système, s'empresse d'ajouter : « Je
le déclare sans fausse modestie ; car, je l'avoue, je crois valoir un autre
citoyen français. Je le déclare avec le désir ardent que mon opinion
individuelle ne devienne pas celle de tous mes collègues ; car je tiens pour
incontestable que vous ferez une chose funeste à la chose publique si vous ne
vous réservez pas cette faculté. Après an tel aveu, je vous somme tous,
citoyens, de descendre dans vos consciences. Quel est celui d'entre vous qui
ne sent pas la nécessité d'une plus grande cohésion, de rapports plus
directs, d'un rapprochement plus immédiat, plus quotidien entre les agents du
pouvoir exécutif révolutionnaire, chargé de défendre la liberté contre toute
l'Europe, et vous qui êtes chargés de la direction suprême de la législation
civile et de la défense extérieure de la République ? Vous avez la Nation à
votre disposition, vous êtes une Convention nationale, vous n'êtes pas un
corps constitué, mais un corps chargé de constituer tous les pouvoirs, de
fonder tous les principes de notre République ; vous n'en violerez donc
aucun, rien ne sera renversé si, exerçant toute la latitude de vos pouvoirs,
vous prenez le talent où il existe, pour le placer partout où il peut être
utile. Si je nie récuse dans le choix que vous pourrez faire, c'est que, dans
mon poste, je me crois encore utile à pousser, à faire marcher la
Révolution, c'est que je me réserve encore de dénoncer les ministres qui,
par malveillance ou par impéritie, trahiraient notre confiance. Aussi
mettons-nous bien dans la tête que presque tous, que tous nous voulons le
salut public. (Vifs applaudissements.) Que les défiances particulières ne nous arrêtent
pas dans notre 'marche, puisque nous avons un but commun. Quant à moi, je ne
calomnierai jamais personne, je suis sans fiel, non par vertu, mais par
tempérament. La haine est étrangère à mon caractère. Je n'en ai pas besoin.
Ainsi, je ne puis être suspect même à ceux qui ont fait profession de me
haïr. Je vous rappelle à l'infinité de nos devoirs. Je n'entends pas
désorganiser le ministère. Je ne parle pas de la nécessité de prendre des
ministres dans votre sein, mais de la nécessité de vous en réserver la
faculté. » C'était
un magnifique appel à la concorde et à l'action. C'était promettre à la
Gironde que, si elle voulait abdiquer l'esprit de secte et d'exclusion, elle
aurait sa part dans le ministère nouveau, dans le ministère de salut public
que formerait la Convention. ROBESPIERRE APPUIE DANTON Comment
Robespierre accueillit-il l'initiative hardie de Danton ? H se garda bien de
formuler sa pensée avec la même netteté que Danton : il n'avait pas ce
courage de clarté. Mais, au fond, il marcha dans t e même sens. Lui aussi
sentait la nécessité croissante, pour la Révolution, d'avoir un gouvernement,
de devenir un gouvernement. Dès le 10, et avant même que Danton eût esquissé
sa motion. Robespierre met en contraste la forte organisation du pouvoir
exécutif chez les ennemis de la Révolution et la dispersion du pouvoir révolutionnaire. « Chez
nous, le Conseil exécutif presque isolé communique avec vous, non seulement
par les moyens des comités, mais par celui de tel ou tel individu plus ou
moins intimement lié à telle ou telle du ministère. Les comités se saisissent
d'une affaire. Sur leur rapport, vous prenez des décisions précipitées. Ainsi
vous avez déclaré la guerre tantôt à un peuple, tantôt à un autre, sans avoir
consulté quels étaient vos moyens de soutenir vos résolutions ; ainsi la Convention
marche sans se rendre compte de ce qu'elle fait et de ce qu'elle a à faire. « Et
c'est ici, citoyens, que j'appelle votre attention. Ne conviendrez-vous pas
que, placés par votre organisation même au centre de l’Europe politique, au
centre de tous les peuples-qui veulent être libres, vous devez donc assurer
les moyens de communiquer avec eux et d'exciter ces mouvements que le
despotisme a su employer si habilement ? » Ainsi c'est
d'abord pour assurer à la France une diplomatie plus secrète, plus agissante
et plus directement pénétrée de l'esprit révolutionnaire, que Robespierre
demande une réorganisation du pouvoir exécutif. Mais, comment l'esprit
révolutionnaire dont -la Convention est le foyer se propagera-t-il, par
l'intermédiaire du pouvoir ministériel, jusque dans les autres pays, si le
pouvoir ministériel lui-même n'est pas plus immédiatement soumis aux
influences, aux inspirations de la Convention ? Et, le lendemain 11, quand Lareveillère-Lépeaux,
répondant à Danton, a ameuté les défiances et les jalousies de la Convention,
quand il a déclaré que « la Convention sera dissoute si elle fait choix pour
le ministère d'hommes d'une grande ambition et d'une grande audace »,
Robespierre se découvre plus hardiment, je crois, qu'il ne l'avait fait
encore en aucun débat. Il ne se prononce pas à fond sur le système adopté ;
mais il semble aller au-delà de Danton et se déclarer prêt, pour sa part, à
accepter la responsabilité personnelle du pouvoir. Il résiste à la Convention
qui veut écarter, par l'ordre du jour, la téméraire motion de Danton. « Une
grande question s'est agitée dans le sein de la Convention nationale ; elle a
paru tenir aux circonstances et au salut public. L'Assemblée a décidé de la
discuter après l'organisation du tribunal révolutionnaire. C'est l'exécution
de ce décret que je réclame. A peine la discussion a-t-elle été ouverte qu'on
demande qu'elle soit fermée ; à peine a-t-on entendu une objection qu'on
demande à n'en plus entendre. Eh bien ! je demande, moi, qu'une question si
importante aux yeux de tout homme capable de réfléchir, mise à l'ordre du
jour par un décret, ne puisse pas en être écartée si facilement ; je demande
qu'en exécution de votre décret et au nom du salut public, la discussion
s'ouvre sur la réorganisation du ministère. Je pourrais faire aussi ma
profession de foi, si j'en avais besoin. Je le déclare : je ne trouve
aucun mérite à ne point accepter les places dangereuses et difficiles du
ministère. Je pense qu'en les refusant, on peut bien plutôt consulter son
goût et son intérêt que les principes. Je demande que nous discutions
cette grande question. » Certes,
Robespierre ne se préoccupait pas seulement de mieux organiser l'action
révolutionnaire au dedans et au dehors. Il savait qu'un renouvellement
général de l'organisme du ministère et des comités permettrait ou d'éliminer
ou de subordonner l'influence girondine. H haïssait la Gironde d'une double
haine, haine personnelle, haine révolutionnaire. Elle l'avait calomnié et
humilié : et elle était une entrave à la grande action de la France nouvelle.
