LES FORCES RÉVOLUTIONNAIRES À PARIS La mort
de Louis XVI avait exalté la passion révolutionnaire. Elle avait fait goûter
à la Révolution la saveur amère de la mort. Sous le coup des périls amoncelés
par la guerre extérieure et les dissentiments intérieurs, quelques-uns
commençaient à se dire que la guillotine était une solution, et qu'elle
n'avait pas épuisé dans la mort du roi sa vertu pacifiante. C'est en février
que les Jacobins entendent sans protestation la sinistre parole : « Il faut
promener en France le rasoir national. » Pourtant la guillotine n'était pas
encore à l'ordre du jour. Mais l'idée vague d'en finir avec la Gironde
commençait à se préciser. Le procès du roi avait fourni contre les Girondins
un argument terrible : « Ils avaient voulu sauver le tyran. » Les
groupements révolutionnaires qui avaient été si actifs de la fin de juillet à
la fin de septembre 1792, pendant toute la période du 10 août, et qui avaient
été amortis ensuite par l'autorité souveraine de la Convention se
réunissaient de nouveau et s'agitaient. Ils se proposaient de peser sur la
Convention, d'obtenir d'elle des mesures plus énergiques dans l'ordre
économique et social comme dans l'ordre politique. Avant
le 10 août, la force révolutionnaire avait été formée par des délégués des
sections et par des fédérés appelés à Paris. Cette force révolutionnaire
dirigée surtout contre la royauté, contre les Tuileries, avait eu à l'égard
de la Commune une attitude compliquée et habile. Elle l'avait tout ensemble
dominée et utilisée. Elle s'était servie de la popularité subsistante de
Pétion, sans se lier à sa faiblesse. Il y avait eu une sorte de Commune
extra-légale, fonctionnant à côté de la Commune légale, et s'en servant avant
de la remplacer. Un moment, la Commune révolutionnaire du 10 août avait été
la maîtresse de Paris et une des forces principales de la Révolution. LA COMMUNE En
décembre 1792 et janvier 1793, la Commune provisoire héritière de la Commune
révolutionnaire du 10 août, avait gardé encore une action assez grande ; par
son procureur Chaumette et son substitut Hébert, elle était en communication
avec les éléments populaires. Elle n'avait plus pourtant assez de vigueur,
assez d'audace pour se dresser contre la Convention et pour lui imposer une
politique plus hardie. Elle était un peu gênée par le maire à tendance
girondine, Chambon. Surtout, elle avait tourné peu à peu, comme tous les
pouvoirs qui durent, à la légalité. Elle avait été prise dans le formidable
engrenage de la Convention. Appelée souvent à la barre pour rendre compte de
l'état de Paris, un peu troublée par le souvenir des journées de septembre
qui étaient désavouées de toutes parts, elle n'était plus capable d'un grand
effort spontané de Révolution. Hébert, Chaumette pouvaient bien se livrer à
un mouvement populaire, ils n'avaient ni assez de décision pour le susciter,
ni assez d'esprit de suite pour l'organiser persévéramment. Si donc la
portion la plus ardente et la plus impatiente du peuple de Paris voulut
obtenir l'élimination des Girondins, la taxe sur les denrées et la guerre aux
riches, si elle voulait pousser en ce sens et même violenter la Convention,
elle ne pouvait pas compter sur l'action propre et directe de la Commune de
Paris. LES FÉDÉRÉS C'est
ailleurs qu'était la force d'impulsion. Elle était dans les sections et dans
les fédérés. Ceux-ci, quand ils étaient venus à Paris à la fin de juillet
1792, n'avaient eu qu'un but : sauver la liberté en combattant le roi. Ils
n'avaient pas pris parti dans la querelle entre Robespierre et Brissot. Ils
ne distinguaient pas entre Girondins et Montagnards. Leurs sympathies
auraient été plutôt pour la Gironde parce qu'elle était alors au premier plan
de la Révolution, et parce que les fédérés marseillais avaient beaucoup de
sympathie pour Barbaroux. Mais ils ne firent aucune difficulté à aller loger
tout près des Cordeliers, à se lier avec Danton ; et bientôt l'esprit de
Paris, de plus en plus hostile à la Gironde, les pénétra. Barbaroux lui-même,
dans une lettre adressée le 30 janvier à ses amis de Marseille, note avec
chagrin, presque avec désespoir, le changement qui s'est fait dans les
dispositions des fédérés... « Alors
le ministre Pache changea de système et voulut gagner par la flatterie et la
séduction des militaires qu'il avait d'abord maltraités et auxquels il avait
refusé, pendant plus d'un mois, deux pièces de canon... Vous savez qu'il
s'était formé une société de fédérés dans la caserne des Marseillais. On a
dit que c'était mon ouvrage. J'atteste que je n'y ai jamais mis le pied que
quinze jours après sa fondation, et que je fus enchanté de l'ordre et du bon
esprit qui y régnaient ; vous en aurez jugé de même par les lettres qu'elle
vous a écrites et les adresses qu'elle vous a transmises ; bientôt une foule
de patriotes se réunirent à cette société, qui prenait ainsi des
accroissements rapides. Les tentatives de séduction se firent dans la société
même. Je crois vous avoir raconté dans le temps que nous avions trouvé dans
une de ses séances la veuve Pache, la tante Pache, la demoiselle Pache,
Hassenfratz, Meunier, Audouin, Lemaire et plusieurs autres commis de la
guerre qui, dans un moment où les besoins de l'armée les demandaient dans
leurs bureaux, à sept heures du soir, travaillaient nos Marseillais. Ceux-ci
ne furent pas dupes de ces manœuvres, et c'est alors qu'on imagina d'autres
moyens. Je n'en sais pas tous les détails ni ne veux savoir des choses qui
font frémir ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il y eut beaucoup de dîners
donnés à nos canonniers, c'est que le commandant même eut la faiblesse de se
prêter à ces séductions, lui qui connaissait pourtant la trame ourdie contre
la chose publique, puisqu'on lui avait proposé de tomber sur la Convention
nationale. Le résultat de ces fêtes fut que nos Marseillais se trouvaient
liés avec tous ceux qui les avaient maltraités. Je dis nos Marseillais
quoiqu'il y ait beaucoup d'exceptions à faire ; en même temps arrivèrent à
Marseille une foule de lettres qui me calomniaient, et à Paris les adresses
qui m'accusaient. Je courus des dangers ; je n'en parle pas, mais jugez quel
a dû être au milieu de toutes ces agitations l'état du bataillon. » Si, au
moment où les compagnies de fédérés marseillais demandent à revenir à
Marseille, il semble y avoir un rapprochement entre les Girondins et eux, ce
n'est qu'une apparence. Naturellement les fédérés désiraient retourner dans
leur ville de Marseille, et Barbaroux, leur député, appuyait leur demande
devant la Convention. Il pouvait espérer ainsi se populariser de nouveau
auprès d'eux. La Gironde n'avait plus d'ailleurs aucun intérêt à garder à
Paris des hommes qui, sous l'influence de Paris, se détachaient d'elle. Les
Montagnards, il est vrai, ne paraissent pas ménager ce bataillon marseillais
qu'ils avaient pris tant de soin de gagner, puisqu'ils lui interdisent de
rentrer à Marseille et le mettent à la disposition du ministre de la guerre
qui l'enverra, s'il le veut, à la frontière. La Montagne craignait que de
nouveaux appels fussent faits par la Gironde, et elle décourageait d'avance,
en les liant au service militaire, les fédérés qui viendraient à Paris pour
soutenir les Girondins. Mais, en fait, beaucoup de fédérés s'étaient laissé
gagner par les partis extrêmes, et ils pouvaient devenir pour les groupes
révolutionnaires des sections de Paris des alliés très précieux. Par
eux, en effet, Paris s'agrandissait de la France. Ce n'était plus seulement
au nom de Paris, c'était au nom de tout le peuple révolutionnaire de France,
représenté par les plus dévoués des patriotes, que les délégués des sections
parlaient à la Convention. Unis aux fédérés, ils étaient toute la nation
révolutionnaire, et ce serait admirable d'écraser la Gironde au moyen des
fédérés qu'elle avait appelés à sa défense. La tactique des sections les plus
animées fut donc de former une sorte de faisceau avec les délégués,
d'entraîner peu à peu et de compromettre la Commune, et de forcer ainsi les
résistances de la Convention. LES SECTIONS Depuis
décembre, dans les sections, la colère révolutionnaire s'exaltait. Quoi ! le
peuple avait été assassiné par le roi au 10 août, et, cinq mois après, la
Convention n'avait pas encore jugé l'assassin ! Elle hésitait, elle
disputait. Quoi ! le monde entier, soulevé par les tyrans, s'arme pour venger
la mort du tyran ! Il faut encore aller aux frontières, abandonner la
boutique et l'atelier, et pendant ce temps, ceux qui par leur hésitation à
frapper le roi ont encouragé tous les despotes continuent à gouverner, à
dominer la Convention ! Quoi ! le peuple donne son sang ! et tandis qu'il
s'épuise à sauver la Patrie, il est ruiné, affamé par la hausse constante du
prix des denrées ! Et la loi ne frappe pas les agioteurs qui déprécient le
papier-monnaie, les accapareurs qui renchérissent le prix de la vie ! Que le
peuple s'organise, qu'il agisse, et qu'il aide les démocrates de la
Convention, trop timorés, trop enchaînés de légalité scrupuleuse, à chasser
tous les traîtres, à frapper tous les spéculateurs ! Qu'il les aide et qu'il
les contraigne ! Il y
avait eu dès le 30 décembre une première ébauche d'organisation, un premier
essai de pression révolutionnaire, lorsque les délégués de dix-huit sections,
avec des blessés du 10 août, vinrent demander à la Convention de hâter la
mort du roi. L'organisation
s'était précisée et affirmée, le 17 janvier, dans une manifestation avec la
Commune de Paris. Je lis dans le procès-verbal qu'en donne le Moniteur : « Du
17 janvier. — Hier, une députation de fédérés se présenta au Conseil pour
l'inviter à assister aujourd'hui à une cérémonie fraternelle qu'ils devaient
célébrer à la place du Carrousel où ont péri leurs frères dans la journée du
10 août. Il fut arrêté que les membres du Conseil assisteraient en corps à
cette cérémonie, et y prêteraient le serment fraternel avec les fédérés
des 84 départements, les Marseillais, et les 48 sections de Paris. « Ce
matin, le Conseil général a adopté en ces termes la forme du serinent :
« Nous jurons tous d'être fidèles à la Nation française, à la loi ; de
maintenir l'unité et l'indivisibilité de la République, de défendre jusqu'à
la mort les droits sacrés de l'humanité, la liberté et l'égalité. Enfin, nous
nous jurons mutuellement union indissoluble et fraternité. Nous jurons de
même guerre éternelle à lotis les tyrans, sous quelque dénomination qu'ils se
présentent. « Le
Conseil est parti à midi et demi pour se rendre au Carrousel, où se sont
trouvés les fédérés de Marseille et des départements 'et les citoyens des
sections. Tous se sont donné l'accolade civique et ont prêté ensemble le
serment. Au retour, les membres de la Commune étaient mêlés avec les fédérés
et sont entrés avec eux dans la salle du Conseil, qui ne fut jamais si
remplie. « Le
procureur de la Commune (Chaumette) a requis que l'historique de cette
journée soit gravé sur des pierres de la Bastille, dont unc. sera envoyée à
chacun des 84 départements, et enfin qu'il soit planté sur la place du
Carrousel un arbre vivant, ayant pour nom : Arbre de la fraternité. « Ce
réquisitoire a été adopté au milieu des plus vifs applaudissements. « Plusieurs
fédérés ont pris alternativement la parole, et ont juré, au nom des 84
départements, union et fraternité à leurs frères les Parisiens. « Les
baisers fraternels ont été renouvelés. Enfin, tous les citoyens se sont
retirés et ont, au son du tambour, dansé la Carmagnole sur la place de la
Maison Commune. » Ainsi
les fédérés, gagnés d'abord eux-mêmes par les partis extrêmes de la
Révolution, commençaient à envelopper la Commune : ils étaient une force
d'action, et ils allaient peu à peu la pousser à l'action. LA PÉTITION DES GROUPEMENTS RÉVOLUTIONNAIRES Mais
c'est le 3 février que la nouvelle organisation fait en quelque sorte son
apparition officielle à la Convention elle-même. Des « pétitionnaires
fédérés », s'intitulant, dit le procès-verbal, « défenseurs de la
République une et indivisible », prennent la parole pour défendre Pache.
