HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE V. — FERMENTATION SOCIALE ET PLANS AGRAIRES

 

 

 

LA DÉCLARATION DES DROITS DE MOMORO

Il vint à la Gironde une bonne fortune, elle put accuser ses adversaires de préparer la loi agraire et elle n'hésita pas à entrer dans le système dont se servait à ce moment la contre-Révolution elle-même pour affoler le pays. Deux des envoyés du pouvoir exécutif, Dufour et Momoro, membres de la Commune, se livrèrent en Normandie à une propagande qui souleva contre eux tous les propriétaires, paysans et bourgeois. Ils prêchaient une Déclaration des Droits de l'Homme, agrandie, complétée ; et ils y joignaient notamment ces deux articles :

« La Nation ne reconnaît que les propriétés industrielles ; elle en assure la garantie et l'inviolabilité. — La Nation assure également aux citoyens la garantie et l'inviolabilité de ce qu'on appelle faussement propriétés territoriales jusqu'au moment où elle aura établi des lois sur cet objet. »

Des hommes peu réfléchis ont dit : c'est du socialisme. Non, ce n'est pas du socialisme au sens moderne et vivant du mot. Le socialisme moderne est né surtout du développement industriel, de l'antagonisme tous les jours accru dans l'industrie entre capitalistes et prolétaires. C'est du cerveau des ouvriers industriels et en vue de l'organisation industrielle que le socialisme a jailli.

Et c'est par une extension inévitable, c'est en vertu de la solidarité de toutes les formes de la production dans une société donnée, que la propriété de la terre a été enveloppée dans le problème social. Au contraire, Momoro et Dufour ne contestent que la propriété de la terre : ils mettent hors de cause la propriété industrielle. Or, en un sens, on pourrait dire que bien loin d'aller vers le socialisme, ils ne font que pousser à l'extrême la conception bourgeoise. C'est la propriété industrielle et mobilière qui est la caractéristique de la bourgeoisie, sa création et son triomphe. La bourgeoisie peut pai taper avec la noblesse et le clergé la propriété foncière : mais ce qui est bien à elle, ce qui est-elle, c'est la propriété industrielle.

La bourgeoisie révolutionnaire n'avait pas craint d'exproprier l'Eglise et la noblesse émigrée et, bien que les richesses mobilières, les actions des émigrés, fussent comprises dans la confiscation, c'est essentiellement à une expropriation territoriale que la Révolution procédait. Donc, sauvegarder absolument et à jamais les propriétés industrielles, œuvre principale et principale force de la bourgeoisie, et contester la propriété territoriale que la bourgeoisie avait entamée, c'était pousser à l'extrême et, si l'on veut, jusqu'au paradoxe la pensée révolutionnaire bourgeoise. Ce n'était pas ouvrir un monde nouveau, un nouveau système du droit.

Au demeurant, la conception agraire de Momoro était tout à fait informe, il prévoyait une loi agraire, il inquiétait les possédants en déniant aux propriétés territoriales le titre de propriétés : mais il était incapable de formuler ou même d'esquisser vaguement une législation de la terre.

Aurait-on attribué aux communes tous les domaines arrachés aux particuliers ? Mais il y avait, même et surtout chez les démocrates extrêmes, une tendance toute contraire ; ils voulaient morceler au profit des pauvres les biens communaux. Aurait-on procédé à un partage des terres ? Mais qui donc aurait été admis à ce partage ? Si l'on n'y admettait que les habitants des campagnes, quelle injustice ! et comment refuser aux prolétaires des villes, aux pauvres des grands faubourgs misérables, une part des biens que l'on faisait rentrer dans la communauté, dont les ouvriers industriels ne pouvaient être exclus ? Au contraire si l'on appelle ceux-ci au partage, quel prodigieux bouleversement et quel déplorable recul de la vie économique ! Si les ouvriers avaient abandonné les travaux des villes pour cultiver leur lot, c'était la fin de la civilisation industrielle, c'était la rechute en une sorte d'exclusivisme agricole voisin de la barbarie. Et si les ouvriers affermaient ou vendaient leur lot, la « propriété territoriale » se reconstituait.

Il ne restait qu'un système. La Nation pouvait se substituer à tous les propriétaires terriens, à tous ceux du moins qui ne faisaient pas sur leur domaine même œuvre de leurs mains. Après avoir nationalisé les biens de l'Eglise et les biens des émigrés, elle nationalisait les biens des propriétaires bourgeois. Elle ne les vendait pas, car toute vente des propriétés territoriales devenait désormais impossible, mais elle en percevait les revenus et elle les appliquait au service de la communauté. Seulement, dans la conception publiquement agraire de Momoro et Dufour, des objections insolubles se dressaient contre ce procédé de nationalisation. D'abord, pourquoi dépouiller un bourgeois du capital affecté par lui à l'achat d'un domaine quand on lui laissait le même capital s'il l'avait placé en propriété industrielle, en actions de Compagnies, ou en rentes d'Etat ? Et, en second lieu, n'y aurait-il point flagrante injustice et même une manœuvre contre-révolutionnaire à dépouiller cette partie de la bourgeoisie patriote, révolutionnaire, qui n'avait pas craint de consacrer ses fonds à l'achat des biens nationaux, tandis qu'on respecterait la fortune des bourgeois timorés ou hostiles qui n'avaient pas voulu se commettre avec la Révolution ?

Enfin du coup toute la vente de ce qui restait des biens d'Eglise toute vente des biens d'émigrés cessait naturellement et la Nation, au lieu de disposer des sommes considérables qu'elle pouvait réaliser rapidement par la vente, et dont elle avait besoin, ne disposait plus que des revenus des domaines saisis par elle.

Ainsi de toutes parts éclataient les impossibilités.

Il est probable que si Momoro et Dufour avaient été obligés de serrer de près leur propre pensée, ils l'auraient réduite à la formule de Saint-Just, c'est-à-dire à la constitution d'un domaine national agricole limité, affermé à ceux des citoyens qui n'auraient pas possédé de terres et qui n'auraient pas eu d'ailleurs des moyens de vivre par l'industrie. C'est ainsi du moins que j'interprète les fragments de Saint-Just que, plus tard, à leur date, je commenterai[1].

En tout cas, la formule générale et vague de Momoro et Dufour était très imprudente, puisque, sans dessiner aucun système, sans préparer aucune solution, elle inquiétait tous les propriétaires fonciers, tous les paysans, tous les acquéreurs de biens nationaux, et risquait de tourner contre la Révolution tous les amis de la Révolution. Grave danger !

