HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE VI. — LONGWY, VERDUN, VALMY

 

 

 

LA GIRONDE ET LE PROJET DE RETRAITE SUR LE MIDI

Mais, pendant que s'accumulent ainsi, dans l'horizon étroit et ardent de Paris, les électricités contraires, les soldats de la Révolution livrent à la frontière, contre les premiers assauts du despotisme universel, la bataille de la liberté. Longwy avait capitulé ; Verdun, malgré l'héroïque résistance de Beaurepaire, qui s'était suicidé plutôt que de signer la capitulation, s'était livré aussi le 4 septembre. Mais le cœur de la Révolution ne fléchit point.

Est-il vrai que les ministres girondins songèrent en août et septembre à quitter Paris, à transporter au sud de la Loire le Conseil exécutif, le roi, la Convention ? Ils eurent évidemment quelques velléités de retraite, ou du moins ils examinèrent cette hypothèse, sans qu'il soit permis de savoir à quel degré ils y entrèrent. C'est en juillet, avant que Roland fût redevenu ministre, que le sujet fut abordé la première fois.

« Un jour, dit Barbaroux, que nous revenions, Rebecqui et moi, des Champs-Elysées, où nous nous étions entretenus de nos projets (contre la royauté), nous rencontrâmes Roland et Lanthenas... Nous les embrassâmes avec transport ; Roland nous témoigna le désir de conférer avec nous sur les malheurs publics ; nous convînmes que je me rendrais chez lui le-lendemain, seul, pour échapper aux regards des espions. Je fus exact au rendez-vous. Roland logeait dans une maison de la rue Saint-Jacques, au troisième ; c'était la retraite d'un philosophe ; son épouse fut présente à la conversation et la partagea.

« Ailleurs, je parlerai de cette femme étonnante. Roland me demanda ce que je pensais de la France et des moyens de la sauver ; je lui ouvris mon cœur et ne lui dissimulai rien de mes premières tentatives dans le Midi. Précisément, Servan et lui s'étaient occupés du même plan. Mes confidences amenèrent les siennes. Il me dit que la liberté était perdue si l'on ne déjouait sans retard les complots de la Cour ; que La Fayette paraissait méditer des trahisons au Nord ; que l'armée du Centre, toute désorganisée, manquant de toutes les espèces de munitions, ne pouvait empêcher l'ennemi de faire une trouée et, qu'enfin, tout était arrangé pour que les Autrichiens fussent à Paris dans six semaines.

« N'avons-nous donc, ajouta-t-il, travaillé depuis trois ans à la plus belle Révolution que pour la voir renverser en un jour ? Si la liberté meurt en France, elle est perdue pour le reste du monde ; toutes les espérances des philosophes sont déçues. La plus cruelle tyrannie pèsera sur la terre... Prévenons ce malheur, armons Paris et les départements du Nord ; ou, s'ils succombent, portons dans le Midi la statue de la Liberté et fondons quelque part une colonie d'hommes indépendants. » Il me disait ces mots et des larmes roulaient dans ses yeux. Le même sentiment faisait couler celles de son épouse et les miennes. Oh ! combien les épanchements de la confiance soulagent les âmes contristées ! Je leur 'fis également le tableau des ressources de nos départements et de nos espérances. Je vis une joie douce se répandre sur le front de Roland ; il me serra la main et fut chercher une carte de géographie de la France.

« Nous observâmes que des bords du Rhin à la mer de l'Ouest, la France était partagée par les montagnes des Vosges, du Jura 'et par la Loire qui coule dans la même direction. Entre les points où les rochers finissent et celui où commence la barrière des eaux, sont des plaines assez vastes qu'il fallait défendre par un camp ; les montagnes l'eussent été par leurs fiers habitants, et les bords de la Loire par des redoutes qu'on y eût facilement élevées, car le fanatisme et nos fautes n'avaient pas encore armé la Vendée. Si l'ennemi eût forcé le camp, s'il eût passé la Loire ou traversé les montagnes du Jura, une seconde barrière devait l'arrêter : à l'Est, le Doubs, l'Ain, le Rhône ; à l'Ouest, la Vienne, la Dordogne ; au centre, les rochers et les rivières du Limousin. Plus loin nous avions l'Auvergne, ses buttes escarpées, ses ravins, ses vieilles forêts et les montagnes du Velay, jadis embrasées par le feu, maintenant couvertes de sapins, lieux sauvages où les hommes labourent la neige, mais où ils vivent indépendants. Les Cévennes nous offraient encore un asile trop célèbre pour n'être pas redoutable à la tyrannie et, à l'extrémité du Midi, nous trouvions pour barrière l'Isère, la Durance, le Rhône, depuis Lyon jusqu'à la mer, les Alpes et les remparts de Toulon. Enfin, si tous ces points avaient été forcés, il nous restait la Corse ; la Corse où les Génois et les Français n'ont pu naturaliser la tyrannie, qui n'attend que des bras pour être fertile et des philosophes pour se guérir de ses préjugés.

« Roland pensait qu'il fallait former au centre du Midi des magasins de subsistances, s'assurer de la manufacture d'armes de Saint-Etienne et occuper l'arsenal de Toulon. Je désirais de mon côté qu'on n'abandonnât pas la Bretagne... La marine de Toulon ne suffira jamais pour donner à un Etat un rang parmi les puissances maritimes. Brest nous était donc nécessaire, et je pensais que des bords de la Loire on pouvait porter la liberté jusqu'à la pointe d'Ouessant, en établissant des points de résistance sur les rivières et au milieu même des landes, depuis Granville jusqu'à la Flèche.

