LE ROMAN DE DUMOURIEZ Mais
voici que de la Belgique éclatent des nouvelles redoutables. Dumouriez avait
quitté Paris le 26 janvier, pour rejoindre son armée. H dit dans ses Mémoires
qu'il était parti « le désespoir dans l'âme ». « Il n'avait pu empêcher un
crime inutile, honteux et funeste ; il n'avait réussi ni à faire annuler le
décret du 15 décembre, ou au moins à en faire excepter les Pays-Bas pour
sauver l'armée française en cas de retraite, ni à faire établir une bonne
administration pour les fournitures de l'armée, ni à obtenir les réparations,
les remontes pour la cavalerie, les recrues et tout ce qui lui manquait pour
se mettre en campagne, ni, ce qui l'affligeait le plus, ce qui le rendait
honteux d'être Français, à sauver un roi dont il connaissait l'innocence et
la bonté, l'ayant vu de très près pendant trois mois. Il allait se remettre à
la tête d'une armée désorganisée, livrée à l'indiscipline et à la maraude, et
commettant tous les excès dans les quartiers d'hiver, mal armée, sans habits,
dispersée dans des villages ruinés, où elle manquait de tout, le long de la
Meuse et de la Ruhr. » Dumouriez,
pour atténuer son échec prochain, exagère le délabrement de l'armée qui
avait, il est vrai, beaucoup souffert. Et, pour faire sa cour à la
contre-Révolution, il exagère « son désespoir ». Il n'était point dans la
nature de Dumouriez de désespérer si vite. La vérité est qu'il avait constaté
à Paris qu'il n'était assuré d'aucun parti et qu'il ne pourrait manier à son
gré, comme il s'en était flatté d'abord, la force révolutionnaire. Le monstre
ne se laissait pas apprivoiser aisément aux caresses de l'aventurier
diplomate et soldat. Dumouriez
ne se dit pas à lui-même une minute qu'il devait, même au péril de sa propre
vie, être le serviteur de la Révolution et de la Patrie. Dût-il être méconnu,
dût-il être dévoré, il n'avait qu'un devoir : regarder l'ennemi en face, et
lutter jusqu'au bout, sans arrière-pensée. Mais Dumouriez n'avait ni l'esprit
assez grand, ni l'âme assez haute, et c'est seulement son jeu personnel qu'il
voulait jouer. Quoi qu'il puisse dire, au commencement de février 1793, il
espérait encore beaucoup de la fortune et de lui-même. Sa grande force,
c'était précisément ce merveilleux ressort de confiance, et il avait encore
un prestige immense. Le capital de gloire amassé à Valmy, à Jemappes était
entamé, il n'était pas détruit. Et il voulait, en éblouissant encore la
Révolution, se donner le temps de la mater et de la domestiquer à son propre
service. DUMOURIEZ ET LES NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES Est-il
vrai, comme il le dit, qu'il ait sérieusement espéré, dans les tout premiers
jours de février, assurer, par des négociations directes, la paix entre la
France d'une part, l'Angleterre et la Hollande de l'autre ? Il avait la manie
diplomatique, et c'était bien sa tactique d'agir pour son compte, de
substituer son initiative personnelle à celle de la Révolution, pour attirer
à lui, et à lui seul, le bénéfice des événements. Maulde, notre envoyé à la
Haye, en témoigna aux Jacobins. Il est donc infiniment probable qu'il y eut
des pourparlers, d'autant plus que l'Angleterre et la Hollande, par ces
négociations occultes avec le général qui pouvait menacer en quelques jours
de marche Rotterdam et Amsterdam, se flattaient tout au moins de gagner du
temps. Si donc Dumouriez a pris ces conférences secrètes très au sérieux, il
a commencé à jouer le rôle de dupe, qui se confond si souvent avec celui de
traître. Mais, où Dumouriez altère la vérité, c'est lorsqu'il ajoute qu'après
le succès de ces négociations il aurait pris sa retraite. « Il ne
voulait pas trahir les intérêts de sa malheureuse patrie, il voulait au
contraire la servir en diminuant le nombre de ses ennemis ; ainsi il voulait
réussir à assurer la neutralité entre la France, la Hollande et l'Angleterre.
Mais, en même temps, il voulait, après avoir rendu ce dernier service à la
France, se délivrer de l'apparence de partager le crime de ses compatriotes
et cesser de combattre pour des tyrans absurdes, qu'il aurait voulu voir
punir, bien loin d'appuyer leur absurde tyrannie. Il comptait donc ne pas
revenir à la Haye, et de là lancer un manifeste pour expliquer son
émigration. » Evidemment,
Dumouriez, au moment où il écrit ses Mémoires, a la préoccupation dominante
de ne pas blesser les puissances étrangères et les émigrés, et il aggrave ses
calculs dans le sens de la trahison. Il ne veut pas avouer que, s'il avait
réussi à assurer la paix avec la Hollande et l'Angleterre, il aurait essayé
de faire la loi tout ensemble et aux Impériaux et à la Révolution. Il aurait offert
la paix aux Impériaux aussi, en leur promettant de ramener la France à une
Constitution modérée et de lui faire abandonner tout esprit de conquête et de
propagande. Grand alors par le rétablissement général de la paix, comme il
était grand déjà par ses victoires de Champagne et de Belgique, Dumouriez
aurait sommé la Révolution de rétrograder et, si elle n'avait pas cédé, il
aurait marché contre Paris. Si, au contraire, les Impériaux avaient refusé
ses avances, il leur aurait livré bataille, il les aurait vaincus, leur
aurait dicté la paix, et, avec le double prestige de la paix et de la
victoire, se serait encore imposé à la Révolution. C'est
là assurément un des projets que roula alors dans son esprit l'aventurier à
la tête fertile, qui croyait que tout lui était possible, et qu'il réussirait
toujours ou à séduire les hommes ou à les effrayer, ou à ensorceler les
événements ou à les enchaîner. Mais il ne pouvait révéler tout ce projet,
puisque, dans une de ses alternatives, il supposait l'écrasement des
Impériaux qu'après sa trahison il ménageait. Il est impossible d'admettre
qu'après avoir donné à la France le bienfait immense de la paix assurée avec
la Hollande et surtout avec l'Angleterre, il allait se retirer, abandonner
son armée, qui était son asile et sa force, et se convertir en un misérable
émigré impuissant. Ou bien cette feinte retraite à la Haye, tout près de son
armée et de la France, -n'aurait eu d'autre objet que de provoquer un
mouvement d'opinion en sa faveur. Il eût apparu, du moins il l'espérait,
comme l'homme nécessaire, et il aurait marqué, dans son manifeste, quelles
conditions il mettait à son concours. Comment aurait-il pu se dérober
soudain., puisque la paix avec l'Angleterre aurait été conclue par lui avec
des clauses définies par lui, et que lui seul aurait pu faire respecter ? La
paix négociée et signée par lui ne valait que si lui-même restait une force,
ou mieux, s'il devenait la force dominante en France. Et il se proposait sans
doute de dire à la France : « Ou bien vous serez avec moi, et vous aurez la
paix, ou bien vous serez contré moi, et vous aurez la guerre et la défaite. » LES PROJETS DE DUMOURIEZ La
déclaration de guerre de la France à l'Angleterre coupa court à ces
combinaisons dès le début de février, et c'est vers une autre solution, que
d'ailleurs il n'avait jamais entièrement perdue de vue, que se tourna
Dumouriez. Il se proposa de conquérir, le plus rapidement possible, et
presque au pas de course, la Hollande. Arrêta-t-il dès lors, dans son esprit,
la conduite qu'il tiendrait après avoir en effet conquis la Hollande ? Il l'a
prétendu dans ses Mémoires. « En
cas de réussite, Dumouriez avait le projet, dès qu'il serait maître de la
Hollande, de renvoyer dans les Pays-Bas tous les bataillons de volontaires
nationaux, et de s'environner de troupes de ligne et de ses généraux les plus
affidés ; de faire donner par les Etats généraux (de Hollande) des ordres
pour faire rendre toutes les places, de ne laisser faire dans le gouvernement
que les changements les plus indispensables ; de dissoudre le comité
révolutionnaire hollandais, à qui il annonça d'avance qu'en cas de réussite
chacun d'eux, en supposant qu'il eût la confiance de ses concitoyens,
entrerait dans les places d'administration de la province dont il était ; de
préserver la République batave des commissaires de la Convention et du
jacobinisme ; d'armer sur-le-champ à Rotterdam, en Zélande et dans le Texel,
une flotte pour s'assurer des possessions (hollandaises) de l'Inde et en
renforcer les garnisons ; de placer dans le pays de Zutphen et dans la
Gueldre hollandaise une armée d'observation de trente mille hommes ; de
donner de l'argent et des armes, pour mettre sur pied trente mille hommes du
pays d'Anvers, des deux Flandres et de la Campine, sur lesquels il pouvait
compter ; de restreindre l'armée française dans le pays de Liège, d'annuler
dans toute la Belgique le décret du 15 décembre, d'offrir aux peuples de
s'assembler comme ils voudraient à Alost, à Anvers ou Gand, pour se donner
une forme solide de gouvernement, telle qu'elle leur conviendrait ; alors de
rassembler un certain nombre de bataillons belges, à huit cents hommes
chacun, qu'il comptait porter à quarante mille hommes, d'y joindre de la
cavalerie, de proposer aux Impériaux une suspension d'armes ; s'ils la
refusaient, il comptait avec plus de cent cinquante mille hommes les Chasser
au delà du Rhin ; s'ils l'acceptaient, il avait plus de temps et de moyens
pour exécuter le reste de son projet qui était, ou de former une république
des dix-sept provinces, si cela convenait aux deux peuples, ou d'établir une
alliance offensive et défensive entre les républiques belge et batave, si la
réunion ne leur convenait pas ; de former entre elles deux une armée de
quatre-vingt mille hommes jusqu'à la fin de la guerre ; de proposer à la
France de s'allier avec elles, mais à condition qu'elle reprendrait la
Constitution de 1789, pour faire cesser son anarchie et, en cas de refus, de
marcher sur Paris avec les troupes de ligne françaises et quarante mille
Belges et Bataves, pour dissoudre la Convention et anéantir le jacobinisme...
Ce projet, s'il eût réussi, eût terminé la guerre et sauvé la France. » LE MÉCONTENTEMENT DES BELGES Ici,
Dumouriez ne trompe pas, c'était à coup sûr son plan, ou du moins c'était un
de ses plans. Il n'était pas aussi chimérique qu'il peut sembler tout
d'abord. Il est certain que la Belgique était, presque toute, lasse des
commissaires envoyés par la Convention et par le pouvoir exécutif, et qui
appliquaient le décret du 15 décembre avec une imprudence qui faisait
trembler Robespierre. Sans doute, par l'abolition proclamée des impôts, des
droits féodaux, ils essayaient d'amener à eux les paysans belges. Mais
ceux-ci, très défiants, se demandaient si ces avantages étaient bien solides.
Au premier revers des Français, l'ancien régime pouvait reparaître et, tandis
que la Révolution ne leur apportait que des bienfaits peut-être précaires
qu'ils n'avaient pas su conquérir eux-mêmes et qu'ils n'étaient pas sûrs de
garder, elle les blessait au vif en saisissant l'argenterie des églises, en
enlevant les objets du culte, en remettant à la France, au moins comme dépôt,
les biens d'Eglise sur lesquels vivait une énorme clientèle de mendiants et
de pauvres. Ils redoutaient aussi d'être envahis par l'assignat discrédité.
La Révolution, n'ayant pu procéder tout de suite en Belgique à la vente des
biens d'Eglise, qui peut-être, dans la tourmente de la guerre et l'incertitude
du lendemain, n'auraient pas trouvé d'acquéreurs, n'avait pu prendre racine.
