LE PARTI CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE Malgré
leurs divisions, les partis révolutionnaires avaient un souci commun.
Robespierristes et girondins étaient également intéressés à faire consacrer
par le pays la Révolution du 10 août, à écarter la coalition
contre-révolutionnaire des royalistes, des prêtres et des Feuillants.
D'ailleurs l'ébranlement de la lutte engagée entre Robespierre et Brissot ne
s'était pas encore communiqué à la France. Après
le 20 juin, après le 10 août, une seule question se posait pour l'immense
majorité des citoyens : Faut-il rétrograder, remettre le roi en liberté et
lui restituer une partie au moins de son pouvoir ? Ou faut-il en finir avec
la monarchie, la mettre décidément hors d'état de trahir et de nuire ? La
contre-Révolution n'osa pas, en bien des points, affronter la lutte ; les
coups vigoureux frappés par le peuple au 20 juin et au 10 août avaient
retenti au plus profond du pays, et la force populaire avait effraye ceux
qu'elle n'avait pas entraînés. En
Vendée, par exemple, où l'ancien maire Delouche, le ci-devant noble Baudry
d'Asson avaient soulevé les paysans en juillet 1792 l'assaut de la
contre-Révolution sur Bressuire venait d'être repoussé ; tous les patriotes
étaient en armes et les paysans contre-révolutionnaires n'osèrent pas, à la
fin d'août, se rendre aux assemblées primaires. Ils n'osèrent pas participer
à l'assemblée électorale qui se tint à la Châtaigneraie le 2 septembre. Les
prêtres réfractaires leur interdisaient d'ailleurs, comme une complaisance au
démon, toute participation à la légalité révolutionnaire. Ainsi, aux
élections vendéennes, la contre-Révolution ne pouvait pas faire sentir toute
sa force. Elle essaya pourtant, par ruse, de dessaisir les députés à la
Législative, Goupilleau surtout, qu'elle détestait particulièrement, de tout
mandat nouveau. Elle répandit le bruit que la Législative continuerait à
siéger en même temps que la Convention, qui ne s'occuperait absolument que du
problème constitutionnel. Les députés à la Législative ne pouvaient donc pas
être élus à la Convention. H fallut démentir officiellement ce faux bruit. En bien
des régions de France, royalistes et Feuillants s'entendaient pour semer la
panique. La religion était détruite, la France était lancée dans l'inconnu ;
elle ne sortait plus des révolutions ; après le 14 juillet, le 5 octobre,
puis la crise de Varennes et une première suspension du roi, puis le 20 juin,
puis le 10 août. Une agitation menait à une agitation et l'abîme ouvrait sur
l'abîme. Un défi
imprudent avait été lancé à l'Europe et, pour délivrer le roi captif, pour
sauver ou pour venger le roi martyr, les armées et les peuples allaient
fondre sur nous. Déjà Longwy était tombé, Verdun et Thionville étaient
investis. Que de sang ! Que de larmes ! Que de fatigues ! Que de périls, et
aussi que de ruines ! Le crédit de l'assignat baissait, et cette baisse de
l'assignat haussait le prix des denrées. On commençait à taxer le blé.
Bientôt c'est à la propriété qu'on s'attaquerait. C'est aux propriétaires
qu'on demanderait par la confiscation de leurs terres le moyen de soutenir
une lutte gigantesque et insensée et la terre ainsi confisquée serait ou
vendue à vil prix ou partagée entre les gueux, les fainéants, les
incendiaires. Après le noble le prêtre, après le prêtre le riche bourgeois,
après le riche bourgeois le cultivateur maître de son domaine ; la
bourgeoisie rejoindrait bientôt au fond du gouffre noblesse et clergé et la
loi agraire, suite inévitable de la République que l'on préparait, achèverait
de passer sur tout le niveau. C'est à
coup sûr une bonne fortune pour la Révolution que les événements du 2 et du 3
septembre n'aient été connus dans la plupart des régions que lorsque les
députés à la Convention étaient déjà nommés, ou que tout au moins le
mouvement des électeurs dans le sens révolutionnaire était déjà énergiquement
prononcé. Connus et commentés plus tôt, ils n'auraient sans doute pas changé
le sens général des élections, mais ils auraient peut-être, en plus d'un
point, jeté un grand trouble et amorti d'un poids secret de réaction et
d'inquiétude l'élan révolutionnaire et national. ROUEN Il s'en
faut que le parti de la Révolution l'ait emporté partout sans difficulté et
sans résistance. Je viens de noter d'après Chassin la dangereuse tactique des
contre-révolutionnaires de Vendée. A Rouen, la concentration des forces
d'ancien régime et de la haute bourgeoisie industrielle, feuillantine et
modérée, semblait redoutable. Je lis, par exemple, dans le Patriote français
du 3 septembre, cette curieuse lettre de Rouen : « J'ai
le plaisir de vous annoncer que la paix est dans nos murs, mais pas pour
longtemps ; les Feuillantins de la Cour abondent ici en foule et sont
appuyés par tous les corps constitués ; les Jacobins y sont indignement
traités ; les portefaix, les domestiques des seigneurs, les chevaliers du
poignard doivent voter aux assemblées primaires et en écarter tous les
patriotes. Les ouvriers de nos manufactures ont reçu des étrennes ad hoc et
sont menacés d'être sans ouvrage s'ils ne nomment pas ceux que nos négociants
leur désigneront. Des départementaires (membres de l'administration du
département) et
gens de loi battent les campagnes pour accaparer les suffrages, disent mille
horreurs de l'Assemblée nationale. Le Havre, Dieppe, Caudebec sont dans les
mêmes principes que Rouen. » C'était
une alarme excessive, car aucun des candidats redoutés par le correspondant
de Brissot ne fut élu, et les « patriotes » l'emportèrent. Mais il est
certain que dans la Nation appelée pour la première fois au suffrage
universel et dans le peuple même il y avait bien des éléments de réaction, et
l'influence combinée des hommes d'ancien régime et de la grande bourgeoisie
modérée aurait pu entraîner même une partie du prolétariat ignorant et
misérable. MONTAUBAN A
Montauban, ce n'est pas sans lutte que les démocrates, les révolutionnaires
l'emportent. Jeanbon Saint-André, l'âpre et souple pasteur protestant, dont
M. Lévy-Schneider a fouillé l'œuvre et la vie en un livre tout à fait
remarquable, avait groupé autour de lui les éléments révolutionnaires. La
riche bourgeoisie calviniste avait d'abord adhéré pleinement à la Révolution.
Comme toute la bourgeoisie industrielle et possédante, elle y trouvait une
garantie de développement. Et, en outre, c'était pour elle la sécurité de la
foi, l'autonomie de la conscience enfin conquise. A Montauban surtout, la
violence du fanatisme catholique aviva, dans l'année 1790 et une partie de
l'année 1791, les sentiments révolutionnaires de la bourgeoisie. Mais, quand
elle fut enfin assurée de la liberté, quand la puissance oppressive de
l'Eglise catholique lui parut définitivement ruinée, elle désira le repos
dans la Constitution de 1791 et elle s'inquiéta de l'ébranlement républicain
qui suivit la fuite de Varennes ; elle s'inquiéta des revendications
démocratiques du peuple ouvrier réclamant pour tout homme le droit de vote,
la vie politique. Dans le club des Jacobins où elle dominait, Jeanbon
Saint-André, de plus en plus épris de démocratie, ne tarda pas à heurter, à
effrayer l'oligarchie bourgeoise. Il
s'écria un jour, pour revendiquer l'égalité des droits politiques : « Un
foulon vaut bien un fabricant. » La bourgeoisie fit le vide. Mais les
artisans, les ouvriers, surtout les ouvriers protestants, en qui l'esprit
révolutionnaire avait une sorte d'exaltation mystique, affluèrent aux prêches
démocratiques de Jeanbon Saint-André. Contre toutes les forces modérées et
feuillantines, il ne fut élu à la Convention qu'assez péniblement. LES INTÉRÊTS Mais,
malgré tout, dans l'ensemble du pays, le mouvement de la Révolution fut à peu
près irrésistible. J'ai déjà dit combien les décrets de la Législative
relatifs aux droits féodaux le secondaient De plus, à ce moment, la vente des
biens d'Eglise était presque terminée. Nombreuses en toute commune étaient
les familles irrémédiablement compromises et qui perdaient tout, la
propriété, peut-être la vie, si la Révolution succombait. Même en
Vendée, presque tout le domaine de l'Eglise avait été absorbé à la fin de
1792. Dans le district de Fontenay, les biens étaient évalués à 12.577.000
livres ; il en avait été vendu à la date du 1er septembre 1792 plus de dix
millions de livres. Dans tout le département de la Vendée, les biens mis en
vente étaient évalués à 28.273.344 livres ; à la date du 1er septembre 1792,
il en avait été vendu pour 23.811.186 livres. Ainsi, partout, même dans les
régions les plus réfractaires, c'est par des racines multipliées que la
Révolution tenait au sol ; toutes ces influences de propriété révolutionnaire
agissaient puissamment dans les assemblées primaires et dans les assemblées
électorales. Mais
trois grandes forces immédiates décidaient les esprits. D'abord le pouvoir
révolutionnaire institué par l'Assemblée après le 10 août, le Conseil
exécutif provisoire, était le seul pouvoir de fait. Il était le gouvernement.
Et tenter un retour vers la monarchie, ce n'était pas seulement compromettre
toutes les conquêtes de la Révolution, c'était aller vers l'anarchie.
L'instinct de l'ordre s'unissait aux grands intérêts révolutionnaires pour
grouper le peuple de France autour du pouvoir nouveau. Et celui-ci ne
craignait pas, dans ses rapports avec les assemblées électorales, de faire
office de conseiller et acte de gouvernement. LE MANIFESTE DU CONSEIL EXÉCUTIF Le
Conseil exécutif provisoire rédigea, le 15 août, un manifeste et il l'adressa
aux électeurs rassemblés. Partout il en fut donné lecture au cours même de
l'élection. Lecture fut donnée aussi aux assemblées électorales de l'exposé
des motifs, rédigé par Condorcet, et par lequel la Législative expliquait la
Révolution du 10 août. Les pièces trouvées aux Tuileries et qui démontraient
la longue fourberie du roi subventionnant sur la liste civile les ennemis de
la Révolution produisirent un grand effet. Enfin
et surtout, dans l'ensemble de la France, l'union des partis révolutionnaires
fut à peu près complète. La division entre robespierristes ou maratistes et
girondins, si âpre à Paris, ne s'était guère encore propagée en province. De
loin, Vergniaud et Robespierre apparaissaient au peuple comme des alliés,
travaillant à la même œuvre par des moyens à peine différents. La circulaire
électorale des Jacobins, qui ne faisait qu'un bloc de tous les députés qui
avaient voté contre La Fayette, contribuait à cette entente. En
réalité, c'est la journée du 10 août qui était mise aux voix et, quelles que
fussent les préférences secrètes des électeurs pour Brissot ou pour
Robespierre ou pour Danton, ils donnaient tous la même réponse. Les hommes
qui tout à l'heure se combattront âprement sont élus par la même assemblée
électorale, dans le même esprit et pour le même dessein. L'ÉLECTION DE BUZOT M.
Montier, dans son étude sur Robert Lindet, note exactement cet état d'esprit
pour le département de l'Eure : « Buzot fut élu président de l'assemblée
électorale par 329 voix sur 565 votants, et Du Roy, juge au tribunal civil de
Bernay, secrétaire. Les élections se firent sur la question de la journée du
10 août ; tous les élus. à quelque nuance d'opinion' qu'ils appartinssent,
étaient d'avis de prononcer la déchéance du roi. Buzot fut élu le premier
député par 449 suffrages ; vinrent ensuite Robert-Thomas Lindet, évêque
d'Evreux, avec 407 suffrages ; puis Robert Lindet, son frère, député sortant
de la Législative, avec 532 voix. Furent enfin élus : Du Roy, avocat (de Bernay), Richou (des Andelys) ; Lemaréchal (de Rugies) ; Topsent (de Quillebœuf) ; Bouillerot, receveur du
district de Bernay ; puis Vallée, Savary et Dubusc, nommés suppléants et qui
furent proclamés députés par Buzot sans nouveau scrutin, en remplacement de
Albitte, Carra et Brissot, nommés et acceptant dans d'autres départements. « Il
est donc difficile de déclarer que les élections de l'Eure furent girondines.