Et surtout, « une députation des 48 sections de Paris, du Conseil
général et des défenseurs réunis des 84 départements » demande
des lois contre l'agiotage sur le papier-monnaie. De même que, dans les
premiers jours d'août, les sections révolutionnaires mettaient le maire de
Paris, Pétion, à leur tête pour se couvrir le plus possible des formes
légales, et s'imposaient ainsi à la Législative, de même c'est le faible
maire de Paris, Chambon, démissionnaire de la veille, qui présente la
députation et qui parle en son nom. C'est sous le couvert de la loi que
l'organisation nouvelle fait son entrée à la Convention. Ce qui
frappe d'emblée, dans les déclarations et manifestes de ces groupements
révolutionnaires, c'est le souci dominant des questions économiques, c'est
l'accent de revendication sociale. Même quand ils semblent se proposer un
objet exclusivement politique, même quand ils demandent à la Convention de
hâter la mort du tyran, ce n'est pas surtout pour des raisons d'ordre
politique, ce n'est pas pour affermir la liberté, châtier les traîtres,
épouvanter les despotes, ou du moins, ce n'est pas surtout pour cela. On
dirait que Louis est pour eux le symbole d'un long régime d'iniquité et de
misère dont ils veulent effacer jusqu'au souvenir, et il y a dans leur parole
je ne sais quel accent de colère sociale, plus profond même que le conflit de
la monarchie et de la république, de la liberté et de la tyrannie. La pitié
pour le roi leur paraît un outrage à des souffrances plus poignantes, parce
qu'elles sont imméritées, et une offense à l'humanité elle-même, qui attend
enfin une réparation. « Cette
femme qui pleure aujourd'hui sur la destinée de Louis Capet, est allée voir,
à une croisée, immoler un père de famille qui, révolté de la scélératesse
d'un accapareur, a cru devoir alléger la taxe de sa subsistance. « Nous,
plus justes, nous ne plaiderons pas la cause du tyran, mais, contre le tyran,
celle de l'humanité tout entière. Nous demandons la punition de Louis au nom
des êtres étouffés dans le germe sous un règne oppresseur, par les travaux
forcés et la misère ; nous la demandons au nom de tous ceux qui, depuis
l'avènement de Louis au trône, ont été sacrifiés au luxe et à la prodigalité
de sa cour ; au nom des patriotes immolés dans les colonies sous le fer des
contre-révolutionnaires stipendiés par Louis ; au nom des victimes englouties
jusqu'en 1789 dans les prisons d'Etat ; au nom des innocents morts dans les
tourments de la question jusqu'au moment où l'indignation publique le força
de bannir de France cet odieux régime ; au nom des malheureux qui ont péri
sur l'échafaud par l'ordre des juges ignorants ou iniques auxquels il avait
vendu le droit de faire la justice ; au nom de tous ceux qui sont morts
dans les asiles de la misère et de la maladie, par la négligence des
préposés que les abus de son règne y avaient introduits ; au nom de ces
infortunés soldats qu'il retrancha dans son palais, le 9 août, et qu'il
exposa, abrutis par une liqueur enivrante, à la fureur du peuple ; au nom
des frères de nos départements, morts dans la guerre contre la liberté,
entreprise de concert avec lui par les tyrans de l'Europe pour rétablir son
pouvoir absolu ; au nom des veuves et des orphelins que ses trahisons ont
privés de leur appui. » Oui,
vraiment, s'ils évoquent les griefs de la période révolution-naira, on dirait
qu'ils sont, à leurs yeux, superficiels et accidentels ; c'est surtout de la
permanente misère du peuple qu'ils font argument contre le roi. Ce qu'ils ne
pardonnent pas à la royauté, c'est d'avoir créé, non par accident, mais d'une
façon en quelque sorte normale, de la souffrance, de l'avilissement. Même
quand ils font allusion aux crimes éclatants du roi, à ceux qui retentissent
dans l'histoire, aux sanglantes journées comme celle du 10 août, c'est par un
aspect nouveau et imprévu qu'ils les présentent. On dirait qu'ils s'apitoient
moins sur la mort des patriotes tombés en combattant pour la liberté que sur
la dégradation des mercenaires de la tyrannie. Ces soldats suisses du 10
août, que le peuple traqua durant plusieurs jours, ils sont, par excellence,
les victimes de la royauté oppressive, c'est elle qui les a abaissés,
abrutis, et les délégués plaignent en eux le peuple tout entier que son
ignorance, sa misère peuvent livrer aux tentations flétrissantes des
despotes. Par une sorte d'évocation et d'insurrection humaine qui va ameuter,
jusque dans le passé, les victimes de la tyrannie, ils ressuscitent du fond
des bagnes où ils gémirent, ils ressuscitent des grabats de misère et
d'ignominie tous ceux qui sont morts dans la détresse, ou le désespoir, ou la
stupide résignation. C'est la royauté jugée du fond d'une salle d'hôpital, où
le peuple misérable grelotte de fièvre, du fond des bouges, où le peuple en
haillons, exténué de travail forcé et de faim, ne crée de nouvelles
générations que pour continuer l'antique souffrance. Ils
ont, ces révolutionnaires, le sens des profondeurs sociales, des drames
obscurs de la vie populaire. Et bien loin que leurs yeux soient fascinés par
le spectacle des conflits superficiels, ils descendent dans les couches
souterraines, et là ils assistent à une sorte de meurtre permanent, à
l'étouffement silencieux et continu de germes innombrables. Oui, des semences
sans nombre de vie. de joie, de force ont été écrasées par l'excès de labeur,
ou ont avorté misérablement sous une épaisseur de misère. C'est bien un
accent nouveau, et tout à coup le cercle des juges formé autour de Louis XVI
s'agrandit et s'approfondit largement. C'est la royauté vue des asiles (le la
misère, de la maladie, du travail forcé, de la faim. La
royauté, mais aussi la société. Cette menace va au-delà du roi, ce
réquisitoire va au-delà du roi. Et demain, le roi disparu, il faudra que
disparaisse toute misère, toute injustice, toute dégradation, ou bien c'est
aux gouvernements nouveaux, c'est aux privilégiés nouveaux qu'il sera demandé
compte de la misère qui dure, de l'iniquité qui continue, de l'écrasant
labeur qui se prolonge, de la dégradation humaine qui se poursuit. Et je ne
sais rien de tragique comme cet acte d'accusation qui, à travers la royauté
déjà condamnée, frappe tout un monde et menace même le monde nouveau. Il me
semble que Marat, trop engagé désormais dans la lutte politique, dans les
batailles de la Convention, dans les conflits et les combinaisons des partis,
trop exclusivement préoccupé d'abattre la Gironde, les adversaires immédiats,
que tous les jours il calomnie et qui le calomnient tous les jours, n'a plus
cette profondeur d'accent. Et peut-être ne l'a-t-il jamais eue. Ainsi, dès
ses débuts, c'est bien d'un esprit de revendication sociale qu'est animée
l'organisation révolutionnaire des fédérés et des sections. A vrai
dire, et malgré la puissance effroyablement absorbante de la guerre
extérieure, Chaque grand événement révolutionnaire ouvre plus largement aux
esprits la question sociale. J'ai déjà dit comment de l'ébranlement du 10
août, de la victoire du peuple et de la démocratie, tout un mouvement de
pensée était sorti tendant à l'égalité sociale. Mouvement si vif que la
Révolution crut la propriété menacée, et s'organisa un moment pour la
résistance. Mais
quoi ! à mesure que l'égalité politique devenait un fait plus certain, c'est
l'inégalité sociale qui heurtait le plus les esprits. La Révolution, par la
mort du roi, par la guerre universelle, assumait devant l'humanité des
responsabilités croissantes. Comment les porterait-elle si elle ne démontrait
pas à tous les hommes qu'elle voulait vraiment le bien de tous les hommes, et
que, sans niveler les conditions, elle voulait du moins assurer
l'indépendance et le bien-être du peuple tout entier ? Plus elle était
obligée de combattre et de tuer, plus elle devait démontrer qu'elle avait une
pensée profonde de douceur et de paix. LE PROGRAMME SOCIAL DE CONDORCET C'est
bien là, en ces jours tragiques de la fin de janvier, le noble souci de
Condorcet et des généreuses intelligences dont il était l'inspirateur. Il
aurait voulu que la France, par l'humanité de ses lois, ramenât à elle les
nations que la calomnie en avait détournées. Abolissez, disait-il, en matière
privée la peine de mort, adoucissez le sort des débiteurs en limitant les
droits des créanciers ; faites disparaître le régime d'iniquité et
d'exclusion dont souffrent les enfants naturels ; organisez les secours
publics ; sauvez de l'extrême misère les infirmes et les estropiés. C'était
comme la compensation humaine de la mort du roi : « Nous avons puni un
roi, mais nous avons sauvé cent mille hommes. » Son
journal, la Chronique de Paris, cherchait comment, en répudiant tout système
de loi agraire et de nivellement, on pouvait atténuer les inégalités
sociales. RABAUT ET LA PROPRIÉTÉ Condorcet
ouvre une sorte de rubrique : Egalité, où le conventionnel Rabaut
Saint-Etienne, alors président de la Convention, d'abord sous les initiales
J.-P. R. (Jean-Paul Rabaut) et bientôt sous sa signature, exposa des vues
assez hardies d'apparence, mais bien superficielles, sur la propriété (n— des
19, 21 et 27 janvier 1793) : «
L'égalité est l'âme de la vie publique ; rien ne caractérise mieux la
démocratie que la tendance à l'égalité, et que les passions et même les
violences pour l'opérer. Dans une nation qui naît, l'égalité existe, et l'on
ne prend pas assez de précautions pour la maintenir ; dans une nation qui se
reforme, l'égalité n'existe pas, et l'on prend des moyens trop violents pour
l'établir. Le peuple imite souvent ce tyran qui couchait les hommes sur un
lit de fer et les raccourcissait de tout ce qui dépassait cette mesure ; il
n'égalise pas, il mutile, il tue, ce n'est pas la démocratie, c'est
l'ochlocratie. «
L'égalité politique établie, les pauvres sentent bientôt qu'elle est
affaiblie par l'inégalité des fortunes et, comme égalité c'est indépendance,
ils s'indignent et s'aigrissent contre les hommes dont ils dépendent par
leurs besoins, ils demandent l'égalité des fortunes, mais il est rare que les
riches se prêtent de bonne grâce à ce vœu. Alors il faut l'obtenir ou par la
force ou par les lois. « On ne
peut pas l'obtenir par la force, car il ne peut résulter des violences faites
par les pauvres qui, d'ailleurs, le sont inégalement, que des résultats
inégaux et des partages contraires au principe du partage ; on n'a pas obtenu
l'égalité, mais l'inégalité ; c'est tout le contraire de ce qu'on demandait. Il
faut donc tâcher de l'obtenir des lois et les charger de deux choses : 1° de
faire le partage le plus égal des fortunes ; 2° de créer des lois pour le
maintenir et pour prévenir les inégalités futures. « Pour
faire ce partage égal, il faut considérer : 1° les diverses espèces de
propriétés ; 2° les diverses espèces d'industrie ; 3° les moyens de les
répartir ; 4° l'étendue du pays, et 5° la multitude d'hommes sur laquelle ils
doivent être répartis. Ces combinaisons sont au-dessus des forces humaines,
et chaque heure du jour les faisant changer, cet ouvrage serait la toile de
Pénélope. Je crois donc qu'il faut renoncer à faire, en tel jour fixé, un
dépouillement de toutes les fortunes pour les distribuer à toutes les têtes
et à tous les talents. « Le
législateur devra donc s'occuper de créer l'égalité des fortunes par d'autres
moyens et non pas pour un tel quart d'heure indiqué, mais pour telle période
ou pour telle génération. « Il
peut établir ou des institutions morales et des habitudes, ou des lois
précises sur la quantité de richesses que les citoyens peuvent posséder, ou
des lois qui en fixent et en règlent l'usage, de manière : 1° à rendre le
superflu inutile à celui qui le possède ; 2° à le faire tourner à l'avantage
de celui qui en manque ; 3° à le faire tourner au profit de la société. « Les
institutions morales ou les habitudes seront utiles qui, modelant tous les
citoyens sur les mèmes formes déterminées, ne permettent pas les
distinctions, soit dans les vêtements, soit dans les ameublements, soit dans
les accessoires étrangers à un homme et qui cependant le distinguent des
autres et les tiennent humiliés. Je ne fais aucun cas des lois somptuaires
que le riche élude toujours, car il s'agit moins de défendre la vanité et
l'orgueil que d'instituer la modération, la sobriété, la tempérance, la
modestie dans les habits. Ce principe doit être appliqué à toutes les lois,
qui doivent moins punir les vices qu'instituer et rendre honorable la vertu. « Le
législateur peut encore établir des lois précises sur le maximum de fortune
qu'un homme peut posséder, et au-delà duquel la société prend sa place et
jouit de son droit. Ce point-ci est d'une extrême délicatesse, parce qu'il
semble attenter à la propriété et mettre des bornes à l'ambition. Mais ce qui
serait un vice sous un gouvernement despotique serait peut-être une vertu
sous un gouvernement républicain, parce que dans celui-ci chacun et chaque
chose sont à tous. J'indique moins ici les exemples que les principes, et ce
que tels législateurs ont fait que ce que les nôtres peuvent faire. La
fortune arrive aux hommes par un certain nombre de canaux ; la loi doit en
ouvrir pour la faire écouler. Cette comparaison explique ma pensée. « Le
législateur peut encore régler l'usage que chacun doit faire de ses
richesses. Pour cet effet, il peut rendre inutile le superflu ; il y en a
plusieurs moyens. «
D'abord, ces choses-là s'établissent d'elles-mêmes dans les républiques où
les vertus sont honorées, je veux dire récompensées par les lois, car le
