HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE PREMIER. — LES ENRAGÉS CONTRE LA VIE CHÈRE

 

SECONDE PARTIE.

 

 

LA DIFFÉRENCE ENTRE JACQUES ROUX ET BABEUF

Entre les conceptions d'Hébert et celles de Jacques Roux il n'y avait qu'une analogie superficielle. Ce n'est pas que Jacques Roux fût un penseur profond. On le diminuerait à coup sûr en réduisant sa politique à une politique de pillage. La journée du 25 février n'était, à ses yeux, qu'un avertissement pour obtenir des lois. Mais à prendre sa doctrine même, ce perpétuel anathème contre le monopole, l'accaparement, l'agiotage, comme elle est frivole et inconsistante ! Où finit le commerce licite ? Où commence l'accaparement ? Ou bien on frappera les marchands à l'aveugle, et ce sera la ruine générale. Ou bien on essaiera de contrôler leurs opérations. Mais si ce contrôle est léger, il sera inefficace. S'il est profond, continu, ce sera, en réalité, le contrôleur, l'Etat, la Municipalité, qui dirigera les opérations commerciales ; et la propriété privée est absorbée, de fait, par la communauté. Quand donc Varlet et Jacques Roux assurent qu'ils veulent maintenir la propriété, même « la grande propriété », et quand ils demandent en même temps que l'accaparement et le monopole soient poursuivis à fond, ils se perdent dans l'incohérence. Michelet, dans le mot que j'ai cité, voit là un germe de babouvisme. Ni Jacques Roux, ni Varlet n'étaient personnellement sur le chemin du communisme : ils n'avaient pas l'ampleur d'esprit de Babeuf. Et si leur doctrine prépara le communisme, ce fut par sa contradiction même et par son impuissance.

Babeuf s'appuiera surtout sur les ouvriers des manufactures ; quand il fondera son club, ce sera au Panthéon, en un point d'où il dominait à la fois le quartier Saint-Marcel avec ses tanneries, le quartier Saint-Antoine avec ses nombreux et puissants ateliers. Les Gravilliers sont, au contraire, un centre d'artisans, de petits industriels ; et cette petite bourgeoisie obscure n'eût guère compris la grande idée de la propriété et de la production communes. Elle s'irritait au contraire, contre le développement capitaliste qui la menaçait de toute part. La Révolution, qui suscitait les vastes entreprises, était pour elle une déception. Quoi ! on n'aura exproprié les couvents que pour y installer, ou des magasins immenses, ou de vastes manufactures qui font une concurrence ruineuse ou au boutiquier infime ou au modeste artisan !

Le journal les Révolutions de Paris, déduisant les funestes effets de la journée du 25 février, dit : « Plusieurs maisons de commerce hollandaises, anglaises, américaines, se proposaient de transporter leurs pénates à Paris, pour y jouir de toutes les franchises et de toute la protection des Etats vraiment libres. La journée du 25 février fera replier leurs voiles : ils ne voudront plus habiter un pays où la propriété de l'honnête homme ne soit pas respectée. »

Mais c'est précisément' tout ce puissant essor du grand commerce qui troublait en ses habitudes le centre de Paris. Une activité économique fébrile bouleversait les intérêts : « On bâtit dans toutes les rues » disent, en mai, les Révolutions de Paris (n° du 4 au 11 mai). Et, dans les maisons nouvelles, ce n'étaient pas seulement de somptueux appartements bourgeois qui étaient aménagés ; c'étaient de vastes manufactures et de vastes dépôts qui gênaient doublement les artisans par la concurrence du produit fabriqué, par l'absorption de la matière première. La plainte des « compagnons », c'est-à-dire, ici, des petits patrons ferblantiers, que j'ai citée, est tout à fait significative. C'est pour ceux-là, autant au moins que pour les ouvriers, que travaillait Jacques Roux. Et il ne faut pas que le pillage téméraire de quelques pauvres boutiques, par une foule déchaînée et mêlée de coquins, nous cache le vrai sens économique et social du parti nouveau. Jacques Roux défendait la petite bourgeoisie et l'artisanerie contre l'accaparement des matières et la concurrence des grands marchands, comme il défendait les prolétaires contre la hausse des denrées. Lorsque, un peu plus tard, le 25 juin, Jacques Roux dira à la Convention : « quel est le but de ces agioteurs qui s'emparent des manufactures, du commerce, des productions de la terre ? », il révélera bien les angoisses de toute cette fourmillante artisanerie des Gravilliers, qui redoutait une expropriation économique. Il y a loin, à coup sûr, de cette petite bourgeoisie ardemment révolutionnaire, qui voulait neutraliser les premiers effets économiques et capitalistes de la Révolution non en rétrogradant, mais en poussant plus avant, à la petite bourgeoisie racornie et réactionnaire qui est devenue dans plusieurs capitales de l'Europe la proie de l'antisémitisme, et qui répète des formules vaines contre « la finance, le monopole, l'accaparement ». Aujourd'hui, les voies socialistes et communistes sont ouvertes, et clairement tracées : et c'est par la plus rétrograde aberration que la petite bourgeoisie refuse d'y entrer. Au commencement de 1793, il n'y avait pas de claire formule socialiste : et c'est en tâtonnant à travers la Révolution que le peuple des artisans cherchait sa voie.

Quelles que fussent les insuffisances et tes obscurités de la pensée de Jacques Roux, il y avait dans son action deux choses neuves et fortes, qui le distinguaient de tous les partis et l'opposaient à Hébert lui-même. D'abord, il faisait le principal, l'essentiel, de ce qui n'était pour les autres, même les plus hardis, qu'un accessoire, un à-côté. C'est la question de la propriété, de ses limites nécessaires, du contrôle auquel elle doit être soumise, qu'il pose obstinément au premier plan. Il ne se borne pas à déclamer au passage contre les accapareurs, c'est-à-dire contre l'abus du droit de propriété ; il veut que la lutte soit engagée systématiquement, constamment, et qu'elle soit la préoccupation dominante, l'œuvre maîtresse de la Révolution. En second lieu, et par une conséquence naturelle, il défend le peuple de toute superstition à l'égard des partis purement politiques, et si Saint-Just, Robespierre, Hébert, Chaumette, hésitent à entrer dans la bataille sociale, s'ils ne veulent pas s'y donner tout entiers, c'est contre eux que l'on marchera. De là, dans la journée du 22 février, les huées des tribunes contre les Jacobins déconcertés et scandalisés. De là, dans la journée du 25, contre la Commune même, contre Hébert et Chaumette qui mollissent, qui, loin de pactiser avec le mouvement, parlent de le réprimer et de faire battre la générale, des invectives et des huées. « Tant mieux ! Tant mieux ! » criaient les tribunes à chacun des actes de pillage dénoncés à la Commune. « Accapareurs ! accapareurs ! » criaient-elles à tous les membres de la Municipalité qui manifestaient leur réprobation. Accapareur, voilà dans la lutte des partis, un mot de guerre nouveau à signification sociale. Jacques Roux ne l'a pas introduit dans le langage de la Révolution ; mais il lui a donné un sens plus plein et un plus vaste retentissement.

Effrayés et irrités, tous les partis, surtout les partis extrêmes, qui craignaient davantage d'être compromis et délaissés, se tournèrent violemment contre lui. Ils étaient d'autant plus irrités que la Gironde à la tribune et dans ses journaux disait : « Voilà bien l'effet des prédications anarchistes ! On n'a pas respecté les personnes en septembre : on ne respecte pas la propriété en février : c'est logique. » Les Jacobins s'empressèrent de désavouer le mouvement et de dégager leur responsabilité. Et il est vrai qu'ils n'y étaient pour rien, qu'il était même en partie dirigé contre eux. Leur tactique fut de le dénoncer comme une manœuvre des, contre-révolutionnaires et comme une intrigue des Girondins eux-mêmes.

 

LA POSITION DE ROBESPIERRE

Robespierre n'osa pas nier tout à fait le caractère populaire du mouvement, mais après l'avoir un moment reconnu, il insista longuement sur le complot de la contre-Révolution. A vrai dire, la Révolution était perdue, si, sous prétexte de réprimer l'accaparement, elle laissait le peuple entrer dans la voie du pillage, ou si même elle laissait ébranler toute la propriété avant qu'un système nouveau fût préparé dans la société et dans les esprits.

« Comme j'ai toujours aimé l'humanité, dit Robespierre, que je n'ai jamais cherché à flatter personne, je vais dire la vérité. Ceci est une trame ourdie contre les patriotes eux-mêmes. Ce sont les intrigants qui veulent perdre les patriotes. ll y a dans le cœur du peuple un sentiment juste d'indignation. J'ai soutenu, au milieu des persécuteurs, et sans appui, que le peuple n'a jamais tort ; j'ai osé proclamer cette vérité dans un temps où elle n'était pas encore reconnue : le cours de la Révolution l'a développée.

« Le peuple a entendu tant de fois invoquer la loi par ceux qui voulaient le mettre sous le joug qu'il se méfie de ce langage.

« Le peuple souffre ; il n'a pas encore recueilli le fruit de son travail ; il est encore persécuté par les riches, et les riches sont encore ce qu'ils furent toujours, c'est-à-dire durs et impitoyables (Applaudissements).

« Le peuple voit l'insolence de ceux qui l'ont trahi : il voit la fortune accumulée dans leurs mains, il sent sa misère, il ne sent pas la nécessité de prendre les moyens d'arriver au but, et lorsqu'on lui Parle le langage de la raison, il n'écoute que son indignation contre les riches et il se laisse entraîner dans de fausses mesures par ceux qui s'emparent de sa confiance pour le perdre.

« Il y a deux causes : la première, une disposition naturelle dans le peuple à chercher les moyens de soulager sa misère, disposition naturelle et légitime en elle-même ; le peuple croit qu'à défaut de loi Protectrice, il a le droit de veiller lui-même à ses propres besoins.

« Il y a une autre cause : cette cause, ce sont les desseins perfides des ennemis de la liberté, des ennemis du peuple, bien convaincus que le seul moyen de nous livrer aux puissances étrangères, c'est d'alarmer le peuple sur ses subsistances et de le rendre victime des excès qui en résultent. J'ai été moi-même témoin des mouvements. A côté de citoyens honnêtes, nous avons vu des étrangers et des hommes opulents revêtus de l'habit respectable des sans-culottes. Nous en avons entendu dire : « On nous promettait l'abondance après la mort du roi, et nous sommes plus malheureux depuis que ce pauvre roi n'existe plus. » Nous en avons entendu déclamer non pas contre la portion intrigante et contre-révolutionnaire de la Convention qui siège où siégeaient les aristocrates de l'Assemblée Constituante, mais contre la Montagne, mais contre la députation de Paris et contre les Jacobins, qu'ils représentaient comme accapareurs.

« Je ne vous dis pas que le peuple soit coupable ; je ne vous dis pas que ses mouvements soient un attentat : mais, quand le peuple se lève, ne doit-il pas avoir un but digne de lui ? Mais de chétives marchandises doivent-elles l'occuper ? Il n'en a pas profité, car les pains de sucre ont été recueillis par les valets de l'aristocratie et, en supposant qu'il en ait profité, en échange de ce modique avantage quels sont les inconvénients qui peuvent en résulter ? Nos adversaires veulent effrayer tout ce qui a quelque propriété ; ils veulent persuader que notre système de liberté et d'égalité est subversif de tout ordre, de toute sûreté. Le peuple doit se lever non pour recueillir du sucre, mais pour terrasser les brigands. »

L'embarras de Robespierre était manifeste : il ne voulait pas perdre contact avec l'énergie révolutionnaire du peuple, même déréglée : il ne voulait pas non plus alarmer les possédants ; sur la question des subsistances il se dérobait.

 

L'ADRESSE DES JACOBINS DU 1ER MARS

Les Jacobins redoutèrent si fort les suites de la journée du 25 février, le parti que les Feuillants et les Girondins pouvaient en tirer dans toute la France contre les démocrates, qu'ils envoyèrent une adresse aux sociétés affiliées. Là aussi, plus nettement encore que ne l'avait fait Robespierre, ils dénoncèrent l'émeute comme une manœuvre des ennemis de la Révolution. La question des subsistances n'avait été que le prétexte. « Pour déterminer une explosion on fit prononcer à la barre de la Convention nationale, par un orateur plus que suspect, une pétition dont le style et l'inspiration décelaient les véritables instigateurs de cette démarche. » C'étaient des émigrés rentrés en secret, des royalistes déguisés, des aristocrates, qui avaient suscité et dirigé le mouvement. « Nos alarmes ont redoublé lorsque, pour la première fois, nous entendîmes dans nos tribunes publiques des spectateurs trompés ou apostés répondre à nos conseils pacifiques en nous appelant agioteurs et accapareurs. » Dans les groupes on criait : vive Louis XVII, et les Jacobins vont jusqu'à dire « que les gros magasins des accapareurs ont été respectés ; que les boutiques des patriotes ont obtenu la préférence. » Ce n'est pas vrai : les Révolutions de Paris disent le contraire : « Ce qu'il y a de plus inouï, écrit ce journal, c'est que la plus petite boutique de détailleur fut traitée comme le plus gros magasin. : on ne fit grâce à personne ou à presque personne. » Et il résulterait déjà de là que les gros magasins ne furent pas épargnés. Mais une note au bas de la page ajoute : « Quelques épiciers jacobins furent respectés. » C'est directement contraire à l'affirmation de l'adresse. Je ne crois pas qu'il y ait eu un parti pris de respecter les marchands jacobins Pas plus qu'il n'y avait eu de parti pris de les attaquer spécialement. Chaque observateur, selon le hasard des faits dont il avait été témoin dans un mouvement étendu et confus, croyait démêler telle ou telle tendance : la vérité est que le mot d'ordre était : « Contre tous, qu'ils soient Jacobins ou Feuillants : ils sont tous des marchands. » C'est précisément cette indifférence politique à l'égard de la classe mercantile qui caractérise la pensée de Jacques Roux.