En fait, elles étaient foncièrement hostiles à la royauté et animées d'un
souffle nettement républicain. Ce n'est qu'au cours d'événements ultérieurs
que nous voyons une scission profonde se faire dans la députation de l'Eure ;
R. Lindet, Th. Lindet, Du Roy, Bouillerot, se grouper avec les Montagnards,
tandis que, sous la direction de Buzot, Vallée, Savary, Richou, Lemaréchal et
Topsent, se rangeront, timidement d'ailleurs, du côté de la Gironde, et
siégeront plus ordinairement, après la disparition de Buzot, parmi les
indécis du Marais. » 11 y
avait déjà, à coup sûr, chez les uns et chez les autres, bien des
arrière-pensées. Buzot était trop informé des choses de la politique, trop
lié de cœur et d'esprit à la Gironde, pour ignorer ce qui se passait à Paris
et quelles haines y déchiraient depuis des mois le parti de la Révolution. Il
n'aurait pas pris dès les premières séances de la Convention une attitude
aussi nettement violente si dès longtemps déjà son sentiment n'eût été formé
et exaspéré. Il a toujours prétendu, il est vrai, qu'il n'avait pas connu à
temps les massacres de septembre et leur vrai sens, pour agir utilement sur
l'assemblée électorale et la mettre en garde contre les prétentions
dominatrices et anarchiques de Paris. Il le dit à deux reprises dans ses
Mémoires, écrits à la fin de 1793 et en 1794, pendant que, proscrit, il se
cachait pour échapper à la mort. « Après
avoir présidé toutes les assemblées électorales, je fus élu premier député du
département de l'Eure à la Convention nationale. Je puis dire que je ne
désirais pas cet honneur ; j'étais heureux, tranquille, honoré chez moi. Je
n'avais pas encore tous les détails de la journée du 2 septembre, je ne
connaissais pas bien la situation de Paris, je ne pouvais pas calculer encore
où l'on pourrait nous conduire, mais un pressentiment dont je ne pouvais me
défendre, sur quelques faits qui étaient parvenus à ma connaissance,
m'avertissait des nouveaux dangers que j'allais courir, et des malheurs que
mon inflexible probité allait m'attirer. Mais pouvais-je refuser ce
nouveau sacrifice de moi-même à mon pays ? » Ainsi
Buzot ne conteste pas qu'il fut renseigné sur les événements de Paris, sur la
rivalité croissante de la Gironde et de Robespierre ; il pressentait même que
la Gironde allait ouvrir une crise redoutable par la lutte contre Paris, mais
il se plaint de n'avoir pu, dès les élections, engager le combat par un
commentaire passionné des journées de septembre. En un autre passage, il
reproche nettement à ses amis girondins de n'avoir pas averti le pays avec
une suffisante netteté, au moment même où l'avertissement aurait pu être le
plus utile, c'est-à-dire pendant la période électorale. « Il
faut en convenir, écrit-il, les premiers torts sont aux journalistes du
temps, aux députés surtout de l'Assemblée législative qui n'instruisirent
leurs départements ni de l'état où se trouvait l'Assemblée, ni de l'état de
la ville de Paris. Les plus courageux d'entre eux ne s'occupèrent que du soin
de pallier les fautes, d'excuser les écarts, de cacher les excès et les
crimes. S'ils eussent fait parvenir la vérité jusqu'à nous, s'ils eussent
osé la dire aux assemblées électorales, la France était sauvée, avec la
liberté, la paix, le bonheur. Une seule résolution prise dans les assemblées
électorales eût suffi pour opérer cela. Il ne fallait qu'enjoindre aux
députés de se réunir ailleurs que dans Paris, et Marat, Danton, Robespierre,
avec leurs associés n'entraient point dans le sein de la Convention nationale
; on ne prévit rien, la Convention vint à Paris et tout fut perdu. » Etrange
aberration de cette âme orgueilleuse, débile au fond et aigre ! Il déplore en
somme qu'aux élections n'ait point été donné le signal de la lutte contre
Paris. Il oublie qu'au moment où la Révolution avait à lutter contre la
royauté captive, mais qui gardait encore un grand nom, et contre l'étranger
envahisseur, elle ne pouvait, sans se perdre, déclarer la guerre à Paris. Quelle
n'eût pas été la stupeur du pays, quel n'eût pas été son désarroi si, au lieu
de se prononcer entre la royauté et la Nation, il avait eu à se prononcer
entre Brissot et Robespierre, entre Roland et Danton ! C'est l'esprit de
coterie et de secte porté jusqu'à la folie. Heureusement
pour la Révolution, et pour la France, la Gironde n'eut ni assez de temps, ni
assez de décision pour jeter les événements de septembre dans la bataille
électorale. Quoi ! à l'heure où la conscience révolutionnaire avait besoin de
haute sérénité, d'unité et d'élan, il aurait fallu la bouleverser et la
diviser contre elle-même ! Il aurait fallu lui proposer l'énigme des journées
de septembre, où la responsabilité des partis et des hommes est presque
indéchiffrable, au lieu de proposer la grande et claire question de la
République et de la liberté ! Encore une fois, c'eut été un crime. Buzot va
si loin en son fanatisme girondin et provincial qu'il ne se borne pas à
décapitaliser Paris. Il ne se borne pas à regretter que la Convention y ait
siégé. Il ne se borne pas à insister là-dessus par une note d'une vulgarité
brutale. « Si,
dans les élections, on eût connu au vrai l'état de la ville de Paris, la
France était sauvée. Jamais la Convention n'aurait tenu ses séances dans cet
endroit-là. » Non, il
indique encore que la Convention, réunie hors de Paris, aurait fermé ses
portes à Danton, à Robespierre, à Marat, aux élus de Paris, condamnés sans
doute pour meurtre, anarchie ou dictature. Paris hors la loi ! Paris anéanti
politiquement ! Voilà le rêve insensé dont Buzot regrette de n'avoir pu
préparer, pendant les opérations électorales, la réalisation. Et ce n'est
point là le propos désespéré d'un vaincu, l'imaginaire et rétrospective
revanche d'un proscrit. Dès son arrivée à la Convention, dès le 24 septembre
1792, il tint à la tribune le même langage, il exprima, au sujet des
élections, le même regret : «
Etranger aux révolutions de Paris, je suis arrivé dans la conviction que je
retrouverais ici mon âme indépendante et que rien ne me ferait sortir de la
voie que je m'étais tracée. Cependant des bruits défavorables, l'histoire des
scènes de sang m'avaient aliéné. Et si ces scènes avaient été retracées au
fond de nos provinces dans leur terrible réalité, peut-être, législateurs,
nos assemblées électorales vous auraient commandé d'aller siéger ailleurs.
» Quel
étrange langage : les révolutions de Paris, comme si elles avaient eu
un caractère local, comme si le 14 juillet et le 10 août n'avaient été que
des événements parisiens ! Mais ces regrets mêmes de Buzot, et les reproches
qu'il adresse à ses amis, aux journalistes, c'est-à-dire à Brissot, à Carra,
à Condorcet, aux députés, c'est-à-dire à Vergniaud et à la Commission des
Douze, démontrent que les dirigeants de la Gironde ne mêlèrent pas les
journées de septembre aux élections. Ainsi l'élan révolutionnaire ne fut pas
brisé. Ainsi le parti révolutionnaire put opposer sa force d'unité encore
intacte à tous les ennemis de la Révolution du 10 août, aux royalistes et aux
Feuillants. Et
Buzot lui-même, quoiqu'il fût en somme averti des événements, garda le
silence. Il n'osa pas rompre l'unité morale qui, en cette heure vraiment
décisive où la Convention naissait, sauva la liberté et la patrie[1]. LES SUCCÈS ÉLECTORAUX DE LA GIRONDE Ce
n'est pas que les deux partis n'aient cherché à tourner à leur profit les
élections. De nombreux envoyés de la Commune de Paris propageaient dans les
provinces le nom de Robespierre et le louaient. Mais souvent leur exaltation
même, leurs déclarations ambiguës ou inquiétantes sur la propriété
desservaient leur cause. Les Girondins avaient, dans l'ensemble du pays, une
grande avance. La popularité de Roland, qui avait tenu au roi un ferme
langage, et qui, après le 10 août, était rentré en vainqueur au ministère,
était encore intacte dans les départements et elle se communiquait aux
candidatures girondines. Peut-être
à ce moment Robespierre regretta-t-il de s'être exclu lui-même, par la loi
d'inéligibilité, de la Législative ; il éprouva sans doute qu'il avait laissé
à des rivaux tout, l'éclat du pouvoir, et les principaux moyens d'action.
C'est Vergniaud qui présidait la Commission des Douze, qui avait proposé les
décrets décisifs. C'est donc la Gironde qui de loin résumait pour le pays les
grandes forces révolutionnaires. L'habileté fut grande aussi, de la part de Roland,
d'envoyer, aux assemblées électorales, la justification du 10 août qu'au nom
de la Législative l'illustre Condorcet, le philosophe ami de la Gironde,
attaqué par Robespierre et glorifié par Brissot, avait rédigée. La pensée de
la Gironde semblait ainsi se confondre avec la pensée de la Révolution. Et
c'est elle qui semblait marquer de son sceau les grandes choses accomplies.
Salaire démesuré sans doute, mais équitable en principe, des hommes qui
acceptent les responsabilités directes de l'action. Les Girondins, par leurs
journaux très influents encore, par une correspondance très étendue,
suscitaient ou appuyaient ou combattaient les candidatures. Le journal de
Brissot suit les élections jour par jour et avec une attention passionnée.
Dès le 6 septembre, il commence à publier les résultats : il dit dans son
numéro du 7 : « On n'a point encore de nouvelles des départements du Midi :
on espère voir parmi les députés, les hommes qui ont si bien défendu la
liberté ; les calomnies vomies contre eux par d'infâmes crapauds,
n'altéreront pas sans doute l'estime du public. » Il
complète, à l'occasion, les listes de candidats dressées par la Gironde : «
Nous avons omis, écrit-il le 9 septembre, de placer dans la liste de ces
candidats un des hommes qui a le plus de titres pour concourir à l'exécution
d'une constitution philosophique ; c'est P. Bonneville, auteur de plusieurs
écrits philosophiques et politiques. Je le recommande surtout aux électeurs
des départements. Il n'a aucun titre pour les intrigants de Paris. Nous
recommandons pour la même raison le patriote Réal. » Le 10
septembre, la Gironde considère la victoire comme certaine, elle se croit
assurée d'une majorité qui ne sera ni feuillantine ni robespierriste. Le
Patriote Français écrit : « On commence à concevoir ici les plus hautes
espérances de la prochaine assemblée d'après les bons choix faits dans les
départements. » Et il
note avec complaisance les élections multiples de plusieurs girondins,
notamment de ceux qui dirigent les journaux du parti. A l'extrême-gauche,
Robespierre seul est élu deux fois ; à Paris, et dans son département
d'origine, le Pas-de-Calais. Danton, Marat, ne sont élus qu'à Paris. Au
contraire, les journalistes girondins bénéficient d'élections multiples qui
attestent la popularité et l'influence de leurs feuilles. Gorsas est élu dans
l'Orne et en Seine-et-Oise ; Brissot est élu dans l'Eure, le Loiret et
l'Eure-et-Loir ; Condorcet est élu dans l'Aisne et dans la Gironde. Carra est
élu en Saône-et-Loire, dans les Bouches-du-Rhône, dans la Charente, l'Eure,
le Loir-et-Cher, l'Orne, la Somme. Le Girondin, qui a donné au drapeau rouge
son symbolisme révolutionnaire, a eu, comme on voit, une heure de large
popularité. Ainsi
la Gironde ne craignait pas, pendant' la période électorale, de faire
allusion aux luttes aiguës qui commençaient à déchirer la Révolution. Elle
mettait les électeurs des départements en garde contre les calomnies des «
brigands », c'est-à-dire des amis de Robespierre et des émissaires de la
Commune. Elle n'hésitait pas à opposer les départements à Paris. Mais je
répète que, dans les départements, ces bruits de guerre entre
révolutionnaires ne trouvaient encore qu'un écho léger. Les électeurs,
soulevés au-dessus d'eux-mêmes par la grandeur des événements et du péril, se
demandaient surtout quel gouvernement ils donneraient à la patrie, quels
obstacles ils opposeraient aux despotes étrangers. Ils apprenaient avec
quelque étonnement que quelques-uns des amis de la Révolution étaient en
querelle. MARSEILLE A
Marseille même et dans le Midi provençal où les passions étaient si
véhémentes, les esprits si éveillés et si informés, le peuple révolutionnaire
ignorait les divisions profondes de Paris. Dans le récit si animé laissé par
Barbaroux de la période électorale dans les Bouches-du-Rhône, on saisit à
merveille ce prodigieux mélange d'effervescence et de candeur qui
caractérisait alors le peuple révolutionnaire de la grande cité et de tous
les municipes ardents qui brûlaient autour d'elle comme des foyers secondaires
autour du grand foyer. Qu'on n'oublie pas que Barbaroux est passionnément
girondin et qu'au moment où il trace les lignes qu'on va lire, il est
proscrit. Qu'on n'oublie pas qu'à peine élu à la Convention, il fut désavoué,
dans sa campagne systématique contre Robespierre, par beaucoup de ceux qui
l'avaient élu ; et il se peut qu'il ait, par représailles, donné au mouvement
de démocratie extrême qui s'annonçait dès lors à Marseille, des couleurs
maratistes trop marquées. Mais, ce que je veux noter, c'est qu'à ce moment la
flamme si active de la Révolution marseillaise ne se laisse pas diviser. Pour
les démocrates du Midi, la querelle de Robespierre et de la Gironde est
encore une nouveauté ; et ils s'informent auprès de Barbaroux avec une sorte
d'innocence. Barbaroux, même proscrit, même à travers les ombres de la mort
qui l'enveloppent, semble réchauffé encore et comme enivré par ce prodigieux
rayon de vie, par ces souvenirs éclatants et chauds. Le triste et fier Buzot
n'avait point gardé de ces éblouissements. Quand Barbaroux revint à Marseille
après le 10 août, pour diriger dans l'intérêt de la Gironde le mouvement
électoral, il sembla à tous les démocrates de Marseille qu'il portait en lui
l'âme de feu de la Révolution, la vive lumière de la République espérée. « La
nouvelle de mon arrivée s'étant répandue, les meilleurs patriotes accoururent
pour m'embrasser. Ma maison était entourée et remplie de citoyens. On amena
un corps de musique. On chanta des chansons provençales, qu'on avait faites
en mon honneur, et l'hymne des Marseillais. Les mêmes témoignages furent
prodigués à Rebecqui. Je me souviens toujours avec attendrissement qu'au
dernier couplet de l'hymne, lorsqu'on chante : Amour
sacré de la patrie, Soutiens,
conduis nos bras vengeurs ; Liberté,
liberté chérie, Combats
avec tes défenseurs ; tous
les citoyens se mirent à genoux dans la maison et dans la rue. J'étais alors
sur une chaise où l'on me retint. Dieu ! Quel spectacle ! des larmes
coulèrent de mes yeux. Si je fus pour eux en ce moment comme la statue de la
liberté, je puis m'honorer au moins de l'avoir défendue de tout mon
courage... « Il
s'en fallait de beaucoup que la ville ne renfermât que des patriotes
semblables à ceux-ci. Une bande de scélérats, vomis des maisons de débauche,
dominait Marseille par la terreur. Il n'y avait pour eux ni lois ni
magistrats... forts du silence du maire... et du délire du peuple toujours
prompt à frapper ceux qu'on lui désigne comme ses ennemis, ils pendaient sans
obstacle les hommes qui leur déplaisaient et profitaient de la consternation
publique pour rançonner les riches. Dès que nous connûmes ces horreurs, nous
songeâmes, Rebecqui et moi, au moyen de les réprimer. Mais, il faut le dire,
il n'y avait ni assez de courage dans les hommes de bien, ni assez de vertu
dans les corps administratifs pour qu'on pût attaquer de front les brigands.
» C'est en instituant un tribunal révolutionnaire que Barbaroux et Rebecqui
purent régler et tempérer le mouvement... Des commissaires à l'Assemblée
législative avaient fait arrêter, sur des soupçons très vagues, des citoyens
dans les départements voisins de Marseille, où on les avait conduits. Ils
eussent été massacrés sans ce tribunal ; mais leur conduite, mieux examinée,
n'offrit rien qui ne fût honnête ; et le peuple, en leur apportant des
couronnes de lauriers, confirma le jugement qui les avait absous. » La colère
et la méfiance révolutionnaires du peuple de Marseille n'allaient donc point
jusqu'à la frénésie : mais, qui ne voit qu'avec cette ardeur de passion il
semblait tout prêt à entrer dans la politique de Robespierre et d^ Marat ? Du
reste, chose curieuse, Barbaroux lui-même, mêlé à Paris depuis quelques mois
à tout le mouvement révolutionnaire, avait fréquenté Marat ; et il avait été
sur le point de l'emmener à Marseille quelques jours avant le 10 août, quand
Marat désespérait de la Révolution et de lui-même. Barbaroux s'en explique
avec quelque embarras : « Un
affidé de Marat me conduisit dans un café de la Grève et, de là, chez une
femme où la conférence (avec Marat) eut lieu à neuf heures du soir. II
m'engagea surtout à le conduire à Marseille ; il se travestirait, me dit-il,
en jockey ; je ne promis rien, je craignais trop de faire un mauvais cadeau à
mon pays. Cependant, croyant que sa douleur dérangerait davantage sa tête, je
lui donnai quelque consolation. Je pensais alors que ses discours
sanguinaires étaient le délire de son esprit et non l'épanchement de son âme
atroce. Je n'ai bien connu Marat que lorsque j'ai vu signée de lui la lettre
par laquelle le Comité de salut public de la Commune de Paris engageait
toutes les municipalités de France à imiter les massacres du 2 septembre. » On
comprend l'effort de Barbaroux pour se défendre de toute complaisance pour
Marat. Accuser Robespierre de dictature et avoir été le confident de l'homme
qui réclamait sans cesse une dictature révolutionnaire, mener avec la Gironde
toute la campagne forcenée contre les « massacreurs » de septembre et avoir
été l'ami de celui qui les conseilla, la contradiction est un peu violente.