désir de l'estime se dirigeant vers un légitime objet, il se détourne des
objets vicieux. Quand la première place en public est destinée au plus homme
de bien, ce n'est plus par un riche habit qu'elle est briguée. Aussi, l'un
des plus grands moyens d'établir les vertus dans les républiques, c'est d'y
mettre, le plus souvent qu'il se peut, tous les citoyens sous les yeux les
uns des autres. J'ose recommander ce souvenir à nos législateurs ; j'ose même
dire que je ne leur demande pas davantage. « Les
établissements publics peuvent devenir en même temps l'écoulement naturel du
superflu des riches, soit qu'ils le donnent volontairement, soit que la loi
le leur demande. « Ils
le donneront volontairement quand le don sera une gloire, quand
l'établissement sera vertueux et utile, quand ils jouiront eux-mêmes de leur
bienfait. Nous voyons, par le fanatisme des dons faits à l'Eglise aux xi' et
xn' siècles, ce qu'on pourrait obtenir de l'enthousiasme des dons faits à la
Patrie. « Les
riches donneront encore leur superflu lorsque, le magistrat ayant une dépense
extraordinaire à faire, la loi voudra qu'il puisse l'imposer sur ce superflu
avec tout ce que la reconnaissance publique peut donner de récompense. Il est
plusieurs de ces moyens ingénieux que l'amour du bien public inspirera. « Enfin,
le législateur peut trouver des moyens de faire écouler le superflu du riche
dans le déficit du pauvre, non par ces pauvres établissements qu'on appelle
hôpitaux, où l'on sème dans le sable, mais par les ateliers de travail, où
l'on sème dans un terrain qui permet d'abondantes récoltes. « Voilà
tout ce que j'ai le temps de dire aujourd'hui ; je le livre aux penseurs, et
j'y reviendrai une autre fois. Quant aux lois à faire sur les héritages, sur
les testaments, sur les dots, sur les donations, je n'en parle point, tout le
monde sait cela. » Au
fond, ce sont des vues assez médiocres. Rabaut ne paraît pas songer du tout
au développement de la production. Il oublie que les capitaux accumulés
doivent servir à rendre l'agriculture plus progressive, à susciter sans fin
des formes nouvelles d'industrie, des sources nouvelles de richesse. Il ne
parait pas comprendre que toute l'ancienne clientèle fainéante des nobles et
des moines doit être maintenant absorbée par le service de la production,
sous peine d'entraîner de nouveau, par 'le seul poids de son inertie, la
société à l'ancien régime. Il semble n'avoir aucun pressentiment de
l'activité nouvelle que la destruction des corporations, la vente du domaine
d'Eglise, les progrès déjà sensibles du machinisme, les hardiesses
grandissantes de la science vont imprimer à la société issue de la
Révolution. Le devoir de la démocratie révolutionnaire à ce moment était
d'assurer à tous les citoyens, à tous les sans-propriété, des garanties
contre l'oppression et l'exploitation des riches ; c'était, par exemple, d'organiser
la vaste mutualité sociale esquissée par Condorcet ; ce n'était pas d'arrêter
l'essor de la richesse créatrice. On dirait que Rabaut Saint-Etienne se
figure les riches du monde moderne comme des abbés laïques, qui ont hérité de
la clientèle de l'Eglise et de ses devoirs d'assistance. Au demeurant, il
semble hésiter à limiter par la loi la puissance de la fortune ; c'est
surtout sur des moyens moraux qu'il compte et, dans une deuxième lettre, il
préconise surtout la simplicité des mœurs des quakers, les habitudes de
simplicité des juifs de l'ancienne loi, groupés autour du Temple, et il
espère que des fêtes publiques qui rapprocheraient riches et pauvres
aideraient beaucoup à l'égalité sociale. Et
pourtant, si anodines que soient les idées de Rabaut Saint-Étienne, si
puériles et même parfois si rétrogrades, elles témoignent du travail des
esprits. Des modérés prirent peur de ses théories sur la propriété. Rœderer
lui représenta que si la société pouvait, au-delà d'une certaine fortune, se
substituer aux propriétaires individuels, ce serait la spoliation et
l'anarchie. Dans sa réponse, Rabaut insiste sur la subordination nécessaire
de la propriété au pouvoir social. « Quand
j'ai recherché si la société n'avait pas le droit de disposer du superflu de
la fortune des citoyens pour le besoin de la chose publique, j'ai pensé
qu'elle le pouvait :je n'ai autre chose à faire que d'exposer mes motifs. « Je
dois d'abord faire observer que, par la république, j'ai entendu le
gouvernement démocratique, tous les autres qui portent le nom de république
sont aristocratiques ou mixtes. Or, j'ai pensé que le gouvernement
démocratique ne peut subsister longtemps avec l'immense inégalité des
fortunes, parce qu'elle produit d'autres inégalités en nombre toujours
croissant et dans une proportion indéfinie ; ensuite, que dans un temps plus
ou moins éloigné, LA NATION SE TROUVE DIVISÉE EN DEUX CLASSES. Le peuple finit par n'être
plus rien, si même il ne devient de la populace, de la canaille. Alors le
gouvernement démocratique est détruit, la république n'existe plus : c'est de
l'aristocratie. « Cependant,
comme on s'occupe dans l'époque actuelle à examiner s'il est possible
d'établir un gouvernement démocratique en France, il est permis au
spéculateur politique de rechercher les lois qui pouvaient le rendre durable.
J'ai indiqué plusieurs de celles qui maintiendraient l'égalité, et j'ai dû
rechercher, par conséquent celles qui préviendraient l'inégalité, et qui se
précautionneraient contre l'inégalité des richesses. Or, voici comment j'ai
raisonné. « L'homme
apporte dans la société ses bras et sa personne pour les soumettre à la
protection commune. Des propriétés particulières se compose la propriété
générale, comme la force générale se compose des forces particulières ; c'est
du concours de ces moyens réunis de forces et de biens que se compose enfin
la puissance commune. Mais la société ne peut accorder sa protection
qu'autant qu'elle peut disposer des forces et des biens de chacun, donc ces
forces et ces biens sont à la disposition de la société. « Ce
qui existe dans le droit existe aussi dans le fait. C'est ainsi que, quoique
notre force individuelle soit notre propriété, la société peut cependant en
disposer au point de nous ordonner de la consacrer toute entière, de mourir,
pour aider la cause commune, ou pour la sauver ; elle dispose aussi d'une
partie de nos fortunes pour le maintien de la république. Comment oserait-on
nier que la loi puisse disposer de ma fortune toute entière, puisqu'elle
dispose de ma personne toute entière, propriété bien plus importante que
celle de mes richesses ! Me prendre mon bien n'est donc pas plus un attentat
à ma propriété que me prendre ma vie n'est un attentat à ma vie. « Ce
sont donc ici des contributions que la loi ordonne ; car, soit qu'elle
demande à ma commune cent hommes pour les faire tuer par l'ennemi, soit
qu'elle lui demande cent mille francs pour équiper ces hommes, elle ne fait
qu'user du droit de la société de disposer des hommes et des biens lorsque le
salut public le demande. « Après
avoir ainsi posé le problème rigide, je ferai observer combien je
l'adoucissais, quand je disais : « Le législateur peut encore établir des
lois précises sur le maximum de fortune qu'un homme peut posséder, au-delà
duquel la société prend sa place, et jouit de son droit. » Or je
n'entendais pas qu'au-delà de ce maximum la société pouvait saisir sur le
surplus pour en former un trésor ou un domaine, mais seulement que ce serait
là qu'elle irait demander les contributions extraordinaires dont elle aurait
besoin ; je m'en expliquerai plus bas. « Vous
ne trouverez là qu'une très grande justice. A Athènes, où le gouvernement
était démocratique, on ne demandait rien à celui qui n'avait que tant de
mines de revenu, c'était son nécessaire ; on commençait à ceux qui avaient du
superflu, et l'on augmentait graduellement la taxe à proportion de
l'augmentation des fortunes, en sorte que l'homme très riche payait beaucoup,
l'homme moins riche moins, et l'homme à revenu modique ne payait rien. Ce
système est proposé aujourd'hui et, très vraisemblablement, il sera adopté.
Mais il en résulte que, dans les cas extraordinaires et imprévus, comme dans
les incendies, les inondations, les grêles, il conviendrait que l'on imposât
le superflu des riches des cantons florissants pour verser des indemnités sur
les pays dévastés. Tout cela pourrait être soumis à des lois régulières, par
des additions de niasse, ou tel autre moyen non arbitraire et précis. « Je
vous demande encore si, lorsqu'un village aura besoin d'une fontaine, d'un
chemin, il ne sera pas juste qu'il soit fait une imposition sur les superflus
qui dépassent le maximum. Un homme qui a cent mille livres de rente, dont
vingt mille seraient à la disposition de la Nation, ne sera pas détourné pour
cela d'accroître encore son revenu ; car la Nation ne lui prendrait pas ses
vingt mille francs tous les ans, mais elle pourrait quelquefois lui en
demander le tout ou partie pour des cas extraordinaires. Voilà ce que j'ai
voulu dire, et tout cela peut être soumis à des lois. « Quant
à l'observation qu'on ne pourrait modérer ainsi l'accroissement de la fortune
immense des capitalistes, je réponds : 1° que cette difficulté a lieu pour
les contributions quelconques et qu'il faudrait bien s'y soumettre pour la
contribution du superflu ; 2° que cela ne prouve autre chose, sinon qu'on n'a
pas encore trouvé le moyen d'atteindre par la taxe les fortunes ou capitaux,
et nullement que cela ne se puisse ; 3° que les grandes richesses sont un
grand embarras à la liberté, puisque même elles échappent aux lois de l'Etat
et à celles de la nécessité publique, or c'est ce dont je me plains ; 4°
qu'il y a des moyens presque sûrs de connaître la fortune des capitalistes,
moyens connus dans. les corporations ci-devant existantes, que le régime ancien
ne pouvait employer, mais qui pourraient l'être dans le nouveau. » Il
serait hors de propos de discuter la conception qu'a Rabaut de la propriété,
elle est singulièrement factice ; il semble voir dans la propriété un fait
extérieur à la société elle-même, un apport que fait l'homme, et le droit de
la société sur la propriété n'est déduit que de son devoir de protection.
Rabaud élague tout ce qui ressemble à ce qu'aujourd'hui nous appelons
socialisme et communisme, à tout ce qui aurait pu le mettre sur la voie de
Babeuf. Les prélèvements que la société fait sur la richesse ne doivent pas
constituer « un trésor ou un domaine », une propriété collective et sociale.
Tout l'effort de la dialectique abstraite de Rabaut aboutit à justifier
l'impôt progressif, et encore ne voit-il là qu'une ressource intermittente et
extraordinaire pour parer à des catastrophes sociales ou naturelles. Mais,
malgré tout, la propriété était comme ployée aux nécessités de la vie
publique, et il n'est pas indifférent qu'à l'heure même où les Conventionnels
se préoccupaient de donner une Constitution à la France, il soit apparu à
plusieurs d'entre eux que la démocratie était inconciliable avec une trop
grande disproportion des fortunes. Il leur semble que l'égalité politique
suppose une certaine égalité sociale, et ils font effort pour la réaliser. LES IDÉES DE GOUVERNEUR MORRIS C'est
le même sentiment que, d'un point de vue tout opposé, Gouverneur Morris
exprimait dans une lettre de novembre 1792, précisément au sujet des plans de
Constitution qui commençaient à être élaborés. « L'homme
est un être sensé, mais incessamment gouverné par ses impressions. Vous
pouvez facilement lui faire sentir que, sous le rapport du droit, il est égal
à tout autre homme. La vanité peut même lui dire à l'oreille qu'il l'est
'aussi en mérite. Mais, plus il sent son égalité de mérite et de droit, plus
il sent aussi son infériorité de possession. Lorsque cette possession manque
tout à fait, il a des droits qu'il ne peut exercer, des talents qu'il ne peut
employer, des désirs qu'il ne peut satisfaire, et, par suite, des
ressentiments qu'il ne peut calmer. « Or,
la loi immuable de la propriété est que, dans un pays bien réglé, le petit
nombre doit bientôt tout posséder. Et la majorité, la grande majorité, rien.
Entre cette économie politique qui constitue la tyrannie du riche, et cette
misère qui enchaîne le pauvre, peu importe la forme du gouvernement, il y a
une lutte continuelle qui crée des grands hommes. Et les grands hommes sont
généralement ambitieux. Les riches sont autant esclaves de leurs plaisirs que
les pauvres peuvent l'être de leurs besoins. Dans un état de choses où la
Constitution n'est pas pondérée et soutenue par une base solide d'intérêts
privés, il faut qu'elle soit renversée. Je cesse ces raisonnements pour vous
dire que tout est ici dans l'incertitude. Le temps déroulera les événements
en leur saison. Il y en aura de tristes comme la tombe. » Ainsi,
selon Gouverneur Morris, la démocratie pure ne peut durer parce qu'elle
déchaîne sans contrepoids la lutte des pauvres et des riches, et parce que la
propriété s'y développant sans mesure et s'y concentrant en un petit nombre
de mains, rompt l'équilibre. Et il conclut à une sorte de gouvernement mixte,
capable de faire contrepoids à l'égoïsme illimité des riches comme à la
convoitise effrénée des pauvres. Au contraire, le souci des Conventionnels et
leur espérance était de sauver la démocratie en limitant la disproportion des
fortunes et, par conséquent, l'antagonisme des classes. BRISSOT ET L'ÉGALITÉ DE FAIT C'est
chose caractéristique que le journal même de Brissot ait publié à peu près à
la même date (le 28 septembre 1792) un article sur l'Egalité de fait.