« Toutefois nous ne voulions pas abandonner les départements du Nord et Paris ; il fut, au contraire, résolu que nous tenterions tous les moyens de les sauver. »

Je ne veux pas exagérer l'importance d'une conversation sentimentale et romantique entre le vieux bureaucrate naïf et le jeune Marseillais à l'imagination vagabonde ; je ne veux pas non plus relever la puérilité extraordinaire de leur plan de défense. Ils semblent considérer comme négligeable la victoire de la contre-Révolution à Paris. Et pourtant, si le roi vainqueur est maître de la capitale, si les Prussiens, les Autrichiens, les émigrés, les nobles, les prêtres tiennent Paris, il y aura jusque dans le Midi un retentissement funeste et, de Toulon, de Marseille, d'Arles, d'Avignon, de Toulouse, les royalistes exaltés de nouveau par l'espérance prendront à revers les patriotes en désarroi, qui se replieront de ligne de retraite en ligne de retraite. Mais, à travers tous ces enfantillages, il y a un fait grave : que devient la France dans ces calculs ? Elle semble s'évanouir. Barbaroux, Roland, ont une facilité étrange à la concevoir sans Paris. On dirait qu'avec quelques tronçons de Révolution méridionale et quelques îlots de Révolution bretonne, ils s'imaginent refaire la France et la maintenir.

Chose inouïe : il y a un moment, dans le système de Barbaroux, où la France révolutionnaire tient tout entière dans la Corse et dans la Vendée. Pour avoir trop aisément déserté Paris, le cœur toujours chaud de la Révolution et de la patrie, voilà les Girondins réfugiés aux extrémités inertes et glacées. C'est à ce qui est le moins la France, c'est à la Corse à peine annexée d'hier, c'est à la Vendée déjà travaillée par un esprit de séparatisme et d'insurrection, qu'ils demandent le salut suprême. Etrange et dangereuse aberration ; car c'était affaiblir la défense que de prendre aussi aisément son parti de la perte de Paris, c'était perdre la France que de se figurer je ne sais quelle survivance de la patrie réduite à quelques fragments épars. Il serait criminel de bâtir sur ce roman d'une heure une accusation sinistre de trahison contre la Gironde ; mais il apparaît, par la facilité de ces rêves dissolvants, qu'elle était incapable de sauver la Révolution et la patrie. On dirait que le cœur de la Gironde ne coïncide pas exactement avec le cœur de la France. A cette heure tragique où toutes les énergies devaient être comme ramassées en un centre, ils s'abandonnent à la dérive, au cours incertain de la Loire ou au cours impétueux du Rhône qui fuit vers des rivages lointains. Je ne sais quelle obsession de la patrie locale et je ne sais aussi quelle vanité des influences locales obscurcissent la notion de la grande patrie menacée. Barbaroux, qui a négocié avec le général Montesquiou, qui compte sur lui, se voit déjà le centre de la résistance dans le Midi, le héros de la France méridionale sauvant, sur les bords du Rhône, la liberté du monde perdue aux bords de la Seine.

Fragiles mais dangereuses chimères ! M"' Roland ne conteste point le sens de ces conversations :

« C'est, écrit-elle, dans le courant de juillet (1792), que, voyant les affaires empirer par la perfidie de la Cour, la marche des troupes étrangères et la faiblesse de l'Assemblée, nous cherchions où pourrait se réfugier la liberté menacée. Nous causions souvent, avec Barbaroux et Servan, de l'excellent esprit du Midi, de l'énergie des départements dans cette partie de la France et des facilités que présenterait ce local pour y fonder une République si la Cour triomphante venait à subjuguer le Nord et Paris.

« Nous prenions des cartes géographiques ; nous tracions la ligne de démarcation ; Servan étudiait les positions militaires ; on calculait les forces, on examinait la nature et le moyen de reversement des productions ; chacun rappelait les lieux ou les personnes dont on pourrait espérer l'appui et répétait qu'après une Révolution qui avait donné de si grandes espérances, il ne fallait pas tomber dans l'esclavage, mais tout tenter pour établir quelque part un gouvernement libre.

« Ce sera notre ressource, disait Barbaroux, si les Marseillais que j'ai accompagnés ici ne sont pas assez bien secondés par les Parisiens pour renverser la Cour ; j'espère cependant qu'ils en viendront à bout et que nous aurons une Convention qui donnera la République pour toute la France. »

Encore une fois, il y aurait scélératesse à prétendre qu'il y a eu dans l'esprit des Girondins comme un schisme prémédité. C'est seulement en cas de défaite de la liberté au centre, à Paris, qu'ils suscitaient cette République du Midi. Qui peut oublier que Servan, un moment attardé à ces plans enfantins, n'aura bientôt, comme ministre de la guerre, qu'une pensée : couvrir Paris et éliminer tous les plans aventureux qui pourraient laisser la capitale à découvert ? Mais il y avait pourtant je ne sais quel principe secret de dispersion, de paralysie et de défaite dans cette complaisance girondine aux rêves de France restreinte. Les Roland s'occupent de cette France diminuée, de cette France méridionale comme si elle était la France définitive : ils marquent, comme le dit avec une effrayante tranquillité Mm• Roland, les « lignes de démarcation » ; ils cherchent comment elle se suffira elle-même, au point de vue économique, non pas quelques jours, mais toujours. On ne sent pas en eux le frémissement des fibres tranchées qui cherchent à se rejoindre, à se renouer au cœur de la patrie. Je cherche en vain, en tous ces rêves, le plan de reprise de Paris, le retour triomphal de la liberté vers le Nord ; elle semble s'immobiliser aux glorieux rayons du midi et s'y endormir dans une fierté nonchalante.

