LA DIFFÉRENCE ENTRE JACQUES ROUX ET BABEUF Entre
les conceptions d'Hébert et celles de Jacques Roux il n'y avait qu'une
analogie superficielle. Ce n'est pas que Jacques Roux fût un penseur profond.
On le diminuerait à coup sûr en réduisant sa politique à une politique de
pillage. La journée du 25 février n'était, à ses yeux, qu'un avertissement
pour obtenir des lois. Mais à prendre sa doctrine même, ce perpétuel anathème
contre le monopole, l'accaparement, l'agiotage, comme elle est frivole et
inconsistante ! Où finit le commerce licite ? Où commence l'accaparement ? Ou
bien on frappera les marchands à l'aveugle, et ce sera la ruine générale. Ou
bien on essaiera de contrôler leurs opérations. Mais si ce contrôle est
léger, il sera inefficace. S'il est profond, continu, ce sera, en réalité, le
contrôleur, l'Etat, la Municipalité, qui dirigera les opérations commerciales
; et la propriété privée est absorbée, de fait, par la communauté. Quand donc
Varlet et Jacques Roux assurent qu'ils veulent maintenir la propriété, même «
la grande propriété », et quand ils demandent en même temps que
l'accaparement et le monopole soient poursuivis à fond, ils se perdent dans
l'incohérence. Michelet, dans le mot que j'ai cité, voit là un germe de
babouvisme. Ni Jacques Roux, ni Varlet n'étaient personnellement sur le
chemin du communisme : ils n'avaient pas l'ampleur d'esprit de Babeuf. Et si
leur doctrine prépara le communisme, ce fut par sa contradiction même et par
son impuissance. Babeuf
s'appuiera surtout sur les ouvriers des manufactures ; quand il fondera son
club, ce sera au Panthéon, en un point d'où il dominait à la fois le quartier
Saint-Marcel avec ses tanneries, le quartier Saint-Antoine avec ses nombreux
et puissants ateliers. Les Gravilliers sont, au contraire, un centre
d'artisans, de petits industriels ; et cette petite bourgeoisie obscure n'eût
guère compris la grande idée de la propriété et de la production communes.
Elle s'irritait au contraire, contre le développement capitaliste qui la
menaçait de toute part. La Révolution, qui suscitait les vastes entreprises,
était pour elle une déception. Quoi ! on n'aura exproprié les couvents que
pour y installer, ou des magasins immenses, ou de vastes manufactures qui
font une concurrence ruineuse ou au boutiquier infime ou au modeste artisan ! Le
journal les Révolutions de Paris, déduisant les funestes effets de la
journée du 25 février, dit : « Plusieurs maisons de commerce
hollandaises, anglaises, américaines, se proposaient de transporter leurs
pénates à Paris, pour y jouir de toutes les franchises et de toute la protection
des Etats vraiment libres. La journée du 25 février fera replier leurs voiles
: ils ne voudront plus habiter un pays où la propriété de l'honnête homme ne
soit pas respectée. » Mais
c'est précisément' tout ce puissant essor du grand commerce qui troublait en
ses habitudes le centre de Paris. Une activité économique fébrile
bouleversait les intérêts : « On bâtit dans toutes les rues » disent,
en mai, les Révolutions de Paris (n° du 4 au 11 mai). Et, dans les maisons
nouvelles, ce n'étaient pas seulement de somptueux appartements bourgeois qui
étaient aménagés ; c'étaient de vastes manufactures et de vastes dépôts qui
gênaient doublement les artisans par la concurrence du produit fabriqué, par
l'absorption de la matière première. La plainte des « compagnons »,
c'est-à-dire, ici, des petits patrons ferblantiers, que j'ai citée, est tout
à fait significative. C'est pour ceux-là, autant au moins que pour les
ouvriers, que travaillait Jacques Roux. Et il ne faut pas que le pillage
téméraire de quelques pauvres boutiques, par une foule déchaînée et mêlée de
coquins, nous cache le vrai sens économique et social du parti nouveau.
Jacques Roux défendait la petite bourgeoisie et l'artisanerie contre
l'accaparement des matières et la concurrence des grands marchands, comme il
défendait les prolétaires contre la hausse des denrées. Lorsque, un peu plus
tard, le 25 juin, Jacques Roux dira à la Convention : « quel est le but de
ces agioteurs qui s'emparent des manufactures, du commerce, des productions
de la terre ? », il révélera bien les angoisses de toute cette fourmillante
artisanerie des Gravilliers, qui redoutait une expropriation économique. Il y
a loin, à coup sûr, de cette petite bourgeoisie ardemment révolutionnaire,
qui voulait neutraliser les premiers effets économiques et capitalistes de la
Révolution non en rétrogradant, mais en poussant plus avant, à la petite
bourgeoisie racornie et réactionnaire qui est devenue dans plusieurs capitales
de l'Europe la proie de l'antisémitisme, et qui répète des formules vaines
contre « la finance, le monopole, l'accaparement ». Aujourd'hui, les voies
socialistes et communistes sont ouvertes, et clairement tracées : et c'est
par la plus rétrograde aberration que la petite bourgeoisie refuse d'y
entrer. Au commencement de 1793, il n'y avait pas de claire formule
socialiste : et c'est en tâtonnant à travers la Révolution que le peuple des
artisans cherchait sa voie. Quelles
que fussent les insuffisances et tes obscurités de la pensée de Jacques Roux,
il y avait dans son action deux choses neuves et fortes, qui le distinguaient
de tous les partis et l'opposaient à Hébert lui-même. D'abord, il faisait le
principal, l'essentiel, de ce qui n'était pour les autres, même les plus
hardis, qu'un accessoire, un à-côté. C'est la question de la propriété, de
ses limites nécessaires, du contrôle auquel elle doit être soumise, qu'il
pose obstinément au premier plan. Il ne se borne pas à déclamer au passage
contre les accapareurs, c'est-à-dire contre l'abus du droit de propriété ; il
veut que la lutte soit engagée systématiquement, constamment, et qu'elle soit
la préoccupation dominante, l'œuvre maîtresse de la Révolution. En second
lieu, et par une conséquence naturelle, il défend le peuple de toute
superstition à l'égard des partis purement politiques, et si Saint-Just,
Robespierre, Hébert, Chaumette, hésitent à entrer dans la bataille sociale,
s'ils ne veulent pas s'y donner tout entiers, c'est contre eux que l'on
marchera. De là, dans la journée du 22 février, les huées des tribunes contre
les Jacobins déconcertés et scandalisés. De là, dans la journée du 25, contre
la Commune même, contre Hébert et Chaumette qui mollissent, qui, loin de
pactiser avec le mouvement, parlent de le réprimer et de faire battre la
générale, des invectives et des huées. « Tant mieux ! Tant mieux ! » criaient
les tribunes à chacun des actes de pillage dénoncés à la Commune. «
Accapareurs ! accapareurs ! » criaient-elles à tous les membres de la
Municipalité qui manifestaient leur réprobation. Accapareur, voilà dans la
lutte des partis, un mot de guerre nouveau à signification sociale. Jacques
Roux ne l'a pas introduit dans le langage de la Révolution ; mais il lui a
donné un sens plus plein et un plus vaste retentissement. Effrayés
et irrités, tous les partis, surtout les partis extrêmes, qui craignaient
davantage d'être compromis et délaissés, se tournèrent violemment contre lui.
Ils étaient d'autant plus irrités que la Gironde à la tribune et dans ses
journaux disait : « Voilà bien l'effet des prédications anarchistes ! On n'a
pas respecté les personnes en septembre : on ne respecte pas la propriété en
février : c'est logique. » Les Jacobins s'empressèrent de désavouer le
mouvement et de dégager leur responsabilité. Et il est vrai qu'ils n'y
étaient pour rien, qu'il était même en partie dirigé contre eux. Leur
tactique fut de le dénoncer comme une manœuvre des, contre-révolutionnaires
et comme une intrigue des Girondins eux-mêmes. LA POSITION DE ROBESPIERRE Robespierre
n'osa pas nier tout à fait le caractère populaire du mouvement, mais après
l'avoir un moment reconnu, il insista longuement sur le complot de la
contre-Révolution. A vrai dire, la Révolution était perdue, si, sous prétexte
de réprimer l'accaparement, elle laissait le peuple entrer dans la voie du
pillage, ou si même elle laissait ébranler toute la propriété avant qu'un
système nouveau fût préparé dans la société et dans les esprits. « Comme
j'ai toujours aimé l'humanité, dit Robespierre, que je n'ai jamais cherché à
flatter personne, je vais dire la vérité. Ceci est une trame ourdie contre
les patriotes eux-mêmes. Ce sont les intrigants qui veulent perdre les
patriotes. ll y a dans le cœur du peuple un sentiment juste d'indignation.
J'ai soutenu, au milieu des persécuteurs, et sans appui, que le peuple n'a
jamais tort ; j'ai osé proclamer cette vérité dans un temps où elle n'était
pas encore reconnue : le cours de la Révolution l'a développée. « Le
peuple a entendu tant de fois invoquer la loi par ceux qui voulaient le
mettre sous le joug qu'il se méfie de ce langage. « Le
peuple souffre ; il n'a pas encore recueilli le fruit de son travail ; il est
encore persécuté par les riches, et les riches sont encore ce qu'ils furent
toujours, c'est-à-dire durs et impitoyables (Applaudissements). « Le
peuple voit l'insolence de ceux qui l'ont trahi : il voit la fortune
accumulée dans leurs mains, il sent sa misère, il ne sent pas la nécessité de
prendre les moyens d'arriver au but, et lorsqu'on lui Parle le langage de la
raison, il n'écoute que son indignation contre les riches et il se laisse
entraîner dans de fausses mesures par ceux qui s'emparent de sa confiance
pour le perdre. « Il y
a deux causes : la première, une disposition naturelle dans le peuple à
chercher les moyens de soulager sa misère, disposition naturelle et légitime
en elle-même ; le peuple croit qu'à défaut de loi Protectrice, il a le droit
de veiller lui-même à ses propres besoins. « Il y
a une autre cause : cette cause, ce sont les desseins perfides des ennemis de
la liberté, des ennemis du peuple, bien convaincus que le seul moyen de nous
livrer aux puissances étrangères, c'est d'alarmer le peuple sur ses
subsistances et de le rendre victime des excès qui en résultent. J'ai été
moi-même témoin des mouvements. A côté de citoyens honnêtes, nous avons vu
des étrangers et des hommes opulents revêtus de l'habit respectable des
sans-culottes. Nous en avons entendu dire : « On nous promettait l'abondance
après la mort du roi, et nous sommes plus malheureux depuis que ce pauvre roi
n'existe plus. » Nous en avons entendu déclamer non pas contre la portion
intrigante et contre-révolutionnaire de la Convention qui siège où siégeaient
les aristocrates de l'Assemblée Constituante, mais contre la Montagne, mais
contre la députation de Paris et contre les Jacobins, qu'ils représentaient
comme accapareurs. « Je
ne vous dis pas que le peuple soit coupable ; je ne vous dis pas que ses
mouvements soient un attentat : mais, quand le peuple se lève, ne doit-il pas
avoir un but digne de lui ? Mais de chétives marchandises doivent-elles
l'occuper ? Il n'en a pas profité, car les pains de sucre ont été recueillis
par les valets de l'aristocratie et, en supposant qu'il en ait profité, en
échange de ce modique avantage quels sont les inconvénients qui peuvent en
résulter ? Nos adversaires veulent effrayer tout ce qui a quelque propriété ;
ils veulent persuader que notre système de liberté et d'égalité est subversif
de tout ordre, de toute sûreté. Le peuple doit se lever non pour recueillir
du sucre, mais pour terrasser les brigands. » L'embarras
de Robespierre était manifeste : il ne voulait pas perdre contact avec
l'énergie révolutionnaire du peuple, même déréglée : il ne voulait pas non
plus alarmer les possédants ; sur la question des subsistances il se
dérobait. L'ADRESSE DES JACOBINS DU 1ER
MARS Les
Jacobins redoutèrent si fort les suites de la journée du 25 février, le parti
que les Feuillants et les Girondins pouvaient en tirer dans toute la France
contre les démocrates, qu'ils envoyèrent une adresse aux sociétés affiliées.
Là aussi, plus nettement encore que ne l'avait fait Robespierre, ils
dénoncèrent l'émeute comme une manœuvre des ennemis de la Révolution. La
question des subsistances n'avait été que le prétexte. « Pour déterminer
une explosion on fit prononcer à la barre de la Convention nationale, par un
orateur plus que suspect, une pétition dont le style et l'inspiration
décelaient les véritables instigateurs de cette démarche. » C'étaient
des émigrés rentrés en secret, des royalistes déguisés, des aristocrates, qui
avaient suscité et dirigé le mouvement. « Nos alarmes ont redoublé
lorsque, pour la première fois, nous entendîmes dans nos tribunes
publiques des spectateurs trompés ou apostés répondre à nos conseils
pacifiques en nous appelant agioteurs et accapareurs. » Dans les
groupes on criait : vive Louis XVII, et les Jacobins vont jusqu'à dire « que
les gros magasins des accapareurs ont été respectés ; que les boutiques des
patriotes ont obtenu la préférence. » Ce n'est pas vrai : les Révolutions
de Paris disent le contraire : « Ce qu'il y a de plus inouï, écrit
ce journal, c'est que la plus petite boutique de détailleur fut traitée comme
le plus gros magasin. : on ne fit grâce à personne ou à presque personne. »
Et il résulterait déjà de là que les gros magasins ne furent pas épargnés. Mais
une note au bas de la page ajoute : « Quelques épiciers jacobins furent
respectés. » C'est directement contraire à l'affirmation de l'adresse.