Barbaroux allègue en vain que la circulaire du 3 septembre lui ouvrit les
yeux pour la première fois. Marat était depuis longtemps dans la Révolution
le théoricien connu du meurtre systématique. La vérité évidente est que
Barbaroux, avec sa facilité et sa vivacité d'expressions, n'avait pas résisté
à l'attrait du grand nom étrange et redoutable de Marat et il n'avait été mis
en garde contre lui par aucune répugnance intime et profonde. Marat, dans une
note de son numéro du 9 octobre, confirme cette sorte de liaison passagère
avec Barbaroux : «
Malgré leurs insultes, je n'en veux à aucun de ces messieurs personnellement,
pas même à Rebecqui dont le ton est si acrimonieux. J'ai eu des liaisons
particulières avec Barbaroux, dans un temps où il n'était pas tourmenté de la
rage de jouer un rôle ; c'était un bon jeune homme qui aimait à s'instruire
auprès de moi. » Pas plus qu'à Barbaroux lui-même, la figure de Marat et
quelques-unes de ses pensées n'auraient fait peur à la démocratie
marseillaise. Aussi bien, Barbaroux lui-même nous apprend, dans l'analyse
très sévère qu'il fait de l'Assemblée électorale des Bouches-du-Rhône tenue à
Avignon, qu'elle applaudit aux massacres de septembre. « Qu'on
se représente une réunion de neuf cents personnes, en général peu instruites,
n'écoutant qu'avec peine les gelas modérés, s'abandonnant aux effervescents
et ; dans cette assemblée, une foule d'hommes avides d'argent et de places,
dénonciateurs éternels, supposant des troubles ou les exagérant, pour se
faire donner de lucratives commissions ; des intrigants habiles à semer la
calomnie, de petits esprits soupçonneux, quelques hommes vertueux, mais sans
lumières ; quelques gens éclairés, mais sans courage ; beaucoup de patriotes,
mais sans mesure, sans philosophie ; tel était le corps électoral du
département des Bouches-du-Rhône. Un trait le peindra mieux que ce tableau
très imparfait. A la nouvelle des massacres du 2 septembre il fit retentir
la salle de ses applaudissements. Cependant je parvins à diriger cette
assemblée ; mais, je dois le dire, c'est par l'ascendant immense que me
donnait l'honorable opinion de Marseille. » Voilà
donc un peuple effervescent et excitable, prêt à aller dans l'action
révolutionnaire jusqu'à la politique maratiste. Or, ce même peuple, cette
même assemblée n'ont point d'opinion sur Robespierre et c'est de Barbaroux
qu'ils la reçoivent : « Le hasard me fournit, dans les dernières
séances, l'occasion d'énoncer des vérités trop rapidement oubliées. Un
Marseillais écrivit de Paris contre Robespierre à la société de Marseille. La
société incertaine s'en remit à mon opinion, et me chargea de lui dire ce que
je pensais de cet homme. La lettre adressée au président du club électoral
fut lue par les secrétaires, et l'Assemblée exigea que je lui manifestasse
l'opinion dont je ferais part au club. Je ne balançai pas ; je rapportai les
tentatives faites par Robespierre auprès de Rebecqui, de Pierre Baille et de
moi, pour s'élever à la dictature par les Marseillais. (C'est l'accusation
fort téméraire que Barbaroux portera bientôt devant la Convention).
Pouvait-on croire qu'il ait cessé d'être tourmenté de cette ambition,
lorsqu'on voyait par les nouvelles publiques qu'à la tête de la Commune de
Paris, il tendait à dominer le Corps législatif ? Pourquoi ces essaims
nombreux de commissaires de Paris exerçant dans les départements une
domination sans bornes et vantant surtout Robespierre ? Pourquoi les
calomnies déjà semées partout contre la prochaine Convention et ces affiches
de Marat qui demande ouvertement un protecteur ? Était-ce donc pour un maitre,
ou pour la liberté, que les Marseillais avaient versé leur sang au 10 août ? Était-ce
pour l'égalité des droits entre les départements ou pour un gouvernement
municipal qui les soumettrait à Paris comme les provinces à Rome ? Ensuite,
je traçai le caractère de Robespierre, avide de vengeances, de domination et
de sang, et je prédis qu'il deviendrait le tyran de son pays, si la
Convention n'avait le courage de le frapper. Sans doute ce discours fit
impression, puisque, à l'instant, on résolut d'envoyer un bataillon pour
garder la Convention nationale. Ce bataillon fut levé et partit peu de jours
après les députés. » Ainsi,
presque au moment où Robespierre, à la Commune de Paris, calomniait
odieusement la Gironde en affirmant qu'elle voulait élever au trône le duc de
Brunswick, le jeune Barbaroux, forçant jusqu'à la calomnie les tendances des
hommes et les possibilités des événements, accusait Robespierre de vouloir,
par la Commune de Paris, fanatiser, asservir toute la France. Robespierre
animait mensongèrement contre la Gironde les sombres défiances du patriotisme
effrayé. La Gironde animait contre Robespierre la passion républicaine et la
fierté des villes du Midi. Fraternel échange de calomnies atroces sous le
grondement de l'invasion. Mais il est visible qu'à l'Assemblée électorale des
Bouches-du-Rhône il n'y a aucun parti-pris de secte, aucun esprit de faction.
Les 'Dèmes hommes, qui acclamaient, tout à l'heure, les massacres de
septembre, s'indignent maintenant contre les prétentions dictatoriales de la
Commune de Paris et ils s'en remettent à Barbaroux du soin de fixer leur
sentiment sur Robespierre. Barbaroux abusa de leur bonne foi au profit de ses
amitiés girondines. Il abusa aussi de leur confiance pour diriger les
élections plus qu'il ne convenait à l'expression sincère et libre de la
pensée populaire. « Les
élections étaient terminées. Pourquoi faut-il que nous ayons à nous
reprocher, Rebecqui et moi, de les avoir influencées ? Mais on cabalait pour
des êtres si méprisables, que nous crûmes devoir soutenir des candidatures
qui nous paraissaient mieux valoir. » Mais la
démocratie marseillaise n'avait pas livré son âme à une faction. Barbaroux
lui-même se hâte de dire : « Excepté
deux ou trois hommes dont la réputation n'avait pas besoin d'autre appui,
nous nous trompions cruellement sur tous les autres. » C'est
dire que plusieurs passèrent vite à la Montagne. Ainsi le peuple
révolutionnaire de Provence avait réservé sa liberté vivante pour le
mouvement ultérieur de la Révolution. Au
fond, malgré l'influence éclatante et superficielle de Barbaroux, ce n'était
pas une élection de secte et de faction que faisait l'Assemblée d'Avignon.
C'est un jet puissant de force révolutionnaire qui s'élance sous le soleil
ardent et les fugitifs et incertains reflets dont il se colore suivant la
marche du jour ne sont guère significatifs. Ce qui importe, c'est la force du
jaillissement, c'est l'exubérance de vie et de foi. Ainsi, dans les
Bouches-du-Rhône comme dans l'Eure, et malgré la présence active de deux
Girondins influents et passionnés, c'est toute la force nationale et
révolutionnaire qui se soulève d'un seul jet. C'est
un grand acte d'unité dans la liberté et la patrie qui s'accomplit. Contre la
royauté frappée le 10 août, contre les traîtres qui la soutiennent, contre
les Feuillants qui la servent et la ménagent, les électeurs des départements
donnent avec ensemble. Ils sont surtout sous le rayon d'influence de la
Gironde qui occupe les postes les plus éclatants et le premier plan du
pouvoir et de l'action ; mais ils n'ont pas dressé, si je puis dire, le
compte respectif des diverses factions révolutionnaires qui se disputent à
Paris. Ils sont pour toute la Révolution avec tous les révolutionnaires et
les questions qui divisent ne sont même pas sérieusement posées. Grande force
à cette date pour la Révolution ! PARIS A
Paris, au contraire, le peuple fait nettement un choix. Il écarte brutalement
tous les Girondins, tous ceux qui ont touché à la Gironde, Condorcet comme
Brissot. Il nomme Robespierre le premier, Danton, Collot d'Herbois,
Billaud-Varenne, Desmoulins, Marat, Panis, Sergent, Fabre d'Eglantine,
Robespierre le jeune et aussi le duc d'Orléans, devenu Philippe Egalité.
C'est donc, surtout si l'on peut dire, la Commune en tous ses éléments qui
est envoyée par Paris à la Convention. Est-il
vrai, comme les Girondins l'ont affirmé, que les élections parisiennes furent
faites sous la terreur ? Elles furent très passionnées. Les assemblées
électorales ne voulurent point voter en silence : elles exigèrent que les
diverses candidatures fussent publiquement débattues et ainsi les assemblées
d'élection se transformèrent en clubs orageux. Il est possible que la peur de
la Commune encore toute puissante eût détourné déjà des assemblées primaires
les citoyens qui n'allaient point dans son sens. Et il est probable aussi que
devant les Assemblées électorales il eût été malaisé aux candidats girondins
de s'expliquer et de se défendre. Le peuple leur reprochait violemment leurs
longues hésitations à frapper le roi et leur hostilité contre la Commune. Il
parait bien qu'ils n'affrontèrent pas l'orage. Et cela seul prouve que la
violence ne faussa pas l'élection. Car si la Gironde avait eu un point
d'appui à Paris dans le sentiment public, elle était assez organisée, assez
habile et assez secondée par le ministère de l'Intérieur, pour tenter la
bataille et déjouer les manœuvres terroristes d'une minorité mais elle
s'avoua vaincue presque sans combat. Je ne relève guère qu'une protestation
véhémente et mélodramatique de Guy Kersaint, mais dans le journal de Brissot
et non à la tribune électorale : « Les
anciens peignaient la calomnie un poignard à la main ; en effet, les
calomniateurs et les assassins sont frères. Calomnié aujourd'hui à la tribune
électorale, demain, je le sais, je puis être certain d'être immolé... Celui
qui m'accuse d'avoir voulu fonder le Feuillantisme sur les ruines des
Jacobins est un calomniateur ; celui qui m'accuse d'avoir changé d'opinion
sur la déchéance du roi, est un menteur... Je déclare que c'est porter
atteinte aux Droits de l'Homme que d'ouvrir une tribune publique où la
discussion sur les individus n'est cependant permise qu'à ceux qui ont un
intérêt immédiat à déprécier, à écarter des suffrages tout ce qui n'est pas
eux. » Vaine
protestation perdue dans la clameur populaire, et que la Gironde, d'ailleurs,
ne prodigua pas. Elle attendait amèrement sa revanche des départements. A
Paris, c'est Robespierre et Danton qui sont, si je puis dire, les grands
électeurs. Danton, auquel le journal de Prudhomme reproche lourdement sa
complaisance pour des artistes peu préparés au rôle du législateur,
intervient en faveur de Fabre d'Eglantine, le spirituel et ingénieux auteur
comique, et du grand peintre David. Danton voulait marquer son large sens de
la vie, et comment la forme révolutionnaire devait non abolir mais passionner
et soulever l'art. L'ÉLECTION DE MARAT Marat
ne fut pas élu sans résistance. Et c'est encore un signe que presque aussitôt
après les massacres de septembre une réaction contre le meurtre se
produisait. Le journal de Prudhomme, quoi qu'il cherchât à capter l'extrême
démocratie, le prend à partie sans ménagement. Il est vrai qu'il y avait
entre l'Ami du Peuple et les Révolutions de Paris rivalité de vente et
d'influence. Mais le journal de Prudhomme ne se serait point risqué à ses
venimeuses attaques si la popularité de Marat eût été au plus haut. « Nous
sommes fâchés que Marat, toujours trop plein de lui, fasse déborder des
sentiments qui s'accordent mal avec la moralité d'un législateur patriote.
Les listes de proscription qu'il lâche de temps à autre dans le public
n'offrent pas toujours un caractère d'impartialité et de justice, si
nécessaire à des mesures aussi violentes. Quelquefois, Marat s'oublie au
point de laisser croire qu'il porte ses vues jusqu'à la dictature... Marat
est loin d'avoir manifesté dans sa conduite autant de courage qu'il a montré
d'audace dans ses pamphlets. Il s'est tenu si exactement sous le voile qu'on
l'a cru longtemps expatrié ou mort. C'est compromettre la vérité que d'en
rendre les oracles du fond d'une cave... C'est à l'imposture sacerdotale à se
retrancher dans les ténèbres. D'autres que Marat ont dit autant de vérités et
d'aussi fortes, sans se cacher. Gorsas et quelques autres encore n'ont point
suspendu leurs travaux un seul jour ; ils ont écrit au fort même de l'orage
et n'ont point eu peur. Marat s'est tu plusieurs fois et longtemps. Comme les
Parthes, il n'a combattu qu'en fuyant loin du champ de bataille. Nous avons
dit que Marat serait de quelque utilité à la Convention et nous le disons
encore ; mais nous n'avons pas dit qu'elle serait mauvaise en l'absence de
Marat et qu'il ne pense pas en être l'aigle. » Le
journal de Prudhomme, très attentif à ménager les opinions les plus ardentes,
n'aurait point tenu ce langage, dans le numéro même où il fait l'apologie des
massacres de septembre (n° du 1er au 8), si Marat avait été le dieu du
peuple. Mais, plus significatif encore est le plaidoyer prononcé en faveur de
Marat à la Société des Jacobins, le 7 septembre, par le capucin défroqué
Chabot, devenu le gros bouffon des faubourgs, en attendant qu'il épouse, lui
aussi, « l'Autrichienne », la fille richement dotée d'un aventurier de
finance venu de Vienne. On verra dans ses paroles à quelle résistance se
heurtait la candidature de Marat et dans quelle pensée. à demi dédaigneuse,
les électeurs parisiens le nommèrent. « Je
suis encore monté à la tribune pour vous parler des candidats, ou plutôt d'un
seul candidat : je parle de Marat. J'en ai déjà parlé à plusieurs
personnes qui m'ont levé les épaules à ce seul nom. Eh bien ! je déclare,
moi, que je lui donnerai ma voix. A ces personnes qui n'ont pas grande foi en
ses talents, je réponds qu'il a eu du courage et un courage peu commun, celui
de se montrer toujours le même depuis le commencement de la Révolution. Mais
ce n'est pas cette classe d'hommes qu'il faut convertir à Marat : c'est la
classe des hommes qui disent qu'il est un incendiaire. Je dis que c'est
précisément parce qu'il est incendiaire qu'il faut le nommer. En Angleterre,
toutes les fois qu'un membre des Communes se montre forcément incendiaire
contre le parti ministériel, la Cour cherche à se l'attacher en l'achetant,
et bientôt, il devient constitutionnel. Ce que la Cour fait en Angleterre par
la corruption, nous devons le faire en France pour le bien public. « ...