Les Jacobins voient plus juste, lorsqu'ils signalent que les quartiers les plus anciens ne bougèrent pas : et ceci est une confirmation décisive de ce que j'ai dit plus haut sur le caractère petit bourgeois du mouvement de février et du parti nouveau :

« Une circonstance très remarquable, dit l'adresse, c'est que les quartiers où le civisme est le plus ardent, le peuple moins aisé et Plus nombreux n'en ont pas ressenti les effets. Dans le faubourg Saint-Marceau aucun marchand n'a été inquiété : c'est en vain que des protestataires, à la tête de femmes venues des quartiers éloignés, se sont portés au faubourg Saint-Antoine : ils n'ont pu entraîner les bons et vigoureux citoyens qui l'habitent. Voilà le peuple de Paris. »

Mais les Jacobins tiraient cette conclusion qu'ailleurs, aux Gravilliers et dans les quartiers du centre, le mouvement était suscité contre la Révolution.

 

L'ARTICLE D'HÉBERT SUR LES TROUBLES

Hébert se fit en cette campagne l'allié des Jacobins : il servit leur tactique avec sa verve grossière et sa fantaisie impudente. Il poussa l'explication jacobine jusqu'à la caricature. A l'en croire, la journée du 25 février n'aurait été qu'une mascarade aristocratique, une émeute masquée où les émigrés étaient déguisés en sans-culottes (numéro 219). Ce sont d'ailleurs, comme de juste, les « brissotins » qui ont organisé tout le scénario. Ils ont d'abord « fait enlever le pain de chez les boulangers » pour créer la panique et prétexter les attroupements.

« Cette bande de mandrins ne s'est pas découragée et, avec un renfort de guinées, elle a monté un nouveau, coup. Des ci-devant marquis habillés en charbonniers et perruquiers, des comtesses travesties en poissardes, les mêmes qui voulaient crier grâce le jour où Capet a perdu le goût du vin, se sont dispersés dans les faubourgs, dans les halles et les marchés, pour exciter le peuple à là révolte et au brigandage : « Faisons main basse sur les boutiquiers, ont-ils dit : forçons les épiciers à nous donner le sucre et le savon au prix que nous voudrons. Il y a trop longtemps que nous souffrons, nous payons tout au poids de l'or. Il est temps que cela finisse.

« Les pauvres badauds ont été assez dupes pour se laisser prendre dans le piège comme la femme d'Adam ; ils ont cru le serpent et ils ont mordu à la pomme. Conduits par ces poissardes de nouvelle fabrique, ils ont foncé sur toutes les boutiques, ils se sont fait délivrer les, marchandises aux prix qu'ils ont voulu.

« Badauds, badauds éternels, vous serez donc toujours dupes des fripons ? Tonnerre de Dieu ! ce n'est pas ma faute : je vous avertis assez souvent de vous tenir sur vos gardes. Pauvres gens qui ne voyez pas plus loin que votre nez, vous n'avez pas compris, en vous livrant à ces excès, que vous crachiez en l'air et. que ça retombait sur vos faces à gifles. Quoi ! vous déclarez la guerre aux accapareurs, et c'est sur les pauvres détaillants, qui souffrent plus que vous des accaparements, que vous vous êtes vengés ! De quel droit avez-vous voulu mettre un prix à la marchandise de votre voisin ? Souffririez-vous que l'épicier du coin en mît un sur votre journée ? Que va-t-il advenir de votre belle équipée ? Que personne ne voudra vous approvisionner, et que dans peu de jours vous manquerez de tout.

« Ce n'est pas par amour pour les boutiquiers que je parle ; je crois que, pour la plupart, ils sont mauvais citoyens et qu'ils méritent ce qui leur arrive ; mais c'est pour vous, mes amis les sans-culottes, que l'on égare : on veut, foutre, vous diviser au moment où vous devez être tous frères. On veut vous faire manger entre vous le blanc des yeux quand il faut marcher vers l'ennemi. Foutez d'abord le trac aux brigands couronnés et à leurs esclaves ; cette besogne faite, rentrez pour exterminer les traîtres et bientôt vous verrez renaître l'abondance. Que diriez-vous d'un enragé qui verrait brûler sa maison, et qui, au lieu d'aller éteindre le feu, s'amuserait à se chamailler et à se prendre aux crins avec le premier venu ? Parisiens, connaissez vos véritables ennemis ! Ceux qui vous font plus de mal que les accapareurs, ce sont les Brissotins et les Rolandins ; foutez-leur la danse, et je vous réponds que ça ira à la fin, foutre ! »

C'est la parodie grotesque et basse du tocsin sublime qu'aux heures de péril Danton sonnait contre l'ennemi, c'est aussi la tentative pour refaire le bloc des révolutionnaires de gauche, pour dériver contre la Gironde le mouvement d'impatience d'une partie du peuple et pour refouler à l'arrière-plan de la Révolution la question économique. Croyant Jacques Roux à terre, et ayant besoin d'ailleurs de l'accabler pour justifier la conduite du Conseil de la Commune qui, malgré tout, n'aida pas le mouvement, Hébert insiste dans le n° 220.

« Ce sont les mêmes Jean-foutres qui, pour empêcher qu'on ne songe à eux, font piller dans les boutiques des détaillants afin d'amener la disette et la guerre civile. »

Et plus longuement encore dans le n° 221 :

« Tandis que nos armées engagées sur le territoire étranger étaient prêtes à être attaquées, tandis, foutre, que nos généraux les avaient abandonnées et qu'ils faisaient jabot dans les coulisses de l'Opéra, lorsque les colonnes autrichiennes allaient fondre sur elles, les fripons soudoyés par l'Angleterre ont fait piller les magasins dans Paris, afin d'exciter le désordre dans le moment où on s'occupait du recrutement de l'armée. Braves sans-culottes, pouvez-vous douter maintenant que ce fût un coup monté pour vous perdre ? Regrettez d'avoir pu donner ainsi dans .1a bosse et jurez d'exterminer à l'avenir tous les Jean-foutres qui seraient assez malavisés pour vous tendre de pareils pièges. »

 

JACQUES ROUX RENIÉ PAR LES SECTIONS

On pouvait croire que Jacques Roux, combattu par tous, désavoué par tous, était un homme fini, enseveli. Même les sections l'exécutèrent. En ce moment, la Commune provisoire qui avait succédé à la Commune révolutionnaire du 10 août faisait procéder, selon les termes de la loi municipale, à son institution définitive. Les délégués qui avaient été désignés par chaque section pour faire partie du Conseil général de la Commune et du corps municipal devaient être soumis ensuite au scrutin épuratoire de l'ensemble des sections, qui admettaient ou rejetaient par assis et levé les élus proposés. Il semble que la nomination du nouveau maire Pache, proclamé le 14 février, ait décidé les autorités constituées à accélérer un peu cette opération qui traînait.

« Depuis quelque temps, dit le procès-verbal de la Commune du 19 février, l'organisation de la municipalité définitive était retardée par diverses difficultés. Le Directoire du Département vient enfin de prononcer. En conséquence, le corps municipal arrête que les 48 sections se réuniront samedi prochain, 23 de ce mois, à 5 heures du soir, dans le lieu ordinaire de leurs séances, pour y procéder par assis et levé, conformément à la loi, à l'acceptation ou au refus de chacun des membres portés sur la liste des citoyens élus pour composer la municipalité définitive ; que le lendemain dimanche 24, les délégués des sections apporteront à la maison commune le résultat de leur délibération ; et que la liste des citoyens élus sera imprimée, affichée et envoyée aux sections. »

Or, c'est seulement le 2 mars que le procès-verbal de la Commune mentionne le résultat du vote des sections. « Les procès-verbaux du scrutin des sections, pour l'admission ou le rejet des citoyens destinés à former le Conseil général de la Commune se sont trouvés au nombre de 45. Les sections du Mont-Blanc, du Panthéon Français et des Gardes-Françaises ont refusé d'émettre leur vœu. Quarante-six citoyens, entre autres le prêtre Roux, ont été rejetés. » Le procès-verbal ne nomme que lui ; la Commune tenait à le rejeter avec quelque fracas. Qu'on observe bien que c'est la majorité des sections qui refusait de sanctionner en la personne de Jacques Roux le choix fait par la section des Gravilliers. Celle-ci ne l'abandonnait pas ou plutôt elle n'avait pas à se prononcer sur lui, car la loi municipale décidait (tout naturellement) « qu'une section individuelle ne soumettrait pas à l'épreuve (du scrutin épuratoire) les trois » d'abord désignés par elle. Mais une question se pose : l'élimination de Jacques Roux fut-elle prononcée par la majorité des sections avant le 25 février ou après ? Était-elle un désaveu général de sa politique ou un désaveu plus précis de la journée du 25 et du rôle qu'il y avait joué ? Aux termes rigoureux de l'arrêté du Directoire, il semble que le scrutin épuratoire aurait dû être terminé le 23 au soir dans toutes les sections, puisque le résultat devait y être porté le lendemain dimanche 24 à l'Hôtel de Ville. Mais il y avait souvent du retard dans toutes ces opérations : un scrutin épuratoire, même sans débat, même par assis et levé, portant sur plus de cent quarante noms, c'est assez long ; et il est fort possible que les sections n'aient pu terminer le samedi 23, qu'elles se soient réunies de nouveau les jours suivants. Si Jacques Roux avait été éliminé dès le 23 au soir, cela soulignerait l'importance de son rôle. Il serait démontré en effet que, même avant l'éclat du 25, sa propagande contre la classe mercantile inquiétait, dans l'ensemble de Paris, les citoyens des sections. Mais il me parait infiniment plus probable que son exclusion fut une suite de l'émeute du sucre et du savon. Je ne crois pas en effet que sa propagande un peu sourde ait pu, avant le 25, porter assez loin pour le compromettre dans tout Paris. Au demeurant, le fait qu'il n'est question du vote des sections que dans la séance du 2 semble indiquer que ces sections ont continué jusqu'à cette date leurs votes de confirmation ou d'épuration. Enfin, la section des Piques n'aurait pas éprouvé le besoin de communiquer, le 27 février, au Conseil de la Commune, ses vues contre Jacques Roux, si dès ce moment dès le 23 au soir, il était éliminé par la majorité des sections. Il est infiniment probable au contraire que le vœu de la section des Piques, connu et manifesté le 27, acheva de précipiter dans les sections la déroute de Jacques Roux.

Celui-ci, ainsi traqué de tous côtés, dut se débattre dans le quartier des Gravilliers qui l'avait délégué d'abord, afin de garder, là du moins, un point d'appui : c'est de ces innombrables luttes obscures, à peine soupçonnées par « la grande histoire qu'est fait le mouvement des révolutions.

On lit dans le procès-verbal de la Commune, séance du 19 mars (Moniteur du 24) :

« Il résulte du dépouillement des scrutins des sections convoquées pour remplacer, par de nouveaux choix, les citoyens rejetés de la formation du Conseil général définitif, que sur les 30 sections qui devaient réélire, 28 seulement ont envoyé leurs procès-verbaux. Les sections du Mont-Blanc et du Panthéon Français ont refusé de nommer de nouveaux membres, malgré le rejet fait par la majorité des sections de ceux qu'elles avaient précédemment élus. Celles des Champs-Elysées, des Gardes-Françaises, de Popincourt, des Quinze-Vingts et de l'Observatoire ont procédé à un nouveau scrutin, dont le résultat a présenté les mêmes sujets qui avaient été rejetés.

« Les sections du Temple et des Gravilliers n'ont pas encore envoyé leurs procès-verbaux, quoique invitées à trois reprises différentes. »

Ce sont les. deux sections sur lesquelles Jacques Roux avait le plus de prise. Celle du Temple, voisine de celle des Gravilliers, se solidarisait avec elle, et sans doute les délégués du Temple exclus comme Jacques Roux par les Gravilliers devaient être de ses partisans. La section des Gravilliers marquait-elle quelque hésitation, quelque crainte de se compromettre à fond avec Jacques Roux en ne le réélisant pas purement et simplement, comme plusieurs sections le firent pour leurs délégués ? Cette réélection était évidemment illégale puisque le scrutin opératoire de l'ensemble des sections n'était plus qu'une dérision si chaque section pouvait ensuite déléguer au Conseil de la Commune ceux que le scrutin général avait refusés. Mais ce n'est probablement pas ce scrupule de légalité qui retint la section des Gravilliers. Je suis porté à croire que l'attitude de ces deux sections, le Temple et les Gravilliers, répond à la politique discrète et profonde du prêtre : A quoi bon s'user dans un conflit sans dignité et sans issue avec la Commune ? Elle décidait précisément le 19 mars : « Le corps municipal a pensé que la réélection des membres rejetés par la majorité des sections était une lésion du droit de ces mêmes sections. » Il valait bien mieux marquer par une abstention prolongée que les sections du Temple et des Gravilliers, atteintes par le vote qui excluait Jacques Roux, se désintéressaient de la vie de la Commune et formaient une force indépendante capable de se replier sur soi. C'est ce que firent d'abord ces sections ; puis, avec un accord qui marque bien l'inspiration d'une volonté unique, elles nommèrent de nouveaux commissaires[1].