Le titre seul est très suggestif. « Dans
toute démocratie, dit le Patriote français, les lois doivent détruire et
prévenir la trop grande inégalité de fait entre les citoyens, sans
cela l'égalité de leurs droits serait une chimère : l'indigent, se
vendrait au riche et celui-ci dominerait. « Mais
ces institutions favorables à l'égalité doivent être introduites sans
commotion, sans violence, sans manquer de respect au premier des droits
sociaux, la propriété ; ce doit être, s'il se peut, d'une manière
également utile au bonheur et à la vertu des citoyens. « Le
partage des terres, proposé par des anarchistes ou des coblenciens, serait la
plus funeste des mesures ; elle serait injuste, inutile et meurtrière ;
injuste en ce qu'elle dépouillerait de légitimes propriétaires ; inutile,
parce que le lendemain du partage, la mollesse, le luxe de la plupart
ramèneraient, par des ventes, l'inégalité des possessions ; meurtrière, en ce
que les citoyens s'entr'égorgeraient avant la fin de ce partage, et ce
qu'encore toute industrie serait éteinte, et que, dans peu, des milliers de
citoyens périraient de faim et de misère. « Il
est d'autres mesures bien plus favorables à l'égalité et d'ailleurs bien plus
utiles, bien moins dangereuses, sans parler de l'égalité de partage entre
enfants, point sur lequel tous les esprits sont d'accord ; j'en indiquerai
deux principales. « La
première, c'est d'abolir toute hérédité en ligne collatérale. ; que la
République hérite, et que ces héritages soient, tous les ans, distribués en
lots dans chaque district à des jeunes gens les plus laborieux, les plus
honnêtes ; cette mesure empêchera la réunion (les propriétés, leur
formation en grandes masses ; en divisant les possessions, elle portera
l'aisance dans des familles pauvres et inspirera à la jeunesse des deux sexes
la sainte émulation du travail et de la vertu. Or, cette mesure n'a rien
d'injuste ; qu'un homme, pendant sa vie, use de son bien comme cela lui
plaît, c'est dans l'ordre de la justice ; mais que ses droits s'étendent
jusqu'après sa mort, qu'un homme qui n'existe plus dispose encore des biens
de la terre, c'est ce que la société ne lui doit point, quoique jusqu'à ce
jour elle l'ait permis. Les droits et les devoirs des hommes dérivent
originairement des besoins de l'espèce humaine, un homme donc, après sa mort,
n'ayant plus de besoins, ne peut avoir de droits ; toutes les propriétés
deviennent naturellement communes à tous les hommes ; c'est donc de droit
naturel que la République hérite. « De
ce principe, il est, vrai, il suit que les enfants eux-mêmes ne sont les
successeurs de leurs pères que par une concession de la société ; mais on ne
doit pas craindre une rigoureuse application de ce principe, un abus de ce
droit. La République en usera, sans doute, pour régler le mode des
dispositions paternelles, et non pour ôter aux pères la faculté de
transmettre leurs biens à leurs enfants ; l'intime relation entre le fils et
le père, le besoin d'intéresser les pères à cultiver leurs biens, les immenses
inconvénients, qui résulteraient dans un grand empire de cette communauté
d'héritages, assurent que nos lois ne l'établiront jamais, quand même elles
aboliraient toute succession en ligne collatérale. « La
seconde mesure, favorable à l'égalité, c'est d'excepter de tout impôt le
nécessaire physique de tout citoyen, de n'appeler revenu net que ce qui
reste, toutes avances, toutes charges distraites, et même ce qui est
absolument nécessaire à la subsistance de chaque famille. L'humanité,
l'équité se récrient que les lois sur l'impôt plongent un citoyen dans
l'indigence, dans la douleur, en exigeant une partie de son nécessaire ;
tandis qu'elles laissent à d'autres la faculté de vivre au sein des superfluités.
Et n'y a-t-il pas de l'injustice à taxer un citoyen pour la possession de ce
sans quoi il souffrirait de la faim ou du froid ? Le sacrifice de son
nécessaire, de sa vie, n'est un devoir pour le citoyen que lorsque le salut
public en dépend ; hors de là, son premier droit est de vivre, son premier
devoir est de se conserver. A Athènes, l'impôt portait beaucoup sur le
superflu, moins sur l'utile, et pas du tout sur le nécessaire. A Rome, outre
les citoyens sans propriétés, la République en exemptait encore les pauvres
propriétaires, elle n'exigeait pas qu'ils la servissent de leur bourse. La
dénomination de prolétaires signifie clairement qu'ils servaient assez la
République en créant et nourrissant de leur travail des citoyens robustes qui
devaient être ses défenseurs. « Que
cette mesure soit adoptée, que le nécessaire physique ne soit plus imposé et
toutes les taxes vont porter sur les riches, n'atteindre que le superflu, ne
gêner que les besoins factices. Alors moins de malheureux par l'impôt, moins
d'inégalité entre les citoyens, etc. » Sous
l'action des grands événements, la pensée sociale de la Révolution se
précisait tous les jours davantage. Après le 10 août il y eut comme une haute
vague de revendications sociales ; avec le procès du roi, en voici une
seconde, plus haute et plus large, et qui semble soulever les modérés
eux-mêmes. Mais, chez les Girondins et chez Condorcet lui-même, ce n'étaient
encore que des tendances. En tout cas c'étaient des solutions à échéance
assez lointaine, et c'est par l'action lente, continue, presque insensible
des lois que devaient s'effacer peu à peu les inégalités trop redoutables. CONDORCET ET LE DROIT POLITIQUE C'est
vraiment sans un accent très marqué de passion et d'impatience que Condorcet,
dans le projet de Constitution lu à la Convention le 15 février 1793, annonce
la disparition de cette trop grande dépendance sociale qui rend illusoire le
droit politique. « La
dépendance qui ne permet pas de croire qu'un individu obéisse à sa volonté
propre pourrait sans doute être un motif légitime d'exclusion (du droit de
vote), mais nous
n'avons pas cru qu'il fût possible de supposer l'existence d'une telle
dépendance dans une Constitution vraiment libre, et chez un peuple où l'amour
de l'égalité est le caractère distinctif de l'esprit public. Les relations
sociales qui supposeraient une telle humiliation ne peuvent subsister parmi
nous et doivent prendre bientôt une autre forme. » Ici
encore, c'est l'antinomie de la démocratie politique et de la trop grande
inégalité sociale qui est affirmée, niais sans hâte et sans véhémence. Or, à
la partie du peuple la plus ardente ou la plus souffrante, ces promesses un
peu lointaines et molles ne suffisaient pas et les groupements
révolutionnaires, qui avaient demandé la mort de Louis XVI comme une première
revanche de la misère, sollicitaient de la Convention des actes immédiats,
qui atténuent un peu les souffrances immédiates. Peut-être un jour la
démocratie politique s'achèvera en démocratie sociale, l'égalité politique
s'accomplira en égalité de fait. Mais en attendant il faut vivre, et le
renchérissement des denrées, suite inévitable de la dépréciation des
assignats et des manœuvres (réelles ou présumées) des accapareurs, rend la
vie plus difficile. C'est à cela qu'il faut parer, et tout de suite. LES ENRAGÉS ET LE PROBLÈME MONÉTAIRE Les
groupements révolutionnaires ont un programme très pressant, et, en quelques
points, très précis. Ils demandent qu'il soit mis un terme à la dépréciation
des assignats et à l'agiotage sur les moyens d'échange par la prohibition de
la monnaie de métal, et que les denrées soient taxées par une loi générale du
maximum. Le 3 février, c'est la question de la monnaie que posent devant la
Convention les délégués des 48 sections de Paris, du Conseil général et des
défenseurs réunis des 84 départements : « Citoyens,
nous venons encore une fois réveiller votre attention sur le décret de
l'Assemblée constituante qui déclare l'argent monnayé marchandise. Cette
mesure anticivique, qui enfanta l'agiotage et la friponnerie, entrait
parfaitement dans les calculs des ennemis de la chose publique. « Ce
décret est le principal moteur des machinations que les liberticides
emploient pour renverser l'édifice sacré de nos droits. « A
cette époque une partie de l'Assemblée nationale avait juré notre perte en
ouvrant une carrière à l'agiotage et à l'accaparement des denrées de première
nécessité ; le commerce des assignats avec l'argent, dont l'intérêt devient
toujours plus fort, est destructeur des principes de la République et
affaiblit, par conséquent, la confiance des citoyens ; aussi voyons-nous avec
douleur que ce papier monnayé, quoique ayant une hypothèque certaine sur les
biens nationaux, sera bientôt réduit à un état de nullité par le
décroissement qu'il prend dans l'échange. « ...
C'est de ce décret immoral que naquirent les maux dont nous sommes à présent
affligés et qui déchirent le sein de notre corps social ; ils pèsent sur la
classe la moins aisée du peuple, qui, pour subvenir à ses besoins, n'a que le
signe qu'on cherche à lui discréditer et auquel la malveillance est parvenue
à attirer une défaveur dont l'effet a porté le prix des subsistances à un si
haut degré. « L'orage
gronde au loin, il est prêt à éclater sur nos têtes ; du courage !
législateurs, du courage ! Nous sommes debout ; parlez. et les tyrans
rentreront dans le néant. « ...