Avant même d'avoir reçu la blessure, le cœur de ces hommes est cicatrisé. Et ce n'est pas seulement dans des conversations privées et un peu romanesques, c'est au Conseil même des ministres, c'est dans les jours tragiques qui suivent la chute de Longwy et de Verdun, que cette pensée se fait jour. Danton, un peu plus tard, poussé à bout par la haine meurtrière de la Gironde, se retourne et l'accuse en pleine Convention : « Puisqu'il s'agit de dire hautement sa pensée je rappellerai, moi, qu'il fut un moment où la confiance fut tellement abattue qu'il n'y avait plus de ministres et que Roland lui-même eut l'idée de sortir de Paris. »

Mme Roland atténue la chose, mais elle ne peut la nier

« Je sais que, dans la supposition que les Prussiens s'approchassent beaucoup de Paris, on mit une fois en question ce qu'il conviendrait de faire et s'il serait sage de faire quitter cette ville à la représentation nationale qui intéressait tout l'empire ; mais la discussion fut légère, hypothétique, plus même qu'elle n'eût dû l'être ; il n'y eut point de menaces faites par aucun des ministres à ses collègues ; c'est Danton qui a imaginé, après l'événement, de bâtir cette dénonciation, tant pour s'en faire un mérite que pour nuire à Roland. J'ai ces choses-là très présentes pour en avoir entendu parler à mon mari en sortant du Conseil, qui se tenait alors chez lui. »

Mais si discrètes, si incertaines qu'elles soient, ces premières ouvertures de retraite auraient pu être funestes en propageant la panique. Elles étaient vraiment prématurées : car si Longwy et Verdun étaient pris, ni Kellermann à l'armée de Metz, ni Dumouriez à l'armée de Sedan n'avaient subi, dans les premiers jours de septembre, aucun échec, et les enrôlements des volontaires se poursuivaient avec un élan admirable. Il n'y a aucun rapport entre ce projet des Girondins et l'acte de Gambetta sortant de Paris pour organiser la résistance en province. Le gouvernement de la Défense nationale n'avait pas quitté Paris ; il y était resté, il y subissait l'investissement et le premier objet de Gambetta, en réunissant des troupes sur la Loire était non de protéger la France du Midi, mais de marcher sur Paris et de le débloquer. Chose étrange ! Les Girondins, qui ont si abusé des souvenirs sanglants de septembre et qui ont si passionnément essayé d'y compromettre Danton, ne semblent pas avoir songé que quitter Paris, en faire sortir le gouvernement, la Convention, c'était livrer la capitale affolée à toutes les convulsions du désespoir, à tous les délires de la vengeance et de la peur. Le sang qui coula en septembre n'est rien à côté des fleuves qui auraient empli les rues de Paris abandonné par la Révolution, abandonné par l'espérance.

Danton rendit un service immense à la Révolution et à la patrie en écrasant de sa forte parole toutes ces pensées débiles, en criant à tous l'espoir et l'action. Il était de nom, à ce moment, le ministre de la justice. Il était de fait le chef de la défense nationale. C'est lui qui animait les esprits et les cœurs de sa confiance intrépide. C'est à son énergie qu'allaient les énergies. Mme Roland a cru l'accabler en disant qu'il avait jeté dans les armées des hommes de la Révolution, en répétant, d'après Servan, qu'il les avait « empoisonnées de Cordeliers ». Il y jetait des forces vibrantes : mais c'était des armes aussi et des chefs qu'il leur fournissait.

 

DANTON ET CHÈVETEL

Je trouve un détail saisissant dans le récit de Latouche-Chèvetel, le médecin qui surprit le secret de la conspiration bretonne de La Rouerie. C'est à Danton qu'il en parla d'abord :

« En causant avec Danton, je lui fis part de ce qui se tramait. Nous étions alors dans les convulsions qui précédèrent le 10 août et la chose en resta là. Moi-même, distrait par les événements qui se succédèrent si rapidement à Paris, je n'y pensais plus... Le 2 septembre, je me rends chez Danton, alors ministre de la justice, que je ne pus voir et qui me fit donner rendez-vous pour le lendemain, à six heures du matin. Il me reçut dans son cabinet où étaient Fabre d'Eglantine et Camille Desmoulins. Il est inutile de détailler ici notre conversation. Il suffit de dire que je ne sortis du ministère de la justice qu'avec l'ordre et la commission de me rendre en Bretagne pour y accélérer le départ de l'artillerie qu'on faisait venir de Brest et Lorient en toute hâte pour les plaines de la Champagne. Il ne fut pas même question de La Rouerie. » Ou du moins Latouche-Chèvetel ne veut pas l'avouer. Mais on saisit sur le vif l'action de Danton, utilisant toutes les forces et les utilisant à toute fin, se servant de Latouche-Chèvetel pour hâter l'expédition du matériel et pour surveiller la contre-Révolution ! Et c'est au matin de la nuit sanglante de septembre que, levé à l'aube, lui, le grand paresseux, et sans s'attarder à gémir ou à craindre, il hâte de tout son effort la concentration des armes, des fusils, des canons, contre l'envahisseur[1].