L'orage de révolution et de guerre civile allait grondant toujours plus fort en mars et avril : qu'importait à Jacques Roux de n'être plus officiellement délégué à la Commune ? Les moyens d'action ne lui manqueraient pas. L'essentiel pour lui était d'avoir gardé la sympathie et la confiance des Gravilliers, et il apparaît bien qu'elle ne subit même pas une éclipse ; lorsque, en : juin, Jacques Roux ira parler devant la Convention et y affirmer son programme, ce sera comme « orateur de la députation des Gravilliers » et de Bonne-Nouvelle. Ces sections centrales restent donc l'inébranlable forteresse de Jacques Roux et du parti nouveau que Hébert et Marat appellent déjà les Enragés.

En cette journée du 25 février, Jacques Roux était bien loin d'être un vaincu. Car, malgré le bruyant anathème de la plupart des forces révolutionnaires avancées, son idée avait réalisé soudain de grands progrès. Elle était dès lors inscrite à l'ordre du jour de la Révolution. De toute part, la pensée de régler les échanges par la loi et de faire équilibre, dans la Révolution et par elle, à la puissance économique de la richesse, s'affirmait.

 

CONDORCET ET LA LIBERTÉ DU COMMERCE

Je ne vois guère que le journal de Condorcet, la Chronique de Paris, qui continue à opposer nettement à toute agitation la thèse absolue de la liberté commerciale. Il dit qu'il n'y a aucun moyen factice pour empêcher la hausse des prix :

« Le savon se fabrique en grande partie à Marseille : il y entre de l'huile que l'on achète en Italie et de la soude que l'on achète en Espagne. Les denrées que nous achetons aux étrangers nous reviennent fort cher à cause de la perte du change et de la perte de l'assignat contre l'or et l'argent. A mesure que nous payons ainsi toujours plus cher l'huile et la soude, il est inévitable que le savon augmente de prix.

« Maintenant, si vous avez fantaisie de demander qu'on le taxe et si la Convention a la faiblesse d'y consentir, il arrivera que le marchand n'osera plus en faire venir, et qu'au lieu de le payer cher vous n'en aurez plus du tout. »

Le remède lui paraît être dans une élévation correspondante et proportionnée de tous les prix, des prix des travaux comme des prix des matières :

« Voulez-vous m'en croire, citoyennes ? Ne demandez pas que l'on taxe le savon, mais augmentez le prix de votre blanchissage. Demandez-moi un sol, deux sols de plus par chemise, je serai bien obligé d'en passer par là, car j'ai autant besoin que ma chemise soit lavée que vous pouvez avoir besoin de la laver. Moi, de mon côté, qui paye plus cher le blanchissage et bien d'autres choses, je me ferai payer plus cher le prix de ma journée. L'entrepreneur qui me paye et qui bâtit pour un marchand plumassier de la rue Saint-Denis se fera payer plus cher le bâtiment. Le marchand plumassier vendra un peu plus cher ses plumes aux femmes et aux soldats, et son duvet au tapissier. Le tapissier qui fournit un hôtel garni vendra plus cher les lits de plume. Le maître de l'hôtel garni fera payer un peu plus cher ses appartements au marchand de Rouen qui vient vendre des mouchoirs à Paris. Le marchand de Rouen vendra ses mouchoirs dix sols, vingt sols de plus, et ainsi de l'un à l'autre, tout le monde augmentera son prix et tout le monde vivra. Car il est bien agréable que les denrées soient à bon marché, mais il est encore plus nécessaire que tout le monde vive et que tout le monde travaille. Ce n'est pas quand les choses sont chères que l'on souffre, mais c'est quand il n'y en a pas à acheter ; car, quand elles sont chères, on hausse le prix de la journée, mais, quand il n'y en a point, l'on meurt... Et ne pensez pas que les gens, plus riches que nous ne soient pas obligés d'augmenter le prix de nos journées, car ils ne peuvent se passer ni de vous, ni de moi, ni du serrurier, ni du menuisier, ni du cordonnier, ni de bas, ni de linge, ni de mouchoirs ; et puis ils en sont quittes pour se faire payer un peu plus cher eux-mêmes. Et cela tourne sans fin des uns aux autres, en sorte que tout le monde paye davantage, mais que tout le monde se fait mieux payer. Tout ce qu'on peut dire alors, c'est que tout est plus cher qu'autrefois, mais non pas qu'il fait plus cher à vivre. »

 

LA SOLUTION LIBÉRALE ÉTAIT IMPOSSIBLE

A la bonne heure, et cela glisse et tourne doucement, d'un mouvement aisé et silencieux. Mais l'économiste n'oublie qu'une chose : c'est que cette opération suppose à la fois de l'espace et du temps. Il faut de l'espace pour que la Nation puisse appeler de partout, s'il est nécessaire, les denrées, les matières, les produits ; car, s'il est une catégorie de produits trop limitée, ceux qui en disposent par monopole peuvent hausser leurs prix de telle sorte que jamais la société ne puisse hausser à un niveau correspondant l'ensemble des prix. Et il faut du temps, car ce n'est pas d'emblée, ce n'est pas par une sorte de réflexe instantané que le salaire de l'ouvrier s'accommode aux brusques variations des denrées.

Or, la Révolution ne disposait ni de l'espace, ni du temps. Par la guerre à peu près universelle et surtout par l'énorme discrédit des assignats au dehors, il lui devenait de plus en plus impossible d'acheter sur le marché étranger, et la France était, économiquement, sur le point d'être une Nation assiégée. Dès lors, les matières et les denrées, limitées à ce que produisait le pays lui-même, pouvaient aisément être accaparées. Cela était d'autant plus facile qu'au moment où la matière achetable était circonscrite, les moyens d'achat dont disposaient les classes riches étaient multipliés et même surabondants. L'énorme quantité d'assignats, émis en remboursement de la dette, des offices de tout ordre, s'ajoutant au numéraire de la veille, mettait aux mains de la bourgeoisie capitaliste une puissance d'achat immédiate, exigeante, avide. En ce sens, la disposition légale, très démocratique d'ailleurs, qui permettait aux acquéreurs de biens nationaux de se libérer en douze annuités, laissait aux capitalistes une masse énorme de monnaie, monnaie métallique ou monnaie de papier. Saint-Just force les couleurs lorsqu'il écrit plus tard (avril 1794), en une sorte de revue rétrospective de la Révolution :

« Les annuités nombreuses laissèrent le temps aux acquéreurs d'agioter avec le prix de leur domaine sur les subsistances publiques ; et ce régime d'annuités qui, au premier coup d'œil, paraissait faciliter les ventes, était relativement mortel pour l'économie et la prospérité françaises. En effet, le possesseur d'une grande quantité de papier monnaie soldait une première annuité et payait cinq pour cent pour les autres et ses fonds employés à accaparer les denrées lui produisaient cent pour cent. L'Etat gagnait donc cinq pour cent sur les annuités et le peuple perdait cent pour cent contre l'Etat par la scélératesse des factions. Cette facilité des douze annuités n'était pas pour les citoyens pauvres qui n'achetaient point de domaine : elle était pour les riches, dans les mains desquels on laissait des fonds qui nourrissaient l'agiotage. »

Encore une fois, Saint-Just exagère : il dénature les intentions de ceux qui adoptèrent ce régime, et il méconnaît le service immense rendu par là à de très nombreux petits acheteurs, mais il reste vrai que les moyens d'achat, ainsi accumulés et immobilisés aux mains des riches, devaient se porter avec une sorte de violence vers toutes les denrées et matières disponibles. De là un magnifique essor d'activité, mais désordonné et âpre. Avec cette puissance d'acquisition énorme, opérant sur un marché clos qui ne pouvait guère se renouveler par l'afflux des matières étrangères, la France était comme un bassin, où il n'arrive plus d'eau du dehors, et auquel s'appliquent des pompes aspirantes d'une prodigieuse puissance.

Sans doute, à la longue, l'équilibre se serait établi entre le prix surhaussé des produits et des matières et le prix, du travail. A la longue aussi, les producteurs se seraient adaptés à l'état nouveau et n'auraient assumé que les entreprises pour lesquelles ils pouvaient s'approvisionner de matières premières, laissant aux grands monopoleurs marchands à devenir eux-mêmes de grands monopoleurs industriels. Mais la Révolution était une crise resserrée dans le temps comme dans l'espace. Il fallait que d'ici deux ans, trois ans, elle eût vaincu ou qu'elle disparût. Or, dans ces deux ou trois années décisives, tragiques, qui portaient sur leur base étroite les destinées du monde, l'équilibre ne pouvait pas se faire.

Voici, par exemple, le 6 avril, les cordonniers qui vont à la barre de la Convention. Ils annoncent qu'à cause de la hausse soudaine et démesurée des cuirs, accaparés d'ailleurs par quelques agioteurs, il leur sera impossible de fournir à l'armée les souliers pour lesquels ils ont soumissionné. Oui, avec le temps, il y aura une solution. Oui, les monopoleurs seront obligés de livrer la marchandise, ou les cordonniers ruinés céderont la place à d'autres plus prévoyants, ou plus heureux, ou plus capables de résister à une crise. Mais la guerre est là, guerre de vie ou de mort pour la liberté et pour la Nation. Et presque toutes les entreprises, à cette date, même quand elles ne sont pas au service immédiat de la guerre, ont ce caractère passionné et pressant. La Révolution ne peut pas supporter qu'à toute la crise politique et sociale qu'elle soutient s'ajoute une crise fantastique des prix, déchaînant en mouvements convulsifs la misère et le chômage. Les ouvriers, appelés dans les sections, appelés à l'armée, enfiévrés d'un combat formidable contre l'univers conjuré, ne peuvent pas, à chaque jour, disputer mec l'entrepreneur, avec le propriétaire, pour ajuster leurs salaires à toutes les sautes des valeurs. Ils donnent à la Révolution leur âme, leur temps, leur pensée ; ils ont besoin d'une certaine sécurité économique. En tout cas, même s'ils obtenaient un relèvement de salaires au niveau des prix des denrées, ce ne serait peut-être qu'après des semaines ou des mois, et dans cet intervalle, c'est la bourgeoisie riche, marchande et capitaliste qui réaliserait le bénéfice énorme de la hausse. En sorte que, dans la durée restreinte dont la Révolution disposait, la liberté commerciale absolue ne pouvait aboutir qu'à appauvrir la classe ouvrière au profit de la classe mercantile ; or la classe ouvrière était bien plus dévouée à la Révolution que la classe marchande et agioteuse. La Révolution devait intervenir dans le jeu économique si elle ne voulait pas laisser affaiblir les siens.

 

CARRA ET SA CHAMBRE ARDENTE

A cet instinct profond de conservation qui commençait à s'éveiller dans la conscience révolutionnaire, la journée du 25 février donna soudain plus de force. H se fit jour sous des formes diverses, parfois confuses et médiocres, parfois vigoureuses et nobles. Dès le 25 février, à l'heure même où l'émeute battait son plein, et comme pour lui jeter une première satisfaction, Carra proposa un projet de loi sur lequel vivent aujourd'hui nos antisémites fougueux, et qui témoigne d'un sens révolutionnaire assez pauvre et bas. Il demanda que l'on reprit contre les financiers les traditions de l'ancien régime, et qu'une Chambre de justice examinât leurs comptes jusqu'en 1740 et leur fit rendre gorge.

« Tel financier présente une fortune de 50 millions qu'il se hâte Peut-être en ce moment de convertir en portefeuille. Tel autre de 15 à 18 millions... Tel autre a laissé en mourant, à d'avides héritiers, les plus beaux hôtels de la capitale et les plus belles possessions territoriales. Les fortunes de 3, 4, 5, 6 millions sont très communes parmi ces financiers de l'ancien régime qui restent au milieu de nous et qui accaparent les denrées de première nécessité... »

En conséquence il proposait :

« Tous ces ci-devant trésoriers généraux et particuliers des finances, régisseurs généraux des domaines et bois, ex-ministres ou contrôleurs des finances, fermiers généraux, intendants des finances, intendants de province et d'armée, maîtres des comptes, liquidateurs généraux, administrateurs généraux des postes, banquiers de cour, banquiers agioteurs, leurs participes, agents et commis, dont la fortune scandaleuse accuse complicité d'usure, de péculat et de concussion, tout homme de finances, partisan, traitant, enfin leurs héritiers, successeurs en ligne droite ou collatérale, donataires ou ayants cause, sont assujettis, dès l'instant même, à des déclarations de leur fortune mobilière et immobilière. Ces déclarations partiront depuis l'année 1740 inclusivement jusqu'au jour du présent décret, etc. »

Car c'était tout l'état-major financier et administratif de l'ancien régime qui était, selon l'expression commune à Carra et à Hébert, appelé à « dégorger ». C'était minuscule et misérable ; car, en quoi cette reprise d'un certain nombre de millions (à supposer qu'on y réussit) allait-elle modifier la situation économique générale et influer sur les prix ? C'était suranné, car, c'est toute une classe nouvelle, surgie de la Révolution même, qui déployait en tous sens cette activité merveilleuse et surabondante qui allait jusqu'à l'audace de l'accaparement et à la puissance du monopole. Carra ne voyait que l'ombre du passé projetée sur les jours présents, il ne voyait pas les immenses forces neuves dont il fallait régler le jeu téméraire.

C'était toutefois un signe des temps : « C'est la désorganisation -de l'ordre social », cria Lecointe-Puyraveau, en demandant la question préalable. Mais la Convention, sans aborder la discussion du projet, en ordonna l'impression. Et telle était la force du mouvement commençant contre « les accapareurs », que le journal de Brissot lui-même, tout en laissant échapper son irritation contre Carra « l'inquisiteur des banquiers », n'ose pas combattre à fond la thèse, si médiocre d'ailleurs et si vieillotte avec ses airs menaçants.

