LA DÉCLARATION DES DROITS DE MOMORO Il vint
à la Gironde une bonne fortune, elle put accuser ses adversaires de préparer
la loi agraire et elle n'hésita pas à entrer dans le système dont se servait
à ce moment la contre-Révolution elle-même pour affoler le pays. Deux des
envoyés du pouvoir exécutif, Dufour et Momoro, membres de la Commune, se
livrèrent en Normandie à une propagande qui souleva contre eux tous les
propriétaires, paysans et bourgeois. Ils prêchaient une Déclaration des
Droits de l'Homme, agrandie, complétée ; et ils y joignaient notamment ces
deux articles : « La
Nation ne reconnaît que les propriétés industrielles ; elle en assure la
garantie et l'inviolabilité. — La Nation assure également aux citoyens la
garantie et l'inviolabilité de ce qu'on appelle faussement propriétés
territoriales jusqu'au moment où elle aura établi des lois sur cet objet. » Des
hommes peu réfléchis ont dit : c'est du socialisme. Non, ce n'est pas du
socialisme au sens moderne et vivant du mot. Le socialisme moderne est né
surtout du développement industriel, de l'antagonisme tous les jours accru
dans l'industrie entre capitalistes et prolétaires. C'est du cerveau des
ouvriers industriels et en vue de l'organisation industrielle que le
socialisme a jailli. Et
c'est par une extension inévitable, c'est en vertu de la solidarité de toutes
les formes de la production dans une société donnée, que la propriété de la
terre a été enveloppée dans le problème social. Au contraire, Momoro et
Dufour ne contestent que la propriété de la terre : ils mettent hors de cause
la propriété industrielle. Or, en un sens, on pourrait dire que bien loin
d'aller vers le socialisme, ils ne font que pousser à l'extrême la conception
bourgeoise. C'est la propriété industrielle et mobilière qui est la
caractéristique de la bourgeoisie, sa création et son triomphe. La
bourgeoisie peut pai taper avec la noblesse et le clergé la propriété
foncière : mais ce qui est bien à elle, ce qui est-elle, c'est la propriété
industrielle. La
bourgeoisie révolutionnaire n'avait pas craint d'exproprier l'Eglise et la
noblesse émigrée et, bien que les richesses mobilières, les actions des
émigrés, fussent comprises dans la confiscation, c'est essentiellement à une
expropriation territoriale que la Révolution procédait. Donc, sauvegarder
absolument et à jamais les propriétés industrielles, œuvre principale et
principale force de la bourgeoisie, et contester la propriété territoriale
que la bourgeoisie avait entamée, c'était pousser à l'extrême et, si l'on
veut, jusqu'au paradoxe la pensée révolutionnaire bourgeoise. Ce n'était pas
ouvrir un monde nouveau, un nouveau système du droit. Au
demeurant, la conception agraire de Momoro était tout à fait informe, il
prévoyait une loi agraire, il inquiétait les possédants en déniant aux
propriétés territoriales le titre de propriétés : mais il était incapable de
formuler ou même d'esquisser vaguement une législation de la terre. Aurait-on
attribué aux communes tous les domaines arrachés aux particuliers ? Mais il y
avait, même et surtout chez les démocrates extrêmes, une tendance toute
contraire ; ils voulaient morceler au profit des pauvres les biens communaux.
Aurait-on procédé à un partage des terres ? Mais qui donc aurait été admis à
ce partage ? Si l'on n'y admettait que les habitants des campagnes, quelle
injustice ! et comment refuser aux prolétaires des villes, aux pauvres des
grands faubourgs misérables, une part des biens que l'on faisait rentrer dans
la communauté, dont les ouvriers industriels ne pouvaient être exclus ? Au
contraire si l'on appelle ceux-ci au partage, quel prodigieux bouleversement
et quel déplorable recul de la vie économique ! Si les ouvriers avaient
abandonné les travaux des villes pour cultiver leur lot, c'était la fin de la
civilisation industrielle, c'était la rechute en une sorte d'exclusivisme
agricole voisin de la barbarie. Et si les ouvriers affermaient ou vendaient
leur lot, la « propriété territoriale » se reconstituait. Il ne
restait qu'un système. La Nation pouvait se substituer à tous les
propriétaires terriens, à tous ceux du moins qui ne faisaient pas sur leur
domaine même œuvre de leurs mains. Après avoir nationalisé les biens de
l'Eglise et les biens des émigrés, elle nationalisait les biens des
propriétaires bourgeois. Elle ne les vendait pas, car toute vente des
propriétés territoriales devenait désormais impossible, mais elle en
percevait les revenus et elle les appliquait au service de la communauté.
Seulement, dans la conception publiquement agraire de Momoro et Dufour, des
objections insolubles se dressaient contre ce procédé de nationalisation.
D'abord, pourquoi dépouiller un bourgeois du capital affecté par lui à
l'achat d'un domaine quand on lui laissait le même capital s'il l'avait placé
en propriété industrielle, en actions de Compagnies, ou en rentes d'Etat ?
Et, en second lieu, n'y aurait-il point flagrante injustice et même une
manœuvre contre-révolutionnaire à dépouiller cette partie de la bourgeoisie
patriote, révolutionnaire, qui n'avait pas craint de consacrer ses fonds à
l'achat des biens nationaux, tandis qu'on respecterait la fortune des
bourgeois timorés ou hostiles qui n'avaient pas voulu se commettre avec la
Révolution ? Enfin
du coup toute la vente de ce qui restait des biens d'Eglise toute vente des
biens d'émigrés cessait naturellement et la Nation, au lieu de disposer des
sommes considérables qu'elle pouvait réaliser rapidement par la vente, et
dont elle avait besoin, ne disposait plus que des revenus des domaines saisis
par elle. Ainsi
de toutes parts éclataient les impossibilités. Il est
probable que si Momoro et Dufour avaient été obligés de serrer de près leur
propre pensée, ils l'auraient réduite à la formule de Saint-Just,
c'est-à-dire à la constitution d'un domaine national agricole limité, affermé
à ceux des citoyens qui n'auraient pas possédé de terres et qui n'auraient
pas eu d'ailleurs des moyens de vivre par l'industrie. C'est ainsi du moins
que j'interprète les fragments de Saint-Just que, plus tard, à leur date, je
commenterai[1]. En tout
cas, la formule générale et vague de Momoro et Dufour était très imprudente,
puisque, sans dessiner aucun système, sans préparer aucune solution, elle
inquiétait tous les propriétaires fonciers, tous les paysans, tous les
acquéreurs de biens nationaux, et risquait de tourner contre la Révolution
tous les amis de la Révolution. Grave danger ! Buzot,
qui présidait les dernières séances de l'Assemblée électorale de Bernay, eut
de la peine à protéger contre l'unanime fureur les téméraires propagandistes.