Frappez sans pitié ces êtres indignes et méprisables qui se louent avec
autant d'audace que d'impudence de la fortune publique ; abattez-les, vous
préviendrez des malheurs qui ne tarderaient pas à arriver. Abrogez cette loi,
fruit de l'incapacité ou de l'impéritie, rendez un décret répressif ;
prononcez la peine de mort contre tous ceux qui, en échangeant leurs pièces
d'or, d'argent, de cuivre, contre des assignats nationaux donneraient une
valeur inférieure à celle qui leur est donnée par la loi. « Les
citoyens, qui nous députent vers vous, attendent de votre sagesse une prompte
décision sur cet objet important ; ils vous renouvellent, avec nous, le
serment de mourir républicains. » La
nouvelle organisation révolutionnaire avait admirablement choisi, pour ses
débuts devant la Convention, la question à poser. D'abord, il n'y en avait
pas qui répondit davantage à l'attente passionnée du peuple. Comme nous
l'avons vu, c'est surtout par rapport à la monnaie métallique, à la monnaie
d'or et d'argent, que le discrédit de l'assignat était grand ; il était
moindre par rapport aux denrées, aussi le peuple pouvait se figurer que
c'étaient les banquiers, les marchands de monnaie, qui précipitaient la chute
de l'assignat, et comme c'est par rapport à la monnaie que cette chute de
l'assignat était la plus forte, il s'imaginait que la hausse des denrées
n'était qu'une conséquence de la hausse de la monnaie de métal. Proscrire
celle-ci, c'était donc, semblait-il, faire cesser la déchéance de l'assignat,
humiliante pour la Révolution et ruineuse pour le peuple. Au moment où
l'émission nouvelle de 800 millions d'assignats décrétée par la Convention en
abaissait encore les cours et déterminait par contre-coup un nouveau
relèvement du prix des denrées, la question paraissait avoir un intérêt
vital. Quelle joie pour les groupes révolutionnaires des sections s'ils
décidaient la Convention à prendre sur cet objet des mesures rigoureuses ! Et
en même temps, l'organisation révolutionnaire savait qu'elle ne risquait pas
de heurter trop violemment la Convention. J'ai, déjà cité un passage de
Condorcet, qui remonte à quelques mois à peine et où il indique que le
meilleur moyen de mettre un terme à l'agio serait peut-être de n'avoir qu'une
monnaie, celle de papier. Cambon commençait dès lors-,à prendre en haine le
numéraire ; une des raisons principales qui l'avaient brouillé avec Dumouriez
et avec les généraux était que ceux-ci, insistant pour payer en numéraire la
solde de leurs soldats, contribuaient au discrédit de l'assignat. Cambon dut
accueillir avec une satisfaction silencieuse les premières tentatives faites
auprès de la Convention pour éliminer le numéraire. En fait, c'est bientôt,
c'est dans le commencement d'avril que, sur la motion de Cambon lui-même, la
Convention votera des mesures conformes à la pétition du 3 février. Ainsi les
groupements des sections paraissaient marcher à l'avant-garde de la
Révolution et ils ne heurtaient pas trop brutalement la Convention nationale. LES ENRAGÉS ET LA TAXE Mais,
quelques jours après, ils s'enhardissent et c'est d'un ton vraiment menaçant
que le 12 février ils pressent, ils somment là Convention d'adopter cette
taxation générale des denrées à laquelle elle avait violemment et presque
unanimement résisté jusque-là. « Citoyens
législateurs, ce n'est pas assez d'avoir déclaré que nous sommes républicains
français. Il faut encore que le peuple soit heureux ; il faut encore qu'il
ait du pain, car, là où il n'y a pas de pain. il n'y a plus de lois, plus de
liberté, plus de République. Nous venons donc vous présenter de nouvelles
vues sur les subsistances, approuvées par l'unanimité de nos commettants ;
nous vous les apportons, pour que vous leur imprimiez, en les adoptant, un
grand caractère. Nous venons, sans crainte de vous déplaire, jeter la lumière
sur vos erreurs, et vous montrer la vérité. Un orateur vois a dit à cette
tribune : « Si vous décrétez des entraves à la circulation des
subsistances, vous décrétez la famine. » Mais, mettre un frein aux abus,
est-ce entraver les subsistances ? « Vous
vous êtes plaints des mouvements du peuple sur l'augmentation du prix des
subsistances, plusieurs les ont attribuées à l'agiotage infâme des
monopoleurs ; ceux-là avaient raison : cependant ils n'ont pas été écoutés ;
d'autres ont indiqué comme remèdes à ces abus la surveillance des
municipalités. Eh ! comment voulez-vous que des municipalités marchandes
se surveillent, se dénoncent elles-mêmes ? Nous regrettons qu'un de vos
membres, rangé du côté des prétendus philosophes, se soit écrié qu'il était affligeant
pour la liberté de voir arracher le grain aux cultivateurs ; il a crié à la
violation de la propriété, mais on n'arrache plis ce que l'on paie à un prix
raisonnable. Ils ne voient donc pas, ces prétendus philosophes, ces amis de
la liberté absolue du commerce, des grains, qu'en enchérissant le pain du
pauvre, ils n'enrichissent que d'avides spéculateurs ? Ignorent-ils que dans
le commerce des grains il existe des abus qu'il faut réprimer, si l'on ne
veut pas que le peuple meure faim ? Quelques-uns se sont bornés à proposer de
faire des proclamations propres à éclairer le peuple, mais est-ce avec des
proclamations qu'on peut apaiser ceux qui ont faim ? « Citoyens
législateurs, levez plutôt le voile, contemplez la misère affreuse d'une
infinité de familles qui pleurent dans la solitude, et qui vous demandent
d'essuyer leurs larmes. Vous avez décrété la libre circulation des grains ;
mais la cessation des abus a échappé à votre sollicitude. On vous a dit
qu'une bonne loi sur les subsistances est impossible. C'est donc à dire qu'il
est impossible de régir les Etats quand les tyrans sont abattus. Citoyens,
vous êtes ici constitués pour notre salut ou pour notre perte ; vous voudrez,
sans doute, notre salut. Eh bien ! vous n'aurez rien fait pour notre salut
tant que vous ne frapperez pas les économistes qui abusent des avantages de
la loi pour s'enrichir aux dépens du pauvre. Ah ! qui doute de l'existence de
la mort quand toutes les sources de la vie sont épuisées ? On vous a dit
qu'une bonne loi sur les subsistances est impossible, c'est à dire qu'il faut
désespérer de votre suprême sagesse. « Nous,
députés des 48 sections de Paris, nous1/4qui vous parlons au nom du salut de
84 départements, nous sommes loin de perdre confiance dans vos lumières. Non,
une bonne loi n'est pas impossible ; nous venons vous la proposer, et sans
doute vous vous empresserez de la consacrer ! Encore une fois, vos principes
sur les subsistances ont-ils atteint votre but ? Sommes-nous mieux après
votre loi qu'auparavant, quand le peuple crie famine au milieu (le
l'abondance et qu'on ne lui présente aucune consolation ? Ecoutez-nous, mais
ne vous prévenez pas. Les mesures que nous venons vous proposer pour addition
à la loi du 9 décembre sont celles-ci : « 1°
La peine de dix années de fer pour tout administrateur marchand ; « 2°
Une mesure uniforme pour les grains dans toutes les parties de la République,
de manière que l'on n'y connaisse plus pour toute mesure que celle du quintal
du poids de 100 livres ; « 3°
Que jamais, sous peine de six ans de fer pour la première fois, et de mort
pour la seconde, il ne soit permis à aucun agriculteur ou marchand de vendre
un sac de blé froment et du poids de 250 livres, plus de 25 livres le sac (Murmures) ; « 4°
Que la Convention ordonne que son décret du 2 de ce mois, qui charge les
Directoires des départements de surveiller les magasins de la République,
soit notamment exécuté dans les pays limitrophes de la République où il sera
permis aux ministres de faire leurs achats de grains. » Je ne
sais pas au juste ce que les pétitionnaires entendent par les « administrations
marchandes ». Il semble que celles qui achetaient du blé pour le revendre
ensuite aux boulangers à des prix modérés, et souvent à perte, comme à Rouen,
à Lyon, à Paris même, auraient dû trouver grâce devant eux. Mais sans doute
il leur paraissait que ces municipalités, par des achats dirigés à leur gré,
pouvaient faire hausser le prix des grains et favoriser ainsi les
spéculations de quelques-uns de leurs membres. Peut-être aussi voulaient-ils
exclure des administrations tout citoyen faisant individuellement le
commerce, comme semble l'indiquer l'article 1er de leur projet : c'eût été la
proscription politique de la bourgeoisie. La Convention écouta la pétition
avec impatience. Elle répugnait à réglementer le commerce, et le ton hautain
des pétitionnaires l'offensait. Quel était ce pouvoir nouveau qui se levait
et qui, au nom de la misère, parlait si haut ? LE DÉBAT À LA CONVENTION Mais
voici qu'un orateur de la députation, Claude Heudelet, ajoute ceci : « Comme
vice-président de la Commission des subsistances, je suis chargé, au nom
de mes commettants, au nom de tous nos frères des départements... » Du
coup, la Convention se souleva. Quoi ! les pétitionnaires prétendaient
représenter la France ! Qu'était donc la Convention elle-même ? « Qu'on
chasse cet imposteur ! A l'Abbaye ! A l'Abbaye ! » Buzot, Carra, Lehardy
dénoncent le péril, et Masuyer signale l'organisation révolutionnaire. « Il
existe à Paris une société qui ne ressemble point aux sociétés populaires,
mais c'est une réunion de citoyens se disant défenseurs de la République,
avec laquelle les sections de Paris communiquent officiellement, par
délibérations et par commissaires, et qui se croient autorisés à stipuler les
intérêts des départements. » Oui,
insiste Doulcet de Pontécoulant, Masuyer a dit vrai quand il a dit qu'il
existait à Paris deux Conventions nationales ; il est vrai qu'il existe en
cette ville un simulacre de représentation nationale composé d'hommes
inconnus, qui se disent des départements et qui n'en sont pas ; car dans les
départements il n'y a que des citoyens amis des lois, il n'y a pas de
stipendiés de Coblentz. Je demande donc que vous portiez votre attention sur
cette association monstrueuse. » MARAT CONTRE LES ENRAGÉS Nul
dans la Convention ne défendit les pétitionnaires, et la Montagne semblait
aussi irritée contre eux que la Gironde. Marat les attaqua avec une violence
extrême : « Les
mesures qu'on vient de vous proposer à la barre pour rétablir l'abondance
sont si excessives, si étranges, si subversives de tout bon ordre, elles
tendent si évidemment à détruire la libre circulation des grains et à exciter
des troubles dans la République, que je m'étonne qu'elles soient sorties de
la bouche d'hommes qui se prétendent des êtres raisonnables et des citoyens
libres, amis de la justice et de la paix. Les pétitionnaires qui se
présentent à votre barre se disent commissaires des 48 sections de Paris.
Pour avoir un caractère légal, ils auraient dû avoir le maire de Paris à leur
tête. Je demande d'abord qu'ils soient tenus de justifier de leurs pouvoirs.
Un des pétitionnaires a parlé des départements ; je demande qu'il justifie de
sa mission. Ne vous y trompez pas, citoyens, c'est là une basse intrigue. Je
pourrais nommer ici des individus notés d'aristocratie, mais les mesures que
je propose serviront à les faire connaître et à couvrir de honte les auteurs.
Je demande que ceux qui en auront imposé à la Convention soient poursuivis
comme perturbateurs du repos public. » Et il
cria encore de son banc : « Je sais qu'il y a parmi les pétitionnaires
des aristocrates infâmes. » LA POSITION DES JACOBINS Que
signifie donc tout ceci, et quelle situation occupent entre les partis les
groupements révolutionnaires ? Ils avaient reçu l'hospitalité dans le local
des Jacobins. Je lis, en effet, dans le procès-verbal de la séance du 22
février, que, des citoyennes ayant demandé à se réunir aux Jacobins, Desfieux
s'y oppose et observe que, la salle étant toutes les après-midis à la
disposition des quatre-vingt-quatre départements, défenseurs de la
République, on ne peut la donner aux citoyennes que le matin. Certes, il est
permis de penser que si le club avait été considéré, dès l'origine, comme un
foyer d'intrigues contre-révolutionnaires, les Jacobins ne l'auraient pas
accueilli. Mais il faut se garder aussi de croire qu'en les admettant dans
leur local les Jacobins se solidarisaient avec ces groupements. La vérité est
que, tout d'abord, les Jacobins aussi bien que les délégués des 84
départements, avaient cru les uns et les autres qu'il était de leur intérêt
de se rapprocher. Les
Jacobins se considéraient comme la grande force régulatrice de la Révolution,
et ils se réjouissaient de tenir le plus possible sous leur influence et, au
besoin, sous leur discipline, les énergies incohérentes et tumultueuses.
D'une part, ils les détournaient de la Gironde, et d'autre part, ils
pouvaient les empêcher de se jeter dans des aventures qui compromissent la
Révolution. Les fédérés, eux, qui cherchaient à entraîner dans leur véhémente
action révolutionnaire toutes les puissances constituées de la Révolution, ne
demandaient pas mieux que d'être, en quelque mesure, confondus avec les
Jacobins ; ils pouvaient ainsi surveiller de près les événements, les crises
de passion, et ils espéraient, saisissant une heure favorable, engager à fond
les Jacobins avec eux et derrière eux. Mais, comme on voit, cette sorte de
cohabitation s'explique surtout par des raisons de tactique. En fait, il n'y
avait entre ces groupements nouveaux et les Jacobins qu'une médiocre
sympathie. De même que bientôt les Jacobins entreront en lutte avec un autre
groupement qui, sans occuper le même local qu'eux, se réunit dans le même
immeuble, la « Société fraternelle de l'un et de l'autre sexe », ils ne
tarderont pas aussi à prendre en défiance les « Défenseurs de la République
». Il leur
fut sans doute très désagréable que, lorsque les pétitionnaires qui venaient
de soulever contre eux la Convention, furent invités à remettre leurs
pouvoirs, ils aient remis la pièce suivante : Extrait du procès-verbal de la
Société fraternelle réunie à celle des Défenseurs de la République une et
indivisible, séant aux Jacobins de Paris, rue Saint-Honoré, le 7 février.
C'était un voisinage fâcheux et une confusion compromettante. Les Jacobins ne
tardèrent pas à voir que les nouveaux groupements révolutionnaires ne
seraient pas en leurs mains un instrument commode. LES ENRAGÉS ATTAQUENT SAINT-JUST Ceux-ci,
en effet, ne se bornaient pas à attaquer la Gironde plus violemment qu'à
cette date les Jacobins eux-mêmes ne l'auraient voulu, Vils attaquaient la
Montagne elle-même : ils lui reprochaient sa tiédeur, sa mollesse, et aussi
ils l'accusaient de négliger les questions économiques, de ne pas résoudre le
plus urgent des problèmes sociaux, le problème des subsistances. Saint-Just,
qui avait combattu en somme, dans le grand discours que j'ai analysé, toute
réglementation et toute taxation, était l'objet de véhémentes attaques. Le 12
février, les délégués des 48 sections distribuaient dans Paris et à la porte
même de la Convention un placard où il était dit : « Quand le peuple sait
que dans les assemblées populaires les orateurs qui haranguent et débitent
les plus beaux discours et tes meilleures leçons, soupent bien tous les jours...
» et un peu plus bas : « de ce nombre est le citoyen Saint-Just ; levez haut
le masque odieux dont il se couvre ». Saint-Just plia son orgueil à
parlementer avec eux ; mais la blessure dut être cruelle, et les
robespierristes sentirent qu'il y avait là une force neuve et peu maniable.
Les attaques contre Saint-Just visaient indirectement Robespierre, dont il se
proclamait le disciple. Les voilà bien, ces puritains qui parlent si bien de
vertu et qui nourrissent le peuple de vérités austères ! Pendant qu'ils
refusent de lui assurer du pain, eux, ils font des soupers fins. Et tout
entiers à leurs combinaisons politiques, à leurs luttes d'influence et à
leurs rivalités personnelles, ils ont peur d'aborder la question des
subsistances ! Les Jacobins, en effet, hésitaient à s'y engager. M. Gomel,
dans les études aussi réactionnaires qu'inexactes qu'il a consacrées à
l'Histoire financière de la Législative et de la Convention, écrit à propos
de ce mouvement de février 1793 : Les
Jacobins n'étaient pas partisans de la liberté du commerce des céréales.