 

LE PROGRAMME DE CHAUMETTE

Bien plus vivant, bien plus profond fut le discours de Chaumette devant la Convention, le 27 février. Il semble que le procureur de la Commune souffre de n'avoir eu, le 25 février, qu'une attitude négative ou même hostile à l'égard du peuple soulevé. Sans doute, lui aussi, comme Robespierre, comme les Jacobins, comme son substitut Hébert, il voit ou affecte de voir dans l'émeute une manœuvre.

« Si l'on en croit les hommes et les femmes qui se sont livrés à ces désordres, ils y ont été poussés par le désespoir. Ils disent : « Les portes des boulangers étaient assiégées, le pain était rare, nous avons craint d'en manquer. Le sucre, le café, le savon, la soude, la chandelle sont montés à des prix exorbitants. » Nous ne dirons pas, citoyens, que ces plaintes n'ont aucun fondement ; noua trahirions la vérité, mais nous n'en avouerons pas moins qu'elles ne sont que le prétexte du mouvement. Sa véritable cause. C'est la haine de la Révolution, c'est la contre-Révolution ; ses auteurs, ses moteurs, sont les malveillants de l'intérieur coalisés avec les agents des puissances étrangères, etc. »

Mais, quand Chaumette a payé ce tribut de rigueur à la thèse jacobine et montagnarde, il s'empresse de traduire, et avec une large effusion du cœur, les souffrances, les droits, les espérances du peuple. Et, tout de suite, il donne à la question une belle ampleur. Non, il ne s'agit pas précisément, au moins pour Paris, de la question du pain. La Convention, qui a déjà voté, il y a quelques jours, une avance de 4 millions, et qui, le 27 février même, venait de la porter à 7, a assuré pour toute l'année le pain à bon marché à Paris. 11 ne dépassera pas 3 sous la livre. Et les -procès-verbaux de la Commune montrent avec quelle sollicitude, avec quelle vigilance le Conseil empêchera les 662 boulangers de l'intérieur de Paris, entre lesquels il répartissait la subvention, de vendre plus cher le pain, et d'augmenter même d'un sou le pain de quatre livres. Non, il ne s'agit pas d'arracher le peuple à la faim. Mais il a droit à mieux que cela. Il ne suffit pas de l'élever au-dessus de la plus triste mendicité. Il a droit au bien-être, et, suivant l'expression de Chaumette, ce ne sont pas seulement les denrées de première nécessité, ce sont « les denrées de seconde nécessité » qui doivent être à sa portée. En ce seul mot tient toute la Révolution accomplie depuis l'ancien régime. Ce qu'on peut appeler l'ambition publique, officielle, du peuple a grandi. Son idée du droit à la vie s'est haussée. Mais que d'obstacles à vaincre encore !

« Il n'existe plus de juste proportion entre le prix des journées de la main-d'œuvre et le prix de ces denrées de seconde nécessité. Nous savons que les circonstances actuelles présentent plusieurs causes de ce subit enchérissement. La guerre avec la puissance maritime, les désastres arrivés dans nos colonies, la perte du change, et surtout une émission d'assignats qui n'est plus en équilibre avec le besoin des transactions commerciales, voilà quelques-unes des causes de cette hausse considérable dont nous gémissons, mais combien est grande leur action, combien est terrible et désastreux leur résultat, quand, à côté, il existe des malveillants, des accapareurs, quand la misère publique est la base des spéculations intéressées d'une infinité de capitalistes qui ne savent que faire des fonds immenses produits par les liquidations ; quand cette misère publique est soumise aux spéculations politiques de cet amas de brigands qui veulent la contre-Révolution, qui la veulent par le désespoir du peuple.

« Ce résultat, citoyens, et ce résultat seul est aperçu, senti par le peuple. Il ne faut pas exiger de lui qu'il puisse aujourd'hui remonter jusqu'aux causes et qu'il attende avec patience un temps, même peu éloigné, où l'abondance et la paix reviendront. Le pauvre a fait, comme le riche, et plus que le riche, la Révolution. Tout est changé autour du pauvre, lui seul est resté dans la même situation et il n'a gagné à la Révolution que le droit de se plaindre de sa misère.

« Citoyens, c'est à Paris surtout que le pauvre est trop pauvre ; c'est à Paris surtout que son désespoir s'aigrit de la désespérante proportion qui existe entre le riche et lui...

« Citoyens, le pauvre, le riche, tout être raisonnable ne change de situation, ne fait une révolution que pour être heureux. La Révolution, en procurant au riche la liberté, lui a donné immensément ; elle a aussi donné au pauvre la liberté, l'égalité, mais pour vivre libre, il faut vivre, et s'il n'existe plus de proportion raisonnable entre le prix du travail du pauvre et le prix des denrées nécessaires à l'existence, le pauvre ne peut plus vivre.

« Rétablissez, citoyens, cette salutaire proportion. Faites plus ; faites que cette proportion change le bienfait de la Révolution à l'avantage du pauvre ; c'est le seul moyen de lui faire aimer la Révolution, c'est le seul moyen de donner au pauvre l'espoir de devenir un jour propriétaire, et peut-être la Révolution ne sera-t-elle véritablement consolidée qu'à cette heureuse époque ; alors le pauvre cessera de se regarder comme LOCATAIRE DANS SA PATRIE.

« C'est dans votre sagesse que vous trouverez ces moyens. Vous aborderez et vous trouverez une loi qui puisse atteindre enfin et frapper les accapareurs ; vous trouverez un moyen qui, ne laissant dans la circulation que le nombre d'assignats égal aux besoins du commerce, maintienne leur crédit et leur valeur, vous aurez de grands travaux qui, procurant du travail aux pauvres, offriront de grands avantages au commerce ; nos armées feront le reste. »

C'était en somme une demi-revanche pour Jacques Roux ; il pouvait dire : « Puisque tels sont les maux du pauvre, pourquoi prétendre que le mouvement du 25 février n'a pu être spontané ? Et, quant aux remèdes que vous demandez, ou ils seront lointains et vagues, ou ce sera l'abolition de la monnaie d'argent, la taxation générale des denrées, et des lois pénales contre les monopoleurs, c'est-à-dire mon programme. » Chaumette pourtant n'osa ni demander ni désavouer cette taxation des denrées qu'Hébert répudiait à ce moment même dans le Père Duchêne.

 

LES RÉVOLUTIONS DE PARIS ET LE CONTRÔLE DU COMMERCE

On glissait si bien vers cette idée de taxer les denrées, de réglementer le commerce, que même le journal de Prudhomme. qui Condamne à fond l'émeute du 25 février et qui en développe toutes les funestes conséquences politiques et économiques, suggère un contrôle du commerce et de ses bénéfices qui, en période révolutionnaire, conduisait tout droit à la taxation. Aussi bien, il admet expressément cette taxe, mais limitée, semble-t-il, aux objets pour lesquels il y avait des réclamations précises.

« Les autorités constituées auraient pu suppléer par l'activité de leurs opérations à l'inertie du corps législatif. Que ne s'a bouchaient-elles avec le pouvoir exécutif à onze heures du matin, au lieu de se réunir à quatre heures après-midi, et de suite que n'allaient-elles trouver le Comité de sûreté générale ? Là, combinant leurs démarches respectives, on eût pris une mesure, la seule peut-être convenable dans cette circonstance critique : nous voulons dire une visite par les magistrats du peuple dans les principaux magasins et dépôts, pour se procurer sur les lieux des renseignements matériels concernant le prix des denrées, telles que le savon, la chandelle, le sucre ; les livres de commerce et les factures eussent été confrontés avec la vente au détail de ces différents objets ; une taxe, justifiée assez par l'urgence du moment, eût satisfait le peuple et mis les gros marchands et les détailleurs, malheureusement enveloppés dans la même proscription, à l'abri des ressentiments de la multitude égarée par des meneurs de tout genre. Une proclamation, et surtout une baisse subite dans le prix des denrées le plus indispensables, nous eussent sauvé la journée du 25. »

C'est la voie grande ouverte au maximum. Et Robespierre lui-même, toujours si enveloppé, si prudent dans les questions économiques, se croyait obligé d'écrire à ses commettants, dans sa lettre sur les troubles de Paris : « Faisons des lois bienfaisantes, qui tendent à rapprocher le prix des denrées de celui de l'industrie. » Lesquelles ? Mais surtout Jacques Roux dut se réjouir, et les Enragés durent espérer, au violent écho des événements de Lyon.

 

LA CRISE À LYON

A Lyon la lutte politique était plus véhémente qu'ailleurs, et plus passionnée de lutte sociale. Les Girondins, les amis de Roland semblaient encore, en décembre 1792 et janvier 1793, occuper des positions dominantes. Le rolandiste Nivière-Chol, procureur-syndic de la Commune, avait été nommé maire en novembre par 5.129 voix sur 9.012 votants. De même, le Conseil général et le Directoire du Département semblaient en majorité girondins. Mais ces forces girondines et rolandistes étaient minées de toute part. D'abord il y avait à Lyon un fond terrible et persistant de contre-Révolution. La plupart des grands marchands, des riches, effrayés presque d'emblée de l'essor que la Révolution donnait aux revendications des ouvriers, des artisans, désiraient sourdement non seulement qu'elle s'arrêtât, mais qu'elle rétrogradât. Ils avaient gardé la direction politique de la ville jusqu'en 1792, mais débordés depuis, ils bouclaient et attendaient en silence une réaction. Ils étaient feuillants et leur complaisance ou leur indulgence pour les royalistes allait grandissant à mesure que la Révolution s'exaspérait. J'ai noté, à propos des Cahiers de Lyon, que l'aristocratie traditionnelle y était plus progressive, plus moderne et libérale qu'ailleurs, parce qu'elle s'était intéressée et mêlée aux grandes affaires de la cité ; mais en revanche, les grands marchands aussi avaient moins de défiance à l'égard de cette aristocratie, et devant le « péril social », ils étaient prêts à faire cause commune avec elle. En tout cas, ils ne la troublaient pas et ne la surveillaient guère dans ses tentatives secrètes d'organisation. Même des amis de Roland, comme Vitet, lui écrivaient en novembre :

« Nous devons le dire hautement, les classes lés moins aisées sont seules dans le vrai sens de la Révolution. C'est là seulement que nous avons trouvé des républicains. Parmi les riches, l'esprit public est mauvais. »

Ils ajoutaient : « Les corps administratifs sont sans énergie et presque sans moyens. Les tribunaux n'ont pas la confiance du peuple. » Ils signalaient « la coupable indifférence des riches pour la chose publique ».

Sous ces administrations molles ou complaisantes, les éléments contre-révolutionnaires du Midi et du Centre avaient trouvé un abri à Lyon. Les hommes compromis dans les luttes d'Avignon, d'Arles, de l'Ardèche, de la Lozère, trouvaient, sous de faux noms, un refuge dans la grande cité : les conspirateurs du camp de Jalès ou d'ailleurs, qui avaient manqué leur coup, y venaient reprendre haleine en attendant des jours meilleurs. C'est Vitet lui-même qui parle à Roland de « la protection accordée à Lyon aux aristocrates d'Avignon, d'Arles, de Mmes, de l'Ardèche et de la Lozère. » Roland lui-même, par ses perpétuelles déclamations ministérielles Contre la Commune de Paris, contre « les anarchistes », contre toutes les mesures vigoureuses, perquisitions, certificats de civisme, etc., qui pouvaient atteindre les aristocrates, paralysait chez ses amis, même les moins suspects de tendresse pour la royauté, l'action révolutionnaire.

De l'ardent et profond catholicisme de la sévère cité, bien des traces subsistaient ; de même que les nobles, les prêtres réfractaires abondaient à Lyon. Les communautés religieuses, malgré le décret rendu en août par la Législative, ne s'étaient pas dissoutes ; le 6 janvier 1793, une pétition de la section du Change (citée par M. Charlety dans sa substantielle et pénétrante étude sur le 29 mai à Lyon) demande la dispersion des communautés de religieux et congrégations de lazaristes, joséphistes, oratoriens. Les Conventionnels Lacombe Saint-Michel, Salicetti et Delcher allant en Corse, et de passage à Lyon, écrivent à la Convention, le 20 février :

« Lyon est un foyer de contre-Révolution ; dans les tables d'hôte, il est dangereux de se montrer patriote ; il existe plus de six cents commis de boutique qui ne sont que des ci-devant officiers de troupes de ligne qui ont émigré et qui sont rentrés en qualité de commis de magasin. »

Peut-être la crainte exagérait-elle le péril. Mais cette inquiétude même des révolutionnaires atteste qu'en effet il y avait à Lyon un sous-sol effrayant et obscur de contre-Révolution.

Delcher et Salicetti ajoutent : « On nous a affirmé qu'il a été crié : Vive Louis XVII ! Le fait peut être contraire, mais l'esprit public, qui accueille avec indifférence Erne pareille profanation de la liberté est fort remarquable. »

 

LES GIRONDINS LYONNAIS

Pour surprendre et briser cette sorte de conspiration diffuse et expectante, mais singulièrement dangereuse, il eût fallu un pouvoir actif et énergique. Or, parmi les Girondins de Lyon, les meilleurs, ceux qui étaient le plus noblement enthousiastes de liberté, ceux qui rêvaient le plus généreusement, selon une tendance du génie lyonnais, de faire œuvre d'éducation populaire, d'exercer une sorte de patronage moral sur la classe ouvrière et de l'élever à la pratique du régime nouveau, étaient incapables d'action. Le contre-révolutionnaire Guillon, dans l'histoire prodigieusement partiale, mais très documentée, qu'il publia en 1797, parle avec colère et dédain d'une sorte d'institut populaire organisé par eux.

