CARACTÈRE DE LA CONVENTION L'appel
nominal constata la présence de 318 députés. Il y avait à peine une semaine
que les élections étaient terminées ; si l'on songe aux moyens encore lents
de communication, c'était un chiffre élevé et qui attestait le zèle, l'élan.
La Convention donna bientôt un délai de quinze jours à tous ses membres pour
être rendus à leur poste ; et elle ne tarda pas à être au complet. C'était
une Assemblée vaste et profonde, à la fois très vieille et très jeune. Elle
était très vieille, car elle portait en elle trois ans de Révolution,
c'est-à-dire plusieurs générations d'hommes et de pensées. En mai
1789, en cette saison lumineuse et tendre de la Révolution naissante, les
élus de la Nation avaient une sérénité joyeuse ; et une sorte d'innocence se
mêlait à la gravité de leurs pensées. Ils savaient bien qu'ils venaient pour
une œuvre grande et malaisée, ils pressentaient des résistances et des
pièges. Mais, malgré tout, n'était-ce point le roi lui-même qui les
convoquait ? L'ordre de la noblesse n'avait-il pas en plus d'un point avoué
la nécessité des réformes et engagé avec l'ordre du Tiers Etat des
négociations courtoises ? Le clergé aussi, au moins le bas clergé, avait eu
des paroles émues et fortes sur la misère du peuple. Ainsi, les Constituants,
à cette aube encore fraîche, pouvaient espérer qu'ils développeraient l'ordre
nouveau sans trop de commotions et de douleurs. L'illusion fut brève : les
élus du peuple se heurtèrent à des résistances sans nombre, ouvertes ou
sournoises. Et pourtant, l'Assemblée, obstinée aux transactions, aux
combinaisons d'équilibre, avait cru qu'elle laissait enfin à la France une
Constitution durable. Maintenant,
une année après, la Constitution de 1791 était à terre ; que de choses
évanouies ! Que d'hommes tombés au gouffre ! Ce n'étaient pas seulement les
représentants des anciens ordres privilégiés, rejetés au néant par la
Constituante elle-même, qui ne reparaissaient plus. De la représentation même
du Tiers Etat, que restait-il ? Tous les modérés, tous les Feuillants, tous
les amis du Barnave de Varennes étaient ou suspects ou captifs, désavoués ou
frappés par la Révolution. Et à peine soixante-dix ou quatre-vingts députés
de la Constituante entraient à la Convention. Les uns, comme Grégoire, comme
Barère, comme Robespierre, avaient assez de vigueur ou de souplesse pour se
saisir des temps nouveaux ou s'en accommoder ; les autres, obscurs et possédés
malgré eux par le souvenir de leur grande œuvre en partie disparue,
arrivaient à la Convention le cœur pesant. Ces triomphateurs superbes des
premiers jours ressemblaient à des naufragés recueillis sur un autre navire ;
malgré leur parti pris de plier au temps, ils 'suivaient parfois la manœuvre
d'un regard chagrin. Les
Girondins aussi, malgré leur apparente puissance, avaient quelque chose de
caduc ; et, malgré leur éclat un peu factice, ils avaient quelque chose de
triste. Quand il y a un an à peine ils accouraient à la Législative, ils
emplissaient les routes de Bordeaux ou de Marseille à Paris du bruit de leur
joie étourdie. Ils étaient la jeunesse éloquente, enthousiaste, insouciante
et vaniteuse. Ils allaient étonner le monde, ranimer la marche de la
Révolution, dénouer d'une main habile ou trancher par le glaive tous les
nœuds où les Constituants s'étaient laissé prendre. Achever la victoire de la
Révolution, n'était-ce pas conquérir le pouvoir ? Ainsi leurs espérances
révolutionnaires se confondaient dans leurs ambitions impatientes. Et
aujourd'hui, une déception secrète était en eux, une inquiétude aussi et un
triste pressentiment. La
victoire sur la Cour, ils l'avaient remportée, mais avec des alliés qui les
effrayaient, par des mains brutales qui peut-être briseraient aussi leur
jeunesse et leur rêve. Le pouvoir, ils l'avaient traversé, ils l'avaient
occupé de nouveau ; mais il avait suffi de quelques hommes obscurs de la
Commune de Paris pour leur en arracher les lambeaux, pour leur en corrompre
toutes les joies. Le
peuple, qu'ils croyaient avoir servi, et même, si je puis dire, illustré par
leurs services, s'était, à Paris, détourné d'eux, et ils avaient connu
l'impopularité dans la victoire. Prompts à s'abattre comme à s'exalter, ils
méditaient en une sorte de romantisme débile sur l'étrangeté de leur
destinée, sur la vanité de la vie, décevante comme un songe. Dès lors une
ombre ineffaçable était sur eux, et une mélancolie mortelle. En vain ils
s'agitent, dénoncent, accusent, multiplient les motions ; on sent en eux je
ne sais quoi de lassé et de factice ; c'est l'arbre mordu à la racine qui
s'épuise en frondaisons maladives et surabondantes. Robespierre,
lui, n'était pas épuisé, ni mélancolique, ni las. D'un esprit acéré et d'un
regard profond, il cherchait à travers la complication des choses sa route et
celle de la Révolution. Mais
s'il n'était pas vieilli par la fatigue, il l'était par la haine ; il pouvait
compter son âge aux couches de haine qui s'étaient successivement déposées
dans son cœur. Contre Mirabeau, contre Duport, contre Barnave, contre La
Fayette, contre ceux qui l'éclipsaient ou le raillaient, contre ceux aussi
qui méconnaissaient sa foi profonde en la démocratie, il avait lutté ; puis
d'autres s'étaient levés qu'il avait encore fallu combattre, qu'il avait
encore fallu haïr. Et sur la Convention nouvelle, il semblait que ces
Girondins détestés avaient de fortes prises ; serait-il condamné encore à
renouveler sa haine, pour l'étendre à toute l'Assemblée dont la Révolution et
la France attendaient le salut ? Ainsi,
comme un sombre lac de montagne où ont roulé bien des débris, la Convention
était d'emblée comme un vaste abîme obscur, où, à des profondeurs diverses,
remuaient des choses du passé. Et
pourtant, en cette grande Assemblée, si vieille à sa naissance par les
passions et les souvenirs, éclataient une jeunesse extraordinaire et une
admirable force virile. Deux grandes choses renouvelaient les cœurs :
l'intensité du drame et sa clarté. Il ne s'agissait plus de biaiser, de
combiner des ruses. Le roi était captif : qu'en fallait-il faire ? Question
tragique. La royauté était à bas : quel édifice construire sur le sol
bouleversé ? Question impérieuse. La
guerre s'étendait, s'amplifiait. Comment la soutenir ? Et quel terme, quel
but lui assigner ? Question de vie ou de mort. Au foyer de ces problèmes
l'âme de la Convention brûlait. Malheur aux imprudents ! Mais aussi, dès le
premier jour, malheur aux tièdes ! DANTON ABJURE TOUTE EXAGÉRATION Danton
comprit d'emblée que pour pouvoir s'engager à fond dans la carrière de la
République et de la guerre révolutionnaire, il fallait d'abord rassurer et
unir les esprits. Les prédications de Momoro et des autres avaient effrayé
les possédants, petits et grands. Danton veut dissiper leurs craintes. Les
polémiques forcenées de la Gironde avaient persuadé à plusieurs qu'en effet,
Danton, Marat, Robespierre, prétendaient à la dictature ; qu'on en finisse
avec cette légende du triumvirat ! La France commençait à redouter le
despotisme de Paris ; qu'il soit bien entendu que toute loi ne sera loi que
par la ratification du peuple entier, par le consentement formel de la France
! Il monta à la tribune le 21 septembre : « Avant
d'exprimer mon opinion sur le premier acte que doit faire l'Assemblée
nationale, qu'il me soit permis de résigner dans son sein les fonctions qui
m'avaient été déléguées par l'Assemblée législative. Je les ai reçues au
bruit du canon, dont les citoyens de la capitale foudroyèrent le despotisme.
Maintenant que la jonction des armées est faite et que la jonction des
représentants du peuple est opérée, je ne dois plus reconnaître mes
fonctions premières ; je ne suis plus que mandataire du peuple et c'est en
cette qualité que je vais parler. « On
vous a proposé des serments : il faut, en effet, qu'en entrant dans la vaste
carrière que vous avez à parcourir vous appreniez au peuple, par une
déclaration solennelle, quels sont les sentiments et les principes qui
présideront à vos travaux. Il ne peut exister de Constitution que celle
qui sera textuellement, nominativement acceptée par la majorité des
assemblées primaires. Voilà ce que vous devez déclarer au peuple. Les
vains fantômes de dictature, les idées extravagantes de triumvirat, toutes
ces absurdités inventées pour effrayer le peuple disparaissent alors, puisque
rien ne sera constitutionnel que ce qui aura été accepté par le peuple.
Après cette déclaration nous en devons faire une autre qui n'est pas moins
importante pour la liberté et pour la tranquillité publique. Jusqu'ici on a
excité le peuple parce qu'il fallait lui donner l'éveil contre les tyrans.
Maintenant il faut que les lois soient aussi terribles contre ceux qui y
porteraient atteinte que le peuple l'a été en foudroyant la tyrannie ; il
faut qu'elles punissent tous les coupables pour que le peuple n'ait rien à
désirer. (Applaudissements.) On a paru croire, d'excellents citoyens ont pu
présumer que des amis ardents de la liberté pouvaient nuire à l'ordre social
en exagérant leurs principes ; eh bien ! abjurons ici toute exagération ;
déclarons que toutes les propriétés territoriales, individuelles et
industrielles, seront éternellement maintenues et que les contributions
publiques continueront à être perçues. (Applaudissements unanimes.) Souvenons-nous ensuite que nous
avons tout à revoir, tout à recréer ; que la Déclaration des Droits elle-même
n'est pas sans tache, et qu'elle doit passer à la révision d'un peuple
vraiment libre. (Double salve d'applaudissements.) « Posez
aujourd'hui, en représentants dignes du peuple, posez ces grandes bases et,
après les avoir posées, levez votre séance ; vous aurez assez fait pour le
peuple. » (Nouveaux applaudissements.) C'était
un admirable programme d'action et d'union, d'élan et d'ordre : organiser une
justice révolutionnaire pour ôter tout prétexte aux mouvements spontanés et
violents du peuple, frapper les ennemis de la Révolution, mais assurer
l'obéissance de tous à la loi, dissiper par la consultation du peuple entier
les « fantômes » de dictature ; c'était laisser à la Révolution et
au peuple toute leur force, en la réglant. Danton
se proposait aussi à coup sûr de désarmer, d'apaiser la Gironde. Si elle
était de bonne foi, si elle redoutait vraiment une anarchie générale et dans
cette anarchie la dictature de Paris, toutes les paroles, toutes les
propositions de Danton étaient calculées pour la rassurer. C'était un des
prétendus « triumvirs » qui demandait que la volonté générale de la France
fût toujours active et souveraine. C'était un des prétendus
« désorganisateurs » qui voulait faire rentrer dans la loi les forces
révolutionnaires débordées. C'était le fomentateur de pillage et d'anarchie
qui demandait que toutes les propriétés, sans distinction, fussent respectées
et protégées. Ici, Danton tient à se dégager personnellement, et à dégager la
Révolution tout entière des propos de Momoro. Momoro était son ami ; il avait
signé, à côté de lui, la fameuse délibération de la section du
Théâtre-Français et c'est certainement Danton qui l'avait compris sur la
liste des émissaires du pouvoir exécutif. Danton
ne voulait pas d'équivoque et il répudia formellement la loi agraire. C'est à
Momoro qu'il répond de façon directe lorsqu'il affirme que toutes les
propriétés, territoriales aussi bien qu'industrielles, doivent être
éternellement sauvegardées. Il enlevait donc ainsi à la Gironde toute raison
de craindre, tout prétexte de dénoncer à la France effrayée les agitateurs et
les « anarchistes » de Paris. Et cet appel indirect mais pressant à la
Gironde, Danton le lui adressait sans blesser personne ; il qualifiait
simplement les motions téméraires d'exagération du patriotisme. La
Convention, à l'unanimité absolue, ratifia les propositions de Danton. « La
Convention nationale déclare : 1° Qu'il ne peut y avoir de Constitution que
celle qui est acceptée par le peuple ; 2° Que les personnes et les propriétés
sont sous la sauvegarde de la Nation. » Ici, il
y a des socialistes qui s'écrient : Voilà bien le caractère bourgeois de la
Révolution ! Voilà bien son esprit de classe ! A peine est-elle réunie en
pleine tourmente intérieure et extérieure, à quoi pense-t-elle ? A quoi pense
Danton, son inspirateur le plus véhément ? A défendre la propriété, à la
proclamer éternelle. Avant même d'abolir la royauté, avant même d'appeler
tous les citoyens contre l'envahisseur, qui n'a pas encore commencé son
mouvement de retraite, c'est la bourgeoisie possédante que l'on rassure ;
c'est la sacro-sainte propriété qu'on élève au-dessus des murmures du peuple
affamé, au-dessus des vicissitudes de l'histoire, au-dessus des temps et des
flots. C'est là le premier acte, la première partie de la Convention ; c'est
le fond de son âme qui se découvre dès le premier jour. Grands bourgeois
peut-être, mais bourgeois. - Mais
qui donc a soutenu le contraire ? Quel est le socialiste, s'il est fidèle à
la méthode historique, qui reprochera à la Convention de n'avoir pas proclamé
l'idéal communiste et prolétarien, avant que les conditions économiques et
intellectuelles en fussent réalisées ? Qui lui reprochera de n'avoir pas
égaré la Convention à la suite des pensées si incertaines et même si
rétrogrades de Momoro ? Le
devoir des conventionnels était de défendre, de sauver la société nouvelle
qui s'affirmait par la Révolution ; ce n'était pas d'anticiper sur une
Révolution nouvelle dont nul à cette heure n'avait la formule et qu'aucune
classe n'était prête à porter. A cette date, toute menace à la propriété
était réactionnaire ; elle ne pouvait que servir les ennemis de la
Révolution, sans ouvrir un ordre nouveau. Il ne s'agissait point d'une
transformation communiste de la propriété, mais de je ne sais quel partage incohérent
ou quel pillage anarchique et grossier. Non, la
Convention, en mettant la propriété sous la protection de la Nation, ne
faisait point acte d'égoïsme bourgeois. Une classe n'est égoïste que
lorsqu'elle s'oppose, dans son intérêt étroit, à l'avènement d'une forme
sociale nouvelle, préparée par le mouvement des choses et par le travail des
esprits. Mais quand, en dehors des formes de propriétés constituées et qui se
dégagent à peine de la servitude féodale et de l'arbitraire royal, il n'y a
rien, rien que le désordre stérile et l'anarchie contre-révolutionnaire, une
classe qui s'oppose à ces atteintes désordonnées ne fait pas œuvre égoïste ;
elle fait œuvre historique et universelle. Elle ne se sauve point seulement
elle-même, elle sauve toute la Nation nouvelle, toute l'humanité nouvelle et,
en préservant la terre de la Révolution, elle préserve les germes débiles des
Révolutions nouvelles qui y tressaillent obscurément. Lorsque des socialistes
accusent ou maltraitent la Convention, quand ils la rabaissent à n'être
qu'une Assemblée de classe,, ils abusent contre elle de son œuvre même qui a
permis l'éclosion du socialisme moderne. Marx était plus juste pour elle, et
il la glorifiait. C'était
donc bien au centre de la Révolution et de la vie que se plaçait Danton.