Il pressentait les orages prochains qui allaient éclater sur elle, et il
aurait voulu supprimer l'influence girondine à la Convention sans toucher à
la personne et même au mandat des Girondins eux-mêmes ; quelle plus favorable
occasion que la crise qui obligeait à fortifier et à renouveler tous les
pouvoirs ? Ce qui s'était passé quelques semaines avant pour le Comité de
sûreté générale était de bon augure. Ce comité, qui avait une si grande
puissance, puisqu'il avait pour mission de faire arrêter quiconque était
suspect de complicité avec les royalistes et avec les ennemis de la
Révolution, était d'abord, en octobre, aux mains des Montagnards. La Gironde,
au commencement de janvier, y était entrée en force et y avait conquis la
mail (mité. Mais, sous le coup de l'émotion produite par l'assassinat de
Lepelletier, les Montagnards en étaient redevenus les maîtres. Etendre au
Comité de défense générale et au ministère la victoire de la Montagne au
Comité de sûreté générale, était à ce moment la tactique essentielle de
Robespierre ; et la motion de Danton avait au moins à ses yeux cet avantage
de poser avec éclat le problème d'une réorganisation générale. Au demeurant,
et c'est l'honneur de Robespierre, il semble bien qu'en' ces premiers jours
de mars, devant l'étendre du péril qui se révélait, il ait subi la forte
action de Danton et, quoique celui-ci, par quelques-uns de ses mots, semblât
se distinguer de Robespierre : « Je n'ai point de haine, non par vertu,
mais par tempérament » ; quoique Danton fût déjà ébranlé par les événements
de Belgique, Robespierre collabora loyalement avec Irai. J'observe même que,
dans les noies abominables que Robespierre rédigera plus tard pour
Saint-Just, et où il calomnie criminellement tous les actes, toutes les
paroles, toutes les pensées de Danton, Robespierre a respecté ces premières
journées de mars : il n'a pas tenté de les empoisonner par des
interprétations scélérates[1]. Ah ! qu'il est difficile à
l'homme de juger l'homme et de marquer le niveau des âmes tourmentées,
mouvant chaos de sommets et d'abîmes ! En ce point, l'effort combiné de
Danton, de Robespierre et de Marat échouera devant la résistance de la Gironde
et du centre. Mais le germe du Comité de salut public gouvernement
révolutionnaire était semé et l'action commune des trois hommes qui forment
vraiment à cette heure, sans entente préalable, un triumvirat de défense
nationale et de Révolution fut assez puissante pour conduire un moment les
événements. Contre leur union se brisèrent aussi bien les tentatives anarchiques
des forces tumultueuses que les combinaisons de la Gironde. La Commune, avec
Hébert, avec Chaumette, soutint fond les trois chefs de la Montagne. Et comme
eux, avec eux, elle s'efforçait tout ensemble, par des appels véhéments et
sages, d'enflammer et de régler le patriotisme. Paris se levait de nouveau et
en un élan admirable, plus beau et plus pur qu'en septembre, parce qu'il ne
portait pas en lui un cauchemar de terreur meurtrière. Tout son cœur se
tournait contre l'ennemi du dehors et les grandes mesures légales que, sur
l'initiative de Danton, prenait ou annonçait la Convention délivraient le
peuple de toute obsession sanglante. LES TROUBLES DES 9 ET 10 MARS Il y
eut cependant des groupes révolutionnaires qui essayèrent une action
violente. Ils avaient comme démêlé la sourde pensée de trahison de Dumouriez
et ils voulaient en finir avec la Gironde dénoncée par eux comme complice du
traître. C'est la section du faubourg Poissonnière qui donna le signal.