« Pour parvenir à son but, cette faction (les rolandistes) s'était emparée de l'instruction publique. Des discoureurs girondins de la société de Pélata, installés sous le titre de professeurs dans ce grand collège, autrefois illustré par ses maîtres et ses élèves, enseignaient aux gens du bas peuple à devenir des hommes d'Etat 'ou des philosophes. Le médecin Gilibert, le président Froissart y faisaient les plus ridicules cours de politique et de morale qu'il soit possible d'imaginer. Gilibert y professait, fort à propos, que la souveraineté du peuple n'existait plus que dans ses représentants, et Froissart le moraliste donnait des leçons d'amour conjugal. Nous ne dirons rien des autres professeurs qu'une imagination ardente, une ambition de philosophisme ou la plus famélique complaisance faisaient marcher sur la trace de ces deux principaux instituteurs (les sans-culottes. »

Ces « instituteurs » adressaient parfois au peuple des appels qui n'étaient pas sans hardiesse. Ils répudiaient le feuillantisme et l'esprit d'aristocratie. Et Guillon parle avec irritation et ironie des flagorneries » que Gilibert prodigua aux sans-culottes, le 3 février, dans un éloge de Michel Lepelletier.

« Qu'étaient nos ci-devant échevins ? s'écria Gilibert. Leur chaise curule était d'or massif et ils y dormaient. J'invite les ouvriers que l'orgueil de l'aristocratie avait jetés dans la poussière de l'obscurité et la léthargie de l'ignorance, à fréquenter nos sociétés populaires, à suivre assidument notre cours de politique et de morale, et je réponds de leur rapide progrès dans la science du gouvernement. Le peuple est bon, invariablement juste. Ses erreurs sont des éclairs, des bulles de savon. Il est perfectible et rien ne l'empêche d'aspirer aux grandes places. »

Mais, tout cela, jeté dans la tourmente, n'était que pédantisme, et les révolutionnaires ardents, qui sentaient le danger, qui le voyaient, étaient exaspérés aussi bien contre l'impuissance et la mollesse girondines que contre la conspiration feuillantine et royaliste.

 

CHALIER

Le chef de ces hommes était Chalier. Ah ! que de ténèbres sur lui ! Comme nous savons peu de choses du détail de son action, de sa Vraie pensée ! Le modérantisme et la contre-Révolution qui l'ont abattu ont obscurci ou déformé sa mémoire. Et pourtant, de toute cette ombre jaillissent encore de passionnantes clartés. C'était un piémontais d'origine, mais né en France, et qui peu à peu, faisant du commerce à Lyon, voyageant en Europe et en Orient, était arrivé sinon à la richesse, au moins à l'aisance. Il s'était épris d'un grand amour pour la liberté, d'une grande pitié pour les pauvres ; il semble qu'il se soit imprégné de toute la misère lyonnaise, et qu'il ait converti en une exaltation révolutionnaire, à la fois violente et tendre, la mysticité un peu sombre de la grande cité.

Il était entouré d'un groupe d'hommes véhéments et qui ne le valaient pas tous : l'ancien prêtre Laussel (un homme suspect), Hidins, Achard, Gravier, Fillion, Bertholon, Thonion, Ryard, Dudieu, Bertrand, Gaillard, Bultin : et il était soutenu par la fraction la Plus avancée de la députation de Rhône-et-Loire, par Dubouchet, Noël Pointe, Jacques Cusset. Chalier avait marché avec Roland et la `1, fronde tant que Roland et la Gironde combattirent les modérés, les Feuillants. Mais depuis le 10 août, depuis que Roland, obsédé par sa haine de Robespierre, de Danton et de la Commune, contrariait l'action révolutionnaire, Chalier, qui sentait qu'à Lyon les patriotes étaient à la merci d'un soulèvement prochain, était entré en lutte contre les rolandistes. En novembre il avait posé sa candidature à la mairie contre Nivière-Chol. Au premier tour, sur 5.787 votants, Chalier eut 2.601 suffrages et Nivière 2.041. Mais au second tour Nivière l'emporta par 5.129 voix sur 9.012 votants. J'imagine que les Feuillants et les royalistes avaient voulu faire sentir aux Girondins, par leur abstention au premier tour, que sans eux ils ne pouvaient rien, et qu'ils décidèrent la victoire au second. Ils haïssaient et méprisaient la Gironde. Ils la considéraient comme un parti bâtard, égoïste, peureux et fourbe, qui avait déchaîné l'anarchie pour se pousser au pouvoir et qui ensuite, pris d'épouvante, se retournait contre elle. Mais ils savaient bien qu'ils ne pouvaient pas se découvrir sans se perdre : et c'est par l'intermédiaire du girondisme, c'est, suivant un mot de Guillon qui connaissait bien l'état des esprits et les calculs secrets de son parti, sous le voile du girondisme, que les royalistes voulaient peu à peu s'emparer de Lyon. Leur tactique ira se précisant à mesure que les événements se développent : les plus hardis d'entre eux, ceux qui interrogeaient le plus passionnément l'avenir, espéraient qu'un jour les Girondins, acculés, effrayés, comprendraient qu'il n'y avait de force solide de résistance que dans le modérantisme et le feuillantisme : ce jour-là les royalistes déchireraient le voile dont ils étaient couverts, passeraient au premier plan du combat, incorporeraient à leur parti les Girondins destitués de la direction et ouvertement, au nom du roi, prendraient possession de Lyon, l'opposeraient à Paris.

C'est cela que sentait Chalier, c'est ce qui l'exaspérait. A Lyon, la Révolution semblait endormie sur un abîme de trahison. Il n'avait pu enlever la mairie aux rolandistes. Mais beaucoup d'amis de Chalier furent élus au corps municipal : Laussel fut nommé procureur général de la commune, et Chalier lui-même fut nommé président du district. Les Jacobins, comme on les appelait, avaient donc réussi dès novembre et décembre à conquérir une partie du pouvoir. Et Nivière-Chol, ainsi enveloppé par une municipalité hostile, flanqué d'un procureur général dévoué à Chalier, aurait pu se croire bien isolé, s'il n'avait pas démêlé la puissance des forces conservatrices de la cité. Dès le 5 décembre 1792, à la cérémonie d'installation de la nouvelle Municipalité, l'antagonisme se marque. Nivière-Chol prononce des paroles conciliantes, mais amollissantes aussi et auxquelles manquait le sentiment du péril qu'à Lyon courait la Révolution.

« Sachons commander à nos passions et régner sur nous-mêmes. Aujourd'hui le triomphe de la raison et de la justice est complet. Hâtons-nous de sortir de cet état de fermentation universelle qui use tous les ressorts, qui est une fièvre violente pour le corps politique... Que riches et pauvres s'unissent pour le bien commun de la République ; que le riche sorte de sa coupable indifférence, que le pauvre cesse de contempler le riche avec envie et celui-ci ne sera plus obligé de vivre isolé, pour échapper aux jalousies et aux proscriptions. » (D'après l'analyse de M. Charléty.)

Paroles banales qui ne répondaient pas à l'urgence des problèmes, et qui attestent seulement qu'à Lyon, dans la lutte politique, grondait la lutte sociale. Elle s'affirma menaçante, presque anarchique, dans le discours de Laussel, le nouveau procureur, répondant à Nivière. Il dit la nécessité « d'amollir la dureté des riches, de leur inspirer quelquefois cette crainte salutaire qui remplace en eux les sentiments d'humanité. » Il parla de la tâche pénible qui lui était imposée de « veiller, tandis que le sybarite repose mollement sur l'édredon, et que le pauvre est couché sur la dure, affaissé par le travail, à faire respecter le coffre inutile de l'avare et le salaire sacré du manouvrier. »

C'est d'après les procès-verbaux du Conseil général de la Commune que M. Charléty reproduit ce discours. Un magistrat municipal se plaignant d'être obligé par ses fonctions de faire respecter la propriété du riche, c'est un signe de l'outrance des passions qui animaient la cité lyonnaise. La lutte n'y était pas engagée seulement entre la Révolution et une contre-Révolution à la fois obscure et audacieuse, profonde et conspiratrice : elle était engagée entre la « niasse des ouvriers » et « la classe mercantile », entre le peuple, formé de prolétaires et d'artisans, et l'aristocratie industrielle et bourgeoise. Que la contre-Révolution, un moment servie par le doctrinarisme et la mollesse des rolandins, mette la main sur la cité, et les grands industriels, les grands marchands, exerceront sur les artisans et les ouvriers ce despotisme que même sous l'ancien régime ils ne purent maintenir que par d'incessantes répressions. Que le parti de la Révolution l'emporte, que sa victoire soit définitive et totale, qu'elle refoule aussi bien les Feuillants, les grands bourgeois modérés que les royalistes, et les ouvriers, les artisans pourront défendre contre le patronat, avec la force du pouvoir politique enfin conquis, le salaire que, même sous l'ancienne monarchie, ils avaient le courage de protéger et de hausser par la révolte et par la grève.

 

LA QUESTION SOCIALE À LYON

J'ai dit au début de cette histoire que, déjà en 1789, la question sociale était posée à Lyon avec plus de netteté qu'en aucun autre point du pays : j'ai dit que les artisans et les prolétaires y avaient une conscience de classe étonnamment éveillée : j'ai marqué comment, aux élections pour la Convention, quelques-uns des choix de Rhône-et-Loire eurent un caractère particulièrement prolétaire, et j'ai donné tout de suite la parole à Noël Pointe « ouvrier armurier », pour que le sens de quelques-uns des choix faits par la région lyonnaise apparût d'emblée. Ce caractère prolétaire de quelques-uns des députés à la Convention de Rhône-et-Loire, de ceux qui sont maintenant les répondants de Chalier devant la Convention, Guillon l'a noté à sa manière, insultante et haineuse. Il prétend que c'est sous la brutale pression des ouvriers que les élections furent faites :

« L'assemblée électorale fut convoquée à Saint-Etienne-en-Forez, ville fameuse par sa manufacture d'armes et par une population d'ouvriers forgerons, non moins « brutale que nombreuse ».

« Le sang des gens de bien y avait déjà coulé plus d'une fois. Elle fut jugée propre à réunir en ses murs ceux qui (levaient élire les députés à la Convention et à diriger les élections selon les vues des clubistes : les suffrages se portèrent d'abord sur ce vil et infâme Cusset, ouvrier en gazes, homme crapuleux, dont le patriotisme consistait à demander sans cesse qu'on promenât des tûtes au bout des piques. » L'ouvrier en gazes Cusset, l'ouvrier armurier Pointe vibraient de la même passion que Chalier. Ainsi, sur les événements révolutionnaires de Lyon, c'est toujours la lutte sociale qui met son empreinte. Et comment le permanent antagonisme des maîtres et des ouvriers n'y aurait-il pas été aiguisé encore par la crise des prix ? Naturellement, la hausse des denrées, qui tenait à des causes générales, s'était produite à Lyon comme à Paris. Et à Lyon comme à Paris les pauvres se plaignaient de « l'accaparement ».

Ce n'était pas une légende et un vain mot. S'il est vrai que partout les capitalistes se servaient des moyens immenses d'achat que la Révolution avait mis en leurs mains pour absorber toutes les matières disponibles et monopoliser le commerce et l'industrie, cela devait être encore plus vrai dans cette ville de Lyon habituée aux opérations de banque et de commandite les plus hardies, et où des fonds considérables rendus disponibles par le ralentissement de l'industrie locale de la soie, devaient chercher dans toutes les blanches de l'industrie et du négoce des emplois nouveaux.

Lacombe Saint-Michel, Salicetti et Delcher écrivent en effet de Lyon (20 février) :

« Nous sommes arrivés à Lyon, et dans presque tous les départements que nous avons parcourus nous avons remarqué le peuple mécontent et affaissé sous le poids du besoin. Il paye presque partout le pain six sols la livre. Tous les objets de première nécessité augmentent journellement à vue d'œil, et cet accroissement peut venir à tel point qu'il cause à lui seul une révolution. Ce n'est Pas le manque de denrées qui cause la cherté, c'est un système d'accaparement fait par tous les gens riches et auquel, par une fatalité immorale, tous les citoyens qui ont un peu d'argent coopèrent directement ou indirectement. »

 

LES CANUTS ET LE TARIF

Et l'on comprend que si, sous l'ancien régime, les ouvriers, les artisans qui travaillaient pour le compte des grands marchands lyonnais demandaient à être protégés par un tarif des salaires, à plus forte raison demandèrent-ils sous la Révolution que ce tarif des salaires obtenu en 1789 fût mis en harmonie avec le prix des subsistances. Les ouvriers en soie, disent-ils, dans une pétition signée de 4.000 noms le 28 janvier 1793, « ont été persuadés qu’une liberté indéfinie était nuisible, que la liberté devait avoir des bornes, que la liberté ne devait pas permettre à une partie de la Société d'égorger l'autre, en lui disant : tu ne mangeras qu'une d'elfe quantité de pain. Ils ont observé que le traité de gré à gré et de prix débattu ne peut et ne doit avoir lieu qu'entre égaux ; et l’ouvrier travaillant à façon pour le compte d'autrui, étant sous la coulpe et dépendance du marchand qui le fait fabriquer pour son compte, ne peut être libre à traiter de gré à gré ; en conséquence, le tarif devient d'une nécessité absolue. Le tarif obtenu en 1789 a mis un frein à tant de maux, et maintenant les denrées sont montées à un prix auquel il ne peut plus suffire. » Ils demandaient en conséquence qu'un nouveau tarif fût homologué par la municipalité et par les délégués de la fabrique, et que ce tarif fût renouvelé tous les ans en décembre. A ce vœu d'autres joignaient la demande d'un impôt progressif sur le capital (voir Charléty).