Il a la tête chaude dans le même sens que je l'ai, c'est-à-dire que c'est le
cœur qu'il a chaud, car les modérés sont sujets à sc méprendre à cette
différence, et je vous réponds que c'est une d'es têtes les plus froides qui
existent. On a reproché à Marat d'avoir été sanguinaire, d'avoir, par
exemple, contribué peut-être au massacre qui vient d'être fait dans les
prisons ; mais, en cela, il était dans le sens de la Révolution, car il
n'était pas naturel, pendant que les plus vaillants patriotes s'en allaient
aux frontières, de rester ici exposés aux coups des prisonniers à qui on
promettait des armes et la liberté pour nous assassiner. « On
dit qu'il a été sanguinaire parce qu'il a demandé plus d'une fois le sang des
aristocrates, le sang des membres corrompus de l'Assemblée constituante. Mais
il est connu que le plan des aristocrates a toujours été et est encore de
faire un carnage de tous les sans-culottes. Or, comme le nombre de ceux-ci
est à celui des aristocrates comme quatre-vingt-dix-neuf est à un, il est
clair que celui qui demande que l'on tue un pour éviter qu'on ne tue
quatre-vingt-dix-neuf n'est pas un sanguinaire. « Il
n'est pas non plus incendiaire, car s'il a proposé de donner aux
sans-culottes les dépouilles des aristocrates, il ne peut pas être accusé
d'avoir voulu les incendier. Quant au système du partage des terres qu'on lui
impute, il a une trop mauvaise idée des mœurs de ses concitoyens pour être
tenté de faire jamais une telle proposition ; car le partage des terres et
des propriétés ne peut avoir lieu qu'au milieu d'hommes parfaitement purs et
tous vertueux : or, Marat, je le dis encore, est bien trop éloigné d'avoir
une idée assez avantageuse de ses contemporains pour faire une pareille
proposition. « J'ajoute
encore, pour tous les modérés, que quand tous les reproches qu'on lui fait
seraient vrais, comme on le représente comme un désorganisateur, il faudrait
l'attacher à l'organisation ; je dis donc que pour cette raison les modérés
doivent le porter à la Convention. Pour la même raison, les aristocrates
doivent l'y porter, car la Convention nationale n'ayant aucun droit sur la
liberté de la presse et le peuple ayant seul l'inspection de cette partie, si
Marat n'est pas de la Convention nationale, il écrira contre eux, et certes
le peuple ne se chargera pas du soin de les venger : il est donc de leur
intérêt de l'y faire entrer pour lui donner des occupations qui le détournent
de celles de les poursuivre. « Les
chauds patriotes doivent également l'y porter ; car, quoique la députation de
Paris s'annonce sous les meilleurs auspices et que j'espère bien que le reste
du choix répondra à ceux qui sont déjà faits, il ne faut pas se flatter que
les départements vous envoient tous des Robespierre, des Danton, des Collot
d'Herbois, des Manuel et des Billaud-Varenne ; je dis donc que, quand nous
serions sûrs d'être cinquante enragés à la Convention nationale, ce ne
devrait pas être un motif pour négliger d'y faire entrer le cinquante et
unième. Je dis donc que les chauds patriotes doivent encore y porter Marat. » Je fais
la part, dans cet étrange boniment électoral, de la grossièreté d'esprit et
d'âme du capucin débridé. Marat anime ses violents et sanglants paradoxes
d'une sincérité si passionnée, d'une colère et d'une souffrance si aiguës
que, jusque dans l'impression pénible qu'ils laissent à l'esprit. il entre
quelque respect. Chabot les convertit en lourdes facéties de couvent et ils
deviennent odieux. Mais ce que je voulais retenir, c'est que Chabot a traduit
évidemment la pensée de beaucoup de ceux qui élurent Marat. Ils espéraient le
calmer, le neutraliser et noyer cette flamme importune. Ce
n'est pas ainsi qu'on aurait pu parler aux Jacobins d'un homme en qui Paris
aurait senti battre son cœur. Paris, tout en nommant d'abord et au premier
rang Robespierre, n'avait pas voulu non plus se livrer à lui. Paris, en
écartant la Gironde, avait voulu simplement marquer son désir d'en finir avec
les demi-mesures, avec les combinaisons trop dilatoires et trop habiles et
donner à la France révolutionnaire l'élan décisif vers la liberté et la
victoire. Et, au fond, les départements, quand ils nommaient la majorité des
hommes agréables à la Gironde, n'entendaient pas non plus se livrer aux
Girondins. Comme Paris, la France provinciale voulait, avant tout, consacrer
la Révolution du 10 août, en finir avec la trahison monarchique et donner à
son gouvernement nouveau, vraiment populaire, un vigoureux ressort. CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES ÉLECTIONS Il
semble bien que les questions théoriques aient été peu discutées dans les
assemblées primaires et les assemblées électorales. On ne songea guère à
disserter sur la forme qu'aurait le gouvernement nouveau. Je vois bien
s'engager aux Jacobins une discussion théorique sur la meilleure forme de
gouvernement où Terrasson propose nettement le gouvernement fédératif. Mais
j'observe que la discussion n'ouvrit que le 10 septembre, c'est-à-dire après
la fin des élections, qu'elle fut à peu près circonscrite entre Terrasson et
Chabot et qu'elle tomba presque tout de suite. C'est à des questions plus
immédiates que la France songeait : que ferait-on du roi ? Comment le
jugerait-on ? Et pour cela il n'y avait qu'à donner pleins pouvoirs aux
délégués du peuple. Ils aviseraient ensemble, une fois réunis, aux meilleurs
moyens de sauver la patrie. Qu'ils sachent seulement une chose : c'est qu'il
n'y a plus de privilèges et que, si le crime du roi est démontré, il doit,
comme tout criminel, porter sa tête sur l'échafaud. Le roi mort, la royauté
morte, les élus du peuple sauront bien organiser la souveraineté du peuple. La
question de la propriété ne fut sérieusement posée nulle part. Sans doute les
artisans, les ouvriers, « les foulons, qui valent bien les fabricants »,
assistèrent aux assemblées primaires comme ils assistaient aux clubs où
s'ébauchaient les candidatures. Mais ils n'avaient aucun idéal à opposer à la
propriété individuelle bourgeoise affranchie et glorifiée par la Révolution.
Ils voulaient seulement un régime de démocratie qui saurait, en son
développement, garantir tous les droits et susciter toutes les forces
vitales. II ne
semble pas que les prolétaires aient joué nulle part dans ces élections un
rôle de premier plan. Aucune forte parole de salarié, ouvrier ou paysan,
n'est venue jusqu'à nous. Un seul prolétaire fut élu à la Convention et je
crois même que presque aucun d'entre eux ne fut délégué par les assemblées
primaires aux assemblées électorales. En celles-ci, presque exclusivement
bourgeoises, abondaient et dominaient les administrateurs, les hommes de loi,
les médecins, les chirurgiens. Les cultivateurs aussi, mais les cultivateurs
propriétaires et les fermiers aisés, étaient nombreux. Voici,
par exemple, le relevé des professions représentées à l'assemblée électorale
de la Châtaigneraie pour le district de Fontenay : négociant, juge au
tribunal du district, accusateur public, administrateur du département,
secrétaire du district, greffier du tribunal criminel du département, avoué,
juge de paix, administrateur du département, procureur général syndic du
département, ingénieur du département, juge de paix, propriétaire, procureur
de la commune, greffier du juge de paix, curé, laboureur, propriétaire,
fermier, curé, propriétaire, commandant de la garde nationale. tourneur,
laboureur, greffier du juge de paix, juge de paix, chirurgien, greffier de la
municipalité, propriétaire, curé, maire, procureur de commune, maire,
notaire, fermier, fermier, chirurgien, propriétaire, maire, agriculteur,
maire, agriculteur, chirurgien, juge de paix, maire, maire, greffier du juge
de paix, agriculteur, homme de loi, propriétaire, notaire, propriétaire,
commandant de la garde nationale, propriétaire, fermier, maire, greffier du
juge de paix, officier municipal, marchand, marchand, marchand de bois,
procureur de la commune, administrateur du district, agriculteur, vicaire
épiscopal, propriétaire agriculteur, fermier, maire, procureur de la commune,
agriculteur, agriculteur, agriculteur, agriculteur, propriétaire,
agriculteur, propriétaire, juge de paix, médecin, agriculteur, notaire,
fermier, agriculteur, cultivateur, cultivateur, boulanger, marchand,
propriétaire, etc., etc. Et il
en est ainsi dans tous les autres districts. Si nous avions les listes pour
tous les départements comme M. Chassin, dans son admirable ouvrage, nous les
a données pour la Vendée, on constaterait, certainement, avec quelques
nuances, les mêmes caractères généraux. Les
fonctionnaires de la Révolution tiennent une place immense dans les
assemblées électorales et, par eux, la bourgeoisie légiste où surtout ils se
recrutèrent. Mais qu'on n'oublie pas que ce sont des fonctionnaires électifs,
en qui est toute vive et toute chaude la passion du peuple lui-même ; qu'on
n'oublie pas qu'ils étaient particulièrement menacés par le manifeste de
Brunswick et que, dans la Révolution, ils jouaient leur tête. Ce n'est ni par
dédain ni par défiance conservatrice que les salariés, les prolétaires, ne
furent pas appelés à jouer un rôle de premier plan. Mais, puisqu'ils
n'avaient à ce moment d'autre intérêt que celui de la Révolution, pourquoi
n'en pas laisser la garde à ceux qui s'étaient ouvertement et officiellement
déclarés pour elle ? Le
suffrage universel était d'institution toute récente. Il datait de quelques
jours à peine et fonctionnait pour la première fois. Le prolétariat n'avait
pu donc conquérir la moindre parcelle du pouvoir politique ; il n'avait pas
un seul représentant parmi les fonctionnaires et les administrateurs des
départements, des districts et des communes. Or, le personnel politique ne
s'improvise pas ; c'est encore à des bourgeois et seulement à des bourgeois
qu'était attachée, en 1792, la force révolutionnaire. LES PROFESSIONS DES ÉLUS Mais ce
n'est pas, si je puis dire, une bourgeoisie de classe, nettement opposée aux
prolétaires. Il y a à la Convention un certain nombre de négociants, quelques
industriels, notamment deux maîtres de forge. Mais en somme le patronat y est
peu représenté. Même dans les villes de grande industrie comme Rouen, où nous
avons vu que le patronat s'était jeté ardemment dans la lutte électorale,
même là où bien des éléments étaient modérés, c'étaient des jurisconsultes,
comme Thouret, qui étaient les candidats (malheureux d'ailleurs) de la
bourgeoisie possédante. Le
département de la Seine-Inférieure, où l'industrie était si active, envoie à
la Convention Albitte, homme de loi à Dieppe ; Pocholle, maire de Dieppe,
ancien oratorien ; Hardy, médecin à Rouen ; Yger, juge au tribunal de Cany ;
Hecquet, maire de Caudebec ; Duval, greffier du bureau central des juges de
paix à Rouen ; Vincent, administrateur du district de Neufchâtel ; Faure,
juge au tribunal du Havre ; Lefebvre, receveur du district de Gournay ;
Blutel, juge de paix à Rouen ; Bailleul, juge de paix au Havre : Mariette,
juge de paix à Rouen ; Doublet, cultivateur à Londinières ; Ruault, curé
d'Yvetot ; Bourgeois, juge au tribunal de Neufchâtel : Delahage, avoué à
Caudebec. Dans le
Tarn, où l'industrie de la draperie était si énergique à ce moment et où la
bourgeoisie industrielle était si forte, si passionnée que quelques mois plus
tard, après le 31 niai, elle entraînera le département dans le mouvement
fédéraliste et qu'il faudra toute la vigueur de Baudot pour la ployer et la
réduire, quels sont les élus ? Lasource, ministre protestant ; Lacombe
Saint-Michel, officier d'artillerie ; Solomiac, président du tribunal
criminel du département ; Campmas, administrateur du département ;
Marvejouls, administrateur du district de Gaillac ; Daubermenil,
électeur de Castres ; Gouzy, homme de loi ; Rochegude (ci-devant comte de) ;
Meyer, administrateur du département. Pas un industriel, pas un négociant. Il
est vrai que la bourgeoisie industrielle protestant :• avait toute confiance
en Lasource et que c'est par lui qu'elle fut étroitement liée à la Gironde. Dans la
Gironde, sur douze députés, trois négociants : Ducos. Boyer-Fonfrède et
Duplantier ; les neuf autres, administrateurs ou avocats. Dans les
Bouches-du-Rhône, où de si puissants intérêts sont en action, pas un seul
négociant. Duprat, le maire d'Avignon, qui fut un riche marchand de soies,
est élu pour son rôle révolutionnaire dans le Comtat et non à raison des
intérêts qu'il représente. Dans la
Meurthe et dans la Meuse, où les industries du fer, du verre, sont si
puissantes, où il y a des maîtres de forge si influents et si hardis, pas un
fabricant n'est élu. Dans
l'Isère, dans cette région dont j'ai noté d'après Roland la merveilleuse
activité industrielle, qui a certainement contribué à suggérer à Barnave sa
conception économique de la Révolution, pas un chef d'industrie : Baudran,
juge au tribunal de Vienne ; Génevois, président au tribunal de Grenoble ;
Servoyat, notaire et juge de paix ; Amar, membre du directoire du district de
Grenoble ; Prunelle de Lière, maire de Grenoble ; Réal, président de
l'administration du district de Grenoble ; Boissière, administrateur du
département ; Genissieu, juge au tribunal de Grenoble. Dans
Rhône-et-Loire, dans cette région de Lyon, Roanne et Saint-Etienne, où la
puissance déjà ancienne de l'industrie est souveraine et où elle a déjà
suscité des conflits sociaux qui annoncent une maturité économique
extraordinaire, c'est la bourgeoisie des administrateurs, des juges, des
médecins, la bourgeoisie légiste et « intellectuelle », qui emporte presque
tous les mandats : Chasset, juge à Villefranche ; Dupuy, juge à Montbrison ;
Vitet, maire de Lyon ; Dubouchet, médecin à Montbrison ; Béraud, juge de paix
à Valbenoite ; Pressavin, chirurgien, substitut du procureur de la commune ;
Moulin, maire de Montagny ; Michet, juge au tribunal de Villefranche ;
Patrin, naturaliste ; Forest, juge au tribunal de Roanne ; Javogues,
administrateur du district de Montbrison ; Lanthenas, médecin. Un seul
représentant direct du commerce, Cusset, négociant à Lyon. Mais ici, comme il
convenait en cette région où la classe des ouvriers et artisans a une avance
sociale si marquée, un ouvrier. le seul, absolument le seul qui ait été
envoyé à la Convention : Pointe cadet (Noël), ouvrier armurier à Saint-Etienne[2]. NOËL POINTE C'était,
il faut bien l'avouer, un homme assez médiocre et il n'a point laissé de
traces sur le chemin révolutionnaire. Je ne trouve guère de lui que deux
opinions écrites, à propos du jugement et de la condamnation de Louis XVI.