Mortimer-Ternaux a retrouvé, aux archives du Comité de sûreté générale, le
manifeste qu'elle lança le 9 mars au matin : « Les
membres composant le Comité de surveillance des défenseurs de la République
une et indivisible des départements, vivement affectés des dangers qui
menacent la chose publique, et notamment la ville de Paris, étant en état de
permanence, ont pris un arrêté qu'ils ont cru devoir vous communiquer. Cet
arrêté porte que toutes les sections de Paris, qu'ils ont crues composées de
sans-culottes, sont invitées à se joindre aux défenseurs de la Patrie pour
opérer une insurrection, de laquelle doit résulter un bien général pour la
République. Le point de ralliement est fixé aux Jacobins Saint-Honoré. Ils
vous préviennent que le tocsin sonnera à cinq heures très précises du matin ;
ils vous invitent à suivre leur exemple afin de rassembler un assez grand
nombre de sans-culottes, pour qu'ils puissent en imposer aux factieux qui
siègent dans la Convention, et pour se transporter dans toutes les maisons où
s'impriment les journaux de Brissot, Gorsas et autres de même nature. Le
salut de la République nous impose cette tâche ; secondez-les en bons frères
; tous les intrigants et malveillants capitalistes frémiront en voyant notre
réunion et la Patrie sera sauvée. « Aux
ci-devant Jacobins de la rue Saint-Honoré, à deux heures du matin, le 9 mars
1793, an IIe de la République, CHAMPAGNAT, président : ANDRÉ GADET fils, secrétaire. » Ici
encore c'est un manifeste à la fois politique et social. Il est dirigé contre
les traîtres et contre les capitalistes. Le tocsin ne sonna pas. A peine, sur
les 45 sections qui s'étaient réunies le 8 au soir pour entendre les
commissaires de la Convention, trois ou quatre étaient-elles décidées à un
mouvement insurrectionnel. Les autres restaient fidèles à la Convention, à
toute la Convention. Mais durant toute la séance du 9, des groupes animés,
véhéments, menaçants, se pressèrent autour de l'Assemblée. Et le soir, entre
5 et 7 heures, quand la séance fut levée, ils forcèrent les ateliers de
quelques journaux et détruisirent les presses du journal de Gorsas et du
journal de Condorcet, la Chronique de Paris. Au Patriote français et au
journal de Prudhomme ils se heurtèrent à la résistance des ouvriers. Ce
n'était pas une insurrection, ce n'était qu'une émeute. Le mouvement n'était
ni vaste ni dirigé par une force centrale. Pourtant l'agitation ne tomba pas
tout de suite. Aux Cordeliers, les Enragés étaient puissants. Varlet, dans la
nuit du 9 au 10, y fit adopter un appel à l'insurrection. Cette adresse
disait : « L'évacuation
de la Belgique est l'œuvre de la faction impie qui paralyse la Convention
nationale et déchire le sein de la République ; les succès des ennemis de la
France sont dus au traître Dumouriez et aux menées odieuses des Roland, des
Brissot et de leurs amis, il faut donc s'en débarrasser à tout prix. » Les
sections de Mauconseil, des Lombards, du Théâtre-Français et des
Quatre-Nations adhérèrent seules à l'adresse. Le mouvement n'aurait eu
quelque chance de s'élargir et d'aboutir que s'il avait été approuvé par les
Jacobins et par la Commune. Aux Jacobins, des fédérés, quelques militaires
essayèrent en vain d'entraîner l'assemblée, elle se sépara dans le tumulte et
la confusion. Varlet se rendit la nuit au Conseil de la Commune. Il affirma
que les Cordeliers avaient décidé les sections, que les Jacobins n'attendaient
qu'un signal du pouvoir légal. Ni Pache, ni Chaumette, ni Hébert ne cédèrent
à ses instances. Le coup révolutionnaire était manqué. Les forces
insurrectionnelles tentèrent cependant un retour offensif. N'ayant pu dominer
la Convention et l'effrayer par le soulèvement du peuple, elles se résolurent
à agir directement sur elle et, dans la séance du 12 mars, les délégués de la
section Poissonnière, paraissant à la barre de l'Assemblée, commencèrent à
lire le discours que le président de la section avait, le 8 mars au soir,
adressé aux commissaires de la Convention. Mais à peine avaient-ils dit qu'il
fallait arrêter Dumouriez, qu'ils furent interrompus par une protestation
violente et unanime. « Ce
sont des calomniateurs, des intrigants et des traîtres. Ils veulent perdre la
Patrie, ils sont les agents de l'étranger. » Par
fâcheuse aventure, les pétitionnaires, dans le désordre d'un mouvement
improvisé, avaient pris un drapeau sur lequel, dans un angle, étaient brodées
des fleurs de lis. Scandale et indignation. Jamais l'éloquence d'Isnard ne
fut plus acerbe et Marat, bondissant à la tribune, exécute les
pétitionnaires. « Il s'abandonne, dit Mortimer-Ternaux, à l'entraînement
général. » Non, c'était la suite de toute la politique prudente et profonde
que j'ai caractérisée. « Quelles qu'aient été, dit-il, les liaisons politiques de Dumouriez. Quelles
qu'aient été ses relations avec la Cour, je le crois lié au salut public depuis le 10
août, et particulièrement depuis que la tête du tyran est tombée sous le
glaive de la loi. Il y est lié par le succès de ses armes. Le décréter
aujourd'hui d'accusation, ce serait ouvrir aux ennemis les portes de la
République. Mais j'ai à vous dévoiler un complot horrible. Il y a déjà
plusieurs jours que des suppôts de l'ancienne police, aux ordres, sans doute,
des agents ministériels et des députés contre-révolutionnaires, excitent le
peuple à l'assassinat. Qu'on lise la pétition de la section Poissonnière,
vous y verrez qu'on y demande la tête de Gensonné, de Vergniaud, de Guadet.