 

DUMOURIEZ

Dumouriez n'eut tout son essor, toute sa liberté d'esprit que parce qu'il se sentit protégé par Danton, couvert par sa grande popularité contre le soupçon et l'intrigue. Ainsi allégé, Dumouriez seconda merveilleusement le grand, révolutionnaire. Les qualités maîtresses de ce chef, resté allègre et jeune à cinquante-trois ans, c'étaient la souplesse d'esprit, la confiance communicative en soi et en la fortune et aussi je ne sais quelle façon noble et grande de faire appel à des passions qu'il ne ressentait qu'à demi. Son rêve, dès longtemps poursuivi, était d'envahir la Belgique, de l'arracher à l'Empereur d'Allemagne. Et ce fut son premier plan en août, dès qu'il fut nommé au commandement de l'armée abandonnée par La Fayette. Qu'importe, disait-il encore à la fin d'août, que les coalisés s'avancent, qu'importe qu'ils investissent les places fortes ? En portant la guerre en Belgique nous les déconcerterons, nous les obligerons à arrêter leur marche sur Paris pour couvrir leur propre territoire, pour arrêter la propagande armée de la Révolution pénétrant chez eux. Et, s'ils s'obstinaient à rester au camp de Maulde, tout près des points les plus vulnérables de la Belgique, il ne craint pas de découvrir son plan, dès le 18 août, à l'Assemblée législative, et il le fait en paroles émouvantes et hardies, toutes pleines de la grandeur antique :

« Je m'occuperai de la nouvelle entreprise de porter nos justes armes et notre liberté dans les provinces frontières qui gémissent sous le despotisme ; c'est ainsi que le peuple romain transportait une armée en Afrique pendant qu'Annibal était aux portes de Rome ». Oui, mais Annibal était déjà usé par quinze ans de combats en Italie et Rome, ayant retrouvé tout son sang-froid dans ce long effort, pouvait sans angoisse voir partir son armée. Il eût été imprudent d'emmener d'emblée les troupes romaines sur le sol africain.

Pourtant Dumouriez s'obstine : c'est l'offensive seule, dit-il, qui peut sauver la France. Et au lieu d'aller lui-même à Sedan, il y envoie, pour organiser la défense des places dans la vallée de la Meuse, un brillant officier polonais, Miaczynsky. Avant même d'avoir agi, il sait inspirer confiance à l'Assemblée, aux patriotes : il a des mots simples et beaux. Il écrit à l'Assemblée qu'il se sent élevé par le décret qui l'assure « de la confiance de la plus noble des nations ». Décidera-t-il le gouvernement de Paris à approuver la diversion hardie et aventureuse qu'il veut tenter ? Longwy tombe le 24 août, beaucoup plus tôt que Dumouriez ne l'espérait. Verdun est investi. Il est obligé de se rapprocher des événements. Il court à l'armée des Ardennes et, le 28, il est à Mézières. Là, comme en témoignent les documents d'archives consultés par M. Chuquet, il persiste encore dans l'idée d'envahir la Belgique. Le ministre de la guerre, Servan, le supplie de couvrir Paris.

 

LA MANŒUVRE DE L'ARGONNE

Verdun tombe. Dumouriez comprend qu'il ne peut plus porter la lutte au dehors et, immédiatement, avec cette promptitude de décision qui fait sa force, il trace son plan de défense. Entre la vallée de la Meuse et la vallée de l'Aisne, entre la Lorraine où s'avance l'ennemi et la Champagne pouilleuse paies où il veut marcher sur Paris, s'étend la forêt de l'Argonne, coupée d'étroits défilés. « C'est là, s'écrie Dumouriez, que seront les Thermopyles de la France. » Et aussitôt, il exerce ses soldats à des marches rapides sous bois, il les habitue à dégager vite ou à obstruer les chemins.

Il fait appel à l'énergie du peuple, aux ouvriers des manufactures nombreux dans la vallée de la Meuse, aux paysans des vallons forestiers. Qu'on retire toutes les provisions devant l'ennemi, qu'on l'affame, qu'on lui barre les routes par des abatis de bois.

« Avis du général Dumouriez à tous les citoyens français des deux départements des Ardennes et de la Marne, et particulièrement des districts de Vouziers, Grandpré, Sainte-Menehould, Clermont, Sedan, Mézières, Rocroy et Réthel :

« Citoyens, l'ennemi fait des progrès sur le territoire des hommes libres, parce que vous ne prenez pas la précaution de faire battre vos grains, de les porter sur les derrières pour qu'ils soient sous la protection des troupes françaises ; d'apporter au camp de vos frères les fourrages et les pailles, qui vous seraient payés comptant par vos compatriotes qui respectent votre propriété ; au lieu de cela, toutes vos subsistances sont dévorées par les satellites des despotes ; leurs chevaux sont nourris de vos fourrages sans qu'il vous en revienne aucun payement. C'est ainsi que, vous-mêmes, vous donnez à nos cruels ennemis les moyens de subsister au milieu de vous, de vous accabler d'outrages et de vous remettre dans l'esclavage.

« Citoyens, je vous somme, au nom de la patrie et de la liberté. de faire apporter dans nos différents camps vos grains et vos fourrages, en faisant constater par vos officiers municipaux les quantités que vous apporterez.

« Je vous somme pareillement de faire retirer vos bestiaux et chevaux derrière nos camps ; sinon, je serai obligé, pour le salut de la patrie, de me conduire avec vous comme se conduisent nos barbares ennemis et de faire fourrager et tout enlever de vos villages, afin qu'eux-mêmes n'y trouvent pas à subsister.

« Vous particulièrement, districts de Sedan, Mézières, Grandpré, Vouziers et Sainte-Menehould, je vous invite à profiter de l'âpreté de vos montagnes et de l'épaisseur de vos forêts, pour m'aider à empêcher l'ennemi d'y pénétrer.