Je ne crois pas qu'il y ait eu un parti pris de respecter les marchands
jacobins Pas plus qu'il n'y avait eu de parti pris de les attaquer
spécialement. Chaque observateur, selon le hasard des faits dont il avait été
témoin dans un mouvement étendu et confus, croyait démêler telle ou telle
tendance : la vérité est que le mot d'ordre était : « Contre tous, qu'ils soient
Jacobins ou Feuillants : ils sont tous des marchands. » C'est précisément
cette indifférence politique à l'égard de la classe mercantile qui
caractérise la pensée de Jacques Roux. Les
Jacobins voient plus juste, lorsqu'ils signalent que les quartiers les plus
anciens ne bougèrent pas : et ceci est une confirmation décisive de ce que
j'ai dit plus haut sur le caractère petit bourgeois du mouvement de février
et du parti nouveau : « Une
circonstance très remarquable, dit l'adresse, c'est que les quartiers
où le civisme est le plus ardent, le peuple moins aisé et Plus nombreux n'en
ont pas ressenti les effets. Dans le faubourg Saint-Marceau aucun marchand
n'a été inquiété : c'est en vain que des protestataires, à la tête de femmes
venues des quartiers éloignés, se sont portés au faubourg Saint-Antoine : ils
n'ont pu entraîner les bons et vigoureux citoyens qui l'habitent. Voilà le
peuple de Paris. » Mais
les Jacobins tiraient cette conclusion qu'ailleurs, aux Gravilliers et dans
les quartiers du centre, le mouvement était suscité contre la Révolution. L'ARTICLE D'HÉBERT SUR LES TROUBLES Hébert
se fit en cette campagne l'allié des Jacobins : il servit leur tactique avec
sa verve grossière et sa fantaisie impudente. Il poussa l'explication
jacobine jusqu'à la caricature. A l'en croire, la journée du 25 février
n'aurait été qu'une mascarade aristocratique, une émeute masquée où les
émigrés étaient déguisés en sans-culottes (numéro 219). Ce sont d'ailleurs, comme de
juste, les « brissotins » qui ont organisé tout le scénario. Ils
ont d'abord « fait enlever le pain de chez les boulangers » pour créer la
panique et prétexter les attroupements. « Cette
bande de mandrins ne s'est pas découragée et, avec un renfort de guinées,
elle a monté un nouveau, coup. Des ci-devant marquis habillés en charbonniers
et perruquiers, des comtesses travesties en poissardes, les mêmes qui
voulaient crier grâce le jour où Capet a perdu le goût du vin, se sont
dispersés dans les faubourgs, dans les halles et les marchés, pour exciter le
peuple à là révolte et au brigandage : « Faisons main basse sur les
boutiquiers, ont-ils dit : forçons les épiciers à nous donner le sucre et le
savon au prix que nous voudrons. Il y a trop longtemps que nous souffrons,
nous payons tout au poids de l'or. Il est temps que cela finisse. « Les
pauvres badauds ont été assez dupes pour se laisser prendre dans le piège
comme la femme d'Adam ; ils ont cru le serpent et ils ont mordu à la pomme.
Conduits par ces poissardes de nouvelle fabrique, ils ont foncé sur toutes
les boutiques, ils se sont fait délivrer les, marchandises aux prix qu'ils
ont voulu. « Badauds,
badauds éternels, vous serez donc toujours dupes des fripons ? Tonnerre de
Dieu ! ce n'est pas ma faute : je vous avertis assez souvent de vous tenir
sur vos gardes. Pauvres gens qui ne voyez pas plus loin que votre nez, vous
n'avez pas compris, en vous livrant à ces excès, que vous crachiez en l'air
et. que ça retombait sur vos faces à gifles. Quoi ! vous déclarez la guerre
aux accapareurs, et c'est sur les pauvres détaillants, qui souffrent plus que
vous des accaparements, que vous vous êtes vengés ! De quel droit avez-vous
voulu mettre un prix à la marchandise de votre voisin ? Souffririez-vous que
l'épicier du coin en mît un sur votre journée ? Que va-t-il advenir de votre
belle équipée ? Que personne ne voudra vous approvisionner, et que dans peu
de jours vous manquerez de tout. « Ce
n'est pas par amour pour les boutiquiers que je parle ; je crois que, pour la
plupart, ils sont mauvais citoyens et qu'ils méritent ce qui leur arrive ;
mais c'est pour vous, mes amis les sans-culottes, que l'on égare : on
veut, foutre, vous diviser au moment où vous devez être tous frères. On
veut vous faire manger entre vous le blanc des yeux quand il faut marcher
vers l'ennemi. Foutez d'abord le trac aux brigands couronnés et à leurs
esclaves ; cette besogne faite, rentrez pour exterminer les traîtres et
bientôt vous verrez renaître l'abondance. Que diriez-vous d'un enragé qui
verrait brûler sa maison, et qui, au lieu d'aller éteindre le feu,
s'amuserait à se chamailler et à se prendre aux crins avec le premier venu ?
Parisiens, connaissez vos véritables ennemis ! Ceux qui vous font plus de mal
que les accapareurs, ce sont les Brissotins et les Rolandins ; foutez-leur la
danse, et je vous réponds que ça ira à la fin, foutre ! » C'est
la parodie grotesque et basse du tocsin sublime qu'aux heures de péril Danton
sonnait contre l'ennemi, c'est aussi la tentative pour refaire le bloc des
révolutionnaires de gauche, pour dériver contre la Gironde le mouvement
d'impatience d'une partie du peuple et pour refouler à l'arrière-plan de la
Révolution la question économique. Croyant Jacques Roux à terre, et ayant
besoin d'ailleurs de l'accabler pour justifier la conduite du Conseil de la
Commune qui, malgré tout, n'aida pas le mouvement, Hébert insiste dans le n°
220. « Ce
sont les mêmes Jean-foutres qui, pour empêcher qu'on ne songe à eux, font
piller dans les boutiques des détaillants afin d'amener la disette et la
guerre civile. » Et plus
longuement encore dans le n° 221 : «
Tandis que nos armées engagées sur le territoire étranger étaient prêtes à
être attaquées, tandis, foutre, que nos généraux les avaient abandonnées et
qu'ils faisaient jabot dans les coulisses de l'Opéra, lorsque les colonnes
autrichiennes allaient fondre sur elles, les fripons soudoyés par
l'Angleterre ont fait piller les magasins dans Paris, afin d'exciter le
désordre dans le moment où on s'occupait du recrutement de l'armée. Braves
sans-culottes, pouvez-vous douter maintenant que ce fût un coup monté pour
vous perdre ? Regrettez d'avoir pu donner ainsi dans .1a bosse et jurez
d'exterminer à l'avenir tous les Jean-foutres qui seraient assez malavisés
pour vous tendre de pareils pièges. » JACQUES ROUX RENIÉ PAR LES SECTIONS On
pouvait croire que Jacques Roux, combattu par tous, désavoué par tous, était
un homme fini, enseveli. Même les sections l'exécutèrent. En ce moment, la
Commune provisoire qui avait succédé à la Commune révolutionnaire du 10 août
faisait procéder, selon les termes de la loi municipale, à son institution
définitive. Les délégués qui avaient été désignés par chaque section pour
faire partie du Conseil général de la Commune et du corps municipal devaient
être soumis ensuite au scrutin épuratoire de l'ensemble des sections, qui
admettaient ou rejetaient par assis et levé les élus proposés. Il semble que
la nomination du nouveau maire Pache, proclamé le 14 février, ait décidé les
autorités constituées à accélérer un peu cette opération qui traînait. « Depuis
quelque temps, dit le procès-verbal de la Commune du 19 février,
l'organisation de la municipalité définitive était retardée par diverses
difficultés. Le Directoire du Département vient enfin de prononcer. En
conséquence, le corps municipal arrête que les 48 sections se réuniront
samedi prochain, 23 de ce mois, à 5 heures du soir, dans le lieu ordinaire de
leurs séances, pour y procéder par assis et levé, conformément à la loi, à
l'acceptation ou au refus de chacun des membres portés sur la liste des
citoyens élus pour composer la municipalité définitive ; que le lendemain
dimanche 24, les délégués des sections apporteront à la maison commune le
résultat de leur délibération ; et que la liste des citoyens élus sera
imprimée, affichée et envoyée aux sections. » Or,
c'est seulement le 2 mars que le procès-verbal de la Commune mentionne le
résultat du vote des sections. « Les procès-verbaux du scrutin des sections,
pour l'admission ou le rejet des citoyens destinés à former le Conseil
général de la Commune se sont trouvés au nombre de 45. Les sections du
Mont-Blanc, du Panthéon Français et des Gardes-Françaises ont refusé
d'émettre leur vœu. Quarante-six citoyens, entre autres le prêtre Roux, ont
été rejetés. » Le procès-verbal ne nomme que lui ; la Commune tenait à le
rejeter avec quelque fracas. Qu'on observe bien que c'est la majorité des
sections qui refusait de sanctionner en la personne de Jacques Roux le choix
fait par la section des Gravilliers. Celle-ci ne l'abandonnait pas ou plutôt
elle n'avait pas à se prononcer sur lui, car la loi municipale décidait (tout
naturellement) « qu'une
section individuelle ne soumettrait pas à l'épreuve (du scrutin
épuratoire) les
trois » d'abord désignés par elle. Mais une question se pose : l'élimination
de Jacques Roux fut-elle prononcée par la majorité des sections avant le 25
février ou après ? Était-elle un désaveu général de sa politique ou un
désaveu plus précis de la journée du 25 et du rôle qu'il y avait joué ? Aux
termes rigoureux de l'arrêté du Directoire, il semble que le scrutin
épuratoire aurait dû être terminé le 23 au soir dans toutes les sections,
puisque le résultat devait y être porté le lendemain dimanche 24 à l'Hôtel de
Ville. Mais il y avait souvent du retard dans toutes ces opérations : un
scrutin épuratoire, même sans débat, même par assis et levé, portant sur plus
de cent quarante noms, c'est assez long ; et il est fort possible que les
sections n'aient pu terminer le samedi 23, qu'elles se soient réunies de
nouveau les jours suivants. Si Jacques Roux avait été éliminé dès le 23 au
soir, cela soulignerait l'importance de son rôle. Il serait démontré en effet
que, même avant l'éclat du 25, sa propagande contre la classe mercantile
inquiétait, dans l'ensemble de Paris, les citoyens des sections. Mais il me parait
infiniment plus probable que son exclusion fut une suite de l'émeute du sucre
et du savon. Je ne crois pas en effet que sa propagande un peu sourde ait pu,
avant le 25, porter assez loin pour le compromettre dans tout Paris. Au
demeurant, le fait qu'il n'est question du vote des sections que dans la
séance du 2 semble indiquer que ces sections ont continué jusqu'à cette date
leurs votes de confirmation ou d'épuration. Enfin, la section des Piques
n'aurait pas éprouvé le besoin de communiquer, le 27 février, au Conseil de
la Commune, ses vues contre Jacques Roux, si dès ce moment dès le 23 au soir,
il était éliminé par la majorité des sections. Il est infiniment probable au
contraire que le vœu de la section des Piques, connu et manifesté le 27,
acheva de précipiter dans les sections la déroute de Jacques Roux. Celui-ci,
ainsi traqué de tous côtés, dut se débattre dans le quartier des Gravilliers
qui l'avait délégué d'abord, afin de garder, là du moins, un point d'appui :
c'est de ces innombrables luttes obscures, à peine soupçonnées par « la
grande histoire qu'est fait le mouvement des révolutions. On lit
dans le procès-verbal de la Commune, séance du 19 mars (Moniteur
du 24) : « Il
résulte du dépouillement des scrutins des sections convoquées pour remplacer,
par de nouveaux choix, les citoyens rejetés de la formation du Conseil
général définitif, que sur les 30 sections qui devaient réélire, 28 seulement
ont envoyé leurs procès-verbaux. Les sections du Mont-Blanc et du Panthéon
Français ont refusé de nommer de nouveaux membres, malgré le rejet fait par
la majorité des sections de ceux qu'elles avaient précédemment élus. Celles
des Champs-Elysées, des Gardes-Françaises, de Popincourt, des Quinze-Vingts
et de l'Observatoire ont procédé à un nouveau scrutin, dont le résultat a
présenté les mêmes sujets qui avaient été rejetés. « Les
sections du Temple et des Gravilliers n'ont pas encore envoyé leurs
procès-verbaux, quoique invitées à trois reprises différentes. » Ce sont
les. deux sections sur lesquelles Jacques Roux avait le plus de prise. Celle
du Temple, voisine de celle des Gravilliers, se solidarisait avec elle, et
sans doute les délégués du Temple exclus comme Jacques Roux par les
Gravilliers devaient être de ses partisans. La section des Gravilliers
marquait-elle quelque hésitation, quelque crainte de se compromettre à fond
avec Jacques Roux en ne le réélisant pas purement et simplement, comme
plusieurs sections le firent pour leurs délégués ? Cette réélection était
évidemment illégale puisque le scrutin opératoire de l'ensemble des sections
n'était plus qu'une dérision si chaque section pouvait ensuite déléguer au
Conseil de la Commune ceux que le scrutin général avait refusés. Mais ce
n'est probablement pas ce scrupule de légalité qui retint la section des
Gravilliers. Je suis porté à croire que l'attitude de ces deux sections, le
Temple et les Gravilliers, répond à la politique discrète et profonde du
prêtre : A quoi bon s'user dans un conflit sans dignité et sans issue avec la
Commune ? Elle décidait précisément le 19 mars : « Le corps municipal a
pensé que la réélection des membres rejetés par la majorité des sections
était une lésion du droit de ces mêmes sections. » Il valait bien mieux
marquer par une abstention prolongée que les sections du Temple et des
Gravilliers, atteintes par le vote qui excluait Jacques Roux, se
désintéressaient de la vie de la Commune et formaient une force indépendante
capable de se replier sur soi. C'est ce que firent d'abord ces sections ;
puis, avec un accord qui marque bien l'inspiration d'une volonté unique,
elles nommèrent de nouveaux commissaires[1]. L'orage
de révolution et de guerre civile allait grondant toujours plus fort en mars
et avril : qu'importait à Jacques Roux de n'être plus officiellement délégué
à la Commune ? Les moyens d'action ne lui manqueraient pas. L'essentiel pour
lui était d'avoir gardé la sympathie et la confiance des Gravilliers, et il
apparaît bien qu'elle ne subit même pas une éclipse ; lorsque, en : juin,
Jacques Roux ira parler devant la Convention et y affirmer son programme, ce
sera comme « orateur de la députation des Gravilliers » et de
Bonne-Nouvelle. Ces sections centrales restent donc l'inébranlable forteresse
de Jacques Roux et du parti nouveau que Hébert et Marat appellent déjà les
Enragés. En
cette journée du 25 février, Jacques Roux était bien loin d'être un vaincu.