C'était bien au centre même de l'action qu'il voulait rallier toutes les
volontés, tous les esprits. Cette fois encore il s'efforçait de prévenir les
déchirements funestes, et d'emporter dans un large mouvement les passions qui
se heurtaient. Toujours il marquait, avec une sûreté admirable, le point où
toutes les énergies nationales pouvaient et devaient s'unir. Baudot,
le' grand conventionnel, dont Quinet tout jeune aimait le visage triste et
doux, et qui a laissé sur les hommes et les choses de la Révolution des notes
d'un intérêt exceptionnel, Baudot a dit de Danton qu'il était « un souverain
révolutionnaire » et non pas un usurpateur. Il entendait par là qu'il
gouvernait les esprits par de grands et nobles moyens, non par des procédés
astucieux ou obliques, et que le secret de sa force était d'agir plus
hardiment et plus nettement que les autres dans le sens des grands intérêts
communs. Jamais il n'exerça plus noblement cette souveraineté révolutionnaire
que le jour où, après avoir donné tout son cœur, toute son énergie à la
défense du sol envahi, il traçait à la Convention, en lui remettant ses
pouvoirs ministériels inconciliables avec son mandat de député, ce large plan
de concorde, de sagesse et de vigueur. L'ABOLITION DE LA ROYAUTÉ Mais
voici que Collot d'Herbois se lève et en quelques mots demande à l'Assemblée
de remplir, sans perdre une minute, le vœu national : de décréter l'abolition
de la royauté. Ce ne sera pas empiéter sur la volonté nationale, ce sera la
consacrer. Ce ne sera pas attenter au droit des assemblées primaires, ce sera
seulement en devancer l'exercice. «
Qu'est-il besoin de discuter, s'écrie Grégoire, quand tout le monde est
d'accord ? Les rois sont dans l'ordre moral ce que les monstres sont dans
l'ordre physique. Les Cours sont l'atelier du crime, le foyer de la
corruption et la tanière des tyrans. L'histoire des rois est le martyrologe
des Nations ! » L'Assemblée
couvrait d'applaudissements cette philosophie un peu sommaire, cette pensée
de combat. Dans la crise suprême de la lutte, les Révolutions n'ont pas le
temps d'être justes et de classer les titres historiques de l'institution qui
va tuer si elle ne meurt. A
l'unanimité, la royauté est abolie. De l'Assemblée, des tribunes, s'élèvent
de longs cris de : « Vive la Nation ! » C'était la veille, à Valmy, le cri
des soldats révolutionnaires. Précisément, des volontaires, avant de quitter
Paris, demandaient à prêter serment devant la Convention. « Pendant que vous
défendrez la liberté par la force de vos armes, leur dit le président, la
Convention la défendra par la force des lois. La royauté est abolie... »
Ainsi toutes les émotions se liaient, toutes les forces se continuaient et
les soldats emportaient, comme une arme de plus, le décret du législateur. Le
lendemain 22, à la demande de Billaud-Varenne, la Convention décida qu'à
compter de la veille les actes publics, au lieu de dater de l'an IV de la
liberté, porteraient la date de l'an premier de la République. C'est sous
cette forme que la République fut proclamée et que son nom fut inscrit
officiellement dans la Révolution. C'était une sublime nouveauté dans
l'histoire du monde. LA SIGNIFICATION DE LA RÉPUBLIQUE Il y
avait eu des républiques aristocratiques ou fondées sur le travail des
esclaves, sur toute une hiérarchie de la conquête. Il y avait eu des
républiques barbares, courtes associations militaires où le courage suscitait
et désignait les chefs. Il y avait de petites républiques oligarchiques,
comme celle des cantons suisses. Il y avait la république des exilés, des
proscrits, celle que, sur le sol vierge de l'Amérique, où il n'y avait aucune
racine de monarchie, formèrent les descendants des puritains. Mais qu'un
grand et vaste peuple, policé et riche, chargé de dix siècles d'histoire, qui
avait grandi avec la monarchie et qui, hier encore, la jugeait nécessaire
même à la Révolution, que ce peuple, où il n'y avait pas d'esclaves, où il
n'y avait plus de serfs et où, depuis le 10 août, tous les citoyens étaient
égaux, s'élevât à la République, et qu'il devînt vraiment, tout entier, dans
tous ses éléments, un peuple de rois, voilà en effet la grande nouveauté et
la grande audace. Les
révolutionnaires en avaient la conscience très nette. Eux, que l'on a si
souvent et si sottement accusés d'être des écoliers et des rhéteurs fascinés
par les souvenirs de l'antiquité mal comprise et égarés par elle, ils
savaient très bien et ils disaient que leur œuvre n'avait pas de précédent
dans l'histoire et qu'aucune leçon du passé ne leur suffirait à conduire
l'expérience nouvelle. Dès le lendemain, dans le numéro du 22 au 29
septembre, le journal Les Révolutions de Paris traduit avec netteté et avec
force la pensée commune : « Tout
en respectant les mœurs de la belle antiquité, tout en admirant les
chefs-d'œuvre qu'elle nous a laissés dans les beaux-arts, Athènes, Sparte et
Rome, quant à leur législation, n'ont rien à nous offrir capable de nous
servir de règle ou de préservatif. De ce que les républiques anciennes ont
fait en politique, nous ne pouvons rien conclure parce que nous n'avons rien
à faire. Toutes les circonstances ont changé et, à beaucoup d'égards, nous
pouvons voir du même œil les républiques contemporaines. « Nous
sommes les premiers et les seuls qui donnons à la nôtre, pour bases, les
saintes lois de l'égalité, en cela d'un avis différent de la charte anglaise
qui admet un roi, une noblesse et deux Chambres, haute et basse. Les premiers
et les seuls, nous gardons un gouvernement tout fraternel. Puissions-nous
avoir des rivaux ! Mais à coup sûr nous n'avons point de modèle : nous
n'imitons personne. Rome naissante demanda des lois à la Grèce, laquelle
avait elle-même tout emprunté à la vieille Egypte. Nous prenons une toute
autre marche : c'est la nature seule que nous consultons ; nous remontons aux
droits imprescriptibles de l'homme, pour en déduire ceux du citoyen. » Ainsi,
pour cette République toute neuve, il faudra que la Nation se fasse une âme
toute neuve, une âme de liberté, d'égalité et de lumière. Tous les
conventionnels, quelle que fût leur origine, eurent comme un tressaillement à
la grande nouveauté qui sortait d'eux. Certes elle était comme
l'accomplissement de ce qui, depuis trois années, se développait. Quand les
Constituants avaient formulé les Droits de l'Homme et du Citoyen, quand ils
avaient affirmé la souveraineté de la Nation, quand ils avaient dit que la
loi était l'expression de la volonté générale ; ils avaient, par-là
même, condamne et éliminé d'avance tout ce qui serait contraire à la
souveraineté de la Nation et à l'exercice de sa volonté. Et, dans la logique
profonde des choses, c'est de ce jour-là que datait la République. Mais
l'esprit de l'homme se dérobe volontiers à la pure logique de la pensée. Même
en ses jours de hardiesse, il ne va pas jusqu'au bout de ses principes ; ou
il n'en voit pas les conséquences extrêmes, ou bien, parce qu'elles
l'éloigneraient trop de ses habitudes et à la forme présente des choses, il
espère qu'il n'y sera point entraîné. Il est d'ailleurs autorisé et encouragé
à ces transactions par l'histoire humaine qui est une série de compromis, une
perpétuelle violation de la logique abstraite. Or, voici que pour les
Constituants entrés à la Convention cette conséquence extrême apparaissait ;
tout le décor de la royauté constitutionnelle, qui leur masquait depuis trois
ans les perspectives infinies et troublantes, tombait soudain ; et toute leur
pensée se révélait enfin à eux-mêmes, en une immensité qu'ils n'avaient point
prévue ou dont leur esprit effrayé s'était détourné 'jusque-là. Être ainsi
dépassé par soi-même et voir son œuvre grandir plus haut que soi, c'est une des
plus fortes émotions de la conscience humaine. Les Girondins aussi étaient
émus ; ils étaient plus familiers avec l'idée de République et leur esprit
avait joué avec cette hypothèse. Mais ils s'étaient accoutumés aux
combinaisons, aux ajournements ; ils avaient été les ministres de la royauté
et ils s'étaient parfois accommodés, au fond de leur pensée, de l'idée d'une
République à enseigne royale, ouverte surtout aux plus brillants des hommes
d'Etat, aux plus diserts des orateurs, à une « élite » républicaine. Et voici
que la République était devant eux, soudain réelle, immense, portant en elle
toute la force rude du peuple enfin éveillé. Pour eux aussi c'était un contact
émouvant. Robespierre,
plus démocrate jusque-là que républicain, et qui abritait volontiers le
vaisseau de la Révolution dans la rade de l'ancienne monarchie, était
maintenant, avec toute la Nation, entraîné au large ; la démocratie
s'agrandissait, se déroulait ; quelles tempêtes et quels naufrages réservait
cet océan ? Et comment, sur cette grande étendue découverte, couler les
fortunes rivales qui faisaient voile avec la sienne ? Mais
surtout, pour tous et pour les nouveaux venus comme pour ceux qui avaient
déjà lutté, c'était l'impression tragique de l'irréparable rupture avec le
passé. C'était la lutte à outrance contre tout le vieux monde au dedans et au
dehors. C'était une nouveauté sublime et menacée qui, par sa hardiesse même,
déclarait tacitement la guerre à toute servitude et à toute forme incertaine
et incomplète de la liberté. C'était une affirmation glorieuse et c'était un
défi. Que d'efforts ne faudrait-il pas déployer, pour soutenir la noble
gageure ! Et que de périls assumer ! Les cœurs montaient, et comme le dit en
une grande image un écrivain de ce temps (Révolutions de Paris, septembre
1792), pour l'œuvre
herculéenne pressentie par tous, les muscles mêmes se tendaient : « Un
célèbre antiquaire disait que toutes les fois qu'il passait devant la statue
d'Hercule il se trouvait grandi.de plusieurs pieds. Tous ses membres se
raidissaient ; son pas devenait plus grave, plus sûr, sa voix plus mâle, le
mouvement de toutes ses artères plus sensible. Voilà de quelle trempe doivent
être nos législateurs. » Baudot,
bien des années après, au fond de la défaite et de l'exil, définissait en
quelques paroles impersonnelles le Conventionnel intrépide : « Il a osé
marcher sur la crête de la. Montagne sans que sa tête ait tourné. » C'est à
l'affirmation de la République que commence la ligne de faîte hasardeuse.
Combien dont ja tête tournera ! Combien dont le pied glissera ! Combien
aussi, que la haine violente ou sournoise précipitera dans l'abîme ! Mais, un
moment, par la commune sublimité de l'affirmation républicaine, ils sont tous
« sur la crête de la Montagne réconciliés peut-être avec les autres et avec
eux-mêmes par l'ampleur d'une émotion inconnue et découvrant au loin la
Nation vaillante et troublée, l'humanité incertaine, esclave -ni hostile, un
immense horizon splendide et âpre, un champ presque illimité d'espérance et
d'épreuve, de liberté et de combat, qu'une aube violente et douce illumine et
qu'à larges ombres coupe la mort. Les
Conventionnels, pour traduire ces impressions grandioses, étaient
inépuisables d'usages. Cambon a noté merveilleusement la disparition brusque
de tout ce qui était factice, obscur, équivoque, la soudaine et éblouissante
entrée du jour. Bien des années après et dans l'ombre même de la défaite et
de l'exil, c'est par une grande irruption de lumière qu'il caractérisait la
Convention : « La
Révolution, voici ce que j'en sais : l'Assemblée constituante avait allumé un
grand flambeau à côté d'un saint, dans un temple ; la lueur *du flambeau
faisait voir tous les défauts du saint. A l'Assemblée législative, nous avons
renversé le saint. A la Convention nationale il n'est resté bribe ni du saint
ni du flambeau, mais nous avons cassé toutes les vitres du temple et le
peuple a vu clair de toutes parts, le jour est entré partout. » LES NÉGOCIATIONS DE DUMOURIEZ AVEC LES PRUSSIENS Ce sont
d'abord des nouvelles heureuses qui arrivèrent à la Convention. L'armée
prussienne, arrêtée devant Valmy, hésita un instant et s'affaissa sur
elle-même. Au
contraire, Dumouriez et ses soldats étaient pleins d'ardeur et d'élan,
Dumouriez ne pouvait savoir toute la profondeur du coup qu'il venait de
porter à Valmy ; mais il savait que si l'ennemi se risquait à aller sur
Paris, ce serait d'une marche incertaine et d'un esprit découragé. Lui, resté
un peu en arrière et à droite, le presserait, l'acculerait vers Paris comme
vers un abîme. C'est le plan tracé par Vergniaud. Dumouriez, le 21,
communiquait à Servan ses espérances : « Hier,
20, après une attaque de 8 heures sur le corps du général Kellermann, campé
sur les hauteurs de Valmy, les Prussiens, après avoir beaucoup perdu, ont
continué leur marche par ma gauche ; ils sont suivis de la colonne des
Hessois et des émigrés, qui passeront devant moi aujourd'hui ; je vais les
serrer de près et suivre leurs mouvements, avec l'armée entière qui est
très animée. Je ne resterai pas longtemps dans la position que j'occupe,
je suivrai les ennemis dans leur marche, si elle est dirigée sur Reims, je
les serrerai de près. » Brunswick
sentit le danger ; et il ouvrit des négociations ; mais avec quelle
incertitude et quelle maladresse ! Il était trop éclairé pour ne pas
comprendre la grandeur et la puissance de la Révolution qu'il combattait. Il
aurait donc dû se borner à demander des assurances pour la vie du roi Louis
XVI. Mais il était, entraîné à les demander aussi pour son pouvoir. H dit à
l'adjudant général Thouvenot, qui négociait l'échange des prisonniers : « Nos
nations ne sont pas faites pour être ennemies ; n'y aurait-il pas quelque
moyen de nous arranger à l'amiable ? Nous sommes dans votre pays ; il est
désolé par les malheurs inévitables de la guerre. Nous savons que nous
n'avons pas le droit d'empêcher une nation de se donner des lois, de tracer
son régime intérieur, le sort du roi seul nous occupe ; que deviendra-t-il ?
Qu'on nous donne sur lui des assurances, qu'on lui assigne une place dans le
nouvel ordre des choses, sous une dénomination quelconque, et S. M. 'le Roi
de Prusse rentrera dans ses Etats et deviendra votre allié. » Quelles
contradictions puériles et quelle lassitude ! Comme il est visible que le
général prussien, en poussant la guerre, s'acquitte d'une corvée ! Et quelle
obsession étrange de vouloir garantir à Louis XVI, dans le nouvel ordre des
choses, une situation quelconque ! C'est le désarroi d'un esprit flottant
entre sa consigne, le faux point d'honneur monarchique et le sentiment vif et
triste de la réalité. Dumouriez
saisit avec empressement ces ouvertures. Il tenait à négocier pour deux
raisons. D'abord il savait que l'armée prussienne, travaillée par la
dysenterie, fondait tous les jours et qu'à traîner un peu les pourparlers, il
aurait raison de ce qui lui restait de force. Ensuite, il était convaincu que
l'alliance de la Prusse et de l'Autriche contre la France était artificielle,
que la Prusse, dégagée par l'insuccès même de sa tentative militaire de toute
obligation envers la royauté française, se rapprocherait de la France. Alors
la maison d'Autriche serait écrasée et Dumouriez réaliserait par la Révolution
ce que toute une étiole de diplomatie avait rêvé sous la monarchie. Il se
hâta d'adresser au roi de Prusse un mémoire où il le caressait, l'animait
contre l'Autriche, le rassurait contre toute idée de propagande
révolutionnaire dans ses Etats : « Il
faut nécessairement regarder la France comme une République puisque la Nation
entière a déclaré l'abolition de la monarchie. Cette République, il faut la
reconnaître ou la combattre. Les puissances armées contre la France n'avaient
aucun droit de s'immiscer dans les débats de la Nation assemblée sur la forme
de son gouvernement. Aucune puissance n'a le droit d'imposer des lois à une
aussi grande Nation. Aussi ont-elles pris le parti de déployer le droit du
plus fort. Mais qu'en est-il résulté ? La Nation ne fait que s'irriter
davantage ; elle oppose la force à la force, et certainement les avantages
qu'ont obtenus les nombreuses troupes du roi de Prusse et de ses alliés sont
très peu conséquents. La résistance qu'il rencontre et qui se multiplie à mesure
qu'il avance est trop grande pour ne pas lui prouver que la conquête de la
France, qu'on lui a présentée comme très aisée, est absolument impossible... « Les
Prussiens aiment la royauté parce que depuis le grand électeur ils ont eu de
bons rois et que celui qui les conduit est sans doute digne de leur amour.