On ne vendait guère que le mobilier, et encore dans les pays de langue
française. Aussi les Belges se détournaient de la Révolution et, comme en
même temps ils détestaient l'ancien régime autrichien qui avait porté
atteinte à leurs franchises traditionnelles et qui avait déjà inquiété leur
foi que menaçait maintenant la Révolution, il est fort possible qu'ils se
fussent accommodés de former avec la Hollande ou à côté d'elle une république
autonome et 'à tendances conservatrices, Dumouriez en eût été sans aucun
doute le chef provisoire et l'organisateur ; et, avec ce point d'appui, avec
les forces militaires françaises qui lui fussent restées fidèles, il pouvait
tenter sur Paris un coup de main. Il pouvait essayer une sorte de coup d'Etat
feuillant contre la Révolution jacobine, divisée contre elle-même par la
lutte de la Montagne et de la Gironde, et enveloppée, à l'Ouest, à Lyon, dans
une partie du Midi, à Paris même, de forces hostiles à demi latentes encore,
évoquées soudain et animées par l'audace du général victorieux. Ce que La
Fayette avait manqué en juin 1792, parce qu'il était venu seul, parce qu'il
n'avait pas sur son armée le prestige que donne la victoire, Dumouriez allait
l'accomplir... Et sans
doute, quand il aurait donné à la France déchirée et surmenée la paix, la
gloire, l'ordre, quand il aurait garanti la liberté en la mesurant, il
recevrait de la reconnaissance publique une magnifique récompense. Ou bien il
serait le conseiller éclatant et obéi de la monarchie traditionnelle par lui
restaurée sur des bases modernes. Ou peut-être même l'alliance rêvée par lui
de la République belge et batave, dont il serait sans doute le chef, avec la
France, prendrait la forme d'une sorte de protectorat de Dumouriez,
s'étendant sur la fédération des Républiques belge, batave et française,
gouvernées de haut par, un général victorieux doublé d'un diplomate habile et
appuyé sur une armée puissante. OU CONDUISAIT L'INTRIGUE DE DUMOURIEZ Voilà
sans doute les éclairs d'espérance, incertains malgré tout et brisés, qui
traversaient en zigzag l'esprit de Dumouriez, sur lequel peu à peu descendait
la nuit de la trahison. Car il n'y avait pas seulement, en ce projet,
insubordination et révolte, il y avait aussi félonie. Dumouriez, en effet, ne
pouvait combattre la Révolution sans livrer la France à l'étranger qu'à la
condition de réussir vite et de réussir partout. Il fallait qu'il fût capable
tout ensemble de Contenir les Impériaux, accourus pour dépecer la France, et
de renverser le pouvoir révolutionnaire. Il fallait qu'il fût assuré de
dominer à la fois la France et le monde. S'il réussissait en Hollande, s'il
arrêtait l'armée bigarrée de l'Autriche en marche sur le Rhin, mais s'il se
brisait contre la Révolution, il n'avait plus de refuge qu'auprès de
l'étranger naguère vaincu par lui ; s'il subissait, dans sa lutte contre
l'étranger, quelque grave revers, mais s'il réussissait malgré tout dans son
entreprise violente contre la Révolution, il n'était plus contre celle-ci que
l'avant-garde de l'étranger. Ainsi, en toute hypothèse, un succès partiel
faisait de lui un traître. Pour n'être qu'un révolté sans tomber dans la
trahison, il était condamné à gagner la partie, toute la partie, et contre
les forces ennemies qui menaçaient la France et contre les forces
révolutionnaires qui la gouvernaient. Mais, quand on s'expose soi-même à
trahir son pays, si on ne réussit pas pleinement la tentative la plus
difficile, la plus compliquée et la plus hasardeuse, on est déjà un traître.
Et il est effrayant que, parmi les risques qu'il prétendait courir et qu'il
courait peut-être en effet, le risque de glisser à la trahison n'ait pas
apparu à Dumouriez le plus terrible de tous. Déjà,
lui-même, il se croyait obligé de répudier et d'écarter les volontaires, et
de remplacer le soldat citoyen venu de France par des Soldats belges et
bataves qui n'auraient été probablement que des mercenaires. Déjà, par le
choix des villes où il se propose de "'voguer les délégués du peuple
belge, Alost, Anvers, Gand, c'est-à-dire des villes où l'esprit de la France
était le plus combattu, il avouait qu'il n'était même pas sûr de la Belgique
toute entière. Je lis dans une lettre que, le 22 février, les commissaires de
la Convention écrivent de Gand : « Les
campagnes sont, en général, portées pour la réunion (à la France). On ne craint des tentatives
contre ce vœu que dans quelques petites villes telles que celle d'Alost.
» Or,
c'est précisément dans cette ville d'Alost, la plus réfractaire à l'esprit de
la Révolution, et qui est aujourd'hui encore une des forteresses du
cléricalisme le plus violent, que Dumouriez voulait convoquer les délégués du
peuple belge. Il y avait, en plus d'une région de la Belgique, des forces
révolutionnaires qu'il redoutait. Le plan
d'invasion en Hollande était téméraire : non qu'il fût malaisé à Dumouriez
d'atteindre Rotterdam et Amsterdam. Lui-même devait marcher directement sur
Rotterdam : son lieutenant Miranda, laissant au général Valence le soin de
continuer le siège de Maëstricht, devait descendre la vallée de la Meuse : la
jonction de Dumouriez et de Miranda se faisait à Nimègue, et tous deux
enlevaient Amsterdam. Mais, que deviendraient pendant ce temps les Pays-Bas ?
Si le prince de Cobourg, qui commandait sur le Rhin l'armée autrichienne,
passait le fleuve, débloquait Maëstricht et envahissait la Belgique, qui lui
résisterait ? La pointe de Dumouriez en Hollande était donc très hasardeuse.
Elle ne pouvait réussir que par un miracle de célérité chez Dumouriez, par un
miracle de lenteur chez l'ennemi. Dumouriez assure dans ses Mémoires qu'il
avait vu le danger : « Si la
France eût été gouvernée par des hommes raisonnables, il aurait proposé
d'abandonner les Pays-Bas qu'on ne pouvait plus défendre et de retirer
l'armée derrière les places du département du Nord, en gardant quelque temps
les rives de l'Escaut et la citadelle de Namur ; mais une proposition aussi
raisonnable aurait été regardée comme une lâcheté, ou une trahison, et elle
aurait coûté la tête au général. « Si
d'ailleurs elle eût été acceptée, elle l'eût mis sous la puissance des tyrans
féroces qu'il avait le projet d'opprimer pour sauver la France. S'il y
rentrait avec son armée, suivi par l'ennemi et ayant l'air de fuir, il
perdait auprès d'elle toute sa considération, qu'il ne pouvait conserver que
par de grands succès ; elle eût été influencée par les Jacobins de Paris, que
cette retraite eût renforcés de soixante à soixante-dix mille hommes. H ne
pouvait donc se tirer de la partie désespérée dans laquelle il se trouvait
que par les projets les plus audacieux. » Voilà
l'aveu du crime. Dumouriez reconnaît qu'il eût été plus sage d'organiser
fortement la défensive sur la frontière du Nord en attendant que l'armée
réorganisée pût prendre l'offensive. S'il ne soumit pas ce plan, c'est parce
qu'il craignait, dit-il, d'être accusé de lâcheté et de trahison. Qu'importe
? son devoir était de faire connaître l'état des choses, et il n'avait pas le
droit de risquer sur un coup de dé aussi aventureux la fortune de la France
et la liberté. Qui sait d'ailleurs si la Révolution n'eût pas écouté ses
conseils ? Il avait encore sur elle de très grandes prises. On peut dire
qu'il l'avait comme ensorcelée. Elle attendit, pour se détacher de lui, avec
regret, avec désespoir, l'évidence grossière de la trahison. Lui-même n'est
pas sûr que son plan eût été rejeté : mais il avoue qu'il redoutait encore
plus son adoption que son rejet. Il redevenait un général comme les autres,
dépouillé du prestige de la victoire continue : il était obligé de compter
avec les lois, avec la volonté du pays, et c'est cela qui lui était
intolérable. A vrai dire, confiant en lui-même et en la destinée, il
espérait, malgré tout, réussir en Hollande : et il croyait pouvoir revenir à
temps, avec son armée victorieuse, pour couvrir les Pays-Bas. À QUELLE DATE REMONTENT LES POURPARLERS DE DUMOURIEZ
AVEC L'AUTRICHE ? Mais il
y avait dans cette entreprise tant de chances contraires que, plus tard,
quand Dumouriez eut décidément trahi la France, les Coalisés supposèrent que
la trahison remontait aux premiers jours de février et que Dumouriez avait
conduit son armée en Hollande dans l'intention délibérée de découvrir les
Pays-Bas et d'ouvrir les voies à l'armée impériale. C'est une hypothèse
fausse : Dumouriez avait besoin de la victoire pour jouer auprès de tous,
auprès de la coalition comme auprès de la France, le rôle qu'il se réservait.
Livrer son armée, c'était livrer son gage. Et toute défaite, en affaiblissant
son prestige, nuirait à ses combinaisons. Mais, ce qui est terrible pour lui,
c'est que l'ennemi ait pu lui prêter un semblable dessein. Et bien que, dans
ses Mémoires, Dumouriez développe un plan tout contraire, je me demande si,
tout d'abord, en avril, quand il se fut rendu auprès de l'ennemi, il ne
laissa pas s'accréditer, au moins par son silence, cette légende déshonorante
Pur lui. Le baron de Stedingk, ambassadeur de Suède à la Cour de Saint-Pétersbourg,
écrit au duc de Sudermanie, régent de Suède, le 26 avril : «
L'impératrice (de Russie) a reçu, à la fin de la semaine der-mère, le plan
qui avait été concerté entre MM. Clairfayt (général autrichien) et Dumouriez,
d'après lequel ce dernier a agi, depuis le commencement de cette campagne. L'attaque
de la Hollande, les dispositions des Français sur la Meuse et sur la Roer :
tout avait été concerté depuis longtemps. Cependant la Cour de Vienne
n'en avait rien communiqué ni à celle de Saint-Pétersbourg ni aux autres
puissances coalisées : ce qui était très prudent a beaucoup déplu ici. Toute
cette intrigue avait été conduite par le comte de Mercy, et MM. Coblentz et
Spielmann ont été éloignés des affaires pou ; n'avoir pas voulu y entrer. » Encore
une fois, ce n'est pas ainsi que Dumouriez a trahi. Ce sont là vanteries de
diplomates autrichiens qui veulent attribuer à leur habileté les événements
heureux. Et sans doute, pour ne pas blesser leur amour-propre, Dumouriez
laissait dire. Il semble même qu'il a encouragé la légende par quelques
paroles vagues. Fersen, dans une lettre du 29 avril, écrite de Bruxelles au
régent de Suède, raconte qu'il « a causé longuement » avec Dumouriez à
Aix-la-Chapelle. « Enfin,
la conversation avec Dumouriez m'a persuadé, encore plus que je ne l'étais,
qu'aucun bon mouvement n'a dicté sa conduite et qu'elle ne l'a été que par
l'impossibilité qu'il avait reconnue de résister plus longtemps, et le désir
qu'il avait de se sauver de la chute générale et de faire oublier tous ses
torts par un grand service. Il y avait plus de trois mois qu'il avait
pressenti cette nécessité et qu'il avait négocié pour cet objet. » Quand
il parlera ainsi, Dumouriez se calomniera lui-même : et il ne faut pas que
les complaisances misérables, par lesquelles il exagérait et antidatait sa
trahison, faussent pour nous le sens de sa campagne en Hollande. Il désirait
et il voulait la victoire. Et il ne savait pas au juste, à ce moment, quel
usage il en ferait. Peut-être, selon le plan exposé dans ses Mémoires,
il se tournerait contre la Révolution, peut-être aussi essaierait-il, par
l'éclat renouvelé et accru de son prestige, de la séduire, de l'entraîner à
sa suite et de la gouverner. C'est sans doute dans cette vue qu'il lançait
contre le stathouder une proclamation toute vibrante de l'accent
révolutionnaire. Il allait ainsi, flottant entre des pensées incertaines,
mais animé de cette infatigable espérance qui était comme le ressort de son
être et l'excellence de sa nature. LA CAMPAGNE DE HOLLANDE ET LES PREMIERS REVERS D'un
premier élan il s'empare de Breda, où les soldats français dansent la
Carmagnole sur le glacis de la citadelle, et de Gertruydenberg : et, comme
s'il fallait qu'une griserie d'orgueil et de conquête se mêlât aux victoires
de la liberté, Condorcet et Delaunay, annonçant dans leur journal la prise de
Gertruydenberg, écrivent : « Ainsi l'armée des sans-culottes a vengé les
injures de Louis XIV ». Mais, comme il poussait sa route sur Rotterdam, il
apprit que le prince de Cobourg s'était porté sur la Roer, puis sur la Meuse,
avait débloqué Maëstricht, enlevé Aix-la-Chapelle, refoulé les forces
françaises, surprises et désemparées, et occupé Liège. C'était un coup
terrible. C'était la Révolution obligée soudain à la défensive. Mais, dans
cette crise, la Révolution ne désespère pas d'elle-même et elle ne désespère
pas de Dumouriez. Il semble même que son autorité s'accroît de ces revers
inattendus. C'est parce qu'il n'était pas là que l'armée de Belgique a été
surprise. Lui parti, elle est comme sans âme. De Liège,
le 3 mars, les commissaires de la Convention, Gossuin, Delacroix, Merlin,
écrivent au Comité de défense générale : « Le
général Valence assure que, si Dumouriez n'arrive pas sur le champ, il ne
peut répondre des événements. » Et il semble bien en effet que si Cobourg
avait pu passer la Roer et pénétrer ainsi du bassin du Rhin dans celui de la
Meuse, c'est à la négligence des généraux que cet échec grave était dû :
Danton, qui était revenu en Belgique pour préparer l'annexion et surveiller
de près les événements, sentit l'immensité du péril. La Belgique reprise par
l'ennemi, Dumouriez coupé de la France et perdu en Hollande, c'était tout son
plan, à lui Danton, qui croulait, et lui-même pouvait être enveloppé dans le
désastre. Il se hâta vers Paris, pour avertir la Convention, pour prévenir
les paniques, secouer la torpeur et soulever de nouveau contre l'étranger,
comme en août et septembre 1792, toute la force héroïque de la Révolution.