Si incohérente et si informe que fût la pensée de Momoro, elle marquait
cependant une hardiesse croissante. Jusque-là, les plus audacieux, comme
l'abbé Dolivier, n'avaient parlé de la propriété du sol qu'en termes
mystérieux. Voilà que maintenant, sous la poussée populaire du 10 août, sous
la poussée révolutionnaire de la Commune, l'illégitimité de toute propriété
territoriale, aussi bien bourgeoise que noble ou ecclésiastique, est
proclamée. Bien mieux, elle s'inscrit dans la Déclaration des Droits de
l'Homme et elle restreint singulièrement la portée de l'article ancien qui
affirme le droit de propriété. C'est comme un ébranlement nouveau, confus,
mais profond et vaste qui s'annonce. Il y
eut un émoi assez vif, et, je le crois, assez sincère. Par la hardiesse des
expropriations territoriales de tous ordres réalisées déjà, la Révolution se
sentait vaguement engagée en des opérations plus hasardeuses et elle
craignait, comme en une sorte de vertige, de pencher enfin vers une loi
agraire, inquiétante, inconnue et dont le regard troublé ne trouvait pas le
fond. A mesure que s'affirmait la démocratie et que grandissait le peuple, la
Révolution avait peur de perdre l'équilibre de la propriété et elle se
répétait sans cesse à elle-même, comme pour se préserver d'une tentation et
d'un péril, que la propriété était sacrée. Au moment même où la force
populaire, la force « ouvrière », lui devenait de plus en plus nécessaire
pour suppléer aux défaillances de la bourgeoisie modérée, elle se demande si
elle ne glissera point sur la pente. MARAT ET LES PROLÉTAIRES Dès
avant le 10 août, Marat avait poussé au nom des pauvres des cris de colère,
de revendication et de désespoir qu'on pouvait aisément, au lendemain de la
victoire populaire du 10 août, tourner en menace de loi agraire. Les
révolutions ne réussissent jamais, écrivait-il le 7 juillet, « lorsque la
plèbe, c'est-à-dire les classes inférieures sont seules à lutter contre les
classes élevées. Au moment de l'insurrection, elle écrase bien par sa masse ;
mais quelque avantage qu'elle ait d'abord remporté, elle finit toujours par
succomber ; car, se trouvant toujours dénuée de lumières, d'arts, de
richesses, d'armes, de chefs, de plans d'opérations, elle est sans moyen de
défense contre des conjurés pleins de finesse, d'astuce, d'artifice... Si les
hommes instruits, aisés et intrigants des classes inférieures ont pris
d'abord parti contre le despote, ce n'a été que pour se tourner contre le
peuple, après s'être entouré de sa confiance et s'être servi de ses forces
pour se mettre à la place des ordres privilégiés qu'ils ont proscrits. Ainsi
la Révolution n'a été faite et soutenue que par les dernières classes de la
société, par les ouvriers, les artisans, les détaillistes, les agriculteurs,
par ces infortunés que la richesse impudente appelle la canaille, et que
l'insolence romaine appelait les prolétaires. Mais, ce qu'on n'aurait
jamais imaginé, c'est qu'elle s'est faite uniquement en faveur des petits
propriétaires fonciers, des gens de loi, des suppôts de la chicane. » Et, le
mardi 10 juillet, sous ce titre désespéré : Développement de nouvelles
causes qui s'opposent à l'établissement de la liberté chez les Français,
c'est encore un cri terrible contre l'inégalité sociale, mère de servitude :
« Voyons les choses plus en grand. Admettons que tous les hommes connaissent
et chérissent la liberté ; le plus grand nombre est forcé d'y renoncer
pour avoir du pain ; avant de songer à être libres, il faut songer à vivre. « Presque
en tout pays, les sept dixièmes des membres de l'Etat sont mal nourris, mal
vêtus, mal logés, mal couchés. Les trois dixièmes passent leurs jours dans
les privations, souffrent également du présent, du passé et de l'avenir ;
leur vie est une pénitence continuelle, ils redoutent l'hiver, ils
appréhendent d'exister. Et combien sont réduits à un excès de misère qui
saisit le cœur ; il leur manque jusqu'aux vêtements, jusqu'aux aliments.
Exténués par la faim et à demi nus, après avoir passé la journée à chercher
quelques racines, ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils sont
toute l'année étendus sur du fumier, aux injures des saisons. « En
France, il est impossible de faire un pas sans avoir sous les yeux quelqu'un
de ces affligeants tableaux et ce sont surtout ceux qui épargnent aux autres
la peine de rendre la terre féconde qui manquent eux-mêmes du pain qu'ils ont
fait venir. « A
côté de ces malheureux, on voit des riches qui dorment sur le duvet, sous des
lambris dorés ; dont la table n'est couverte que de primeurs, dont tous les
climats sont mis à contribution pour flatter la sensualité et qui dévorent en
un repas la subsistance de cent familles. Indignes favorisés de la fortune,
ce sont eux qui commandent aux autres et que l'on a rendus maîtres des
destinées du peuple. » Oui,
mais maintenant que toute cette misère, gisante dans le fumier et couchée
dans le désespoir, a été mise debout par la victoire du 10 août, ne va-t-elle
pas demander enfin sa part des joies de la vie ? Et, s'il est vrai que la
Révolution a profité surtout aux « petits propriétaires fonciers », à ceux
qui, possédant un petit domaine, l'ont vu affranchir des redevances
ecclésiastiques et féodales, le moyen d'étendre le bienfait de la Révolution
à tous les citoyens, et surtout à ces prolétaires agricoles qui font croître
le blé et qui manquent de pain, ne serait-il point bon de leur assurer à eux
aussi une portion de terre ? Ainsi les bourgeois révolutionnaires pouvaient
supposer que le prolétariat misérable allait demander une sorte de loi
agraire comme salaire du concours donné par lui à la Révolution. Soutenue
de plus en plus par les sans-propriété, ne sera-t-il point logique qu'elle
abolisse enfin la propriété ? Et elle se raidit contre des conséquences
paradoxales et extrêmes qui brusquement semblent la tenter. Lorsque, par
exemple, les Jacobins, dans la •séance
du 12 septembre, entendent un fédéré de Lyon dire que « les négociants de la
ville, aristocrates à l'excès, se servent de la troupe pour subjuguer leurs
ouvriers et leur retirent leur ouvrage, de sorte qu'en les mettant dans les
extrémités les plus cruelles, ils se réservent les moyens de les écraser au
moindre mouvement », lorsque l'orateur demande le retrait des troupes pour
que patrons et ouvriers restent ainsi face à face, lorsque les Jacobins
constatent que dans les grandes cités industrielles la Révolution semble
aboutir à une guerre de classes, ils s'efforcent, d'autant plus, d'élever
au-dessus de la mêlée le droit de propriété. Parfois, quelques-uns semblent