C'est souvent d'une littérature emphatique, prétentieuse et banale, comme
celle où s'essayent parfois les ouvriers écrivains ou les ouvriers poètes,
qui n'ont pas le courage et le sens de parler simplement la langue simple et
savoureuse du peuple. « Je
ne prétends pas, citoyens, par le soleil de la philosophie, dissiper les
nuages sophistiques dont on enveloppe la question de savoir si l'assassin de
la Nation française peut ou doit être jugé. » Voilà la phrase du début.
Pointe a même la faiblesse, en cette grande crise, de rimer six vers plus
qu'inutiles : Si
du cruel tyran la noire barbarie Trouve
des protecteurs : ah ! ma chère patrie ! De
sa férocité tu dois encor souffrir. Mais
si ma faible voix ne peut se faire entendre, A
quel prix que ce soit, je prétends te défendre ; J'ai
pour dernier effort tout mon sang à t'offrir. Si
Pointe avait fait rédiger son opinion par un collègue, celui-ci n'aurait
probablement pas eu la fantaisie de versifier ainsi et sans doute aussi, avec
cette habitude de la versification et ce souci de la syntaxe qu'avaient les
bourgeois du XVIIIe siècle, il eût évité l'incorrection grammaticale du
cinquième vers. Le morceau est bien de Pointe lui-même. C'est donc un
ouvrier, en somme assez instruit et passablement maitre de la langue, que
Rhône-et-Loire envoya à la Convention. Il
avait le sentiment de l'importance particulière de son élection Toujours, en
tête de ses opinions imprimées, il écrit lui-même : « Opinion imprimée
de Noël Pointe, ouvrier armurier de Saint-Etienne ». Et dans chacune il fait
allusion à sa condition. « N'étant pas de ces hommes, dit-il dans la
première, qui ont cultivé les talents de la parole, l'éloquence ne fut jamais
mon partage. » Et dans la seconde (15 janvier 1793) il dit une parole qui a une
grande portée. Il rabroue rudement la Convention pour ses hésitations et sa
mollesse : « La postérité s'étonnera, citoyens, d'apprendre que les
représentants du peuple français, les fondateurs d'une vaste et immense
République, aient été si longtemps à se décider sur le sort d'un tyran
parjure et assassin. Elle s'étonnera de ce que le premier jour de votre
réunion vous eussiez le courage de renverser le trône en abolissant la
royauté et que deux mois ne vous suffisent pas pour faire le procès au
despote qui en était déchu par tant de trahisons et de cruautés. Elle
s'étonnera de ce que vous avez sacrifié un temps si précieux à plaider la
cause d'un meurtrier dont l'idée seule des atroces forfaits révolte la nature
entière. Elle s'étonnera enfin qu'une Convention nationale, composée d'hommes
choisis librement dans tous les états sans distinction, qu'une Convention
revêtue des pleins pouvoirs d'une grande nation et en qui elle fondait ses
dernières espérances, que cette Convention, qui devait être le dernier
boulevard du peuple, en arrachant jusqu'à la dernière racine de l'oppression
et de la tyrannie, ait mis autant de lenteur que de faiblesse dans le
jugement du tyran le plus barbare et le plus sanguinaire qui fût jamais. »
L'accent, malgré une certaine emphase, est vigoureux et brutal. Et nous nous
donnerons le plaisir, quand nous assisterons au procès du roi, d'entendre
encore sonner cette forte parole ouvrière. Mais ; ce que je note en ce
moment, c'est l'idée que se fait Pointe de la Convention ; sa force vient de
ce qu'elle comprend des hommes de tous les états ; l'ouvrier député ne se
demande pas si les éléments de la vie nationale sont bien représentés à la
Convention dans leur proportion véritable. Qu'un ouvrier, même seul, soit à
la Convention et qu'il ait dépendu de la seule volonté des électeurs d'y en
envoyer plusieurs, c'est là en effet un grand événement. Dans aucune
assemblée de l'histoire, tous les états n'avaient été représentés : ni dans
les assemblées antiques, qui excluaient l'esclave, ni dans les assemblées
barbares qui ne comptaient aussi que les hommes libres, ni dans les communes
anglaises' ù seules une aristocratie foncière et une oligarchie bourgeoise
avaient accès. Oui,
pour la première fois depuis l'origine des temps, le plus humble des hommes,
l'ouvrier manuel, le prolétaire héritier de l'esclave, était appelé à la
souveraineté. L'ouvrier de la fabrique moderne appelé à juger le roi et
gourmandant pour ses lenteurs la bourgeoisie incertaine et divisée, l'ouvrier
de fabrique, le rude manieur du marteau et du ciseau faisant la loi avec
toute la Nation et pour toute la Nation, c'est un grand spectacle et, si je
puis dire, une Révolution dans la Révolution. H faut savoir gré à Noël Pointe
de l'avoir senti. Une fois encore il insiste sur son origine populaire : « La
dernière ressource des avocats de Louis est l'appel au peuple. Je suis bien
loin de vouloir usurper la souveraineté nationale ; ce serait moi-même me
ravir mes propres droits, car je suis vraiment du peuple. » Evidemment,
l'ouvrier armurier donne ici au mot peuple un sens plus profond, plus
prolétarien, que celui qu'il avait souvent alors dans la langue politique. Il
songe aux usines dont il est sorti, aux bons et rudes camarades d'atelier. Et
lorsqu'il ajoute : « Quant
à moi, qui tiens à plus grand prix l'estime publique que les richesses et la
vie, je ne partagerai point avec de timides collègues la honte et l'infamie
qu'ils auront méritées. Je suis venu pur de mon département, je veux y
retourner sans tache », il est visible qu'il a encore présentes à la
conscience les objurgations de ses amis et compagnons de travail, les
ouvriers métallurgistes de Saint-Etienne : « Au moins, marche droit et
ferme et prouve bien à tous qu'un ouvrier ne trahit pas la Révolution. »
Certes, il n'oppose pas les ouvriers à la bourgeoisie, il n'ébauche pas une
politique de classe ; mais à la façon âpre dont il annonce à ses collègues
qu'il se retirera s'ils n'ont ni vigueur, ni décision, on sent une force
neuve et distincte et qui a conscience de son originalité. En ces paroles de
l'ouvrier armurier Pointe, je trouve l'écho des propos ardents et fiers
qu'ouvriers et compagnons de Saint-Etienne, de Lyon et de Roanne échangeaient
jusque dans les usines lorsque sa candidature fut décidée. Ce n'est là, à
coup sûr, qu'un germe débile et infime ; mais c'est l'indice de ce qu'aurait
été la croissance de la classe ouvrière si le suffrage universel et la
liberté républicaine avaient été maintenus, si la démocratie avait gardé sa
pure forme. Plus
d'un ouvrier aurait rejoint l'ouvrier armurier de Saint-Etienne dans les
grandes assemblées nationales, bien des ouvriers auraient pénétré dans les
municipalités électives des cités industrielles et la puissance bourgeoise,
au lieu de se resserrer en oligarchie égoïste et oppressive, aurait dû se
pénétrer du droit ouvrier. Ni la bourgeoisie ni la société bourgeoise
elle-même ne sont un bloc impénétrable. Le mot de bourgeoisie désigne une
classe non seulement complexe et mêlée, mais changeante et mouvante. Des
bourgeois révolutionnaires de la Convention aux bourgeois censitaires de
Louis-Philippe, il y a, à coup sûr, bien des idées communes et des intérêts
communs. Contre le communisme, contre la refonte sociale de la propriété, les
bourgeois légistes de la Convention auraient été aussi animés que les
bourgeois capitalistes de Louis-Philippe. Et pourtant c'est un autre idéal,
c'est une autre âme qui était en eux. Légistes de la Révolution ils venaient
organiser la grandeur bourgeoise ; mais ils ne venaient pas organiser
l'égoïsme bourgeois. Ils ne voulaient point toucher au principe de la
propriété individuelle, telle que le droit romain, la décomposition du
système féodal et la croissance de la bourgeoisie l'avaient constituée. Mais
ils étaient parfaitement capables, dans l'intérêt de la Révolution et pour le
salut de la société nouvelle, de demander aux possédants de larges
sacrifices, de refouler leur cupidité, de violenter leur égoïsme et de payer
au peuple, en puissance politique et en garanties sociales, son concours
nécessaire à la Révolution. Ils étaient les légistes de la bourgeoisie plus
encore qu'ils n'étaient la bourgeoisie elle-même. Et si la Révolution
n'envoya ni à la Constituante, ni à la Législative, ni à la Convention, qu'un
nombre infime de négociants, ce n'est pas seulement parce que négociants et
industriels ne pouvaient aisément quitter leurs affaires qui n'étaient point
comme aujourd'hui concentrées à Paris par les conseils d'administration des
sociétés anonymes ; ce n'est pas seulement parce que industriels et
commerçants n'avaient pas autant que les hommes de loi l'habitude de la
parole si nécessaire dans les démocraties ; c'est parce que, d'instinct, la
Révolution ne voulait pas marquer sa grande œuvre d'une marque de classe trop
étroite ; c'est que, suscitée par la croissance économique de la bourgeoisie
mais aussi par tout le mouvement de la pensée humaine, elle entendait que le
vœu général de la Nation et la vaste compréhension des rapports humains
s'exprimassent dans la loi. Ainsi, plus aisément sans doute que ne refit fait
une assemblée de bourgeois industriels, de capitalistes et de fabricants
obsédés par la hiérarchie de l'usine, la Législative, après le 10 août,
proclama le suffrage universel. Et les légistes de la Convention portent en
eux la Nation tout entière dans tous ses états, comme le dit l'ouvrier Pointe
; ils portent en eux toute la démocratie révolutionnaire, et l'ouvrier
stéphanois, expression de la partie la plus ardente, la plus consciente du
prolétariat français à cette époque, ne s'adresse point aux légistes
bourgeois de la Convention comme à des hommes d'une autre classe, mais comme
à des associés un peu gâtés par la fortune et la subtilité du talent, qui ont
besoin qu'une force révolutionnaire toute neuve et toute directe ranime leur
énergie et rompe leurs complications. LA CRAINTE DE LA LOI AGRAIRE Au
demeurant, les assemblées électorales d'où la Convention est issue étaient
violemment hostiles non seulement à tout acte de pillage et d'anarchie, mais
à toute atteinte légale au droit de propriété. La nouvelle des événements du
2 au 6 septembre leur parvenait à peu près au moment où, les élections
terminées, elles allaient se dissoudre. Elles y provoquaient un assez vif
émoi. Quoi ! si le peuple de Paris n'obéissait plus aux lois, s'il se
substituait à la justice ajournée de la Révolution, s'il massacrait les
contre - révolutionnaires, la contagion de l'exemple n'allait-elle point
partout abolir la loi ? Le peuple, pour venger la Révolution sur ses ennemis,
n'allait-il point et leur arracher leur vie et leur arracher leurs biens ? Et
lorsqu'il aurait pris l'habitude de s'installer en maître dans les propriétés
des émigrés, de se les répartir sans l'intervention de la loi, lorsque,
bientôt, par un entraînement naturel et une transition presque inévitable, il
aurait dépouillé les Feuillants, les bourgeois modérés et rétrogrades, qui
lui apparaissaient comme les complices de l'émigration et du roi, quelle
borne marquera encore le commencement du droit de propriété ? De proche en
proche, toute propriété constituée deviendra, sous prétexte de Révolution, la
proie des audacieux. Au bout des journées de septembre et de la violente
action populaire l'instinct conservateur des possédants, de tous les
possédants, bourgeois et paysans, voyait la loi agraire. Celle-ci, cessant
d'être un fantôme, semblait prendre corps. Aussi, en plusieurs assemblées
électorales, y eut-il ou des protestations explicites contre toute idée de
loi agraire, ou une affirmation solennelle du droit de propriété. C'était une
précaution contre les violents. C'était aussi une réponse au commentaire
venimeux de la contre-Révolution qui annonçait partout la loi agraire comme
la conséquence logique et inévitable de la Révolution elle-même. A
Montauban, tout près de ce Quercy, où les paysans, comme nous l'avons vu,
avaient violemment aboli, et sans indemnité, les droits féodaux bien avant
que la loi ne l'eût décidé, les démocrates parurent craindre que les
révolutionnaires des villages fissent main basse sur les biens des émigrés,
dépecés ainsi par les mains du peuple au lieu d'être remis à la Nation.
L'assemblée électorale lança un appel aux citoyens du Lot : « Des
ennemis extérieurs nous assaillent ; la terre de la liberté a été souillée
par eux, leurs armes impies ont porté la désolation et la mort. Mais les
défenseurs de la patrie, les troupes de ligne et les gardes nationales sont
là. Vous avez d'autres ennemis à combattre... ces ennemis intérieurs qui, se
glissant parmi vous, se couvrant du masque du patriotisme, ébranlent les
droits sacrés de la propriété, de la sûreté, remplissent vos esprits de
terreur, et veulent vous conduire à l'anarchie en vous engageant, s'il leur
était possible, à porter les atteintes les plus funestes à la liberté
politique, civile et religieuse... Citoyens, nulle société ne peut subsister
sans le respect le plus inviolable pour la propriété. La Déclaration des
Droits de l'Homme, cet évangile si cher à tous les Français, consacre ce
principe fondamental... Est-ce respecter la propriété que de se livrer à
des dilapidations sous prétexte que les objets sur lesquels on les exerce
appartiennent à des ennemis de la chose publique ? La loi et la loi seule
peut punir la rébellion ; ceux qui ont abandonné leur patrie et qui
reviennent armés pour l'opprimer, le Corps législatif a mis leurs biens
sous les mains de la Nation ; ces biens ne leur appartiennent donc plus,
ils sont devenus des propriétés nationales ; les dégrader ou en percevoir
frauduleusement les revenus, c'est priver la Nation, c'est vous priver
vous-mêmes d'une ressource précieuse dans les circonstances critiques où le
peuple français est obligé de lutter contre la ligue des rois conjurés. « Mais,
si vous devez respecter les biens, combien plus vous devez respecter les
personnes ! Ils sont coupables, sans doute, ces monstres qui, détestant la
liberté et l'égalité, veulent les ensevelir sous les ruines de la France
désolée ; ils sont mille fois coupables, ces prétendus ministres d'un Dieu de
paix qui, méprisant à la fois les lois divines et humaines, prêchent
audacieusement la révolte, remplissent l'âme de leurs crédules sectateurs de
scrupules et de frayeurs et, en les frappant fortement de la crainte de
l'avenir, les rendent barbares par principe de conscience et leur font un
devoir des plus affreux forfaits. Laissez librement passer, sortir hors du
royaume et emporter chez nos voisins qui la désirent la peste religieuse dont
ces êtres malfaisants sont infectés. La loi, citoyens, la loi, voilà le
cri de ralliement de tous les bons citoyens. » Ainsi,
les démocrates révolutionnaires pouvaient craindre qu'une partie du peuple
allât au-delà de la loi, qu'il remplaçât pour les prêtres factieux la peine
de la déportation par la peine de mort et qu'il devançât, par un partage
anarchique, la mise en vente légale des biens des émigrés. Si, à cette action
spontanée et désordonnée avait été laissée partout libre carrière, la Révolution
se serait dissoute en sauvagerie. Comment, par exemple, suivant quel principe
et quelle règle les paysans se seraient-ils attribué les biens des émigrés ou
les biens des communautés ? Que de querelles sanglantes auraient surgi entre
les partageants se disputant le meilleur lot ! L'intervention souveraine de
la loi était donc nécessaire pour ordonner ces vastes opérations, soit que
les biens des émigrés fussent vendus par parcelles au profit de la Nation
menacée, soit que les biens communaux fussent répartis selon certaines règles
précises. Terrible
alternative de la Révolution qui était obligée, tantôt comme au 14 juillet et
au 10 août, de se sauver par le soulèvement spontané de la force populaire,
tantôt de la contenir et de la refouler par la discipline de la loi ! Sans
l'admirable préparation économique et intellectuelle qui la rendait
invincible, elle eût disparu dix fois dans ces nécessités contradictoires.