Buzot, qui présidait les dernières séances de l'Assemblée électorale de Bernay, eut de la peine à protéger contre l'unanime fureur les téméraires propagandistes. Si incohérente et si informe que fût la pensée de Momoro, elle marquait cependant une hardiesse croissante. Jusque-là, les plus audacieux, comme l'abbé Dolivier, n'avaient parlé de la propriété du sol qu'en termes mystérieux. Voilà que maintenant, sous la poussée populaire du 10 août, sous la poussée révolutionnaire de la Commune, l'illégitimité de toute propriété territoriale, aussi bien bourgeoise que noble ou ecclésiastique, est proclamée. Bien mieux, elle s'inscrit dans la Déclaration des Droits de l'Homme et elle restreint singulièrement la portée de l'article ancien qui affirme le droit de propriété. C'est comme un ébranlement nouveau, confus, mais profond et vaste qui s'annonce.

Il y eut un émoi assez vif, et, je le crois, assez sincère. Par la hardiesse des expropriations territoriales de tous ordres réalisées déjà, la Révolution se sentait vaguement engagée en des opérations plus hasardeuses et elle craignait, comme en une sorte de vertige, de pencher enfin vers une loi agraire, inquiétante, inconnue et dont le regard troublé ne trouvait pas le fond. A mesure que s'affirmait la démocratie et que grandissait le peuple, la Révolution avait peur de perdre l'équilibre de la propriété et elle se répétait sans cesse à elle-même, comme pour se préserver d'une tentation et d'un péril, que la propriété était sacrée. Au moment même où la force populaire, la force « ouvrière », lui devenait de plus en plus nécessaire pour suppléer aux défaillances de la bourgeoisie modérée, elle se demande si elle ne glissera point sur la pente.

 

MARAT ET LES PROLÉTAIRES

Dès avant le 10 août, Marat avait poussé au nom des pauvres des cris de colère, de revendication et de désespoir qu'on pouvait aisément, au lendemain de la victoire populaire du 10 août, tourner en menace de loi agraire. Les révolutions ne réussissent jamais, écrivait-il le 7 juillet, « lorsque la plèbe, c'est-à-dire les classes inférieures sont seules à lutter contre les classes élevées. Au moment de l'insurrection, elle écrase bien par sa masse ; mais quelque avantage qu'elle ait d'abord remporté, elle finit toujours par succomber ; car, se trouvant toujours dénuée de lumières, d'arts, de richesses, d'armes, de chefs, de plans d'opérations, elle est sans moyen de défense contre des conjurés pleins de finesse, d'astuce, d'artifice... Si les hommes instruits, aisés et intrigants des classes inférieures ont pris d'abord parti contre le despote, ce n'a été que pour se tourner contre le peuple, après s'être entouré de sa confiance et s'être servi de ses forces pour se mettre à la place des ordres privilégiés qu'ils ont proscrits. Ainsi la Révolution n'a été faite et soutenue que par les dernières classes de la société, par les ouvriers, les artisans, les détaillistes, les agriculteurs, par ces infortunés que la richesse impudente appelle la canaille, et que l'insolence romaine appelait les prolétaires. Mais, ce qu'on n'aurait jamais imaginé, c'est qu'elle s'est faite uniquement en faveur des petits propriétaires fonciers, des gens de loi, des suppôts de la chicane. »

Et, le mardi 10 juillet, sous ce titre désespéré : Développement de nouvelles causes qui s'opposent à l'établissement de la liberté chez les Français, c'est encore un cri terrible contre l'inégalité sociale, mère de servitude : « Voyons les choses plus en grand. Admettons que tous les hommes connaissent et chérissent la liberté ; le plus grand nombre est forcé d'y renoncer pour avoir du pain ; avant de songer à être libres, il faut songer à vivre.

« Presque en tout pays, les sept dixièmes des membres de l'Etat sont mal nourris, mal vêtus, mal logés, mal couchés. Les trois dixièmes passent leurs jours dans les privations, souffrent également du présent, du passé et de l'avenir ; leur vie est une pénitence continuelle, ils redoutent l'hiver, ils appréhendent d'exister. Et combien sont réduits à un excès de misère qui saisit le cœur ; il leur manque jusqu'aux vêtements, jusqu'aux aliments. Exténués par la faim et à demi nus, après avoir passé la journée à chercher quelques racines, ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils sont toute l'année étendus sur du fumier, aux injures des saisons.

« En France, il est impossible de faire un pas sans avoir sous les yeux quelqu'un de ces affligeants tableaux et ce sont surtout ceux qui épargnent aux autres la peine de rendre la terre féconde qui manquent eux-mêmes du pain qu'ils ont fait venir.

« A côté de ces malheureux, on voit des riches qui dorment sur le duvet, sous des lambris dorés ; dont la table n'est couverte que de primeurs, dont tous les climats sont mis à contribution pour flatter la sensualité et qui dévorent en un repas la subsistance de cent familles. Indignes favorisés de la fortune, ce sont eux qui commandent aux autres et que l'on a rendus maîtres des destinées du peuple. »

Oui, mais maintenant que toute cette misère, gisante dans le fumier et couchée dans le désespoir, a été mise debout par la victoire du 10 août, ne va-t-elle pas demander enfin sa part des joies de la vie ? Et, s'il est vrai que la Révolution a profité surtout aux « petits propriétaires fonciers », à ceux qui, possédant un petit domaine, l'ont vu affranchir des redevances ecclésiastiques et féodales, le moyen d'étendre le bienfait de la Révolution à tous les citoyens, et surtout à ces prolétaires agricoles qui font croître le blé et qui manquent de pain, ne serait-il point bon de leur assurer à eux aussi une portion de terre ? Ainsi les bourgeois révolutionnaires pouvaient supposer que le prolétariat misérable allait demander une sorte de loi agraire comme salaire du concours donné par lui à la Révolution.