perdre pied et, tout en défendant dans le présent le droit de propriété, ils
l'abandonnent à demi pour l'avenir. LES RÉVOLUTIONS DE PARIS FONT APPEL À LA GÉNÉROSITÉ DES
RICHES Toujours
un peu badaud et pesant, le journal de Prudhomme, étourdi par les cris de la
Gironde, prend au sérieux les faibles mouvements dont j'ai parlé. Il y voit
comme un prélude de guerre sociale, et il prêche au peuple un
désintéressement tout provisoire (n° du 15 au 22 septembre) : « Ce
sont ces émissaires aussi qui, par des menées sourdes habilement conduites,
cherchent à indisposer les classes indigentes contre les riches. Si ce moyen
perfide venait à réussir, il serait plus expéditif et plus certain que
plusieurs armées combinées. Nos ennemis chanteront victoire quand on leur
apprendra que Paris est devenu le théâtre d'une insurrection contre la
propriété. Déjà, les citoyens ne se rencontrent plus sans se mesurer des
yeux, sans chercher à se pénétrer et à se deviner ; déjà, on fait disparaître
l'argenterie. Habitants aisés de Paris, que faites-vous ? Prenez-y garde, ces
mesures de précaution calomnient le pauvre et compromettent la probité du
peuple. « Toujours,
il a respecté le tien et le mien et sa morale a toujours été : « Ne fais pas
à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît. » Il sait d'ailleurs que
ces ressources pour l'avenir, sagement ménagées par vous dans les temps
d'abondance, auront leur emploi au premier cri du besoin. Il compte bien que
vous serez les premiers à en faire l'offrande à la patrie... au lieu
que, dilapidées par une multitude mal conseillée, elles ne seraient d'aucun
profit à la chose publique. Et vous, honorables indigents que les
malintentionnés méconnaissent à dessein, qu'ils apprennent de vous que la
saison n'est pas venue encore de frapper l'aristocratie des riches. Un jour
viendra, et il n'est pas éloigné, ce sera le lendemain de nos guerres ; un
jour, le niveau de la loi réglera les fortunes. « Aujourd'hui
elle ne peut et ne doit qu'imposer les riches en raison des besoins de la
patrie. » Il n'y
a, à coup sûr, en tout cela aucune vue nette, aucune philosophie sociale,
aucun plan de société nouvelle. Et comment la démocratie bourgeoise, née à
peine depuis quelques jours, aurait-elle pu susciter d'emblée un autre idéal
? Mais c'était l'indice d'une fermentation et d'un trouble. D'instinct et
d'ensemble, la Révolution réagissait contre cet entraînement confus. Hébert
lui-même, à cette époque, rassurait les riches. Il leur répétait que sans les
sans-culottes, sans les fédérés et les volontaires ils seraient tombés déjà
sous les coups du duc de Brunswick et que le peuple de la Révolution avait
sauvé leurs palais, leurs richesses. A peine connue la nouvelle Déclaration
des droits de Momoro, les journalistes s'empressent à la réfuter. Et ce n'est
pas seulement pour faire de l'agitation autour des imprudences de la Commune.
Il y a comme un malaise de la conscience révolutionnaire et elle cherche non
sans angoisse à quel point elle doit se fixer. Il importe à l'histoire
sociale de rapprocher ces documents où se marque la pensée encore mal débrouillée
de la période conventionnelle. Le journal de Prudhomme est diffus et pâteux.
Il s'adresse aux nouveaux élus : « Faire
jouir immédiatement le peuple des biens qui émanent de lui est un devoir
impérieux et pressant ; il faut l'attacher à la Révolution comme à son
ouvrage et, puisqu'il est trop nombreux pour faire lui-même le partage de ses
biens, vous devez les administrer comme il le ferait lui-même. « Nous
avons dit, nous répétons que la loi agraire est impraticable ; que c'est une
folie qui n'a crû dans le cerveau de personne et qui n'est mise en avant que
pour vous jeter dans un système d'opposition. Nul homme sain d'esprit
n'imaginera l'établissement d'une loi générale à laquelle la naissance et la
mort de chaque individu apportera nécessairement une variation qui entraînera
la subversion totale de l'Etat ; mais il est nécessaire (et sans cela point
d'égalité ; et sans égalité point de liberté), il est nécessaire qu'on opère
un rapprochement dans les fortunes qui détruise le principe vicieux de la
prépondérance des riches sur les pauvres. « Il
ne doit pas être permis à un citoyen de posséder plus d'une quantité fixe
d'arpents de terre et, quoiqu'il doive paraître singulier peut-être de nous
voir placer le grand point de l'instruction publique immédiatement à côté du partage
des terres, nous ne trouvons pas inutile d'observer, en passant, que vous
aurez détruit à la fois la prépondérance des richesses sur l'indigence et
celle du talent sur l'ignorance, cette prépondérance dangereuse, qui est
encore aujourd'hui à peu près de cent sur cent se trouvera diminuée dans
l'espace de cinq à six ans, dans la proportion de soixante sur cent et ainsi
de suite, par succession de temps, jusqu'à une balance dont l'homme
industrieux et l'homme éclairé ne pourront jamais abuser. « Si
le peuple était assemblé, et vous ne devez pas oublier que vous n'êtes que
subrogés en son lieu et place, il vous dirait, après avoir consommé cette
mesure : jusqu'à ce qu'elle ait eu son effet, il y a des hommes pauvres
et ils ne doivent pas souffrir ; car les lois sont essentiellement mauvaises
et renferment un principe destructeur s'il y a dans la République un seul
individu mécontent et opprimé ; donc, jusqu'à l'entière opération de ce
nivellement de fortune qui nous unira tous par les mêmes liens, les mêmes
besoins naturels et les mêmes jouissances, il faut que celui qui n'a pas
quatre cents livres de revenu net ne paie rien, absolument rien en argent ;
il acquittera sa dette envers l'Etat par son travail, par sa consommation,
par la défense de ses foyers, par le nombre de ses enfants... Qui subviendra
donc aux besoins publics du moment ? Les biens des émigrés vous fourniront
une partie des besoins que la guerre a multipliés... La justice vous ordonne
encore de lever une contribution extraordinaire sur les ennemis connus de la
liberté et de l'égalité, dont les fortunes et les privilèges sont le plus
cher trésor... » Tout
cela est bien vague et bien grossier. Comment, sous quelle forme, par quelle
institution se préparera le nivellement prévu des fortunes ? Mystère et,
comme conclusion précise, rien que l'exonération d'impôt pour les misérables
et un emprunt forcé sur quelques catégories de riches suspects. CARRA RÉPUDIE LA LOI AGRAIRE Le
journal de Carra et le journal de Condorcet s'appliquent plus directement, et
non sans véhémence, à critiquer les conceptions de Momoro et la loi agraire.