 

CHALIER ET LA MORT DU ROI

C'est cet ensemble de revendications que servait Chalier en combattant contre le royalisme, le feuillantisme et le girondisme, suspect à ses yeux de faiblesse d'abord et bientôt de trahison. Quand, pour faire peur, pour répondre par une exhibition sinistre aux menaces sourdes de cette conspiration dont il était enveloppé, Chalier exposa la guillotine sur la place Bellecour d'abord et ensuite sur la place des Terreaux, « ici, dit-il, c'est pour effrayer les aristocrates de la noblesse, et là, pour faire trembler ceux du commerce. » C'est, en un acte de fureur indivisible, le double combat politique et social. Lui et ses amis désirent passionnément la mort de Louis XVI, d'abord parce qu'il leur semble que cet exemple de sévérité donné de si haut ira épouvanter dans leurs réduits tous les conspirateurs, et ensuite parce que la fin de cette sourde conjuration marquera la fin de la disette :

« Depuis trois mois, s'écriait-il en janvier, la Convention aurait dû débarrasser la terre d'un tel fardeau, Louis, étant encore en vie, est toujours à la tête de nos ennemis : pourquoi recourir à des juges ? Le tribunal qui doit le juger, c'est la foudre du peuple. Brutus ne s'arrêta point à faire le procès de César : il le frappa de vingt coups de poignard. Avec le perfide et dernier Louis, s'évanouiraient toutes les conspirations contre la souveraineté nationale. Le peuple aura du pain, n'en doutons pas : le premier article de la loi que nos législateurs doivent faire sur les subsistances, c'est de prononcer la mort du tyran. »

Des tables furent dressées sur les places et dans les rues de Lyon : et des signatures étaient recueillies sur une pétition qui condamnait l'appel au peuple, et exigeait la mort immédiate du roi. Le citoyen Lambert la porte à la Convention où il ne peut être admis, et de là, le 20 janvier, aux Jacobins. Elle était inutile, puisque tout était à la veille de s'accomplir : mais elle venait mêler à l'ardeur révolutionnaire de Paris le feu sombre de la révolution lyonnaise. Elle était dirigée expressément contre la Gironde autant que contre le roi.

« Les sans-culottes de Lyon S2 sont rassemblés : ils ont exprimé leur vœu. Nous nous féliciterons demain aux Fédérés, dans cette salle, et nous nous féliciterons avec eux de la mort du tyran. Il faut que les Brissot, les Buzot, les Barbaroux soient anéantis politiquement... Les Roland et les Brissot n'ont 'aucune prépondérance dans leur département, et bientôt l'illusion cessera dans tous les coins de la France. »

C'était le désaveu de Roland par la cité de Roland, ou au moins par ses patriotes les plus ardents. J'observe qu'à la Convention, dans le vote sur la peine à infliger à Louis, les députés lyonnais amis de Chalier traduisirent cette impatience presque frénétique. A la file, Noël Pointe, Cusset, Javogues rendirent la même sentence. Noël Pointe dit : « Un républicain ne peut souffrir ni roi, ni images de la royauté. Je vote pour la mort ; je la demande dans les 24 heures. » Javogues dit : « Pour préserver les âmes pusillanimes de l'amour de la tyrannie, je vole la mort dans les 24 heures. »

Hors d'eux, je ne vois que trois députés qui aient ainsi formulé leur vote : Poultier (du Nord), Billaud-Varenne et Marat. Tous les autres, même les robespierristes extrêmes, mime les maratistes comme Sergent et Panis directement compromis dans les massacres de septembre, votent simplement la mort. Au fond, il allait de soi qu'à moins d'un vote ultérieur et formel de sursis, la sentence de mort serait immédiatement suivie de l'exécution, et dire : dans les 24 heures, n'ajoutait rien. Mais c'était, pour les trois révolutionnaires lyonnais, l'écho des paroles de Chalier, de sa véhémence sanglante, le reflet de la pétition.

 

CHALIER ET LE CHRIST

Mais quoi ! le tyran est mort et la conspiration ne cesse pas ! Et la misère s'acharne encore sur le peuple ! Ah ! que d'ennemis subsistent encore ! Les contre-révolutionnaires masqués, les prêtres, les riches ! Et comme, en une frénésie d'impuissance, s'exaltent l'âme et la parole de Chalier !

« Le tyran des corps est brisé : maintenant, s'écrie-t-il en jetant à terre un crucifix, il faut briser le tyran des âmes. »

Mot profond, et où la conscience lyonnaise se révèle. C'est le seul mot, dans toute la Révolution, qui ait cet accent et cette portée. Partout, ou presque partout, c'est à l'Eglise seule, c'est au sacerdoce que s'en prennent les révolutionnaires. Ou bien ils opposent le Christ à l'Eglise, ou bien ils le négligent comme un pauvre être subalterne dont la fourberie des prêtres a fait un dieu pour exploiter les hommes. Chalier seul a compris l'action directe du Christ : seul, il a senti dans le mysticisme lyonnais le contact intérieur et profond de Jésus et des âmes : le supplicié les émeut et les attire, non par l'artifice des prêtres, mais par la pitié, par la tendresse égarée et folle. Tyran des âmes ! c'est un mot de reproche et de colère, où il y a encore comme une secrète adoration. Par quelle fatalité faut-il qu'il détourne les humbles du chemin du combat, qu'il les absorbe et même qu'il les console ? Qu'il laisse donc aux hommes foutes leurs douleurs pour leur laisser toute leur révolte. Il devient, par sa tendresse attirante et fascinante, le complice des égoïstes, des riches, des prêtres avides. Il éblouit le peuple de sa bonté, et il le livre, sans le vouloir, aux tyrans de la terre. Qu'il soit frappé, lui qui fut peut-être bon, pour que les méchants soient frappés. Le peuple a assez longtemps pleuré son dieu ; il faut enfin qu'il se pleure lui-mê.ne ; qu'il se pleure et qu'il se venge et qu'il se délivre.

 

LE MYSTICISME DE CHALIER

Chalier convoque la foule, sur la place des Terreaux, le 28 janvier, et il lui fait jurer « d'exterminer tout ce qui existe sous le nom d'aristocrates, de feuillantins, de modérés, d'égoïstes, d'agioteurs, d'accapareurs, d'usuriers, ainsi que la caste sacerdotale fanatique. » Et toujours, toujours, c'est le double anathème Politique et social qui retentit. Était-il cruel ? Non sans doute. Il avait une dangereuse inquiétude mystique, qui pouvait soudain se convertir en fureur. Parfois, au temps de son adolescence, quand il se destinait à la prêtrise, il avait confié à ses compagnons son agitation d'esprit. Il trouvait Dieu trop calme, il lui reprochait de laisser l'univers s'assoupir dans une sorte de routine ; lui, il aurait sans cesse bouleversé le monde pour le refaire, renouvelé les étoiles et le soleil. Appliqué au monde social, ce besoin de commotions sans but et sans règle pouvait aboutir à une sorte de délire pseudo-révolutionnaire. Il avait gardé le ton apocalyptique et prophétique et l'homme est tenté trop souvent de se servir de cette mysticité comme d'un voile Pour se cacher à lui-même la brutalité de ses actes et la cruauté de ses pensées. Dans les paroles de Chalier pourtant, il y avait de soudaines pitiés qui démentaient les conseils sauvages. Tour à tour il excitait, rudoyait, calmait, avec une exaltation mêlée de bonhomie et de rhétorique vaguement meurtrière.

« Oui, ne nous y trompons pas : l'arbre de la liberté ne fleurira que sur les cadavres sanglants des despotes... — Ecoutez, camarades, disait-il au Club central, ne vous offensez pas, on vous proclame et vous vous proclamez bons républicains, c'est bien aisé à dire, mais, la main sur la conscience, l'êtes-vous ? L'espèce est fort rare, et une si grande production coûte à la nature des efforts étranges (12 février 1793). — Le folliculaire Fain m'accuse d'avoir voulu un tribunal de sang... Oui, je l'ai voulu... Du sang pour punir les monstres qui en boivent ! Misérable, que t'importe ? Tu ne crains pas qu'on verse le tien, tu n'as que de la boue et du virus dans les veines... Les modérés ont du jus de pavot ; les accapareurs, un or fluide ; les réfractaires, un extrait de ciguë. — Roland, Roland. ta tête branle ; Clavière aux droits crochus, à bas ! à bas tes vilains ongles !... Dumouriez, mon général, tu as l'air noble, la contenance un peu royale. Ah ! tremble, j'ai l'œil sur toi... Marche droit. Partez, intrépides soldats de la phalange révolutionnaire ; allez droit à Dumouriez, regardez-le entre les deux yeux ; s'il est franc du collier, si son attitude est ferme, embrassez-le ; s'il pâlit, s'il tergiverse, point de grâce ; la justice du ciel est dans vos mains. — Jésus-Christ était un bon Dieu, un bon homme ; il prêchait la miséricorde, la modération. Fi ! fl ! mes camarades ! vous m'entendez, la vengeance est mon cri ! — La liberté, rien que la liberté, toute la liberté ; chacun la veut. Mais pour l'égalité qui donne des coliques, c'est autre chose... Aristocrate, le nez au vent, tu recules... Approche coquin, je te tiens à la gorge, prends ce calice, bois-y de bonne grâce ou je t'étrangle. — Riches insouciants, qui ronflez sur l'ouate, réveillez-vous, secouez vos pavots ; la trompette guerrière sonne : Aux armes ! aux armes ! Point de paresse ! Point de poltronnerie ! Il s'agit de vous lever et de voler au combat ! Vous vous frottez les yeux ; vous bâillez, et vous laissez tomber vos bras ; il vous en coûte de quitter cette couche parfumée, cet oreiller de roses... Dépêchez-vous ! Vite ! vite ! Tout plaisir est criminel quand les sans-culottes souffrent, quand la Patrie est en danger. »

Et ces admonestations véhémentes, où perce une menace, sont mêlées de paroles humaines, pleines de pitié pour tous, pour les pauvres qui souffrent et qui n'ont pas toujours conscience de leur dignité, pour les aristocrates que le préjugé aveugle :

« La sans-culotterie remplace la royauté. Mes va-nu-pieds, chers camarades, embrassons-nous, je vous chausserai... On boursille, on fait une somme mesquine pour vous acheter et vous envoyer aux frontières... Plusieurs sourient. Vils mendiants, un assignat vous éblouit ! Peut-il compenser une seule goutte de votre sang auguste ? Ne sentez-vous pas la souveraineté qui circule dans vos veines ? Sachez, ah ! sachez que vous êtes des rois et plus que des rois. — Riches, mousquets sur l'épaule et flamberge au vent, galopez vers l'ennemi ! Vous tremblez ! Oh ! n'ayez pas peur... Vous n'irez pas seuls, vous aurez pour frères d'armes nos braves sans-culottes, qui n'étaient pas de la broderie sous le menton, mais qui ont du poil aux bras... Tenez, amis, vous n'êtes point aussi mauvais qu'on veut bien le dire. Oh ! vous en vaudriez cent fois mieux si nous nous étions un peu fréquentés. Les aristocrates ne sont incorrigibles que parce que nous les négligeons trop, il s'agirait de refaire leur éducation. On parle de les pendre, de les guillotiner ; c'est bientôt fait, c'est une horreur ! Y a-t-il de l'humanité et du bon sens à jeter un malade par la fenêtre pour s'exempter de le guérir ? »

Ainsi cet exalté conseillait parfois la modération ; cet homme qui se laissait emporter parfois à de frénétiques paroles voulait guérir ses ennemis et non les frapper. De même, ce lyrique, si dénué de goût en son prophétisme révolutionnaire, rappelait les sections lyonnaises, qui se paraient puérilement de noms éclatants, à la modestie et au bon sens.

« Ô Français, légers comme les Athéniens, serez-vous toujours esclaves des hochets et éblouis par un clinquant ? Peuple que la Révolution a grandi et auquel il faut toujours des oripeaux et des grelots... Eh ! qu'est-il besoin d'une étiquette pour annoncer que vous êtes braves ! Grands enfants de dix coudées, que vous me semblez petits dans votre hauteur ! Eh ! dites-moi ce que signifient ces noms empruntés et retentissants de Brutus, de Guillaume Tell, de Jean Bart, de Scaevola ? Avec vos mensongères et folles échasses, vous vous faites une taille gigantesque ; on n'aperçoit plus ce qui vous appartient. Tenez-vous-en à votre stature. Mettons ces beaux noms en réserve comme des prix d'attente. »

Ces alternances d'humanité et de colère émouvaient la mysticité lyonnaise. Chalier attachait à lui, d'un lien presque religieux, les âmes révolutionnaires les plus exaltées et les plus ferventes. Mais la cité, dans son ensemble, restait défiante et morne, troublée parfois par des effusions de paroles menaçantes dont les ennemis de Chalier aggravaient lb sens. Mais Danton lui-même, avec son large et clair génie, aurait-il réussi à ramener à l'unité d'action la ville où tant de forces contre-révolutionnaires étaient accumulées, et où la Révolution s'exaltait dans le péril et dans la fièvre ?