Soutenue de plus en plus par les sans-propriété, ne sera-t-il point logique qu'elle abolisse enfin la propriété ? Et elle se raidit contre des conséquences paradoxales et extrêmes qui brusquement semblent la tenter. Lorsque, par exemple, les Jacobins, dans la

•séance du 12 septembre, entendent un fédéré de Lyon dire que « les négociants de la ville, aristocrates à l'excès, se servent de la troupe pour subjuguer leurs ouvriers et leur retirent leur ouvrage, de sorte qu'en les mettant dans les extrémités les plus cruelles, ils se réservent les moyens de les écraser au moindre mouvement », lorsque l'orateur demande le retrait des troupes pour que patrons et ouvriers restent ainsi face à face, lorsque les Jacobins constatent que dans les grandes cités industrielles la Révolution semble aboutir à une guerre de classes, ils s'efforcent, d'autant plus, d'élever au-dessus de la mêlée le droit de propriété. Parfois, quelques-uns semblent perdre pied et, tout en défendant dans le présent le droit de propriété, ils l'abandonnent à demi pour l'avenir.

 

LES RÉVOLUTIONS DE PARIS FONT APPEL À LA GÉNÉROSITÉ DES RICHES

Toujours un peu badaud et pesant, le journal de Prudhomme, étourdi par les cris de la Gironde, prend au sérieux les faibles mouvements dont j'ai parlé. Il y voit comme un prélude de guerre sociale, et il prêche au peuple un désintéressement tout provisoire (n° du 15 au 22 septembre) :

« Ce sont ces émissaires aussi qui, par des menées sourdes habilement conduites, cherchent à indisposer les classes indigentes contre les riches. Si ce moyen perfide venait à réussir, il serait plus expéditif et plus certain que plusieurs armées combinées. Nos ennemis chanteront victoire quand on leur apprendra que Paris est devenu le théâtre d'une insurrection contre la propriété. Déjà, les citoyens ne se rencontrent plus sans se mesurer des yeux, sans chercher à se pénétrer et à se deviner ; déjà, on fait disparaître l'argenterie. Habitants aisés de Paris, que faites-vous ? Prenez-y garde, ces mesures de précaution calomnient le pauvre et compromettent la probité du peuple.

« Toujours, il a respecté le tien et le mien et sa morale a toujours été : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît. » Il sait d'ailleurs que ces ressources pour l'avenir, sagement ménagées par vous dans les temps d'abondance, auront leur emploi au premier cri du besoin. Il compte bien que vous serez les premiers à en faire l'offrande à la patrie... au lieu que, dilapidées par une multitude mal conseillée, elles ne seraient d'aucun profit à la chose publique. Et vous, honorables indigents que les malintentionnés méconnaissent à dessein, qu'ils apprennent de vous que la saison n'est pas venue encore de frapper l'aristocratie des riches. Un jour viendra, et il n'est pas éloigné, ce sera le lendemain de nos guerres ; un jour, le niveau de la loi réglera les fortunes.

« Aujourd'hui elle ne peut et ne doit qu'imposer les riches en raison des besoins de la patrie. »

Il n'y a, à coup sûr, en tout cela aucune vue nette, aucune philosophie sociale, aucun plan de société nouvelle. Et comment la démocratie bourgeoise, née à peine depuis quelques jours, aurait-elle pu susciter d'emblée un autre idéal ? Mais c'était l'indice d'une fermentation et d'un trouble. D'instinct et d'ensemble, la Révolution réagissait contre cet entraînement confus. Hébert lui-même, à cette époque, rassurait les riches. Il leur répétait que sans les sans-culottes, sans les fédérés et les volontaires ils seraient tombés déjà sous les coups du duc de Brunswick et que le peuple de la Révolution avait sauvé leurs palais, leurs richesses. A peine connue la nouvelle Déclaration des droits de Momoro, les journalistes s'empressent à la réfuter. Et ce n'est pas seulement pour faire de l'agitation autour des imprudences de la Commune. Il y a comme un malaise de la conscience révolutionnaire et elle cherche non sans angoisse à quel point elle doit se fixer. Il importe à l'histoire sociale de rapprocher ces documents où se marque la pensée encore mal débrouillée de la période conventionnelle. Le journal de Prudhomme est diffus et pâteux. Il s'adresse aux nouveaux élus :

« Faire jouir immédiatement le peuple des biens qui émanent de lui est un devoir impérieux et pressant ; il faut l'attacher à la Révolution comme à son ouvrage et, puisqu'il est trop nombreux pour faire lui-même le partage de ses biens, vous devez les administrer comme il le ferait lui-même.

« Nous avons dit, nous répétons que la loi agraire est impraticable ; que c'est une folie qui n'a crû dans le cerveau de personne et qui n'est mise en avant que pour vous jeter dans un système d'opposition. Nul homme sain d'esprit n'imaginera l'établissement d'une loi générale à laquelle la naissance et la mort de chaque individu apportera nécessairement une variation qui entraînera la subversion totale de l'Etat ; mais il est nécessaire (et sans cela point d'égalité ; et sans égalité point de liberté), il est nécessaire qu'on opère un rapprochement dans les fortunes qui détruise le principe vicieux de la prépondérance des riches sur les pauvres.

« Il ne doit pas être permis à un citoyen de posséder plus d'une quantité fixe d'arpents de terre et, quoiqu'il doive paraître singulier peut-être de nous voir placer le grand point de l'instruction publique immédiatement à côté du partage des terres, nous ne trouvons pas inutile d'observer, en passant, que vous aurez détruit à la fois la prépondérance des richesses sur l'indigence et celle du talent sur l'ignorance, cette prépondérance dangereuse, qui est encore aujourd'hui à peu près de cent sur cent se trouvera diminuée dans l'espace de cinq à six ans, dans la proportion de soixante sur cent et ainsi de suite, par succession de temps, jusqu'à une balance dont l'homme industrieux et l'homme éclairé ne pourront jamais abuser.

« Si le peuple était assemblé, et vous ne devez pas oublier que vous n'êtes que subrogés en son lieu et place, il vous dirait, après avoir consommé cette mesure : jusqu'à ce qu'elle ait eu son effet, il y a des hommes pauvres et ils ne doivent pas souffrir ; car les lois sont essentiellement mauvaises et renferment un principe destructeur s'il y a dans la République un seul individu mécontent et opprimé ; donc, jusqu'à l'entière opération de ce nivellement de fortune qui nous unira tous par les mêmes liens, les mêmes besoins naturels et les mêmes jouissances, il faut que celui qui n'a pas quatre cents livres de revenu net ne paie rien, absolument rien en argent ; il acquittera sa dette envers l'Etat par son travail, par sa consommation, par la défense de ses foyers, par le nombre de ses enfants... Qui subviendra donc aux besoins publics du moment ? Les biens des émigrés vous fourniront une partie des besoins que la guerre a multipliés... La justice vous ordonne encore de lever une contribution extraordinaire sur les ennemis connus de la liberté et de l'égalité, dont les fortunes et les privilèges sont le plus cher trésor... »

Tout cela est bien vague et bien grossier. Comment, sous quelle forme, par quelle institution se préparera le nivellement prévu des fortunes ? Mystère et, comme conclusion précise, rien que l'exonération d'impôt pour les misérables et un emprunt forcé sur quelques catégories de riches suspects.