Les Annales patriotiques disent le 19 septembre : « Depuis
le commencement' de la Révolution les aristocrates n'ont cessé de parler de
la loi agraire ; ce n'est pas qu'ils aient cru qu'elle pût avoir lieu. Ils
savent très bien qu'injuste dans son principe, elle est impraticable dans
l'exécution ; mais ce mot leur a paru propre à jeter dans le peuple des
semences de crime et de désordre, ils en ont fait l'épouvantail des
propriétaires pour les rallier à leur parti. La chétive caste parcheminière
avait besoin d'être renforcée ; il fallait, s'il était possible, y attirer
les honnêtes gens, la haute bourgeoisie ; mais les cajoleries ne suffisaient
point. Un moyen plus sûr a été d'inspirer des craintes pour les propriétés ;
et ce moyen a fait quelques prosélytes ; cependant tout ce qui venait de
l'aristocratie avérée étant suspect ou dédaigné, il a fallu prendre le masque
du patriotisme et prêcher la loi agraire en son nom ; c'est ce que l'on
essaie aujourd'hui. « Ainsi
tout homme qui parle de loi agraire, de partage des terres, est un franc
aristocrate, un ennemi public, un scélérat à exterminer ; car si ce n'est
point un coblencier, c'est un intrigant qui tient à quelque fraction ou à
quelque classe de capitalistes, dont la cupidité atroce, spéculant sur la
fortune publique, tâche d'écarter les crédules citoyens de la vente des biens
nationaux pour les acheter à vil prix, ou enfin à des agioteurs égoïstes qui,
voyant leurs portefeuilles remplis d'effets ci-devant royaux, voudraient en
faire hausser le prix par le discrédit des acquisitions territoriales !
Tous ces honnêtes gens travaillent le peuple dans le même sens. Joignons-y ces
nombreuses familles d'émigrés qui voient approcher le moment de la vente de
leurs biens et qui voudraient bien que la crainte de la loi agraire pût la
faire avorter, puisque celle des armes prussiennes ne le peut pas. » « Examinons
cependant ce fantôme, et voyons s'il peut jamais acquérir quelque réalité. Si
le peuple n'avait pas constamment témoigné son horreur pour le pillage, nous
pourrions craindre de sa part quelque excès de ce genre, mais jamais un
partage des biens ; car après l'insurrection, où serait la garantie de cette
division illégale ? « La
loi agraire ne peut donc pas résulter de l'insurrection. Serait-ce la
Convention nationale ou le Corps législatif qui pourrait la décréter ? Cette
supposition est inadmissible ; car il faudrait que tous les membres qui
composeront ces assemblées fussent d'une ignorance et d'une perversité qui
n'est ni présumable ni possible ; et, quand ils la décréteraient, où serait
la force coactive qui pourrait la faire exécuter ? J'admire ma complaisance à
combattre de pareilles absurdités et j'en demande pardon aux lecteurs... « Ce
serait véritablement l'histoire de la poule aux œufs d'or ; il n'est pas à
craindre que la nation adopte jamais un principe destructif de toute
prospérité. Mais il serait fâcheux qu'à l'aide de ce levier on parvînt à
remuer le peuple, à l'agiter pour son malheur, à le soulever pour le
précipiter dans l'abîme creusé par ses ennemis. Que ceux qui joignent des
lumières à des intentions pures s'occupent à éclairer son ignorance ; qu'ils
fassent la guerre aux prestiges des malveillants, plus à redouter peut-être
que les armes des brigands prussiens et autrichiens. » Il me
semble bien que le journal de Carra n'est pas sans appréhension. S'il est
besoin à ce point d'éclairer l'ignorance du peuple, si, pour expliquer
l'expansion de l'idée de loi agraire, il faut alléguer des manœuvres
capitalistes, des ruses d'agioteurs, des mensonges d'émigrés, si toute la
contre-Révolution, une partie des financiers spéculateurs et une tumultueuse
avant-garde populaire agissent, par un concert volontaire ou involontaire,
pour propager ou accréditer cette idée, pour éveiller autour d'elle la
terreur ou l'espérance, il faut bien qu'elle ait déjà quelques prises. En vain
Carra rejette la conception elle-même : il n'a point de peine à en démontrer
la puérilité, mais pour une partie du peuple, des prolétaires, des
sans-propriété, il se peut que ce mot de loi agraires ne soit qu'un symbole,
l'appel à une égalité plus substantielle, à un régime plus solide de
garanties et de droits. Sous ces formes rudimentaires, sous ces enveloppes
puériles s'agitent peut-être des instincts puissants, des forces inquiètes. CLOOTS RÉFUTE MOMORO A deux
fois le journal de Condorcet frappe aussi : et le grand banquier cosmopolite
Anacharsis Cloots, l'orateur du genre humain, intervient lui-même. Il témoigne
dans sa critique de son sens d'homme d'affaires, il sait quelles sont les
conditions et les lois de la production bourgeoise. C'est sur un ton violent
et comme pour répondre à un véritable danger qu'il s'élève contre la loi
agraire : « A bas
les perturbateurs ! « Des
hommes absurdes ou perfides se plaisent à répandre la terreur dans l'âme des
propriétaires. Ott voudrait semer la zizanie entre les Français qui vivent du
produit de leurs terres et les Français qui vivent du produit de leur
industrie. Ce projet 'désorganisateur sort de la boutique de Coblentz ; et de
prétendus patriotes croient se populariser en publiant que les propriétés
territoriales sont des chimères qui doivent disparaître devant la réalité des
propriétés industrielles. Ce galimatias ne mériterait aucune réfutation s'il
ne jetait pas l'alarme parmi les citoyens débonnaires qui craignent autant la
perte de leur héritage que l'invasion des Allemands ; ce galimatias a
contribué plus qu'on ne pense à la prise de Longwy et de Verdun. « Les
tyrans de l'Europe font distribuer depuis trois ans, des écrits
aristocratiques et démagogiques où les menaces d'une prétendue loi agraire
sont exposées adroitement. Si cette menace se réalisait la contre-Révolution
serait possible ; l'anarchie éviterait la peine aux rois voisins de se
coaliser contre la France. Les usurpateurs détestent notre régénération,
parce qu'elle rend aux propriétaires tous les droits envahis par la
féodalité. « Les
méchants invitent le pauvre à faire la guerre au riche ; mais le peuple est
raisonnable, il comprend fort bien que le territoire est la base de
l'industrie, et que l'un ne va pas sans l'autre. Les prédicateurs du partage
(les terres ne seront pas écoutés à la campagne, et ils seront lapidés à la
ville dont les nombreux ateliers seraient anéantis par leur folle doctrine.