Car, malgré le bruyant anathème de la plupart des forces révolutionnaires
avancées, son idée avait réalisé soudain de grands progrès. Elle était dès
lors inscrite à l'ordre du jour de la Révolution. De toute part, la pensée de
régler les échanges par la loi et de faire équilibre, dans la Révolution et
par elle, à la puissance économique de la richesse, s'affirmait. CONDORCET ET LA LIBERTÉ DU COMMERCE Je ne
vois guère que le journal de Condorcet, la Chronique de Paris, qui continue à
opposer nettement à toute agitation la thèse absolue de la liberté
commerciale. Il dit qu'il n'y a aucun moyen factice pour empêcher la hausse
des prix : « Le
savon se fabrique en grande partie à Marseille : il y entre de l'huile que
l'on achète en Italie et de la soude que l'on achète en Espagne. Les denrées
que nous achetons aux étrangers nous reviennent fort cher à cause de la perte
du change et de la perte de l'assignat contre l'or et l'argent. A mesure que
nous payons ainsi toujours plus cher l'huile et la soude, il est inévitable
que le savon augmente de prix. « Maintenant,
si vous avez fantaisie de demander qu'on le taxe et si la Convention a la
faiblesse d'y consentir, il arrivera que le marchand n'osera plus en faire
venir, et qu'au lieu de le payer cher vous n'en aurez plus du tout. » Le
remède lui paraît être dans une élévation correspondante et proportionnée de
tous les prix, des prix des travaux comme des prix des matières : « Voulez-vous
m'en croire, citoyennes ? Ne demandez pas que l'on taxe le savon, mais
augmentez le prix de votre blanchissage. Demandez-moi un sol, deux sols de
plus par chemise, je serai bien obligé d'en passer par là, car j'ai autant
besoin que ma chemise soit lavée que vous pouvez avoir besoin de la laver.
Moi, de mon côté, qui paye plus cher le blanchissage et bien d'autres choses,
je me ferai payer plus cher le prix de ma journée. L'entrepreneur qui me paye
et qui bâtit pour un marchand plumassier de la rue Saint-Denis se fera payer
plus cher le bâtiment. Le marchand plumassier vendra un peu plus cher ses
plumes aux femmes et aux soldats, et son duvet au tapissier. Le tapissier qui
fournit un hôtel garni vendra plus cher les lits de plume. Le maître de
l'hôtel garni fera payer un peu plus cher ses appartements au marchand de
Rouen qui vient vendre des mouchoirs à Paris. Le marchand de Rouen vendra ses
mouchoirs dix sols, vingt sols de plus, et ainsi de l'un à l'autre, tout le
monde augmentera son prix et tout le monde vivra. Car il est bien agréable
que les denrées soient à bon marché, mais il est encore plus nécessaire que
tout le monde vive et que tout le monde travaille. Ce n'est pas quand les
choses sont chères que l'on souffre, mais c'est quand il n'y en a pas à
acheter ; car, quand elles sont chères, on hausse le prix de la journée,
mais, quand il n'y en a point, l'on meurt... Et ne pensez pas que les gens,
plus riches que nous ne soient pas obligés d'augmenter le prix de nos
journées, car ils ne peuvent se passer ni de vous, ni de moi, ni du
serrurier, ni du menuisier, ni du cordonnier, ni de bas, ni de linge, ni de
mouchoirs ; et puis ils en sont quittes pour se faire payer un peu plus cher
eux-mêmes. Et cela tourne sans fin des uns aux autres, en sorte que tout le
monde paye davantage, mais que tout le monde se fait mieux payer. Tout ce
qu'on peut dire alors, c'est que tout est plus cher qu'autrefois, mais non
pas qu'il fait plus cher à vivre. » LA SOLUTION LIBÉRALE ÉTAIT IMPOSSIBLE A la
bonne heure, et cela glisse et tourne doucement, d'un mouvement aisé et
silencieux. Mais l'économiste n'oublie qu'une chose : c'est que cette
opération suppose à la fois de l'espace et du temps. Il faut de l'espace pour
que la Nation puisse appeler de partout, s'il est nécessaire, les denrées,
les matières, les produits ; car, s'il est une catégorie de produits trop
limitée, ceux qui en disposent par monopole peuvent hausser leurs prix de
telle sorte que jamais la société ne puisse hausser à un niveau correspondant
l'ensemble des prix. Et il faut du temps, car ce n'est pas d'emblée, ce n'est
pas par une sorte de réflexe instantané que le salaire de l'ouvrier
s'accommode aux brusques variations des denrées. Or, la
Révolution ne disposait ni de l'espace, ni du temps. Par la guerre à peu près
universelle et surtout par l'énorme discrédit des assignats au dehors, il lui
devenait de plus en plus impossible d'acheter sur le marché étranger, et la
France était, économiquement, sur le point d'être une Nation assiégée. Dès
lors, les matières et les denrées, limitées à ce que produisait le pays
lui-même, pouvaient aisément être accaparées. Cela était d'autant plus facile
qu'au moment où la matière achetable était circonscrite, les moyens d'achat
dont disposaient les classes riches étaient multipliés et même surabondants.
L'énorme quantité d'assignats, émis en remboursement de la dette, des offices
de tout ordre, s'ajoutant au numéraire de la veille, mettait aux mains de la
bourgeoisie capitaliste une puissance d'achat immédiate, exigeante, avide. En
ce sens, la disposition légale, très démocratique d'ailleurs, qui permettait
aux acquéreurs de biens nationaux de se libérer en douze annuités, laissait
aux capitalistes une masse énorme de monnaie, monnaie métallique ou monnaie
de papier. Saint-Just force les couleurs lorsqu'il écrit plus tard (avril 1794), en une sorte de revue
rétrospective de la Révolution : « Les
annuités nombreuses laissèrent le temps aux acquéreurs d'agioter avec le prix
de leur domaine sur les subsistances publiques ; et ce régime d'annuités qui,
au premier coup d'œil, paraissait faciliter les ventes, était relativement
mortel pour l'économie et la prospérité françaises. En effet, le possesseur
d'une grande quantité de papier monnaie soldait une première annuité et
payait cinq pour cent pour les autres et ses fonds employés à accaparer les
denrées lui produisaient cent pour cent. L'Etat gagnait donc cinq pour cent
sur les annuités et le peuple perdait cent pour cent contre l'Etat par la
scélératesse des factions. Cette facilité des douze annuités n'était pas pour
les citoyens pauvres qui n'achetaient point de domaine : elle était pour
les riches, dans les mains desquels on laissait des fonds qui nourrissaient
l'agiotage. » Encore
une fois, Saint-Just exagère : il dénature les intentions de ceux qui
adoptèrent ce régime, et il méconnaît le service immense rendu par là à de
très nombreux petits acheteurs, mais il reste vrai que les moyens d'achat,
ainsi accumulés et immobilisés aux mains des riches, devaient se porter avec
une sorte de violence vers toutes les denrées et matières disponibles. De là
un magnifique essor d'activité, mais désordonné et âpre. Avec cette puissance
d'acquisition énorme, opérant sur un marché clos qui ne pouvait guère se
renouveler par l'afflux des matières étrangères, la France était comme un
bassin, où il n'arrive plus d'eau du dehors, et auquel s'appliquent des
pompes aspirantes d'une prodigieuse puissance. Sans
doute, à la longue, l'équilibre se serait établi entre le prix surhaussé des
produits et des matières et le prix, du travail. A la longue aussi, les
producteurs se seraient adaptés à l'état nouveau et n'auraient assumé que les
entreprises pour lesquelles ils pouvaient s'approvisionner de matières
premières, laissant aux grands monopoleurs marchands à devenir eux-mêmes de
grands monopoleurs industriels. Mais la Révolution était une crise resserrée
dans le temps comme dans l'espace. Il fallait que d'ici deux ans, trois ans,
elle eût vaincu ou qu'elle disparût. Or, dans ces deux ou trois années
décisives, tragiques, qui portaient sur leur base étroite les destinées du
monde, l'équilibre ne pouvait pas se faire. Voici,
par exemple, le 6 avril, les cordonniers qui vont à la barre de la
Convention. Ils annoncent qu'à cause de la hausse soudaine et démesurée des
cuirs, accaparés d'ailleurs par quelques agioteurs, il leur sera impossible
de fournir à l'armée les souliers pour lesquels ils ont soumissionné. Oui,
avec le temps, il y aura une solution. Oui, les monopoleurs seront obligés de
livrer la marchandise, ou les cordonniers ruinés céderont la place à d'autres
plus prévoyants, ou plus heureux, ou plus capables de résister à une crise.
Mais la guerre est là, guerre de vie ou de mort pour la liberté et pour la
Nation. Et presque toutes les entreprises, à cette date, même quand elles ne
sont pas au service immédiat de la guerre, ont ce caractère passionné et
pressant. La Révolution ne peut pas supporter qu'à toute la crise politique
et sociale qu'elle soutient s'ajoute une crise fantastique des prix,
déchaînant en mouvements convulsifs la misère et le chômage. Les ouvriers,
appelés dans les sections, appelés à l'armée, enfiévrés d'un combat
formidable contre l'univers conjuré, ne peuvent pas, à chaque jour, disputer
mec l'entrepreneur, avec le propriétaire, pour ajuster leurs salaires à
toutes les sautes des valeurs. Ils donnent à la Révolution leur âme, leur
temps, leur pensée ; ils ont besoin d'une certaine sécurité économique. En
tout cas, même s'ils obtenaient un relèvement de salaires au niveau des prix
des denrées, ce ne serait peut-être qu'après des semaines ou des mois, et
dans cet intervalle, c'est la bourgeoisie riche, marchande et capitaliste qui
réaliserait le bénéfice énorme de la hausse. En sorte que, dans la durée
restreinte dont la Révolution disposait, la liberté commerciale absolue ne
pouvait aboutir qu'à appauvrir la classe ouvrière au profit de la classe
mercantile ; or la classe ouvrière était bien plus dévouée à la Révolution
que la classe marchande et agioteuse. La Révolution devait intervenir dans le
jeu économique si elle ne voulait pas laisser affaiblir les siens. CARRA ET SA CHAMBRE ARDENTE A cet
instinct profond de conservation qui commençait à s'éveiller dans la
conscience révolutionnaire, la journée du 25 février donna soudain plus de
force. H se fit jour sous des formes diverses, parfois confuses et médiocres,
parfois vigoureuses et nobles. Dès le 25 février, à l'heure même où l'émeute
battait son plein, et comme pour lui jeter une première satisfaction, Carra
proposa un projet de loi sur lequel vivent aujourd'hui nos antisémites
fougueux, et qui témoigne d'un sens révolutionnaire assez pauvre et bas. Il
demanda que l'on reprit contre les financiers les traditions de l'ancien
régime, et qu'une Chambre de justice examinât leurs comptes jusqu'en 1740 et
leur fit rendre gorge. « Tel
financier présente une fortune de 50 millions qu'il se hâte Peut-être en ce
moment de convertir en portefeuille. Tel autre de 15 à 18 millions... Tel
autre a laissé en mourant, à d'avides héritiers, les plus beaux hôtels de la
capitale et les plus belles possessions territoriales. Les fortunes de 3, 4,
5, 6 millions sont très communes parmi ces financiers de l'ancien régime qui
restent au milieu de nous et qui accaparent les denrées de première
nécessité... » En
conséquence il proposait : « Tous
ces ci-devant trésoriers généraux et particuliers des finances, régisseurs
généraux des domaines et bois, ex-ministres ou contrôleurs des finances,
fermiers généraux, intendants des finances, intendants de province et
d'armée, maîtres des comptes, liquidateurs généraux, administrateurs généraux
des postes, banquiers de cour, banquiers agioteurs, leurs participes, agents
et commis, dont la fortune scandaleuse accuse complicité d'usure, de péculat
et de concussion, tout homme de finances, partisan, traitant, enfin leurs
héritiers, successeurs en ligne droite ou collatérale, donataires ou ayants
cause, sont assujettis, dès l'instant même, à des déclarations de leur
fortune mobilière et immobilière. Ces déclarations partiront depuis l'année
1740 inclusivement jusqu'au jour du présent décret, etc. » Car
c'était tout l'état-major financier et administratif de l'ancien régime qui
était, selon l'expression commune à Carra et à Hébert, appelé à « dégorger ».
C'était minuscule et misérable ; car, en quoi cette reprise d'un certain
nombre de millions (à supposer qu'on y réussit) allait-elle modifier la
situation économique générale et influer sur les prix ? C'était suranné, car,
c'est toute une classe nouvelle, surgie de la Révolution même, qui déployait
en tous sens cette activité merveilleuse et surabondante qui allait jusqu'à
l'audace de l'accaparement et à la puissance du monopole. Carra ne voyait que
l'ombre du passé projetée sur les jours présents, il ne voyait pas les
immenses forces neuves dont il fallait régler le jeu téméraire. C'était
toutefois un signe des temps : « C'est la désorganisation -de l'ordre
social », cria Lecointe-Puyraveau, en demandant la question préalable.