 

CARRA RÉPUDIE LA LOI AGRAIRE

Le journal de Carra et le journal de Condorcet s'appliquent plus directement, et non sans véhémence, à critiquer les conceptions de Momoro et la loi agraire. Les Annales patriotiques disent le 19 septembre :

« Depuis le commencement' de la Révolution les aristocrates n'ont cessé de parler de la loi agraire ; ce n'est pas qu'ils aient cru qu'elle pût avoir lieu. Ils savent très bien qu'injuste dans son principe, elle est impraticable dans l'exécution ; mais ce mot leur a paru propre à jeter dans le peuple des semences de crime et de désordre, ils en ont fait l'épouvantail des propriétaires pour les rallier à leur parti. La chétive caste parcheminière avait besoin d'être renforcée ; il fallait, s'il était possible, y attirer les honnêtes gens, la haute bourgeoisie ; mais les cajoleries ne suffisaient point. Un moyen plus sûr a été d'inspirer des craintes pour les propriétés ; et ce moyen a fait quelques prosélytes ; cependant tout ce qui venait de l'aristocratie avérée étant suspect ou dédaigné, il a fallu prendre le masque du patriotisme et prêcher la loi agraire en son nom ; c'est ce que l'on essaie aujourd'hui.

« Ainsi tout homme qui parle de loi agraire, de partage des terres, est un franc aristocrate, un ennemi public, un scélérat à exterminer ; car si ce n'est point un coblencier, c'est un intrigant qui tient à quelque fraction ou à quelque classe de capitalistes, dont la cupidité atroce, spéculant sur la fortune publique, tâche d'écarter les crédules citoyens de la vente des biens nationaux pour les acheter à vil prix, ou enfin à des agioteurs égoïstes qui, voyant leurs portefeuilles remplis d'effets ci-devant royaux, voudraient en faire hausser le prix par le discrédit des acquisitions territoriales ! Tous ces honnêtes gens travaillent le peuple dans le même sens. Joignons-y ces nombreuses familles d'émigrés qui voient approcher le moment de la vente de leurs biens et qui voudraient bien que la crainte de la loi agraire pût la faire avorter, puisque celle des armes prussiennes ne le peut pas. »

« Examinons cependant ce fantôme, et voyons s'il peut jamais acquérir quelque réalité. Si le peuple n'avait pas constamment témoigné son horreur pour le pillage, nous pourrions craindre de sa part quelque excès de ce genre, mais jamais un partage des biens ; car après l'insurrection, où serait la garantie de cette division illégale ?

« La loi agraire ne peut donc pas résulter de l'insurrection. Serait-ce la Convention nationale ou le Corps législatif qui pourrait la décréter ? Cette supposition est inadmissible ; car il faudrait que tous les membres qui composeront ces assemblées fussent d'une ignorance et d'une perversité qui n'est ni présumable ni possible ; et, quand ils la décréteraient, où serait la force coactive qui pourrait la faire exécuter ? J'admire ma complaisance à combattre de pareilles absurdités et j'en demande pardon aux lecteurs...

« Ce serait véritablement l'histoire de la poule aux œufs d'or ; il n'est pas à craindre que la nation adopte jamais un principe destructif de toute prospérité. Mais il serait fâcheux qu'à l'aide de ce levier on parvînt à remuer le peuple, à l'agiter pour son malheur, à le soulever pour le précipiter dans l'abîme creusé par ses ennemis. Que ceux qui joignent des lumières à des intentions pures s'occupent à éclairer son ignorance ; qu'ils fassent la guerre aux prestiges des malveillants, plus à redouter peut-être que les armes des brigands prussiens et autrichiens. »

Il me semble bien que le journal de Carra n'est pas sans appréhension. S'il est besoin à ce point d'éclairer l'ignorance du peuple, si, pour expliquer l'expansion de l'idée de loi agraire, il faut alléguer des manœuvres capitalistes, des ruses d'agioteurs, des mensonges d'émigrés, si toute la contre-Révolution, une partie des financiers spéculateurs et une tumultueuse avant-garde populaire agissent, par un concert volontaire ou involontaire, pour propager ou accréditer cette idée, pour éveiller autour d'elle la terreur ou l'espérance, il faut bien qu'elle ait déjà quelques prises.

En vain Carra rejette la conception elle-même : il n'a point de peine à en démontrer la puérilité, mais pour une partie du peuple, des prolétaires, des sans-propriété, il se peut que ce mot de loi agraires ne soit qu'un symbole, l'appel à une égalité plus substantielle, à un régime plus solide de garanties et de droits. Sous ces formes rudimentaires, sous ces enveloppes puériles s'agitent peut-être des instincts puissants, des forces inquiètes.

 

CLOOTS RÉFUTE MOMORO

A deux fois le journal de Condorcet frappe aussi : et le grand banquier cosmopolite Anacharsis Cloots, l'orateur du genre humain, intervient lui-même. Il témoigne dans sa critique de son sens d'homme d'affaires, il sait quelles sont les conditions et les lois de la production bourgeoise. C'est sur un ton violent et comme pour répondre à un véritable danger qu'il s'élève contre la loi agraire :

« A bas les perturbateurs !

« Des hommes absurdes ou perfides se plaisent à répandre la terreur dans l'âme des propriétaires. Ott voudrait semer la zizanie entre les Français qui vivent du produit de leurs terres et les Français qui vivent du produit de leur industrie. Ce projet 'désorganisateur sort de la boutique de Coblentz ; et de prétendus patriotes croient se populariser en publiant que les propriétés territoriales sont des chimères qui doivent disparaître devant la réalité des propriétés industrielles. Ce galimatias ne mériterait aucune réfutation s'il ne jetait pas l'alarme parmi les citoyens débonnaires qui craignent autant la perte de leur héritage que l'invasion des Allemands ; ce galimatias a contribué plus qu'on ne pense à la prise de Longwy et de Verdun.

« Les tyrans de l'Europe font distribuer depuis trois ans, des écrits aristocratiques et démagogiques où les menaces d'une prétendue loi agraire sont exposées adroitement. Si cette menace se réalisait la contre-Révolution serait possible ; l'anarchie éviterait la peine aux rois voisins de se coaliser contre la France. Les usurpateurs détestent notre régénération, parce qu'elle rend aux propriétaires tous les droits envahis par la féodalité.