Un ouvrier qui gagne trente et quarante sols par jour est plus riche avec ses
bras et ses espérances que si l'on partageait nos soixante-quatre millions
d'arpents cultivés entre vingt-sept millions d'hommes, dont la seconde
génération serait réduite à une misère, une ignorance, une apathie, une
faiblesse qui la mettraient sous le joug du premier conquérant. « Il
n'y aurait plus ni villes, ni routes, ni digues, ni courriers, ni
correspondance, ni imprimeurs, ni papier, ni journal, ni journalistes, ni
aucune sentinelle morale et physique. Croupir dans la barbarie sur le fumier
d'un misérable arpent, tantôt grêlé ou noyé, serait le sort des citoyens
français. Le plus mince journalier préférera son salaire quotidien à la
chance du meilleur lot agraire, d'autant plus que le prix de la
main-d'œuvre s'améliore sous le régime de la liberté. « Il
ne faut pas une grande perspicacité pour prévoir les suites déplorables de la
violation du tien et du mien. Aussi le moindre ouvrier d'une manufacture
immense repousserait-il l'hypocrite qui lui dirait de partager les magasins
et les capitaux d'un fabricant dont les relations lointaines procurent de
l'ouvrage à douze cents familles laborieuses. « Le
plus borné des artisans est convaincu que la dépouille du célèbre Decretot
ferait mourir d'inanition trois ou quatre mille citoyens. Que ceux qui
veulent faire passer une motion incendiaire se retirent loin d'une société
policée ; car ils se feraient assommer par tous les habitants de la ville et
par tous les propriétaires et fermiers de la campagne dont l'aisance se fonde
sur le débouché des villes populeuses et commerçantes. Les bons esprits, les
hommes droits, les vrais amis du genre humain doivent s'empresser à
tranquilliser le monde sur les projets impuissants d'une clique abominable. « Il
en est du partage des terres comme du partage des rivières ; nous perdrions
tous les profits de la pêche, de la navigation et du commerce avec des filets
d'eau. L'excès de la saignée tue l'homme le plus robuste. Et de
quoi se plaignent les perturbateurs ? Le nouveau régime ne tend-il pas à
morceler les fortunes colossales par des moyens doux et tutélaires ?
Les substitutions, les droits d'aînesse et de masculinité sont abolis, ainsi
que les maîtrises, les privilèges, les barrières seigneuriales et fiscales. « On
ne s'enrichira plus à la Cour, à l'Eglise, à la maltôte ; le brigandage des
agioteurs n'accumulera plus des monceaux d'or dans un cercle de financiers.
Nous méprisons les Gracchus modernes, nous imiterons l'ancien Gracchus, en
distribuant les communaux à un million de pauvres, en distribuant de vastes
terrains qui attendent des bras en Corse, à Madagascar et dans la Guyane. « Une
émulation créatrice multipliera les branches de l'industrie maritime et
continentale : la prospérité publique augmentera par une circulation plus
rapide et plus abondante de toutes les productions de la terre et de la mer. « Rassurez-vous
donc, propriétaires pusillanimes, pesez mes paroles. J'aurais désiré que les
commissaires de l'Assemblée nationale eussent fait une réponse péremptoire
aux administrateurs de Reims, qui, en souscrivant au serment de l'égalité,
témoignèrent de M'es inquiétudes pour leurs possessions légitimes. Il
faut montrer aux peureux que la majorité soi-disant pauvre est
éminemment intéressée à la sauvegarde de la minorité soi-disant riche. Et
cette démonstration est d'autant plus nécessaire aujourd'hui, que nous
soutenons une guerre dispendieuse avec des assignats hypothéqués sur les fermes
et les forêts nationales qui se vendraient à vil prix, si la crainte d'une
loi agraire empêchait les capitalistes régnicoles ou étrangers de faire des
acquisitions territoriales en France. La Convention nationale publiera, sans
doute, une instruction pour servir d'oreiller aux propriétaires timides. » Je n'ai
pas à discuter ici, bien entendu, les vues d'un grand banquier. Sur le fond
même de la question il a raison. Il est certain que le partage des terres est
une utopie réactionnaire qui ramènerait la société à un état de barbarie
agricole et d'universelle pauvreté. La division du travail la plus
fondamentale et la plus féconde est la division des villes et des campagnes,
du travail industriel et du travail agricole. Un allotissement universel qui
ferait disparaître cette division essentielle du travail humain et qui
répartirait toutes les familles sur de minuscules domaines ruraux,
éparpillerait et abaisserait l'activité des hommes : ils ne songeraient plus
qu'à pourvoir aux plus grossiers, aux plus élémentaires besoins. Anacharsis
Cloots a raison de dire que l'industrie repose sur le territoire,
c'est-à-dire qu'elle doit emprunter au sol les matériaux qu'elle met en
œuvre, les produits qu'elle transforme et utilise. Cela suppose évidemment que
tous les produits de la terre ne sont pas absorbés par les habitants des
campagnes ; et il en serait ainsi dans le cas d'une répartition uniforme du
sol à tous les citoyens. Et
Cloots a le droit de dire que cette opération serait funeste aux ouvriers des
villes autant qu'elle serait dommageable aux propriétaires ruraux : leur
salaire représente pour eux infiniment plus de bien-être que le produit de
quelques arpents qui leur seraient alloués. Et il était d'une politique
habile de mettre la classe ouvrière en garde, au nom de son propre intérêt,
contre une utopie rétrograde et appauvrissante. Mais
Cloots va plus loin. Il sent très bien que sous le mot de partage des terres,
il s'agit, en réalité, du partage des fortunes. Consciemment ou
inconsciemment, c'est ainsi que la question se pose dès lors. Il serait
impossible de procéder au partage des fortunes territoriales sans se demander
ce qu'on ferait des autres ; et l'idée de partager les capitaux industriels
serait invinciblement suggérée par le partage des capitaux fonciers. Cloots
va au-devant du danger en démontrant que la concentration des capitaux, de
l'activité industrielle et marchande est la condition même de la grande
production et des vastes échanges. Il est parfaitement vrai que démembrer
pour la répartir une grande entreprise industrielle et commerciale, c'est
tout simplement la tuer ; et le partage des propriétés industrielles est plus
absurde encore et plus meurtrier que le partage des propriétés agricoles,
parce que l'organisme industriel plus concentré ne supporte pas sans péril le
sectionnement dont s'accommode à la rigueur la production agricole. Cloots a
le sens de la grande évolution capitaliste qui se prépare et il a beau
adoucir un peu et voiler sa thèse, en annonçant que par des moyens tutélaires