Mais la Convention, sans aborder la discussion du projet, en ordonna
l'impression. Et telle était la force du mouvement commençant contre « les
accapareurs », que le journal de Brissot lui-même, tout en laissant échapper
son irritation contre Carra « l'inquisiteur des banquiers », n'ose pas
combattre à fond la thèse, si médiocre d'ailleurs et si vieillotte avec ses
airs menaçants. LE PROGRAMME DE CHAUMETTE Bien
plus vivant, bien plus profond fut le discours de Chaumette devant la
Convention, le 27 février. Il semble que le procureur de la Commune souffre
de n'avoir eu, le 25 février, qu'une attitude négative ou même hostile à
l'égard du peuple soulevé. Sans doute, lui aussi, comme Robespierre, comme
les Jacobins, comme son substitut Hébert, il voit ou affecte de voir dans
l'émeute une manœuvre. « Si
l'on en croit les hommes et les femmes qui se sont livrés à ces désordres,
ils y ont été poussés par le désespoir. Ils disent : « Les portes des
boulangers étaient assiégées, le pain était rare, nous avons craint d'en
manquer. Le sucre, le café, le savon, la soude, la chandelle sont montés à
des prix exorbitants. » Nous ne dirons pas, citoyens, que ces plaintes n'ont
aucun fondement ; noua trahirions la vérité, mais nous n'en avouerons pas
moins qu'elles ne sont que le prétexte du mouvement. Sa véritable cause.
C'est la haine de la Révolution, c'est la contre-Révolution ; ses auteurs,
ses moteurs, sont les malveillants de l'intérieur coalisés avec les agents
des puissances étrangères, etc. » Mais,
quand Chaumette a payé ce tribut de rigueur à la thèse jacobine et
montagnarde, il s'empresse de traduire, et avec une large effusion du cœur,
les souffrances, les droits, les espérances du peuple. Et, tout de suite, il
donne à la question une belle ampleur. Non, il ne s'agit pas précisément, au
moins pour Paris, de la question du pain. La Convention, qui a déjà voté, il
y a quelques jours, une avance de 4 millions, et qui, le 27 février même,
venait de la porter à 7, a assuré pour toute l'année le pain à bon marché à
Paris. 11 ne dépassera pas 3 sous la livre. Et les -procès-verbaux de la
Commune montrent avec quelle sollicitude, avec quelle vigilance le Conseil
empêchera les 662 boulangers de l'intérieur de Paris, entre lesquels il
répartissait la subvention, de vendre plus cher le pain, et d'augmenter même
d'un sou le pain de quatre livres. Non, il ne s'agit pas d'arracher le peuple
à la faim. Mais il a droit à mieux que cela. Il ne suffit pas de l'élever
au-dessus de la plus triste mendicité. Il a droit au bien-être, et, suivant
l'expression de Chaumette, ce ne sont pas seulement les denrées de première
nécessité, ce sont « les denrées de seconde nécessité » qui doivent être à sa
portée. En ce seul mot tient toute la Révolution accomplie depuis l'ancien
régime. Ce qu'on peut appeler l'ambition publique, officielle, du peuple a
grandi. Son idée du droit à la vie s'est haussée. Mais que d'obstacles à
vaincre encore ! « Il
n'existe plus de juste proportion entre le prix des journées de la
main-d'œuvre et le prix de ces denrées de seconde nécessité. Nous savons que
les circonstances actuelles présentent plusieurs causes de ce subit
enchérissement. La guerre avec la puissance maritime, les désastres arrivés
dans nos colonies, la perte du change, et surtout une émission d'assignats
qui n'est plus en équilibre avec le besoin des transactions commerciales,
voilà quelques-unes des causes de cette hausse considérable dont nous gémissons,
mais combien est grande leur action, combien est terrible et désastreux leur
résultat, quand, à côté, il existe des malveillants, des accapareurs, quand
la misère publique est la base des spéculations intéressées d'une infinité de
capitalistes qui ne savent que faire des fonds immenses produits par les
liquidations ; quand cette misère publique est soumise aux spéculations
politiques de cet amas de brigands qui veulent la contre-Révolution, qui la
veulent par le désespoir du peuple. « Ce
résultat, citoyens, et ce résultat seul est aperçu, senti par le peuple. Il
ne faut pas exiger de lui qu'il puisse aujourd'hui remonter jusqu'aux causes
et qu'il attende avec patience un temps, même peu éloigné, où l'abondance
et la paix reviendront. Le pauvre a fait, comme le riche, et plus que le
riche, la Révolution. Tout est changé autour du pauvre, lui seul est resté
dans la même situation et il n'a gagné à la Révolution que le droit de se
plaindre de sa misère. « Citoyens,
c'est à Paris surtout que le pauvre est trop pauvre ; c'est à Paris surtout
que son désespoir s'aigrit de la désespérante proportion qui existe entre le
riche et lui... « Citoyens,
le pauvre, le riche, tout être raisonnable ne change de situation, ne fait
une révolution que pour être heureux. La Révolution, en procurant au riche la
liberté, lui a donné immensément ; elle a aussi donné au pauvre la liberté,
l'égalité, mais pour vivre libre, il faut vivre, et s'il n'existe plus de
proportion raisonnable entre le prix du travail du pauvre et le prix des
denrées nécessaires à l'existence, le pauvre ne peut plus vivre. « Rétablissez,
citoyens, cette salutaire proportion. Faites plus ; faites que cette
proportion change le bienfait de la Révolution à l'avantage du pauvre ; c'est
le seul moyen de lui faire aimer la Révolution, c'est le seul moyen de donner
au pauvre l'espoir de devenir un jour propriétaire, et peut-être la
Révolution ne sera-t-elle véritablement consolidée qu'à cette heureuse époque
; alors le pauvre cessera de se regarder comme LOCATAIRE DANS
SA PATRIE. « C'est
dans votre sagesse que vous trouverez ces moyens. Vous aborderez et vous
trouverez une loi qui puisse atteindre enfin et frapper les accapareurs ;
vous trouverez un moyen qui, ne laissant dans la circulation que le nombre
d'assignats égal aux besoins du commerce, maintienne leur crédit et leur
valeur, vous aurez de grands travaux qui, procurant du travail aux pauvres,
offriront de grands avantages au commerce ; nos armées feront le reste. » C'était
en somme une demi-revanche pour Jacques Roux ; il pouvait dire : « Puisque
tels sont les maux du pauvre, pourquoi prétendre que le mouvement du 25
février n'a pu être spontané ? Et, quant aux remèdes que vous demandez, ou
ils seront lointains et vagues, ou ce sera l'abolition de la monnaie
d'argent, la taxation générale des denrées, et des lois pénales contre les
monopoleurs, c'est-à-dire mon programme. » Chaumette pourtant n'osa ni
demander ni désavouer cette taxation des denrées qu'Hébert répudiait à ce
moment même dans le Père Duchêne. LES RÉVOLUTIONS DE
PARIS ET LE CONTRÔLE DU COMMERCE On
glissait si bien vers cette idée de taxer les denrées, de réglementer le
commerce, que même le journal de Prudhomme. qui Condamne à fond l'émeute du
25 février et qui en développe toutes les funestes conséquences politiques et
économiques, suggère un contrôle du commerce et de ses bénéfices qui, en
période révolutionnaire, conduisait tout droit à la taxation. Aussi bien, il
admet expressément cette taxe, mais limitée, semble-t-il, aux objets pour
lesquels il y avait des réclamations précises. « Les
autorités constituées auraient pu suppléer par l'activité de leurs opérations
à l'inertie du corps législatif. Que ne s'a bouchaient-elles avec le pouvoir
exécutif à onze heures du matin, au lieu de se réunir à quatre heures
après-midi, et de suite que n'allaient-elles trouver le Comité de sûreté
générale ? Là, combinant leurs démarches respectives, on eût pris une mesure,
la seule peut-être convenable dans cette circonstance critique : nous voulons
dire une visite par les magistrats du peuple dans les principaux magasins et
dépôts, pour se procurer sur les lieux des renseignements matériels
concernant le prix des denrées, telles que le savon, la chandelle, le sucre ;
les livres de commerce et les factures eussent été confrontés avec la vente
au détail de ces différents objets ; une taxe, justifiée assez par l'urgence
du moment, eût satisfait le peuple et mis les gros marchands et les
détailleurs, malheureusement enveloppés dans la même proscription, à l'abri
des ressentiments de la multitude égarée par des meneurs de tout genre. Une
proclamation, et surtout une baisse subite dans le prix des denrées le plus
indispensables, nous eussent sauvé la journée du 25. » C'est
la voie grande ouverte au maximum. Et Robespierre lui-même, toujours si
enveloppé, si prudent dans les questions économiques, se croyait obligé
d'écrire à ses commettants, dans sa lettre sur les troubles de Paris : « Faisons
des lois bienfaisantes, qui tendent à rapprocher le prix des denrées de celui
de l'industrie. » Lesquelles ? Mais surtout Jacques Roux dut se réjouir,
et les Enragés durent espérer, au violent écho des événements de Lyon. LA CRISE À LYON A Lyon
la lutte politique était plus véhémente qu'ailleurs, et plus passionnée de
lutte sociale. Les Girondins, les amis de Roland semblaient encore, en
décembre 1792 et janvier 1793, occuper des positions dominantes. Le
rolandiste Nivière-Chol, procureur-syndic de la Commune, avait été nommé
maire en novembre par 5.129 voix sur 9.012 votants. De même, le Conseil
général et le Directoire du Département semblaient en majorité girondins.
Mais ces forces girondines et rolandistes étaient minées de toute part. D'abord
il y avait à Lyon un fond terrible et persistant de contre-Révolution. La
plupart des grands marchands, des riches, effrayés presque d'emblée de
l'essor que la Révolution donnait aux revendications des ouvriers, des
artisans, désiraient sourdement non seulement qu'elle s'arrêtât, mais qu'elle
rétrogradât. Ils avaient gardé la direction politique de la ville jusqu'en
1792, mais débordés depuis, ils bouclaient et attendaient en silence une
réaction. Ils étaient feuillants et leur complaisance ou leur indulgence pour
les royalistes allait grandissant à mesure que la Révolution s'exaspérait.
J'ai noté, à propos des Cahiers de Lyon, que l'aristocratie traditionnelle y
était plus progressive, plus moderne et libérale qu'ailleurs, parce qu'elle
s'était intéressée et mêlée aux grandes affaires de la cité ; mais en
revanche, les grands marchands aussi avaient moins de défiance à l'égard de
cette aristocratie, et devant le « péril social », ils étaient prêts à faire
cause commune avec elle. En tout cas, ils ne la troublaient pas et ne la
surveillaient guère dans ses tentatives secrètes d'organisation. Même des
amis de Roland, comme Vitet, lui écrivaient en novembre : « Nous
devons le dire hautement, les classes lés moins aisées sont seules dans le
vrai sens de la Révolution. C'est là seulement que nous avons trouvé des
républicains. Parmi les riches, l'esprit public est mauvais. » Ils
ajoutaient : « Les corps administratifs sont sans énergie et presque
sans moyens. Les tribunaux n'ont pas la confiance du peuple. » Ils
signalaient « la coupable indifférence des riches pour la chose publique ». Sous
ces administrations molles ou complaisantes, les éléments
contre-révolutionnaires du Midi et du Centre avaient trouvé un abri à Lyon.
Les hommes compromis dans les luttes d'Avignon, d'Arles, de l'Ardèche, de la
Lozère, trouvaient, sous de faux noms, un refuge dans la grande cité : les
conspirateurs du camp de Jalès ou d'ailleurs, qui avaient manqué leur coup, y
venaient reprendre haleine en attendant des jours meilleurs. C'est Vitet
lui-même qui parle à Roland de « la protection accordée à Lyon aux aristocrates
d'Avignon, d'Arles, de Mmes, de l'Ardèche et de la Lozère. » Roland lui-même,
par ses perpétuelles déclamations ministérielles Contre la Commune de Paris,
contre « les anarchistes », contre toutes les mesures vigoureuses,
perquisitions, certificats de civisme, etc., qui pouvaient atteindre les
aristocrates, paralysait chez ses amis, même les moins suspects de tendresse
pour la royauté, l'action révolutionnaire. De
l'ardent et profond catholicisme de la sévère cité, bien des traces
subsistaient ; de même que les nobles, les prêtres réfractaires abondaient à
Lyon. Les communautés religieuses, malgré le décret rendu en août par la
Législative, ne s'étaient pas dissoutes ; le 6 janvier 1793, une pétition de
la section du Change (citée par M. Charlety dans sa substantielle et
pénétrante étude sur le 29 mai à Lyon) demande la dispersion des communautés
de religieux et congrégations de lazaristes, joséphistes, oratoriens. Les
Conventionnels Lacombe Saint-Michel, Salicetti et Delcher allant en Corse, et
de passage à Lyon, écrivent à la Convention, le 20 février : « Lyon
est un foyer de contre-Révolution ; dans les tables d'hôte, il est dangereux
de se montrer patriote ; il existe plus de six cents commis de boutique qui
ne sont que des ci-devant officiers de troupes de ligne qui ont émigré et qui
sont rentrés en qualité de commis de magasin. » Peut-être
la crainte exagérait-elle le péril. Mais cette inquiétude même des
révolutionnaires atteste qu'en effet il y avait à Lyon un sous-sol effrayant
et obscur de contre-Révolution. Delcher
et Salicetti ajoutent : « On nous a affirmé qu'il a été crié : Vive Louis
XVII ! Le fait peut être contraire, mais l'esprit public, qui accueille
avec indifférence Erne pareille profanation de la liberté est fort
remarquable. » LES GIRONDINS LYONNAIS Pour
surprendre et briser cette sorte de conspiration diffuse et expectante, mais
singulièrement dangereuse, il eût fallu un pouvoir actif et énergique. Or,
parmi les Girondins de Lyon, les meilleurs, ceux qui étaient le plus
noblement enthousiastes de liberté, ceux qui rêvaient le plus généreusement,
selon une tendance du génie lyonnais, de faire œuvre d'éducation populaire,
d'exercer une sorte de patronage moral sur la classe ouvrière et de l'élever
à la pratique du régime nouveau, étaient incapables d'action. Le
contre-révolutionnaire Guillon, dans l'histoire prodigieusement partiale,
mais très documentée, qu'il publia en 1797, parle avec colère et dédain d'une
sorte d'institut populaire organisé par eux. « Pour
parvenir à son but, cette faction (les rolandistes) s'était emparée de
l'instruction publique. Des discoureurs girondins de la société de Pélata,
installés sous le titre de professeurs dans ce grand collège,
autrefois illustré par ses maîtres et ses élèves, enseignaient aux gens du
bas peuple à devenir des hommes d'Etat 'ou des philosophes. Le médecin Gilibert,
le président Froissart y faisaient les plus ridicules cours de politique et
de morale qu'il soit possible d'imaginer. Gilibert y professait, fort à
propos, que la souveraineté du peuple n'existait plus que dans ses
représentants, et Froissart le moraliste donnait des leçons d'amour
conjugal. Nous ne dirons rien des autres professeurs qu'une imagination
ardente, une ambition de philosophisme ou la plus famélique complaisance
faisaient marcher sur la trace de ces deux principaux instituteurs (les
sans-culottes. » Ces «
instituteurs » adressaient parfois au peuple des appels qui n'étaient pas
sans hardiesse. Ils répudiaient le feuillantisme et l'esprit d'aristocratie.