Ces redoutables événements provoquèrent à Paris trois courants d'opinion bien
distincts. D'abord, les Girondins qui avaient été partisans de la guerre, qui
l'avaient déclarée, et qui, par le Comité de défense formé depuis le 1er
janvier et où ils dominaient, en avaient eu en somme la direction, sentirent
que la responsabilité des défaites allait peser sur eux. Ils auraient pu la
porter sans fléchir s'ils avaient renoncé à leurs récriminations éternelles,
s'ils s'étaient rapprochés de Danton, engagé comme eux en quelque mesure, et
s'ils s'étaient associés de plein cœur aux mesures de défense nationale. Ils
aimèrent mieux d'abord se faire illusion à eux-mêmes et au pays, et réduire
presque à rien, puérilement, les échecs et le danger. Il était évident, dès
les premières nouvelles, que la situation était grave, que puisque l'ennemi
avait surpris nos forces sur la Roer, et marchait sur la Meuse, la Belgique
était menacée. Trois lettres, écrites de Liège les 2 et 3 mars par les
commissaires de Belgique au Comité de défense, faisaient connaître la gravité
de la situation, et notaient, pour ainsi dire d'heure en heure, la croissance
du danger. La première, du 2. disait : « Nous
sommes arrivés à Liège à 6 heures du matin, et à l'instant nous avons appris
que notre avant-garde avait été obligée d'évacuer cette nuit Aix-la-Chapelle
et de se replier sur Herve (où nous nous rendrons demain)... Cet échec, dont nous n'avons
pas encore tous les détails, a fait tenir ici des propos qui, par leurs
suites, pouvaient devenir très funestes. » C'est
la menace d'un soulèvement de la Belgique au premier échec de la France. Le 3
mars, à 9 heures du soir, ils écrivaient : « Nous
vous avons écrit ce matin, par un courrier extraordinaire, pour vous informer
des mouvements de l'ennemi, de la retraite de nos cantonnements
d'Aix-la-Chapelle, et de la cessation du bombardement de Maëstricht. Depuis
ce matin, le général Thouvenot, chef de l'état-major, est parvenu par une
activité et un sang-froid au-dessus de tout éloge à rallier tous les
bataillons qui s'étaient dispersés en désordre dans cette ville et à les
faire retourner sur Herve... Les généraux Valence et Thouvenot ont pris
toutes les mesures nécessaires pour mettre les équipages et les
approvisionnements à couvert des entreprises de l'ennemi et, de notre côté,
nous avons aussi pourvu à la conservation du trésor public du pays de Liège...
» Ainsi,
l'armée française était en retraite et, un moment, presque en déroute,
puisqu'il fallait la rallier : Aix-la-Chapelle était évacué, et les Français
se préparaient à lever le siège de Maëstricht puisqu'ils avaient arrêté le
bombardement. Liège était menacé. Le 3 mars, en une nouvelle lettre, les
commissaires sonnent le tocsin d'alarme. « Nous
devons ajouter que tout est dans une position effrayante, que l'armée retirée
d'Aix-la-Chapelle et des environs est presque entièrement débandée, que
l'ennemi sera peut-être demain, peut-être même ce soir, à Liège, dans Liège
où sont réunis tous nos approvisionnements et qui renferme des trésors
immenses. Nous ne vous parlons ainsi que d'après ce que dit le général
Valence lui-même-- Nous travaillons à rallier les fuyards, nous employons
tous nos moyens auprès de l'administration provisoire et des citoyens pour
que le peuple de Liège nous seconde et supplée à la pénurie de notre armée.
Les dangers résultant de cette pénurie sont d'autant Plus imminents que
l'ennemi est très fort en cavalerie et que nous n'en avons presque pas. » C'était
signé de Gossuin, de Delacroix et de Merlin (de Douai). Vraiment, c'était
grave et c'était suffisamment précis. LA GIRONDE ATTÉNUE LE DÉSASTRE Pourtant
le Comité de défense, où dominait l'inspiration girondine, cacha d'abord ces
lettres à la Convention. Et voici à quelles proportions le journal de Brissot
réduit lés événements (numéro du jeudi 7 mars) : Une lettre
très alarmante des commissaires dans la Belgique était parvenue au Comité de
défense générale. Le Comité et le ministre de la guerre s'étant accordés à y
ajouter peu de foi, on n'a pas cru devoir la communiquer à la Convention.
Mais des membres de la Montagne en ont eu connaissance et ont exigé qu'elle
fût lue. Certes, il fallait être complice des Prussiens ou des parieurs à la Bourse
pour en demander la lecture. Boyer-Fonfrède a répondu que ce n'était pas
parce que cette lettre annonçait un revers, mais parce que le contenu en
était peu vraisemblable, que cette lettre n'avait pas été lue, que d'ailleurs
le ministre devait faire un rapport contradictoire. Il a ajouté que les
commissaires avaient écrit, dans une autre circonstance, que si on n'envoyait
pas vingt bataillons à Bruxelles, cette ville allait être en feu ; que les
bataillons n'ont pas été envoyés, et que la fâcheuse prophétie des
commissaires ne s'est pas réalisée... « Le
ministre de la guerre discute cette lettre (des commissaires) ; il observe
que le léger échec que nous avons essuyé sur la Roer ne portait pas un
caractère aussi alarmant, et ne pouvait pas avoir les suites qu'annoncent les
commissaires ; il ajoute qu'il était impossible que les ennemis se portassent
,sur Liège, puisque la Meuse est bordée de postes bien défendus, que
d'ailleurs Miranda et Valence avaient des forces suffisantes pour repousser
toute attaque ; qu'il leur avait ordonné de se réunir, et même de livrer
bataille s'il le fallait. » Et
Manuel, ce même jour, a des effusions idylliques « L'arbre de la liberté,
c'est un olivier ». Même après la séance du 8 mars, où Delacroix, rentré de
Belgique avec Danton, a mis la Convention en garde contre l'optimisme des
généraux et du ministre, et exposé nettement la gravité de la situation, le
Patriote français, gêné cependant par la précision plus grande des mauvaises
nouvelles, continue à atténuer, à voiler les événements. Il n'a pas un seul
cri véhément contre l'ennemi, mais d'éternelles déclamations contre les «
anarchistes ». « Si
nous avions essuyé une défaite, je dirais que l'adversité est l'épreuve du
républicanisme, je dirais que le sort de la liberté ne tient pas à l'issue
d'un combat, je dirais que rien n'est perdu puisque nous vivons encore et que
nous sommes résolus à ne pas survivre à la liberté. Mais quelques postes mal
gardés se sont laissés surprendre ; une ville ouverte a été occupée par les
ennemis ; ils ont gagné un terrain qu'aucune position forte ne pouvait
défendre. et voilà l'alarme sonnée, et voilà des hommes qui comparent notre
situation à celle du mois de septembre, et« qui font grand étalage de courage
républicain qu'on prendrait pour de la peur ! Sans doute. il faut agir comme
si nous étions vaincus, parce que si nous étions vaincus, nous ne songerions
qu'à nous venger ; sans doute il faut que les Français fassent un dernier
effort dans cette campagne. mais si on veut les y porter en exagérant les
dangers, c'est calomnier leur patriotisme et leur courage. » DUMOURIEZ EST RAPPELÉ DE HOLLANDE Dumouriez,
lui aussi, avait voulu tout d'abord se cacher la gravité du péril. Il sentait
bien que si on s'affolait ou même si on s'effrayait, on allait le rappeler en
Belgique, et il lui était douloureux dé renoncer à sa marche conquérante en
Hollande, d'abandonner, pour ainsi dire, sa propre victoire pour se replier
en Belgique et se débattre péniblement dans la défaite de ses lieutenants. Il
essaya, tant qu'il le put, de maintenir son plan. « Nous
recevons en ce moment, écrit Merlin le 7 mars, une lettre du général
Dumouriez, datée de Maëstricht, le 4 mars, par laquelle il nous annonce que
ce jour-là même, à 4 heures et demie de l'après-midi, il est entré dans la
ville de Gertruydenberg. Il ajoute que ce succès doit nous consoler des
accidents qui nous sont arrivés, parce qu'il ouvre entièrement la Hollande. Gertruydenberg,
c'est encore lui qui parle, est presque aussi fort que Bréda, à cause de ses
inondations et de ses ouvrages extérieurs qui le rendent inaccessible. Il
nous assure enfin que la continuation de son plan peut seule raviver la
Belgique. » Il dit,
dans ses Mémoires, combien il insista dans ce sens : « L'armée
était entièrement découragée ; elle s'en prenait à ses officier- généraux,
surtout à Miranda, qui courut même des risques. Cependant le général Valence
aidé du général Thouvenot parvint à remettre un peu d'ordre, mais la
désertion fut énorme. Plus de dix mille hommes se retirèrent jusqu'en France.
L'armée demandait à grands cris le général Dumouriez. Les commissaires de la
Convention lui envoyaient courrier sur courrier pour le faire revenir. Il mandait
toujours qu'on pouvait tenir dans la position de Louvain, où on avait
rassemblé l'armée, et qu'il n'y avait encore rien de perde, si on lui
laissait le temps d'exécuter son expédition. » Mais la
situation était intenable. A vrai dire, il n'y avait plus en gigue de
commandement. Il n'y avait qu'une cohue de généraux en Pleine discorde et en
plein désarroi, attendant le retour de Dumouriez comme le salut, et
immobilisés à Louvain par leur impuissance à. adopter un plan commun. Les
commissaires de Belgique, dans une lettre du 11 mars, constatent ce navrant
état de choses : « Les
généraux ont exécuté le plan que nous avons dit de se retirer entièrement sur
Louvain, en laissant seulement l'avant-garde vers Tirlemont... Ils se
croient, dans l'état où ils sont, à l'abri de toute surprise. Ils n'ont voulu
prendre entre eux aucun plan ultérieur, s'en rapportant entièrement à
Dumouriez, qu'ils ont sollicité devenir... Vous voyez, dans la détermination
que les généraux ont Prise de tout suspendre jusqu'à ce que Dumouriez eût
prononcé, un effet de la composition extraordinaire du corps de troupes qui
est rassemblé sur Louvain. Il est formé des trois armées des Ardennes, du
Nord, de la Belgique, ayant chacune leurs généraux, savoir : Valence,
Miranda, Lanoue, chacune leur état-major. Les trois généraux, foncièrement
égaux en pouvoir, ne sont pas d'un caractère qui s'allie facilement l'un avec
l'autre. Les délibérations sont longues et difficiles à consommer.