Les Français ont aboli la royauté, parce que, depuis l'immortel Henri IV, ils
n'ont, cessé d'avoir des rois faibles, ou orgueilleux, ou lâches, ou
gouvernés par des maîtresses, des confesseurs, des ministres ignorants et
insolents, des courtisans vils ou brigands qui ont affligé de toutes les
calamités le plus bel empire de l'univers. — Est-il possible que contre les
règles de la vraie politique, de la justice éternelle et de l'humanité, le
roi de Prusse consente à être l'exécuteur des volontés de la perfide Cour de
Vienne ; sacrifie sa brave armée et ses trésors à l'ambition de cette Cour ?
— Il est temps qu'une explication franche et pure termine nos discussions ou
les confirme et nous fasse connaître nos vrais ennemis. Nous les combattrons
avec courage, nous sommes sur notre sol, nous avons à venger les excès commis
dans nos campagnes et il faut bien se persuader que la guerre contre les
républicains fiers de leur liberté est une guerre sanglante qui ne peut finir
que par la destruction des oppresseurs ou des opprimés. « Cette
terrible réflexion doit agiter le cœur d'un roi humain et juste. Il doit
juger que, bien loin de protéger par les armes le sort de Louis XVI et de sa
famille, plus il restera notre ennemi, plus il aggravera leurs calamités.
» Par
quelle aberration le duc de Brunswick, qui avait ouvert lui-même les
pourparlers, répondit-il à la note conciliante de Dumouriez par un manifeste
insolent où de nouveau il sommait la nation française de ménager le roi et où
il insistait pour que la dignité royale en France fût rétablie sans délai
dans la personne de Louis XVI et de ses successeurs ? Le duc de Brunswick
avait-il eu peur soudain de s'être engagé trop avant, et d'avoir trahi sa
faiblesse ? Ou bien interpréta-t-il l'empressement de Dumouriez à lui
répondre, le ton conciliant de son mémoire, comme un signe de lassitude et de
crainte ? LA CAMPAGNE VUE DU CAMP DES ÉMIGRÉS Il
semble bien que l'espérance soit un moment revenue aux envahisseurs. Fersen
faisait sans doute écho à des bruits qui lui venaient de l'entourage de
Brunswick lorsque, le 28 septembre, il écrivait de Bruxelles au baron de
Breteuil : « S'il est vrai, comme on nous l'a dit hier, que Dumouriez ait
demandé à capituler, c'est le moment de lui parler et de faire ses
conditions. » Dans son journal, à la date du 28, Fersen note cette rumeur : «
Un officier civil autrichien mande au comte de Metternich, par estafette du
25, qu'un courrier prussien a dit que Dumouriez était enveloppé, qu'il avait
demandé à capituler et à se retirer avec ses troupes, en abandonnant ses
canons, ses bagages et ses tentes ; que le duc avait demandé toutes les armes
sans distinction. » Evidemment,
c'était un grossissement fantastique des illusions que se faisait l'entourage
immédiat du duc de Brunswick. Mais il est permis de conjecturer que ces
bruits étrangement optimistes ne se seraient point répandus si dans l'armée
prussienne on n'avait un moment interprété l'attitude de Dumouriez au moins
comme une marque d'hésitation et d'embarras. Aussi quand il répondit
fièrement et brutalement, après le manifeste de Brunswick, que toute
conversation était désormais impossible, c'est encore le poids d'une
déception qui s'ajouta à tous les mécomptes sous lesquels pliait l'esprit du
général prussien. Le duc de Brunswick put même se figurer que Dumouriez
l'avait joué et que par de feintes négociations il avait immobilisé sous la
pluie l'armée qui se décomposait. Le général prussien fut ainsi conduit à
douter de lui-même comme de tout le reste ; et il n'avait plus qu'une énergie
morale diminuée quand s'imposa à lui la question décisive : Allait-il encore
s'enfoncer vers Paris dans les plaines boueuses de la Champagne, ou
battrait-il en retraite ? De tout le poids de sa lassitude, c'est vers la
retraite qu'il inclina. Il ne se sentait plus la force de porter les
responsabilités. Or, c'était une responsabilité redoutable d'aller ainsi vers
Paris grondant, avec une armée malade et amoindrie, sous la surveillance et
la menace de l'armée révolutionnaire en qui s'exaltait le sentiment de la
force. De
plus, quel résultat pouvait-on attendre de cette campagne imprudente et
presque désespérée ? Il ne fallait pas songer à déraciner la Révolution qui
était déjà entrée dans le sol et dans les cœurs à des profondeurs qu'aucune
violence ne pouvait atteindre. Pourrait-on du moins sauver Louis XVI ? Oui,
si l'on réussissait à entrer dans Paris... et si, avant d'y entrer, on
n'apprenait point que le peuple soulevé avait supprimé le roi. Avant même que
le duc eût donné le signal de la retraite, l'armée d'invasion se sentait
toute vacillante, toute tremblante au vent d'automne. Fersen note dans son
journal, le 1er octobre, les tristes pressentiments dont les cœurs étaient
pénétrés. Plusieurs
lettres arrivées des émigrés et du vicomte de Caraman, du 24, à sa femme,
mandent que Dumouriez est dans un poste inattaquable, que le temps est
affreux, que les armées manquent de tout. On démolit les maisons pour se
chauffer. Il a fallu prendre le grain dans les granges. Ce qui se fait prouve
qu'il y a peu d'ordre, qu'une grande partie a été perdue et des villages
entiers consumés, ce qui fait grand tort aux maisons. Ce pays n'offre plus
que le spectacle de la dévastation et d'un désert. Le tableau qu'en fait le
vicomte de Caraman et de la misère des habitants est affreux ; il raconte
avoir vu, dans un village tout en feu, un vieillard avec sa femme assis
devant leur maison tout en feu, contemplant dans un morne silence la
destruction de tout ce qu'ils possédaient ; leur chien était couché près
d'eux, poussant des hurlements affreux. « La
lettre de Vauban à sa femme fait un tableau affreux de la misère des émigrés
; vivant depuis dix jours à bivouac, sans tentes, sans équipages, affligés de
la dysenterie, sans secours et sans moyens de la soulager, manquant
absolument de vivres, il avait mangé sa dernière livre de pain et ne savait
plus où en trouver. Ces deux lettres ont l'air de douter du succès de
l'entreprise et disent Dieu seul sait comment cela finira. Le vicomte parle
d'une canonnade qui a duré quatre heures par cent pièces de canon de part et
d'autre (c'est Valmy) ; l'artillerie française dans les retranchements était
servie à merveille et a tué beaucoup de monde. » Comme
le châtiment a été prompt de la fatuité et de la sauvagerie ! Ces étourdis,
qui s'imaginaient n'avoir qu'à paraître pour dissiper les bandes fuyardes de
la Révolution, étaient tout penauds d'apprendre qu'elle avait des boulets qui
portaient juste et qui faisaient mal. Ces furieux, qui avaient poussé
l'envahisseur à la violence et au meurtre et qui avaient toléré les pillages,
s'étaient ainsi affamés eux-mêmes ; et la désolation répandue par eux
revenait leur âme lassée. Dans l'esprit pitoyable de leurs nerfs, ils étaient
troublés, eux les fanfarons et les implacables, par les aboiements lugubres
d'un pauvre chien qui hurlait misère. Qui sait si Brunswick n'entendit pas
cette voix d'abandon et de détresse ? En tout cas, de ces émigrés si
arrogants naguère il ne lui venait pas beaucoup de réconfort. Mais
voici que les craintes s'aggravent et que les pronostics sinistres se
multiplient. Fersen note le 3 octobre dans son journal : « Un courrier
autrichien, officier, parti le 28 (septembre) au soir, de l'armée, dit que la
suspension avait duré quatre jours, qu'au bout de ce temps Dumouriez n'avait
pas parlé de capituler ; qu'on ignorait quel parti prendrait le duc de
Brunswick ; que la position de Dumouriez est inattaquable ; que les vivres
sont très difficiles ; qu'à son départ l'ordre était donné de renvoyer tous
les équipages et qu'on croyait que le duc attaquerait de tous les côtés en
même temps. » Nuées incertaines et flottantes où s'enveloppent d'abord
les grands désastres. Seul, de Breteuil, l'éternel niais, n'est effleuré
d'aucun pressentiment. — Le 3, mercredi ; lettre du baron de Breteuil du 28 :
« Mande du 25 au soir, qu'il attendait à tout moment des nouvelles de la
capitulation (de Dumouriez)
» — Ô subtil défenseur de la monarchie' LA RETRAITE PRUSSIENNE Enfin,
voici la grande nouvelle triste, qu'on pressentait sans se résoudre à y
croire : « Le soir, à minuit, un courrier de lord Elgin apporta la nouvelle
que, le 1er octobre, l'armée prussienne et autrichienne s'était retirée sur
le Grand-pré, et, on disait, de là à Verdun. C'est un officier ; il dit que
l'armée est abîmée par les fatigues, le manque de tout et les maladies ; que,
ne voyant arriver aucun de leurs convois, la peur d'être entourés commençait
à se répandre ; que les Français faisaient bonne contenance ; qu'ils ne
cessaient de faire des batteries ; qu'on avait tiré beaucoup sur eux sans
qu'ils eussent répondu, ni cessé de travailler ; que les sentinelles
s'étaient moquées des Prussiens quand ils sont partis ; que les habitants
sont détestables, qu'ils ne donnent rien, même les paysans, aux voyageurs. » Et de
Verdun, le 2 octobre, Breteuil qui commence à comprendre, écrit à Fersen : «
Vous savez et partagez tous les malheurs que la marche rétrograde des armées
cumule sur nous dans le moment où nous croyions avoir tout à espérer. » De
Sainte-Menehould, « le 1er octobre 1792, l'an Ier de la République »,
Dumouriez adresse au ministre de la guerre, qui la transmet à la Convention,
une lettre qui est un cri de triomphe : « Enfin, mon cher Servan, ce que j'ai
calculé, arrangé et prédit dans toutes mes lettres est arrivé. Les Prussiens
sent en pleine retraite. Le brave Beurnonville, qu'on a baptisé l'Ajax
français, leur a pris, depuis deux jours, plus de 400 hommes, plus de 50
chariots et plus de 200 chevaux. « D'après
tous les rapports des prisonniers et des déserteurs, cette armée est épuisée
par la famine, la fatigue, le flux de sang. L'ennemi décampe toutes les
nuits, ne fait qu'une ou deux lieues pour couvrir ses bagages et sa grosse
artillerie. Je viens de renforcer Beurnonville, qui a plus de 20.000 hommes,
et qui ne les lâchera pas qu'il n'ait achevé de les exterminer. Dès
aujourd'hui, je me joins à lui de ma personne pour finir cette affaire. » Les
commissaires de la Convention à l'armée : Carra, Sillery, Prieur, exaltèrent
Dumouriez dans leur rapport ; ils dégagèrent le sens des opérations : « Le
général Dumouriez, par les savantes manœuvres qu'il a faites et les positions
qu'il a prises, fait une campagne qui fera époque dans les annales de la
France. « On
aura peine à croire qu'il ait osé faire une retraite avec 17.000 hommes
contre une armée de 80.000 hommes, prendre une position aussi avantageuse
pour la tenir en échec, opérer sa jonction avec les différents corps qui
venaient le secourir... Il a su maintenir les ennemis dans le pays de la
France peut-être le plus aride, et les obliger enfin à se retirer
honteusement du pays avec une armée diminuée au moins d'un tiers par les
maladies et les prisonniers. Je note
ici une curieuse allusion à Jeanne d'Arc : « Nous
terminerons cette lettre, écrivent les commissaires, en vous parlant de deux
jeunes héroïnes qui sont ici, les citoyennes Fernig ; ces deux jeunes
enfants, aussi modestes que courageuses, sont sans cesse aux avant-gardes et
dans les postes le plus périlleux. Au milieu de l'armée, composée de jeunes
citoyens, elles y sont respectées et honorées... Il n'échappera pas à la
Convention nationale que, sous le règne de Charles VII, une fille célèbre
contribua à replacer le roi sur le trône. Nous en avons maintenant deux qui
combattent pour nous délivrer des tyrans qui nous ont opprimés tant de
siècles. » On
dirait que la peur de paraître céder au préjugé monarchique les empêche de
rendre pleine justice à « la fille célèbre » qui ne sauva la patrie qu'en
assurant un roi sur son trône. Et pourtant ils sentent bien que seule la
grandeur d'un mouvement national a pu alors, comme aujourd'hui, susciter
l'héroïsme des jeunes filles, et on devine que la sublimité même de la
Révolution qui détruit le passé aidera bientôt l'esprit humain à le
comprendre. Dans
leur mouvement de retraite, les Prussiens et Autrichiens durent abandonner
Verdun, Longwy, qui furent réoccupés par les soldats de la Révolution. Les
émigrés exaspérés, au lieu de s'accuser eux-mêmes, accusaient le duc de
Brunswick : « C'est un homme dans la boue », écrit lâchement de Breteuil. DUMOURIEZ À PARIS Mais
Dumouriez, sûr maintenant du succès en ce point, ne voulait point s'attarder
à la poursuite. Il en avait chargé ses lieutenants et lui-même, dès le 11
octobre, accourut à Paris, sans doute pour jouir de sa victoire, pour mesurer
sa popularité et savoir jusqu'où il pouvait aller, mais surtout, pour
préparer une campagne nouvelle, l'invasion de la Belgique. Accueilli,
le 12, à la Convention, par les applaudissements les plus vifs, il y tient un
langage fier, spirituel et habile, rendant justice à tous, aux fournisseurs
comme aux soldats, louant la discipline de ceux-ci comme leur vaillance et,
dans l'éloge, enveloppant le Conseil. Mais c'est surtout par une sorte de
gaieté héroïque que Dumouriez comprenait bien les soldats de la France
'révolutionnaire et communiquait avec eux. Cet homme étrange excellait à
transposer dans le mode révolutionnaire les souvenirs brillants de l'ancien
régime « Jamais, dit-il, je n'ai vu les soldats murmurer : les
chants et la joie auraient fait prendre ce camp terrible pour un de ces camps
de plaisance où le luxe des rois rassemblait autrefois des automates
enrégimentés, pour l'amusement de leurs maîtresses on de leurs enfants. » Aux
Jacobins fut pour ainsi dire scellée l'alliance de Dumouriez et de Danton.