Et Guillon parle avec irritation et ironie des flagorneries » que Gilibert
prodigua aux sans-culottes, le 3 février, dans un éloge de Michel
Lepelletier. « Qu'étaient
nos ci-devant échevins ? s'écria Gilibert. Leur chaise curule était d'or
massif et ils y dormaient. J'invite les ouvriers que l'orgueil de
l'aristocratie avait jetés dans la poussière de l'obscurité et la léthargie
de l'ignorance, à fréquenter nos sociétés populaires, à suivre assidument
notre cours de politique et de morale, et je réponds de leur rapide progrès
dans la science du gouvernement. Le peuple est bon, invariablement juste. Ses
erreurs sont des éclairs, des bulles de savon. Il est perfectible et rien ne
l'empêche d'aspirer aux grandes places. » Mais,
tout cela, jeté dans la tourmente, n'était que pédantisme, et les
révolutionnaires ardents, qui sentaient le danger, qui le voyaient, étaient
exaspérés aussi bien contre l'impuissance et la mollesse girondines que
contre la conspiration feuillantine et royaliste. CHALIER Le chef
de ces hommes était Chalier. Ah ! que de ténèbres sur lui ! Comme nous savons
peu de choses du détail de son action, de sa Vraie pensée ! Le modérantisme
et la contre-Révolution qui l'ont abattu ont obscurci ou déformé sa mémoire.
Et pourtant, de toute cette ombre jaillissent encore de passionnantes
clartés. C'était un piémontais d'origine, mais né en France, et qui peu à
peu, faisant du commerce à Lyon, voyageant en Europe et en Orient, était
arrivé sinon à la richesse, au moins à l'aisance. Il s'était épris d'un grand
amour pour la liberté, d'une grande pitié pour les pauvres ; il semble qu'il
se soit imprégné de toute la misère lyonnaise, et qu'il ait converti en une
exaltation révolutionnaire, à la fois violente et tendre, la mysticité un peu
sombre de la grande cité. Il était
entouré d'un groupe d'hommes véhéments et qui ne le valaient pas tous :
l'ancien prêtre Laussel (un homme suspect), Hidins, Achard, Gravier, Fillion, Bertholon,
Thonion, Ryard, Dudieu, Bertrand, Gaillard, Bultin : et il était soutenu par
la fraction la Plus avancée de la députation de Rhône-et-Loire, par
Dubouchet, Noël Pointe, Jacques Cusset. Chalier avait marché avec Roland et
la `1, fronde tant que Roland et la Gironde combattirent les modérés, les
Feuillants. Mais depuis le 10 août, depuis que Roland, obsédé par sa haine de
Robespierre, de Danton et de la Commune, contrariait l'action
révolutionnaire, Chalier, qui sentait qu'à Lyon les patriotes étaient à la
merci d'un soulèvement prochain, était entré en lutte contre les rolandistes.
En novembre il avait posé sa candidature à la mairie contre Nivière-Chol. Au
premier tour, sur 5.787 votants, Chalier eut 2.601 suffrages et Nivière
2.041. Mais au second tour Nivière l'emporta par 5.129 voix sur 9.012 votants.
J'imagine que les Feuillants et les royalistes avaient voulu faire sentir aux
Girondins, par leur abstention au premier tour, que sans eux ils ne pouvaient
rien, et qu'ils décidèrent la victoire au second. Ils haïssaient et
méprisaient la Gironde. Ils la considéraient comme un parti bâtard, égoïste,
peureux et fourbe, qui avait déchaîné l'anarchie pour se pousser au pouvoir
et qui ensuite, pris d'épouvante, se retournait contre elle. Mais ils
savaient bien qu'ils ne pouvaient pas se découvrir sans se perdre : et c'est
par l'intermédiaire du girondisme, c'est, suivant un mot de Guillon qui
connaissait bien l'état des esprits et les calculs secrets de son parti, sous
le voile du girondisme, que les royalistes voulaient peu à peu s'emparer de
Lyon. Leur tactique ira se précisant à mesure que les événements se
développent : les plus hardis d'entre eux, ceux qui interrogeaient le plus
passionnément l'avenir, espéraient qu'un jour les Girondins, acculés,
effrayés, comprendraient qu'il n'y avait de force solide de résistance que
dans le modérantisme et le feuillantisme : ce jour-là les royalistes
déchireraient le voile dont ils étaient couverts, passeraient au premier plan
du combat, incorporeraient à leur parti les Girondins destitués de la
direction et ouvertement, au nom du roi, prendraient possession de Lyon,
l'opposeraient à Paris. C'est
cela que sentait Chalier, c'est ce qui l'exaspérait. A Lyon, la Révolution
semblait endormie sur un abîme de trahison. Il n'avait pu enlever la mairie
aux rolandistes. Mais beaucoup d'amis de Chalier furent élus au corps
municipal : Laussel fut nommé procureur général de la commune, et Chalier
lui-même fut nommé président du district. Les Jacobins, comme on les
appelait, avaient donc réussi dès novembre et décembre à conquérir une partie
du pouvoir. Et Nivière-Chol, ainsi enveloppé par une municipalité hostile,
flanqué d'un procureur général dévoué à Chalier, aurait pu se croire bien
isolé, s'il n'avait pas démêlé la puissance des forces conservatrices de la
cité. Dès le 5 décembre 1792, à la cérémonie d'installation de la nouvelle
Municipalité, l'antagonisme se marque. Nivière-Chol prononce des paroles
conciliantes, mais amollissantes aussi et auxquelles manquait le sentiment du
péril qu'à Lyon courait la Révolution. « Sachons
commander à nos passions et régner sur nous-mêmes. Aujourd'hui le triomphe de
la raison et de la justice est complet. Hâtons-nous de sortir de cet état de
fermentation universelle qui use tous les ressorts, qui est une fièvre
violente pour le corps politique... Que riches et pauvres s'unissent pour le
bien commun de la République ; que le riche sorte de sa coupable
indifférence, que le pauvre cesse de contempler le riche avec envie et
celui-ci ne sera plus obligé de vivre isolé, pour échapper aux jalousies et
aux proscriptions. » (D'après l'analyse de M. Charléty.) Paroles
banales qui ne répondaient pas à l'urgence des problèmes, et qui attestent
seulement qu'à Lyon, dans la lutte politique, grondait la lutte sociale. Elle
s'affirma menaçante, presque anarchique, dans le discours de Laussel, le
nouveau procureur, répondant à Nivière. Il dit la nécessité « d'amollir
la dureté des riches, de leur inspirer quelquefois cette crainte salutaire
qui remplace en eux les sentiments d'humanité. » Il parla de la tâche pénible
qui lui était imposée de « veiller, tandis que le sybarite repose mollement sur
l'édredon, et que le pauvre est couché sur la dure, affaissé par le travail, à
faire respecter le coffre inutile de l'avare et le salaire sacré du
manouvrier. » C'est
d'après les procès-verbaux du Conseil général de la Commune que M. Charléty
reproduit ce discours. Un magistrat municipal se plaignant d'être obligé par
ses fonctions de faire respecter la propriété du riche, c'est un signe de
l'outrance des passions qui animaient la cité lyonnaise. La lutte n'y était
pas engagée seulement entre la Révolution et une contre-Révolution à la fois obscure
et audacieuse, profonde et conspiratrice : elle était engagée entre la «
niasse des ouvriers » et « la classe mercantile », entre le peuple, formé de
prolétaires et d'artisans, et l'aristocratie industrielle et bourgeoise. Que
la contre-Révolution, un moment servie par le doctrinarisme et la mollesse
des rolandins, mette la main sur la cité, et les grands industriels, les
grands marchands, exerceront sur les artisans et les ouvriers ce despotisme
que même sous l'ancien régime ils ne purent maintenir que par d'incessantes
répressions. Que le parti de la Révolution l'emporte, que sa victoire soit
définitive et totale, qu'elle refoule aussi bien les Feuillants, les grands
bourgeois modérés que les royalistes, et les ouvriers, les artisans pourront
défendre contre le patronat, avec la force du pouvoir politique enfin
conquis, le salaire que, même sous l'ancienne monarchie, ils avaient le
courage de protéger et de hausser par la révolte et par la grève. LA QUESTION SOCIALE À LYON J'ai
dit au début de cette histoire que, déjà en 1789, la question sociale était
posée à Lyon avec plus de netteté qu'en aucun autre point du pays : j'ai dit
que les artisans et les prolétaires y avaient une conscience de classe
étonnamment éveillée : j'ai marqué comment, aux élections pour la Convention,
quelques-uns des choix de Rhône-et-Loire eurent un caractère particulièrement
prolétaire, et j'ai donné tout de suite la parole à Noël Pointe « ouvrier
armurier », pour que le sens de quelques-uns des choix faits par la région
lyonnaise apparût d'emblée. Ce caractère prolétaire de quelques-uns des
députés à la Convention de Rhône-et-Loire, de ceux qui sont maintenant les
répondants de Chalier devant la Convention, Guillon l'a noté à sa manière,
insultante et haineuse. Il prétend que c'est sous la brutale pression des
ouvriers que les élections furent faites : « L'assemblée
électorale fut convoquée à Saint-Etienne-en-Forez, ville fameuse par sa
manufacture d'armes et par une population d'ouvriers forgerons, non moins «
brutale que nombreuse ». « Le
sang des gens de bien y avait déjà coulé plus d'une fois. Elle fut jugée
propre à réunir en ses murs ceux qui (levaient élire les députés à la
Convention et à diriger les élections selon les vues des clubistes : les
suffrages se portèrent d'abord sur ce vil et infâme Cusset, ouvrier en gazes,
homme crapuleux, dont le patriotisme consistait à demander sans cesse qu'on
promenât des tûtes au bout des piques. » L'ouvrier en gazes Cusset, l'ouvrier
armurier Pointe vibraient de la même passion que Chalier. Ainsi, sur les
événements révolutionnaires de Lyon, c'est toujours la lutte sociale qui met
son empreinte. Et comment le permanent antagonisme des maîtres et des
ouvriers n'y aurait-il pas été aiguisé encore par la crise des prix ?
Naturellement, la hausse des denrées, qui tenait à des causes générales,
s'était produite à Lyon comme à Paris. Et à Lyon comme à Paris les pauvres se
plaignaient de « l'accaparement ». Ce
n'était pas une légende et un vain mot. S'il est vrai que partout les
capitalistes se servaient des moyens immenses d'achat que la Révolution avait
mis en leurs mains pour absorber toutes les matières disponibles et
monopoliser le commerce et l'industrie, cela devait être encore plus vrai
dans cette ville de Lyon habituée aux opérations de banque et de commandite
les plus hardies, et où des fonds considérables rendus disponibles par le
ralentissement de l'industrie locale de la soie, devaient chercher dans
toutes les blanches de l'industrie et du négoce des emplois nouveaux. Lacombe
Saint-Michel, Salicetti et Delcher écrivent en effet de Lyon (20 février) : « Nous
sommes arrivés à Lyon, et dans presque tous les départements que nous avons
parcourus nous avons remarqué le peuple mécontent et affaissé sous le poids
du besoin. Il paye presque partout le pain six sols la livre. Tous les objets
de première nécessité augmentent journellement à vue d'œil, et cet
accroissement peut venir à tel point qu'il cause à lui seul une révolution.