Ce serait un crime atroce qui ne tendrait à rien moins qu'à la dissolution de
l'Assemblée. Moi-même je me suis élevé dans les groupes contre les assassins.
Je me suis transporté à la Société populaire des Cordeliers, j'y ai prêché la
paix et j'ai confondu ces orateurs soudoyés par l'aristocratie. Comme l'âme
de tous les complots contre-révolutionnaires qui ont eu lieu depuis quelques
jours, je vous dénonce un nommé Fournier. C'est lui qui, à l'affaire du
Champ-de-Mars, a porté un pistolet sur la poitrine de La Fayette, et qui est
resté impuni, tandis que des patriotes étaient assassinés ou gémissaient en
prison. » Le
soir, aux Jacobins, Varlet, comme un étourneau, voulut reproduire l'appel à
l'insurrection qu'il avait lu le 10 aux Cordeliers. II semblait ne pas se
rendre compte de la coalition de la Montagne et de la Commune contre lui. Il
fut soutenu d'abord par une partie des tribunes. Mais l'immense majorité des
Jacobins le hua : « Nous ne sommes pas ici aux Cordeliers », et il dut
descendre de la tribune. Billaud-Varenne y vint protester contre les exagérés
et les intrigants. « Marat, dit-il, est un Feuillant à côté de Fournier
l'Américain. » Et lui aussi insista sur l'imprudence qu'il y aurait à frapper
Dumouriez. Ah ! quel beau rôle aurait pu alors jouer la Gironde ! Comme il
lui était facile de se relever, de reconquérir autorité et prestige et de
sauver la Révolution en s'associant largement sans arrière-pensée et sans
chicane aux mesures de salut public décrétées alors par la Convention ! Elle
portait en ce moment un poids très lourd. Ses efforts pour sauver la vie du
roi étaient restés sur elle comme un fardeau, et la motion de Gensonné,
demandant des poursuites contre les massacreurs de septembre, avait tourné de
façon tout à fait imprévue contre les Girondins. A peine commencée, l'enquête
avait révélé en effet que beaucoup de ceux qui étaient désignés comme des
massacreurs étaient maintenant, où ? aux armées où ils combattaient pour la
Patrie. Ce n'étaient donc pas des brigands, de féroces malfaiteurs :
c'étaient des exaltés qui après avoir tué donnaient leur propre vie à la
Révolution. Il fallut limiter les poursuites aux « instigateurs des massacres
». Mais c'étaient les Girondins qui apparaissaient comme des furieux, et leur
discrédit allait croissant. Oui, il n'était que temps pour eux de rentrer,
pour ainsi dire, élans la Révolution. Ils le pouvaient à l'heure où les chefs
de la Montagne faisaient acte de clairvoyance, de courage et de sagesse. Mais
la Gironde laisse échapper cette occasion suprême. Elle continue sa politique
insensée de défiance vaine, de vaines polémiques et de chicane. Au moment où
Marat, Robespierre, Danton s'entendaient pour couvrir Dumouriez, il était de
son intérêt de prendre acte de ces sages paroles : « Oui,
vous avez raison ; oui, vous faites une bonne et grande chose en sacrifiant
au salut de la Patrie vos prétentions contre un homme que vous avez souvent
attaqué et soupçonné. Vous reconnaissez donc que, devant' les pressantes
nécessités de l'action, il faut prendre des responsabilités redoutables et
paraître solidaires d'actes que l'on ne peut diriger, et d'hommes dont on n'a
pas toujours le secret. C'est ce que nous, qui formions la majorité au moins
à la Législative, nous avons dû accepter. Maintenant que votre pouvoir
grandit, vous subissez à votre tour cette loi. Cessons donc de nous
suspecter, de nous dénoncer les uns les autres, et si un jour un des généraux
auxquels nous conservons encore notre confiance vient à nous trahir,
frappons-le tous ensemble, mais ne nous déchirons pas, ne déchirons pas la
Révolution. » LA GIRONDE ET DUMOURIEZ Au
contraire, le Patriote français se scandalise des avances faites à Dumouriez
par Danton, Robespierre et Marat. Quoi ! ces massacreurs, ces
anarchistes auraient la prétention de mettre la main sur le héros victorieux
qui a sauvé la Patrie ! « Robespierre
et Danton ont comblé d'éloges Dumouriez, Dumouriez que leur ami Marat ne
cesse de peindre comme un traître, Dumouriez que les Jacobins ne cessent de
poursuivre, Dumouriez dont chaque succès est représenté comme une perfidie.
Quel est le but de cette nouvelle mascarade ? Le voici : Dumouriez est trop
élevé par son courage, par son génie, par ses victoires au-dessus de la
faction anarchiste pour qu'elle espère le renverser. Elle croit, par
d'indignes flagorneries, mettre dans son parti un homme qu'elle craint ; elle
le flatte parce que les héros du 2 septembre n'osent pas se mesurer avec le
héros du 20 septembre ; mais leur espérance est folle : Dumouriez ne mêlera
pas ses lauriers avec leurs cyprès, Dumouriez aime la gloire, il ne voudra
pas partager leur infamie, Dumouriez aime la Patrie, il la sauvera avec les
républicains, il ne voudra pas la perdre avec les anarchistes. » Détestables
paroles qui retentirent douloureusement au cœur de Danton. C'est
donc chose convenue : Dumouriez ne peut être qu'à la Gironde. Réclamez-le
bien, ô insensés ! Gardez-le tout pour vous, afin que demain sa trahison ne
soit qu'à vous ! LA GIRONDE ET LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE De
même, qu'oppose la Gironde, dans son ensemble, au tribunal révolutionnaire ?