L'intervention de l'Etat en cette matière, des taxations établies d'office et
des mesures de rigueur contre les marchands aussi bien que contre les
cultivateurs qui ne se soumettraient pas à la loi, répondaient bien mieux à
leurs instincts autoritaires. » C'est,
à ce moment, une erreur flagrante. Les Jacobins seront peu à peu conduits ou
plutôt entraînés à cette politique. Mais, dans les premiers mois de 1793,
elle les effraie. Ne risque-t-on pas de s'aliéner toute la bourgeoisie
marchande ? Et si les cultivateurs sont liés par des taxes réglementant les
échanges, ne cesseront-ils pas de souhaiter et d'acheter les biens nationaux
? Dès lors les racines par lesquelles la Révolution plongeait tous les jours
plus profondément dans la terre peuvent sécher. En outre, où finit le
commerce -légitime, où commence l'accaparement ? Soulever ces problèmes,
c'est jeter la Révolution dans l'inconnu ; c'est diviser la grande armée
révolutionnaire, au moment même où elle doit faire face à des ennemis sans
nombre au dedans et au dehors. Le 22 février, aux Jacobins, Robespierre le
jeune, qui était certainement l'écho de son frère, disait : « Les discussions
trop répétées sur les subsistances alarment la République » et, à sa demande,
la société passait à l'ordre du jour. Ceux qui appelaient surtout l'attention
du peuple sur la question des subsistances, ceux qui l'inquiétaient et
l'affolaient en exagérant le péril ou en envenimant de leurs propos, les
souffrances de la crise, étaient bien près d'être considérés par le gros des
Jacobins comme des intrigants qui cherchaient à décourager le peuple, à le
détourner du grand combat révolutionnaire. Et c'est là ce qui exaspérait
contre eux Marat. LA POLITIQUE DE MARAT Celui-ci,
qu'on le remarque bien, était un tempérament violent au service d'une
politique modérée. Il voulait supprimer par tous les moyens, même par le
glaive, les hommes, les partis qui lui paraissaient dangereux pour la
liberté, mais il voulait aussi éviter les complications inutiles, toutes les
démarches téméraires qui ajoutaient aux embarras de la Révolution. Il
n'aurait voulu ni de la suppression du régime corporatif, qui troublait des
intérêts et des habitudes, ni de la suppression des titres de noblesse qui
exaspérait sans profit les vanités ; il s'était opposé à la déclaration de
guerre ; il s'était emporté contre ceux qui proposaient la suppression du
budget des cultes, il avait demandé qu'en Belgique on ménageât les préjugés
catholiques et les prétentions cléricales. Il écartait ainsi de la Révolution
les dangers et les pièges : et il conseillait une politique prudente servie
par des moyens sanglants. Or voilà que tout à coup des forcenés, ou des
écervelés, ou des conspirateurs proposaient une taxation générale du blé qui
allait ameuter contre la Révolution les marchands même honnêtes, les
cultivateurs même patriotes ! Voici qu'au moment où il faut que la Révolution
soit calme pour démentir les déclamations furieuses de la Gironde, des
intrigants ou des stipendiés veulent imposer un système qui provoquera
partout le' soulèvement et le désordre ! Dans cette convulsion sociale, la
trahison des Girondins disparaîtrait ! Non ! non ! qu'on arrache le masque
des pétitionnaires ! Il en est parmi eux qui sont des aristocrates infâmes,
et les autres sont dupes ou complices ! Ainsi
allait la pensée de Marat et, tout de suite, avec sa fougue de sincérité et
de colère, et au risque de compromettre sa popularité terrible, il fonçait
sur l'ennemi. Ce n'était pas un démagogue vulgaire, et M. Thiers, qui a dit
de lui qu'il avait « toutes les vanités, même celle de la modération », n'a
pas assez vu ce qu'il y avait de lié et de conséquent dans sa conduite. Au
demeurant, Marat se trompait plus qu'à moitié sur le sens de ce mouvement
révolutionnaire à tendance sociale, qui semblait vouloir déborder tous les
partis constitués de la Révolution. Il se peut en effet que les royalistes,
les contre-révolutionnaires aient songé à l'exploiter. Après la mort du roi,
il leur semble sans doute que toutes les armes étaient bonnes contre la
Révolution : qui sait s'ils ne réussiraient point à la perdre en « l'exagérant »,
en 'inquiétant le commerce et la propriété ? Qui sait si le peuple dont ces
convulsions aggraveraient la famine, ne regretterait pas le temps des rois ?
Il y a, dans le texte de la pétition lue par les délégués. une phrase ambiguë
et imprudente, où l'esprit soupçonneux pourrait retrouver je ne sais quel accent
des conspirateurs royalistes mêlés, dans les quartiers populaires, aux
groupes des mécontents. « On nous a dit qu'une bonne loi sur les subsistances
est impossible. C'est donc à dire qu'il est impossible de régir les Etats
quand les tyrans sont abattus. » Elle peut avoir un sens très révolutionnaire
et très républicain. Elle peut signifier et elle signifie sans doute que si
la Convention renonçait à réglementer ce commerce des grains que
réglementaient les rois, elle fournirait un argument contre la liberté et
pour les tyrans. Elle peut être aussi le reflet un peu trouble de la
propagande royaliste. Mais, dans l'ensemble, et quelle que fût l'intrigue des
tenants de l'ancien régime, c'était bien un mouvement populaire et
révolutionnaire. LES CAUSES DU MALAISE POPULAIRE Il
tenait à deux causes. D'abord il y avait en effet dans le peuple, sinon
souffrance, au moins malaise et inquiétude ; il se croyait toujours menacé
d'un renchérissement des denrées plus grave que celui dont il pâtissait déjà.
Je sais bien que Paris semblait préservé de la cherté du pain. Il était taxé,
et il ne devait pas se vendre plus de trois sous la livre. La Convention
avait déjà, le 7 février, autorisé la Commune à lever un impôt de quatre
millions pour faire face aux pertes résultant de ce bas prix. Et même,
Masuyer déclara que c'étaient les riches qui, pour se soustraire à l'impôt
progressif établi à cet effet, avaient machiné ce mouvement. Dans une
taxation générale du blé, applicable à toute la France, les mesures
particulières à Paris disparaîtraient en effet. Et c'est sans doute ce que
voulait dire Barère quand il reprocha aux délégués d'être venus présenter la pétition des riches avec la livrée des pauvres ». Mais, en fait, il y avait pour
le peuple, une incertitude énervante. La
question des subsistances était sans cesse à l'ordre du jour et l'on
craignait que, même avec l'impôt, on ne pût maintenir le pain à trois sous.
Dans la séance de la Commune du 4 février « le Conseil nomme quatre
commissaires pour s'adjoindre aux administrateurs des subsistances, à l'effet
d'accélérer le rapport sur l'approvisionnement de Paris. Il a ordonné
l'exécution d'un précédent arrêté, portant que les boulangers seront tenus de
mettre sur les pains qu'ils vendront une marque connue du commissaire de
police de leur section afin de pouvoir constater et poursuivre les fraudes
qui pouvaient se commettre sur le poids des pains... « Enfin
le Conseil, informé que depuis quelques jours les boulangers ont augmenté le
prix du pain, a arrêté, après 'une mûre délibération, que le pain est taxé à
12 sous les quatre livres, sauf à accorder une indemnité aux boulangers s'il
y a lieu. « Ce
dernier arrêté a été sur-le-champ imprimé, affiché, envoyé aux sections et
proclamé par les commissaires des sections. » Dans la
séance du 7 février « les boulangers de Paris demandent le rapport de
l'arrêté qui fixe à douze sous le prix du pain de quatre livres. Le Conseil
passe à l'ordre du jour et adjoint un commissaire à ceux déjà nommés, à
l'effet de solliciter de la Convention nationale une avance de 4 millions
pour mettre la commune de Paris en état de payer aux boulangers les
indemnités qui peuvent leur être dues. » Et,
quoique la Convention eût autorisé immédiatement cet impôt, selon un tarif
progressif qui exemptait les revenus au-dessous de 900 livres et qui
s'élevait ensuite par degrés d'une cote et demie d'habitation à 15 cotes, la
situation restait obscure. Les pauvres restaient à la merci d'une nouvelle
baisse des assignats : et qui sait d'ailleurs si le système des indemnités
aux boulangers pourrait fonctionner longtemps ? Les boulangers résistaient.
Garat dit, dans son rapport du 13 à la Contention : « Il
y a quelques jours les boulangers ont voulu augmenter d'un sou le pain de 4
livres ; la Commune s'y est opposée et, se trouvant sans fonds, elle n'a pu
continuer ses sacrifices : voilà la véritable cause des craintes que l'on a
fait paraître sur les subsistances. VARLET[1] Le
mouvement n'était donc pas factice, mais il est certain qu'il n'aurait eu ni
la force ni la suite qu'il eut en février, s'il n'avait pas été organisé. Une
sorte de parti social se formait qui voulait mettre au premier plan les
problèmes économiques. Il voulait dénoncer et combattre à fond l'accaparement
sous toutes ses formes. Deux hommes surtout semblent avoir, en février,
suscité et discipliné le mouvement. C'est le jeune Varlet et le prêtre
Jacques Roux. Varlet n'avait guère que vingt ans, mais il était dévoré par
une inquiétude d'action et de vanité. N'étant pas encore éligible, il
cherchait à agir hors des Assemblées et sur elles. Il avait pris part à toute
l'agitation qui précéda le 10 août, puis il avait installé dans le jardin des
Tuileries, une tribune en plein vent d'où il haranguait le peuple. Il
obsédait la Convention et la Commune de pétitions, il se multipliait dans les
sections. La grande crise des prix qui, à la fin de 1792 et au commencement
de 1793, remuait tant d'intérêts et de passions, était pour lui une occasion
d'apparaître excellente. C'était en quelque sorte une plate-forme neuve et où
ni Robespierre ni Marat n'étaient montés. C'était pour les impatients une
percée nouvelle à travers la Révolution. Avait-il une doctrine ? M. Aulard
cite de lui une brochure intitulée : Déclaration solennelle des Droits de
l'Homme dans l'état social, où il définit le droit de propriété. Cette
brochure ne porte pas de date, mais elle est de janvier ou de février 1793. « Le
droit de possession territoriale a des limites dans la société ; sa latitude
doit être telle que l'industrie commerçante ou agricole n'en reçoive aucune
atteinte. Dans tous les Etats, les indigents forment la majorité, et comme
leur liberté, leur sûreté, leur conservation individuelle sont des biens
antérieurs à tous, leur volonté la plus naturelle, leur droit le plus
constant est de se préserver de l'oppression des riches en limitant l'action
d'acquérir et rompant par des moyens justes la disproportion énorme des
fortunes. La propriété étant un droit inviolable, tout possesseur est maître
de disposer à son gré de ses biens et revenus, si l'usage qu'il en fait ne
tend point à la destruction de la société. Les biens amassés aux dépens de la
fortune publique, par le vol, l'agiotage, le monopole, l'accaparement,
deviennent des propriétés nationales, à l'instant où la société acquiert par
des faits constants la preuve de concussion. » Je
trouve dans un « projet d'un mandat spécial et impératif aux mandataires du
peuple », soumis le 9 décembre 1792 à la Convention par Jean Varlet, un
exposé analogue : « Vous
cimenterez le pacte social par les institutions bienfaisantes : les signes
certains, auxquels nous voulons les reconnaître, sont l'extirpation de la
mendicité, la disparition graduelle de la trop grande inégalité des fortunes,
la régénération des mœurs, la propagation des lumières, le concours unanime
des citoyens aux charges, aux avantages de la société... les moyens sûrs de
répression contre les usurpateurs ou déprédateurs ; l'émulation,
l'encouragement accordé aux talents dirigés vers l'utilité commune, les
témoignages authentiques de reconnaissance et d'estime donnés aux citoyens
qui se livrent avec constance à la défense du droit du peuple, l'isolement,
la honte, le mépris, la nullité aux égoïstes, aux insouciants. Enfin, quand
vous dresserez les articles du Contrat social, vous vous imaginerez organiser
une communauté, où chacun ne doit recueillir qu'à proportion de la part qu'il
y a mise. » Et il
ajoute en note, comme pour restreindre la portée de quelques-unes de ses
paroles : « On
n'entend point parler ici des grandes propriétés acquises par de belles
spéculations ou des entreprises hardies, ni gêner en rien nos regards
commerciaux avec l'étranger, mais seulement empêcher que, par l'agiotage, le
monopole, l'accaparement, les fortunes particulières se grossissent aux
dépens de la fortune publique. » Ainsi
ce n'était pas une attaque directe et fondamentale à la propriété, mais
celle-ci devait être contrôlée en toutes ses opérations. Voilà les doctrines
que Varlet propageait fiévreusement dans les sections. Voilà les doctrines
dont l'abbé Jacques Roux avait imprégné la section des Gravilliers. JACQUES ROUX L'action
de Jacques Roux était bien plus pénétrante et profonde que celle de Varlet.