et doux les fortunes colossales seraient diminuées, il ne ferme, en réalité,
que les sources déjà fermées ou taries par la Révolution : pensions de Cour,
bénéfices d'Eglise. H laisse toutes vives et toutes jaillissantes les grandes
sources de fortune bourgeoise, le grand commerce, la grande industrie. Et il
a raison de dire que ce n'est point par d'innombrables et pauvres filets
d'eau, mais par grands fleuves et grandes masses que doit couler la force de
production et de richesse. Il oppose donc souverainement à l'idée de la
stagnation et-de la dissémination agricole le hardi capitalisme progressif
qui devait dominer toute la période moderne et qui prépare lentement les
éléments de l'ordre socialiste. Chose
curieuse ! Le même fantôme de « loi agraire » et de « partage », dont on se
servait il y a cent dix ans contre la Révolution bourgeoise, on s'en sert
aujourd'hui contre la Révolution prolétarienne. C'est nous, socialistes, qui
sommes maintenant traités de partageux et souvent par les descendants de ces
bourgeois révolutionnaires qui furent appelés partageux par les ennemis de la
Révolution. Contre nous aussi, on essaie de persuader aux paysans que nous
voulons procéder à un partage universel. Reproche puéril et absurde, bien
plus inepte aujourd'hui, appliqué aux socialistes, qu'il ne l'était il y a
plus d'un siècle appliqué aux révolutionnaires bourgeois. Car si, à la fin de
1792, il y avait déjà une civilisation industrielle que l'universel partage des
terres aurait ruinée, si déjà les ouvriers industriels trouvaient dans leur
salaire plus de bien-être qu'ils n'en auraient eu aux champs avec leur
misérable fragment de propriété, combien aujourd'hui la chute serait plus
terrible encore avec les grandes cités prodigieusement accrues, avec la force
industrielle et ouvrière plus que décuplée ! Et j'ai à peine besoin d'ajouter
que dans l'ordre industriel aussi, les socialistes ne songent pas à
démembrer, à décomposer les vastes organismes. Non, ils ne veulent pas
disséminer en d'innombrables filets impuissants la force croissante du grand
fleuve. Ces fleuves de la grande production moderne, ils les veulent, au
contraire, élargir et approfondir ; et ils veulent les mettre en
communication les uns avec les autres pour qu'ils ne forment qu'un système, à
la fois centralisé et divers, portant partout la fécondité et la vie.
Seulement ces fleuves, nous ne voulons pas, pour continuer l'image de Cloots,
qu'une minorité les exploite, et s'approprie au détriment de la communauté
travailleuse le bénéfice de la pêche, de la navigation, des forces motrices.
Nous ne voulons pas briser les grands cadres de la production moderne, mais
nous voulons y installer la souveraineté du travail organisé. Il est
visible, au ton passionné et pressant du grand banquier, que l'idée de la loi
agraire avait fait plus de progrès dans les esprits que d'habitude on ne
l'imagine. Ou du moins, les propriétaires commençaient à s'en inquiéter
sérieusement. Ce qu'il raconte des administrateurs de Reims est significatif.
Ils craignaient, en prêtant serment à l'égalité, de consentir à un partage
égal des fortunes, à ce qu'on appellera bientôt « l'égalité de fait ». Et
Cloots ne craint pas d'insinuer que si Longwy et Verdun ont capitulé, c'est
parce que la bourgeoisie de ces deux villes s'est sentie menacée par la
propagande contre la propriété autant que par les envahisseurs. Ainsi,
à l'Ouest, au Centre, à l'Est, à Bernay, à Reims, à Longwy, même inquiétude,
même appréhension. Il
serait enfantin de répéter que la contre-Révolution seule est responsable de
ces alarmes. Si rétrograde, au fond et en soi, que fût la conception de la
loi agraire et du partage, il est naturel qu'à cette époque une partie du
peuple, la plus souffrante ou la plus ardente, s'y soit laissé tenter. Malgré
la croissance déjà très marquée de la puissance industrielle et mobilière,
c'est encore la terre qui apparaissait, si je puis dire, comme la substance
de la richesse. C'est par la possession de la terre que l'Eglise et les
nobles, c'est-à-dire les puissances d'hier qui résistaient encore, s'étaient
affirmés. La bourgeoisie se précipitait aux ventes des biens nationaux, comme
pour confirmer à son tour par la possession du sol sa domination naissante. Puisque
le peuple montait enfin, puisqu'il venait de conquérir le suffrage universel
et le droit politique, puisqu'il jouait un rôle décisif, puisqu'il allait
créer la République où sa force s'épanouirait, ne devait-il pas, lui aussi,
donner, pour ainsi dire, à son pouvoir nouveau la consécration de la terre,
marquer, lui aussi, sa souveraineté de ce qui avait été pendant des siècles
le signe de la souveraineté nobiliaire et ecclésiastique et de ce qui
devenait le signe de la souveraineté bourgeoise ? Ainsi, fermentaient dans
les esprits populaires de vagues pensées où des éléments rétrogrades se
mêlaient à des forces d'avenir. KÉRALIO CONTRE LES PARTAGEUX Kéralio
croit utile, après Cloots, de réfuter encore la loi agraire, dans la Chronique
de Paris, de Condorcet, et dans le Patriote français, de Brissot : « J'ai
lu, dans quelques papiers publics, que des commissaires, se disant envoyés
par le pouvoir exécutif et par la Commune de Paris, ont distribué une
Déclaration des Droits portant que la Nation ne reconnaît que les propriétés
industrielles et assure la garantie de ce qu'on appelle faussement propriétés
territoriales, jusqu'au moment où elle aura établi des lois sur cet objet. On
ne sait ce qui frappe davantage dans cette insolente démarche, ou de l'audace
de quelques individus qui, sans mission quelconque du souverain, osent parler
en son nom, ou de l'absurdité des projets que cette étrange déclaration
paraît annoncer, ou du danger des troubles qu'elle pourrait exciter. Il est
important de prémunir contre ces pernicieuses maximes, dictées par une profonde
ignorance, ou par la plus maligne malveillance, les citoyens dont elles
pourraient égarer la bonne foi. « Ces
individus, qui osent s'élever au-dessus du souverain, nous déclarent qu'ils
ne reconnaissent que la propriété industrielle et que la Nation s'est
trompée, ainsi que toutes les autres, quand elle a reconnu et garanti une
propriété territoriale. C'est nous dire positivement qu'embrassant les songes
de quelques rêveurs, ils veulent dégrader les hommes en les abaissant à
l'état de brutes et rendre la terre commune entre eux. « Je
pourrais les presser sur ce principe, en disant qu'il n'est pas absolument
vrai que la terre soit commune aux brutes, que chacune a une espèce de
propriété territoriale ; que l'espace qu'elle a choisi et préparé pour s'y