L'exécution éprouve les mêmes entraves de la part des trois états-majors qui
doivent y concourir également, mais qui sont indépendants l'un de l'autre.
Le défaut d'harmonie entre les généraux serait d'une conséquence funeste s'il
subsistait. La présence de Dumouriez va le faire cesser, il donnera son plan
que tous sont également disposés à suivre. » Mais
quelle tentation pour Dumouriez ! Quel mélange, en son âme, de douleur et
d'orgueil ! « Les
commissaires de la Convention, écrit-il dans ses Mémoires, s'en allèrent
précipitamment à Paris, y firent un rapport si alarmant, peignirent si
vivement la consternation des soldats, qu'il fut décidé que le général
Dumouriez pouvait seul remédier à des dangers aussi éminents et sauver
l'armée, qu'on lui envoya l'ordre le plus absolu d'abandonner l'expédition de
Hollande, et d'aller sur-le-champ se mettre à la tête de la grande armée. Il
reçut cet ordre le 8 au soir, et il partit le 9 au matin, le désespoir dans
l'âme. » Oui,
c'était une tentation funeste, car le général déjà désespéré se disait en
même temps qu'il était la seule ressource de la France, que sans lui elle ne
pouvait rien. Ainsi se déposent peu à peu dans un cœur d'homme les éléments
troubles dont se forme la trahison. Mais
quel contraste entre la gravité de la crise et les vagues propos du journal
girondin ! Chose curieuse ! Il semble que Brissot, qui avait des amis
pourtant au Conseil exécutif provisoire comme au Comité de défense générale,
et qui se flatte toujours d'être bien renseigné, parle en ce moment dans le
vide. Le Patriote français du 9 mars (qu'on remarque cette date) écrit : « A
portée de savoir la vérité, nous pouvons attester, d'après les hommes
instruits des faits, que si Liège est évacué, Liège n'est pas pris (ou du
moins on n'en sait rien), que si l'ennemi peut marcher sur Liège, il peut
aussi, par cette marche, s'exposer à être battu et qu'ainsi l'on peut encore
espérer pour cette ville. Nous pouvons attester, d'après les gens de
l'art, qu'il est impossible à l'ennemi de s'enfoncer dans la Belgique.
Nous pouvons attester enfin que l'ennemi n'est pas aussi nombreux qu'on dit,
qu'il est inférieur à notre armée, que Dumouriez n'est point campé et
continue son expédition pour la Hollande. » Or,
pendant que Brissot s'obstinait ainsi, le désastre de Liège, d'où les
administrateurs patriotes avaient été obligés de fuir, était connu à Paris,
commenté aux Jacobins, et c'est dans la journée du 8 que le Conseil exécutif
provisoire, d'accord très probablement avec le Comité de défense générale,
informé dans le détail par Delacroix et Danton, décidait de rappeler
Dumouriez de Hollande. Décidément la Gironde perdait pied. CONDORCET INSULTE ROBESPIERRE Même le
grand Condorcet semblait à ce moment s'enfoncer dans sa haine contre
Robespierre. Dans le débat qui avait eu lieu à la Convention, le 5 mars, sur
les émigrés, Robespierre avait demandé qu'on examinât de près et qu'on
renvoyât au Comité des propositions de clémence qui lui paraissaient
dangereuses. Il s'agissait des enfants des émigrés ; à quel âge commencerait
leur responsabilité ? Quelques-uns inclinaient à les regarder comme irresponsables
jusqu'à dix-huit ans. « Oui.
s'écriait Robespierre, c'est une pensée d'apparente humanité, mais lorsque
les fils, les filles des émigrés, âgés de seize ou de dix-sept ans,
viendront, à l'abri de vos lois, fomenter la guerre civile, quand ils
représenteront dans les régions fanatisées la famille absente, quel coup
terrible à la Révolution ! Songez, s'écriait-il, que nous sommes en plein
combat. » Et tes
événements de la Vendée, où les jeunes fils des émigrés, où les jets ries,
filles même vont jouer un rôle décisif, donneront demain raison aux craintes
de Robespierre. Or, c'est par l'outrage, c'est par des Paroles méprisantes
que Brissot, dans son journal, mais aussi Condorcet lui répondent. On dirait
que Condorcet, depuis qu'il a proposé un plan de Constitution, depuis qu'il a
entrevu la gloire d’être le législateur révolutionnaire de la démocratie, est
tout entier obsédé par cette pensée ; il est à demi indifférent aux
événements qui ne se rapportent point à cet objet, et s'il soupçonne en un homme
la volonté d'ajourner ce débat, qui seul lui parait essentiel, il le poursuit
de sa haine. Il semble un moment, le 6 mars, qu'il invite les partis à se
rallier, à s'unir sous le coup des dangers inattendus qui menacent la
Révolution : « Repousser
les tyrans ligués contre nous, donner au peuple français une Constitution
qu'il a sans doute bien droit d'attendre après quatre années de révolution,
voilà les seuls intérêts de la Nation, et les seuls devoirs de ses
représentants sont de tout sacrifier à ces grands intérêts. « Quoi
! l'Europe presque entière est conjurée contre nous, et nous songerions à
nos ennemis personnels ! L'édifice national ébranlé demande de tous c6tés une
main réparatrice, et de petites querelles de partis ou d'opinions nous
agiteraient encore ! » C'est
admirable, mais de quel ton le lendemain, dans un article signé de Condorcet
et de Delaunay, la Chronique de Paris parle-t-elle de Robespierre, à propos
de son opinion sur les émigrés ? « Quand
on ne se trouve jamais ni un sentiment dans le cœur, ni une idée dans la
tête, quand aucune instruction ne supplée au défaut d'esprit, quand même on
n'a pu, malgré ses efforts, s'élever au petit talent de combiner des mots, et
que cependant on veut être grand homme, comment faire ? Il faut bien, à force
d'actions extravagantes, mériter, non les suffrages du peuple (il commence à
ouvrir -les yeux), mais la protection des brigands. » Ainsi,
dans la crise qui s'ouvrait, la Gironde ou affectait de ne pas voir le péril,
ou s'enfermait dans le pédantisme de ses haines. LES ENRAGÉS EXPLOITENT LES DÉFAITES CONTRE LA GIRONDE Mais,
d'un bond, une partie des révolutionnaires s'était jetée à l'extrémité
opposée. Les Enragés, puissants aux Cordeliers et dans quelques sections,
grossissaient le danger, affirmaient nettement, comme désormais certaine, la
trahison de Dumouriez, et demandaient que les Girondins, complices du
traître, fussent chassés de la Convention et livrés à la justice des lois.
Les nouvelles des défaites, qui n'arrivaient à la Gironde que d'un pied
boiteux semblaient avoir des ailes pour se hâter vers les violents. Le
Patriote français se demande, le 8 mars : « Est-ce
par terreur panique, est-ce par une intention perfide que des malveillants se
plaisent à exagérer les mauvaises nouvelles ? On a répandu ce soir avec
affectation dans les groupes, dans les sections, que Liège et Bruxelles
étaient pris, que l'ennemi marchait sur la France, que Dumouriez était
perdu... et ces nouvelles étaient suivies d'exhortations à se défaire des
traîtres, à couper des têtes, etc. » Ce
n'était ni panique, ni calcul, mais accommodation naturelle des esprits aux
événements violents. Et tout ce qu'ils disaient ou était vrai ou allait
l'être. Varlet allait partout, soufflant le feu. C'était tout un plan de
révolution nouvelle que proposaient quelques sections exaspérées. Il ne
s'agissait pas seulement de mutiler la Convention, où des traîtres avaient
pactisé avec Dumouriez le traître. Il s'agissait de mettre en tutelle toute
la Convention incapable d'une action vigoureuse. C'est le Département de
Paris, dont les révolutionnaires les plus véhéments auraient disposé à leur
gré, qui aurait désigné les députés suspects. La section des Quatre-Nations
adressait un appel en ce sens aux autres sections : « Républicains,
voulez-vous être libres ? Voulez-vous sauver la Patrie ? Ecoutez-nous : nul
doute que l'invasion de la Belgique ne soit l'œuvre de la faction impie qui
paralyse la Convention nationale et déchire le sein de la République. On
reconnaît le complaisant des rois, le héros du camp de la Lune, le traître
Dumouriez, au succès de nos ennemis. Les défenseurs de la Patrie se lèvent,
mais ils jettent au dedans leurs premiers regards sur les chefs de la conspiration
; au moment où il faut agir, ils ne s'arrêteront point à vous peindre les
menées odieuses des Roland, des Brissot, des Gensonné, des Guadet, des
Pétion, des Barbaroux, des Louvet. Oui, que de tous les Français libres, ces
traîtres soient plus que démasqués, car ils ont la conviction intime de leur
trahison ; ils pensent que la nouvelle proposition faite ces jours-ci par des
patriotes d'établir un nouveau tribunal révolutionnaire, et celle de la
destitution des ministres sont des palliatifs insuffisants, de fausses
mesures, puisqu'elles n'atteignent qu'indirectement les assassins de
l'intérieur qui trouvent un point de ralliement au cœur même de la
Convention. Ils demandent comme mesure suprême, et seule efficace, que le
Département de Paris, partie intégrante du souverain, exerce en ce moment la
souveraineté qui lui appartient ; qu'à cet effet, toutes les sections et
cantons soient convoqués pour autoriser l'Assemblée électorale du Département
de Paris à révoquer et rappeler les mandataires infidèles et indignes d'être
les représentants de la République. » Varlet
lisait aux Cordeliers une adresse dans le même sens, et les Cordeliers
affirmaient la trahison de Dumouriez et la nécessité d'en finir avec les traitres. JACQUES ROUX RENTRE EN SCENE Chose
curieuse, et qui montre bien que Jacques Roux continuait son action
souterraine et profonde. Sans doute il voyait avec complaisance une agitation
qui, en tendant tous les ressorts de la Révolution, préparait l'avènement des
partis extrêmes, et il n'était pas fâché d'un mouvement qui, en débordant
Robespierre et même Marat, les embarrassait. Mais, même au plus violent de la
crise politique et nationale, il ne veut pas que le caractère économique des
revendications populaires s'atténue. C'est le programme social qui doit être
porté haut par les événements soulevés, et il faut que « le tonnerre »
des lois contre les agioteurs et les monopoleurs domine tout le fracas de la
bataille et tout le tumulte des partis. Jacques Roux laisse Varlet s'engager
à fond dans la révolution politique. Mais lui, suscite sa section, la section
des Gravilliers, pour que, le 9 mars, elle aille de nouveau à la Convention
parler au nom de la misère : « La
section des Gravilliers n'a pas fait en vain le serment de défendre la
République ; le sang même de nos frères d'armes, qui a rougi les plaines de
Jemappes, enflamme notre courage, en raison des dangers de la chose publique.