Ce prêtre, âgé de quarante ans, venu à Paris après une vie assez trouble et
incertaine, semblait cheminer obscurément vers un grand but d'ambition, et le
problème économique, négligé, semblait-il, par les partis aux prises, lui
avait paru un formidable levier. Il n'avait pas de journal à cette date, et
il ne paraît pas qu'il parlât souvent aux tribunes des clubs. Il allait aux
Cordeliers et à la section de l'Observatoire, mais c'est surtout une
propagande de quartier qu'il poursuivait dans cette section populaire des
Gravilliers où abondaient les ouvriers et les artisans, les petits
industriels. Il s'était dit, sans doute, que lorsqu'il aurait pénétré cette
section lentement, obscurément, de son influence et de sa pensée, il aurait,
au cœur même de Paris, une force décisive. Il faisait partie de la
municipalité parisienne provisoire comme délégué de la section des
Gravilliers. Lorsque, le 30 décembre, les délégués des sections de Paris
allèrent presser la Convention de voter la mort du roi, c'est un orateur des
Gravilliers qui prononça le poignant discours que j'ai cité et il est
difficile de n'y pas reconnaître, sinon la main, au moins l'inspiration de
Jacques Roux. Celui-ci fut délégué le 21 janvier par la Commune de Paris pour
assister à l'exécution de Louis XVI : il se vanta de lui avoir dit un mot
atroce et, dans son rapport sur l'exécution, il s'ingénia à faire valoir
comme un titre de noblesse civique sa dureté. Le
journal les Révolutions de Paris dit à ce sujet : « En général la
Commune ne s'est point fait honneur pendant tout le temps de la surveillance
des prisonniers du Temple, elle n'a pas su concilier ce qu’elle devait à
l'humanité et à l'infortune avec les précautions qu'exigeait le dépôt qu'elle
avait en garde. Jusqu'au dernier moment, elle a donné lieu au dévotieux Capet
de se regarder comme un martyr prédestiné et de se faire un mérite des
mauvais procédés qu'on n'a cessé d'avoir pour lui dans tous les détails
domestiques' de sa détention, jusqu'à l'instant de son supplice, comme nous
le verrons plus loin dans le rapport de Jacques Roux et de Claude Bernard,
tous deux prêtres, c'est-à-dire sans entrailles... Lorsque Jacques Roux alla
avec son collègue chercher le roi au Temple pour le mener à la mort, Capet
ayant voulu lui remettre son testament, Jacques Roux le refusa en disant : Je
ne suis chargé que de vous conduire à l'échafaud. A quoi Louis répondit :
C'est juste. » Et le
journal ajoute que le prêtre « qui, dans sa mission auprès du ci-devant roi,
lui parla plutôt en bourreau aide des hautes œuvres qu'en magistrat du peuple
souverain », raconte avec complaisance que des citoyens trempèrent leur
mouchoir dans le sang du roi. On dirait qu'il a vu, dans la mort de Louis
XVI, comme une revanche de longues souffrances obscures et l'assouvissement
de passions cruelles. De cette estrade où avait roulé la tête du roi, Jacques
Roux descendit avec une sorte de prestige sanglant : il colportait de maison
en maison dans le sombre quartier, de la rue, Saint-Denis à la rue du Temple,
les détails tragiques, et il semblait, avec un art tout sacerdotal, irriter
les plaies de misère par un âpre espoir de représailles. Un peu plus tard, en
juin, une citoyenne, parlant de Jacques Roux aux Jacobins, marque bien les
effets de cruauté profonde et presque sensuelle dont le prêtre pénétrait les
âmes : « Dans
la section des Gravilliers, il nous parlait de la tête de Louis Capet ; il
nous représentait cette tête roulant sur l'échafaud, et cette idée nous
réjouissait. Depuis que la tête de Capet est tombée, Roux a toujours le mot
d'accapareur à la bouche. » Ainsi
il allait, dans les rues où se pressait le peuple, dans les modestes
boutiques où l'artisan attendait le client, il s'entretenait avec tous, avec
les femmes comme avec les hommes, sachant, par son expérience d'Eglise, que
la femme pouvait jouer un rôle décisif. Et on voit bien par quelle transition
il passait du roi aux accapareurs : A quoi vous servira-t-il d'avoir coupé la
tête au tyran et renversé la tyrannie si vous êtes tous les jours dévorés
lentement par les agioteurs, par les monopoleurs ? Ils accumulent dans leurs
vastes magasins les denrées et les matières premières, qu'ils revendent
ensuite à des prix usuraires au peuple qui a faim, aux artisans qui ont
besoin, pour leur industrie, de laine, de cuir, de savon, de fer. Contre eux
aussi il faut se soulever. Et qu'importe qu'ils se disent patriotes ?
Qu'importe qu'ils se soient prononcés pour la Révolution et qu'ils aient
acquis des biens nationaux, si dans les vastes immeubles des couvents d'hier
ils entassent la marchandise accaparée ? Ces
paroles entraient, et Jacques Roux, assuré déjà de fortes prises sur les
Gravilliers, ne fut nullement découragé par l'accueil brutal fait aux
pétitionnaires du 12 février par la Convention et par Marat lui-même. Puisque
la Convention le prenait de haut, il fallait lui faire peur. Puisqu'elle
refusait des lois contre les accapareurs, il fallait déchaîner dans Paris un
mouvement contre les accapareurs, contre toute cette haute bourgeoisie
marchande, ancienne ou nouvelle, feuillantine ou jacobine, qui tenait sous sa
loi le consommateur et le pauvre manufacturier. Il ne fallait pas limiter le
mouvement à la question du pain, mais engager d'une façon générale la lutte
contre l’accaparement. N'y avait-il pas de l'émotion et de l'inquiétude dans
la plupart des métiers comme dans la plupart des ménages ? Ainsi,
le 6 février, à la barre de la Convention, les « compagnons ferblantiers »
accusent « le citoyen Bois, entrepreneur pour le service des armées, d'avoir
accaparé toutes les matières de manière que les autres entrepreneurs n'en ont
pas et qu'ils ne peuvent, en conséquence, faire travailler les ouvriers. Ils
demandent que ce citoyen soit tenu de les céder à d'autres entrepreneurs qui
les feront travailler, ou de les faire travailler lui-même. » LES JOURNÉES DE FÉVRIER À PARIS CONTRE L'ACCAPAREMENT[2] Ainsi,
le petit patronat s'ébranle en même temps que les ouvriers. Et voici que le
haut prix du savon, de la chandelle, du sucre, exaspère les familles pauvres.
Le 22 février, des femmes vont aux Jacobins et demandent un local pour
délibérer sur la question des subsistances. Les Jacobins, alléguant qu'ils
n'ont pas de place, le refusent. Mais, pour la première fois, les tribunes
protestent. Elles huent les Jacobins, elles leur crient qu'il y a parmi eux «
des marchands, des accapareurs » qui s'enrichissent des malheurs publics. Le
24, c'est la Convention qui doit subir l'assaut de deux députations de
femmes. « Les
blanchisseuses de Paris viennent, dans le sanctuaire sacré des lois et de la
justice, déposer leur sollicitude. Non seulement toutes les denrées
nécessaires à la vie sont d'un prix excessif ; mais encore les matières
premières qui servent au blanchissage sont montées d'un tel degré que bientôt
la classe du peuple la moins fortunée sera hors d'état de se procurer du
linge blanc, dont elle ne peut absolument se passer. Ce n'est pas la denrée
qui manque, elle est abondante : c'est l'accaparement et l'agiotage qui la
font enchérir. Ainsi, le savon, qui autrefois coûtait 14 sous la livre,
revient aujourd'hui à 22 sous ; quelle différence ! « Législateurs,
vous avez fait tomber sous le glaive des lois la tête du tyran ; que le
glaive des lois s'appesantisse sur la tête de ces sangsues publiques, sur ces
hommes qui se disent perpétuellement les amis du peuple et qui ne le
caressent que pour mieux l'étouffer. Nous demandons la peine de mort
contre les accapareurs et les agioteurs. » C'est
l'écho tout vif des prédications de Jacques Roux. Le même jour, des
citoyennes de la Société fraternelle, séant aux Jacobins, renouvellent les
protestations contre le trafic de l'argent : « Elles
exposent que, dans le moment où elles ont le regret de voir partir leurs
maris, leurs parents sur les frontières, elles sont effrayées des manœuvres
des accapareurs. C'est pourquoi elles viennent demander le rapport du décret
de l'Assemblée Constituante qui déclare l'argent marchandise. Elles pensent
que c'est là le seul moyen de tarir tous leurs maux. » C'était
le prélude du mouvement du lendemain. Dans tout Paris, des citoyens et des
citoyennes se portent aux boutiques et obligent les marchands à livrer la
chandelle, le savon, le sucre à un prix réduit, fixé par les acheteurs
eux-mêmes. L'ARTICLE DE MARAT DU 25 FÉVRIER Par une
singulière coïncidence, qui a faussé pour beaucoup d'historiens le sens de
cette journée, Marat fit paraître, le matin même du 25 février, un violent
article qui semblait conseiller le pillage : « Il
est incontestable que les capitalistes, les agioteurs, les monopoleurs, les
marchands de luxe, les suppôts de la chicane, les robins, les ex-nobles,
etc., sont tous, à quelques-uns près, des suppôts de l'ancien régime, qui
regrettent les abus dont ils profitaient pour s'enrichir des dépouilles
publiques. Comment donc concourraient-ils de bonne foi à l'établissement du
règne de la liberté et de l'égalité ? Dans l'impossibilité de changer leur
cœur, vu la vanité des moyens employés jusqu'à ce jour pour les ramener au
devoir, et désespérant de voir le législateur prendre de grandes mesures pour
les y forcer, je ne vois que la destruction totale de cette engeance maudite
qui puisse rendre la tranquillité à l'Etat, qu'ils ne cesseront point de
travailler tant qu'ils seront sur pied. Aujourd'hui, ils redoublent de zèle
pour désoler le peuple par la hausse exorbitante du prix des denrées de
première nécessité et la crainte de la famine. « En
attendant que la Nation, fatiguée de ces désordres révoltants, prenne
elle-même le parti de purger cette terre de la liberté de cette race
criminelle, que ses lâches mandataires encouragent au crime par l'impunité,
on ne doit pas trouver étrange que le peuple, dans chaque ville, poussé au
désespoir, se fasse justice à lui-même. Dans tout pays, où les droits du
peuple ne sont pas de vains titres consignés fastueusement dans une simple
déclaration, le pillage de quelques magasins, à la porte desquels on pendrait
les accapareurs, mettrait bientôt fin à ces malversations qui réduisent
vingt-cinq millions d'hommes au désespoir, et qui en font périr des milliers
de misère. Les députés du peuple ne sauront-ils donc jamais que bavarder sur
ses maux, sans en présenter jamais le remède ? « Laissons
là les mesures répressives des lois, il n'est que trop évident qu'elles ont
toujours été et qu'elles seront toujours sans effet : les seules efficaces
sont des mesures révolutionnaires. Or, je n'en connais aucune autre qui
puisse s'adapter à nos faibles conceptions, si ce n'est d'investir le comité
actuel de sûreté générale, tout composé de bons patriotes, du pouvoir de
rechercher les principaux accapareurs et de les livrer à un tribunal d'Etat,
formé de cinq membres pris parmi les hommes connus, les plus intègres et les
plus sévères, pour les juger comme des traîtres à la Patrie. « Je
connais une autre mesure .qui irait bien plus sûrement au but : ce serait que
les citoyens favorisés de la fortune s'associassent pour faire venir de
l'étranger les denrées de première nécessité, les donner à prix coûtant, et
faire tomber de la sorte celui auquel elles sont poussées aujourd'hui,
jusqu'à ce qu'il fût ramené à une juste balance ; mais l'exécution de ce plan
suppose des vertus introuvables dans un pays où les fripons dominent et ne
jouent le civisme que pour mieux tromper les sots et dépouiller le peuple !