C'est à la séance du 14 octobre, que Danton lui-même présidait : « Citoyens,
frères et amis, dit le général, vous avez commencé 'une grande époque ; vous
avez déchiré l'ancienne histoire de France, qui n'offrait que le tableau du
despotisme : une nouvelle ère date de cette Révolution qui a électrisé nos
armées, qui nous a donné le courage nécessaire pour repousser des forces
supérieures. Nous ne sommes point fatigués : les peines, la misère, la faim
ne nous épouvantent pas ; nous sommes plus courageux que jamais ; nous
rendons aux despotes ce qu'ils ont voulu nous donner. D'ici à la fin du mois,
j'espère avoir soixante mille hommes pour attaquer les rois et sauver les
peuples de la tyrannie. » Et
Danton l'adopta publiquement par ces fortes paroles : « Lorsque
La Fayette, lorsque ce vil eunuque de la Révolution prit la fuite, vous
servîtes déjà bien la République en ne désespérant pas de son salut ; vous
ralliâtes vos frères ; vous avez depuis conservé avec habileté, cette station
qui a ruiné l'ennemi, et vous avez bien mérité de votre patrie. Une plus
belle carrière encore vous est ouverte. Que la pique du peuple brise le
sceptre des rois et que les couronnes tombent devant ce bonnet rouge dont la
République vous a honoré. Revenez ensuite parmi nous, et votre nom figurera
dans les plus belles pages de notre histoire. » LE LIEN ENTRE DUMOURIEZ ET DANTON Quel
était à cette heure, le lien de Dumouriez et de Danton ? C'est d'abord la
communauté d'épreuve et de gloire : tous les deux, quoique avec des origines
toutes différentes et des tempéraments contraires, ils excellaient à combiner
le grand sens populaire avec la finesse diplomatique. Dumouriez avait des
plans très mesurés et très nets. Comme nous l'avons vu, il voulait isoler la
Maison d'Autriche. Il ne voulait donc ni pousser la Prusse à bout, ni
généraliser la guerre et livrer l'assaut à tous les trônes au nom de la
Révolution. L'Autriche
vaincue, la Prusse immobilisée par un traité de paix, la République ne
courait plus aucun danger, elle était peu à peu reconnue officiellement par
tous les gouvernements et tous les peuples. Et son seul exemple suffisait,
sans violence, sans guerre, à propager partout l'idée de liberté, à
encourager les aspirations populaires et les partis de réformes. Ces pensées
nettes, précises et sages, Dumouriez espérait les réaliser par la force de la
Révolution et il espérait les faire accepter de la Révolution en abondant
toujours dans son langage et dans le sens général des événements
révolutionnaires. Danton,
né en pleine Révolution et toujours en contact avec la force populaire,
suivait en sens inverse le même chemin que Dumouriez et allait à sa
rencontre. Il comprenait que la Révolution se perdrait, s'épuiserait en une
lutte formidable, si elle ne limitait point elle-même ses entraînements, si
elle prétendait, en un coup, renouveler le monde. Ainsi,
tandis que le diplomate Dumouriez cherchait dans les énergies
révolutionnaires le moyen de réaliser ses conceptions habiles, le
révolutionnaire Danton cherchait à tempérer, par la prudence d'une diplomatie
avisée, le mouvement spontané et débordant de la Révolution. Il avait dès
lors la même vue que Dumouriez : écraser l'Autriche en l'isolant, désarmer
les rancunes de la Prusse, assurer la paix de l'Europe, obtenir la
reconnaissance officielle et universelle de la République française, et, dans
le calme de la liberté certaine, développer les forces tranquilles de la
démocratie. Mais
entre les deux hommes, maintenant rapprochés par une œuvre commune de
courage, de patriotisme et de sagesse, il y a un abîme. Baudot a écrit des
Girondins « qu'ils n'acceptaient la République que sous bénéfice d'inventaire
», c'est-à-dire à condition qu'elle ménageât leur influence et leurs
intérêts. Et pour beaucoup d'entre eux le mot est injuste ; mais on peut dire
de Dumouriez qu'il n'acceptait la Révolution que « sous bénéfice d'inventaire
», tout prêt à la trahir si elle ne servait pas ses calculs d'ambition.
Danton, au contraire, appartenait à la Révolution tout entier et jusqu'à la
mort. LE SIÈGE DE LILLE Le
premier effet de la victoire de Dumouriez sur les Prussiens et les
Autrichiens et aussi de l'invasion annoncée en Belgique, fut de décourager et
d'effrayer les Autrichiens qui assiégeaient Lille. Ils en avaient ravagé les
environs, notamment, comme le note une correspondance du Patriote français, «
le gros village de Roubaix ». Et, du 29 septembre au 7 octobre, plus de
60.000 boulets tombèrent sur la ville investie, tuant plus de 2.000
habitants, incendiant de vastes quartiers. La population fut héroïque : elle
courait après les boulets pour les coiffer du bonnet rouge. Le gouverneur
Ruault signifia au duc de Saxe-Teschen qu'il ferait sauter toute la ville
plutôt que de la rendre. Le 7 octobre, le siège fut levé. JEMAPPES En
Belgique, les succès de Dumouriez furent foudroyants. Le 1er novembre, il
adresse une proclamation « à la brave nation belge ». Il lui rappelle les
efforts qu'elle a fait pour conquérir la liberté, pour secouer le joug du
despotisme autrichien : « Belges,
nous sommes frères : vous avez donné trop de preuves de votre impatience pour
secouer le joug, pour que nous ayons à craindre d'être obligés de vous
traiter en ennemis. » Le 6
novembre, à Jemappes, aux environs de Mons, il frappa un coup décisif et
éblouissant. Cette fois, ce n'est plus comme à Valmy une glorieuse défensive,
ce n'est plus seulement l'héroïque constance sous le canon de l'ennemi. C'est
l'offensive hardie, c'est l'assaut livré à des lignes de redoutes échelonnées
sur de formidables hauteurs ; c'est un grand combat corps à corps où tout
soldat donna de sa personne. Il y a dans le rapport de Dumouriez à la
Convention une merveilleuse allégresse : « L'armée
des Autrichiens était composée, selon les calculs les plus modérés, de 20.000
hommes, dont 3.500 de cavalerie, d'autres la portent à 28.000 hommes ; nous
n'avions pas plus de 30.000 combattants. La position des Autrichiens était
formidable ; leur droite, appuyée au village de Jemappes, formait une équerre
avec leur front et leur gauche, qui était appuyée à la chaussée de
Valenciennes. Ils étaient placés dans toute cette longueur sur une montagne
boisée où s'élevaient en amphithéâtre trois étages de redoutes, garnies de 20
pièces de grosse artillerie, d'au moins autant d'obusiers et de 3 pièces de
canons de campagne par bataillon ; ce qui représentait une artillerie de près
de 100 pièces à feu. Nous en avions autant, mais l'élévation de leurs batteries
leur donnait un grand avantage, si nous persévérions à vouloir terminer
l'affaire à coups de canon. Déjà depuis longtemps les troupes, si confiantes
en leur valeur, m'avaient témoigné le désir le plus vif de se mesurer de près
avec les ennemis. Je partageais cette confiance, parce que, dans tous les
mouvements que je leur avais fait faire sous le feu de l'ennemi, je les avais
vues manœuvrer et marcher comme à l'exercice. Dans les trois précédentes
journées, j'avais admiré moi-même leur précision à exécuter les manœuvres et les
déploiements que je leur ordonnais. « ...
A midi précis, toute l'infanterie se mit en un clin d'œil en colonne de
bataillon et se porta, avec la plus grande rapidité et la plus grande
allégresse, vers les retranchements de l'ennemi. Pas une tête de colonne ne
resta en arrière ; le premier étage de redoutes fut d'abord emporté avec la
plus grande vivacité ; mais bientôt, les obstacles se multipliant, le centre
courut des dangers, et je vis de la cavalerie prête à entrer dans la plaine
pour charger les colonnes par leur flanc. J'y envoyai le lieutenant-général
Egalité (le fils du duc d'Orléans, le futur Louis-Philippe) qui, par sa
valeur froide, rallia très vite les colonnes et les mena au second étage des
redoutes. « ...
Je ralliai très vite la cavalerie de Beurnonville et elle chargea dans
l'instant même, avec la plus grande vigueur, la cavalerie ennemie qui gagnait
déjà notre flanc droit. Pendant ce ralliement, cette cavalerie voulut
enfoncer le premier bataillon de Paris, qui la reçut avec la plus grande
vigueur et lui tua 60 hommes d'une décharge. Dans l'intervalle de ce combat
de la droite, notre gauche avait emporté le village de Jemappes ; notre
centre avait enlevé les secondes redoutes ; il fallut donner un nouveau
combat sur la hauteur ; mais il fut moins long et moins vif, les Autrichiens
étaient entièrement consternés de la valeur de nos troupes. A deux heures ils
firent leur retraite dans le plus grand désordre. Nos troupes occupaient
alors tout le terrain des ennemis, jonché de morts et de blessés des deux
parts. Sa perte était considérable, et sa consternation si grande qu'il
traversa, mais sans s'arrêter... « Les
troupes qui avaient déjà bivouaqué depuis trois jours, qui n'avaient pas pu
faire la soupe le jour de cette terrible bataille, montraient toujours la
même ardeur et me demandaient avec instance de marcher à Mons et de
l'escalader... » Dans sa
lettre à la Convention, Dumouriez dit : « Tous les corps de l'armée
ont donné ; tous les individus ont combattu personnellement. » LA RAISON DE LA VICTOIRE Ce qui
fait visiblement la puissance et l'élan de cette armée, c'est que les forces
de tradition et les forces de Révolution sont merveilleusement fondues en
elle. Quand je parle des forces de tradition, je ne parle pas des troupes de
caserne. La caserne a toujours affaibli les hommes. De Guibert, dans ses
livres de tactique, constate que la caserne débilitait et viciait les soldats
de la monarchie. Dans ses mémoires, Gouvion Saint-Cyr déclare expressément
que les premières armées de la Révolution se composaient de deux éléments
bien différents : des troupes de ligne « affaiblies au moral et au
physique par le séjour prolongé de la caserne » et des volontaires
vaillants et alertes. Mais, ce qui est vrai, c'est qu'il y avait, à côté des
chefs élus des bataillons de volontaires, d'excellent officiers de ligne
expérimentés. Ce qui est vrai, c'est que depuis la Révolution la vie même de
caserne avait été transformée ; les soldats n'avaient pas été tenus à l'écart
de la vie civile et nationale. Ils avaient fraternisé avec les citoyens ;
eux-mêmes étaient devenus des citoyens et ils avaient été ainsi comme
renouvelés en leur âme. Ils étaient tout prêts, sur le champ de bataille, à
de merveilleuses harmonies d'enthousiasme avec les volontaires qui portaient
en eux toutes les voix de la Révolution. L'émigration de beaucoup d'officiers
nobles, le départ de La Fayette n'avaient laissé subsister des cadres de
l'ancienne armée que ce qui s'adaptait au mouvement révolutionnaire. Surtout
l'artillerie était admirable, à la fois patriote et savante. A la fin de
l'ancien régime, dans la décadence des institutions militaires, elle avait
seulement grandi, par la science, par l'étude, par un libre esprit moderne.
Elle se sentait d'accord avec les sciences. qui partout grandissaient, et
avec le libre examen qui multipliait les découvertes dans l'ordre militaire
comme dans l'ordre industriel. Elle était toute prête à défendre la
Révolution. Ainsi
la science du XVIIIe siècle ajoutait sa force, dans les armées
révolutionnaires, à l'élan des soldats citoyens ; elles étaient le peuple en
mouvement ; elles étaient aussi, si je puis dire, l'Encyclopédie armée.
Grande leçon pour les démocraties républicaines qui cherchent un type nouveau
d'organisation militaire ! Ce n'est pas dans la routine malfaisante et
anémiante de la caserne qu'elles prépareront des soldats. Ce n'est pas non
plus en abaissant le niveau scientifique des chefs qu'elles s'assureront leur
fidélité ; l'homogénéité morale et la haute science, voilà les deux grandes
forces de l'institution militaire dans une démocratie. LA FÊTE DE LA VICTOIRE La
victoire de Jemappes transporta la Convention. C'était, sur ses premiers
jours, un rayonnement de gloire et de liberté. Elle hésita un moment à
instituer une grande fête. La liberté avait vaincu ; mais des hommes étaient
morts. « Laissons
aux rois de l'Europe, s'écria Barère, à célébrer des fêtes quand ils ont
inondé la terre de sang. Dans les Républiques anciennes, les fêtes célébrées
après des batailles étaient des jeux funèbres ; et non pas des fêtes
brillantes... Quoi ! des milliers d'hommes ont péri. Car les Autrichiens sont
des hommes... Il n'y a que les rois qui ne sont pas des hommes... Je demande
un simple monument funèbre. » Mais
Vergniaud, en sa grande imagination sereine, fit évanouir les ombres de la
mort. La victoire de la liberté, c'était la victoire de la vie ; c'était la
résurrection des peuples ; et ceux qui tombaient pour cette œuvre de vie
pouvaient redire l'audacieuse parole : O mort, où est ton aiguillon ? « Chantez
donc, s'écria-t-il, chantez une victoire qui sera celle de l'humanité. Il a
péri des hommes, mais c'est pour qu'il n'en périsse plus. Je le jure au nom
de la fraternité universelle que vous allez établir, chacun de vos combats
sera un pas vers la paix, l'humanité et le bonheur des peuples. » La
Convention, libérée des scrupules tristes et élevée au-dessus de la mort
même, décréta une grande fête nationale. Comme en ces jours d'été splendide
où l'universel rayonnement de lumière semble exclure la possibilité même de
la souffrance et de la nuit, toute pensée triste était absorbée maintenant en
une splendeur de liberté et de gloire. La lumière antique avait eu parfois
cette sérénité ; elle n'avait jamais eu cette vie de flamme, cette expansion
ardente au-delà de l'horizon étroit de la cité, sur toute l'étendue de la
race humaine. LA CONQUÊTE DE LA BELGIQUE C'est
sans résistance que Mons ouvrit ses portes le 8 novembre. En mettant les
mains sur les clefs de la cité, Dumouriez dit aux magistrats : « Nous
venons comme frères et amis. » C'est aux cris de : « Vive la République !
vive la liberté ! » que l'armée fut accueillie dans la ville et
immédiatement la province de Hainaut, dont Mons était la capitale, s'organisa
démocratiquement. Elle nomma, au scrutin du peuple entier, 30 magistrats, une
sorte de Directoire directement élu par le suffrage universel. Le 12 novembre
Charleroi était occupé par le général Valence ; le 14, Dumouriez entrait
triomphalement à Bruxelles. « Hier,
écrivait-il le 14 au Président de la Convention, je me suis présenté devant
Bruxelles, avec mon avant-garde. Les Autrichiens m'ont disputé les hauteurs
d'Anderlecht. Je n'ai pas voulu exposer mes braves camarades à répandre un
sang inutile, la nuit arrivant ; j'ai bivouaqué et le matin j'ai été reçu
dans Bruxelles, comme libérateur à la Nation. (Vifs
applaudissements.) »
L'armée de la République est plus animée que jamais ; on peut lui donner pour
épigraphe : Vires acquirit cundo. (Vifs applaudissements.) » Enfin,
en quelques semaines, Liège, Gand, Anvers, Namur furent occupés. Ce n'était
guère qu'une promenade triomphale. Mais peut-être entre la France
révolutionnaire et la Belgique libérée y avait-il un malentendu. Aux yeux de
la France, c'était surtout, si je puis dire, une libération révolutionnaire ;
aux yeux de la Belgique, c'était surtout une libération nationale. Pleine de
sympathie pour les Français qui chassaient l'Autrichien, la nation belge
entendait surtout user de son indépendance reconquise pour garder ou
restaurer ses vieilles coutumes. L'Eglise, les corporations bourgeoises y
étaient puissantes ; et c'est sur un étang aux eaux un peu lourdes que
passait le souffle de la Révolution. Il agitait la surface et rebroussait les
flots ; il ne remuait pas les profondeurs. La fuite précipitée des
gouvernants autrichiens, c'était la fuite de l'étranger : ce n'était pas la
fuite du passé. Hérault de Séchelles, président de la Convention, disait au
courrier qui apportait la nouvelle de l'entrée de Dumouriez à Bruxelles : « Citoyen,
ce qui doit frapper le peuple français, ce n'est plus de marcher de victoire
en victoire ; il y est accoutumé ; ce n'est pas la prise d'une ville ou d'un
pays, c'est le mouvement révolutionnaire imprimé dans l'Europe, dans
l'univers, et qui ne laisse plus de terme aux conquêtes de la liberté. » Or, au
même moment, Fersen, non sans exactitude, comme le démontreront bientôt les
événements, note les impressions mêlées du pays. Il écrit, d'Aix-la-Chapelle
où il s'était réfugié, au baron de Taube, le 19 novembre : « Vous étiez
déjà au désespoir, mon cher ami, de la retraite du duc de Brunswick ; eh
bien, vous le serez encore plus lorsque vous saurez que les Autrichiens se
sont crus obligés d'abandonner les Pays-Bas, à l'approche de Dumouriez et
d'un tas de bandits, de voleurs et de rebelles. Cela fait horreur à penser,
surtout lorsque l'on sait que c'est à la faiblesse, à l'imbécillité et au
manque d'énergie du gouvernement et du duc Albert qui commandait l'armée
qu'on doit ce malheur ; car les troupes sont excellentes, elles ont fait des
prodiges de valeur, mais elles ont été mal conduites. Les Wallons se sont
bien battus et sont restés fidèles jusqu'au moment où ils ont vu qu'on
abandonnait Bruxelles et tout le pays ; alors seulement la majeure partie
a quitté, mais la peur a saisi tout le monde ; taus n'ont pensé qu'à se
sauver et ont tout abandonné ; ni armes, ni magasin, rien n'a été emporté, et
on a tout laissé entre les mains des Français. Le pays même n'était pas
mauvais ; il n'y a pas eu un seul mouvement de révolte dans le pays et
celui très petit à Anvers a été étouffé par les bourgeois eux-mêmes ;
personne, si ce n'est la canaille, ne désirait les Français ; ils voient trop
les malheurs des individus en France pour vouloir leur être assimilés, mais
le gouvernement a fui lâchement et a tout abandonné. Cela fait horreur. » Dans
une lettre du même jour au duc de Sudermanie, régent de Suède, il précise : « Depuis
cette époque (depuis Jemappes), la terreur panique s'est emparée de tout le monde.