Mais si la gloire nous appelle sur les frontières, notre devoir est d'assurer
dans l'intérieur de la République la paix, la liberté et le bonheur. La
Nation ne vous a honorés de sa confiance que pour maintenir l'égalité par le
règne- des lois qui tournent à l'avantage non des gouvernants, niais des
gouvernés ; non des riches, mais de la classe laborieuse et vertueuse de la
société ; des lois enfin, qui soient fondées sur les principes de la raison
et de la justice éternelle. « Depuis
quatre ans que nous sommes en révolution, il faut vous le dire avec courage,
la liberté n'est qu'un vain fantôme ! Les intrigants, les hypocrites et les
fripons nous ont opprimés, à l'ombre de la loi qu'enfantèrent l'orgueil et la
corruption, et le décret qui déclare l'argent une marchandise a été la source
des malheurs publics, la cause unique de l'agiotage qui dévore l'empire, la
cause du brigandage, des accaparements, la cause de la cherté des comestibles
de toute espèce. Mandataires
du peuple, il est temps de sauver la République. Les ennemis les plus
acharnés à sa perte sont ceux qui ruinent, affament et désespèrent le peuple
; ceux qui tolèrent le crime le partagent. « Eh
quoi ! pendant que nos bataillons déploient au dehors l'étendard de la
vengeance nationale, souffrirez-vous plus longtemps que les femmes et les
enfants de nos braves volontaires gémissent et expirent sous les coups de
l'aristocratie de la fortune ? Seriez-vous encore sourds à la voix des
citoyens de cette ville immense, que les amis du défunt roi, secondant la
rage des émigrés et des conspirateurs, tentent de subjuguer par la famine et
la misère pour se venger de leurs efforts contre sa tyrannie ? Cependant,
réfléchissons-y bien, il n'y a pas de liberté sans bonnes lois ; il n'y a pas
d'égalité lorsqu'une classe d'hommes affame et trahit l'autre impunément. « Mandataires
du peuple, voulez-vous donc que la France se lève toute entière ? Frappez de
mort les égoïstes qui, par le monopole, tuent les citoyens que l'âge et les
infirmités retiennent dans leurs foyers ; faites enfin éclater le tonnerre de
la puissance qui vous est déléguée sur ces tigres qui font des commerces qui
nuisent aux trois quarts des hommes, qui entassent dans les greniers de
l'avarice les denrées de première nécessité et les subsistances auxquelles
les hommes ont un droit légal du moment qu'ils voient le jour... « Mandataires
du peuple, nous demandons donc, au nom du salut de la République française,
le rapport du décret qui a déclaré l'argent marchandise... « Nous
vous demandons des lois répressives de l'agiotage et des accaparements. « Nous
vous demandons que vous établissiez une contribution appelée l'impôt de la
guerre, de manière que celui qui a plus de quinze cents livres de rente paie
le quart du surplus pou-ir encourager le départ des volontaires et subvenir à
l'entretien des femmes et des enfants... La Patrie a le droit de disposer de
nos bras. Mais les mandataires du peuple doivent ouvrir le trésor de la
Nation à ceux qui sont dans l'indigence, à celles qui souffrent de l'absence
de leur époux. Ils doivent purger la République des traîtres qui, par leurs
calculs usuraires, lui portent sans cesse le coup de la mort ; ils doivent
enfin consulter les vœux du peuple, guérir ses maux, prévenir ses besoins et
tout faire pour son bonheur, s'ils ne veulent pas vivre déshonorés et mourir,
comme le dernier roi des Français, du supplice des traîtres. » Ce
n'est pas Jacques Roux, désavoué à ce moment de tous côtés, qui affronte la
Convention, mais c'est bien sa pensée, c'est bien cet esprit de système qui
ramène à une idée fixe et centrale tous les événements. Dans la mort du roi,
les Gravilliers avaient, vu surtout la revanche de la misère ; dans la crise
nationale et révolutionnaire de France, ils voient surtout l'occasion
d'affirmer à nouveau leurs vues sur le monopole. C'est comme le manifeste
social par lequel Jacques Roux cherche à lier d'avance la nouvelle révolution
qui s'avance. Il met sa marque systématique sur l'agitation, brouillonne au
demeurant, de Varlet et des Cordeliers. RAISONS DE L'INSUCCÈS DES ENRAGÉS Ceux-ci
ne pouvaient réussir à provoquer un soulèvement. D'abord, si grave que fût la
situation, elle ne semblait point désespérée. Or, pour que le peuple portât
atteinte à la Convention, il aurait fallu un accès de désespoir. De plus,
pour perdre les Girondins il fallait, en les solidarisant avec Dumouriez,
démontrer que celui-ci trahissait. Mais, à ce moment, la trahison de
Dumouriez n'était pas démontrable, parce qu'elle n'était pas encore. Il était
tenté de trahir, mais aucun de ses actes n'était encore un acte de trahison.
La marche sur la Hollande avait été désirée par tous les révolutionnaires ;
l'échec d'une armée, où il n'était plus, ne pouvait lui être imputé avec
certitude. Dénoncer à ce moment Dumouriez, c'était tourner contre la
Révolution une force inquiétante déjà et obscure, mais qui pouvait encore
servir la Révolution. C'était, sans preuves précises, rejeter à l'ennemi le
seul général qui inspirât confiance à l'armée. Et Dumouriez, tant qu'il
restait debout, couvrait la Gironde. Car, comment accuser les Girondins de
trahison, quand on laissait à la tête de l'armée un homme qu'ils avaient
choisi ? Ainsi,
ni l'optimisme frivole et intéressé de la Gironde, ni la violence forcenée et
prématurée des Enragés, du groupe Varlet, des Cordeliers ne répondaient au
large mouvement de la conscience révolutionnaire. Le peuple se levait d'un
élan héroïque pour refouler l'étranger qui semblait menacer de nouveau, pour
secourir les patriotes de Belgique, victimes de leur dévouement à la liberté.
Il savait bien qu'il y avait à la Convention des hommes agités et débiles qui
n'avaient pas voté la mort du roi, qui fatiguaient la Nation de leurs
chicanes et de leurs déclamations. Mais entamer la Convention, c'eût été
entamer la Patrie elle-même, c'eût été faire brèche dans la puissance
nationale, dont il voulait précisément maintenir l'intégrité. Tous ceux qui
s'enrôlaient et prenaient le fusil laissaient à la Convention le soin de
démasquer elle-même et de réduire à l'impuissance les intrigants. Eux, ils
voulaient combattre et, sur cette terre de Belgique vers laquelle ils se
hâtaient, brillait encore la gloire de Jemappes. Ils n'avaient pas réussi
encore, malgré les premiers soupçons et les premiers doutes, à arracher de
leur cœur le nom de Dumouriez, qui s'y confondait avec les premières
victoires de la liberté. Robespierre,
Danton, Marat, Chaumette, Hébert, toute la Montagne et toute la Commune de
Paris, formaient à ce moment, entre la Gironde et les Enragés, le vrai centre
ardent et agissant de la Révolution. A coup sûr, si on regarde de près, on
démêle dans la pensée de tous bien des nuances, bien des différences
secrètes. Mais ils sont unis pour montrer au peuple tout le péril que la
Gironde lui cache, pour écarter les moyens violents que les Enragés
proposent, et pour faire crédit à Dumouriez. L'INTERVENTION DE ROBESI'IERRE Robespierre,
à son habitude, fait la part du soupçon. Il y a des traîtres : ce sont les
généraux Lanoue, Stengel qui, par négligence sans doute volontaire, ont
permis à l'ennemi de surprendre nos postes sur la Roer. Ces traîtres, il
faudra les frapper. Il faudra purger l'armée du venin aristocratique. Mais,
le premier, en homme qui a le sentiment profond des responsabilités, il
s'applique, dans la séance du 8 mars, à prévenir la panique. La Révolution a
traversé des périls bien plus graves. Qu'est la crise d'aujourd'hui auprès de
celle du 10 août ? Sur Dumouriez, on dirait qu'il hésite. Il ne veut pas
s'engager avec lui, mais par cela seul qu'il ne le charge pas, il le couvre.
Avec sa prudence et sa profondeur de calcul accoutumées, il se ménageait des
issues en tout sens ; il faisait allusion aux griefs que la Révolution
croyait avoir contre Dumouriez, accusé par plusieurs de n'avoir pas poussé
assez vigoureusement les Prussiens après Valmy, mais il n'insistait pas, et
il paraissait attribuer les facilités de fuite qui furent laissées à l'ennemi
à l'heureuse fortune de celui-ci, non à la trahison du général. « Le
plus célèbre des généraux du despotisme, celui dont le nom seul semblait un
signal de destruction, a fui devant un général à peine connu dans l'Europe.
Le peuple de Paris, le peuple des départements a foudroyé de son courage
invincible les satellites des tyrans. Plusieurs départements étaient envahis
par des armées nombreuses et formidables ; nous avons paru, et déjà elles
n'étaient plus. Pourquoi tentent-elles aujourd'hui de nouvelles attaques ?
Pourquoi n'avez-vous gardé qu'un instant l'espoir de les voir, avec leur
prince et la monarchie prussienne, ensevelis dans les plaines de la Lorraine
et de la Champagne ? Grâce à leur heureuse destinée, elles ont échappé ; mais
le peuple qui les a repoussées existe. » Il
n'est pas jusqu'à cette sorte d'anonymat où il réduit d'abord Dumouriez, le
confondant avec la Nation même dont il fut le guide improvisé, qui ne protège
Dumouriez. Mais, le 10 mars, Robespierre se découvre davantage. Il a appris
sans doute que Dumouriez a été rappelé de Hollande, qu'il va grouper les
forces françaises en Belgique et tenter un retour offensif contre les
Impériaux. Comment pourrait-on sans crime le discréditer à ce moment et
l'affaiblir ? D'ailleurs, sa haine contre la Gironde trouve hautement son
compte à cette apologie, prudente d'ailleurs, de Dumouriez. C'est le Conseil
exécutif où dominent les Girondins qui a empêché Dumouriez (du moins
Robespierre le croit) d'envahir la Hollande, il y a trois mois, avant que les
Impériaux se fussent reformés. « Le
général Stengel est convaincu de trahison, et le décret d'accusation n'est
pas encore porté contre lui. Quel est donc l'intrigant qui ne saisira pas
l'occasion de trahir la Nation française en jouant quelque temps le rôle de
patriote et de républicain ? « Quant
à Dumouriez, j'ai confiance en lui, par cette raison qu'il il y a trois mois
il voulut entrer dans la Hollande, et que s'il eût exécuté ce plan, la
révolution était faite en Angleterre, la Nation serait sauvée et la liberté
établie. (Quelle
illusion ! mais il fallait accabler le Conseil exécutif girondin.) « Dumouriez
n'a eu jusqu'ici que des succès brillants, et qui ne nie sont pas à moi une
caution suffisante pour prononcer sur lui. Mais j'ai confiance en lui, parce
que son intérêt personnel, l'intérêt de sa gloire même est attaché au succès
de nos armes. Au surplus la République existe et, quelque puissant que puisse
être un général, sa faute ne resterait pas impunie ; je ne crois pas que
jamais il la pût trahir impunément ! » Tout en
se découvrant cette fois, par devoir patriotique et conscience
révolutionnaire, comme Robespierre s'assure, à tout événement, une retraite !