« En conséquence, je vous annonce que si les Prussiens et les Autrichiens s'avancent pour traverser les défilés que je garde en forces, je ferai sonner le tocsin dans toutes les paroisses en avant et en arrière des forêts d'Argonne et de Mazarin. A ce son terrible, que tous ceux d'entre vous qui ont des armes à feu se portent chacun en avant de sa paroisse sur la lisière du bois, depuis Cheveuge jusqu'à Passavant ; que les autres, munis de pelles, de pioches et de haches, coupent les bois sur la lisière et en fassent des abatis pour empêcher l'ennemi de pénétrer ; par ce moyen prudent et courageux, vous conserverez votre liberté, ou vous nous aiderez à donner la mort à ceux qui voudront vous la ravir. »

C'est une étrange et bien nouvelle sonnerie de cloches qui va retentir dans les forêts d'Argonne : cloches des vieux clochers, elles avaient sonné jusqu'ici les fêtes de résignation ou de mystique espoir. Elles avaient sonné la naissance et la mort des êtres humains, se transmettant depuis des siècles et des siècles l'obéissance et la souffrance. Elles avaient sonné la venue redoutable du prince pillard ou du prélat arrogant. Ou si, d'aventure, elles avaient été secouées par la révolte, si elles avaient répondu en échos de métal aux cris de la Jacquerie qui passait en bas, c'est une courte et vaine fureur qu'elles répandaient dans l'espace stérile. Maintenant, elles sonnent au cœur des hommes, au cœur des paysans, au cœur des bûcherons, la grande espérance de liberté, le grand combat pour le droit.

Le tocsin révolutionnaire du 14 juillet et du 10 août se multiplie sous-bois et fait lever les pauvres villages. C'était le génie de Dumouriez, ou plutôt c'était le génie de la Révolution d'associer ainsi à l'action des armées organisées la vaste action éparse du peuple. Mais quel trouble pour l'envahisseur ! Il croyait que les cloches bénies allaient le saluer, parler pour lui, propager joyeusement, de clocher en clocher, la délivrance prochaine du roi et du prêtre. Elles sonnaient contre lui ; elles parlaient contre lui ; c'est contre lui qu'elles appelaient, du fond des bois, la mort obscure et farouche, illuminée soudain de l'éclair d'une hache.

Et Dumouriez avait une telle confiance en tous ces hommes, en tous ces citoyens nés d'hier à la vie libre, qu'il ne les invitait pas seulement à aider son armée, mais à former son armée. Il ne craignait pas, à la veille même de la bataille, de les faire entrer dans ses cadres, de jeter dans le moule tout neuf le métal non encore éprouvé.

« Au nom de la patrie, au nom de la sainte liberté que nous avons conquise, de l'égalité qui est la base de notre gouvernement et de notre bonheur, braves citoyens français, venez vous joindre à une armée qui attend ses frères pour marcher contre les barbares satellites des tyrans, qui portent la désolation, le meurtre, le pillage et les outrages les plus violents dans la terre sacrée de la liberté ; ils sont entrés chez nous par la lâcheté des habitants de Longwy, par la trahison des chefs à qui vous avez accordé votre confiance ; ces factieux ont disparu, un seul esprit, un seul châtiment dirigent l'armée que je vais mener contre les brigands de la Germanie ; tous les braves soldats, tous leurs officiers qui sont restés fidèles jurent, avec moi, de périr ou de triompher.

« Venez donc vous joindre à nous ; que ceux qui ont des chevaux et des armes viennent augmenter nos escadrons ; que ceux qui ont des uniformes et des fusils viennent grossir nos bataillons ; que les administrateurs des départements et des districts ordonnent qu'il nous soit fourni des vivres et des fourrages nécessaires pour notre expédition, afin que rien ne nous arrête dans notre marche et qu'après avoir chassé de France cette horde de barbares, nous puissions aller propager nos principes, les armes à la main, dans leur propre pays, et faire trembler leurs tyrans et les renverser de dessus leurs trônes ; jurons de ne poser nos justes armes que lorsque tous les pays qui nous environnent sentiront le prix de la liberté. »

Singulier génie que celui de cet homme qui, resté diplomate d'ancien régime et rêvant surtout, même pour mettre fin à la guerre, d'habiles combinaisons, sait émouvoir toutes les forces de la passion révolutionnaire. Merveilleux violon qui aurait mené les bals des salons d'ancien régime et qui, par quelques notes profondes, faisait maintenant monter aux yeux des larmes exaltées !

Sur l'instrument souple, léger et fragile, il semble que l'archet puissant de Danton soit passé.

A ces beaux appels le peuple répondait ; les paysans accouraient armés et le général, familier, alerte, partageant à la couchée la paille du soldat, les recevait avec un sourire. Les ouvriers quittaient les usines, les forges, pour défendre la liberté. De la petite ville de Mouzon, deux cents vétérans rejoignaient Dumouriez : seuls, les gentilshommes verriers, nombreux dans les verreries de la vallée de la Meuse, allèrent à l'émigration, à l'ennemi. Aberration singulière : ces hommes, de race noble, avaient obtenu l'autorisation de travailler sans déroger au travail du verre ; c'étaient, en somme, de vrais ouvriers soufflant le verre cueilli au bassin ardent.

Mais, dans leur pauvreté, dans la sécheresse de leur corps atténué par la force du feu, l'orgueil intraitable du gentilhomme, du noble, durait toujours : ils allèrent, eux, les hommes de travail et de flamme, vers la noblesse oisive qui venait, sous les drapeaux de l'étranger, réclamer son droit au parasitisme éternel. Ils allèrent tous au passé, où leur vanité les liait, et ils ne comprirent pas qu'ils étaient, au contraire, une figure étrange de l'avenir lointain. où toute la race humaine sera noble et confirmera sa noblesse par le travail fraternel et sacré. Puisqu'une parcelle du travail était par eux réputée noble, pourquoi pas tout le travail ?

Dumouriez ne réussit pas à fermer les « Thermopyles de la France ». Et à vrai dire, avec ses seize mille hommes, il lui était difficile, malgré son activité infatigable, de barrer les cinq défilés. L'ennemi s'empara de la Croix-aux-Bois, et par là, tournant les autres défilés, en rendit la défense à la fois inutile et impossible.