 

LES VISITES DOMICILIAIRES À LYON

A la demande du Club central, la municipalité ordonne, le 5 février, des visites domiciliaires, « pour purger la ville des scélérats qu'elle recélait ». Mais ces perquisitions, mal secondées par la population elle-même, ne donnèrent que des résultats insignifiants ; une sorte de complicité passive protégeait les contre-révolutionnaires, et la puissance publique, tiraillée entre la Municipalité favorable à Chalier, le maire et le Directoire du Département qui lui étaient hostiles, ne pouvait corriger, par la vigueur de son action, cette sorte de pesanteur de l'opinion. Les citoyens sentaient que les pouvoirs locaux étaient divisés, et ils se réservaient. Les visites domiciliaires irritèrent plus qu'elles n'effrayèrent, et le maire rolandiste, Nivière-Chol, crut que l'occasion était favorable pour frapper son adversaire Chalier.

 

LA MANŒUVRE DE NIVIERE-CHOL

Il allégua qu'au Club central avait été ourdi un complot monstrueux. Lyon devait être septembrisé. La guillotine devait être installée sur le pont Morand : « Il n'y a qu'une ficelle à tirer, aurait dit Laussel, la guillotine va toute seule. » Le président du tribunal de sang devait briser une baguette et dire au prévenu : « Il est aussi impossible que vous restiez sur la terre, comme il l'est que ces deux bouts se rejoignent. ». Et quand il aurait dit : « Faites passer le pont à Monsieur », la victime devait être livrée au bourreau et, en tronçons sanglants, jetée au Rhône.

Nivière-Chol, averti par un inconnu, fit semblant de croire à cette Conspiration. Peut-être quelque énergumène avait-il tenu au Club central des propos sanglants. Mais tout démontre que le complot est une fable. Cette férocité répugne au caractère de Chalier. Nivière-Chol prétendit que les conjurés étaient allés s'emparer de la guillotine, en vérifier le fonctionnement. Or, l'enquête démontra que les différentes pièces de la guillotine n'étaient même pas rassemblées. Nivière-Chol mit sur pied la force armée comme s'il y avait au péril immédiat ; il fit garder par plusieurs bataillons la maison commune. C'était le système de Roland : affoler l'opinion, semer la Panique, au risque de livrer la Révolution elle-même à la coalition de toutes les peurs. La Municipalité lyonnaise ne se laissa point troubler par cette manœuvre. Elle somma Nivière-Chol de produire des preuves : il ne put apporter que l'écho d'une vague dénonciation anonyme. Elle 4e blâma d'avoir mis en mouvement la force publique, sans avoir consulté le Conseil général de la Commune, et Nivière-Chol, tout déconcerté par cette résistance imprévue, se démit le 7 février de ses fonctions de maire. Mais le coup était porté : les contre-révolutionnaires étaient avertis qu'en affolant les esprits, ils pourraient à Lyon ébranler la Révolution. Et de plus, le, nom de Nivière-Chol devenait pour eux un centre commode de ralliement. Il était Girondin, et en le soutenant ils ne découvraient pas d'emblée leur pensée royaliste. Mais ils allaient l'envelopper, le compromettre, le faire leur. On pouvait croire que sa démission, qui semblait un acte de faiblesse, l'avait diminué. Mais toutes les forces conservatrices et rétrogrades firent bloc. Et le 18 février, ce fut une stupeur dans Lyon quand on apprit que sur 10.746 suffrages exprimés, 8.097 ramenaient à la mairie Nivière-Chol. Le nombre des votants avait été deux fois plus élevé que d'ordinaire : les royalistes avaient donné en masse, pour la Gironde.

 

LE SAC DU CLUB CENTRAL

La contre-Révolution se crut maîtresse de Lyon. Des bandes violentes de réacteurs, criant : « Vive Nivière ! A bas Chalier ! parfois même : vive Louis XVII ! » se portèrent au Club central, le saccagèrent, traînèrent dans les rues la statue de Rousseau, la brisèrent et mirent le feu à l'arbre de la liberté. Les Girondins, débordés par la violence du mouvement royaliste et contre-révolutionnaire, opposaient en vain à cette fureur des conseils de modération : « Nous ne voulons pas la tête de Chalier : nous voulons respecter les personnes et les propriétés. » Mais ils étaient tout au bord d'un abîme de réaction.

Cette journée servit Chalier et la Municipalité, car elle révéla à tous les forces de contre-Révolution qui minaient la cité. Nivière-Chol comprit qu'élu des royalistes il serait leur prisonnier et leur instrument. Il se démit de nouveau. C'est encore un Girondin, le médecin Gilibert, qui fut élu. Mais la Municipalité avait retrouvé toute son audace. Le procureur Laussel accusa le nouveau maire d'avoir pris part au mouvement factieux contre le Club central et le fit arrêter. Les révolutionnaires lyonnais multipliaient les appels aux Jacobins à la Convention, et ils y trouvaient des points d'appui.

 

LE RAPPORT DE TALLIEN SUR LES TROUBLES DE LYON

Tallien, dans son rapport du 25 février, était très favorable à la Municipalité : il dénonçait la contre-Révolution lyonnaise :

« Ci-devant nobles, financiers de hauts parages, prêtres réfractaires, mécontents du nouvel ordre de choses, tous se rassemblaient à Lyon. Ils y trouvaient ce que dans leur langage, ils appelaient la bonne compagnie. Les plaisirs, le luxe de Paris les y suivaient : ils se trouvaient là dans leur élément. »

La Convention décréta l'envoi à Lyon de trois commissaires, pris dans la Montagne, Rovère. Legendre et Basire. Les Girondins marquaient bien leur mauvaise humeur, mais timidement. Le journal de Brissot dit (numéro du 26 février) :

« On sait que des visites domiciliaires générales ont été faites dans la ville de Lyon par la volonté du Club central ; on sait qu'abreuvé de dégoût le maire avait été forcé de donner sa démission ; on sait que le parti cordelier triomphait, et que déjà il se promettait d'envoyer un renfort à ses bons amis de Paris pour purger la Convention. Il paraît qu'une réaction terrible a eu lieu. Nous n'en donnons encore aucun détail parce que nous ne pouvons en certifier aucun. Nous invitons les patriotes à suspendre leur jugement sur les récits qui paraissent en divers sens, et surtout sur le rapport que Tallien a fait aujourd'hui, au nom du Comité de sûreté générale.

« Tallien a parlé, non pas avec l'impartialité d'un rapporteur, mais avec la passion d'un correspondant du Club central de Lyon. Son rapport nous a semblé semé de contradictions, et l'auteur n'a lu à l'appui aucune pièce originale, il avait ses raisons ; car Chasset, qui les avait lues, a soutenu qu'elles étaient contraires au rapport et demandé qu'elles fussent imprimées. Cependant il proposait d'approuver la conduite du Conseil général de la Commune de Lyon, Conseil presque entièrement composé de membres du Club central, mais la Convention s'est contentée d'ordonner l'impression du rapport, et l'envoi de trois commissaires à Lyon.

« Il est facile de reconnaître aux trois noms qui ont été choisis l'esprit de parti qui anime maintenant le bureau : ce sont Rovère, Legendre et Basire. Avec cette partialité, on éternise les troubles, car on excite les passions au lieu de les calmer. »

La Chronique de Paris se borne à insérer, dans son numéro du 27 février, une lettre de Lyon qui gémit sur les fautes des deux partis- Elle glorifie Nivière-Chol qui fut « seul élu à la satisfaction et par le vœu libre de tous les citoyens. » Elle dénonce les exaltations de Chalier, les « motions virulentes et infamantes », les visites domiciliaires : mais elle déplore que la foule se soit laissée entraîner par représailles à des violences contre le Club central, contre la statue de Jean-Jacques. Et elle finit par un aveu de découragement et d’impuissance.

« Quel sera le terme de tous ces maux ? Quel en sera le remède ? Je l’ignore. Je vois les esprits s'échauffer... les partis se menacent, se mesurent ; on s'espionne, on se craint, on se fuit. Vous voyez les torts de l'un et de l'autre parti. Je n'ai pas voulu les pallier et je veux encore moins les justifier. Je me contente de gémir sur tant de désordre et d'en maudire les auteurs. »

Ces faux sages, en effet, se bornaient à gémir, quand il eût fallu agir, sauver malgré tout la Révolution.

Aucun Girondin ne monta à la tribune. La participation évidente des royalistes aux troubles de Lyon les gênait. Mais ici encore, la Gironde tiraillée en des sens opposés, n'est plus qu'une force neutre et inerte. Grand péril pour la Révolution si cet état d'esprit prévalait ! Mais grand péril pour la Gironde elle-même !

 

LA MISSION DE ROVÈRE, LEGENDRE ET BASIRE

Les trois commissaires, tout en contenant un peu le parti Jacobin, en assurèrent la victoire. Ils firent arrêter le procureur de la Commune Laussel, qui « s'était couvert du manteau du patriotisme, et affectait un faux zèle ; des patriotes clairvoyants le suspectaient avec raison ! L'on a reconnu qu'il ne sévissait contre les riches exploiteurs, que pour les mettre à contribution. » Mais, grâce à leur appui moral, les révolutionnaires furent de nouveau maîtres des sections où avaient dominé depuis des semaines Girondins, Feuillants et royalistes : et c'est un maire démocrate, Bertrand, ami personnel de Chalier, qui fut élu le 9 mars. Les commissaires, dans leur rapport du 17 mars à la Convention, marquent bien le sens social de la lutte engagée à Lyon ils notent le groupement de toutes les forces conservatrices et bourgeoises.

« Il fallait imprimer au patriotisme, dans cette importante et populeuse cité, ce caractère et ce dévouement héroïques qui peuvent seuls accélérer le terme de la Révolution et consolider à jamais la liberté. Nous avons tout tenté pour y parvenir, et nous sommes loin de nous flatter de quelque succès. Nous n'en accusons pas le génie du commerce qui n'est assurément pas incompatible avec les vertus civiques et qui sent vivement le besoin de la liberté. Nous n'en voyons d'autre cause que la multitude de ces journaux inciviques, de ces écrits calomnieux et mensongers dans lesquels on occupe beaucoup plus les citoyens des hommes que des choses, où l'on fait avec acharnement le procès au feu sacré du patriotisme et où l'on se plaît à semer des pavots sur un peuple qui devrait être debout ; où l'on aigrit le riche contre le pauvre en alarmant les propriétaires, où l'on flatte le pédantisme de certaines gens en taxant d'ignorance le peuple, dont le bon sens tue tous les sophismes et détruit tous les paradoxes ; où l'on sème d'avance les germes d'une constitution aristocratique et D'UN GOUVERNEMENT BOURGEOIS ; où l'on prend enfin à tâche de diviser tous les citoyens pour miner insensiblement le principe de l'unité et de l'indivisibilité de la République. »

Si je ne me trompe, c'est la première fois que le mot « gouvernement bourgeois » paraît dans le langage de la Révolution, et il est curieux qu'il ait été suggéré par la lutte de classes qui, à Lyon, dominait la lutte politique.

 

LE PROGRAMME PARISIEN ET LE PROGRAMME LYONNAIS

Les revendications économiques très nettes des démocrates lyonnais ajoutaient à la force du mouvement social qui se dessinait à Paris. Il n'y avait probablement aucun rapport direct entre Chalier et Jacques Roux. Sans doute Chalier ignorait jusqu'au nom du prêtre, qui n'avait pas grand éclat. Le jeune lyonnais Leclerc ne va à Paris qu'en mai et là, c'est aux Jacobins, où Jacques Roux n'était pas aimé, qu'il s'adresse. Malgré tout, la conformité essentielle du programme lyonnais et du programme de Jacques Roux était pour celui-ci une grande joie. Le programme lyonnais était plus vaste, puisqu'il comprenait une tarification des salaires que Jacques Roux, l'homme des petits ateliers autonomes, ne semble pas avoir demandée. Mais le Conseil de la Commune lyonnaise, en mars, demande, comme dans les sections inspirées par Roux, la taxation des grains, l'interdiction du commerce de l'argent ; il demande aussi que les assignats soient garantis par une hypothèque sur l'ensemble des propriétés foncières et mobilières de la République.

C'était intéresser toute la bourgeoisie possédante à soutenir la Révolution et le crédit de l'assignat : « Le propriétaire aristocrate, tremblant pour sa fortune, responsable du crédit national, sera peut-être converti à la Révolution, et alors le commerce retrouvera son antique lustre. »

Si le Conseil de la Commune se bornait alors à demander la taxation des grains, la pensée du peuple révolutionnaire de Lyon allait bien au-delà : dès septembre, les citoyennes de Lyon avaient publié une affiche qui était un tableau général du maximum : c'est, je crois, la première application étendue qui en ait été faite, ou tout au moins le premier essai. Elles y taxaient le prix du riz, de l'orge, des pois, des haricots, des lentilles, des fèves, du vin nouveau, du vin vieux, du charbon de bois, du charbon de terre, de la charbon-Raille, du bois de chêne, du bois de fayard, du bois de tremble, des fagots, des coffrets, de l'huile fine d'olive, de l'huile mi-fine d'olive. de l'huile d'olive à brûler, de l'huile de noix vierge, de l'huile dite commune, de l'huile de navette, des chandelles, du savon blanc frais, du savon gris sec, du fromage de Gruyère vieux, du nouveau, du fromage de Sassenage, de Gex bleu, du fromage ordinaire, du vermicelle, du fromage de chèvre, de vache, du fromage blanc, des bottes de raves, des pommes de terre rouges, des pommes de terre blanches, des raisins, des pêches fines, des pêches communes, des belles poires Beurré et Bon-Chrétien, des poires et pommes communes, des belles pommes de rainettes, des gros marrons, des châtaignes, du poivre, du sucre fin, du sucre commun, de la cassonnade, du café moka, du café commun, des balais de jonc doubles, simples, du jambon ou petit salé, du lard ou de la graisse blanche, de la graisse à la daube, du vinaigre.