L'archiduchesse et le gouvernement ont fui précipitamment de Bruxelles, comme
si l'ennemi avait été aux portes de la ville, emportant tout ce qu'il y avait
de plus précieux et abandonnant le reste ; et l'armée n'est restée en avant
de Bruxelles que pour assurer cette fuite qu'on aurait pu éviter en
terminant plus tôt les différends avec les Etats de Flandre, dont les
prétentions n'étaient pas très injustes, car ils demandaient seulement le
maintien de la joyeuse entrée qui avait été garantie au moment où les
Autrichiens ont fait la conquête du pays en 1790. Par cet acte, les
conseillers du Brabant sont inamovibles et ces. Etats demandaient que les
cinq conseillers qui ont été renvoyés par l'Empereur et qui sont l'objet de
la discussion, fussent jugés ou punis s'ils étaient coupables, ou rétablis
dans leurs places, s'ils étaient innocents. Par cette condescendance du
gouvernement, tous les différends étaient terminés et l'Empereur aurait
trouvé dans le pays des soldats et de l'argent, assez pour le conserver, car
les démocrates brabançons ne désiraient pas le régime français ; ils en
voient de trop près les inconvénients et les malheurs pour ne pas les
craindre ; mais l'entêtement a été extrême de part et d'autre, il a été
funeste à la Maison d'Autriche, et pourra, si on n'étouffe le mal, le devenir
à l'Europe. » Mais ce
fond défiant, réservé, sourdement hostile, que perçoit Fersen, ne se
manifestait pas encore. Dumouriez et la Convention pouvaient croire à une
victoire solide de la Révolution. Et
quelle débâcle de ses ennemis ! Quelle fuite précipitée et honteuse des
représentants de la Maison d'Autriche ! Quelle course du diplomate Metternich
s'effarant jusqu'à Düsseldorf, et comme il se rappellera éternellement ce
galop de fuite devant la Révolution victorieuse ! Mais surtout quel
lamentable défilé des émigrés affolés ! Ils avaient déserté la France, et la
France s'agrandissait soudain pour les englober : où se réfugiraient-ils ? La
Révolution, qu'ils s'étaient flatté de sécher en quelques jours, débordait
maintenant sur eux et, comme le fleuve soulevé, que peint magnifiquement
Homère, dévorait derrière eux la poussière fuyante de leurs pieds. « C'était,
écrit Fersen, une foule de voitures et d'équipages le long du chemin, et
jamais coup d'œil ne fut plus effrayant ; ces malheureux émigrés français à
pied et en charrettes le long du chemin, ayant à peine de quoi manger ; des
femmes comme il faut, à pied, avec leurs femmes de chambre ou seules portant
un petit paquet sous le bras, ou leur enfant. A Maëstricht nous eûmes mille
peines à trouver à nous mettre à couvert ; il y avait plus de onze mille âmes
arrivées en trois jours. » Et
d'ailleurs, sur les frontières de Lorraine, sur les bords du Rhin, c'était le
même défilé lamentable, la même fuite éperdue. Il semblait à ce moment qu'il
n'y eût plus d'abri sous le ciel pour quiconque avait renié la Révolution ;
c'était vraiment une commotion du globe. Et la Convention pouvait se croire
invincible, lançant à la fois la foudre de ses armées et la foudre de ses
paroles. Les mots de liberté de ses présidents retentissaient au loin,
s'ajoutant au bruit du canon. Elle avait conscience de cette force multiple
et une. Trente-six années après, quand, seul, vaincu, exilé, oublié, Baudot
écrivait ses notes immortelles, il traduisait avec une force admirable cette
plénitude de puissance et d'action ; et toutes les forces qui avaient suivi
lui semblaient à côté de celle-là incomplètes et débiles. « La
Convention nationale avait l'action oratoire, civile et militaire, ce qui lui
donnait une force au-dessus de tous les gouvernements de l'Europe. C'était
une dictature complète, tout autrement puissante que le despotisme. Les
despotes sont obligés de se cacher dans l'ombre pour faire agir la force soit
civile, soit militaire ; l'éloquence qui remue le cœur du peuple n'est pour
rien dans leurs mesures ; s'ils veulent faire quelques proclamations, elles
sont si entortillées que la masse n'y comprend rien, tout au plus
peuvent-ils parler à une passion. La Convention pouvait parler à toutes. « Metternich
parlera de la gloire de l'antique Germanie, Mahmoud de la religion de
Mahomet, de l'étendard du prophète. Ces sentiments peuvent être généreux ;
mais ils s'arrêtent et se croisent sur la route avant d'arriver au cœur. « Nous
avions donc la tribune, c'est-à-dire le pouvoir de l'éloquence et les
baïonnettes au bout. » Au
moment où Vergniaud répondait aux messagers de Jemappes en magnifiques
accents et où son éloquence, comme un éclair qui s'allumerait à un autre
éclair, s'enflammait à la victoire, les Conventionnels sentaient sans doute
se former en leur âme ce plein orgueil qui, à travers les événements et les
désastres, survit en Baudot. LA CONQUÊTE DE LA SAVOIE En
Savoie ce n'est pas, comme en Belgique, avec des démonstrations mêlées de
réserve et d'inquiétude, c'est à plein cœur que l'armée de la Révolution est
accueillie. Dès le 21 septembre, le général Montesquiou, suspect à la
Convention à cause de ses relations politiques avec La Fayette, se hâtait
vers le cœur de la Savoie, pur désarmer le soupçon. Le 25 il était à Chambéry
où il était reçu avec des transports de joie : « La marche de mon armée est
un triomphe ; le peuple des campagnes, celui des villes accourent au-devant
de nous ; la cocarde tricolore est arborée partout ; les applaudissements,
les cris de joie accompagnent tous nos pas ; une députation de Chambéry m'est
venue trouver avant-hier au château des Marches ; hier matin j'en suis parti
avec 100 chevaux, 8 compagnies de grenadiers et 4 pièces de canon pour me
rendre dans cette ville. La municipalité m'attendait à la porte en habit de
cérémonie pour m'en remettre les clefs. Le chef de la municipalité m'a
exprimé les sentiments de respect et d'attachement du peuple de Savoie pour
la nation française et, au nom de cette nation généreuse, j'ai promis
protection, paix et liberté au peuple de Savoie. (Vifs applaudissements.) Je
me suis rendu à la maison commune ; j'ai reçu les hommages que les citoyens s'empressaient
de rendre à la Nation et toute la troupe a été invitée à un grand festin qui
lui était préparé. » La
Savoie, depuis que grandissait la Révolution, inclinait de plus en plus vers
la France. Elle était exploitée par le Piémont, qui l'obligeait à nourrir une
partie de ses troupes, qui lui envoyait et lui imposait des fonctionnaires ;
qui réglementait dans un esprit étroit et jaloux son industrie. La domination
des nobles y était détestée ; leurs privilèges, leur refus de se soumettre à
la loi commune de l'impôt étaient particulièrement odieux dans un pays
pauvre. Les biens d'Eglise, les biens des ordres de Saint-Maurice et de Malte
étaient vastes ; et les paysans, la bourgeoisie étaient resserrés. Aller en
France, dont ils parlaient la langue, c'était pour les Savoisiens
s'affranchir de l'exploitation, donner à leur industrie libérée de toute
entrave un plein essor, assurer à leurs minerais un débouché dans les usines
de la vallée de l'Isère et du Rhône ; c'était enfin se délivrer de
l'oppression et de l'exploitation des nobles, du parasitisme épuisant des
prêtres et des moines. Il semblait à la Savoie qu'elle allait en quelques
jours parcourir sans fatigue, sans secousse, le chemin de trois années que la
France républicaine avait suivi à travers les épreuves et les orages. Il lui
semblait qu'en associant sa liberté à la liberté de la grande France, elle la
mettrait à l'abri contre tout retour offensif des étrangers et des despotes.
C'est avec une grande dignité et une grande sagesse que la Savoie prépara sa
réunion à la France. Elle voulut éviter toute apparence de contrainte. Elle
attendit pour délibérer que tous les soldats français fussent sortis de
Savoie, allant vers Genève. L'ASSEMBLÉE NATIONALE DES ALLOBROGES Alors,
dans les 655 communes, le peuple fut assemblé ; chaque commune nomma un
député ; et ces 655 délégués se réunirent à Chambéry, dans l'église
paroissiale, le 22 octobre, un mois après la proclamation de la République
française. L'Assemblée constate d'abord que la presque totalité des communes
ont donné mandat à leurs délégués de voter la réunion à la France. D'emblée
les députés abolissent la royauté aux cris de : « A bas les ducs de Savoie !
A bas la Maison prétendue royale de Savoie ! » Au-dessus du fauteuil du
président était l'image du Christ, toute entourée d'un drapeau tricolore et
d'instruments d'agriculture. L'Evangile épuré du despotisme, la liberté, le
travail : c'est sous ce triple rayon que le peuple de Savoie veut naître à la
vie française. L'Assemblée se proclame Assemblée nationale ; et c'est dans sa
souveraineté qu'elle harmonise d'avance les institutions de la Savoie à
celles de la France. Elle ne veut pas offrir à la France un pays serf et
demander la liberté. Elle veut réunir à la France libre une Savoie libre et
c'est la Savoie elle-même qui accomplit à son tour sa Révolution. Elle arrive
d'emblée aux conclusions dernières de la Révolution française. Certes,
ce sont des bourgeois, et même des légistes bourgeois, qui sont les chefs de
l'Assemblée et les directeurs du mouvement. Le Comité de législation chargé
de presque tout le travail est exclusivement composé « d'hommes de loi », de
« notaires », et « d'avoués ». Mais ce n'est pas par une législation
restrictive, analogue à celle de l'Assemblée constituante française, que
débute l'Assemblée savoisienne. Pas de loi du marc d'argent ; pas de
distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs. C'est le suffrage
universel et populaire qui est à la source de toute institution, c'est en
pleine démocratie que s'engage tout d'abord l'Assemblée de Savoie. Elle
abolit les droits féodaux et les dîmes, nationalise tous les biens d'Eglise
tout ordre et saisit les biens des émigrés, les domaines des nobles et des «
grands propriétaires » qui ont depuis le commencement d'août, aux approches
redoutées de la Révolution française, quitté le pays. Ainsi délivrée de
toutes les entraves du passé, la Savoie offre sa liberté à la liberté de la
France. L'Assemblée termina ses travaux par une noble et fière adresse à la
Convention : « Législateurs,
ce n'est point une Assemblée d'esclaves, tremblants à l'aspect des fers
qu'ils viennent de quitter, qui vous supplie de la prendre sous votre
protection ; c'est un souverain, admirateur de votre gloire, demandant à en
faire réfléchir sur lui quelques rayons. » Malgré tout il y a, en ce
langage grandiose, comme une nuance d'adulation. Pour l'âme débile des hommes
toute grande force, même la force de la liberté armée, devient bientôt une
sorte d'idole. Mais, quelle puissance et quelle noblesse d'émotion, et quelle
ardente fusion de la liberté et de la gloire ! CUSTINE SUR LE RHIN Sur le
Rhin les succès furent bien plus superficiels ; mais ils éblouirent un moment
par leur rapidité. Depuis le 21 septembre, un double ressort jetait les
troupes en avant. D'abord l'invasion des Prussiens et des Autrichiens avait
été arrêtée, et cette retraite de l'ennemi permettait à nos soldats de
prendre partout l'offensive. Puis, la Convention était réunie, et on sentait
en elle une force d'élan et de volonté qui se communiquait aux armées mêmes.
C'est Biron, le courtisan brillant et aventureux connu sous le nom de Lauzun,
qui commandait l'armée du Rhin. Sa bonne humeur et son courage l'avaient fait
aimer des soldats de la Révolution ; mais il était nonchalant et peu porté
aux vifs enthousiasmes. Peut-être aussi savait-il que sous le silence de la grande
Allemagne immobile s'accumulaient les forces de résistance. Il laissa à son
lieutenant Custine la responsabilité de l'offensive. Custine était un vieil
officier noble de la guerre de Sept ans. Il avait un furieux désir de se
produire, de jouer un rôle. 11 se jeta en avant, et, dès le 30 septembre, il
emportait la ville de Spire, après un vif combat de rues. « Mon
bonheur est extrême d'avoir vu triompher dans ce jour la cause de la liberté,
mais ce qui l'a infiniment accru, c'est d'avoir pu diriger et calmer la
fureur du soldat. Quel bonheur pour moi de pouvoir dire que dans une ville
emportée de vive force et fusillée dans toutes les rues, il ne s'est pas
commis une seule action dont on ait à rougir ! » Il y
eut cependant le lendemain quelques pillages, mais que Custine réprima
vigoureusement. Il ne cessa dès lors d'envoyer à la Convention des lettres
triomphales où tout était calculé pour le faire valoir. Il n'y avait point
dans sa correspondance la spirituelle fierté et la réserve de Dumouriez, mais
un empressement un peu lourd, un étalage un peu factice de sentiments
révolutionnaires. Worms ne tarda pas à ouvrir ses portes, le 4 octobre. Des
cris de : « Vive la Nation ! » accueillirent nos soldats. Mais pourtant un
esprit pénétrant eût pressenti les difficultés prochaines. Malgré la
vigilance des généraux, les soldats se laissaient souvent emporter par
l'instinct de brutalité et de pillage et l'on vérifiait la forte parole de
Robespierre : qu'il est dangereux de porter aux peuples les Droits de l'Homme
au bout des baïonnettes. De plus, le système des contributions forcées
commençait à fonctionner. Custine, désirant ménager les ressources de la
Convention, levait sur les villes prises par lui des impôts.de guerre ;
c'était, disait-il, pour les punir ou mieux pour punir leurs dirigeants de
l'accueil fait aux émigrés. Et seuls, les dirigeants, seuls les magistrats
devaient porter le poids de l'impôt ; mais comment Custine pouvait-il
s'assurer qu'ils ne le faisaient pas retomber sur le peuple ? De Worms, par
exemple, l'armée emportait « une contribution de 1.200.000 livres en
numéraire, dont 60.000 livres à la ville à cause de l'accueil fait aux
émigrés, 400.000 livres à l'évêque et 200.000 livres aux chanoines ; » et
Custine adressait une proclamation aux habitants pour bien préciser sa
politique : « Les
contributions que j'ai été obligé d'exiger de votre ville ont été imposées
pour faire retomber les dépenses de la guerre sur les ennemis de notre
liberté, sur ces hommes qui se sont ouvertement déclarés en faveur des
émigrés, ces traîtres qui ont préféré de provoquer tous les despotes de
l'Empire à attaquer notre Constitution, au beau titre de citoyen, le seul
dont les Français veulent se parer aujourd'hui. « ...