Mais elle sut toujours, avec une puissance et une souplesse merveilleuses,
utiliser à l'heure décisive la grande spontanéité collective du peuple
héroïque, et maintenir pourtant dans les âmes le respect presque religieux de
la loi, expression sacrée de la volonté générale. Elle put ainsi, sinon
sauver tout son idéal, du moins mener à bien quelques opérations décisives
qui rendaient impossible l'entier retour au passé, et créer quelques grands
précédents, lumineux et forts, qui préparaient et annonçaient, par-delà la
nuit souvent reformée des réactions et des servitudes, l'avènement définitif
de la liberté républicaine et de la démocratie. Ce que
dit l'assemblée électorale du Lot traduit la pensée à peu près unanime de la
France révolutionnaire en septembre 1792. Mais on n'aurait qu'une idée bien
inexacte de ces élections qui duraient huit ou quinze jours, durant
lesquelles toutes les forces vives de la Révolution étaient concentrées à
l'assemblée électorale, si on ne ressentait pas l'ardeur de patriotisme dont
elles étaient toutes pénétrées. L'ARDEUR PATRIOTIQUE Au
travers des compétitions et des intrigues arrivaient' les nouvelles
impatiemment attendues des frontières. Longwy est-il pris ? Verdun
résistera-t-il ? Ah ! que la France soit comme une fournaise et que la
Convention forge le glaive ! Souvent les opérations électorales étaient
interrompues ; c'étaient des dons patriotiques qui affluaient, des lettres
chargées d'assignats, des bijoux, des bracelets, ceux de la fière paysanne et
ceux de la riche bourgeoise : que tout cet or soit fondu pour la liberté !
Pendant que les femmes se réunissaient dans les églises, non pour prier, ou
tout au moins la prière était courte, mais pour travailler aux effets
d'équipement, aux tentes, aux habits, à la charpie aussi. Qu'on lise les
journaux de Paris : toutes les églises étaient pleines de femmes patriotes
qui voulaient, suivant le beau mot de la Commune, ennoblir leurs mains au
service de la patrie. Qu'on lise les lettres de Lebas et de son père ;
partout dans le Pas-de-Calais ; dans le Nord, les femmes réunies le soir à l'église
et y portant sans doute les pauvres lumières accrochées d'habitude au manteau
de la cheminée, tricotaient, cousaient, effilaient le linge pour les blessés,
tendaient parfois l'oreille dans le silence de la nuit aux rumeurs
incertaines qui venaient de la frontière : est-ce le canon de l'ennemi qui
gronde déjà aux environs de Lille ? Parfois un homme entrait, un
révolutionnaire du bourg ou du village, et il haranguait ces femmes, il les
conviait à la constance contre les périls prochains, à l'héroïque courage.
Mères, c'est la patrie qui est la grande mère, la patrie de la liberté ! Parfois
celui qui leur avait parlé d'abord familièrement, presque du seuil de
l'église où l'avait appelé une clarté, gravissait, à la demande des femmes,
les degrés de la chaire. Et pour aucune de ces femmes, restées pourtant
presque toutes chrétiennes, il n'y avait là ironie ou profanation. Une
harmonie toute naturelle s'établissait dans leur âme entre les émotions
religieuses de leur enfance et de leur jeunesse, douces encore au cœur
endolori, et les hautes émotions sacrées de la liberté, de la patrie, de
l'avenir. Mais celles-ci étaient plus vivantes. Si le prêtre s'insurge contre
la liberté, que le prêtre soit frappé ; si la religion ancienne tente
d'obscurcir la foi nouvelle, la foi à l'humanité libre, que la vieille
religion s'éteigne, et que la lampe mystique soit remplacée dans l'église
même par la lampe du travail sacré, celui qui vêt, abrite, protège les
défenseurs de la liberté et du droit. Ainsi
jaillissaient des pensées nouvelles, ainsi grandissaient de subites révoltes
qui relevaient les fronts inclinés de jadis et faisaient, si je puis dire,
éclater la voûte basse des vieilles églises accoutumées aux sourdes paroles
de résignation. Les hommes aux camps ou dans les Hôtels de Ville, combattant
ou élisant, c'est-à-dire combattant encore, les femmes travaillant dans les
églises d'un travail plus fervent qu'une prière, c'est de tous ces foyers aux
lueurs convergentes que jaillit l'ardente Convention. MARAT PROCLAME LA VICTOIRE ÉLECTORALE DE LA GIRONDE Mais
les partis détournèrent ou brisèrent ce grand mouvement pour l'accaparer. La
Gironde pouvait se croire victorieuse et, comme nous l'avons vu, Brissot, dès
le 10 septembre, se félicitait du résultat. Il semblait bien, en effet que,
hors de Paris, c'est elle qui triomphait. A l'égard de la Commune de Paris,
de Robespierre et de Marat, les départements, sans se prononcer nettement ou
violemment, avaient quelque défiance. En tout cas Marat, dès le 15 septembre,
proclame sa défaite et appelle presque à l'insurrection : « Odieux
moyens employés avec succès dans les départements pour appeler à la
Convention nationale les traîtres qui se sont toujours montrés les plus
cruels ennemis du peuple. Malheurs qui seront la suite de l'indigne choix des
départements, si le peuple ne reste pas debout, jusqu'à la fin des travaux de
la Convention. Nécessité indispensable de la faire siéger dans un vaste local
sans garde quelconque. — A l'ouïe du mode décrété d'élection des députés à la
Convention nationale, j'ai jeté les hauts cris. — Il s'agit de l'élection
à deux degrés. — Je n'y voyais qu'un moyen artificieux employé par
l'Assemblée pour remplir d'hommes corrompus le conseil suprême de la Nation,
en conférant à des corps électoraux le choix des représentants du peuple,
choix qui appartient essentiellement aux assemblées primaires. J'avais prévu
les cabales odieuses qui agiteraient les électeurs, les moyens de séduction
qui seraient employés pour les corrompre, et j'avais résolu l'objection
élevée contre les nominations faites immédiatement par les citoyens assemblés
dans leurs sections... Ce que j'ai prévu est arrivé dans tous les points de
l'Empire ; l'intrigue, la fourberie, la séduction et la vénalité — Roland,
l'automate ministériel, a prodigué l'or à pleines mains pour faire nommer
tous les écrivailleurs brissotins — se sont réunis pour influencer les
corps électoraux, et porter à la Convention nationale des hommes flétris pour
leur incivisme, des hommes reconnus pour traîtres à la patrie, des hommes
pervers, l'écume de l'Assemblée constituante et de l'Assemblée actuelle. Qui
croirait qu'au nombre des députés se trouvent des Malouet, des Rabaut, des
Thouret, des Target, des Pastoret, des Condorcet, des Dumolard, des Du
Castel, des Vergniaud, des Guadet, des Lacroix, des Brissot ? — Marat se
trompait pour plusieurs de ceux-là, pour Malouet, Thouret, Target, Pastoret,
Dumolard, qui ne furent pas élus. « Français,
qu'attendez-vous d'hommes de cette trempe ? Ils achèveront de tout perdre, si
le petit nombre de défenseurs du peuple appelés à les combattre n'ont le
dessus et ne parviennent à les écraser. Si vous ne les environnez d'un
nombreux auditoire, si vous ne les dépouillez du talisman funeste,
l'inviolabilité, si vous ne les livrez au glaive de la justice populaire dès
l'instant qu'ils viendront à manquer à leurs devoirs, abuser de votre
confiance et trahir la patrie, c'en est fait de vous pour toujours.
Gardez-vous de planer la Convention nationale dans l'air pestiféré du Manège
des Tuileries. Préparez-lui un local assez vaste pour recevoir trois mille
citoyens dans les tribunes, parfaitement à découvert, et absolument sans
gardes, de manière que les députés soient sans cesse sous la main du peuple
et n'ayant jamais d'autre sauvegarde que leur civisme et leur vertu. Sans
cela, c'est en vain que vous aurez mis vos dernières espérances dans la
Convention nationale. Les traîtres qui ont appelé les ennemis de la liberté,
retranchés dans leur antre sous le canon des contre-révolutionnaires,
insulteraient au peuple en trahissant ses droits et continueraient, comme
leurs prédécesseurs, à traiter de brigands les patriotes indignés qui
s'efforceraient de les rappeler au devoir. » Ainsi
Marat proclame que la majorité de la Convention est « brissotine »,
et il n'attend plus le salut de la Révolution que de la force du peuple
faisant violence à la Convention. En demandant que celle-ci soit sans gardes,
pour être toujours sous la main du peuple, il fournit à la Gironde le
prétexte dont elle a besoin pour appeler à Paris une garde départementale. La
Gironde aurait pu dédaigner ces colères alors tout à fait impuissantes. Mais
elle aussi avait formé le dessein funeste d'écraser ses rivaux. Erreur
mortelle ! Car ce n'est point pour cela que la France l'avait nommée. Entre
la France et la Gironde il y avait un malentendu. La France n'avait pas donné
sa confiance à la Gironde, mais à la Révolution dont la Gironde lui
apparaissait alors comme la gardienne. LE PLAN DE LA GIRONDE CONTRE PARIS A
mesure que les Girondins découvriront plus nettement leur passion de
domination exclusive, une sorte de stupeur attristée se produira chez ceux-là
mêmes qui les ont élus. Mais les Girondins, étourdis et grisés, affolés de
haine contre Robespierre, exaspérés contre Paris qui les avait rejetés,
convaincus d'ailleurs qu'ils entraîneraient aisément à leur suite toute la
France départementale, formèrent le plan d'en finir avec leurs ennemis. S'ils
avaient eu plus de largeur d'esprit et de cœur, s'ils avaient laissé tomber,
sans en grossir l'effet, les provocations isolées et à peu près vaines de
Marat, s'ils s'étaient groupés autour de Danton pour travailler résolument, exclusivement,
au salut de la patrie et à l'organisation de la liberté, bientôt Paris même
serait revenu de ses préventions, et toute la France révolutionnaire unie
aurait fondé la République immortelle. Mais ils voulaient être les seuls maîtres,
les seuls dirigeants ; tout froissement leur était une blessure intolérable.
Ils voulaient s'épanouir seuls, comme une fleur éclatante et jalouse, au
sommet de la Révolution. Presque
tout de suite leur plan fut formé. Ils songèrent à exploiter les massacres de
septembre, à en attribuer la responsabilité directe à la Commune et à
Robespierre. Ils s'appliquèrent à affoler les esprits, à semer la panique, à
montrer que tant que les influences parisiennes subsisteraient, il n'y aurait
ni liberté, ni sécurité ; que l'anarchie, après avoir attenté aux personnes,
attenterait aux propriétés, et qu'il fallait éliminer toutes ses forces de
désorganisation qui faisaient le jeu de l'ennemi. On a
dit souvent (et M. Montier le répète) que jusqu'au 10 septembre les Girondins
et en particulier le journal de Brissot ne font entendre aucune parole de
blâme contre les massacres de septembre. Ce n'est pas exact ; j'ai déjà
montré comment, dès le 3 septembre, Brissot cherche, presque sournoisement il
est vrai, à engager la responsabilité de la Commune. Dès le
4 la tactique se précise, et voici comment Brissot commente la lettre de
Roland annonçant de nouveaux troubles autour de l'Abbaye et mettant toute la
responsabilité des dépositaires de la force publique « la vie d'un seul
citoyen arbitrairement sacrifié ». Brissot dit : « M. Roland déclare qu'il ne
croit plus que la violation des prisons et le massacre des prisonniers aient
été l'effet de l'indignation spontanée du peuple ; les effets n'en auraient
pas été d'une aussi longue durée. Des hommes en armes sont encore autour des
prisons, et se disposent à inonder les souterrains où ils présument que des
prisonniers se sont cachés. On menace la vie des signataires de la pétition
des vingt mille. Des monstres, tout dégoûtants de sang, ont été en demander la
listé au Comité de surveillance, elle leur a été énergiquement refusée. »
Mais, si les massacres ne sont pas l'effet spontané de l'indignation du
peuple, si Roland s'est trompé en paraissant le croire le premier jour, il ne
s'agit plus de « tirer un voile ». Il faut savoir, au contraire, quelle est
la force qui organise ainsi le meurtre. Je ne
rechercherai point dans quelle mesure les massacres furent spontanés ou
organisés. Ce sont là des mots d'une signification très flottante. Lindet,
neuf ans après, dans sa lettre à Serieys sur la tragédie la Mort de
Robespierre, me parait avoir exagéré beaucoup la part de l'organisation. « Les
autorités constituées (c'est-à-dire la Commission des Douze, de la
Législative, le pouvoir exécutif et le maire de Paris) parfaitement unies,
exerçaient une puissance absolue. La masse du peuple était obéissante et
docile, faisant le bien par amour et sentiment, faisant le mal par égarement. « Toutes
les fois que l'on parle des funestes événements de septembre, on fixe
l'indignation publique sur une poignée de vils bourreaux et sur une multitude
hébétée ou furieuse égarée. On ne nomme pas les ordonnateurs. Je vous dis
franchement, citoyens, que la multitude était trompée et que, si l'on veut
inspirer une juste horreur de tous les crimes qui furent commis, il faut
avoir le cou• rage d'en nommer les auteurs ; il faut nommer ceux qui
conçurent cet horrible dessein, qui en dressèrent le plan et qui proposèrent
froidement pendant plusieurs jours les moyens d'exécution. Il y en a qui
croient qu'il aurait été facile de s'opposer à ce débordement d'atrocités. Je
crois que cela était impossible. Il ne s'agissait pas d'un mouvement
populaire ; tout était ordonné. Le pouvoir était respecté. Tout obéissait. La
présence du maire seul dissipait un attroupement au Temple. La signature d'un
procureur de la Commune, d'un secrétaire, faisait rendre les citoyens à la
vie et à la société. Je conviens que si l'un des trois pouvoirs qui
dominaient avait refusé son assentiment à ce que l'on proposait, ces
événements n'auraient jamais souillé la France. Je crois même que si un seul
membre de l'un de ces pouvoirs s'y était opposé, il aurait pu seul tout
empêcher. » Il y a
dans les propos de Lindet une étrange incohérence. Tantôt il dit que le
mouvement, étant ordonné, était irrésistible, tantôt il dit qu'il aurait
suffi pour l'empêcher d'un seul membre d'une des trois autorités constituées.