C'est la taxation générale des comestibles, et les citoyennes avertissaient les cultivateurs et les marchands qu'elles ne respecteraient la propriété, champs et boutiques, que de ceux qui se conformeraient à la taxe. Ainsi, sans qu'il y eût entente directe, la pensée de la démocratie révolutionnaire lyonnaise rejoignait celle de Jacques Roux, et celui-ci, malgré les résistances où il se heurtait, malgré les attaques et les désaveux qu'il subissait, prenait sans doute conscience de sa force.

La Révolution, devant ce mouvement, semble prise d'inquiétude ; elle parait craindre pour la propriété.

 

BENTABOLE FAIT PEUR AUX RICHES

Aux Jacobins, les déclamations de Bentabole, le 25 février au soir, contre les riches, sont couvertes de murmures.

« L'homme qui a trois cent mille livres de rente doit être réduit à dix mille livres ; ce revenu sera très suffisant, et il aura l'avantage de contribuer au bonheur public. (Applaudissements.) Il faut intéresser au succès de la guerre ces membres pétris d'égoïsme, qui affichent ici un luxe insolent, qui promènent leur fastueuse indolence dans des chars élégants. (Applaudissements. Grand tumulte.) Après l'affermissement de la République, on rétablira les riches dans l'intégralité de leur fortune... Les riches augmentent par leur luxe le prix des fermages ; le luxe est toujours au détriment du peuple. (Murmures.) »

Et Bentabole irrité ajoute : « Je ne parle pas aux riches, je parle aux Jacobins. » Mais les Jacobins trouvaient qu'au moment où le peuple pillait les boutiques, ces véhémentes attaques à la richesse et au luxe étaient au moins une imprudence.

 

CAMBON S'ÉMEUT DES ATTAQUES CONTRE LA PROPRIÉTÉ

A la Convention, le 26 février, Cambon s'effraie des suites que peut avoir pour le crédit des assignats et pour la vente des biens nationaux le mouvement naissant contre la propriété.

« Les comptes que nous nous sommes fait rendre, dit-il, nous ont prouvé que les agitations, les attaques perpétuelles qu'on veut porter à vos propriétés arrêtent totalement vos ventes. — (Un grand nombre de membres : C'est vrai !) — Avant que ce système destructeur ait été mis en pratique, les brûlements des assignats se portaient à 8, 9, 10 et 11 millions par semaine ; aujourd'hui, nous avons la douleur de voir arrêter les recettes, et nous ne brûlons plus qu'un million d'assignats par semaine. D'où vient cette différence ? Nous ne l'avons trouvée• que dans la crainte, dans la défiance des propriétaires de ces biens. Dès lors, on ne paye plus, et votre assignat reste éternellement en circulation. C'est là la vraie cause du renchérissement des denrées.

« ... Les propriétés sont constamment menacées, les systèmes que l'on veut établir détruisent la confiance. Les citoyens sur les frontières versent leur sang pour vous. Vous leur donnez des propriétés ; si on les attaque, ces propriétés, vous leur avez fait une promesse illusoire. Ce n'est pas la peine de les envoyer défendre la liberté, dans l'espoir de devenir un jour propriétaires, si dans le même moment, des hommes coupables attaquent cette même récompense que vous leur avez promise, s'ils la rendent nulle. Il vaut mieux leur dire : Bats-toi et tu n'auras rien, ou bien : Ta propriété ne sera pas sacrée : elle ne t'appartiendra pas.

« Confiance, confiance, voilà donc la base des finances, car sans elle un système de finances établi d'après les assignats ne peut pas résister. Sûreté pour les personnes, sûreté pour les propriétés, et je réponds du salut de la République. Il serait peut-être important que l'Assemblée fît une loi de rigueur contre tous ceux qui veulent porter atteinte aux propriétés. » (Vifs applaudissements.)

Mais si Cambon veut protéger, même par de terribles lois pénales, la propriété, S'il veut la mettre à l'abri non seulement de toute atteinte mais de toute menace, ce n'est pas à la mode des Feuillants qui disaient : Prenez garde, ne touchez qu'avec précaution aux biens de l'Eglise et aux biens des nobles, car en détruisant ces formes de la propriété, vous ébranlez tout le système de la propriété. Au contraire, c'est pour mieux assurer le transfert d'une masse énorme de propriétés ecclésiastiques et de biens d'émigrés que Cambon veut protéger, aux mains des acquéreurs, des nouveaux possédants, la propriété.

Le même jour, dans le même discours, il demandait à la Convention d'organiser et de hâter la vente des biens des émigrés. La Révolution avait une confiance indomptable dans l'ordre nouveau qu'elle fondait. Elle savait qu'il y avait une différence immense entre la propriété corporative d'Eglise et la propriété individuelle et qu'elle pouvait abolir celle-là sans inquiéter celle-ci. Elle savait aussi qu'en arrachant aux émigrés les biens dont ils pouvaient user contre la liberté et contre la France, elle faisait œuvre nécessaire de défense et de salut. Et, si des téméraires prétendent abuser de cet énorme déplacement de propriété pour contester la propriété elle-même, s'ils prétendent tourner contre l'ordre nouveau les mesures adoptées pour le créer et pour le sauver, la Révolution ne s'arrêtera pas pour cela. Elle .ne suspendra ni la vente des biens d'Eglise ni la vente des biens d'émigrés, mais elle veillera par des lois terribles à ce que nul n'enveloppe la propriété en son ensemble dans la proscription qui frappe la propriété d'Eglise et la propriété d'émigration.

 

LA GIRONDE RALLIE LES PROPRIÉTAIRES

Il semble que cette agitation sociale, qui dépassait Marat pour aller à Jacques Roux, qui effrayait les Jacobins et la Montagne elle-même et qui, au témoignage de Cambon, compromettait jusqu'à la vente des biens nationaux, base économique et financière de la Révolution, devait servir la Gironde. Voilà bien, disait-elle, où conduit la complaisance pour l'anarchie. Voilà le châtiment de ceux qui flattent toujours les passions du peuple. Le journal de Brissot, en son numéro du 2 mars, reproduisait un article du Journal français qui montre bien le parti que la Gironde essayait de tirer des événements.

« C'est probablement cette canonisation du massacre (du 2 septembre) qui a donné l'idée aux auteurs du Journal français, de la Constitution laconique et énergique que ces messieurs nous préparent. Ces journalistes l'attribuent à Robespierre et à Collot d'Herbois ; ils se trompent, elle est trop spirituelle en doctrine anarchique, pour ne pas sortir de la plume de Marat, qui a prouvé sa supériorité sur ses protégés.

« ARTICLE PREMIER. — L'anarchie sera permanente en France.

« ART. 2. — Au peuple (leur peuple) appartient le domaine national de France.

« ART. 3. — Les propriétaires actuels sont délégués provisoirement dans leurs possessions.

« ART. 4. — Les fruits appartiennent à tous.

« ART. 5. — Le pouvoir municipal (monté à l'instar de Paris) sera la seule autorité en France. »

C'est l'appel à l'instinct conservateur de tous les possédants, des nouveaux comme des anciens. Mais la Gironde, par sa politique inconsistante et incohérente dans le procès du roi, s'était retirée à elle-même tout moyen d'utiliser même les événements qui lui semblaient le plus favorables. Ni elle n'avait donné, en sauvant le roi, un gage précis aux forces conservatrices, ni elle n'avait, par une vigoureuse offensive contre le roi, donné confiance au peuple révolutionnaire. Elle était comme perdue en un milieu terne et trouble, et elle était exposée aux commentaires les plus malveillants, aux contre-coups les plus inattendus. Ainsi, après les journées de pillage des 25 et 26 février, ce fut la tactique des Jacobins de redoubler de violence contre la Gironde. Ce sont les ennemis de la Révolution qui ont, selon la thèse jacobine, suscité ces mouvements et égaré le peuple. Mais, comment l'auraient-ils osé, comment auraient-ils eu l'audace de se mêler au peuple, de l'endoctriner, d'insulter aux Jacobins et à la Commune ses meilleurs amis, s'ils n'y avaient été encouragés par la lâche et scélérate complaisance de la Gironde pour le roi traître et parjure ? Parce que, par la faute des Girondins, il avait été si difficile d'abattre le roi, ou, suivant le mot attribué à Chalier, de le « décoller », les royalistes pouvaient hardiment pousser leur pointe et entraîner la Révolution dans des sentiers d'aventure. C'est donc la Gironde qui était responsable, au fond, des journées si inquiétantes du 25 et du 26 février.

 

LA DIVERSION DES JACOBINS

Aussi bien, les Jacobins qui craignaient d'être débordés par le mouvement de Jacques Roux et des Enragés, et par l'agitation sociale, trouvaient commode de dériver toute la passion du peuple dans une action purement politique. Dénoncer les Girondins et les abattre, c'était gagner du temps : c'était écarter (du moins on l'espérait) le problème des subsistances qui semblait s'élargir peu à peu en un vaste problème social. C'était effacer, par la violence des attaques contre la Gironde, l'impression de modérantisme qu'on avait pu donner à une partie du peuple dans la lutte contre Jacques Roux et le mouvement des Gravilliers. Ainsi, les Jacobins redeviendraient ce qu'ils avaient toujours rêvé d'être, la force d'avant-garde en même temps que la force régulatrice. Ainsi, le père Duchesne ramènerait à la cuisine politique de ses fourneaux le peuple détourné peut-être par l'odeur de pain chaud, d'épices et d'arôme, qu'exhalaient les propos de Jacques Roux.

 

L'ATTAQUE DES ENRAGÉS CONTRE LA GIRONDE

De leur côté, et toujours par tactique, les Enragés se jetaient à fond, eux aussi, dans la lutte contre la Gironde. Ils n'avaient pas réussi d'emblée à entraîner la Convention et la Commune en proposant des revendications purement économiques. Ils allaient surexciter la crise politique, pousser les Montagnards aux suprêmes violences contre la Gironde. Ainsi, dans l'atmosphère surchauffée de passion révolutionnaire, les hardiesses sociales s'acclimateraient. Ah ! les Montagnards se détournent des questions économiques ! Ah ! Robespierre déclare dédaigneusement que le peuple ne doit pas « avoir pour but de chétives marchandises, et qu'il doit se lever non pour recueillir du sucre, mais pour terrasser les brigands », Eh bien ! soit : on terrassera en effet les brigands, mais c'est assez de paroles vagues et de gestes vains : ces brigands, c'est la Gironde ; ces brigands, c'est une partie de la Convention, il faut que les Girondins soient frappés, et comme ils sont le parti de la grande bourgeoisie, le parti des riches marchands, des spéculateurs et accapareurs, la victoire remportée sur eux sera une victoire sur l'accaparement. Voyez, dans l'adresse lue aux Jacobins le 4 mars, au nom des « défenseurs de la République une et indivisible », c'est-à-dire au nom d'une partie des éléments sur lesquels les Enragés avaient prise, voyez comment la lutte politique contre la Gironde est confondue avec la lutte économique contre l'agiotage, le monopole et la richesse.

« Depuis trois ans, le procès de la liberté contre la tyrannie est pendant au tribunal de la raison. L'Assemblée Constituante nous a trahis ; la Législative nous a vendus ; la faction liberticide de la Convention voulait nous livrer. Citoyens, réfléchissez-y : la Convention s'est emparée de tous les pouvoirs. La faction qui est dans son sein en dispose.

« L'insurrection est le plus saint des devoirs quand la Patrie est opprimée. Les députés infidèles doivent non seulement être rappelés, mais leur tête doit tomber sous le glaive de la loi, quand il sera prouvé que, sous le prétexte de la liberté des opinions, ils ont trahi les intérêts de la Nation. L'inviolabilité de Louis Capet et des mandataires du peuple a perdu la République ; les hommes de bien sont seuls inviolables... Roland calomnia Paris aux yeux de toute l'Europe, parce qu'il pensait qu'en détruisant Paris il viendrait à bout de détruire la liberté.

« Nous arrivâmes à Paris très heureusement. Ce fut notre réunion avec les Jacobins, avec les Cordeliers, avec tous les patriotes, qui déjoua les complots et fit tomber la tête du tyran...

« L'aristocratie de la fortune veut s'élever sur les ruines de l'aristocratie nobiliaire ; en général, les gros marchands, les financiers sont accapareurs... Aucun des brigands couronnés n'oserait nous attaquer s'ils n'étaient pas assurés d'un parti dans la Convention... La Constitution que l'on veut nous donner (le projet de Condorcet et de la Gironde) est un enfant qu'il faut étouffer dans son berceau ; elle est toute en faveur du riche contre le pauvre, elle n'a pas étonné les patriotes, ils s'y attendaient.

« Que les mêmes coups exterminent les ennemis du dehors et les ennemis du dedans. Chargez-vous des premiers, nous nous chargerons des autres. Aux armes ! aux armes ! »

C'était le tocsin de mort contre la Gironde, à un moment où Robespierre et Marat ne voulaient ni frapper à mort ni même rejeter violemment de la Convention les Girondins. Les exterminer ? C'est une hypothèse qu'à cette date Robespierre n'examinait même pas. Leur retirer leur mandat et convoquer les assemblées primaires pour leur nommer des remplaçants ? C'était entamer la Convention et c'était se remettre au hasard d'élections nouvelles, dont l'issue était incertaine. C'est ce que Robespierre disait dès lors, avec insistance, aux Jacobins. Son plan était de noyer lentement la Gironde dans une sorte de discrédit définitif, de lui enlever peu à peu tout ce qui lui restait de popularité, de l'éliminer des Comités, et de la réduire à un état a de nullité politique n, sans illégalité et sans violence.

 

 

 



[1] Jaurès se trompe. Jacques Roux resta membre du Conseil général de la Commune. — A. M.