« Les méchants invitent le pauvre à faire la guerre au riche ; mais le peuple est raisonnable, il comprend fort bien que le territoire est la base de l'industrie, et que l'un ne va pas sans l'autre. Les prédicateurs du partage (les terres ne seront pas écoutés à la campagne, et ils seront lapidés à la ville dont les nombreux ateliers seraient anéantis par leur folle doctrine. Un ouvrier qui gagne trente et quarante sols par jour est plus riche avec ses bras et ses espérances que si l'on partageait nos soixante-quatre millions d'arpents cultivés entre vingt-sept millions d'hommes, dont la seconde génération serait réduite à une misère, une ignorance, une apathie, une faiblesse qui la mettraient sous le joug du premier conquérant.

« Il n'y aurait plus ni villes, ni routes, ni digues, ni courriers, ni correspondance, ni imprimeurs, ni papier, ni journal, ni journalistes, ni aucune sentinelle morale et physique. Croupir dans la barbarie sur le fumier d'un misérable arpent, tantôt grêlé ou noyé, serait le sort des citoyens français. Le plus mince journalier préférera son salaire quotidien à la chance du meilleur lot agraire, d'autant plus que le prix de la main-d'œuvre s'améliore sous le régime de la liberté.

« Il ne faut pas une grande perspicacité pour prévoir les suites déplorables de la violation du tien et du mien. Aussi le moindre ouvrier d'une manufacture immense repousserait-il l'hypocrite qui lui dirait de partager les magasins et les capitaux d'un fabricant dont les relations lointaines procurent de l'ouvrage à douze cents familles laborieuses.

« Le plus borné des artisans est convaincu que la dépouille du célèbre Decretot ferait mourir d'inanition trois ou quatre mille citoyens. Que ceux qui veulent faire passer une motion incendiaire se retirent loin d'une société policée ; car ils se feraient assommer par tous les habitants de la ville et par tous les propriétaires et fermiers de la campagne dont l'aisance se fonde sur le débouché des villes populeuses et commerçantes. Les bons esprits, les hommes droits, les vrais amis du genre humain doivent s'empresser à tranquilliser le monde sur les projets impuissants d'une clique abominable.

« Il en est du partage des terres comme du partage des rivières ; nous perdrions tous les profits de la pêche, de la navigation et du commerce avec des filets d'eau. L'excès de la saignée tue l'homme le plus robuste. Et de quoi se plaignent les perturbateurs ? Le nouveau régime ne tend-il pas à morceler les fortunes colossales par des moyens doux et tutélaires ? Les substitutions, les droits d'aînesse et de masculinité sont abolis, ainsi que les maîtrises, les privilèges, les barrières seigneuriales et fiscales.

« On ne s'enrichira plus à la Cour, à l'Eglise, à la maltôte ; le brigandage des agioteurs n'accumulera plus des monceaux d'or dans un cercle de financiers. Nous méprisons les Gracchus modernes, nous imiterons l'ancien Gracchus, en distribuant les communaux à un million de pauvres, en distribuant de vastes terrains qui attendent des bras en Corse, à Madagascar et dans la Guyane.

« Une émulation créatrice multipliera les branches de l'industrie maritime et continentale : la prospérité publique augmentera par une circulation plus rapide et plus abondante de toutes les productions de la terre et de la mer.

« Rassurez-vous donc, propriétaires pusillanimes, pesez mes paroles. J'aurais désiré que les commissaires de l'Assemblée nationale eussent fait une réponse péremptoire aux administrateurs de Reims, qui, en souscrivant au serment de l'égalité, témoignèrent de M'es inquiétudes pour leurs possessions légitimes. Il faut montrer aux peureux que la majorité soi-disant pauvre est éminemment intéressée à la sauvegarde de la minorité soi-disant riche. Et cette démonstration est d'autant plus nécessaire aujourd'hui, que nous soutenons une guerre dispendieuse avec des assignats hypothéqués sur les fermes et les forêts nationales qui se vendraient à vil prix, si la crainte d'une loi agraire empêchait les capitalistes régnicoles ou étrangers de faire des acquisitions territoriales en France. La Convention nationale publiera, sans doute, une instruction pour servir d'oreiller aux propriétaires timides. »

Je n'ai pas à discuter ici, bien entendu, les vues d'un grand banquier. Sur le fond même de la question il a raison. Il est certain que le partage des terres est une utopie réactionnaire qui ramènerait la société à un état de barbarie agricole et d'universelle pauvreté. La division du travail la plus fondamentale et la plus féconde est la division des villes et des campagnes, du travail industriel et du travail agricole. Un allotissement universel qui ferait disparaître cette division essentielle du travail humain et qui répartirait toutes les familles sur de minuscules domaines ruraux, éparpillerait et abaisserait l'activité des hommes : ils ne songeraient plus qu'à pourvoir aux plus grossiers, aux plus élémentaires besoins. Anacharsis Cloots a raison de dire que l'industrie repose sur le territoire, c'est-à-dire qu'elle doit emprunter au sol les matériaux qu'elle met en œuvre, les produits qu'elle transforme et utilise. Cela suppose évidemment que tous les produits de la terre ne sont pas absorbés par les habitants des campagnes ; et il en serait ainsi dans le cas d'une répartition uniforme du sol à tous les citoyens.

Et Cloots a le droit de dire que cette opération serait funeste aux ouvriers des villes autant qu'elle serait dommageable aux propriétaires ruraux : leur salaire représente pour eux infiniment plus de bien-être que le produit de quelques arpents qui leur seraient alloués. Et il était d'une politique habile de mettre la classe ouvrière en garde, au nom de son propre intérêt, contre une utopie rétrograde et appauvrissante.