Ce n'est Pas le manque de denrées qui cause la cherté, c'est un système
d'accaparement fait par tous les gens riches et auquel, par une fatalité
immorale, tous les citoyens qui ont un peu d'argent coopèrent directement ou
indirectement. » LES CANUTS ET LE TARIF Et l'on
comprend que si, sous l'ancien régime, les ouvriers, les artisans qui
travaillaient pour le compte des grands marchands lyonnais demandaient à être
protégés par un tarif des salaires, à plus forte raison demandèrent-ils sous
la Révolution que ce tarif des salaires obtenu en 1789 fût mis en harmonie
avec le prix des subsistances. Les ouvriers en soie, disent-ils, dans une
pétition signée de 4.000 noms le 28 janvier 1793, « ont été persuadés qu’une
liberté indéfinie était nuisible, que la liberté devait avoir des bornes, que
la liberté ne devait pas permettre à une partie de la Société d'égorger
l'autre, en lui disant : tu ne mangeras qu'une d'elfe quantité de pain. Ils
ont observé que le traité de gré à gré et de prix débattu ne peut et ne doit
avoir lieu qu'entre égaux ; et l’ouvrier travaillant à façon pour le compte
d'autrui, étant sous la coulpe et dépendance du marchand qui le fait
fabriquer pour son compte, ne peut être libre à traiter de gré à gré ; en
conséquence, le tarif devient d'une nécessité absolue. Le tarif obtenu en
1789 a mis un frein à tant de maux, et maintenant les denrées sont montées à
un prix auquel il ne peut plus suffire. » Ils demandaient en conséquence
qu'un nouveau tarif fût homologué par la municipalité et par les délégués de
la fabrique, et que ce tarif fût renouvelé tous les ans en décembre. A ce vœu
d'autres joignaient la demande d'un impôt progressif sur le capital (voir Charléty). CHALIER ET LA MORT DU ROI C'est
cet ensemble de revendications que servait Chalier en combattant contre le
royalisme, le feuillantisme et le girondisme, suspect à ses yeux de faiblesse
d'abord et bientôt de trahison. Quand, pour faire peur, pour répondre par une
exhibition sinistre aux menaces sourdes de cette conspiration dont il était
enveloppé, Chalier exposa la guillotine sur la place Bellecour d'abord et
ensuite sur la place des Terreaux, « ici, dit-il, c'est pour effrayer les
aristocrates de la noblesse, et là, pour faire trembler ceux du commerce. »
C'est, en un acte de fureur indivisible, le double combat politique et
social. Lui et ses amis désirent passionnément la mort de Louis XVI, d'abord
parce qu'il leur semble que cet exemple de sévérité donné de si haut ira
épouvanter dans leurs réduits tous les conspirateurs, et ensuite parce que la
fin de cette sourde conjuration marquera la fin de la disette : «
Depuis trois mois, s'écriait-il en janvier, la Convention aurait dû
débarrasser la terre d'un tel fardeau, Louis, étant encore en vie, est
toujours à la tête de nos ennemis : pourquoi recourir à des juges ? Le
tribunal qui doit le juger, c'est la foudre du peuple. Brutus ne s'arrêta
point à faire le procès de César : il le frappa de vingt coups de poignard.
Avec le perfide et dernier Louis, s'évanouiraient toutes les conspirations
contre la souveraineté nationale. Le peuple aura du pain, n'en doutons pas
: le premier article de la loi que nos législateurs doivent faire sur les
subsistances, c'est de prononcer la mort du tyran. » Des
tables furent dressées sur les places et dans les rues de Lyon : et des
signatures étaient recueillies sur une pétition qui condamnait l'appel au
peuple, et exigeait la mort immédiate du roi. Le citoyen Lambert la porte à
la Convention où il ne peut être admis, et de là, le 20 janvier, aux
Jacobins. Elle était inutile, puisque tout était à la veille de s'accomplir :
mais elle venait mêler à l'ardeur révolutionnaire de Paris le feu sombre de
la révolution lyonnaise. Elle était dirigée expressément contre la Gironde
autant que contre le roi. « Les
sans-culottes de Lyon S2 sont rassemblés : ils ont exprimé leur vœu. Nous
nous féliciterons demain aux Fédérés, dans cette salle, et nous nous
féliciterons avec eux de la mort du tyran. Il faut que les Brissot, les
Buzot, les Barbaroux soient anéantis politiquement... Les Roland et les
Brissot n'ont 'aucune prépondérance dans leur département, et bientôt
l'illusion cessera dans tous les coins de la France. » C'était
le désaveu de Roland par la cité de Roland, ou au moins par ses patriotes les
plus ardents. J'observe qu'à la Convention, dans le vote sur la peine à
infliger à Louis, les députés lyonnais amis de Chalier traduisirent cette
impatience presque frénétique. A la file, Noël Pointe, Cusset, Javogues
rendirent la même sentence. Noël Pointe dit : « Un républicain ne peut
souffrir ni roi, ni images de la royauté. Je vote pour la mort ; je la
demande dans les 24 heures. » Javogues dit : « Pour préserver les âmes
pusillanimes de l'amour de la tyrannie, je vole la mort dans les 24 heures. » Hors
d'eux, je ne vois que trois députés qui aient ainsi formulé leur vote :
Poultier (du
Nord),
Billaud-Varenne et Marat. Tous les autres, même les robespierristes extrêmes,
mime les maratistes comme Sergent et Panis directement compromis dans les
massacres de septembre, votent simplement la mort. Au fond, il allait de soi
qu'à moins d'un vote ultérieur et formel de sursis, la sentence de mort
serait immédiatement suivie de l'exécution, et dire : dans les 24 heures,
n'ajoutait rien. Mais c'était, pour les trois révolutionnaires lyonnais,
l'écho des paroles de Chalier, de sa véhémence sanglante, le reflet de la
pétition. CHALIER ET LE CHRIST Mais
quoi ! le tyran est mort et la conspiration ne cesse pas ! Et la misère
s'acharne encore sur le peuple ! Ah ! que d'ennemis subsistent encore ! Les
contre-révolutionnaires masqués, les prêtres, les riches ! Et comme, en une
frénésie d'impuissance, s'exaltent l'âme et la parole de Chalier ! « Le
tyran des corps est brisé : maintenant, s'écrie-t-il en jetant à terre un
crucifix, il faut briser le tyran des âmes. » Mot
profond, et où la conscience lyonnaise se révèle. C'est le seul mot, dans
toute la Révolution, qui ait cet accent et cette portée. Partout, ou presque
partout, c'est à l'Eglise seule, c'est au sacerdoce que s'en prennent les
révolutionnaires. Ou bien ils opposent le Christ à l'Eglise, ou bien ils le
négligent comme un pauvre être subalterne dont la fourberie des prêtres a
fait un dieu pour exploiter les hommes. Chalier seul a compris l'action
directe du Christ : seul, il a senti dans le mysticisme lyonnais le contact
intérieur et profond de Jésus et des âmes : le supplicié les émeut et les
attire, non par l'artifice des prêtres, mais par la pitié, par la tendresse
égarée et folle. Tyran des âmes ! c'est un mot de reproche et de colère, où
il y a encore comme une secrète adoration. Par quelle fatalité faut-il qu'il
détourne les humbles du chemin du combat, qu'il les absorbe et même qu'il les
console ? Qu'il laisse donc aux hommes foutes leurs douleurs pour leur
laisser toute leur révolte. Il devient, par sa tendresse attirante et
fascinante, le complice des égoïstes, des riches, des prêtres avides. Il
éblouit le peuple de sa bonté, et il le livre, sans le vouloir, aux tyrans de
la terre. Qu'il soit frappé, lui qui fut peut-être bon, pour que les méchants
soient frappés. Le peuple a assez longtemps pleuré son dieu ; il faut enfin
qu'il se pleure lui-mê.ne ; qu'il se pleure et qu'il se venge et qu'il se
délivre. LE MYSTICISME DE CHALIER Chalier
convoque la foule, sur la place des Terreaux, le 28 janvier, et il lui fait
jurer « d'exterminer tout ce qui existe sous le nom d'aristocrates, de
feuillantins, de modérés, d'égoïstes, d'agioteurs, d'accapareurs, d'usuriers,
ainsi que la caste sacerdotale fanatique. » Et toujours, toujours, c'est le
double anathème Politique et social qui retentit. Était-il cruel ? Non sans
doute. Il avait une dangereuse inquiétude mystique, qui pouvait soudain se
convertir en fureur. Parfois, au temps de son adolescence, quand il se
destinait à la prêtrise, il avait confié à ses compagnons son agitation
d'esprit. Il trouvait Dieu trop calme, il lui reprochait de laisser l'univers
s'assoupir dans une sorte de routine ; lui, il aurait sans cesse bouleversé
le monde pour le refaire, renouvelé les étoiles et le soleil. Appliqué au
monde social, ce besoin de commotions sans but et sans règle pouvait aboutir
à une sorte de délire pseudo-révolutionnaire. Il avait gardé le ton
apocalyptique et prophétique et l'homme est tenté trop souvent de se servir
de cette mysticité comme d'un voile Pour se cacher à lui-même la brutalité de
ses actes et la cruauté de ses pensées. Dans les paroles de Chalier pourtant,
il y avait de soudaines pitiés qui démentaient les conseils sauvages. Tour à
tour il excitait, rudoyait, calmait, avec une exaltation mêlée de bonhomie et
de rhétorique vaguement meurtrière. « Oui,
ne nous y trompons pas : l'arbre de la liberté ne fleurira que sur les
cadavres sanglants des despotes... — Ecoutez, camarades, disait-il au Club
central, ne vous offensez pas, on vous proclame et vous vous proclamez bons
républicains, c'est bien aisé à dire, mais, la main sur la conscience,
l'êtes-vous ? L'espèce est fort rare, et une si grande production coûte à la
nature des efforts étranges (12 février 1793). — Le folliculaire Fain m'accuse d'avoir voulu un
tribunal de sang... Oui, je l'ai voulu... Du sang pour punir les monstres qui
en boivent ! Misérable, que t'importe ? Tu ne crains pas qu'on verse le tien,
tu n'as que de la boue et du virus dans les veines... Les modérés ont du jus
de pavot ; les accapareurs, un or fluide ; les réfractaires, un extrait de
ciguë. — Roland, Roland. ta tête branle ; Clavière aux droits crochus, à bas
! à bas tes vilains ongles !... Dumouriez, mon général, tu as l'air noble, la
contenance un peu royale. Ah ! tremble, j'ai l'œil sur toi... Marche droit.
Partez, intrépides soldats de la phalange révolutionnaire ; allez droit à
Dumouriez, regardez-le entre les deux yeux ; s'il est franc du collier, si
son attitude est ferme, embrassez-le ; s'il pâlit, s'il tergiverse, point de
grâce ; la justice du ciel est dans vos mains. — Jésus-Christ était un bon
Dieu, un bon homme ; il prêchait la miséricorde, la modération. Fi ! fl ! mes
camarades ! vous m'entendez, la vengeance est mon cri ! — La liberté, rien
que la liberté, toute la liberté ; chacun la veut. Mais pour l'égalité qui
donne des coliques, c'est autre chose... Aristocrate, le nez au vent, tu
recules... Approche coquin, je te tiens à la gorge, prends ce calice, bois-y
de bonne grâce ou je t'étrangle. — Riches insouciants, qui ronflez sur
l'ouate, réveillez-vous, secouez vos pavots ; la trompette guerrière sonne :
Aux armes ! aux armes ! Point de paresse ! Point de poltronnerie ! Il s'agit
de vous lever et de voler au combat ! Vous vous frottez les yeux ; vous
bâillez, et vous laissez tomber vos bras ; il vous en coûte de quitter cette
couche parfumée, cet oreiller de roses... Dépêchez-vous ! Vite ! vite ! Tout
plaisir est criminel quand les sans-culottes souffrent, quand la Patrie est
en danger. » Et ces
admonestations véhémentes, où perce une menace, sont mêlées de paroles
humaines, pleines de pitié pour tous, pour les pauvres qui souffrent et qui
n'ont pas toujours conscience de leur dignité, pour les aristocrates que le
préjugé aveugle : « La
sans-culotterie remplace la royauté. Mes va-nu-pieds, chers camarades,
embrassons-nous, je vous chausserai... On boursille, on fait une somme
mesquine pour vous acheter et vous envoyer aux frontières... Plusieurs
sourient. Vils mendiants, un assignat vous éblouit ! Peut-il compenser une
seule goutte de votre sang auguste ? Ne sentez-vous pas la souveraineté qui
circule dans vos veines ? Sachez, ah ! sachez que vous êtes des rois et
plus que des rois. — Riches, mousquets sur l'épaule et flamberge au vent,
galopez vers l'ennemi ! Vous tremblez ! Oh ! n'ayez pas peur... Vous n'irez
pas seuls, vous aurez pour frères d'armes nos braves sans-culottes, qui n'étaient
pas de la broderie sous le menton, mais qui ont du poil aux bras... Tenez,
amis, vous n'êtes point aussi mauvais qu'on veut bien le dire. Oh ! vous en
vaudriez cent fois mieux si nous nous étions un peu fréquentés. Les
aristocrates ne sont incorrigibles que parce que nous les négligeons trop, il
s'agirait de refaire leur éducation. On parle de les pendre, de les
guillotiner ; c'est bientôt fait, c'est une horreur ! Y a-t-il de l'humanité
et du bon sens à jeter un malade par la fenêtre pour s'exempter de le guérir
? » Ainsi
cet exalté conseillait parfois la modération ; cet homme qui se laissait
emporter parfois à de frénétiques paroles voulait guérir ses ennemis et non
les frapper. De même, ce lyrique, si dénué de goût en son prophétisme
révolutionnaire, rappelait les sections lyonnaises, qui se paraient
puérilement de noms éclatants, à la modestie et au bon sens. « Ô
Français, légers comme les Athéniens, serez-vous toujours esclaves des
hochets et éblouis par un clinquant ? Peuple que la Révolution a grandi et
auquel il faut toujours des oripeaux et des grelots... Eh ! qu'est-il besoin
d'une étiquette pour annoncer que vous êtes braves ! Grands enfants de dix
coudées, que vous me semblez petits dans votre hauteur ! Eh ! dites-moi ce
que signifient ces noms empruntés et retentissants de Brutus, de Guillaume
Tell, de Jean Bart, de Scaevola ? Avec vos mensongères et folles échasses,
vous vous faites une taille gigantesque ; on n'aperçoit plus ce qui vous
appartient. Tenez-vous-en à votre stature. Mettons ces beaux noms en réserve
comme des prix d'attente. » Ces
alternances d'humanité et de colère émouvaient la mysticité lyonnaise.
Chalier attachait à lui, d'un lien presque religieux, les âmes révolutionnaires
les plus exaltées et les plus ferventes. Mais la cité, dans son ensemble,
restait défiante et morne, troublée parfois par des effusions de paroles
menaçantes dont les ennemis de Chalier aggravaient lb sens. Mais Danton
lui-même, avec son large et clair génie, aurait-il réussi à ramener à l'unité
d'action la ville où tant de forces contre-révolutionnaires étaient
accumulées, et où la Révolution s'exaltait dans le péril et dans la fièvre ? LES VISITES DOMICILIAIRES À LYON A la
demande du Club central, la municipalité ordonne, le 5 février, des visites
domiciliaires, « pour purger la ville des scélérats qu'elle recélait ».