Rien, aucune objection de principe. Il y a
bien quelques arguties sur le détail de la procédure. Mais la
Gironde ne dit pas, elle ne peut pas dire que la Révolution, menacée de toute
part, n'aura pas de moyen légal de se défendre, qu'elle sera réduite ou à
tolérer toutes les intrigues contre la liberté et la Patrie, ou à en
abandonner la répression à la justice aveugle et sanglante de la rue. Elle ne
peut pas dire cela : et elle avoue même qu'elle ne combat pas le principe du
tribunal révolutionnaire ; mais elle se donne, par des chicanes multipliées,
l'apparence d'avoir voulu désarmer la Révolution. Et
puis, tout à coup, avec sa légèreté accoutumée, elle se résigne, ou même se
réjouit. Pourquoi ? Parce qu'elle a fait entrer dans le tribunal
révolutionnaire un certain nombre d'hommes qu'elle croit à elle (Patriote
français, numéro du 14 mars) : « Ce
tribunal extraordinaire qui, dans les vues de ses inventeurs, devait être un
instrument de despotisme, servira à consolider la liberté, en la défendant,
et contre les anarchistes qui la souillent, et contre les aristocrates qui
s'efforcent de la détruire. La composition de ce tribunal est telle qu'aucun
patriote n'a à craindre les vices de son organisation. » Voilà
la Gironde réconciliée avec le tribunal révolutionnaire parce qu'elle espère
s'en servir contre les Montagnards ! Et quels sont les noms qui la rassurent
ainsi ? O ironie ! l'homme désigné comme substitut de l'accusateur public
s'appelle Fouquier-Tinville. Il est de ceux que le Patriote français cite
complaisamment. LA GIRONDE ET L'ORGANISATION DU MINISTÈRE De
même, dans l'effort de Danton pour concentrer la force révolutionnaire, pour
organiser le pouvoir exécutif, elle affecte de ne voir qu'une manœuvre de
prétendant à la dictature. Le gouvernement nouveau, s'écrie-t-elle, était
tout préparé. Le Patriote
français dit, le 13 mars, à propos de la séance du 11 : « Ils ont
cru qu'il ne s'agissait plus que de monter au trône ; déjà ils s'étaient
partagé les branches du pouvoir, leurs complices col- portaient
complaisamment la liste du nouveau Conseil exécutif. Danton était ministre
des affaires étrangères ; Dubois-Crancé, de la guerre ; Jeanbon Saint-André,
de la marine ; Thuriot ou Cambacérès, de la justice ; Fabre d'Eglantine, de
l'intérieur, et Collot d'Herbois, des contributions. A la vérité, il leur
fallait encore un décret : mais ils allaient l'exiger, ils le croyaient
rendu. Danton monte à la tribune, sûr de son succès ; il demande que la
Convention se réserve le droit de choisir les ministres dans son sein. Nous y
voilà, s'écrièrent quelques membres ! Personne ne doutait que Danton ne
voulût être le premier de ces ministres ; on en douta bien moins encore,
lorsqu'on l'entendit jurer par la pairie, que jamais il n'accepterait une
place dans le ministère. Danton, jurer par la patrie ! la patrie d'un
ambitieux ! Il m'a semblé entendre un athée jurer par l'Eire suprême. » Ainsi
les Girondins dénaturaient Les plus nobles efforts de Danton pour arracher la
Révolution au chaos et à l'impuissance. Ainsi, ils accusaient de prétendre à
la dictature et même au trône quiconque, hors d'eux, voulait organiser contre
les ennemis du dedans et du dehors la force révolutionnaire tiraillée et
dispersée. Hélas !
c'est par là que la Gironde se perdit. Si le peuple, un jour prochain, se
décide à lever la main sur elle, à l'exclure de la Convention, c'est parce
qu'elle lui apparaît comme une force toute critique et négative, anarchique,
au sens profond du mot, et paralysante. De même que l'action vigoureuse d'un
tribunal révolutionnaire pouvait seule arrêter la justice spontanée du
peuple, de même l'action vigoureuse et concentrée d'un pouvoir
révolutionnaire homogène pouvait seule épargner à la Révolution la politique
de désespoir qui, tout à l'heure, réalisera l'unité par extermination. Mais
voici où éclate l'étroitesse de cœur et la légèreté d'esprit de la Gironde.