Mais Cloots va plus loin. Il sent très bien que sous le mot de partage des terres, il s'agit, en réalité, du partage des fortunes. Consciemment ou inconsciemment, c'est ainsi que la question se pose dès lors. Il serait impossible de procéder au partage des fortunes territoriales sans se demander ce qu'on ferait des autres ; et l'idée de partager les capitaux industriels serait invinciblement suggérée par le partage des capitaux fonciers. Cloots va au-devant du danger en démontrant que la concentration des capitaux, de l'activité industrielle et marchande est la condition même de la grande production et des vastes échanges. Il est parfaitement vrai que démembrer pour la répartir une grande entreprise industrielle et commerciale, c'est tout simplement la tuer ; et le partage des propriétés industrielles est plus absurde encore et plus meurtrier que le partage des propriétés agricoles, parce que l'organisme industriel plus concentré ne supporte pas sans péril le sectionnement dont s'accommode à la rigueur la production agricole. Cloots a le sens de la grande évolution capitaliste qui se prépare et il a beau adoucir un peu et voiler sa thèse, en annonçant que par des moyens tutélaires et doux les fortunes colossales seraient diminuées, il ne ferme, en réalité, que les sources déjà fermées ou taries par la Révolution : pensions de Cour, bénéfices d'Eglise. H laisse toutes vives et toutes jaillissantes les grandes sources de fortune bourgeoise, le grand commerce, la grande industrie. Et il a raison de dire que ce n'est point par d'innombrables et pauvres filets d'eau, mais par grands fleuves et grandes masses que doit couler la force de production et de richesse. Il oppose donc souverainement à l'idée de la stagnation et-de la dissémination agricole le hardi capitalisme progressif qui devait dominer toute la période moderne et qui prépare lentement les éléments de l'ordre socialiste.

Chose curieuse ! Le même fantôme de « loi agraire » et de « partage », dont on se servait il y a cent dix ans contre la Révolution bourgeoise, on s'en sert aujourd'hui contre la Révolution prolétarienne. C'est nous, socialistes, qui sommes maintenant traités de partageux et souvent par les descendants de ces bourgeois révolutionnaires qui furent appelés partageux par les ennemis de la Révolution. Contre nous aussi, on essaie de persuader aux paysans que nous voulons procéder à un partage universel. Reproche puéril et absurde, bien plus inepte aujourd'hui, appliqué aux socialistes, qu'il ne l'était il y a plus d'un siècle appliqué aux révolutionnaires bourgeois. Car si, à la fin de 1792, il y avait déjà une civilisation industrielle que l'universel partage des terres aurait ruinée, si déjà les ouvriers industriels trouvaient dans leur salaire plus de bien-être qu'ils n'en auraient eu aux champs avec leur misérable fragment de propriété, combien aujourd'hui la chute serait plus terrible encore avec les grandes cités prodigieusement accrues, avec la force industrielle et ouvrière plus que décuplée ! Et j'ai à peine besoin d'ajouter que dans l'ordre industriel aussi, les socialistes ne songent pas à démembrer, à décomposer les vastes organismes. Non, ils ne veulent pas disséminer en d'innombrables filets impuissants la force croissante du grand fleuve. Ces fleuves de la grande production moderne, ils les veulent, au contraire, élargir et approfondir ; et ils veulent les mettre en communication les uns avec les autres pour qu'ils ne forment qu'un système, à la fois centralisé et divers, portant partout la fécondité et la vie. Seulement ces fleuves, nous ne voulons pas, pour continuer l'image de Cloots, qu'une minorité les exploite, et s'approprie au détriment de la communauté travailleuse le bénéfice de la pêche, de la navigation, des forces motrices. Nous ne voulons pas briser les grands cadres de la production moderne, mais nous voulons y installer la souveraineté du travail organisé.

Il est visible, au ton passionné et pressant du grand banquier, que l'idée de la loi agraire avait fait plus de progrès dans les esprits que d'habitude on ne l'imagine. Ou du moins, les propriétaires commençaient à s'en inquiéter sérieusement. Ce qu'il raconte des administrateurs de Reims est significatif. Ils craignaient, en prêtant serment à l'égalité, de consentir à un partage égal des fortunes, à ce qu'on appellera bientôt « l'égalité de fait ». Et Cloots ne craint pas d'insinuer que si Longwy et Verdun ont capitulé, c'est parce que la bourgeoisie de ces deux villes s'est sentie menacée par la propagande contre la propriété autant que par les envahisseurs.

Ainsi, à l'Ouest, au Centre, à l'Est, à Bernay, à Reims, à Longwy, même inquiétude, même appréhension.

Il serait enfantin de répéter que la contre-Révolution seule est responsable de ces alarmes. Si rétrograde, au fond et en soi, que fût la conception de la loi agraire et du partage, il est naturel qu'à cette époque une partie du peuple, la plus souffrante ou la plus ardente, s'y soit laissé tenter. Malgré la croissance déjà très marquée de la puissance industrielle et mobilière, c'est encore la terre qui apparaissait, si je puis dire, comme la substance de la richesse. C'est par la possession de la terre que l'Eglise et les nobles, c'est-à-dire les puissances d'hier qui résistaient encore, s'étaient affirmés. La bourgeoisie se précipitait aux ventes des biens nationaux, comme pour confirmer à son tour par la possession du sol sa domination naissante.

Puisque le peuple montait enfin, puisqu'il venait de conquérir le suffrage universel et le droit politique, puisqu'il jouait un rôle décisif, puisqu'il allait créer la République où sa force s'épanouirait, ne devait-il pas, lui aussi, donner, pour ainsi dire, à son pouvoir nouveau la consécration de la terre, marquer, lui aussi, sa souveraineté de ce qui avait été pendant des siècles le signe de la souveraineté nobiliaire et ecclésiastique et de ce qui devenait le signe de la souveraineté bourgeoise ? Ainsi, fermentaient dans les esprits populaires de vagues pensées où des éléments rétrogrades se mêlaient à des forces d'avenir.

 

KÉRALIO CONTRE LES PARTAGEUX

Kéralio croit utile, après Cloots, de réfuter encore la loi agraire, dans la Chronique de Paris, de Condorcet, et dans le Patriote français, de Brissot :

« J'ai lu, dans quelques papiers publics, que des commissaires, se disant envoyés par le pouvoir exécutif et par la Commune de Paris, ont distribué une Déclaration des Droits portant que la Nation ne reconnaît que les propriétés industrielles et assure la garantie de ce qu'on appelle faussement propriétés territoriales, jusqu'au moment où elle aura établi des lois sur cet objet. On ne sait ce qui frappe davantage dans cette insolente démarche, ou de l'audace de quelques individus qui, sans mission quelconque du souverain, osent parler en son nom, ou de l'absurdité des projets que cette étrange déclaration paraît annoncer, ou du danger des troubles qu'elle pourrait exciter. Il est important de prémunir contre ces pernicieuses maximes, dictées par une profonde ignorance, ou par la plus maligne malveillance, les citoyens dont elles pourraient égarer la bonne foi.