reposer lui appartient et qu'elle a droit de le défendre. Je pourrais ajouter
que les peuplades sauvages ont aussi leur espèce de propriété territoriale et
que chacune a pour ses chasses un terrain déterminé d'où elle exclut toutes
les autres. Mais ce n'est pas ici le lieu de développer et de suivre ces
idées ; je me propose de le faire ailleurs, et je passe à notre état de
civilisation. « Ces
prétendus souverains qui nous annoncent des lois toutes nouvelles veulent
bien nous accorder la propriété industrielle, mais la propriété territoriale
n'est-elle pas également fondée sur notre industrie ? Quoi ! un arbre que
j'aurai arraché pour en faire un pieu, une flèche ou un bâton m'appartiendra,
parce qu'il ne tient plus à la terre, et celui que j'aurai tiré d'un lieu,
que j'aurai déraciné avec soin et replanté dans un autre lieu, que j'aurai
façonné, taillé, fumé par mon industrie ne m'appartiendra pas parce qu'il
tient à la terre ? Quoi ! la cabane ou la maison que j'ai construite et le
terrain qu'elle couvre ne sont pas à moi parce que les pieux et les pierres
qui les soutiennent touchent à la terre ? Toutes ces choses sont à moi dans
l'état animal, si je puis les défendre ; elles sont également à moi dans
l'état social et plus sûrement, en vertu de la garantie réciproque de toute
espèce de propriété. « Mais,
à quel but peuvent tendre ces audacieux novateurs, en partant d'un pareil
principe ? Veulent-ils le partage de tout le territoire de la France en
portions égales, dont chacune serait donnée à chaque chef de famille ? Alors
chacun de ces chefs aurait la propriété de sa portion, elle lui serait
garantie par tous les autres et il y aurait une propriété territoriale toute
pareille à celle qui existe aujourd'hui ; ainsi nos prétendus législateurs
n'auraient avancé un faux principe que pour troubler l'ordre actuel en
violant la propriété territoriale établie et en recréer une du même genre. » Examinons
maintenant quel peut être le partage que ces novateurs semblent projeter. Il
est facile à une colonie, qui prend possession d'un territoire déterminé, de
le répartir aux chefs de famille en portions à peu près égales. Il est
possible qu'un législateur, qui cloque des lois nouvelles à un petit peuple,
institue cette répartition en même temps que les lois. Lycurgue l'a fait en
Laconie. Quelques philosophes grecs, et entre autres Platon, grand philosophe
en morale, poète et rêveur politique, adoptèrent ce partage égal des
propriétés territoriales et voulurent en faire une règle absolue. L'exécution
en est malaisée, même dans un premier établissement, à raison de l'inégalité
du sol et de la situation plus ou moins favorable au commerce. Elle serait très
difficile chez une grande Nation établie depuis longtemps et, soit qu'elle
eût lieu une fois chez un grand ou un petit peuple, il serait absurde de
croire qu'elle pût subsister. Il est évident qu'en assignant à chaque famille
une portion limitée du territoire national, il faudrait limiter le nombre des
familles et celui des enfants dans chaque famille ; car dans le cours de
quelques années la mortalité réunira plus d'une famille à son chef et il sera
riche ; plusieurs autres familles s'accroîtront par la fécondité du père et
de la mère et elles seront pauvres. Un sol abondant deviendra stérile, les
variations du cours du commerce augmenteront la valeur des productions d'un
terrain et la diminueront dans un autre ; alors l'égalité prétendue des biens
s'évanouira. On ne pourrait la conserver qu'en faisant un nouveau partage à
la mort ou à la naissance de chaque citoyen ou à chaque changement dans la
valeur ou la fertilité du sol ; ce qui est évidemment absurde. Lycurgue, en
instituant la répartition égale des terres en même temps que ses lois, fut
déterminé par des circonstances locales et des vues particulières. Le peuple
laconien était peu nombreux, presque isolé, avait très peu de commerce. « Son
territoire était plus que suffisant pour le nourrir. L'objet du législateur
fut de l'entretenir dans cette abnégation du commerce, des arts, des sciences
et des commodités de la vie. Sa répartition du territoire en portions égales
n'eut lieu que dans l'origine : elle ne subsista point parce qu'il serait
impossible de la conserver. Il y aurait de la démence à vouloir traiter une
nation nombreuse, agricole, commerçante et riche, comme le petit peuple de
Laconie. Le calcul en a été fait ; le territoire de la France ne suffirait
pas seul à la subsistance de ses habitants ; ils y suppléent par le commerce
et leur industrie et ces deux sources de richesse et de force publique,
augmentées par la liberté, vont accroître la population ; un partage égal des
terres les obstruerait et serait la ruine totale de la nation française. « Il
n'y aurait donc que la plus profonde ignorance en politique, en histoire, en
commerce, en législation, ou un vil asservissement à des passions honteuses,
un abandon criminel de la cause publique, un exécrable dessein d'exciter le
trouble, les haines, les discordes civiles, et de servir le despotisme en
violant une propriété légitime, qui pût faire proposer le partage du
territoire de France en portions égales. Une répartition trop inégale des
richesses est dangereuse : une trop grande division ne l'est pas moins, parce
qu'elle ôte à la culture des arts les avances sans lesquelles ils languissent
et meurent. Il faut sans doute obvier à la répartition trop disproportionnée
des biens de toute nature, mais sans violence et sans injustice, par des lois
sages qui, loin d'entraver l'industrie du cultivateur et de l'artisan, loin
de mettre des bornes à Mue fortunes, tendent au contraire à les accroître, et
en même temps à les diviser par des voies douces et naturelles, en favorisant
les mariages et l'entretien des enfants, en fixant un maximum à l'acquisition
des terres, en prohibant les donations, les legs, les substitutions, les
partages inégaux, et autres moyens d'accumuler les biens soit industriels,
soit territoriaux, sur un petit nombre de têtes. « Ces
dispositions dérivent du système de la nature, contre lequel les passions
fougueuses d'un égoïste, ou les idées étroites d'un écolier, enthousiasmé
d'une rêverie platonique ou d'une institution locale d'un homme de génie,
viendront toujours se briser comme les flots de la mer contre un banc de
rochers. » C'est
tout le programme social de la Gironde et, par sa complaisance pour le
développement de la richesse, des commodités et des joies de la vie il est
moderne et progressif, bien plus près du socialisme créateur et abondant
qu'un maigre programme d'austérité spartiate et de systématique pauvreté.