Il y eut même le 15, à Moncheutin, une courte panique, que Dumouriez n'arrêta qu'à force d'énergie. Mais, pendant qu'il résistait ainsi, pendant que, près de dix jours, il embarrassait et suspendait dans l'Argonne la marche de l'envahisseur, il s'assurait deux avantages décisifs. D'abord il donnait à ses troupes du camp de Maulde d'un côté, à l'armée de Metz et à Kellermann de l'autre, le temps d'aller vers lui, de le joindre ; et, grâce à cette jonction des armées, que Danton salue à la Convention d'un cri de triomphe, il pourra bientôt et au sortir même de l'Argonne, à Valmy, opposer plus de cinquante mille hommes aux quarante mille de l'armée de Brunswick. En second lieu, il aggravait, si je puis dire, la lassitude physique et morale, la pesanteur d'esprit et de corps de l'armée ennemie.

 

BRUNSWICK ET SON ARMÉE

Le duc de Brunswick, pressentant dans cette guerre je ne sais quel redoutable mystère, une force neuve et inconnue contre laquelle se briserait peut-être sa gloire, avait été opposé à toute invasion. II avait dû obéir, mais il gardait un doute paralysant et, en face de Dumouriez, tout décision et action, il était lui, tout hésitation et regrets. Il aurait voulu du moins s'en tenir d'abord au siège des places fortes de la vallée de la Meuse. Il voulait, lentement, prendre Sedan, Mézières, Stenay, y arrêter son armée en quartiers d'hiver et reprendre la campagne au printemps avec des hommes reposés. L'impatience vaniteuse du moi de Prusse, l'impatience aveugle et haineuse des émigrés le poussèrent malgré lui sur la route de Paris par Châlons-sur-Marne. Engagée dans la forêt de l'Argonne, sous des pluies continuelles, qui ruisselaient du feuillage sur les chemins défoncés, mal nourrie, mal abritée, grelottant la faim, le froid et la fièvre sous des tentes mal closes que trouait un vent humide, tout étonnée et presque indignée de sentir devant elle et autour d'elle non pas le joyeux accueil reconnaissant annoncé par les émigrés, mais tout un fourmillement de haine, toute une levée d'héroïsme, de colère et de liberté, reflétant enfin dans son esprit malade la tristesse d'un chef désabusé, l'armée d'invasion laissait à chaque pas un peu de sa force vitale ; elle s'acheminait, l'on peut dire, à une sorte d'épuisement moral, aussi meurtrier que la consomption physique et bientôt d'ailleurs aggravé par celle-ci.

Les émigrés, par leurs exigences cruelles, achevaient d'irriter et d'indisposer l'armée. Ils sentaient bien cette sorte d'anémie croissante de l'invasion ; et ils auraient voulu la tonifier presque à chaque pas par des exécutions et des meurtres, griser les soldats prussiens du sang des jacobins, des patriotes, des prêtres assermentés.

C'est avec ce cordial à la saveur amère et chaude qu'ils voulaient remonter les courages ; mais il est visible qu'ils semaient le dégoût ; et dans l'esprit de l'envahisseur une pensée s'éveillait peu à peu : Mais où sont donc les sauvages et les cannibales ? Sont-ils devant nous ou avec nous ? Les paysans qu'ils rencontraient, les artisans avec lesquels ils causaient leur parlaient avec un enthousiasme réfléchi et grave de la grande Révolution qui avait aboli le despotisme, la dîme, les corvées, l'inégalité ; qui avait fait de tous les membres de la cité des frères, des citoyens et des hommes. Et, quand ils avaient entendu ces ouvriers, ces laboureurs à la parole animée, sage et noble, où un grand espoir s'élargissait, en qui toute l'humanité avait place, ils recevaient la visite aigre du marquis de Breteuil et des autres agents du roi ou de l'émigration qui leur reprochaient de n'avoir pas assez tué, de ne pas avoir assez pillé.

 

LES CONSEILS DE FERSEN

Le 7 septembre, Fersen, le tendre ami de la reine, le doux Suédois romanesque, note dans son journal, avec une approbation explicite : « Vu le ministre de Prusse, le baron de Reck ; parle bien sur les affaires de France... Il désapprouve tout haut... de ce qu'on n'exterminait pas tous les Jacobins des villes où l'on passait, et qu'on avait trop de clémence. »

Le 25 mai, il note avec complaisance un abominable propos de Mercy, qui rachetait sans doute ses longues hésitations par la violence de ses résolutions tardives :

« Dîné chez le comte de Mercy. Il me dit qu'il fallait beaucoup de sévérité, et qu'il n'y avait que ce moyen, qu'il fallait mettre le feu aux quatre coins de Paris. »

De Bruxelles, le 11 septembre, Fersen écrit au baron de Breteuil : « D'après ce que me disent les personnes qui viennent de l'armée sur la mauvaise disposition du pays conquis et surtout des villes, il semble qu'ils ne font que céder à la force et dans ce cas la clémence me paraît extrêmement pernicieuse. C'est le moment de détruire les Jacobins ; vous pensez sans doute qu'il ne faut pas les manquer et qu'il faudrait arrêter les chefs et les principaux membres de cette société dans tous les endroits où l'on passe et les renvoyer sur les derrières » où, sans doute, ils seraient fusillés ou bien pendus. De Verdun, le 12 septembre, le baron de Breteuil écrit à Fersen :