« Ces individus, qui osent s'élever au-dessus du souverain, nous déclarent qu'ils ne reconnaissent que la propriété industrielle et que la Nation s'est trompée, ainsi que toutes les autres, quand elle a reconnu et garanti une propriété territoriale. C'est nous dire positivement qu'embrassant les songes de quelques rêveurs, ils veulent dégrader les hommes en les abaissant à l'état de brutes et rendre la terre commune entre eux.

« Je pourrais les presser sur ce principe, en disant qu'il n'est pas absolument vrai que la terre soit commune aux brutes, que chacune a une espèce de propriété territoriale ; que l'espace qu'elle a choisi et préparé pour s'y reposer lui appartient et qu'elle a droit de le défendre. Je pourrais ajouter que les peuplades sauvages ont aussi leur espèce de propriété territoriale et que chacune a pour ses chasses un terrain déterminé d'où elle exclut toutes les autres. Mais ce n'est pas ici le lieu de développer et de suivre ces idées ; je me propose de le faire ailleurs, et je passe à notre état de civilisation.

« Ces prétendus souverains qui nous annoncent des lois toutes nouvelles veulent bien nous accorder la propriété industrielle, mais la propriété territoriale n'est-elle pas également fondée sur notre industrie ? Quoi ! un arbre que j'aurai arraché pour en faire un pieu, une flèche ou un bâton m'appartiendra, parce qu'il ne tient plus à la terre, et celui que j'aurai tiré d'un lieu, que j'aurai déraciné avec soin et replanté dans un autre lieu, que j'aurai façonné, taillé, fumé par mon industrie ne m'appartiendra pas parce qu'il tient à la terre ? Quoi ! la cabane ou la maison que j'ai construite et le terrain qu'elle couvre ne sont pas à moi parce que les pieux et les pierres qui les soutiennent touchent à la terre ? Toutes ces choses sont à moi dans l'état animal, si je puis les défendre ; elles sont également à moi dans l'état social et plus sûrement, en vertu de la garantie réciproque de toute espèce de propriété.

« Mais, à quel but peuvent tendre ces audacieux novateurs, en partant d'un pareil principe ? Veulent-ils le partage de tout le territoire de la France en portions égales, dont chacune serait donnée à chaque chef de famille ? Alors chacun de ces chefs aurait la propriété de sa portion, elle lui serait garantie par tous les autres et il y aurait une propriété territoriale toute pareille à celle qui existe aujourd'hui ; ainsi nos prétendus législateurs n'auraient avancé un faux principe que pour troubler l'ordre actuel en violant la propriété territoriale établie et en recréer une du même genre. »

Examinons maintenant quel peut être le partage que ces novateurs semblent projeter. Il est facile à une colonie, qui prend possession d'un territoire déterminé, de le répartir aux chefs de famille en portions à peu près égales. Il est possible qu'un législateur, qui cloque des lois nouvelles à un petit peuple, institue cette répartition en même temps que les lois. Lycurgue l'a fait en Laconie. Quelques philosophes grecs, et entre autres Platon, grand philosophe en morale, poète et rêveur politique, adoptèrent ce partage égal des propriétés territoriales et voulurent en faire une règle absolue. L'exécution en est malaisée, même dans un premier établissement, à raison de l'inégalité du sol et de la situation plus ou moins favorable au commerce. Elle serait très difficile chez une grande Nation établie depuis longtemps et, soit qu'elle eût lieu une fois chez un grand ou un petit peuple, il serait absurde de croire qu'elle pût subsister. Il est évident qu'en assignant à chaque famille une portion limitée du territoire national, il faudrait limiter le nombre des familles et celui des enfants dans chaque famille ; car dans le cours de quelques années la mortalité réunira plus d'une famille à son chef et il sera riche ; plusieurs autres familles s'accroîtront par la fécondité du père et de la mère et elles seront pauvres. Un sol abondant deviendra stérile, les variations du cours du commerce augmenteront la valeur des productions d'un terrain et la diminueront dans un autre ; alors l'égalité prétendue des biens s'évanouira. On ne pourrait la conserver qu'en faisant un nouveau partage à la mort ou à la naissance de chaque citoyen ou à chaque changement dans la valeur ou la fertilité du sol ; ce qui est évidemment absurde. Lycurgue, en instituant la répartition égale des terres en même temps que ses lois, fut déterminé par des circonstances locales et des vues particulières. Le peuple laconien était peu nombreux, presque isolé, avait très peu de commerce.

« Son territoire était plus que suffisant pour le nourrir. L'objet du législateur fut de l'entretenir dans cette abnégation du commerce, des arts, des sciences et des commodités de la vie. Sa répartition du territoire en portions égales n'eut lieu que dans l'origine : elle ne subsista point parce qu'il serait impossible de la conserver. Il y aurait de la démence à vouloir traiter une nation nombreuse, agricole, commerçante et riche, comme le petit peuple de Laconie. Le calcul en a été fait ; le territoire de la France ne suffirait pas seul à la subsistance de ses habitants ; ils y suppléent par le commerce et leur industrie et ces deux sources de richesse et de force publique, augmentées par la liberté, vont accroître la population ; un partage égal des terres les obstruerait et serait la ruine totale de la nation française.

« Il n'y aurait donc que la plus profonde ignorance en politique, en histoire, en commerce, en législation, ou un vil asservissement à des passions honteuses, un abandon criminel de la cause publique, un exécrable dessein d'exciter le trouble, les haines, les discordes civiles, et de servir le despotisme en violant une propriété légitime, qui pût faire proposer le partage du territoire de France en portions égales. Une répartition trop inégale des richesses est dangereuse : une trop grande division ne l'est pas moins, parce qu'elle ôte à la culture des arts les avances sans lesquelles ils languissent et meurent. Il faut sans doute obvier à la répartition trop disproportionnée des biens de toute nature, mais sans violence et sans injustice, par des lois sages qui, loin d'entraver l'industrie du cultivateur et de l'artisan, loin de mettre des bornes à Mue fortunes, tendent au contraire à les accroître, et en même temps à les diviser par des voies douces et naturelles, en favorisant les mariages et l'entretien des enfants, en fixant un maximum à l'acquisition des terres, en prohibant les donations, les legs, les substitutions, les partages inégaux, et autres moyens d'accumuler les biens soit industriels, soit territoriaux, sur un petit nombre de têtes.