La Convention a décidé l'envoi dans les départements de 82 commissaires. Ces
commissaires auront une terrible tâche et une terrible responsabilité. Ils
devront partout hâter la levée des trois cent mille nouveaux soldats dont la
France a besoin. Ils devront aussi braver tous les mécontentements et
violenter tous les égoïsmes. Il faudra qu'ils enflamment le patriotisme sans
lui communiquer ce degré de fièvre où commence le délire. Il faudra qu'ils
pourvoient à l'approvisionnement du peuple et des armées, qu'ils surveillent
les fournisseurs, qu'ils hâtent la fabrication des canons, des fusils, des
vêtements, des chaussures, et qu'ils empêchent la hausse des denrées de
s'aggraver jusqu'à la famine. Que de
soucis ! que de décisions à prendre, soudaines, totales, dont on ne pourra
partager avec la Convention trop lointaine la responsabilité ! Et comment
contenir l'égoïsme des riches sans déchaîner les fureurs jalouses et les
représailles forcenées des pauvres ? LA GIRONDE ET LES MISSIONS C'était
un redoutable fardeau qu'allaient assumer ces hommes. Mais aussi, comme le
pouvoir se mesure à l'audace, quelle puissance, et quel contact intime,
ardent, avec l'âme même de la Révolution, avec ses plus nobles passions et
ses espérances ! La Gironde, accusée de n'être qu'une coterie brillante de
discoureurs impuissants, aurait dû revendiquer sa part d'action, de péril et
de gloire virile. Elle se déroba, elle laissa à la Montagne presque seule
l'honneur de déléguer des commissaires. Pourquoi ? Elle a eu sans doute le
sentiment qu'elle n'était plus faite pour la grande action, qu'à force de
signaler les excès du peuple et d'attiédir le feu de la Révolution, elle
était devenue incapable de susciter la flamme. Et je vois dans sa défaillance
l'aveu secret et involontaire d'une désharmonie entre elle et la rude tâche
des jours difficiles. Mais il y eut aussi un calcul plus explicite et plus
sordide. Le Montagnard modéré Choudieu dit à ce propos : « M.
Dulaure prétend que l'envoi des commissaires envoyés par la Convention dans
les départements fut une intrigue de la minorité qui fit nommer ses partisans
pour se rendre maîtresse de l'opinion. Il ignore ou feint d'ignorer que ce
fut, au contraire, une manœuvre très adroite du parti girondin qui se
débarrassa ainsi de plus de quatre-vingts Montagnards, ceux-ci ayant accepté
avec dévouement ces missions difficiles sans s'apercevoir du piège qu'on leur
tendait. Les Girondins espéraient ainsi ne plus trouver d'opposition dans
l'Assemblée, ou du moins, n'avoir plus à combattre que quelques Montagnards
restés à leur poste. « Le
recrutement de .300.000 hommes servit de prétexte à ces missions, qui ne
pouvaient être que désagréables pour ceux qui les acceptaient, puisqu'il
s'agissait d'enlever à leurs familles 300.000 jeunes hommes, et qui même ne
furent pas sans danger dans quelques départements, notamment dans ceux de la
Vendée et dans les départements voisins, mais le parti de la Gironde ne
sollicitait point les missions dangereuses, car jamais on ne vit un seul de
ses membres prendre part à la lutte glorieuse de nos armées. « Et
M. Dulaure appelle cela une manœuvre de la Montagne ! 11 faut avoir besoin de
calomnier pour qualifier ainsi le dévouement d'un grand nombre de Montagnards
qui surent exciter une réelle émulation parmi nos jeunes citoyens et les
diriger vers la frontière pour combattre l'ennemi commun. » Non, ce
n'était pas, de la part de la Gironde, une manœuvre adroite, mais la plus
malhabile au contraire, puisqu'elle coupait elle-même ses communications avec
le pays. Mais
Choudieu aurait pu invoquer l'aveu du journal de Brissot. Il dit, dans le
numéro du 14 mars : « Nos
Catilina nous laissent assez en repos depuis trois jours. Mais il est aisé de
voir que ce calme n'est que l'intervalle d'une tempête à une autre.
Cependant, en pilotes habiles, les républicains doivent profiter de ce calme
pour se préparer à lutter contre l'orage. Il faut qu'ils se rallient partout,
dans la Convention nationale, à la Commune, dans les sections, même dans les
clubs. Dans la Convention nationale l'absence des têtes les plus
effervescentes permet de délibérer avec plus de tranquillité, et par
conséquent avec plus de vigueur. » Ainsi
la Gironde se croyait fortifiée par le départ des commissaires montagnards.
Quel enfantillage ! Elle ne s'apercevait point qu'en leur abandonnant ces hautes
et périlleuses missions, elle allait défaire en quelques jours l'œuvre de
calomnie menée depuis des mois contre la Montagne par d'innombrables
libelles. Ces hommes, qu'elle avait représentés aux départements comme des
monstres, allaient entrer, pour ainsi dire, au cœur du pays, qui les verrait
à l'œuvre, qui les jugerait et bientôt les aimerait. Mais,
ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'à peine la Gironde eût-elle laissé aux
Montagnards le redoutable privilège des missions, elle prit peur et
s'appliqua à les calomnier. Des lettres furent envoyées, notamment par Salle,
pour dénoncer à leur département les commissaires. Ainsi,
en cette crise prodigieuse de la liberté et de la Nation, la Gironde ne se
bornait point à ne pas agir : elle essayait de frapper toute action de
discrédit et d'impuissance ; elle devenait 'ainsi un danger national, et
c'est l'instinct de conservation de la Nation révolutionnaire qui, dans
quelques semaines, l'éliminera. Si
vraiment Sieyès était le conseiller occulte de la Gironde, il a usurpé sa
renommée de penseur. Robespierre, pour caractériser son action souterraine et
silencieuse, l'a appelé, au témoignage de Barère : « la taupe de la
Révolution ». Et le mot serait plus vrai - encore si la taupe était aveugle.