« Je ne me suis pas épargné pour faire sentir à M. le duc de Brunswick la nécessité d'une grande sévérité, mais son caractère est doux et ses principes du moment répugnent encore plus à la sévérité dont nous avons besoin. Le duc de Brunswick ne veut pas qu'on lui reproche de sévérités en France, comme en Hollande ; il veut, au contraire, effacer le souvenir des premières par les formes actuelles. Ce calcul est très fâcheux pour nous et nous laissera trop d'embarras si je ne parviens pas à le faire changer. Je ne puis me dissimuler que ce sera chose difficile... Le roi de Prusse, de son côté, est le meilleur des hommes et tous les mouvements qui le portent à secourir le roi, le portent aussi à une grande bonté. Cependant, il m'a promis de donner des ordres de sévérité et de les faire exécuter. Varennes, par exemple, doit être châtié ces jours-ci, mais je ne croirai à l'exécution qu'autant qu'elle sera faite. » Et il ajoute :

« Je crois, comme vous, qu'il ne faut pas être trop sévère sur le pillage, pour conserver l'ardeur du soldat, et sur cela il n'y a rien à demander aux généraux, ils sont fort indulgents pour leurs soldats ; ainsi, en le laissant, on est sûr que l'avidité du soldat sera satisfaite ; au reste, il serait sans fruit de vouloir s'y opposer. Vous m'avez souvent entendu gémir sur ce malheur ; mais il va plus loin que je ne croyais. Les Hessois surtout le portent à l'extrême ; ces six mille hommes consomment en huit jours ce qui en ferait vivre vingt mille et démeublent toutes les maisons. »

J'ai souligné la phrase abominable : celle où le baron de Breteuil regrette que les Prussiens laissent aux royalistes la désagréable besogne d'égorger eux-mêmes les Jacobins. Il valait mieux pour la monarchie que l'exécution fût faite par l'étranger et qu'elle trouvât des cadavres tout faits.

Cette politique de chacal donnait au duc de Brunswick et aux officiers cultivés de son armée comme des cauchemars de cimetière.

Pourtant, à travers tous ces brouillards lugubres, le généralissime de l'armée prussienne ne désespérait pas encore d'atteindre son but. Mais ce but, dès Verdun, et avant même d'avoir subi l'épreuve de l'Argonne, il le réduisait le plus possible.

« Le duc, écrit de Breteuil dans cette même lettre du 12, n'a qu'un but : arriver à Paris, et sauver le roi. » Il comprenait très bien qu'il ne pouvait pas engager l'armée de la Prusse dans une lutte à fond contre le grand mouvement politique et social dont, dès sa rentrée en France, il avait perçu la force et l'étendue. Mais autour de lui, persistaient les illusions puériles.

 

BRETEUIL ESSAIE DE SÉDUIRE DUMOURIEZ

Les émigrés, qui avaient rencontré Dumouriez dans les salons de l'ancien régime, crurent qu'ils pourraient le séduire. C'était trop tôt. Comment aurait-il abandonné la magnifique partie dont il pouvait attendre tant d'éclat, et sans doute tant de pouvoir ?

« Nous avons, écrit encore de Breteuil, envoyé deux émissaires à M. Dumouriez ; c'est le comte Du Moustier qui lui a écrit et qui se croyait en droit de le faire d'après diverses conversations qu'il avait eues avec lui à Paris. D'ailleurs, la cour de Berlin espérait que ce Dumouriez voudrait l'entendre parce qu'il lui avait envoyé un émissaire à Berlin, il y a quelques mois, pour montrer repentir. — Commentaire inepte : ce fut toujours la politique de Dumouriez, d'isoler l'Autriche de la Prusse. — Mais dans ce moment il n'a' rien répondu aux lettres ; il les a seulement déchirées en très petits morceaux devant le porteur et a dit : « J'y répondrai à coups de canon », le tout fait froidement. Vous voyez qu'il ne reste rien à faire avec ce drôle, au moins de ce côté-ci. Mais peut-être avons-nous la ressource de l'attaquer plus fructueusement par la voie de Rivarol, dont je vous ai parlé et qui doit avoir eu réponse de sa sœur, à laquelle je l'avais chargé d'écrire des douces et utiles propositions, tant pour elle que pour Dumouriez. Cette sœur est sa maîtresse et a, suivant Rivarol, un crédit absolu sur Dumouriez. Au reste, j'avais dit à Rivarol de s'ouvrir en mon absence à l'évêque sur ce que la sœur répondrait. »

L'esprit de Rivarol et l'onction de l'évêque, un peu inattendu en ce doux emploi, ne pouvaient réussir encore.

Autre chimère du même baron : « Je m'attache toujours à la pensée que la raison qui a fait rouvrir les portes de Paris, et en laisser sortir de nouveau sans passeport, c'est que les misérables veulent pouvoir s'échapper à l'approche des armées. » Quel niais !

 

VALMY

Un moment, les émigrés et les alliés eurent une raison plus solide d'espérer. Quand le passage de la Croix-aux-Bois eut été forcé par eux, ils purent croire qu'ils allaient envelopper Dumouriez. Mais celui-ci, par une retraite de nuit tout à fait habile, le 15 septembre, se dégagea. Et, avec un sang-froid admirable, au lieu de se précipiter vers Paris, il resta appuyé au sud de la forêt d'Argonne et, se dirigeant vers Valmy, un peu à l'ouest et en arrière de la route que suivrait Brunswick pour aller vers Châlons, il se tint ainsi en état de surveiller l'ennemi et, au besoin, s'il poussait sa pointe, de tomber sur ses derrières. Au moment dom où il débouchait avec une armée harassée dans les plaines détrempées et mornes de la Champagne pouilleuse, Brunswick était obligé de se heurter enfin à l'armée de Dumouriez, bien établie sur les hauteurs et renforcée par les troupes de Kellermann.