C'est une tactique suspensive et habile, mais qui n'est permise qu'à ceux
qui, comme Robespierre, conseillent, critiquent, moralisent, et ne s'engagent
jamais à fond dans l'action précise, qui toujours est compromettante. On a
dit qu'il y avait en Robespierre quelque chose de félin. Je suis tenté de
dire qu'il marche en effet au bord des responsabilités comme un chat au bord
d'un toit. Il côtoie l'abîme, il ne s'y précipite jamais. C'est peut-être, en
période de Révolution, le moyen de durer un peu plus que les autres. Mais que
deviendrait la Révolution elle-même, si tous se réservaient ainsi, et s'il
n'y avait pas des Danton ? Cette fois, malgré toutes ses réserves,
Robespierre se livrait plus que de coutume. DANTON COUVRE DUMOURIEZ Danton,
hardiment, dès le 8 mars, déchire le voile de mensonge dont les généraux, le
ministre, les Girondins couvraient le péril. Non, le danger est grand, mais
plus grand encore, quand il est averti, est le courage de la Nation : Il faut
des dangers au caractère français pour trouver toute son énergie. Eh bien !
ce moment est arrivé. Oui, il faut dire à la France entière : « Si vous ne
volez pas au secours de vos frères de la Belgique, si Dumouriez est enveloppé
en Hollande, si son armée était obligée de mettre bas les armes, qui peut
calculer les malheurs incalculables d'un pareil événement ? La fortune
publique anéantie, la mort de 600.000 Français pourraient en être la suite. » Ce
n'est pas seulement une grande action de la France qui est nécessaire, c'est
une action rapide, une action soudaine. Et Danton, ici encore, avertissant
discrètement la Gironde de ses erreurs de tactique, montre que c'est le rôle
admirable de Paris, d'être le ressort de la force française, le centre qui
répond, par des vibrations puissantes et instantanées, au choc des
événements. C'est la force de la France d'être ainsi ramassée en un grand
cœur qui donne à la vie nationale plus diffuse le temps de se recueillir, de
s'organiser. Donc, « il faut que Paris, cette cité célèbre et tant calomniée,
il faut que cette cité qu'on aurait voulu renverser pour servir nos ennemis
qui redoutent son brûlant civisme, contribue, par son exemple, à sauver la
patrie. » Mais il
ne s'attarde pas à récriminer. Il veut seulement passionner les énergies,
tourner une fois encore contre l'étranger les forces de la grande ville qui
se consumerait elle-même de son propre feu. Et hardiment, comme s'il lui
tendait la main sur le champ de bataille, il s'engage une fois de plus envers
Dumouriez. Se méprenait-il tout à fait sur cet homme ? Était-il aveuglé ou
seulement ébloui ? Je crois bien que de son regard perçant il avait démêlé
son égoïsme, son ambition étourdie et frivole, son génie d'intrigue
subalterne. Et cela apparaît ici même jusque dans le curieux éloge qu'il fait
de lui : « Dumouriez
réunit au génie du général l'art d'échauffer et d'encourager le soldat. Nous
avons entendu l'armée battue le réclamer à grands cris. L'histoire jugera ses
talents, ses passions et ses vices, mais ce qui est certain, c'est qu'il est
intéressé à la splendeur de la République. S'il est secondé, si une armée lui
tend la main, il saura faire repentir nos ennemis de leur premier succès. » C'était
sa maxime qu'il fallait utiliser les passions des hommes, et non point
s'obstiner en vain à les arracher. Une âme pleine d'énergie, même trouble et
équivoque, était une grande force. Et Danton se croyait capable, par la force
plus grande encore de son tempérament et de son génie, dé maîtriser ces
consciences incertaines, (le les jeter à la Révolution : la fournaise en
nourrirait sa flamme et rejetterait les scories. Noble orgueil audacieux, que
je préfère à l'orgueilleuse prudence de Robespierre ! Danton savait que pour
tirer de Dumouriez et de son armée tout l'effet utile, il fallait qu'une
parole de confiance ardente et pleine allât au général assailli peut-être de
tentations 'obscures, aux soldats dont la foi ne devait pas chanceler. Et, à
ses risques et périls, Danton se portait caution. Il alla
même jusqu'à couvrir, en quelque mesure, les généraux surpris sur la Roer,
comme s'il eût voulu limiter le plus possible le soupçon de trahison. « J'ai
donné, dit-il, ma déclaration sur Stengel. Se suis bien éloigné de le croire
républicain. Je ne crois pas qu'il doive commander nos armées. Mais je pense
qu'avant de le décréter d'accusation, il faut qu'il vous soit fait un rapport
ou que vous l'entendiez lui-même à la barre. Il faut de la raison et de
l'intleiibilité ; il faut que l'impunité, portée trop loin jusqu'à présent,
cesse. Mais il ne faut pas porter le décret d'accusation au hasard. » Et la
Convention se rallia à son avis. DUMOURIEZ JUGÉ PAR MARAT On
pouvait croire que Marat, qui si souvent avait dénoncé Dumouriez, allait
profiter de l'événement pour l'accabler. Mais Marat, au contraire, s'unit à
Robespierre et à Danton pour prévenir la panique, et il déclara que, dans la
crise soudaine qui venait d'éclater, Dumouriez devait garder le commandement,
qu'on ne pouvait le lui enlever sans désorganiser l'armée, que ce serait
folie et trahison. Ce n'est pas qu'il eût interrompu ses attaques. Il les
avait au contraire continuées en janvier et en février. Il publie, à la date
du 24 janvier, une lettre injurieuse à Dumouriez, envoyée de Liège : « Ils
sont passés ces jours où, gonflé des succès des armées sous tes ordres,
couronné sur tous les théâtres, et célébré par mille voix mercenaires, tu
pouvais dicter des lois à la Convention nationale, mais aujourd'hui que
l'ennemi, placé en deçà du Rhin, cache aux yeux des Français la toile où sont
crayonnées tes victoires, crois-tu pouvoir lui dire avec quelque assurance :
« Quand même ma santé ne m'aurait pas forcé de demander un congé, je me
serais toujours rendu à Paris, pour y démêler la cause de la désorganisation
de nos armées » ? « Et à
qui donc faut-il la rapporter cette désorganisation ? A toi seul. « Oui,
un instant d'ambition t'a fait envahir le pays de Liège, et deux mois de vues
particulières t'y ont arrêté. C'est du séjour que tu y as fait que vient
cette désorganisation ; fier des succès qui ont couronné sa bravoure, le
soldat voulait, pour ainsi dire malgré toi, placer le Rhin pour barrière
entre la France et ses ennemis, et tu t'y es opposé. Attaché à un parti qui
voulait par des escarmouches journalières détourner les vrais défenseurs de
la Patrie du centre commun des intérêts de la République, le tien était de
les tenir toujours en haleine pour leur faire oublier que Louis le traître
avait existé. « Quoi
! tu es républicain, et tu te plains des dénonciations faites contre toi ;
mais si ta conscience te rappelait un instant qu'elles ne peuvent qu'honorer
l'homme qu'elles ne peuvent atteindre, tu n'en parlerais pas. Convaincu
qu'elles ne sont que trop fondées, tu les cites pour parer les coups qu'elles
peuvent te porter ; mais est-ce te dénoncer faussement lorsqu'on a dit que tu
devais chasser les ennemis au-delà du Rhin, et que tu ne l'as pas fait ?
Est-ce te calomnier, quand c'est un fait qu'on met en avant ? Je sais bien
que tu te rejettes sur le défaut de fourrage, sur le dénuement de munitions
où se trouvait l'armée ; cette excuse semble te dénoncer elle-même ; car,
quelle différence fais-tu du soldat cantonné au soldat combattant ? Or, si,
par les soucis des nouveaux administrateurs, il n'a manqué de rien au sein du
repos, peux-tu dire que la subsistance lui eût manqué au milieu des combats ? « Si
je voulais retourner contre toi les armes dont tu te sers, je te dirais : ce dénuement
dont tu te plaignais, à qui peut-on l'attribuer ? à Malus, de la tête duquel
tu voulais détourner la responsabilité pour la placer sur la tienne ; car
c'était lui qui, à l'époque de ton entrée dans le pays de Liège, avait la
surveillance sur la régie des vivres et sur celle des fourrages. « Quoi
! tu es républicain, et tu oses dire que de la honte ou de la gloire d'un
individu dépend la gloire ou la ruine de la République ! Crois-tu donc que,
parce que tu t'es déshonoré en ne secondant pas l'ardeur des soldats, la
République française en soit moins respectable ? « Tu
te plains des commis de la guerre. Est-ce parce qu'en rapprochant et les
mesures que tu pouvais prendre, et tes opérations, ils mettent le public à
portée de te juger ? « Protecteur
nouveau, tu veux indiquer à la Convention nationale les changements qui sont
à faire dans les ministères comme dans les administrations ; mais penses-tu
qu'en cédant à tes haines particulières, elle mette un instant en balance ton
intérêt personnel et celui de la République ? « Enfin,
à chaque instant, tu parles de tes succès, et tu sembles vouloir cacher
derrière toi l'armée entière à qui tu les dois. Crois-moi, quand on n'a
qu'une branche de laurier pour s'appuyer, elle peut casser ; alors ses
feuilles ne peuvent plus ombrager le front vainqueur qui s'en parait... » Le 29
janvier, Marat revient à la charge en publiant une lettre à l'Ami du peuple :
« Vous êtes certainement le premier qui ait ouvert les yeux sur le
coquinisme de Dumouriez, sur ce vil intrigant qui n'a joué le patriote que
pour soustraire ses vues ambitieuses, qui s'était fait pourvoyeur de nos
armées pour assouvir sa cupidité, et qui voudrait, aujourd'hui qu'il est
gorgé d'or (prix honteux de ses concussions et de ses brigandages), reprendre
le commandement des armées de la République pour s'ériger en petit souverain
et se faire élire duc de Brabant. « Quoique
vous nous l'ayez peint plusieurs fois d'après nature, je doute que vous
connaissiez la dixième partie de ses perfidies, et à quel point il est exécré
du soldat. « Dès
qu'il eut pris le commandement de l'armée de La Fayette, il eut l'audace de
se déclarer l'ennemi des gardes nationaux, notamment des Parisiens, et il en
exigeait une soumission aveugle aux chefs qui n'avaient pas la confiance du
soldat. « S'il y a parmi vous, leur disait-il souvent, un seul coquin qui ait
l'insolence de mal parler des chefs, des croix de Saint-Louis, ou de faire
des motions, je le ferai raser et mettre au cachot jusqu'à ce qu'on le
renvoie les fers aux pieds et aux mains, » Vous avez vu de quelle manière
révoltante il a traité les bataillons, le Mauconseil et le Républicain, pour
les punir d'avoir détruit le traître lieutenant-colonel du régiment du
Dauphiné, pris en flagrant délit. » Le 3
février, c'est Marat lui-même qui dans son journal recommence l'assaut. Il
s'est rallié à l'idée de Danton, à l'idée d'annexer la Belgique, mais c'est
surtout pour l'enlever au gouvernement des généraux. « La
Belgique sera une acquisition plus importante encore (que celle du
comté de Nice), non
seulement par ses fortes barrières, mais par les forces redoutables qu'elle
ajoutera à celles de l'Etat, en affaiblissant d'autant la Maison d'Autriche,
son plus mortel ennemi : car la Belgique faisait le plus beau fleuron de la
couronne impériale. Son sol est excellent, sa population est considérable et
ses richesses sont énormes. Sa réunion est surtout précieuse dans les
circonstances actuelles, car elle déjouera complètement les projets ambitieux
conçus par quelques généraux dont les intelligences et les menées avec les
ordres privilégiés belges tendaient à usurper la souveraineté de ces belles
provinces ou à ménager à l'empereur le moyen de la reprendre, et dans les
deux cas à ruiner les affaires de la République par la séduction et la
défection des armées sous leurs ordres. « Il
y a quatre mois que je ne cesse de démasquer les complots criminels de
Dumouriez avec la noblesse et le clergé du Brabant, la preuve en a été donnée
à la tribune par la lettre qu'a lue Cambon. Ainsi la voilà écrite de la main
même du traître. J'ose croire que l'engouement pour ce carabin, ancien valet
de Cour, est totalement évanoui, et qu'en riant de la sottise de ses
partisans, qui le représentent comme notre seul libérateur, passé, présent et
futur, nous prouverons, par le plan de défense que nous allons adopter, que
la Patrie peut bien se passer de lui. » Le 8
février, Marat s'élève contre le remplacement de Pache et il l'impute à
Dumouriez : « Enfin,
la faction Roland, dite des royalistes, des hommes d'Etat, de l'appel au
peuple, de la détention, ou des ennemis de la Patrie, a tant intrigué,
tant cabalé, tant machiné, elle a tant dénoncé le pauvre Pache, elle a tant
crié que tout était perdu s'il restait plus longtemps en place, que les
députés patriotes ne voulant pas courir le blâme des mauvaises opérations que
les généraux ou ses pourvoyeurs n'auraient pas manqué de faire pour le perdre
sans ressources, ont enfin consenti à ce qu'on lui donnât un successeur. Ils
ont bien repoussé le sieur Valence que voulait nommer la faction par l'organe
de Brulard dit Sillery. Ah ! qui d'entre eux ne savait parfaitement que
Valence, ancien valet de Cour, est l'âme damnée de Dumouriez, le
généralissime gallo-prussien, le duc avorté du Brabant, que nous avons la
sottise de maintenir à la tête de nos armées ? Peut-être auraient-ils dû
s'unir pour nommer Bouchotte au département de la guerre : je dis peut-être,
car je ne le connais Pas assez pour garantir ses talents et son civisme ;
mais, à coup sûr, il vaut infiniment mieux que Beurnonville que je connais
par Plusieurs traits d'incivisme pendant son généralat, par ses ménagements
pour les Autrichiens et par sa dureté pour les soldats de la Patrie. » Enfin,
le 27 février, c'est-à-dire quatre ou cinq jours à peine avant qu'arrivent
les terribles nouvelles de Belgique, Marat publie sous le titre : Dumouriez
tout entier, un acte complet et méthodique d'accusation, signé de Philippe
Tompson, membre de l'Académie des Belles-Lettres de Londres, Paris et Berlin.