Qu'était cet obscur cheminement d'intrigue minuscule dans la vaste convulsion
qui secouait et soulevait le sol ? LE CAFÉ CORAZZA Vergniaud
aussi, dont l'éloquence était plus ample que la pensée, fit preuve d'une
étrange médiocrité de sens politique lorsque, le 15 mars, dans un discours
très éclatant et très préparé, il vint reprendre les événements du 9 et du 10
et dénoncer tout un plan d'insurrection. Oui, il y avait à Paris des
groupements révolutionnaires qui voulaient attenter à l'intégrité de la
Convention et frapper la Gironde. Mais, à quoi servait-il de signaler un fait
évident, éclatant ? Et à quoi servait-il aussi de demander qu'on instituât
des poursuites ? La Convention avait bien donné au ministre Garat l'ordre de
rechercher « le comité d'insurrection », et je crois bien que si Garat vint
dire à la Convention qu'il n'avait rien vu ou presque rien, c'est qu'il avait
fermé les yeux. Il assura qu'il n'avait découvert qu'une réunion un peu
inquiétante : celle du café Corazza, où quelques Jacobins, â la sortie des
séances du club, se rencontraient « pour boire de la bière ». On comprend que
les Girondins, qui avaient été outragés et menacés, n'aient pas pardonné au
philosophe distrait et subtil ce trait savant d'innocence- En
fait, le café Corazza était comme la réplique ou la parodie de ce café du
Soleil d'or où, avant le 10 août, des révolutionnaires se donnaient
rendez-vous. Chabot qui, avant le 10 août, servait d'intermédiaire officieux
entre les éléments les plus révolutionnaires de la Législative et les fédérés
prêts à livrer l'assaut aux Tuileries, était aussi de la réunion du café
Corazza. Sans doute il pressentait des commotions prochaines et il se
proposait de servir de lien, à l'occasion, entre les Défenseurs de la
République une et indivisible et la Montagne. Bientôt il prononcera, à propos
des divers projets de Constitution, des paroles où retentira toute la pensée
de Jacques Roux- Il rêvait évidemment d'être l'agent de conciliation de
toutes les forces d'avant-garde de la Révolution. H n'osa pas, étant vil, se
lever en mars contre Marat, Robespierre, Danton et la Commune. II n'eut pas
le courage de leur dire qu'ils avaient tort de désavouer des énergies
impatientes, désordonnées, mais dont un jour prochain, pour une action
décisive, la Révolution aurait besoin. Il n'en
avait pas moins à ce moment une politique « ultra-maratiste », si
toutefois les intrigues démagogiques du méprisable capucin peuvent s'appeler
une politique. Et, en tout cas, la réunion du café Corazza, si largement
arrosée de bière qu'elle pût être, révélait un commencement d'organisation
révolutionnaire. Elle était comme un premier moyen d'approche par lequel le
véritable Comité insurrectionnel tentait de faire pénétrer son action jusqu'aux Jacobins LES DÉFENSEURS DE LA RÉPUBLIQUE Le
Comité, que Garat s'appliqua à ne point voir, c'était évidemment cette
Société des défenseurs de la République, qui s'appuyait sur les Cordeliers et
sur quelques sections remuantes, et qui mêlait la revendication sociale et la
revendication politique. C'était cette force émeutière et révolutionnaire qui
s'était manifestée déjà par des pétitions menaçantes à la Convention, par des
déclarations de guerre véhémentes aux capitalistes, par l'émeute des
subsistances en février, par le manifeste de la section Poissonnière et le
coup de main de Varlet en mars. Mais ce qui explique la cécité volontaire de
Garat, c'est que les frontières de ce Comité insurrectionnel étaient très
difficiles à déterminer. Sans doute il paraissait avoir contre lui presque
toutes les renommées constituées et, si je puis dire, toutes les forces
classiques de la Révolution, les trois chefs de la Montagne, la Commune, les
Jacobins. Après le 10 mars, comme après le 25 février, le Père Duchesne
le désavoue lourdement (n° 222, probablement du 17 mars). HÉBERT DÉSAVOUE LES ENRAGÉS «
Sans-culottes, mes amis, je ne cesse de vous dire que l'on vous fout dedans,
que l'on cherche à allumer la guerre civile, et malgré mes bons avis, vous
tombez comme des buses dans les panneaux qu'on vous tend. Songez que vous
êtes environnés de traîtres qui prennent toutes sortes de masques pour vous
tromper. Ce- n'est pas pour des prunes, foutre, que quinze mille émigrés sont
rentrés dans Paris ; s'ils n'avaient été certains de vous y faire plus de mal
qu'en restant à Coblentz, ils n'auraient pas bravé la guillotine pour venir
ici brouiller les cartes. « Ce
sont eux, foutre, qui en entendant gémir le peuple sur la cherté des
subsistances, ont pris des habits d'ouvriers et se sont répandus dans les
faubourgs et dans les marchés pour conseiller aux sans-culottes de piller les
magasins et les boutiques ; le pillage s'est lait et mes jean-foutres ont
disparu pour aller chercher d'autres costumes. Celui qui, à la place haubert,
était déguisé en charbonnier a paru ensuite au ci-devant Palais-Royal en
habit noir, coiffé d'une perruque de financier, la canne à bec de corbin à la
main ; c'est là qu'il est allé de café en café vilipender les sans-culottes
et reprocher à la municipalité de ne pas protéger lès personnes et les
propriétés. « Avec
cette manœuvre infernale, cinq ou six cents jean-foutres répandus dans les
différents quartiers ont mis Paris sens dessus dessous ; les rolandins et les
brissotins qui conduisaient cette marche ont saisi la balle au bond. « Voyez,
ont-ils dit, comme on conduit le peuple de Paris ; voyez si la Convention est
en sûreté au milieu de ces anarchistes, de ces désorganisateurs. Les
départements souffrirent-ils que leurs représentants restent dans une ville
où règnent de pareils désordres ? » « Le
peuple heureusement a reconnu son erreur et il a démenti les brissotins, en
rentrant dans l'ordre. » Ainsi,
pour Hébert, les agitations de mars ne sont que le prolongement de celles de
février. Il insiste dans le n° 233 : « Je
frémis, foutre, quand je songe que les vingt mille jean-foutres qui ont signé
la pétition de La Fayette sont encore dans Paris que les émigrés y arrivent
par milliers, que des meutes de mouchards soudoyés par l'Angleterre
brouillent les cartes et remuent ciel et terre pour exciter la guerre civile.