Mais son accusation va très loin. Les Girondins, maîtres de la Commission des
Douze, Pétion, maire de Paris, et tout le ministère, y compris Roland, sont
formellement accusés d'avoir commis, organisé ou toléré délibérément les
massacres de septembre. Qui donc fera la part des responsabilités ? La
responsabilité passive de la Commune et même de l'Assemblée est indéniable. La
responsabilité active de Marat et du Comité de surveillance de la Commune est
incontestable aussi, bien qu'il soit malaisé d'en préciser le degré. Mais,
qui assignera la proportion, en ce sombre événement, des forces de calcul et
des forces spontanées ? Les
Girondins ne pouvaient rechercher les « organisateurs » des massacres sans
s'exposer à toucher le peuple de Paris. Le mieux était donc de pratiquer une
grande politique d'amnistie et de « tirer un voile ». Ils
s'appliquèrent, au contraire, à mettre à nu la blessure et à l'aviver, à
surexciter la crainte. Le 10 septembre, à un moment où visiblement les
influences humaines ont repris possession de la Commune, où l'autorité de
Pétion est raffermie, où Paris est calme, le journal de Brissot approuve une
singulière initiative toute d'affolement : « La section de l'Abbaye,
pour prévenir les horribles brigandages qui se méditaient à Paris, et
empêcher que les citoyens ne deviennent les victimes du désordre, a proposé à
toutes les sections une confédération générale entre elles et tous les
citoyens, pour se garantir réciproquement leurs propriétés et leurs vies : chaque
citoyen sera tenu d'avoir une carte signée de sa section sur certificats de
voisins ; il la portera toujours sur lui. Tous les corps de garde, piqueurs,
patrouilles auront le droit d'arrêter tous les passants ; ceux qui ne
présenteront pas leurs cartes seront arrêtés ; si c'est oubli, ils seront
reconduits à leurs sections, qui les reconnaîtront. Les étrangers seront
munis de leurs passeports, qui leur serviront de carte. Aussitôt qu'un
citoyen porteur de carte réclamera pour lui ou pour ses propriétés du
secours, tous seront tenus d'y voler, et la maison, la rue, le quartier, la
section et toute la ville devront s'y rendre. » C'eût
été la Terreur girondine et l'affolement en permanence. Roland, le 10
septembre, répondit par une affiche aux attaques de Marat, une longue affiche
sentimentale et diffuse toute pleine de l'éloge de soi. Et toujours la vision
de l'assassinat « Je
n'ai su que plusieurs jours après que moi-même j'avais été désigné comme un
perfide ; que le jour même du 2 septembre le Comité secret de la ville avait
lancé contre moi un mandat d'arrêt. Était-ce pour me traduire à l'Abbaye et
m'y faire élargir avec des scélérats ? Que des lâches ou des traîtres
provoquent les assassins, je les attends ; je suis à ma place ; j'y fais mon
devoir et je saurai mourir. » Quelle
emphase ! Et quelle évocation mélodramatique des poignards à une heure où
vraiment il n'y avait plus de danger ! Quelle disproportion entre les
articles de Marat et tout cet appareil officie ! de réfutation et de
lamentation ministérielle ! Mais, voilà les journées de septembre lancées
officiellement dans la polémique, voilà le rôle de Marat artificiellement
grossi : « l'ennemi de tous les bons citoyens, l'ami du désordre et du
carnage » est dressé par la Gironde au-dessus de Paris, comme une monstrueuse
idole qui veut du sang. Il faut donc tout d'abord abattre cette idole et,
quand on aura concentré la politique sur Marat, quand il sera tombé sous
l'exécration publique, qui ne voit que la Commune sur laquelle il eut tant
d'action sera écrasée ? Qui ne voit que Robespierre, orateur de la Commune,
sera atteint ? Qui ne voit que Danton, coupable d'avoir été ménagé par Marat,
sera discrédité ? Et la Gironde concentrera tous les pouvoirs. Que les
patriotes ne craignent point qu'elle défende faiblement la liberté. N'est-ce
pas sur l'initiative de Guadet que le 4 septembre tous les députés ont juré,
comme citoyens et comme individus, de combattre de toutes leurs forces les
rois et la royauté ? Ainsi, vigueur et mesure, ardeur révolutionnaire et
humanité, dévouement à la patrie et maintien de l'ordre, amour du peuple et
respect de la propriété, tout sera réuni dans le grand parti girondin devenu
la Révolution elle-même. Et ils vont ainsi, bourdonnant toujours autour des
plaies de septembre. L'ÉLECTION DE MARAT CONTESTÉE Un
moment les Girondins purent croire qu'ils allaient faire casser l'élection de
Marat. La plupart des candidats démocrates avaient déclaré à Paris qu'ils ne
considéraient le choix fait par le corps électoral comme valable que s'il
était ratifié par les assemblées primaires des sections. Il ne semble pas que
cette sorte de referendum électoral ait été sérieusement pratiqué et des
réclamations s'élevèrent. « Une
querelle assez plaisante, dit le Patriote Français du 20 septembre, s'est
élevée entre les sections, la municipalité et le corps électoral ; les
charlatans qui se jouent du peuple en vantant sa souveraineté avaient crié
sur les toits, avant les élections, que les sections devaient réviser les
choix et les soumettre à un scrutin épuratoire ; ils s'y étaient engagés. A
peine ont-ils été élus, qu'ils ont chanté la palinodie. Les sections ont
voulu, en vertu du droit de souveraineté du peuple, revoir les élections et
aussitôt les orateurs furibonds, qui craignent l'issue de la réunion, sont
montés à la tribune pour anathématiser l'audace du peuple de vouloir les
soumettre au scrutin. » Marat,
prompt à s'alarmer, avait, le 15 septembre, poussé le cri d'alarme. « Tandis
que le corps électoral est partagé en deux partis, qui se choquent sans cesse
pour porter à la Convention nationale les citoyens qu'ils en croient les plus
dignes, ou plutôt qui paraissent le mieux remplir leurs vues, les ennemis de
la liberté s'agitent dans les sections pour faire exclure de la Convention
nationale les plus ardents défenseurs de la liberté. « Je
n'ignore pas les menées de la faction Brissot contre l'Ami du Peuple.
Elles sont dignes de la bassesse de ses ennemis ; mais il dédaigne d'employer
le temps à les déjouer. L'Ami du Peuple n'a rien à dire si ses titres
à la confiance publique peuvent encore être révoqués en doute. Le seul devoir
qu'il ait à remplir envers ses concitoyens, les patriotes de toutes les
sections qui pourraient être induits en erreur, c'est de leur déclarer que le
plus ardent de ses vœux est qu'ils trouvent beaucoup d'autres représentants,
qui aient mieux mérité de la patrie. » Mais,
si dans les sections même de Paris il y avait une opposition à Marat assez
forte pour que la Gironde ait pu espérer le mettre en échec, que signifie
cette politique d'affolement ? N'est-il pas visible que c'est de parti pris
et en vue de la domination exclusive d'une faction, que la Gironde sème la
peur ? Elle est doublement inexcusable. D'abord, elle savait bien, par
l'expérience des troubles atroces du Comtat, que seule l'amnistie avait pu ramener
l'ordre, et c'est elle-même, par la grande voix de Vergniaud, qui l'avait
demandée. Ce
n'étaient pas des forcenés qui dès le début de la Révolution avaient pris
dans le Comtat l'initiative du mouvement de liberté. C'étaient des marchands
de soieries, Duprat et Mainvielle, jouissant « d'une fortune honnête «, qui
avaient soulevé la bourgeoisie et le peuple contre la papauté. Que fût-il
advenu si Duprat s'était laissé décourager ou exciter par les horribles
tueries réciproques qui ensanglantèrent la lutte ? L'ILLOGISME DE BARBAROUX Mais,
c'est Barbaroux lui-même, le fougueux ennemi de Marat et de Robespierre, l'un
de ces Girondins qui perpétuent et avivent le cruel souvenir de septembre,
qui écrit ceci de Duprat : « Tant
de crimes avaient été commis de part et d'autre, à Avignon, et dans le
Comtat, que pour les punir il fallait couvrir d'échafauds ce malheureux pays
; il se détermina donc à solliciter une amnistie, et il l'obtint par le zèle
des députés qui envisagèrent cette question sous le vrai rapport politique. » Et à
quel moment Barbaroux écrit-il ces lignes ? Sous la Convention, plusieurs
mois après les massacres de septembre. Mais pour punir ceux-ci n'aurait-il
pas fallu aussi couvrir Paris d'échafauds ? Et pourquoi Barbaroux et ses amis
ne voulaient-ils pas étendre sur l'Abbaye et la Force le voile d'amnistie
dont ils couvraient la Glacière ? L'intérêt politique était encore plus grand
puisque c'est au centre même de la France et de la Révolution qu'il
s'agissait de rétablir le calme, de ramener par un juste oubli la concorde et
l'élan. Mais
surtout Barbaroux aurait dû apprendre à ses amis les Girondins que ces
interventions abusives, ces prétentions dominatrices qu'ils reprochaient si
âprement à la Commune de Paris, on aurait pu les reprocher aussi aux Communes
des Bouches-du-Rhône. Dans le corps-à-corps incessant avec la
contre-Révolution, dans les luttes implacables contre les royalistes d'Arles,
contre les papistes d'Avignon et de Carpentras, elles avaient pris l'habitude
des initiatives souveraines. Et les groupements révolutionnaires y
empiétaient constamment sur le pouvoir légal, sur les « autorités
constituées ». C'est Barbaroux lui-même qui le constate : « Si
l'assemblée (électorale)
s'était bornée à l'élection des députés, je n'en ferais aucune mention ; mais
poussée par le malheur des temps elle exerça de grands pouvoirs, elle me
confia à moi-même une grande autorité. Dès la seconde séance on annonça
des troubles à Tarascon où la Révolution ne manquait pas d'ennemis. Des
lettres successives nous apprirent l'insurrection de plusieurs villages, les
excès commis dans quelques autres, la complète désorganisation d'un bataillon
du département, dont les compagnies s'étaient entretuées à Arles, et
l'existence de beaucoup de manœuvres dans le département. Son Directoire
était sans énergie, les districts sans confiance, les municipalités sans
talents. Il n'y eut qu'une voix pour s'emparer de l'autorité publique. On
argumentait surtout de l'état de révolution où se trouvait la France depuis
le 10 août. On faisait valoir la nécessité de comprimer les troubles par de
grandes mesures. L'autorité plaît, l'Assemblée s'en empara. Elle me chargea
ensuite de l'exécution de ses arrêtés ; c'était m'investir du pouvoir
exécutif. J'acceptai dans l'espérance d'empêcher quelque mal ; mais je
voulais qu'on me nommât un conseil de douze personnes. L'Assemblée m'en ayant
donné le choix, je les pris dans les divers districts, et parmi les personnes
les plus sages. » Et
encore, Barbaroux est contraint d'ajouter : « Le corps électoral voulut
ensuite se déclarer permanent ; mais les observations que je fis et plus
encore la force des choses qui rappelaient chacun à ses affaires firent
rejeter cette proposition. Pourtant, avant de se séparer, il me donna bien du
souci par un arrêté que provoqua Moïse Bayle, président de l'Assemblée... Cet
arrêté attribuait aux électeurs (du second degré) le pouvoir de suspendre dans
son canton les fonctionnaires publics et d'ordonner des arrestations. Il me
fallut lutter contre l'amour-propre de chacun. Cependant je parvins à
atténuer beaucoup cette autorité monstrueuse dans les pouvoirs que je
délivrai. Aussi n'ai-je pas entendu dire qu'elle ait été funeste. » Mais
qu'est-ce donc que tout cela, sinon les procédés les plus inquiétants de la
Commune de Paris ? Et qu'aurait répondu Barbaroux si on lui avait dit que, de
son propre aveu, Rebecqui et lui, faiseurs d'élections, étaient les duumvirs
de la Provence ? Qu'aurait-il répondu si on lui eût dit que lui,
personnellement, acceptant le pouvoir exécutif que lui donnait l'acte illégal
de l'Assemblée électorale, choisissant lui-même ceux qui devaient l'assister,
puis, malgré toutes les précautions et atténuations, délivrant à chaque
membre du corps électoral un pouvoir irrégulier et arbitraire, jouait déjà le
rôle d'un dictateur du Midi ? Mais il était bien clair que la Convention
nationale prochaine, par son autorité morale immense, par la seule force de
son action, ramènerait peu à peu sous la loi toutes ces forces vaillantes et
bonnes mais déréglées. Elle y ramènerait, sans vaine provocation, et sans
polémique irritante, la commune de Paris et les communes provençales, à la
seule condition d'être énergique et unie. Mais les partis la déchiraient
d'avance et, cinq jours après les élections des Bouches-du-Rhône, Barbaroux,
quittant à peine sa dictature du Midi, va fomenter à Paris les plus violentes
accusations contre la dictature de Robespierre. Ô égoïsme des partis ! Ô
mortel enfantillage ! LES CALOMNIES DE BRISSOT La
Gironde à l'affût grossit toutes les rumeurs inquiétantes au lieu de les
dissiper par la force tranquille de la raison. Quelle apparence y avait-il
que les « massacreurs » songeassent à égorger la Convention le jour de sa
première séance ? Même l'article de Marat que j'ai cité ne demandait au
peuple que de la tenir en surveillance et de la juger sur ses actes. Quelle
apparence aussi que le peuple s'acharne sur les restes de la Législative ? Or
le Patriote Français du 15 septembre publie ceci : « La
faction farouche, qui manie le poignard de la vengeance aussi bien que le
stylet de la calomnie, qui veut conquérir par la terreur la domination
qu'elle ne peut obtenir par des services et des talents ; qui veut établir un
triumvirat proscripteur sur les ruines de toutes les autorités, pense,
dit-on, à effrayer la Convention nationale, en signalant par un grand
massacre les premiers moments de son existence. On assure qu'elle médite
l'assassinat de tous les membres de la Législative qui ne seront pas élus à
la Convention. » C'était vraiment un système de calomnies atroces contre
Paris ; et Pétion, sourdement complice de la Gironde, aggrave pour ainsi dire
ces rumeurs par sa façon ambiguë de les combattre : « Citoyens,
le moment où nous avons le plus besoin de calme est celui où nous sommes le
plus agités. On veut, à quelque prix que ce soit, nous diviser, nous mettre
aux prises les uns avec les autres. On sème la défiance, on distille le
poison de la calomnie ; on inquiète, on tourmente les citoyens par les bruits
alarmants. On annonce à l'avance des événements affreux afin d'en faire
susciter l'idée et de provoquer au crime. Cet état d'agitation et
d'anxiété devient insupportable... Qui de vous n'a pas entendu désigner le 20
de ce mois comme un jour de vengeance et de sang ? Ce bruit ne s'est pas
concentré dans nos murs ; il a retenti au loin. Quel peut donc être le but de
ces perturbateurs ? — De calomnier le peuple et d'éloigner du séjour de Paris
les députés qui se rendent de toutes les parties de la France pour la
Convention nationale. Nos ennemis pourraient-ils prendre une marche plus
favorable à leurs desseins ? — Non, sans doute ; aussi soyez bien convaincus
que ces ennemis ont parmi nous des agents qui, sous les dehors hypocrites du
patriotisme, vont allumant partout le flambeau de la guerre civile. » Et tout
cela pour une rumeur inconsistante que le journal girondin surtout avait
propagée et que Pétion accrédite ! Voici des entreprises d'escroquerie qui
relevaient simplement de la police. Des filous, exploitant le patriotisme, se
revêtaient d'écharpes municipales pour aller frauduleusement quêter dans les
maisons au profit des soldats. Ils réquisitionnaient les bijoux et allèrent
jusqu'à les arracher de force aux femmes qui les portaient. Ce vulgaire
brigandage devient pour la Gironde une partie du plan formé par les « agitateurs ».