Tout le numéro de ce jour y est consacré. C'est un tissu d'allégations
exactes et de fantaisies extravagantes. Ainsi, selon ce libelle, la victoire
de Jemappes n'est qu'une pièce dans un système de trahison : « Mais,
quelle fut la douleur de mon Dumouriez lorsqu'il apprit la chute de son idole
Louis Capet ! O désespoir, tu ne fus jamais mieux qu'alors dans l'âme de
Dumouriez ; il fallut chercher des moyens pour sauver Louis XVI ; une
invasion dans la Belgique était nécessaire pour s'emparer de quelques caisses
ecclésiastiques, parce que l'argent manquait depuis la mort de la liste
civile, une entrevue avec l'adjudant du roi de Prusse Bischopswerder suffit
pour arranger cette contrée, les ennemis se retirent de ce côté-là, et la
ville de Liège, assiégée et soutenue par nos Belges avec un courage héroïque,
fut délaissée par les troupes impériales afin de se retirer sur Tournay et
sur Mons. Dumouriez négocia avec les chefs autrichiens à Jemappes une
convention dont voici les principaux articles — ce M. Tompson, membre de
trois académies, ne manque vraiment pas d'audace, et Marat lui-même, malgré
son goût pour l'étrange et l'occulte, devait éprouver quelque doute — : « 1°
Il importe au sort de Sa Majesté le roi de France, que les troupes impériales
se retirent de la Belgique pour donner au général Dumouriez davantage
d'influence et de considération en France, afin de former un parti
considérable pour empêcher la mort de Louis XVI, sous le prétexte de
bannissement ; « 2°
Avant de rendre le poste de Jemappes, il sera fait une résistance très forte,
mais si le courage venait à manquer aux Français, alors les troupes de Sa
Majesté Impériale se retireront afin de rendre la Belgique, en tirant
seulement quelques coups de canon pour la forme ; « 3°
Le général Dumouriez profitera de son entrée dans la Belgique pour
mécontenter le plus possible le parti patriote, toutes les vexations seront
employées contre eux, et l'on n'épargnera pas surtout les Belges qui ont été
à Douai ; « 4°
En conséquence, tous les emplois, toutes les places seront résignés aux plus
chauds partisans du parti vonckiste, comme des hommes sûrs dont les chefs
sont dans le secret ; « 5°
Le général Dumouriez cassera les Etats et la Constitution, et emploiera tous
ses moyens pour supprimer les abbayes ; « 6°
Sa Majesté le roi de France étant sauvée, alors le général Dumouriez évacuera
les Pays-Bas sous quelque prétexte, et les troupes de Sa Majesté Impériale
s'en empareront, pour entrer en France aussitôt que cela se pourra faire sans
danger pour Sa Majesté le roi de France. » Et le
triple académicien Tompson ajoute : « Toute
la Belgique, toute la France savent si cette convention s'exécute : elle a coûté
à la France onze mille patriotes égorgés à Jemappes. » Prodigieuse
élucubration où se combinent contre Dumouriez les soupçons des
révolutionnaires français et les haines des cléricaux belges qui lui
reprochent de n'avoir pas d'emblée rétabli tout le despotisme catholique
entamé par Joseph II ! Ce qu'il y a de curieux, c'est que ce papier où
l'invention va jusqu'à l'ineptie n'est qu'une variante et un spécimen poussé
à la charge des nombreux projets de traité que les émigrés et les diplomates
d'occasion commençaient à faire circuler dans les cours. Comment
Marat pouvait-il concilier l'accusation qu'il porte contre Dumouriez d'avoir
fait le jeu des prêtres en Belgique avec le reproche que lui fait le clérical
Tompson d'avoir t< supprimé les abbayes » ? Mais surtout comment, après de
tels articles, après de telles dénonciations, Marat pourra-t-il résister, au
moment de mars, à ceux qui veulent immédiatement révoquer Dumouriez ? Et
pourtant, il l'osa, au risque de retourner contre lui-même les colères qu'il
ameutait depuis des mois contre le général. En fait, même quand il l'accusait
avec le plus de véhémence, Marat n'avait jamais demandé que Dumouriez fût
rappelé brusquement. Il semblait s'attacher surtout à guérir le peuple de son
engouement pour le vainqueur de Valmy et de Jemappes : il voulait préparer et
rendre possible le rappel de Dumouriez. Il ne voulait pas s'exposer à
désorganiser l'armée, en lui retirant en pleine bataille un chef en qui elle
avait encore confiance. MARAT S'APAISE Mais
surtout il s'était fait en Marat depuis deux mois une sorte de détente. S'il
avait été un hypocrite, si les craintes parfois forcenées et folles qu'il
exprimait sur la marche de la Révolution n'avaient pas été sincères, il
aurait continué, après le 21 janvier, à déclamer ses fureurs. Mais il était
de bonne foi, et il lui parut que la mort du tyran était, pour toute la
contre-Révolution, un coup mortel ; et que si l'intrigue pouvait atténuer
encore les effets de ce grand événement, elle ne saurait les détruire. C'est
sans aucun mélange de joie cruelle ou de férocité, c'est avec une sorte de
gravité sereine qu'il déduit les conséquences de la mort du roi : « La
tête du tyran vient de tomber sous le glaive de la loi, le même coup a
renversé les fondements de la monarchie parmi nous, je crois enfin à la
République. « Qu'elles
étaient vaines les craintes que les suppôts du despote détrôné cherchaient à
nous inspirer sur les suites de sa mort, dans la vue de l'arracher au
supplice ! Les précautions prises pour maintenir la tranquillité étaient
imposantes, sans doute, la prudence les avaient dressées, mais elles se sont
trouvées au moins superflues depuis le Temple jusqu'à l'échafaud ; on pouvait
s'en fier à l'indignation publique ; pas une voix qui ait crié grâce pendant
le supplice ; pas une qui se soit levée en faveur de l'homme qui naguère
faisait les destinées de la France ; un profond silence régnait tout autour
de lui, et lorsque sa tête a été montrée au peuple, de toutes parts se sont
élevés des cris de : Vive la Nation ! Vive la République ! « Le
reste de la journée a été parfaitement calme ; pour la première fois
depuis la fédération, le peuple paraissait animé d'une joie sereine ; on eût
dit qu'il venait d'assister à une fête religieuse ; délivrés du poids de
l'oppression qui a si longtemps pesé sur eux, et pénétrés du sentiment de la
fraternité, tous les cœurs se livraient à l'espoir d'un avenir plus heureux. « Cette
douce satisfaction n'a été troublée que par le chagrin qu'a causé l'horrible
attentat commis sur la personne d'un représentant de la Nation, assassiné la
veille par un garde du corps, pour avoir voté la mort du tyran. « Le
supplice de Louis XVI est un de ces événements mémorables qui font époque
dans l'histoire des nations, il aura une influence prodigieuse sur le sort
des despotes de l'Europe et sur celui des peuples qui n'ont pas encore rompu
leurs fers. « En
prononçant la mort du tyran des Français, la Convention nationale s'est
montrée bien grande sans doute, mais c'était le vœu de la Nation, et la
manière dont le peuple a vu la punition de son ancien maitre l'a élevé bien
au-dessus de ses représentants ; car. n'en doutez pas, les mêmes sentiments
qui ont animé les citoyens de Paris et les fédérés animent les citoyens de
tous les départements. « Le
supplice de Louis XVI, loin de troubler la paix de l'Etat, ne servira qu'à
l'affermir, non seulement en contenant par la terreur les ennemis du dedans,
mais les ennemis du dehors. Il donnera aussi à la Nation une énergie et une
force nouvelle pour repousser les hordes féroces de satellites étrangers qui
oseront porter les armes contre elle, car il n'y a plus moyen de reculer et,
telle est la position où nous nous trouvons aujourd'hui, qu'il faut vaincre
ou périr, vérité palpable que Cambon a rendue par une image sublime,
lorsqu'il disait à la tribune, avant-hier matin : « Nous venons enfin
d'aborder dans l'île de la liberté, et nous avons brûlé le vaisseau qui nous
y a conduits. » « Pour
vaincre les légions innombrables de nos ennemis, le premier point est
d'être unis entre nous. L'union eût infailliblement succédé dans le Sénat
national aux discussions qui l'agitent encore, s'il eût été purgé des
complices du tyran, des intrigants mêmes qui ont cherché tant de fois à
raffermir son trône aux dépens de la liberté publique. Mais il avait été
fanatisé et, persuadé que dénoncer ceux qui ont coopéré à ses attentats ne
l'eût pas sauvé lui-même, il a gardé le silence, et il a voulu paraître comme
un martyr. » Ainsi,
Marat, si resserré d'habitude en farouche défiance, s'ouvre à l'espérance. Il
n'est plus comme isolé dans une cave obscure ; il est en communication avec
le vaste peuple de la Révolution, sage et fort. L'horizon est plus ardent
qu'au jour si lointain déjà de la Fédération ; mais il est aussi ample, et
même, malgré les orages qui l'ont bouleversé, il paraît presque aussi serein
: c'est l'expression même de Marat. Son vœu est pour l'union. Sans doute il
reste encore tout frémissant de sa lutte contre la Gironde : il ne pardonne
point aux hommes d'Etat d'avoir essayé de sauver le roi et il regrette que Louis
XVI, dont il suppose qu'ils ont été les complices actifs, ne les ait pas
dénoncés avant de mourir. C'eût été fini : les intrigants auraient disparu
avec le tyran et la Convention enfin unie eût fait face aux ennemis du
dehors. Même avec les Girondins, Marat, à cette heure auguste et apaisée,
semble espérer un rapprochement : et dans ce même numéro du 25 janvier, il
conclut ainsi : « Les
coups sous lesquels tomba Pelletier ont déchiré le voile et ces poignards,
que feignaient de redouter les factieux, n'ont plus paru dirigés que contre
le sein des amis de la Patrie. Dans son sang ont été lavées les nombreuses
calomnies si longtemps répandues contre les défenseurs de la liberté.
Atterrés par sa chute, nos lâches détracteurs sont réduits au silence. Puissent
leurs diffamations, leurs cabales, leurs menées, n'être que l'effet de la
prévention, que le fruit d'un égarement passager, et non d'un système
réfléchi ou de combinaisons atroces ! Puissent sur son cercueil être déposées
toutes les dissensions qui ont divisé ses collègues ! Puisse sa mort faire
renaître dans leurs cœurs l'amour du bien public et cimenter la liberté ! Ah
! s'il est vrai que l'homme ne meurt pas tout entier et que la plus noble
partie de lui-même, survivant au-delà du tombeau, s'intéresse aux choses de
la vie, ombre chère et sacrée, viens quelquefois planer au-dessus du Sénat de
la Nation que tu ornais (le tes vertus, viens contempler ton ouvrage, viens
voir tes frères unis, concourant à l'envi au bonheur de la Patrie, au bonheur
de l'humanité. » Certes,
Marat n'est pas à bout de ses forces de colère et de haine. Et, à mesure que
l'intrigue girondine, un moment accablée, s'agite de nouveau, il s'exaspère. « Les
députés amis de la paix, écrit-il le 28 janvier, s'étaient flattés que toutes
les dissensions qui ont divisé jusqu'ici le Sénat de la Nation se seraient
éteintes sur la tombe de Pelletier. Vaine attente : le soir même de son
enterrement, elles ont éclaté avec fureur au sujet de la nomination d'un
nouveau président ; aucune des marques de mépris et de haine que les deux
partis ont coutume de se prodiguer n'a été épargnée, de sorte que l'illusion
du rétablissement de la concorde n'a duré qu'un instant. « Vouloir
que des hommes ennemis de la Révolution par sentiment, par principes, par
intérêts, se sacrifient de bonne foi à la Patrie, c'est vouloir une chose
impossible ; car les hommes ne changent pas de cœur comme le serpent change
de peau. Attendons-nous donc à les voir sans cesse lutter contre les amis du
bien public, toutes les fois qu'ils n'auront pas à craindre d'être notés
d'infamie. Il ne s'agit donc plus de vivre en paix avec eux, mais de leur
déclarer une guerre éternelle et de les contenir par la crainte de
l'opprobre, et de les forcer au bien par le soin de leur propre salut.