La guerre que nous faisons aujourd'hui, bien différente de celles qui ont eu
lieu jusqu'ici, n'est dirigée que contre ces usurpateurs de pouvoirs, et non
contre les peuples. « Vos
magistrats sont les seuls qui doivent porter la contribution qui a été
imposée pour votre ville ; telle est l'intention des représentants de la
Nation française. S'il en était autrement, cette injustice de la part de vos
magistrats ajouterait encore à la prévarication dont ils se sont rendus
coupables par la protection qu'ils ont accordée à nos émigrés. « Guerre
aux palais des usurpateurs ; paix aux chaumières, aux hommes justes ;
voilà le manifeste de la Nation française. » C'est,
je crois, la première édition du fameux mot : Guerre aux châteaux, paix aux
chaumières[1]. De
Worms, Custine décida de marcher sur Mayence. Il sentait bien qu'il y avait
quelque imprudence à s'engager de plus en plus, avec une faible armée, mais
il voulait frapper des coups d'éclat. Il écrit à la Convention pour se
couvrir à l'avance contre la possibilité d'un échec : « Que
je prenne Mayence ou que je ne le prenne pas, croyez que ma conduite sera ce
qu'elle aura dû être, celle d'un général citoyen dont toutes les pensées et
tous les sentiments sont consacrés à la défense de la République et à la
gloire de ses armées. » Il
écrit à son chef Biron : « Cette marche en impose, non seulement à Worms,
mais à toute cette partie de l’Allemagne ; elle me met en mesure d’y
semer nos décrets et des écrits qui prépareront la révolution derrière nos
ennemis. » Déjà, à
la Convention, la griserie commençait : car je note que lecture y est donnée
des lettres de Custine annonçant la marche sur Mayence avant que celui-ci y
soit entré. Il semblait qu'on pouvait dédaigner les précautions vulgaires et
ne plus couvrir du secret les intentions de nos généraux et la marthe de nos
armées. Le coup d'audace de Custine réussit. Le victorieux assaut livré à
Spire à la garnison autrichienne et mayençaise avait partout découragé la
résistance. Custine parla de très haut au gouverneur de Mayence qui rendit la
place sans combat. Les soldats de Custine pour surprendre le passage du Rhin
avaient fait 18 lieues en 24 heures, il avait lui-même harangué les
grenadiers et leur avait fait le tableau des dispositions qu'il avait prises
pour enlever la ville si elle résistait. C'était une nouvelle méthode de
guerre, toute de confiance et d'élan. C'est le 21 octobre que nos soldats
prirent possession de Mayence ; deux jours après ils étaient à
Francfort-sur-le-Mein. « Citoyen
président, les troupes de la République sont entrées à Francfort-sur-le-Mein.
(Vifs
applaudissements.)
J'ai exigé de cette ville qui a montré une protection si ouverte aux émigrés
et aux ennemis de la Révolution, une contribution de 1.500.000 florins. (Applaudissements.) » Les
magistrats de Francfort réclamèrent contre cette contribution. Custine leur
adressa une réponse qu'il fit afficher : « Après
m'être fait rendre compte du contenu des pièces que vos députés m'ont remises
de votre part, je n'ai pu y voir des preuves de votre attachement à la
République française et à la Révolution. Les défenses multipliées de recruter
pour les émigrés et pour le prince Wittgenstein, dans la ville de Francfort,
sont au contraire une preuve qu'on y recrutait. Si ces défenses eussent été
sincères, si vous aviez pris les bons moyens pour les rendre efficaces, vous
n'auriez pas eu besoin de les multiplier... Et cette gazette dirigée sous vos
yeux, qui ne pouvait paraître qu'avec votre approbation, qui a plus influé à
fausser l'esprit des Germains sur les principes de la Révolution française :
je vous le demande, est-ce là une preuve d'attachement à la Nation ? Sans
doute vous reconnaissez aujourd'hui votre erreur. J'aime à penser que, rendus
aux principes, dont la justice, dont l'évidence aurait dû frapper vos yeux,
vous adopterez une révolution qui rend aux nations leurs droits, ne détruit
que les pouvoirs usurpés, ne tire vengeance que des trahisons, ne fait
participer aux frais d'une guerre onéreuse que ceux qui l'ont provoquée, ou
qui, le pouvant, ne l'ont point empêchée, que ceux enfin qui ont souffert que
l'on faussât l'esprit public, qui ont voulu éteindre la lueur de vérités
éternelles. » Malgré
tout, ce mélange d'appels révolutionnaires et de contributions de guerre, de
libération et de conquête, a quelque chose d'équivoque, de pénible et de
dangereux. Il semble, en outre, qu'à ce moment une grave erreur de tactique
est commise. Pour avoir quelque chance de faire réussir la Révolution en
Allemagne, il fallait grouper contre la féodalité laïque ou ecclésiastique,
contre la noblesse et les privilèges, toutes les forces du pays, la bourgeoisie
et le peuple. Robespierre avait très justement marqué que sans la bourgeoisie
le peuple était encore trop accablé, trop passif pour seconder le mouvement
révolutionnaire. Or, les mesures de Custine atteignent la bourgeoisie
allemande ; ce sont des corporations bourgeoises qui gouvernaient les cités
du Rhin. Il fallait les appeler à soi, les libérer de la tutelle nobiliaire,
les animer contre le despotisme clérical ; c'est sur elles que pèse d'emblée
tout le fardeau. Rûhl
apprend à la Convention qu'à Worms, Custine a commis une grave méprise : « Je
viens, dit-il, le 29 novembre, de recevoir une lettre en langue allemande des
bourgmestres et Sénat de Worms. Ces magistrats se plaignent de la forte
contribution militaire que Custine leur a imposée... La plus forte partie de
cette contribution a été imposée sur les magistrats de la ville impériale de
Worms, qui, comme on sait, ne sont que de modestes tailleurs et cordonniers.
Or, citoyens, si vous voulez vous faire payer des contributions de 200.000
florins i1 faut les imposer aux prêtres et aux nobles de. ce pays, qui sont
nos ennemis nés. » C'était
bien, en effet, sur la caste féodale et sacerdotale qu'il fallait faire
porter tout le poids. Mais la rude main du soldat conquérant, même quand elle
croit briser des fers, violente les intérêts qu'il faudrait gagner. LA CONTRIBUTION IMPOSÉE À FRANCFORT A
Francfort, même conflit avec la bourgeoisie. Custine, en ces pays endormis
sous l'ancien régime, devrait se reporter à 1789, reprendre le mouvement à
l'origine ; en 1789, la bourgeoisie banquière et rentière luttait en France
pour la Révolution. Depuis, elle s'en était en partie détournée ; mais sans
son concours initial la Révolution, même en France, eût été impossible.
Custine tient le langage de la fin de 1792 à une nation qui n'est pas encore
en 1789. Il attaque la Banque et il croit étourdiment que la force incertaine
de quelques faubourgs ouvriers suffira à assurer sa conquête. « Au
quartier général, à Francfort, le 29 octobre 1792 : Citoyen président, je
dois compte à la Convention nationale de ma conduite vis-à-vis la ville de
Francfort ; et, ce compte, je vais le rendre. J'étais certain que de grands
fonds appartenant aux Autrichiens et aux Prussiens avaient été déposés à
Francfort dans deux maisons de banque. Ces fonds se montaient à quatorze
millions ; s'ils y étaient encore, je devais m'en saisir... J'avais fixé sa
contribution à deux millions de florins, ensuite modérée à un million, sur la
représentation du magistrat. « Non
contents de cette modération, qui n'avait d'autre objet que de ne pas faire
porter cette contribution sur la classe indigente, quand je l'avais accordée
sous cette motion expresse, les magistrats chargent la cote de la classe
indigente. On annonce officiellement que le peuple est prêt à se révolter ;
qu'il faut modérer ou voir le sang couler ; que les soldats de la République
adoptent la cause du magistrat. Je me rends à Francfort, je donne une
proclamation dont je joins ici la copie. « L'aristocratie
de la richesse qui n'est pas une des moins terribles est terrassée ; le
peuple entier crie : « Vive la République française ! Nous voulons nous
associer à elle. » Tous arborent la cocarde, et je ne désespère pas,
citoyens, d'avoir à vous annoncer sous peu qu'une garde nationale, composée
de citoyens du faubourg de Saxenhausen, habitation du peuple de Francfort,
défendra ces murs contre les ennemis de la liberté et deviendra notre alliée. « J'ai
rétabli les deux millions de contribution que j'avais établis d'abord.
J'avais à ma disposition la grosse artillerie de cette ville. » Dans sa
proclamation Custine disait : « La
Constitution, citoyens, n'a été votée par la Nation que pour le soulagement
du pauvre, et faire enfin cesser l'oppression de l'homme opulent. « J'apprends,
citoyens, que le banquier, le gros négociant de Francfort, coalisés avec nos
ennemis pour extraire le numéraire de la France, pour y faire circuler de
faux assignats, veulent faire payer au peuple de votre cité la portion de
votre contribution que je ne veux faire payer que par le riche. Et moi je
vous apprends que l'homme riche seul paiera cette contribution et que tout
homme qui n'a pas une propriété de trente mille florins en sera dispensé ;
que, s'il a payé, cela lui sera rendu et que cette contribution ne sera payée
que par les riches à proportion de leurs richesses. « Je
suis venu en Allemagne pour offrir au peuple l'alliance de la République
française, et faire connaître aux oppresseurs que les Français devenus libres
n'ont qu'un désir, ne forment qu'un vœu, celui de protéger le faible, et de
faire sentir à l'homme injuste dans l'opulence que les hommes, nés égaux en
droit, ne doivent pas porter le joug de l'homme riche. » La
Convention acclamait ces paroles. Mais
elles coalisaient contre la Révolution et contre la France l'aristocratie
féodale et « l'aristocratie des richesses », le noble et le banquier,
l'évêque et « le gros négociant », les forces d'ancien régime et la riche
bourgeoisie. Ce bloc, qu'il eût fallu diviser au contraire, va bientôt
retomber sur nos armées d'un poids écrasant. Mais d'Allemagne ce n'est
d'abord qu'un éblouissement de victoire et de Révolution qui vient à la
Convention nationale. Elle s'exalte à cette marche partout triomphante, partout
conquérante de la liberté, en Belgique, en Allemagne, en Savoie. LES ADRESSES DES JACOBINS ANGLAIS De
l'Angleterre, qui était encore neutre mais dont on pouvait craindre l'entrée
prochaine dans la coalition, de multiples adresses de sympathie étaient
envoyées à la France révolutionnaire par les sociétés populaires des villes
industrielles. Le 7 novembre, Gensonné, secrétaire, donne lecture à la
Convention d'une adresse « de plus de cinq mille citoyens anglais,
composant les Sociétés constitutionnelles et de la réformation, de
Manchester, celle de la Révolution de Norwich et celle des Whigs
constitutionnels, indépendants et amis du peuple, unies dans une cause
commune ; c'est-à-dire pour obtenir une représentation juste, égale et
impartiale dans le parlement ». Ainsi
ceux qui voulaient réaliser en Angleterre la réforme parlementaire, élargir
le suffrage, réservé jusqu'ici à une poignée de privilégiés, tournaient leurs
regards vers la France révolutionnaire et semblaient attendre de son exemple
et de sa victoire l'ébranlement nécessaire. Thomas Walker, président, et
Samuel Jackson, secrétaire, signaient pour la Société constitutionnelle de
Manchester : J. Bull, président et John Stacy, secrétaire, pour la Société de
réformation ; Thomas Goff, président et John Cousens, secrétaire, pour la
Société de la Révolution de Norwich ; Gente Pullec, président et Jacques Bly,
secrétaire, pour les Whigs constitutionnels. « Français,
tandis que des brigands étrangers, sous le spécieux prétexte de venger la
justice, ravagent votre territoire (l'adresse a été rédigée avant le désastre
des alliés), y portent partout la désolation et la mort ; tandis qu'aussi,
traîtres que perfides ils ont l'impudence de proclamer que la compassion et
l'amitié sont les seuls motifs de leur incursion, la partie opprimée de
l'humanité, oubliant ses propres maux, ne sent que les vôtres ; et
contemplant d'un œil inquiet les événements, adresse au Dieu de l'univers les
prières les plus ferventes pour qu'il soit favorable à votre cause à laquelle
la leur est si étroitement liée. « Avilis
par un système oppresseur d'inquisition, dont les empiétements insensibles
mais continus ont bientôt ravi à cette nation presque toute sa liberté tant
vantée et l'ont presque amenée à cet état abject d'esclavage dont vous venez
si glorieusement de sortir, cinq mille citoyens anglais transportés
d'indignation, ont le courage de s'avancer pour arracher leur pays à
l'opprobre dont le couvre la conduite lâche de ceux qui sont revêtus du
pouvoir. Ils croient qu'il est du devoir des vrais Bretons de soutenir et
d'assister de tous leurs moyens les défenseurs des Droits de l'Homme, les
préparateurs du bonheur de l'humanité et de jurer à une nation qui procède
d'après les plans que vous avez adoptés une amitié inviolable. Puisse, dès ce
jour, cette amitié être sacrée entre nous et puisse la vengeance la plus
éclatante tomber sur la tête de l'homme qui tentera d'occasionner la rupture. « Français,
notre nombre paraîtra peu considérable comparativement au reste de la nation,
mais sachez que notre nombre augmente sans cesse ; et, si le bras
terrible et constamment levé de »l'autorité en impose aux timides, si les
impostures répandues à chaque instant avec tant d'industrie égarent les
crédules et, si l'intimité publique de la Cour avec des Français reconnus
traîtres à leur pays entraîne les imprévoyants et les ambitieux, nous pouvons
vous dire aussi avec certitude, hommes libres et amis, que l'instruction fait
des progrès rapides parmi nous ; que la curiosité s'est emparée de l'esprit
public, que le règne inséparable de l'ignorance et du despotisme s'évanouit
et qu'aujourd'hui tous les hommes se demandent : Qu'est-ce que la liberté ?
Quels sont nos droits ? Français, vous êtes déjà libres, mais les Bretons se
préparent à le devenir. (Applaudissements.) « Dépouillés
enfin de ces préjugés cruels inculqués dans les cœurs avec tant d'industrie
par de vils courtisans, au lieu d'ennemis naturels, nous ne voyons dans les
Français que nos concitoyens du monde, que les enfants de ce père commun qui
nous a tous créés pour nous aimer, pour nous secourir tes uns les autres, et
non pour nous haïr et être prêts à nous égorger au commandement de rois
faibles ou ambitieux, ou de ministres corrompus. « En
cherchant nos ennemis réels, nous les trouvons dans les partisans de cette
aristocratie qui déchire notre sein ; aristocratie qui jusqu'à présent a été
le poison de tous les pays sur la terre ; vous avez agi sagement en la
bannissant de la France. « Quelque
fervents que soient nos souhaits pour vos succès, quelque ardents que soient
nos désirs de voir la liberté triomphante sur la terre et l'homme rétabli
partout dans la pleine jouissance de ses droits, nous ne pouvons, par un
sentiment de notre •devoir, comme citoyens amis de l'ordre, voler en armes à
votre secours. « Notre
gouvernement a engagé la foi nationale que les Anglais resteraient neutres.