« Il n'était pas difficile de prévoir, dit le journal de Brissot, que du
massacre on irait au pillage. Aujourd'hui des brigands couraient les rues,
arrachant aux passants leurs montres, leurs boucles, tous leurs bijoux, sous
le prétexte de contribuer aux frais de la guerre ; mais le peuple sur lequel
on ne manque jamais de rejeter ces crimes, le peuple qu'on espère en vain
convertir en une horde de cannibales, le peuple a arrêté ces malfaiteurs ! » La
vérité est que la garde nationale, débordée, surmenée, ne suffisait pas au
service de la police ordinaire. Elle garda négligemment le garde-meuble et
des voleurs, l'escaladant la nuit, enlevèrent des bijoux. C'est un fait
divers sensationnel, je le veux bien, mais c'est un fait divers. Ecoutez le
journal de Brissot (17 septembre) : « Le
brigandage qu'on avait commencé dans les rues de Paris, il y a quelques
jours, n'était qu'un essai par lequel on voulait marcher à la dévastation des
propriétés nationales et aux sanglantes proscriptions. Cette ville immense
renferme maintenant une foule de scélérats avides de sang et de butin, aux
ordres de quelques furieux qui méditent la ruine de l'Etat, parce qu'ils
savent bien qu'ils ne peuvent régner que sur des ruines. Le ministre de
l'Intérieur a annoncé que cette nuit des brigands ont escaladé les murs du
garde-meuble ; les portes ont été forcées, les effets ont été pillés ; l'on a
enlevé tous les bijoux. Quelques-uns des voleurs ont été arrêtés, et
peut-être remontera-t-on par eux à la source de ce vol, qui tient à une
grande machination et à la situation actuelle de Paris. Hier, dans la
tribune de l'assemblée électorale, on déclama contre le pouvoir exécutif, on
parla de loi agraire, etc. » Ainsi
tout est machiné, les vols les plus explicables ne sont que l'exécution d'un
plan mystérieux de bouleversement total conduit dans l'ombre par les ennemis
de la Gironde. Roland intervient pour dramatiser encore ; c'est l'étranger
qui a fait le coup, ou quelque personnage masqué qui rémunère ainsi ses
séides et marche sans doute à la dictature par ces moyens de roman. « Qui
donc, écrit Roland à l'Assemblée, le 17, qui donc a inspiré l'audace
d'entreprendre le vol important commis la nuit dernière ? Qui ?... Des
émissaires payés par la Prusse ou des scélérats qui, n'appartenant qu'à
eux-mêmes, volent la Nation pour soudoyer leurs agents et leurs complices. » MADAME ROLAND ACCUSE DANTON Et quel
est ce personnage masqué auquel la Gironde fabrique dès septembre une légende
de mélodrame ? Tout simplement, c'est Danton, oui Danton. A cette date, la
passion et l'aberration girondines vont jusque-là. Entre les Roland et Danton
les rapports étaient tous les jours plus difficiles. Roland méticuleux et
aigre était offusqué par l'action large et conquérante de Danton. Celui-ci,
négligeant le détail administratif, se donnait tout entier à la grande œuvre
d'organisation révolutionnaire ; et les Girondins du Conseil subissaient
malgré eux son ascendant. Mn° Roland laisse éclater un triste dépit : « On
avait imaginé comme l'une des premières mesures à prendre par le Conseil,
l'envoi dans les départements de commissaires chargés d'éclairer sur les
événements du 10 août, et surtout d'exciter les esprits aux préparatifs de
défense, à la levée rapide de recrues nécessaires à nos armées contre les
ennemis sur les frontières, etc. Dès qu'il fut question de leur choix en même
temps que de la proposition de leur renvoi, Roland demanda jusqu'au lendemain
pour réfléchir aux sujets qu'il pouvait indiquer. — « Je me charge de tout,
s'écria Danton ; la Commune de Paris nous fournira d'excellents patriotes. »
— La majorité paresseuse du Conseil lui confia le soin de les indiquer, et le
lendemain il arriva au Conseil avec les commissions toutes dressées ; il ne
s'agit plus que de les remplir des noms qu'il présente et de signer. On
examine peu, on ne discute point et on signe. Voilà donc un essaim d'hommes
peu connus, intrigants de sections ou braillards de club, patriotes par
exaltation et plus encore par intérêt, sans autre existence pour la plupart
que celle qu'ils prenaient ou espéraient acquérir dans les agitations
publiques, mais très dévoués à Danton, leur protecteur, et facilement épris
de ses mœurs et de sa doctrine licencieuse ; les voilà représentants du Conseil
exécutif dans les départements de la France. « Cette
opération m'a toujours semblé l'un des plus grands coups de parti pour
Danton, et la plus humiliante école pour le Conseil... Le fait est qu'un
travail excessif surchargeait les ministères de l'Intérieur, de la Guerre et
même de la Marine et que les détails absorbaient trop les facultés pour
laisser à chacun le temps de réfléchir sur la grande politique. Il faudrait
que le Conseil fût composé d'hommes qui n'eussent qu'à délibérer et non pas à
administrer. Danton se trouvait au département qui donne le moins à faire ;
d'ailleurs il s'embarrassait fort peu de remplir les devoirs de sa place et
ne s'en occupait guère ; les commis tournaient la roue, il confiait sa griffe
et la manœuvre se suivait telle quelle, sans qu'il s'en inquiétât. Tout son
temps, toute son attention étaient consacrés aux combinaisons et intrigues
utiles à ses vues d'agrandissement de pouvoir et de fortune. « Continuellement
dans les bureaux de la guerre, il faisait placer aux armées les gens de son
bord ; il trouvait moyen de les intéresser dans les fournitures et les
marchés ; il ne négligeait aucune partie dans laquelle il pût avancer ces
hommes, lie d'une nation corrompue dont ils deviennent l'écume dans les
bouleversements et sur laquelle ils dominent durant quelques instants ; il en
augmentait son crédit et se formait une faction. » Quel
jugement méprisant et haineux sur des hommes qu'elle ne connaissait pas, sur
ces forces neuves de la Révolution démocratique que Danton utilisait d'abord
dans l'intérêt de l'ordre public : Il était sage de fixer, en les employant,
ces énergies effervescentes. Et cette large politique, en atténuant les chocs
intérieurs des ambitions et des appétits, aurait bientôt établi sur des bases
très étendues le gouvernement révolutionnaire. Danton
ne livrait pas tout à ces hommes d'audace et d'aventure, ou du moins il ne
livrait le commandement qu'à ceux qui, à ces qualités d'élan et d'initiative,
joignaient l'habileté et la finesse. Il exaltait Dumouriez et peut-être
est-ce pour le faire accepter plus aisément de tous et pour fortifier ainsi
la défense nationale, qu'il ouvrait largement les emplois aux hommes ardents
de la Commune. Ce que Mme Roland appelait la lie, Danton l'appelait un
ferment. Contre lui la guerre des Roland fut sournoise et âpre. Je rappelle
la note que j'ai déjà en partie citée : « L'ennemi
de tous les bons citoyens, l'ami du désordre et du carnage, qui publie ses
proscriptions sous le titre profane d'Ami du Peuple, avait enveloppé dans sa
liste tous les ministres, à l'exception de M. Danton. » Ainsi
disait le journal de Brissot et l'intention est évidente de solidariser
Danton avec Marat. Or, je trouve dans les Annales patriotiques de Carra la
même note textuelle : c'est donc un communiqué du ministre de l'Intérieur,
c'est du ménage du vertueux Roland que partait le trait empoisonné contre
Danton. Et
maintenant le voici accusé du vol du garde-meuble. Jugez
sur quels indices. « Le
vol du garde-meuble s'effectua, des millions passèrent aux mains de gens qui
devaient s'en servir pour perpétuer l'anarchie, source de leur domination. « Le
jour qui s'ouvrit après ce vol important, écrit M" Roland, d'Eglantine
vint chez moi à onze heures du matin, d'Eglantine qui avait cessé d'y
paraître lors des massacres de septembre : d'Eglantine qui, la dernière fois
qu'il y était venu, m'avait dit, comme par un sentiment profond de l'état
critique de la France : « Jamais les choses n'iront bien si l'on ne
concentre les pouvoirs ; il faut que le Conseil exécutif ait la dictature et
que ce soit son président qui l'exerce. » D'Eglantine ne me trouva pas ; je
venais de sortir avec Mme Pétion ; il m'attend deux heures, je le trouve dans
la cour à mon arrivée, il monte avec moi sans que je l'engage à le faire ; il
reste une heure et demie sans que je l'invite à s'asseoir ; il se lamente
d'un ton bien hypocrite sur le vol de cette nuit, qui prive la Nation de
véritables richesses ; il demande si l'on n'a point quelques renseignements
sur les auteurs ; il s'étonne de ce qu'on n'ait rien pressenti à cet égard ;
il parle ensuite de Robespierre, de Marat, qui avaient commencé de déchirer
Roland et moi, comme de têtes chaudes qu'il fallait laisser aller, comme
d'hommes bien intentionnés, très zélés, qui s'effarouchaient de tout, mais
desquels il ne fallait pas s'inquiéter ; je le laissai dire, parlai fort peu
et ne m'ouvris sur rien ; il se retira, je ne l'ai plus jamais revu. « J'ai
reçu ce matin chez moi, dis-je à mon mari lorsque nous nous retrouvâmes, un
des voleurs du garde-meuble qui venait voir s'il n'était pas soupçonné. — Qui
donc ? — Fabre d'Eglantine. Comment le sais-tu ? — Comment ? Un coup si hardi
ne peut être que l'œuvre de l'audacieux Danton ; j'ignore si jamais celte
vérité sera mathématiquement démontrée, mais je la sens vivement, et Fabre
n'est venu faire que le râle de son complice et de son espion. « J'ai
appris, sept mois après, que l'on retenait dans les prisons de Beauvais un
grand coquin nommé Lefort qui avait été saisi avec des effets du garde-meuble
et qui chargeait Danton ; niais on n'ose le faire paraître, parce que sa
faction est trop puissante. » Et
c'est sur ces misérables commérages, c'est sur ces « pressentiments »
de femme présomptueuse et vindicative que toute la Gironde calomniait le
grand révolutionnaire. Qu'on n'allègue pas que ces paroles de Mme Roland sont
écrites plusieurs mois après, quand déjà la Gironde accablée accusait Danton
de sa ruine. Mme Roland dit qu'elle a eu tout de suite cette pensée et tenu
ce propos. Elle ne ment pas. D'ailleurs, la phrase singulière de Roland, que
j'ai soulignée, est certainement l'écho de cette conversation extravagante du
ministre et de sa femme. Et le journal de Brissot, après avoir dit que le vol
tenait à une grande machination, insiste encore : « Ce
vol très extraordinaire, » dit-il. Et nous savons ce qui se
cachait d'insinuation extravagante sous ce mot. Mm' Roland avait jasé dans
son cercle d'amis avides à recueillir tout ce qui pouvait flétrir le grand
Danton, coupable d'avoir osé, après le 10 août, partager le pouvoir avec la
Gironde. A tout homme de sens et de sang-froid, il apparaît clairement que la
visite de Fabre d'Eglantine à Mme Roland avait pour objet d'atténuer la
guerre violente qui s'engageait entre les Roland d'un côté, Robespierre et
Marat de l'autre. Ici encore, Danton prévoyant les suites funestes des
déchirements, essayait d'apaiser, de concilier. Et la démarche qu'il confia à
son ami d'Eglantine fut tournée contre Danton par l'intelligence étroite et
arrogante de Mme Roland. Mais quoi ! Si dans les agitations assez anodines de
la capitale, on pouvait envelopper et perdre à la fois Robespierre, Marat,
Danton, tout le triumvirat, ne valait-il point la peine d'élargir le filet et
de donner aux événements les plus simples un sens mélodramatique et
mystérieux ? Pourtant, il est bien clair que dans la réaction de pitié et
d'ordre qui suivit les massacres de septembre, Marat lui-même n'avait aucun
intérêt à se compromettre par de ridicules histoires de brigands : arracher
les boucles d'oreilles ou les bagues d'or de quelques femmes ne répondait
guère à son tragique idéal. Marat lui-même, Marat surtout, désavouait ces
basses escroqueries et il y voyait (réciprocité touchante) une manœuvre de
ses ennemis. Il écrit le 15 septembre : « De
nouveaux complots éclatent de toutes parts. Hier matin, l'alarme a été
répandue dans Paris par des violences exercées dans différents quartiers sur
des citoyennes, auxquelles des scélérats soudoyés déchiraient les mains et
les oreilles, en leur arrachant leurs boucles ou leurs anneaux d'or... Le but
des auteurs de ces coupables menées parait être de porter la terreur dans
l'âme des citoyens et de troubler les élections des Députés à la Convention
nationale en les abusant sur des dangers chimériques, au dedans. » Il
écrit le 20 septembre : « Mais
ce n'est point là où se bornent leurs atrocités (des prétendus
amis de la justice).
Pour décrier la municipalité provisoire, peindre son comité de surveillance
comme incapable, affranchir de toute entrave les machinateurs, ils ont
soudoyé une bande de brigands pour piller le garde-meuble et les maisons des
meilleurs citoyens ;ils ont soutenu de fausses patrouilles ces scélérats en
arrêtant les préposés de la police municipale ; ils ont répandu la terreur
dans tous les cœurs en faisant annoncer le pillage du Mont-de-Piété, de
l'Hôtel de Ville, de la Mairie, de la Trésorerie nationale, et en faisant
publier que sous quelques jours tout un peuple sera égorgé. Ce qui ne sera
pas étonnant, vu le nombre immense d'aventuriers, de déserteurs, de gardes du
corps, de malveillants dont les auberges près de Paris abondent. » Il est évident que la Commune provisoire qui avait réussi, à travers la secousse de septembre, à se maintenir malgré le décret d'ailleurs remanié et affaibli de l'Assemblée et dont la Législative finissante allait remettre à la vigoureuse et jeune Convention le soin de régler la destinée, cherchait à ce moment à éviter toute apparence même de provocation au désordre. N'importe : la Gironde semait la terreur en dénonçant, derrière de médiocres et inévitables agitations, un plan qui se développait. |
[1]
D'une étude très documentée, parue dans les Annales révolutionnaires de
septembre 1921, M. Léon DUBREUIL
conclut que Buzot marcha avec les frères Lindet pendant toute la campagne
électorale, qu'il était alors plus près qu'eux de Robespierre comme le témoigne
son attitude à l'égard de Dufour et de Momoro. C'est l'amour de Madame Roland
qui transforma subitement ses sentiments politiques. — A. M.
[2]
Le cardeur de laine Armonville, élu par le département de la Marne, siégea
aussi à la Convention. -- A. M.