Mais ces perquisitions, mal secondées par la population elle-même, ne
donnèrent que des résultats insignifiants ; une sorte de complicité passive
protégeait les contre-révolutionnaires, et la puissance publique, tiraillée
entre la Municipalité favorable à Chalier, le maire et le Directoire du
Département qui lui étaient hostiles, ne pouvait corriger, par la vigueur de
son action, cette sorte de pesanteur de l'opinion. Les citoyens sentaient que
les pouvoirs locaux étaient divisés, et ils se réservaient. Les visites
domiciliaires irritèrent plus qu'elles n'effrayèrent, et le maire rolandiste,
Nivière-Chol, crut que l'occasion était favorable pour frapper son adversaire
Chalier. LA MANŒUVRE DE NIVIERE-CHOL Il allégua
qu'au Club central avait été ourdi un complot monstrueux. Lyon devait être
septembrisé. La guillotine devait être installée sur le pont Morand : « Il
n'y a qu'une ficelle à tirer, aurait dit Laussel, la guillotine va toute
seule. » Le président du tribunal de sang devait briser une baguette et dire
au prévenu : « Il est aussi impossible que vous restiez sur la terre, comme
il l'est que ces deux bouts se rejoignent. ». Et quand il aurait dit : «
Faites passer le pont à Monsieur », la victime devait être livrée au bourreau
et, en tronçons sanglants, jetée au Rhône. Nivière-Chol,
averti par un inconnu, fit semblant de croire à cette Conspiration. Peut-être
quelque énergumène avait-il tenu au Club central des propos sanglants. Mais
tout démontre que le complot est une fable. Cette férocité répugne au
caractère de Chalier. Nivière-Chol prétendit que les conjurés étaient allés
s'emparer de la guillotine, en vérifier le fonctionnement. Or, l'enquête
démontra que les différentes pièces de la guillotine n'étaient même pas rassemblées.
Nivière-Chol mit sur pied la force armée comme s'il y avait au péril immédiat
; il fit garder par plusieurs bataillons la maison commune. C'était le
système de Roland : affoler l'opinion, semer la Panique, au risque de livrer
la Révolution elle-même à la coalition de toutes les peurs. La Municipalité
lyonnaise ne se laissa point troubler par cette manœuvre. Elle somma
Nivière-Chol de produire des preuves : il ne put apporter que l'écho d'une
vague dénonciation anonyme. Elle 4e blâma d'avoir mis en mouvement la force
publique, sans avoir consulté le Conseil général de la Commune, et Nivière-Chol,
tout déconcerté par cette résistance imprévue, se démit le 7 février de ses
fonctions de maire. Mais le coup était porté : les contre-révolutionnaires
étaient avertis qu'en affolant les esprits, ils pourraient à Lyon ébranler la
Révolution. Et de plus, le, nom de Nivière-Chol devenait pour eux un centre
commode de ralliement. Il était Girondin, et en le soutenant ils ne
découvraient pas d'emblée leur pensée royaliste. Mais ils allaient
l'envelopper, le compromettre, le faire leur. On pouvait croire que sa
démission, qui semblait un acte de faiblesse, l'avait diminué. Mais toutes
les forces conservatrices et rétrogrades firent bloc. Et le 18 février, ce
fut une stupeur dans Lyon quand on apprit que sur 10.746 suffrages exprimés,
8.097 ramenaient à la mairie Nivière-Chol. Le nombre des votants avait été
deux fois plus élevé que d'ordinaire : les royalistes avaient donné en masse,
pour la Gironde. LE SAC DU CLUB CENTRAL La
contre-Révolution se crut maîtresse de Lyon. Des bandes violentes de
réacteurs, criant : « Vive Nivière ! A bas Chalier ! parfois même : vive
Louis XVII ! » se portèrent au Club central, le saccagèrent, traînèrent dans
les rues la statue de Rousseau, la brisèrent et mirent le feu à l'arbre de la
liberté. Les Girondins, débordés par la violence du mouvement royaliste et
contre-révolutionnaire, opposaient en vain à cette fureur des conseils de
modération : « Nous ne voulons pas la tête de Chalier : nous voulons
respecter les personnes et les propriétés. » Mais ils étaient tout au bord
d'un abîme de réaction. Cette
journée servit Chalier et la Municipalité, car elle révéla à tous les forces
de contre-Révolution qui minaient la cité. Nivière-Chol comprit qu'élu des
royalistes il serait leur prisonnier et leur instrument. Il se démit de
nouveau. C'est encore un Girondin, le médecin Gilibert, qui fut élu. Mais la
Municipalité avait retrouvé toute son audace. Le procureur Laussel accusa le
nouveau maire d'avoir pris part au mouvement factieux contre le Club central
et le fit arrêter. Les révolutionnaires lyonnais multipliaient les appels aux
Jacobins à la Convention, et ils y trouvaient des points d'appui. LE RAPPORT DE TALLIEN SUR LES TROUBLES DE LYON Tallien,
dans son rapport du 25 février, était très favorable à la Municipalité : il
dénonçait la contre-Révolution lyonnaise : « Ci-devant
nobles, financiers de hauts parages, prêtres réfractaires, mécontents du
nouvel ordre de choses, tous se rassemblaient à Lyon. Ils y trouvaient ce que
dans leur langage, ils appelaient la bonne compagnie. Les plaisirs, le luxe
de Paris les y suivaient : ils se trouvaient là dans leur élément. » La
Convention décréta l'envoi à Lyon de trois commissaires, pris dans la
Montagne, Rovère. Legendre et Basire. Les Girondins marquaient bien leur
mauvaise humeur, mais timidement. Le journal de Brissot dit (numéro du 26
février) : « On
sait que des visites domiciliaires générales ont été faites dans la ville de
Lyon par la volonté du Club central ; on sait qu'abreuvé de dégoût le maire
avait été forcé de donner sa démission ; on sait que le parti cordelier
triomphait, et que déjà il se promettait d'envoyer un renfort à ses bons amis
de Paris pour purger la Convention. Il paraît qu'une réaction terrible a eu
lieu. Nous n'en donnons encore aucun détail parce que nous ne pouvons en certifier
aucun. Nous invitons les patriotes à suspendre leur jugement sur les récits
qui paraissent en divers sens, et surtout sur le rapport que Tallien a fait
aujourd'hui, au nom du Comité de sûreté générale. « Tallien
a parlé, non pas avec l'impartialité d'un rapporteur, mais avec la passion
d'un correspondant du Club central de Lyon. Son rapport nous a semblé semé de
contradictions, et l'auteur n'a lu à l'appui aucune pièce originale, il avait
ses raisons ; car Chasset, qui les avait lues, a soutenu qu'elles étaient contraires
au rapport et demandé qu'elles fussent imprimées. Cependant il proposait
d'approuver la conduite du Conseil général de la Commune de Lyon, Conseil
presque entièrement composé de membres du Club central, mais la Convention
s'est contentée d'ordonner l'impression du rapport, et l'envoi de trois
commissaires à Lyon. « Il
est facile de reconnaître aux trois noms qui ont été choisis l'esprit de
parti qui anime maintenant le bureau : ce sont Rovère, Legendre et Basire.
Avec cette partialité, on éternise les troubles, car on excite les passions
au lieu de les calmer. » La Chronique
de Paris se borne à insérer, dans son numéro du 27 février, une lettre de
Lyon qui gémit sur les fautes des deux partis- Elle glorifie Nivière-Chol qui
fut « seul élu à la satisfaction et par le vœu libre de tous les citoyens. »
Elle dénonce les exaltations de Chalier, les « motions virulentes et
infamantes », les visites domiciliaires : mais elle déplore que la foule se
soit laissée entraîner par représailles à des violences contre le Club
central, contre la statue de Jean-Jacques. Et elle finit par un aveu de
découragement et d’impuissance. « Quel
sera le terme de tous ces maux ? Quel en sera le remède ? Je l’ignore. Je
vois les esprits s'échauffer... les partis se menacent, se mesurent ; on
s'espionne, on se craint, on se fuit. Vous voyez les torts de l'un et de
l'autre parti. Je n'ai pas voulu les pallier et je veux encore moins les
justifier. Je me contente de gémir sur tant de désordre et d'en maudire
les auteurs. » Ces
faux sages, en effet, se bornaient à gémir, quand il eût fallu agir, sauver
malgré tout la Révolution. Aucun
Girondin ne monta à la tribune. La participation évidente des royalistes aux
troubles de Lyon les gênait. Mais ici encore, la Gironde tiraillée en des
sens opposés, n'est plus qu'une force neutre et inerte. Grand péril pour la
Révolution si cet état d'esprit prévalait ! Mais grand péril pour la Gironde
elle-même ! LA MISSION DE ROVÈRE, LEGENDRE ET BASIRE Les
trois commissaires, tout en contenant un peu le parti Jacobin, en assurèrent
la victoire. Ils firent arrêter le procureur de la Commune Laussel, qui «
s'était couvert du manteau du patriotisme, et affectait un faux zèle ; des
patriotes clairvoyants le suspectaient avec raison ! L'on a reconnu qu'il ne
sévissait contre les riches exploiteurs, que pour les mettre à contribution.
» Mais, grâce à leur appui moral, les révolutionnaires furent de nouveau
maîtres des sections où avaient dominé depuis des semaines Girondins,
Feuillants et royalistes : et c'est un maire démocrate, Bertrand, ami
personnel de Chalier, qui fut élu le 9 mars. Les commissaires, dans leur
rapport du 17 mars à la Convention, marquent bien le sens social de la lutte
engagée à Lyon ils notent le groupement de toutes les forces conservatrices
et bourgeoises. « Il
fallait imprimer au patriotisme, dans cette importante et populeuse cité, ce
caractère et ce dévouement héroïques qui peuvent seuls accélérer le terme de
la Révolution et consolider à jamais la liberté. Nous avons tout tenté pour y
parvenir, et nous sommes loin de nous flatter de quelque succès. Nous n'en
accusons pas le génie du commerce qui n'est assurément pas incompatible avec
les vertus civiques et qui sent vivement le besoin de la liberté. Nous n'en
voyons d'autre cause que la multitude de ces journaux inciviques, de ces
écrits calomnieux et mensongers dans lesquels on occupe beaucoup plus les
citoyens des hommes que des choses, où l'on fait avec acharnement le procès
au feu sacré du patriotisme et où l'on se plaît à semer des pavots sur un
peuple qui devrait être debout ; où l'on aigrit le riche contre le pauvre
en alarmant les propriétaires, où l'on flatte le pédantisme de certaines
gens en taxant d'ignorance le peuple, dont le bon sens tue tous les sophismes
et détruit tous les paradoxes ; où l'on sème d'avance les germes d'une
constitution aristocratique et D'UN GOUVERNEMENT BOURGEOIS ; où l'on prend enfin à tâche
de diviser tous les citoyens pour miner insensiblement le principe de l'unité
et de l'indivisibilité de la République. » Si je
ne me trompe, c'est la première fois que le mot « gouvernement bourgeois »
paraît dans le langage de la Révolution, et il est curieux qu'il ait été
suggéré par la lutte de classes qui, à Lyon, dominait la lutte politique. LE PROGRAMME PARISIEN ET LE PROGRAMME LYONNAIS Les
revendications économiques très nettes des démocrates lyonnais ajoutaient à
la force du mouvement social qui se dessinait à Paris. Il n'y avait
probablement aucun rapport direct entre Chalier et Jacques Roux. Sans doute
Chalier ignorait jusqu'au nom du prêtre, qui n'avait pas grand éclat. Le
jeune lyonnais Leclerc ne va à Paris qu'en mai et là, c'est aux Jacobins, où
Jacques Roux n'était pas aimé, qu'il s'adresse. Malgré tout, la conformité
essentielle du programme lyonnais et du programme de Jacques Roux était pour
celui-ci une grande joie. Le programme lyonnais était plus vaste, puisqu'il
comprenait une tarification des salaires que Jacques Roux, l'homme des petits
ateliers autonomes, ne semble pas avoir demandée. Mais le Conseil de la
Commune lyonnaise, en mars, demande, comme dans les sections inspirées par
Roux, la taxation des grains, l'interdiction du commerce de l'argent ; il
demande aussi que les assignats soient garantis par une hypothèque sur
l'ensemble des propriétés foncières et mobilières de la République. C'était
intéresser toute la bourgeoisie possédante à soutenir la Révolution et le
crédit de l'assignat : « Le propriétaire aristocrate, tremblant pour sa
fortune, responsable du crédit national, sera peut-être converti à la
Révolution, et alors le commerce retrouvera son antique lustre. » Si le
Conseil de la Commune se bornait alors à demander la taxation des grains, la
pensée du peuple révolutionnaire de Lyon allait bien au-delà : dès septembre,
les citoyennes de Lyon avaient publié une affiche qui était un tableau
général du maximum : c'est, je crois, la première application étendue qui en
ait été faite, ou tout au moins le premier essai. Elles y taxaient le prix du
riz, de l'orge, des pois, des haricots, des lentilles, des fèves, du vin
nouveau, du vin vieux, du charbon de bois, du charbon de terre, de la
charbon-Raille, du bois de chêne, du bois de fayard, du bois de tremble, des
fagots, des coffrets, de l'huile fine d'olive, de l'huile mi-fine d'olive. de
l'huile d'olive à brûler, de l'huile de noix vierge, de l'huile dite commune,
de l'huile de navette, des chandelles, du savon blanc frais, du savon gris
sec, du fromage de Gruyère vieux, du nouveau, du fromage de Sassenage, de Gex
bleu, du fromage ordinaire, du vermicelle, du fromage de chèvre, de vache, du
fromage blanc, des bottes de raves, des pommes de terre rouges, des pommes de
terre blanches, des raisins, des pêches fines, des pêches communes, des
belles poires Beurré et Bon-Chrétien, des poires et pommes communes, des
belles pommes de rainettes, des gros marrons, des châtaignes, du poivre, du
sucre fin, du sucre commun, de la cassonnade, du café moka, du café commun,
des balais de jonc doubles, simples, du jambon ou petit salé, du lard ou de
la graisse blanche, de la graisse à la daube, du vinaigre. C'est
la taxation générale des comestibles, et les citoyennes avertissaient les
cultivateurs et les marchands qu'elles ne respecteraient la propriété, champs
et boutiques, que de ceux qui se conformeraient à la taxe. Ainsi, sans qu'il
y eût entente directe, la pensée de la démocratie révolutionnaire lyonnaise
rejoignait celle de Jacques Roux, et celui-ci, malgré les résistances où il
se heurtait, malgré les attaques et les désaveux qu'il subissait, prenait
sans doute conscience de sa force. La
Révolution, devant ce mouvement, semble prise d'inquiétude ; elle parait
craindre pour la propriété. BENTABOLE FAIT PEUR AUX RICHES Aux
Jacobins, les déclamations de Bentabole, le 25 février au soir, contre les
riches, sont couvertes de murmures. « L'homme
qui a trois cent mille livres de rente doit être réduit à dix mille livres ;
ce revenu sera très suffisant, et il aura l'avantage de contribuer au bonheur
public. (Applaudissements.) Il faut intéresser au succès de la guerre ces
membres pétris d'égoïsme, qui affichent ici un luxe insolent, qui promènent
leur fastueuse indolence dans des chars élégants. (Applaudissements. Grand
tumulte.) Après l'affermissement de la République, on rétablira les riches
dans l'intégralité de leur fortune... Les riches augmentent par leur luxe le
prix des fermages ; le luxe est toujours au détriment du peuple. (Murmures.) » Et
Bentabole irrité ajoute : « Je ne parle pas aux riches, je parle aux
Jacobins. » Mais les Jacobins trouvaient qu'au moment où le peuple pillait
les boutiques, ces véhémentes attaques à la richesse et au luxe étaient au
moins une imprudence. CAMBON S'ÉMEUT DES ATTAQUES CONTRE LA PROPRIÉTÉ A la
Convention, le 26 février, Cambon s'effraie des suites que peut avoir pour le
crédit des assignats et pour la vente des biens nationaux le mouvement
naissant contre la propriété. « Les
comptes que nous nous sommes fait rendre, dit-il, nous ont prouvé que les
agitations, les attaques perpétuelles qu'on veut porter à vos propriétés
arrêtent totalement vos ventes. — (Un grand nombre de membres : C'est vrai !) — Avant que ce système
destructeur ait été mis en pratique, les brûlements des assignats se
portaient à 8, 9, 10 et 11 millions par semaine ; aujourd'hui, nous avons la
douleur de voir arrêter les recettes, et nous ne brûlons plus qu'un million
d'assignats par semaine. D'où vient cette différence ? Nous ne l'avons
trouvée• que dans la crainte, dans la défiance des propriétaires de ces
biens. Dès lors, on ne paye plus, et votre assignat reste éternellement en
circulation. C'est là la vraie cause du renchérissement des denrées. « ...