N'accusons que cette foutue canaille de tous les troubles qui nous
tourmentent. Oui, foutre, quand on nous dit : pillez, égorgez, suivons les
gredins qui font de pareilles motions et nous découvrirons que ce sont ou des
calotins ou de ci-devant nobles, ou des galopins de ci-devant procureurs, ou
des laquais, ou des goujats ci-devant rats-de-cave. Voilà- nos véritables
ennemis, je ne redoute que ceux qui pourront nous diviser. » Les
calotins, est-ce pour l'abbé Jacques Roux ? En tout cas, en mars, comme en
février, Hébert continue la guerre aux Enragés. Et les Jacobins aussi, après
le 10 mars comme après le 25 février, envoient aux sociétés affiliées une
adresse solennelle, où ils écartent d'eux toute solidarité avec les
agitateurs et où ils se déclarent « imperturbables dans les orages ».
Mais, au fond, toutes ces forces orgueilleuses commençaient à être entamées
par l'action croissante des groupements révolutionnaires et obligées de
compter avec eux. Quand Marat a dénoncé les pétitionnaires de la section
Poissonnière et qui and Isnard, le prenant au mot, demande qu'ils soient
livrés au tribunal révolutionnaire, il se retourne furieusement et dénonce
les rolandistes. Danton
n'aurait pas consenti à exterminer de la Révolution les forces téméraires et
ardentes, et comment eût-il pu laisser frapper les Cordeliers, où il avait
grandi, et qui venaient de donner leur adhésion à l'adresse insurrectionnelle
de Varlet ? Bientôt, aux Jacobins, Robespierre, soucieux d'étendre sa
popularité jusqu'aux limites extrêmes du mouvement révolutionnaire, tentera
de renouer avec les groupes les plus ardents ; il s'emportera contre ceux qui
refusent la parole aux Enragés et, à la mort de Lazowsky, un de ceux qui
prirent part à la tentative insurrectionnelle des 9 et 10 mars, il le
glorifiera. SOLIDARITÉ PROFONDE DE LA MONTAGNE ET DES ENRAGÉS Ainsi, on n'aurait pu frapper « le Comité insurrectionnel », sans atteindre en même temps toutes les forces de révolution, auxquelles il était comme entremêlé, et Louvet et Salle avaient raison en quelque manière lorsqu'ils disaient à Garat : « Le Comité insurrectionnel, c'est le club des Jacobins ». Mais, combattre les Jacobins et avec eux la Montagne et la Commune, les envelopper dans la responsabilité directe d'un complot qu'ils avaient désavoué et refoulé, c'eût été une politique monstrueuse, la perte de la Révolution et de la France ; c'eût été la trahison de Dumouriez commencée du dedans, et en quelque sorte, par l'autre bout. Et c'est encore là un indice du déséquilibre d'esprit de la Gironde. Vergniaud n'allait pas jusque-là et il se contentait de se répandre en tristesses éloquentes. Or, il ne fallait ni gémir ni accuser. Il fallait se recueillir en un suprême effort de pensée et de conscience et se demander pourquoi, peu à peu, la Gironde avait perdu la direction de la Révolution, pourquoi elle avait animé et coalisé contre elle tant d'énergies et comment elle pourrait refaire l'unité de la Révolution. Elle n'y songea pas et l'égoïste frivolité alla croissant en elle à mesure que de toutes parts s'élargissaient les abîmes. |
[1]
On trouvera ces fameuses notes de Robespierre dans mon livre : Robespierre
terroriste. Bien loin que Robespierre ait passé l'éponge sur les journées
de mars, il accuse Danton dans ces notes, d'avoir voulu exciter à Pars une
fausse insurrection « pour donner à Dumouriez le prétexte qu'il cherchait de
marcher sur Paris » et il ajoute : « On m'a assuré que Danton avait été chez
Pache, qu'il avait proposé d’insurger en disant que s’il fallait de l'argent,
il avait la main dans la caisse de la Belgique ». J'ai vérifié les accusations
de Robespierre, que Jaurès, dans ses préventions, estime abominables, et je les
al trouvées d'une exactitude entière. — A. M.