J'aurais fort désiré pouvoir déposer le fouet de la censure, mais il est plus
de saison que jamais ; je renouvelle donc ici l'engagement sacré que j'ai
pris à l'ouverture de la Convention de rester dans son sein non seulement
pour vouer les traîtres à l'exécration publique, mais pour noter d'infamie
les ennemis du bien commun, les faux amis de la liberté ». Mais
si, après une courte trêve, il se décide à l'éternel combat contre la
Gironde, il ne veut pas avoir dans la Révolution d'autres ennemis. Je dirais
presque qu'il n'a plus le courage d'agrandir ses haines. Il a tous les jours
davantage besoin de sympathie et d'estime. Il se lasse de faire peur, de
faire horreur ; et il veut rester uni aux patriotes de la Montagne, les
rassurer, étendre peu à peu sur eux son influence. « Quoique
déterminé, dit-il dans ce même numéro du 28 janvier, à imprimer le cachet de
l'opprobre sur le front de tout ennemi déclaré de la Patrie, je n'en suis
pas moins jaloux de ramener sur mon compte mes collègues intègres qui
pourraient encore avoir quelque prévention contre moi. Ayant besoin de leurs
suffrages pour faire le bien, je me fais un devoir d'aller au-devant d'eux et
de dissiper les impressions défavorables qu'on a cherché à leur donner en me
peignant comme une tête exaltée et un cœur féroce, pour avoir quelquefois
conseillé d'immoler des coupables au salut public. S'ils prennent la peine
d'examiner avec soin dans quelles circonstances ce conseil, que commandait le
malheur des temps, est sorti de ma plume, ils reconnaîtraient que je suis le
plus humain des hommes. » Il ne
se désavoue pas ; il ne se renie pas ; il recommence même l'apologie des
massacres de septembre qu'un moment il avait paru déplorer. Mais il veut
dissiper le plus possible les craintes et les haines qui s'attachent à son
nom. Les événements qui ont justifié plus d'une de ses prophéties, ont, en
flattant son amour-propre, apaisé son cœur. Il raconte que ses collègues lui
ont dit : « Tu es donc prophète, Marat ? » le jour où la correspondance de
Mirabeau avec la Cour fut découverte. Il espère peu à peu faire prévaloir ses
idées, sa tactique ; et il croit que lui, l'homme d'expérience, âgé de plus
de cinquante ans, il deviendra le conseiller des hommes beaucoup plus jeunes
qui siègent à la Montagne. Il aspire à être le mentor, tour à tour grondant
et apaisé, de la Révolution. Il veut, avant tout, être considéré comme un
profond politique, et il triomphe de l'habileté avec laquelle il a éludé les
fureurs de ses ennemis. « Si
j'avais à parler à des politiques profonds, je nie servirais du même exemple
(les journées de septembre) pour démontrer que je suis la tête la plus froide
de la République. « ...
Je dois observer ici comment les suppôts de la clique Roland se sont
fourvoyés sur mon compte depuis l'ouverture de la Convention jusqu'à l'époque
de la condamnation du tyran. Comme ils me jugeaient une tête fougueuse, qui
leur donnerait à tout instant prise sur moi, et matière à me perdre, ils
m'accordaient la parole avec une facilité qui avait lieu de surprendre les
patriotes irréfléchis ; mais, ayant bientôt reconnu que je ne disais que ce
que je voulais dire, que j'étais toujours en mesure avec les événements du
jour, et que je n'ouvrais guère la bouche sans les démasquer ou les écraser,
ces messieurs prirent le parti de m'écarter de la tribune et de me condamner
au silence. J'ai un trait plus saillant, mais moins connu. On sait avec
quelle tartuferie les meneurs de la clique Roland avaient formé le complot de
décrier la députation de Paris. et de diffamer ses membres les plus
énergiques, auxquels ils prêtaient ridiculement des projets de dictature. « On
sait avec quelle constance ils en ont poursuivi l'exécution pendant plus de
quatre mois. J'étais le principal objet de leurs calomnies quotidiennes. « Qu'ai-je
fait ? je les ai mis en fureur et les ai poussés hors des gonds, en les
provoquant de temps en temps par de graves dénonciations. Ainsi cinquante
plumes vénales étaient sans cesse occupées à vomir contre moi mille horreurs,
à me peindre comme un scélérat couvert de tous les crimes, comme un monstre
que la Convention n'expulserait pas simplement de son sein, mais qu'elle
allait d'un instant à l'autre frapper d'un décret d'accusation et mettre sous
le glaive des lois. « Cependant
ce décret d'accusation tant de fois annoncé ne venait pas et l'homme
représenté comme un malfaiteur restait fort tranquille au sein de la
Convention à braver ses calomniateurs et à démasquer les ennemis du peuple.
La conséquence nécessaire qui se présentait à tout homme d'un sens droit,
c'est que le prétendu scélérat était un innocent calomnié, un zélé patriote,
un intrépide défenseur de la Patrie persécutée : j'avais prévu cette
conséquence et je l'avais préparée avec soin. » Et il
ajoute, avec une abondante complaisance pour lui-même : « Si
l'on examine attentivement le rôle que j'ai joué dans les affaires publiques,
depuis le premier jour de la Révolution, on verra que je me suis attaché à
préparer les événements. Je suis arrivé à la Révolution homme fait et bien
versé dans la politique, de sorte que j'étais peut-être le seul en France qui
pût aller au-devant des dangers dont la Patrie était menacée, qui pût
démasquer les traîtres avant même qu'ils se fussent mis en vue, qui
pût déjouer leurs complots, prévoir les événements, et présager les suites
inévitables de toutes les machinations. Comme les vérités que je
publiais n'étaient pas à la portée des lecteurs ordinaires, elles n'ont pas
d'abord produit une vive impression sur le peuple ; ce n'est même le plus
souvent qu'après que l'événement les avait justifiées, que le public me
rendait justice, en me qualifiant de prophète. « A
l'égard des machinateurs, je me suis presque toujours contenté de préparer
leur chute, en les démasquant à l'avance et en les travaillant 'sans relâche,
de sorte qu'après que je les ai entraînés sur les bords de l'abîme, il n'a
plus fallu qu'un coup de pied pour les y précipiter ; ce coup de pied, j'ai
souvent dédaigné de le donner, n'aimant point à lutter contre des ennemis
terrassés ; aussi a-t-on vu presque toujours les journalistes tomber à l'envi
sur les traîtres, au moment où je cessai de m'en occuper. » Dans sa
joie orgueilleuse de prophète triomphant, Marat s'épanouit et s'adoucit. Même
quand il avoue les journées de septembre, même quand il rappelle le conseil
qu'il donna « de dresser huit cents potences pour les traîtres constituants »,
on sent que sa fureur est tombée et que sa méthode se transforme. Il a voulu
faire peur aux ennemis de la Révolution tant que la Révolution était en
péril. Maintenant elle est sauvée, et Marat semble heureux de reprendre
contact avec la vie commune, de goûter ces joies de la sympathie qu'il avait
comme oubliées dans l'âpre combat. Il a même, à ce moment, dans son journal,
des accès de gaîté joviale qui sont, je crois, sans précédent dans son œuvre.
Avec une sorte d'humour qui n'est pas sans charme, il se démet de ses
fonctions de dictateur, il licencie les Montagnards groupés autour de lui, en
leur rappelant, d'un ton d'ironie discrète et fine, combien peu ils l'ont
soutenu dans les jours d'orage. « Lundi
dernier, jour à jamais mémorable dans l'es fastes de notre République
naissante, toutes les têtes couronnées de la terre ont été dégradées par les
Français en la personne de Louis XVI. Adieu donc l'éclat des trônes, le
prestige des grandeurs mondaines, le talisman des puissances célestes, adieu
tout respect humain pour les autorités constituées elles-mêmes, quand elles
ne commandent pas par les vertus, quand elles déplaisent au peuple, quand
elles affectent quelque tendance à s'élever au-dessus du commun niveau.
Matière à réflexion pour les ambitieux ! « Après
cela, le moyen de songer encore à retenir dans mes mains la place de
dictateur à laquelle m'ont porté les habitants de la Montagne ; cette charge
si imposante, qui ralliait autour de moi tous ces intrépides guerriers, qui
leur faisait faire de si grands efforts pour me venger, quand j'étais attaqué
par les factieux du côté droit, qui leur fit déployer un si grand caractère
le jour où ces rebelles voulurent m'envoyer à la guillotine, qui leur fit
faire tant d'instances pour m'obtenir la grâce de parler pour ma défense ou
le salut public, toutes les fois que le président rolandin me faisait
descendre de la tribune, après m'y avoir retenu des heures entières, 'qui
leur fit appuyer de toutes leurs forces les motions que je faisais pour le
rétablissement de l'ordre et les intérêts de l'Etat ! « Depuis
le jugement de Louis XVI, tout a changé de face, tous les rangs sont
confondus ; mes sujets de la Montagne ne sont pas seulement devenus
indociles, mais incivils ; ils ne veulent plus entendre parler ni des devoirs
de la subordination, ni des devoirs de la bienséance. Croira-t-on, que sans
aucun égard pour mon rang et mes dignités, tous mes gardes du corps vinrent
impoliment, mardi dernier, me tendre la main, pour me demander leur mois, en
me menaçant de me faire assigner si dans les vingt-quatre heures ils
n'étaient pas payés de leur solde ? Croira-t-on qu'après m'avoir parlé
chapeau sur la tête et m'avoir tenu debout près d'un quart d'heure, mon
capitaine des gardes ne daigna pas se gêner le moins du monde pour me faire
place à ses côtés, et je fus réduit à l'humiliation de courir .de droite et
de gauche pour chercher un bout de banc libre. O ciel ! tout est bouleversé
dans mon empire ; il n'y a plus moyen d'y tenir, me voilà bien déterminé à
donner ma démission dictatoriale, à moins que le commissaire de ma section,
qui a reçu ma plainte, ne fasse droit à ma requête, en rétablissant mon
autorité. » C'est
un vif éclair de gal té sur ce visage si inquiet ; mais cet empressement
familier et amical de la Montagne. Marat ne voudra plus y renoncer. Ces mains
tendues de patriotes, il ne voudra plus qu'ils les retirent, et si des
brouillons, des enragés entreprennent la lutte contre la Montagne elle-même,
il les dénoncera furieusement. Son influence s'étend peu à peu sur la
Montagne ; il dit, le 3 février : « On ne peut que rendre justice à l'énergie civique qu'a déployée Cambon depuis quelque temps. « Le voilà moralisé » me disaient mes collègues de la Montagne. Tant mieux pour lui, le public témoin de ses efforts le comble déjà d'éloges, et croyez que l'épithète moraliste, dont la faction Roland avait fait une injure, deviendra un titre d'honneur, car il est impossible, sans être maratiste, d'être un patriote à l'épreuve, un vrai défenseur du peuple, un martyr de la liberté. » Mais comment souffrirait-il que la Montagne fût attaquée au moment même où elle se « maratise » ? |