Les propriétés sont constamment menacées, les systèmes que l'on veut
établir détruisent la confiance. Les citoyens sur les frontières versent
leur sang pour vous. Vous leur donnez des propriétés ; si on les attaque, ces
propriétés, vous leur avez fait une promesse illusoire. Ce n'est pas la peine
de les envoyer défendre la liberté, dans l'espoir de devenir un jour
propriétaires, si dans le même moment, des hommes coupables attaquent cette
même récompense que vous leur avez promise, s'ils la rendent nulle. Il vaut
mieux leur dire : Bats-toi et tu n'auras rien, ou bien : Ta propriété ne
sera pas sacrée : elle ne t'appartiendra pas. « Confiance,
confiance, voilà donc la base des finances, car sans elle un système de
finances établi d'après les assignats ne peut pas résister. Sûreté pour les
personnes, sûreté pour les propriétés, et je réponds du salut de la
République. Il serait peut-être important que l'Assemblée fît une loi de
rigueur contre tous ceux qui veulent porter atteinte aux propriétés. » (Vifs
applaudissements.) Mais si
Cambon veut protéger, même par de terribles lois pénales, la propriété, S'il
veut la mettre à l'abri non seulement de toute atteinte mais de toute menace,
ce n'est pas à la mode des Feuillants qui disaient : Prenez garde, ne touchez
qu'avec précaution aux biens de l'Eglise et aux biens des nobles, car en
détruisant ces formes de la propriété, vous ébranlez tout le système de la
propriété. Au contraire, c'est pour mieux assurer le transfert d'une masse
énorme de propriétés ecclésiastiques et de biens d'émigrés que Cambon veut
protéger, aux mains des acquéreurs, des nouveaux possédants, la propriété. Le même
jour, dans le même discours, il demandait à la Convention d'organiser et de
hâter la vente des biens des émigrés. La Révolution avait une confiance
indomptable dans l'ordre nouveau qu'elle fondait. Elle savait qu'il y avait
une différence immense entre la propriété corporative d'Eglise et la
propriété individuelle et qu'elle pouvait abolir celle-là sans inquiéter
celle-ci. Elle savait aussi qu'en arrachant aux émigrés les biens dont ils
pouvaient user contre la liberté et contre la France, elle faisait œuvre
nécessaire de défense et de salut. Et, si des téméraires prétendent abuser de
cet énorme déplacement de propriété pour contester la propriété elle-même,
s'ils prétendent tourner contre l'ordre nouveau les mesures adoptées pour le
créer et pour le sauver, la Révolution ne s'arrêtera pas pour cela. Elle .ne
suspendra ni la vente des biens d'Eglise ni la vente des biens d'émigrés,
mais elle veillera par des lois terribles à ce que nul n'enveloppe la
propriété en son ensemble dans la proscription qui frappe la propriété
d'Eglise et la propriété d'émigration. LA GIRONDE RALLIE LES PROPRIÉTAIRES Il
semble que cette agitation sociale, qui dépassait Marat pour aller à Jacques
Roux, qui effrayait les Jacobins et la Montagne elle-même et qui, au
témoignage de Cambon, compromettait jusqu'à la vente des biens nationaux,
base économique et financière de la Révolution, devait servir la Gironde.
Voilà bien, disait-elle, où conduit la complaisance pour l'anarchie. Voilà le
châtiment de ceux qui flattent toujours les passions du peuple. Le journal de
Brissot, en son numéro du 2 mars, reproduisait un article du Journal français
qui montre bien le parti que la Gironde essayait de tirer des événements. « C'est
probablement cette canonisation du massacre (du 2 septembre) qui a donné l'idée aux auteurs
du Journal français, de la Constitution laconique et énergique que ces
messieurs nous préparent. Ces journalistes l'attribuent à Robespierre et à
Collot d'Herbois ; ils se trompent, elle est trop spirituelle en doctrine anarchique,
pour ne pas sortir de la plume de Marat, qui a prouvé sa supériorité sur ses
protégés. « ARTICLE PREMIER. — L'anarchie sera permanente
en France. « ART. 2. — Au peuple (leur peuple)
appartient le domaine national de France. « ART. 3. — Les propriétaires actuels
sont délégués provisoirement dans leurs possessions. « ART. 4. — Les fruits appartiennent
à tous. « ART. 5. — Le pouvoir municipal
(monté à l'instar de Paris) sera la seule autorité en France. » C'est
l'appel à l'instinct conservateur de tous les possédants, des nouveaux comme
des anciens. Mais la Gironde, par sa politique inconsistante et incohérente
dans le procès du roi, s'était retirée à elle-même tout moyen d'utiliser même
les événements qui lui semblaient le plus favorables. Ni elle n'avait donné,
en sauvant le roi, un gage précis aux forces conservatrices, ni elle n'avait,
par une vigoureuse offensive contre le roi, donné confiance au peuple
révolutionnaire. Elle était comme perdue en un milieu terne et trouble, et
elle était exposée aux commentaires les plus malveillants, aux contre-coups
les plus inattendus. Ainsi, après les journées de pillage des 25 et 26
février, ce fut la tactique des Jacobins de redoubler de violence contre la
Gironde. Ce sont les ennemis de la Révolution qui ont, selon la thèse
jacobine, suscité ces mouvements et égaré le peuple. Mais, comment
l'auraient-ils osé, comment auraient-ils eu l'audace de se mêler au peuple,
de l'endoctriner, d'insulter aux Jacobins et à la Commune ses meilleurs amis,
s'ils n'y avaient été encouragés par la lâche et scélérate complaisance de la
Gironde pour le roi traître et parjure ? Parce que, par la faute des
Girondins, il avait été si difficile d'abattre le roi, ou, suivant le mot
attribué à Chalier, de le « décoller », les royalistes pouvaient hardiment
pousser leur pointe et entraîner la Révolution dans des sentiers d'aventure.
C'est donc la Gironde qui était responsable, au fond, des journées si
inquiétantes du 25 et du 26 février. LA DIVERSION DES JACOBINS Aussi
bien, les Jacobins qui craignaient d'être débordés par le mouvement de
Jacques Roux et des Enragés, et par l'agitation sociale, trouvaient commode
de dériver toute la passion du peuple dans une action purement politique.
Dénoncer les Girondins et les abattre, c'était gagner du temps : c'était
écarter (du moins on l'espérait) le problème des subsistances qui semblait
s'élargir peu à peu en un vaste problème social. C'était effacer, par la
violence des attaques contre la Gironde, l'impression de modérantisme qu'on
avait pu donner à une partie du peuple dans la lutte contre Jacques Roux et
le mouvement des Gravilliers. Ainsi, les Jacobins redeviendraient ce qu'ils
avaient toujours rêvé d'être, la force d'avant-garde en même temps que la
force régulatrice. Ainsi, le père Duchesne ramènerait à la cuisine politique
de ses fourneaux le peuple détourné peut-être par l'odeur de pain chaud,
d'épices et d'arôme, qu'exhalaient les propos de Jacques Roux. L'ATTAQUE DES ENRAGÉS CONTRE LA GIRONDE De leur
côté, et toujours par tactique, les Enragés se jetaient à fond, eux aussi,
dans la lutte contre la Gironde. Ils n'avaient pas réussi d'emblée à
entraîner la Convention et la Commune en proposant des revendications
purement économiques. Ils allaient surexciter la crise politique, pousser les
Montagnards aux suprêmes violences contre la Gironde. Ainsi, dans
l'atmosphère surchauffée de passion révolutionnaire, les hardiesses sociales
s'acclimateraient. Ah ! les Montagnards se détournent des questions économiques
! Ah ! Robespierre déclare dédaigneusement que le peuple ne doit pas « avoir
pour but de chétives marchandises, et qu'il doit se lever non pour recueillir
du sucre, mais pour terrasser les brigands », Eh bien ! soit : on terrassera
en effet les brigands, mais c'est assez de paroles vagues et de gestes vains
: ces brigands, c'est la Gironde ; ces brigands, c'est une partie de la
Convention, il faut que les Girondins soient frappés, et comme ils sont le
parti de la grande bourgeoisie, le parti des riches marchands, des
spéculateurs et accapareurs, la victoire remportée sur eux sera une victoire
sur l'accaparement. Voyez, dans l'adresse lue aux Jacobins le 4 mars, au nom
des « défenseurs de la République une et indivisible », c'est-à-dire au nom
d'une partie des éléments sur lesquels les Enragés avaient prise, voyez
comment la lutte politique contre la Gironde est confondue avec la lutte
économique contre l'agiotage, le monopole et la richesse. « Depuis
trois ans, le procès de la liberté contre la tyrannie est pendant au tribunal
de la raison. L'Assemblée Constituante nous a trahis ; la Législative nous a
vendus ; la faction liberticide de la Convention voulait nous livrer.
Citoyens, réfléchissez-y : la Convention s'est emparée de tous les pouvoirs.
La faction qui est dans son sein en dispose. « L'insurrection
est le plus saint des devoirs quand la Patrie est opprimée. Les députés
infidèles doivent non seulement être rappelés, mais leur tête doit tomber
sous le glaive de la loi, quand il sera prouvé que, sous le prétexte de la
liberté des opinions, ils ont trahi les intérêts de la Nation.
L'inviolabilité de Louis Capet et des mandataires du peuple a perdu la
République ; les hommes de bien sont seuls inviolables... Roland calomnia
Paris aux yeux de toute l'Europe, parce qu'il pensait qu'en détruisant Paris
il viendrait à bout de détruire la liberté. « Nous
arrivâmes à Paris très heureusement. Ce fut notre réunion avec les Jacobins,
avec les Cordeliers, avec tous les patriotes, qui déjoua les complots et fit
tomber la tête du tyran... « L'aristocratie
de la fortune veut s'élever sur les ruines de l'aristocratie nobiliaire ;
en général, les gros marchands, les financiers sont accapareurs... Aucun
des brigands couronnés n'oserait nous attaquer s'ils n'étaient pas
assurés d'un parti dans la Convention... La Constitution que l'on veut nous
donner (le
projet de Condorcet et de la Gironde) est un enfant qu'il faut étouffer dans son berceau
; elle est toute en faveur du riche contre le pauvre, elle n'a pas étonné les
patriotes, ils s'y attendaient. « Que
les mêmes coups exterminent les ennemis du dehors et les ennemis du dedans.
Chargez-vous des premiers, nous nous chargerons des autres. Aux armes ! aux
armes ! » C'était le tocsin de mort contre la Gironde, à un moment où Robespierre et Marat ne voulaient ni frapper à mort ni même rejeter violemment de la Convention les Girondins. Les exterminer ? C'est une hypothèse qu'à cette date Robespierre n'examinait même pas. Leur retirer leur mandat et convoquer les assemblées primaires pour leur nommer des remplaçants ? C'était entamer la Convention et c'était se remettre au hasard d'élections nouvelles, dont l'issue était incertaine. C'est ce que Robespierre disait dès lors, avec insistance, aux Jacobins. Son plan était de noyer lentement la Gironde dans une sorte de discrédit définitif, de lui enlever peu à peu tout ce qui lui restait de popularité, de l'éliminer des Comités, et de la réduire à un état a de nullité politique n, sans illégalité et sans violence. |