C'est le combat de Valmy, sur la droite de la route qui va de Sainte-Menehould à Châlons-sur-Marne. C'est aux troupes de Kellermann que, le 20 au matin, se heurta l'armée prussienne. Dumouriez accourut dans la journée pour donner aide et conseil. Le duc de Brunswick et le roi de Prusse ne virent pas sans inquiétude cette forte armée sur les hauteurs et sur les pentes. Mais quoi ? Maintenant que l'occasion s'offrait d'une rencontre décisive, les vieilles troupes du grand Frédéric allaient-elles hésiter ? L'attaque fut décidée ; et, quand l'armée prussienne sut que les irrésolutions de ses chefs étaient enfin fixées, les souvenirs glorieux de la guerre de Sept ans planèrent sur elle. Qui donc aurait raison de ces vétérans ? Ne disaient-ils pas, en dérision des costumes des frêles volontaires, qu'ils allaient d'un geste « casser cette faïence bleue » ?

L'artillerie prussienne, dirigée par Tempelhof, ouvre le feu de ses cinquante-quatre pièces ; elles étaient placées sur le front des troupes, sur un plateau qui faisait face au moulin de Valmy et l'enveloppait en arc de cercle. L'artillerie française répond avec une puissance et une, précision qui étonnent l'ennemi, mais ne le troublent point encore.

L'infanterie prussienne s'ébranle, lentement, avec un ordre admirable, mais sans élan ; et, d'un pas réglé et ferme elle s'approche des pentes où s'étageait notre armée. En celle-ci, comme si soudain le poids des défaites passées, de Rosbach et des autres, pesait sur elle, une légère hésitation se marque.

Mais que vient faire ici l'ombre du passé ? Ce sont des forces toutes neuves qui vont vers la vie, c'est un monde nouveau qui se lève. Que l'armée prussienne creuse des souvenirs de gloire, comme le mineur extrait un reste d'or des galeries longtemps exploitées. C'est un trésor vierge d'enthousiasme et de force que les âmes révolutionnaires portent en elles.

Kellermann le sait et, à la minute décisive il évoque le grand frisson de la vie. Debout, immobile sous les boulets qui pleuvent autour de lui, il élève son chapeau du bout de son épée et crie : Vive la Nation ! Toute l'armée, des hauteurs du moulin jusqu'au bas des pentes crie : Vive la Nation ! Et tout ce que depuis trois ans ce mot accumulait en soi d'énergies radieuses se communique à tous les cœurs.

C'est fini : le cauchemar du passé est dissipé et, de même que sous l'ébranlement de la canonnade le ciel de Valmy, d'abord chargé de nuées, s'éclaircit, s'élève et s'illumine, de même toutes les ombres du doute et de la crainte sont dissipées en un instant. C'est maintenant l'armée prussienne qui s'étonne. Ce cri retentit en elle comme le cri de tout un peuple. Est-ce donc toute une Nation qu'il faut combattre ? Les artilleurs français, négligeant de répondre malgré ses ravages à l'artillerie prussienne, concentrent tous leurs coups et envoient tous leurs boulets sur l'infanterie décimée.

Le duc de Brunswick s'effraie : ne va-t-il pas perdre, dans cette sorte d'assaut à découvert, le meilleur de son armée ?

Il l'arrête d'abord ; puis, après quelques minutes d'hésitations affolantes, il prononce la décisive parole : « Ce n'est pas ici que nous nous battons. » Hier schlagen mir nicht. Et la retraite commença : l'armée prussienne se replia sur le plateau.

Il semble bien, dans les règles ordinaires de la guerre, que c'était à peine une défaite. On s'aperçoit en donnant l'assaut à une position ennemie qu'elle est plus forte et mieux défendue qu'on ne l'imaginait. On renonce à l'attaque pour ne pas gaspiller ses forces. C'est un incident sans grande portée et un mécompte aisément réparable.

Et pourtant, à partir de cette heure, le ressort de l'armée prussienne fut décidément brisé. Comme un homme qui garde encore l'apparence de la vigueur, mais dont la force physique et morale est intérieurement ruinée par une longue suite de chagrins, de fatigues et d'épreuves, succombe soudain à une déception nouvelle, ainsi l'armée prussienne et son chef, fléchissant sous le fardeau des impressions tristes qui s'accumulaient depuis un mois, prirent décidément conscience à Valmy de leur épuisement total.

L'envahisseur sentit qu'il n'avait plus seulement contre lui la force immense et diffuse de la Nation révolutionnaire. II vit, il constata que cette Nation avait su former en quelques jours une force organisée, mobile et résistante, capable de fermeté autant que d'élan.

Au contact de ces énergies toutes neuves et enthousiastes, l'armée d'invasion lassée, malade, et qu'aucun idéal ne soutenait, sentit plus profondément sa propre misère. Et elle laissa glisser le long des parois d'un abîme où aucun relief, aucune saillie ne lui permettait de s'arrêter et de se reprendre. Ce fut la défaite suprême par découragement intime et par impuissance.

Comme la défaite était au cœur de l'envahisseur beaucoup plus que dans ses rangs, Kellermann et Dumouriez ne saisirent point d'abord tout le sens de cette grande journée. Mais Gœthe, le puissant et clair poète, qui avait accompagné l'armée prussienne, marqua tout de suite la grandeur de l'événement : « De ce lieu et de ce jour date une ère nouvelle dans l'histoire du monde. » C'était le 20 septembre. Le même jour, la Convention nationale tenait sa première séance aux Tuileries.

 

 

 



[1] Chèvetel, qui avait su gagner l'amitié de La Rouerie, apportait à celui-ci une lettre de Danton fort équivoque. (Voir Danton et la paix, pp.33-37). — A. M.