Mais l'illusion est de croire que, même avec le partage égal à l'intérieur
des familles, l'équilibre social pourra être rétabli et maintenu et que « les
disproportions dangereuses » entre les fortunes s'atténueront. De plus,
Kéralio triomphe vraiment à trop bon compte en combattant le partage égal des
terres pris dans son sens littéral et mathématique. C'est un jeu d'esprit
vraiment trop facile. Il eût été d'un philosophe et d'un homme d'Etat de
démêler, sous cette formule enfantine, l'aspiration du peuple à la propriété.
Et comment y introduire ces millions de journaliers agricoles ou d'ouvriers
industriels qui voyaient se produire au-dessus d'eux une Révolution sociale
où eux-mêmes n'atteignaient pas ? Voilà le problème que la Gironde néglige de
se poser. Mais, chose curieuse, et qui montre bien que la loi agraire avait
fait quelque chemin dans les esprits, Kéralio est d'accord avec le journal de
Prudhomme pour demander que les acquisitions territoriales soient limitées.
Procédé tout empirique et bien superficiel. Ce n'est point d'ailleurs par le
monopole terrien que la bourgeoisie nouvelle menacera dans la société issue
de la Révolution l'équilibre social. Ainsi,
quand la Gironde jouait « de la loi agraire » pour exciter les esprits contre
ses rivaux, elle ne créait pas de rien un spectre. Il y avait, en effet, un
sourd commencement de propagande, des tendances confuses en ce sens et des
appréhensions grandissantes. Mais elle savait bien que ni Marat, ni
Robespierre, ni Danton, ni l'immense majorité de la Commune de Paris,
n'aspiraient à la loi agraire. Elle savait bien qu'il n'y avait là aucun
péril précis, pressant et aigu. Et pourtant elle essayait d'envelopper « le
triumvirat » dans un vague soupçon. Elle tira parti de l'équipée de Momoro,
de l'imprudence ou de l'excès de zèle de quelques autres commissaires du
pouvoir exécutif et de la Commune pour fulminer contre eux, pour les dénoncer
(c'est l'expression même du journal de Brissot), comme des tocsins ambulants.
Massacres de septembre, vols de bijoux, vols du garde-meuble, loi agraire,
elle faisait de tout cela un mélange effrayant et trouble, pour affoler la
province, pour l'animer contre Paris et contre les élus de Paris, pour
inquiéter les députés de la Convention en route vers la capitale et pour
obtenir d'emblée, de leur esprit prévenu, des mesures de défiance et de
rigueur contre Paris et sa représentation. Détestable
politique, factice et artificieuse. Roland, dès le 18, sous prétexte que la
garde nationale de Paris n'avait pas su préserver du vol le garde-meuble,
concluait étrangement « qu'il fallait à l'Assemblée nationale une force
armée, continuellement à sa réquisition et capable, par sa constance et
son activité, de maintenir à l'abri de toute atteinte et les représentants de
la Nation et son trésor et ses archives et ses enfants ». C'est l'idée de la
garde conventionnelle départementale qui perce ; tout le plan de bataille de
la Gironde, puéril et âpre, était dressé avant même que la Convention se
réunît ; et Marat exaspéré, se contenant à peine malgré les avis de
modération et de prudence qui lui étaient donnés de toutes parts, semblait
prêt à faire malgré lui, par la violence de ses propos, le jeu des Girondins.
Il s'écriait le jeudi 20 septembre, c'est-à-dire le jour même où la
Convention vérifiait les pouvoirs de ses membres : « Frères et amis,
n'oubliez jamais que la municipalité provisoire qu'ils s'efforcent d'anéantir
a sauvé la Patrie depuis le 9 août et qu'elle peut la sauver encore.
N'oubliez jamais que son Comité de surveillance, qu'ils s'efforcent de rendre
odieux, veille jour et nuit au salut public. N'oubliez jamais que vous seriez
déjà égorgés par les conspirateurs s'il ne s'assurait des malveillants, des
traîtres, des contre-révolutionnaires connus. « Songez
que pour vous garantir de leurs attentats et les mettre dans l'impuissance de
machiner, il faut, dans la crise actuelle, une maison d'arrêt où soient
enfermés les malveillants et les ennemis de la patrie, jusqu'à ce que la
liberté soit assurée. Demandez vous-mêmes cette maison à la Commune et
pressez-la d'en choisir une sûre et commode où ils vivront à leurs dépens.
C'est assurément la plus douce des mesures à prendre contre eux que de les
traiter de la sorte. » Et, le
21 septembre, c'est-à-dire le jour de la première séance effective de la
Convention, Marat, après avoir raillé assez agréablement Pétion : « Pétion
est un bon homme, un homme probe j'en conviens ; il figurerait à merveille
dans une place de juge de paix, d'arbitre, de caissier municipal, de receveur
de collège, de receveur de district ; mais il a des yeux qui ne voient rien,
des oreilles qui n'entendent rien, une tête qui ne réfléchit sur rien, »
termine par ces paroles graves et faciles à exploiter contre lui : « Une
seule réflexion m'accable, c'est que tous mes efforts pour sauver le peuple
n'aboutiront à rien, sans une nouvelle insurrection. A voir la trempe de la
plupart des députés à la Convention nationale, je désespère du salut public.
Si dans les huit premières séances toutes les bases de la Constitution ne
sont pas posées, n'attendez plus rien de ces représentants. Vous êtes
anéantis pour toujours, cinquante ans d'anarchie vous attendent, et vous n'en
sortirez que par un dictateur vrai patriote et homme d'Etat. Ô peuple
babillard, si tu savais agir ! » Ainsi, le sourd retentissement de l'orage qui se développait depuis plus d'un mois faisait vibrer, si je puis dire, la porte de la Convention. Sur le seuil même de la grande Assemblée, les partis révolutionnaires en lutte continuent les défis, les menaces qu'ils échangent depuis le 10 août. |
[1]
Momoro, chargé de réquisitionner les subsistances pour l'armée, avait voulu
simplement poser un principe général pour légitimer ces réquisitions. Il se
préoccupait peu de théorie et il ne prévoyait pas quel parti les Girondins
allaient tirer de sa déclaration. — A. M.