« Ces dispositions dérivent du système de la nature, contre lequel les passions fougueuses d'un égoïste, ou les idées étroites d'un écolier, enthousiasmé d'une rêverie platonique ou d'une institution locale d'un homme de génie, viendront toujours se briser comme les flots de la mer contre un banc de rochers. »

C'est tout le programme social de la Gironde et, par sa complaisance pour le développement de la richesse, des commodités et des joies de la vie il est moderne et progressif, bien plus près du socialisme créateur et abondant qu'un maigre programme d'austérité spartiate et de systématique pauvreté. Mais l'illusion est de croire que, même avec le partage égal à l'intérieur des familles, l'équilibre social pourra être rétabli et maintenu et que « les disproportions dangereuses » entre les fortunes s'atténueront. De plus, Kéralio triomphe vraiment à trop bon compte en combattant le partage égal des terres pris dans son sens littéral et mathématique. C'est un jeu d'esprit vraiment trop facile. Il eût été d'un philosophe et d'un homme d'Etat de démêler, sous cette formule enfantine, l'aspiration du peuple à la propriété. Et comment y introduire ces millions de journaliers agricoles ou d'ouvriers industriels qui voyaient se produire au-dessus d'eux une Révolution sociale où eux-mêmes n'atteignaient pas ? Voilà le problème que la Gironde néglige de se poser. Mais, chose curieuse, et qui montre bien que la loi agraire avait fait quelque chemin dans les esprits, Kéralio est d'accord avec le journal de Prudhomme pour demander que les acquisitions territoriales soient limitées. Procédé tout empirique et bien superficiel. Ce n'est point d'ailleurs par le monopole terrien que la bourgeoisie nouvelle menacera dans la société issue de la Révolution l'équilibre social.

Ainsi, quand la Gironde jouait « de la loi agraire » pour exciter les esprits contre ses rivaux, elle ne créait pas de rien un spectre. Il y avait, en effet, un sourd commencement de propagande, des tendances confuses en ce sens et des appréhensions grandissantes. Mais elle savait bien que ni Marat, ni Robespierre, ni Danton, ni l'immense majorité de la Commune de Paris, n'aspiraient à la loi agraire. Elle savait bien qu'il n'y avait là aucun péril précis, pressant et aigu. Et pourtant elle essayait d'envelopper « le triumvirat » dans un vague soupçon. Elle tira parti de l'équipée de Momoro, de l'imprudence ou de l'excès de zèle de quelques autres commissaires du pouvoir exécutif et de la Commune pour fulminer contre eux, pour les dénoncer (c'est l'expression même du journal de Brissot), comme des tocsins ambulants. Massacres de septembre, vols de bijoux, vols du garde-meuble, loi agraire, elle faisait de tout cela un mélange effrayant et trouble, pour affoler la province, pour l'animer contre Paris et contre les élus de Paris, pour inquiéter les députés de la Convention en route vers la capitale et pour obtenir d'emblée, de leur esprit prévenu, des mesures de défiance et de rigueur contre Paris et sa représentation.

Détestable politique, factice et artificieuse. Roland, dès le 18, sous prétexte que la garde nationale de Paris n'avait pas su préserver du vol le garde-meuble, concluait étrangement « qu'il fallait à l'Assemblée nationale une force armée, continuellement à sa réquisition et capable, par sa constance et son activité, de maintenir à l'abri de toute atteinte et les représentants de la Nation et son trésor et ses archives et ses enfants ». C'est l'idée de la garde conventionnelle départementale qui perce ; tout le plan de bataille de la Gironde, puéril et âpre, était dressé avant même que la Convention se réunît ; et Marat exaspéré, se contenant à peine malgré les avis de modération et de prudence qui lui étaient donnés de toutes parts, semblait prêt à faire malgré lui, par la violence de ses propos, le jeu des Girondins. Il s'écriait le jeudi 20 septembre, c'est-à-dire le jour même où la Convention vérifiait les pouvoirs de ses membres : « Frères et amis, n'oubliez jamais que la municipalité provisoire qu'ils s'efforcent d'anéantir a sauvé la Patrie depuis le 9 août et qu'elle peut la sauver encore. N'oubliez jamais que son Comité de surveillance, qu'ils s'efforcent de rendre odieux, veille jour et nuit au salut public. N'oubliez jamais que vous seriez déjà égorgés par les conspirateurs s'il ne s'assurait des malveillants, des traîtres, des contre-révolutionnaires connus.

« Songez que pour vous garantir de leurs attentats et les mettre dans l'impuissance de machiner, il faut, dans la crise actuelle, une maison d'arrêt où soient enfermés les malveillants et les ennemis de la patrie, jusqu'à ce que la liberté soit assurée. Demandez vous-mêmes cette maison à la Commune et pressez-la d'en choisir une sûre et commode où ils vivront à leurs dépens. C'est assurément la plus douce des mesures à prendre contre eux que de les traiter de la sorte. »

Et, le 21 septembre, c'est-à-dire le jour de la première séance effective de la Convention, Marat, après avoir raillé assez agréablement Pétion : « Pétion est un bon homme, un homme probe j'en conviens ; il figurerait à merveille dans une place de juge de paix, d'arbitre, de caissier municipal, de receveur de collège, de receveur de district ; mais il a des yeux qui ne voient rien, des oreilles qui n'entendent rien, une tête qui ne réfléchit sur rien, » termine par ces paroles graves et faciles à exploiter contre lui :

« Une seule réflexion m'accable, c'est que tous mes efforts pour sauver le peuple n'aboutiront à rien, sans une nouvelle insurrection. A voir la trempe de la plupart des députés à la Convention nationale, je désespère du salut public. Si dans les huit premières séances toutes les bases de la Constitution ne sont pas posées, n'attendez plus rien de ces représentants. Vous êtes anéantis pour toujours, cinquante ans d'anarchie vous attendent, et vous n'en sortirez que par un dictateur vrai patriote et homme d'Etat. Ô peuple babillard, si tu savais agir ! »

Ainsi, le sourd retentissement de l'orage qui se développait depuis plus d'un mois faisait vibrer, si je puis dire, la porte de la Convention. Sur le seuil même de la grande Assemblée, les partis révolutionnaires en lutte continuent les défis, les menaces qu'ils échangent depuis le 10 août.

 

 

 



[1] Momoro, chargé de réquisitionner les subsistances pour l'armée, avait voulu simplement poser un principe général pour légitimer ces réquisitions. Il se préoccupait peu de théorie et il ne prévoyait pas quel parti les Girondins allaient tirer de sa déclaration. — A. M.