Dans cette lutte de la liberté contre le despotisme les Bretons rester
neutres ! Ô honte ! (Vifs applaudissements.) Mais nous avons donné à notre
roi le pouvoir à discrétion ; il nous faut obéir ; nos mains sont enchaînées,
mais nos cœurs sont libres et ils sont avec vous. (Applaudissements
réitérés.) « Que
les despotes allemands agissent comme ils le voudront, nous nous réjouirons
de leur chute... Nous voyons aussi, sans aucun intérêt, que l'Electeur de
Hanovre (il était en même temps roi d'Angleterre) joigne ses troupes à celles
des traîtres et des brigands. « Mais
le roi d'Angleterre fera bien de se souvenir que l'Angleterre n'est pas le
Hanovre ; s'il pouvait l'oublier, nous ne l'oublierions pas. (Vifs
applaudissements.) « Tandis
que vous jouissez, frères et amis, de la gloire enviée de défendre seuls la
liberté, nous anticipons avec transport sur l'avenir pour y voir les
avantages sans nombre et le bonheur que vous procurerez aux hommes si vous
réussissez, comme nous le désirons ardemment ; la triple alliance non des
couronnes (applaudissements), mais des peuples de l'Amérique, de la France et
de la Grande-Bretagne, donnera la liberté à l'Europe et la paix à l'univers. (Applaudissements
réitérés.) « Chers
amis, vous combattez pour le bonheur de l'humanité entière. Est-il pour vous
aucune perte, quelque sanglante qu'elle soit, comparable à l'avantage
glorieux et sans exemple de dire : L'univers est libre ; les tyrans et la
tyrannie ne sont plus ; la paix règne sur la terre et c'est aux Français
qu'on le doit. « Le
désir d'avoir le concours de différentes sociétés répandues dans toute
l'Angleterre a retardé l'envoi de cette adresse. Des succès inouïs dans
l'histoire ont accompagné vos armes, nous vous en félicitons ; vos succès ont
dissipé nos inquiétudes mais n'ont aucunement influé sur nos sentiments.
Souvenez-vous, Français, que, quoique ce témoignage d'amitié ne parvienne
qu'à présent, il doit néanmoins porter la date du 27 septembre 1792. (Vifs
applaudissements.) [Signé
par ordre : Maurice Margarot, président ; Thomas Hardy, secrétaire.] Cette
adresse est vraiment belle. Elle est profondément anglaise par l'accent
religieux qui s'y mêle et où se marque l'influence des dissidents, du parti évangélical,
passionné à la fois pour un renouvellement du christianisme et pour la
liberté politique. Elle l'est encore par le loyalisme subsistant jusque dans
une démarche révolutionnaire. Ce n'est pas à la monarchie qu'ils déclarent la
guerre, c'est à l'aristocratie. Ils avertissent simplement le roi qu'ils ne
se laisseraient pas entraîner par lui dans d'injustes hostilités contre la
France. Il y a
dans les paroles de ces hommes de la gravité et de la mesure, pas l'ombre de
charlatanisme. Ils savent bien qu'ils ne sont qu'une minorité infime encore
et ils le disent ; mais ils espèrent en la force croissante du mouvement. Ils
ne peuvent laisser entrevoir à la France le concours armé même des Anglais
les plus dévoués. Mais ils s'efforceront tout au moins d'imposer jusqu'au
bout la neutralité à leur souverain et à leur ministre. Dès lors, quand ces
esprits, si mesurés d'ailleurs, et si fermes, laissent éclater leur ferveur
d'enthousiasme, quand ils affirment leur foi dans l'universelle liberté et
l'universelle paix, quand, sans la moindre réserve ou jalousie nationale, ils
font honneur à la France de ce sublime espoir, il est impossible de n'être
pas ému et de ne pas admirer la grandeur du mouvement humain que la
Révolution développait. Oui, il
n'y a là encore qu'un germe débile ; oui, cet éveil de démocratie sera comme
écrasé en Angleterre par toutes les forces conservatrices. Mais ce n'est
point en vain qu'une partie de la conscience anglaise aura été touchée par la
passion de liberté et d'égalité qui rayonnait alors de la France. Ce n'est
point en vain que les deux peuples ont rêvé un moment l'universelle paix par
l'universelle démocratie. C'est le prolétariat, c'est la démocratie sociale
qui recueillera et réchauffera ces germes. La
Convention ordonna que l'adresse fût traduite, et envoyée aux départements et
aux armées. Par son président Hérault de Séchelles elle fit une réponse
prudente et grave. « Paris, le 10 novembre 1792, l'an Ier de la République :
Anglais et citoyens du monde, la Convention nationale a entendu avec une vive
sensibilité le vœu éclatant et généreux des citoyens anglais qui s'unissent
de cœur à ses travaux ; la pensée de 6.000 Bretons, dévoués hautement à la
cause de l'espèce humaine, est sans doute aussi dans le cœur de tous les
hommes libres de l'Angleterre. « Qu'ils
ne se reprochent point encore leur neutralité, en assistant au grand
spectacle de la liberté aux prises avec le despotisme. Leur respect pour une
Constitution qu'ils savent juger en silence, n'est plus cette vieille
superstition qui promettait au gouvernement l'impunité de ses fautes ; elle
est plutôt l'effet d'une gravité politique qui, sachant tempérer sa force,
semble commander au gouvernement cette même neutralité et l'avertir d'être
juste ou du moins prudent comme la Nation. « Croyez,
généreux Anglais, en conservant ce maintien, que vous n'en concourez pas
moins avec nous à l'œuvre de la liberté universelle. Laissez-nous faire
encore quelques pas dans cette carrière où vous fûtes nos précurseurs et
jouissons d'avance, dans un commun espoir, de l'époque, sans doute peu
éloignée, où l'intérêt de l'Europe et du genre humain invitera les deux
nations à se tendre une main fraternelle. » C'était
un langage habile et qui ne pouvait fournir un prétexte de rupture aux
dirigeants anglais. Mais les adresses se multipliaient. Le 10 novembre,
lecture était donnée à la Convention de l'adresse a des Amis du peuple et de
la Grande-Bretagne de la ville de Newington ». Ceux-là aussi sont surtout
préoccupés de réformer le mode d'élection du Parlement, d'en finir avec un
système oligarchique et d'assurer la représentation légale de tout le peuple,
notamment de la bourgeoisie industrielle sacrifiée aux grands propriétaires
fonciers : « Français et citoyens du monde : Réunis à l'effet
d'obtenir une représentation juste et égale du peuple et une réforme
entière des abus nombreux qui se sont glissés dans le gouvernement de ce
pays, nous voyons avec autant de peine que d'inquiétude, les efforts ouverts
ou cachés qu'on ne cesse de faire pour troubler la paix et renverser la
liberté nouvelle de la Nation française. « Nous
vous félicitons cependant bien cordialement de la défaite et de l'expulsion
totale des armées combinées, de ces despotes ingrats, de ces rebelles impies
qui sont venus porter la désolation dans vos campagnes, le ravage dans vos
villes et massacrer impitoyablement leurs innocents habitants. La bonté de
votre cause devait être couronnée de succès ; votre sagesse, votre bravoure
l'ont assuré... Vous avez donné une preuve de votre sagesse consommée, en
déclarant que les pouvoirs judiciaire et exécutif seraient respectivement
responsables au grand Conseil de la Nation. C'est désormais en France que la
justice sera administrée à peu de frais, que le commerce, sous vos lois
salutaires, sera utilement protégé et que les propriétés de l'industrie
seront partout assurées. « Sénateurs
illustres, législateurs éclairés, chers amis, nous pouvons vous informer
aujourd'hui, et avec une satisfaction bien vraie, que l'inimitié impie si
longtemps et si méchamment entretenue dans le cœur d'un peuple généreux
contre la Nation française, par les manœuvres et l'intrigue d'une Cour,
n'existe plus que dans l'âme des pervers qui profitent des abus ; et que nous
saluons d'avance avec transport l'heureux moment qui unira les deux nations
d'un lien indissoluble, comme le précurseur de la paix et de la concorde
universelle. « C'est
avec la plus vive et la plus profonde sensibilité que nous contemplons le
succès de vos armes dans votre entreprise glorieuse d'arracher à
l'esclavage et au despotisme les braves Nations qui bordent vos frontières.
Combien est sainte l'humanité qui vous porte à briser leurs fers ! » [Signé
par John-Frederic Schiefer, président et François Peacock, secrétaire]. Chez
tous, c'est le même sentiment que si la France libérée et victorieuse pouvait
s'allier à l'Angleterre, enrichie par l'exemple même de la France d'un
supplément de liberté, ces deux grands peuples unis assureraient la franchise
du monde. Ceux-ci ne craignent pas d'encourager la guerre de propagande.
Ainsi, tout contribuait à entretenir, à la Convention, la fièvre naissante
des esprits et l'exaltation des espérances. « Depuis la Révolution,
s'écria Grégoire, les trois Assemblées ont reçu des Anglais et presque des
seuls Anglais, des lettres et des adresses dictées par l'esprit de
fraternité, l'amour des hommes et la haine des tyrans ; c'est un présage
qu'elle est prochaine, l'époque où les deux peuples anglais et français
s'uniront par des liens indissolubles... Que le cri de l'amitié retentisse
des rives de la Seine à celles de la Tamise ! » Cette fois encore, la
Convention ordonna la traduction de l'adresse et son envoi aux départements
et aux armées. Le
jeudi 22 novembre, communication fut donnée à la Convention d'une adresse des
citoyens de Sheffield, qui est de la plus haute importance. Elle émanait en
effet d'une grande ville industrielle où manufacturiers et ouvriers étaient
unis pour demander une extension des droits du peuple et des garanties plus
sûres de liberté. Ils retracent d'abord, avec un sens très exact et très
précis de tous les événements de la Révolution, leurs angoisses depuis
l'origine, et leur joie de voir la Révolution triompher au dehors comme au
dedans de ses ennemis, éluder les pièges des traîtres et des prétendus amis.
Ils flétrissent le matamore Brunswick et le crime de l'invasion. Ils
affirment que les libellistes à gages, « ceux qui vendraient leur liberté et
celle de tous les hommes à la puissance qui les paierait le mieux », n'ont
pas réussi à corrompre entièrement l'opinion de l'Angleterre, et que
notamment la défaite de l'envahisseur, dont ces menteurs stipendiés avaient
annoncé le succès foudroyant, les avait discrédités dans l'opinion du peuple
anglais. Ils annoncent à mots couverts qu'ils s'engageront peut-être un jour
eux-mêmes dans une action résolue pour la liberté. En attendant, ils
promettent le maintien de la neutralité de l'Angleterre et, si par malheur
elle était rompue, la plus vigoureuse résistance. « Si
nous étions actuellement engagés dans la même cause, au lieu de l'être
éventuellement, nous ne pourrions être plus ardents et plus sincères dans nos
souhaits pour votre bonheur. « Vous
avez déjà la promesse de notre Cour qu'elle gardera la plus exacte neutralité
tant que durera la guerre à laquelle vous avez été si injustement forcés.
Nous nous flattons que vous pouvez entièrement compter sur ces assurances,
parce que nous ne voyons pas sous quel prétexte, pour quelles raisons elle
peut ou elle pourrait entrer dans une ligue aussi détestable, et se mêler du
gouvernement intérieur d'une nation indépendante. Vous avez eu cependant
et tout récemment des preuves trop réitérées et trop positives du parjure des
rois, de la duplicité et de l'intrigue des favoris qui les environnent, pour
mettre trop de confiance dans leurs promesses, ou pour être surpris quand ils
y manquent... « La
foi qu'ont engagée nos directeurs est celle de la Nation et nous espérons,
nous sommes bien persuadés qu'ils n'osent pas badiner avec elle. Cependant,
comme nous ne pouvons pas répondre d'événements qui ne dépendent pas de nous,
cette société, composée de plusieurs milliers de négociants, d'artisans,
de manufacturiers et d'ouvriers de toutes espèces qui savent qu'ils composent
le corps le plus utile et le plus nombreux et forment avec ceux de la même
classe la force et la puissance d'un Etat, vous prie d'être assurés que
si cette foi ainsi solennellement engagée venait à être rompue par perfidie,
nous regarderions cet acte comme une déclaration de guerre contre nos
libertés, et nous emploierions toute l'influence que nous avons et tous les
moyens légaux qui sont en notre pouvoir pour arrêter le bras qui serait levé
contre vous, et pour désarmer le mal auquel on aurait visé, avec le même zèle
et la même ardeur que s'il nous eût été adressé à nous-mêmes. » Noble
et impuissante promesse. Toutes ces volontés généreuses seront ou paralysées
ou écrasées par une réaction impitoyable. Pourtant
c'est bien une Angleterre nouvelle qui s'annonce ; une sorte de démocratie
industrielle qui entend ne plus subir la loi d'une oligarchie. Ce n'était
point une force vaine. Les succès de la Révolution qui retentissaient en joie
au fond des magasins, des ateliers, des usines, ajoutaient encore à l'élan, à
la confiance, au crédit de cette force neuve. Et on se demande invinciblement
ce qui fût advenu de ce mouvement anglais et de la marche du monde si les
succès de la Révolution avaient duré, si la Convention avait été unie, si,
par cette union, elle avait pu mieux contrôler et diriger-les événements ; si
elle avait découragé, par son unité d'action, les puissances mauvaises qui
guettaient ses défaillances. Dans
les grandes crises de la vie du monde, les forces économiques ne sont pas
seules en jeu ; les forces morales, la concorde, le désintéressement, la
sagesse sont parfois décisives. Si elle avait su dompter ses jalousies et ses
haines, réduire au silence les passions factieuses, brider les vanités et les
ambitions, la Convention aurait peut-être avancé d'un siècle l'évolution
démocratique de l'Angleterre, limité l'effort belliqueux auquel la France fut
condamnée, et sauvé ainsi la liberté de l'Europe. De la
cité irlandaise de Belfast arrive aussi une adresse chaleureuse. Peu à. peu,
à mesure que s'affirme la puissance des armées de la liberté, le ton des
correspondances s'élève ; et, par des démarches hardies, les sociétés
d'Angleterre semblent se préparer à entrer dans l'action. Toutes affirment
que les timides mouvements de réforme, qui en Angleterre précédèrent la
Révolution française, sont fortifiés et amplifiés par le succès de celle-ci.
Toutes commencent à espérer que la majorité de la Nation se ralliera bientôt
à elles. Les délégués de la société patriotique, Society for
constitutional reformation, viennent en personne à la Convention et, le 2
novembre, ils y tiennent un langage hardi, et même imprudent, qui surexcita
en Angleterre les passions conservatrices. « Avant
l'origine de votre Révolution, cette société s'était longtemps occupée de ce
grand intérêt, avec peu d'espérance de réussir. Jugez d'après cela des
transports de sa reconnaissance, lorsque, grâce aux admirables efforts de la
nation française, elle a vu l'empire de la raison s'étendre, s'affermir, et
promettre aux hommes vertueux, en assurant le bonheur de leurs semblables,
que leurs-travaux ne resteraient pas sans récompense. « D'innombrables
sociétés du même genre se forment actuellement dans toutes les parties de
l'Angleterre. (Applaudissements.) Tous les esprits en reçoivent
une impulsion générale qui les porte à sonder les abus du gouvernement...