Au reste, ces désordres ne peuvent pas durer longtemps. Un peu de patience,
et le peuple sentira enfin cette grande vérité, qu'il doit toujours se sauver
lui-même. Les scélérats qui cherchent pour le remettre aux fers à le punir de
s'être défait d'une poignée de traîtres les 2, 3 et 4 septembre, qu'ils
tremblent de s'être mis eux-mêmes au nombre des membres pourris qu'il jugera
nécessaire de retrancher du corps politique ! » C'était,
semblait-il, la provocation à peu près directe au pillage et même au meurtre
; et cet article de Marat, commenté passionnément par ses adversaires, est
resté comme une cocarde flamboyante sur la journée du 25 février. Pourtant,
il est visible qu'un mouvement aussi vaste ne s'improvise pas. Or, le pillage
commença dans plusieurs rues entre neuf et dix heures du matin et, à ce
moment, le journal de Marat se distribuait à peine. Michelet croit que l'article
a paru la veille du jour du pillage. Il met l'article au 23 et le pillage au
24. C'est une erreur : l'article et le pillage sont du même jour, le 25. Et
certainement le coup était préparé depuis près d'une semaine. Les femmes
avaient, en somme, averti dès la veille la Convention. Le récit des Révolutions
de Paris est décisif à cet égard. « Dimanche,
parmi les pétitionnaires, plusieurs crièrent : « Du pain et du savon ! »
Ces cris étaient appuyés hors de la salle par des groupes nombreux et très
animés. La Convention écoute tout cela avec assez de froideur, et ajourne à
mardi, pour y faire droit ; loin de calmer et de satisfaire, cette
détermination aigrit encore davantage et, en quittant la barre, les femmes
dans les couloirs de la salle disent tout haut à qui veut les entendre : « On
nous ajourne à mardi, mais nous, nous nous ajournons à lundi. Quand nos
enfants nous demandent du lait, nous ne les ajournons pas au surlendemain. » Le mot
d'ordre que Jacques Roux avait donné, peut-être par l'intermédiaire de la
Société fraternelle et par la section des Gravilliers, était évidemment
celui-ci : « Vous
irez à la Convention le dimanche 24, jour où elle reçoit les pétitionnaires ;
et si elle ne vous donne pas satisfaction immédiate, vous vous en prendrez
dès le lendemain lundi aux magasins. » Ce
n'est donc pas l'article de Marat qui a décidé le pillage. Et même, quand on
le lit avec soin, il est visible qu'il ne le désirait point. Il savait — il
le dira lui-même à la Convention —, que depuis quelques jours il y avait une
fermentation très grande dans Paris. Il craignait que le mouvement fût dirigé
par les hommes que lui-même, le 12 février, avait dénoncés comme des
intrigants et des conspirateurs. Surtout, il craignait que le peuple pesât
sur la Convention pour obtenir une taxation générale des denrées, dont il
n'attendait, pour la Révolution, que catastrophes. Et il cherche à dériver
toutes ces passions en écrivant que quelques exemples individuels sur les
accapareurs suffiraient à tout faire rentrer dans l'ordre et à ramener la
juste proportion des prix. L'article est absurde, et il est d'un désordre
extrême. Que veut dire Marat quand il parle de l'anéantissement complet des
capitalistes ? Cela n'a pas de sens : car il veut laisser subsister le
commerce privé. Il va, en ses propos incohérents, des conseils de pendaison à
la douce hypothèse d'une association de riches philanthropes instituant un
commerce gratuit et vendant les denrées au prix de revient. Mais, au fond,
c'est l'institution d'un tribunal révolutionnaire qu'il propose. Il veut
appliquer aux difficultés de la question des subsistances la solution que
Danton proposera bientôt, le 9 mars, pour toutes les difficultés où se débat
la Révolution. Et tout le reste sert à faire passer un conseil relativement
modéré ou que Marat jugeait tel. Au fond, il dut être très penaud que son
article coïncidât avec les pillages : car il était destiné plutôt à les
éviter. Marat était toujours convaincu que c'étaient les Girondins, les
Brissotins qui cherchaient à exciter des désordres pour perdre la Révolution
: et il se trouva sans doute assez ridicule d'avoir fourni lui-même à ses
ennemis un thème vraiment trop facile d'accusation. Le 26
février, le lendemain, il répond à Salle, devant la Convention : « Les
mouvements populaires qui se sont produits dans Paris sont l'ouvrage de cette
faction criminelle et de leurs agents (le côté droit) ; ces mouvements sont fomentés
depuis longtemps dans les sections par leurs émissaires. Vous avez vu à cette
barre des citoyens égarés de Paris vous proposer des mesures révoltantes ;
c'est leur ouvrage. Il y a cinq à six jours que la fermentation dans Paris
est portée à son comble. Le peuple, condamné à mourir de faim par les
malversations des agents de la faction de Roland, a voulu apporter ses justes
réclamations ; des émissaires de cette faction infernale se sont glissés
parmi le peuple et ont excité les mouvements d'hier. » Marat
soutient la même thèse dans son journal. Il était de bonne foi. Il croyait
que ces agitations feraient le jeu de la Gironde, et il concluait
intrépidement que c'était elle qui les avait provoquées. Que l'esprit de
l'homme est misérable ! Mais, comment Marat, hanté par cette idée, obstiné à
ce système, aurait-il pu désirer et provoquer volontairement les désordres du
25 et du 26 ? Il fut victime, cette fois, de sa phraséologie meurtrière. Et
l'opinion, le prenant au mot, lui attribua une journée qu'il déplorait, à
coup sûr, plus que personne. LE RÔLE DE JACQUES ROUX Non, ce
ne fut pas la journée de Marat : ce fut la journée de Jacques Roux. C'est lui
qui fut, tout le long du mois de février, du fond de son quartier obscur des
Gravilliers, l'inspirateur et l'organisateur de cette sorte de révolution des
subsistances, qui semblait annoncer et même amorcer un mouvement social,
cette « troisième révolution » dont parlera bientôt le journal de Prudhomme. Après
le 14 juillet et le 4 août qui frappent les nobles, après le 10 août qui
frappe le roi, voici une troisième révolution qui frappera les riches.
L'article maladroit de Marat vint à point pour Jacques Roux. Celui-ci ne se
méprit certainement pas sur le sens de l'article et sur l'intention de Marat.
Il comprit bien qu'il voulait lui barrer la route et escamoter, pour ainsi
dire, en une procédure criminelle assez restreinte, le vaste mouvement de
revendication sociale que, lui, voulait déchaîner. Mais ce sera toujours une
tactique chez Jacques Roux de se servir de Marat, de se couvrir de sa
popularité, au moment même où Marat le combat et le diffame ; et, en cette
journée du 25 février, ce prêtre calculateur et concentré dut éprouver une
sorte de volupté à savourer l'article de Marat. Il pouvait maintenant, sans
trop de scandale, se réclamer de lui et donner brusquement à son œuvre
patiente, obscure et sournoise, le terrible éclat de popularité de « l'ami du
peuple ». Chose curieuse ! Louis Blanc ne fait que mentionner en passant,
dans son récit du mouvement de février, Jacques Roux : il ne voit pas du tout
le sens social de ces journées ; il croit qu'elles sont presque uniquement
dues à l'intrigue de l'étranger, à l'or de Pitt qui avait besoin qu'il y eût
des troubles à Paris. C'est un procédé de polémique à peine supportable chez
des contemporains. Ce n'est pas un jugement d'histoire. Louis Blanc ne
comprend pas l'instinct des foules, la spontanéité du peuple. Et, quand des
événements ne rentrent pas dans le cadre de révolution qu'il s'est tracé,
quand ils lui paraissent contrarier le plan révolutionnaire, il y voit
aisément une intrigue de l'ennemi. M.
Thiers a bien vu que l'action de Marat, en ces journées, n'avait été que
superficielle. Mais il ne nomme même pas Jacques Roux dont il a parlé
cependant à propos de la mort de Louis XVI. Michelet
a une admirable intuition des forces secrètes et profondes qui cheminent sous
la Révolution. Il a, d'une façon générale, très bien démêlé le rôle de
Jacques Roux. Il a bien vu « ce germe obscur d'une Révolution inconnue dont
la révélation plus claire se marqua plus tard dans Babeuf ». Mais il n'a
pas aperçu les premiers tressaillements de ce germe. Jacques Roux, dans
Michelet, est tout à fait absent de la journée du 25 février. Michelet
s'étant figuré, à tort, que « la foule, docile à son apôtre » a suivi
Marat le 25 février, il ne reste plus place ce jour-là pour Jacques Roux. Et
pourtant Jacques Roux, en ce jour du 25 février, prit très haut ses
responsabilités. Le procès-verbal de la séance de la Commune (Moniteur
universel du 28 février) est décisif : « Cuvillier,
l'un des commissaires envoyés dans les sections, rend compte de sa mission,
et annonce que, dans la section des Gravilliers, il a vu Jacques Roux,
prêtre, et membre du Conseil, occupé à justifier la conduite de ceux qui
s'étaient attroupés pour se faire délivrer les marchandises qu'ils avaient
arbitrairement taxées. « Jacques
Roux, qui venait d'arriver au Conseil, monte à la tribune et dit qu'il a
toujours professé les vrais principes, et que, dût-il être appelé le Marat du
Conseil général, il ne s'en départira jamais. « Un
membre demande que Jacques Roux soit tenu de signer la déclaration qu'il
vient de faire. « Un
autre l'interpelle de déclarer pourquoi il n'était pas à son poste dans le
moment du danger. (Il s'élève du tumulte.) Les circonstances ne permettent
pas de s'occuper de personnalités, le Conseil général a passé à l'ordre du
jour sur tout ce qui concernait Jacques Roux. « La
plupart des commissaires envoyés dans les sections rendent compte de leur
mission. Partout, les résultats sont les mêmes ; partout on demande une
loi sévère contre les accapareurs. » D'après
les Révolutions de Paris, il dit brutalement ce soir-là au Conseil de
la Commune : « Je pense, au surplus, que les épiciers n'ont fait que
restituer au peuple ce qu'ils lui faisaient payer beaucoup trop cher depuis
longtemps. » C'est
sur lui que se portent les premières colères : « Le
Conseil général de la Commune (séance du 27 février), a ordonné l'insertion dans son
procès-verbal d'un arrêté par lequel la section des Piques invite ses frères
de la section des Gravilliers à censurer son représentant à la Commune,
Jacques Roux, pour avoir, dans la journée du 25 de ce mois, prêché au Conseil
général la dissolution de tous les principes, en légitimant les événements de
cette journée. La section des Piques a, de plus, arrêté que Jacques Roux
avait perdu sa confiance. » LA POLITIQUE DE LA COMMUNE . Ayant
contre lui la Convention, les Jacobins, Marat, Jacques Roux n'avait pas avec
lui la Commune, le groupe d'Hébert. Sans doute, la Commune n'avait réprimé
que très mollement l'émeute. Pache, maire depuis le 14 février, Hébert,
Chaumette, ne pouvaient pas marcher à fond contre une partie du peuple, même « égaré ».
Ils avaient d'abord laissé faire. Pache pourtant, personnellement, avait fait
effort pour arrêter les désordres, et le journal de Brissot lui rend
témoignage d'avoir saisi lui-même de ses mains, deux pillards. Santerre,
commandant de la garde nationale, était allé ce jour-là de bonne heure à
Versailles pour inspecter un bataillon et comme si dès la veille on n'avait
pu prévoir un soulèvement. Mais si la Commune de Paris ne pouvait réprimer violemment
l'émeute, elle ne l'approuvait pas. Sa politique était toute autre. Elle
essayait d'obtenir de la Convention les plus larges subventions possibles
pour maintenir le pain à un prix assez bas ; et ces scènes de violence
pillarde ne pouvaient qu'indisposer l'Assemblée contre Paris. La Commune
d'ailleurs était liée à la Montagne, et elle démêlait bien que Roux voulait
entrer en lutte non seulement avec les Girondins, mais contre la popularité
montagnarde. A vrai dire, il ne semblait pas au premier abord qu'entre les
conceptions d'Hébert et celles de Jacques Roux ou de Varlet, il y eût une
grande différence. Lui aussi, nous l'avons vu, il frappait fort sur les
monopoleurs, sur les accapareurs. Assez récemment encore, en décembre 1792,
dans le numéro 198 du Père. Duchêne, il avait écrit : « Je
ne prêche pas ce que les beaux esprits appellent la loi agraire. Car, suivant
le calcul d'un fameux arithméticien, si les terres étaient partagées, nous
n'aurions tous chacun que quarante écus de rente, ce n'est pas le Pérou. Il
n'est pas possible d'établir l'égalité parfaite de fortune ; car, en
supposant que chaque citoyen eût un champ, un pré, un jardin, une petite
métairie, celui qui saurait le mieux cultiver sa terre, qui aurait plus de
force ou d'industrie, serait bientôt plus riche que son voisin. Je ne demande
donc pas le partage des terres, mais ce que je veux, foutre, c'est qu'on
fasse regorger tous ces richards engraissés du sang du pauvre, qu'on fasse
restituer aux financiers tout ce qu'ils ont volé à la Nation, qu'on rogne les
ongles à toutes ces sangsues du peuple et on aura de quoi payer les frais de
la guerre. Les accaparements cesseront, le numéraire ne sera plus vendu, le
commerce ira sans tracas ; on n'amassera pas de quoi rouler voiture, mais
cela n'est pas nécessaire ; il ne faut à un homme qu'une poire pour la soif
et un morceau de pain pour ses vieux jours. » Après tout, la journée du 25 février n'était-elle pas un premier « dégorgement » ? Mais Hébert n'avait garde de s'engager à fond. Il savait répondre aux émotions diverses et confuses de sa vaste clientèle populaire. Il ne voulait pas s'avancer dans une voie étroite et se lier à un système exclusif. C'est de la lutte décisive contre la Gironde qu'il attendait un élargissement d'influence ; et il trouvait très imprudent, sans doute, et bien sot le prêtre qui, du fond de son quartier obscur, semblait à ce moment lancer un défi aux Jacobins et à la Montagne. Hébert en sa barque dansante et bariolée de couleurs criardes, se laissait porter par le vaste flot ; Jacques Roux, au contraire, semblait isolé à ce moment sur un roc sombre, et de tous côtés, battu par les vagues. |
[1]
On trouvera des biographies étendues de Varlet et de Jacques Roux dans notre
article : Les Enragés et la lutte pour le maximum, paru dans les Annales
révolutionnaires de 1918. — A. M.
[2]
Sur cette crise on pourra consulter notre étude de la Revue historique
de juillet 1919 : Un essai de taxation populaire à Paris en février 1793.
— A. M.