D'après les exemples que la France a donnés, les Révolutions vont devenir
faciles ; la raison va faire de rapides progrès et il ne serait pas extraordinaire
si, dans un intervalle beaucoup moins long que nous n'oserions le prédire, il
arrivait du continent des adresses de félicitations à une Convention
nationale en Angleterre. » Ce
n'est pas à une demi-Révolution, c'est à la Révolution entière, c'est à la
République que les sociétés anglaises envoient leur sympathie. La lettre de
la Société constitutionnelle de Londres lue le même jour, 28 novembre, débute
ainsi : « Mandataires d'un peuple souverain, et bienfaiteurs de l'espèce
humaine, nous nous trouvons heureux que la Révolution française ait acquis un
degré de perfection qui nous permette de vous donner ces titres... Les
époques, successives de votre régénération politique ont toutes ajouté
quelque chose au triomphe de la liberté. Et la glorieuse victoire du 10 août
a enfin préparé les voies à une Constitution qui, nous l'espérons de vos
lumières, sera fondée sur les bases de la nature et de la raison. » Et, en
une image un peu pompeuse, mais d'un sens exact, ils caractérisent
l'efficacité toute nouvelle de la Révolution française : « Les étincelles de
liberté qui s'étaient conservées en Angleterre pendant plusieurs siècles,
pareilles aux lueurs de l'aurore boréale, ne servirent qu'à rendre visible au
reste de l'Europe l'obscurité qui le couvrait. Une lumière plus vive, image
de la véritable aurore, jaillit du sein des républiques américaines ; mais
son éloignement l'empêchait d'éclairer notre hémisphère ; il fallait, si la
sagesse de notre langue nous permet d'achever ce parallèle, il fallait que,
rayonnante de tous les feux du soleil au milieu de sa Cour, la Révolution
française déployât soudain au centre de l'Europe le résultat pratique des
principes que la philosophie avait semés. » La
République démocratique de France, ce n'est pas en effet une lueur pâle, ce
n'est pas non plus une vive mais lointaine aurore ; c'est la splendeur de la
liberté en son midi, rayonnant tout droit sur l'Europe. Les
délégués de la société de Londres annoncèrent pour terminer, au milieu des
acclamations enthousiastes, qu'elle envoyait « 1.000 paires de souliers, pour
offrir en don patriotique aux soldats de la liberté ». Vraiment
il semble que la Révolution déborde ; mais il semble aussi que la Convention
commence à perdre l'équilibre, qu'elle ne garde ni le sang-froid, ni la
mesure. Elle risque de se laisser entraîner à une lutte épuisante et inégale
contre toutes les forces conservatrices de l'univers. Pendant ses quinze
jours de présidence, Grégoire multiplie les déclamations imprudentes. On
dirait qu'il oublie qu'il y a un intérêt de premier ordre à maintenir la
neutralité de l'Angleterre, à ne pas irriter ses craintes ou son orgueil. Il
répond aux délégués anglais : « Les
ombres de Pym, de Hampden, de Sidney, planent sur vos têtes ; et sans doute
il approche le moment où des Français iront féliciter la Convention nationale
de la Grande-Bretagne. » Paroles inquiétantes et frivoles, qui eurent au
Parlement anglais un redoutable écho. Quelques jours après, en une réponse
écrite et méditée aux sociétés de Sheffield et de Belfast, il dit aux Anglais
amis de la Révolution : « Ah ! si jamais on attente à votre liberté, parlez !
Et nos phalanges victorieuses sur les rives de l'Escaut, du Rhin, du Var et
de l'Isère, franchiront le Pas-de-Calais pour voler à votre défense ».
Annoncer le débarquement de la Révolution, quelle faute, et quelle
méconnaissance du caractère anglais ! Le vin grossier de la victoire
alourdissait déjà l'enthousiasme de la liberté. LE DÉCRET DE PROPAGANDE DU 19 NOVEMBRE 1792 Le 19
novembre, presque sans débats, la Convention rend un décret qui l'eût engagée
dans une guerre mortelle contre toutes les forces conservatrices de l'univers
; et tous les partis, Brissot, La Réveillère-Lépeaux, Ruhl, Sergent
concourent au décret : « La Convention nationale déclare, au nom de la Nation
française, qu'elle accordera fraternité et secours à tous les peuples qui
voudront recouvrer leur liberté, et charge le pouvoir exécutif de donner aux
généraux les ordres nécessaires pour porter secours à ces peuples, et
défendre les citoyens qui auraient été vexés, ou qui pourraient l'être pour
la cause de la liberté. « La
Convention nationale décrète que le pouvoir exécutif donnera ordre aux
généraux de la République française de faire imprimer et proclamer le décret
précédent, en diverses langues, dans toutes les contrées qu'ils parcourront
avec les armées de la République. » Brissot
critiqua dans son journal la « généralité du décret qui serait ridicule si
l'esprit même du décret ne le restreignait pas Mais il n'avait pas osé le
combattre devant la Convention ; il en avait simplement demandé le renvoi au
Comité pour rédaction. Au fond
du décret, il y avait des guerres inexpiables et le despotisme militaire.
Comment conduire cette guerre universelle de la liberté sans tout livrer aux
généraux ? Comment la soutenir sans lever des tributs sur les peuples mêmes
que l'on prétend délivrer, et sans propager ainsi non l'indépendance mais la
haine ? Déjà Condorcet, commentant le 20 novembre, le décret du 19, écrit : « La
France, en se déclarant l'alliée et le soutien de tous les peuples opprimés,
en versant ses trésors et le sang de ses citoyens pour eux, aura sans doute
quelques réclamations à leur adresser quand elle aura assuré leur
indépendance en les délivrant da joug de l'oppression ; il sera juste de
s'indemniser sur les biens des oppresseurs, c'est-à-dire d'affecter aux frais
de la guerre des biens dont les peuples auraient eux-mêmes disposé s'ils
avaient entrepris leur Révolution à leurs propres périls et risques. » Théorie
aisément extensible et qui permet d'aller loin. Il fallait un commencement de
vertige à la Louis XVI, et, si je puis dire, un premier orgueil royal de la
liberté pour que la Convention presque tout entière abondât, même un moment,
dans un pareil décret. Dans
les deux nobles et grandioses séances du 21 et du 27 novembre où est décidée,
à la demande des Savoisiens, la réunion de la Savoie à la France, et où cette
entrée d'hommes libres dans la grande famille du peuple libre émeut si
profondément le cœur, il y a une sorte de superbe qui me trouble, une ampleur
inquiétante d'espérance et de menace. C'est encore Grégoire qui prophétise : « Semblable
à la poudre à canon, plus la liberté fut comprimée, plus son explosion sera
terrible. « Cette
explosion va se faire dans les deux mondes et renverser les trônes qui
s'abîmeront dans la souveraineté des peuples. Il arrive donc ce moment où
l'orgueil stupide des tyrans sera humilié, où les négriers et les rois seront
l'horreur de l'Europe purifiée... Bientôt enfin, on verra cicatriser les
plaies des nations, reconstituer, pour ainsi dire, l'espèce humaine et
améliorer le sort de la grande famille. « De
respectables insulaires furent nos maîtres dans l'art social ; devenus nos
disciples et marchant sur nos traces, bientôt les fiers Anglais imprimeront
une nouvelle secousse qui retentira jusqu'au fond de l'Asie. « Déjà
Malines, Ostende, Mayence, Nice et Chambéry voient le drapeau tricolore
flotter sur leurs remparts... et dès ce moment, Savoisiens, vous avez fait
aussi votre entrée dans l'univers. « Ne
redoutez pas les menaces des despotes de l'Europe ; les efforts des rois sont
le testament de la royauté. La France esclave était autrefois l'asile des
souverains détrônés. La France libre est aujourd'hui l'appui des peuples
opprimés. » Et ce
rêve d'universel combat pour la liberté s'adoucit en une espérance
d'universelle et éternelle paix : « Un siècle nouveau va s'ouvrir ; la
liberté, planant sur toute l'Europe, visitera ses domaines, et cette
partie du globe ne contiendra plus ni forteresses, ni frontières, ni peuples
étrangers. » J'ose à
peine songer au démenti funeste des événements. Hélas ! la force, même au
service de la liberté, suscite et multiplie la force. Grande leçon pour nous
! Le, prolétariat socialiste n'évitera une furieuse recrudescence de guerre
et de tyrannie que si chaque peuple réalise graduellement chez soi la justice
par un mouvement pacifique et autonome, et s'il sait éviter le choc funeste
des Nations. Même le sage Hérault de Séchelles, présidant la séance du 27,
cède à l'entraînement des paroles illimitées et éclatantes ; mais quelle
grandeur ! « Déjà,
dit-il aux Savoisiens, la Nation avait décrété l'unité physique et morale de
nos divers territoires ; nous venons de lui obéir, et ce ne sera pas le
dernier hommage que la Convention se glorifiera de rendre aux institutions de
la Nation. « Dans
cette chute nécessaire et prochaine de tous les rois ensevelis sous leurs
trônes, le seul trône qui restera sera celui de la' Liberté, assise sur le
Mont-Blanc, d'où cette souveraine du monde, faisant l'appel des nations à
naître, étendra ses mains triomphales sur l'univers. » Ces
mains triomphales de la liberté me font peur ; mains de libération et mains
de proie. Mais de quel point de vue sublime la Révolution regarde maintenant
le monde ! C'est elle qui est au pur sommet neigeux des Alpes. C'est à elle
que la vierge lumière des glaciers fait une auréole. C'est elle qui apparaît
aux hommes comme une candide et ardente clarté. C'est elle qui compte de haut
les multitudes morcelées et esclaves et qui, dominant les horizons à demi
voilés de l'Italie et de l'Allemagne, « appelle les nations encore à naître
». Jamais
la Rome antique n'eut de ces visions et ses sept collines pauvrement
dominatrices sont humiliées par les Alpes colossales dont la cime s'allume
d'une aube universelle de Révolution et de liberté. LA RÉVOLUTION ET LA SCIENCE Ce
n'est pas seulement dans le langage de la politique, c'est aussi dans le
langage de la science, que la Révolution faisait pénétrer soudain, en ces
premiers jours de la Convention, si lumineux et si vastes, je ne sais quelle
magnifique ampleur humaine. La science est naturellement républicaine ; car
ce ne sont pas les décrets arbitraires de volontés particulières et
contraignantes qu'elle constate dans l'univers, mais des lois générales et
impersonnelles qui s'appliquent à tous les éléments, à tous les êtres, à
toutes les forces ; et la République n'est que cette impersonnalité de la
loi, transportée de l'ordre de la nature dans l'ordre de la liberté. La
science est, en outre, universelle ; ses constatations, ses découvertes, ses
démonstrations valent pour tous les peuples et pour tous les hommes. La
Révolution avait compris ce lien de la science et de l'universelle liberté.
Au grand géomètre Lagrange, elle avait confié un mandat de député suppléant à
la Convention. C’est le grand savant Fourcroy qui remplacera Marat.
L'autorité intellectuelle de Condorcet est grande à la Convention. Nombreux
sont, dans l'Assemblée, les hommes instruits, tout pénétrés de ferveur pour
la science, Lakanal, Homme dont Baudot a dit qu'il avait « toute la
philosophie de Condorcet, avec un caractère bien autrement prononcé » ;
d'autres restés obscurs, comme Bonnier dont la « puissance de raisonnement »
était admirable ; Guyton Morveau « qui avait des idées sur la
République, saines, étendues, lumineuses et accompagnées d'un savoir profond.
» La
Révolution avait compris que, dans la ruine de toutes les puissances du
passé, elle devait susciter la puissance nouvelle, la grande science
novatrice et ordonnatrice. Déjà la Constituante avait chargé l'Académie des
sciences de chercher des mesures du temps, de la pesanteur, de la longueur,
qui fussent fondées sur la nature même et susceptibles d'une application
universelle. Mais quand l'Académie des sciences par Borda, par Lalande, vient
rendre compte à la Convention, dès ses premiers jours, de l'état des
recherches et des travaux, c'est d'une parole ample et largement humaine que
les grands savants parlent aux grands révolutionnaires : L'Académie,
dit Borda, vient rendre compte à la Convention nationale de l'état actuel de
son travail sur les poids et mesures ; elle espère que les premiers mois de
1794 verront la fin de cette grande opération ; il lie restera plus alors
qu'à faire les étalons qui seront envoyés aux différentes nations et
peut-être aussi aux Compagnies savantes de l'Europe qui, par leur célébrité,
peuvent le plus contribuer à en étendre l'usage ; l'Académie s'estimera
heureuse de pouvoir y contribuer par elle-même et elle se félicitera toujours
d'avoir concouru à l'exécution d'un projet glorieux à la Nation, utile à la
société entière et qui peut devenir, pour tous les peuples qui l'adopteront,
un nouveau lien de fraternité générale. » Lalande
ajouta, faisant de la science le prélude de la Révolution et de la Révolution
l'élargissement de la science : « Les
hommes qui, malgré les fautes d'un gouvernement despotique, ont encore servi
la raison, qui l'ont élevée et fortifiée lorsqu'on tendait à l'opprimer, ne
peuvent manquer de zèle au moment où, sous la République française, le génie
peut choisir, à son gré, l'objet de ses méditations, où il peut se servir de
tous les moyens d'être utile, où enfin la raison est devenue la seule
puissance réelle. la seule à laquelle des hommes égaux et libres ne
dédaignent pas d'obéir. » Ainsi,
au moment où la Révolution, partout victorieuse, semblait ouvrir à la liberté
le vaste champ de la terre, elle l'ouvrait aussi à la science, et celle-ci,
par l'unité de ses mesures, de ses méthodes, de ses lois, était appelée à
compléter la grande unité humaine fondée sur le droit et sur la raison. LA RÉVOLUTION ET L'ART L'art
aussi pressentait, en ce grand mouvement des hommes et des idées, la
puissance d'inspirations nouvelles. Déjà, à la Constituante, des peintres,
des sculpteurs avaient fait hommage de leur génie à la Révolution. Mais ce
n'est point sans mélancolie qu'au bas de ces adresses on trouve le nom de
peintres comme Fragonard, dont la vie brillante et frivole de l'ancien régime
semblait, en s'évanouissant, emporter tous les rayons. Comment eût-il pu
soudain renouveler sa manière et devenir le peintre des grands événements ?
Mais voici que s'affirment, dès le début de la Convention, des forces
nouvelles et de mâles génies. Voici que David, impatient d'ouvrir des routes
nouvelles, propose, dès le mois de décembre, de briser les Académies de
peinture et de sculpture et d'établir, si je puis dire, une communication
directe entre les jeunes génies et le génie de la Révolution. Voici qu'au nom
de la Convention, Romme, tout en s'opposant à une destruction hâtive, trace
aux artistes un nouveau plan de vie, leur indique de nouvelles sources de
force et de beauté : « C'est
aux lettres et à la philosophie, dit-il avec puissance, que nous sommes
redevables du grand caractère que prend notre Révolution et nous nous
plaisons à compter, parmi les conquérants de nos droits ou parmi ceux qui
nous ont aidés à les reconnaître et à nous en ressaisir, des membres de ces
associations (les Académies) qui se montrèrent doués d'une âme forte et indépendante. « Mais
la raison a souvent gémi de voir des hommes, enivrés par les carences des
grands et plus affamés de vaines distinctions que d'une gloire utile,
rechercher, avec une avidité scandaleuse, le privilège exclusif de mutiler
par une censure barbare les productions de la philosophie et du génie qui
montraient de la sagesse et du courage. Les mêmes hommes prostituaient leurs
talents à encenser l'audace et l'impudence des despotes, à faire l'apothéose
du vice et de la sottise, qui la leur rendaient par des cadeaux, des diplômes
et par cet accueil dédaigneux que la bassesse recevait comme un bienfait, que
tout être pensant recevait comme une injure. « Aujourd'hui
le masque est tombé, les géants de l'orgueil sont renversés. Le génie, rendu
à ses propres conceptions, ne fera plus respirer la toile et le marbre que
pour la liberté et l'égalité. » Voici
que les artistes s'adressaient à la Convention pour lui demander aide et
sympathie : « les arts sont des enfants timides. et ailés qui demandent à
être caressés, que l'injustice fait envoler. » Mais,
comme si en ces « enfants ailés » résidait la force future du peuple
affranchi, ils offrent des plans grandioses. Ils veulent bâtir à la
Convention, pour ses séances, un temple de beauté et de majesté, où « les
ambassadeurs du genre humain » ne puissent pénétrer qu'avec respect. Pour
l'art comme pour la science, la Révolution semblait ouvrir toute l'étendue de
l'horizon humain. Et, sans doute, ces nobles pensées, ces grands rêves de
science, de beauté, de liberté universelle, adoucissaient pour les Conventionnels
l'éclat, un peu brutal déjà, des succès guerriers. C'est la victoire de la
raison qui apparaissait dans la victoire des armées. Victoire, art, science,
humanité, quel magnifique cortège à la République naissante ! FIN DU QUATRIÈME VOLUME
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[1]
Cette célèbre devise se trouve pour la première fois dans le journal du
banquier Proli, Le Cosmopolite, du 15 décembre 1791. — A. M.