VERDUN INVESTI Cependant
l'ennemi investissait Verdun. Choudieu annonçait à l'Assemblée que par deux
lettres le commandant de la garnison, Beaurepaire, lui donnait l'assurance
qu'il mourrait plutôt que de livrer la place. Mais
l'Assemblée anxieuse se demandait si la ville, mal fortifiée, mal défendue
par une population où les éléments aristocratiques et royalistes étaient
puissants, ne capitulerait pas comme Longwy. Le 1" septembre au soir, un
courrier apporte la nouvelle à l'Assemblée que Verdun a reçu du duc de
Brunswick sommation de se rendre. La ville tient encore ; mais, d'une part,
la réponse faite par elle à cette sommation n'est pas dans le pli porté par
le courrier, signe d'un désordre extrême et d'une crise imminente. D'autre
part, le pli contient une proclamation du conseil défensif de Verdun qui
menace tous ceux qui, dans la ville, « violeraient les propriétés » et l'on
devine que le peuple soupçonneux, redoutant la trahison d'une partie de la
bourgeoisie feuillantine et royaliste, s'est soulevé et surveille les maisons
des riches habitants. Qui ne pressentirait une catastrophe prochaine ? Or,
Verdun pris avant que de Sedan Dumouriez ait pu envoyer des renforts, c'est
la route de Paris ouverte ; pour la première fois la Révolution sent pour
ainsi dire au visage l'haleine des chevaux prussiens. Et cette grande
convulsion nationale dont Danton avait parlé soulève la grande cité. Qu'elle
se défende, car l'ennemi serait implacable. Comment épargnerait-il les
patriotes, quand il s'apprête à frapper à mort les modérés, les Feuillants
eux-mêmes ? C'est toute la Révolution qu'il veut déraciner. Quand Fersen
apprend que Barnave est aux mains des révolutionnaires, accusé par eux de
complicité avec la Cour, a-t-il un mouvement de pitié pour cet homme jeune
qui avait essayé, après Varennes, de sauver le roi et la reine, qui s'était
compromis pour eux, et qui allait périr peut-être parce que les papiers
trouvés aux Tuileries démontraient ses liaisons avec la Cour ? Non, Fersen
écrit le 29 août à M. de Silversparre : « Barnave
et Ch. Lameth sont arrêtés et j'espère qu'ils seront exécutés, personne ne
l'aura plus mérité. » Ainsi
la cruauté froide des hommes polis s'ajouterait, pour écraser toute la vie
révolutionnaire, à la fureur des brutes armées. Ô Paris, lève-toi donc ! Ô
Révolution, défends-toi ! LA COMMUNE ORDONNE LES ENRÔLEMENTS A la
Commune l'exaltation patriotique est admirable, et je crois bien que c'est
sans calcul et avec l'élan d'une foi sublime qu'elle se dresse la première
pour organiser la défense. « Le
procureur de la Commune, dit le procès-verbal de la séance du 2 septembre au
matin, annonce que les ennemis sont devant Verdun, qu'ils en font en ce
moment le siège et qu'avant huit jours, cette ville, la seule place forte qui
existe entre Paris et l'ennemi, sera obligée de se rendre. Il demande que
sur-le-champ tous les citoyens se réunissent, campent ce soir au
Champ-de-Mars et partent demain de plus tôt possible sous les murs de Verdun
y périr en défendant la liberté ou purger le sol français de la présence de
ses ennemis. Cette proposition est adoptée à l'unanimité. » Mais
comment ces froides paroles traduiraient-elles l'ardeur de combattre et la
puissance de l'instinct vital qui, au cœur même de la Révolution ; protestait
contre les menaces de destruction ? Les
délégués de la Commune vont à l'Assemblée législative et ils y donnent
lecture de la proclamation adressée par elle à Paris : « Citoyens,
l'ennemi est aux portes de Paris ; Verdun qui l'arrête ne peut tenir que huit
jours. Les citoyens qui le défendent ont juré de mourir plutôt que de se
rendre ; c'est vous dire qu'ils vous font un rempart de leurs corps. Il est
de votre devoir de voler à leur secours. Citoyens, marchez à l'instant sous
vos drapeaux ; allons-nous réunir au Champ-de-Mars ; qu'une armée de 60.000
hommes se forme à l'instant. Allons expirer sous les coups de l'ennemi, ou
l'exterminer sous les nôtres. » Pas un
mot de cette proclamation qui ne soit tourné contre l'ennemi, pas un trait
qui ne soit lancé vers la frontière. Aucune allusion, nième voilée, n'y est
faite aux ennemis du dedans, aux conspirateurs et aux traîtres ; c'est la
flamme toute vive, toute pure de la liberté et de la patrie. LE DISCOURS DE VERGNIAUD Vergniaud,
comme pour attester qu'entre la Commune et la Gironde tout dissentiment
s'effaçait devant le devoir commun, répondit aux délégués de Paris avec une
éloquence, magnifique et précise à la fois, et un noble courage sans
forfanterie. « C'est
aujourd'hui, s'écria-t-il, que Paris doit se montrer dans toute sa grandeur ;
je reconnais son courage à la démarche qu'il vient de faire, et maintenant on
peut dire que la patrie est sauvée. Depuis plusieurs jours, l'ennemi faisait
des progrès et nous n'avions qu'une crainte, c'est que les citoyens de Paris
se montrassent, par un zèle mal entendu, plus occupés à faire des motions et
des pétitions qu'à repousser les ennemis extérieurs. Aujourd'hui, ils ont
connu les vrais dangers de la patrie, nous ne craignons plus rien. (Applaudissements). Il parait que le plan de nos
ennemis est de se porter sur Paris, en laissant derrière eux les places
fortes et nos armées. Or cette marche sera de leur part la plus insigne folie
et pour nous le projet le plus salutaire, si Paris exécute les grands projets
qu'il a conçus. « En
effet, quand les hordes étrangères s'avanceront, nos armées, qui ne sont pas
assez fortes pour attaquer, le seront assez pour les suivre, les harceler,
leur couper les communications avec les armées extérieures. Et si, à un point
déterminé, nous leur présentons tout à coup un front redoutable, si la brave
armée parisienne les prend en tête, lorsqu'elles seront cernées par les
bataillons qui les auront suivies, c'est alors qu'elles seront dévorées par
cette terre qu'elles auront profanée de leur marche sacrilège. Mais, au
milieu de ces flatteuses espérances, il est une réflexion qu'il ne faut pas
dissimuler. Nos ennemis ont un grand moyen sur lequel ils comptent beaucoup,
c'est celui des terreurs paniques. Ils sèment l'or ; ils envoient des
émissaires pour exagérer les faits, répandre au loin l'alarme et la
consternation, et, vous le savez, il est des hommes pétris d'un limon si
fangeux, qu'ils se décomposent à l'idée du moindre danger. « Je
voudrais qu'on pût signaler cette espèce à figure humaine et sans âme ; en
réunir tous les individus dans la même ville, à Longwy, par exemple, qu'on
appellerait la ville des lâches (applaudissements), et là devenus l'opprobre
de la nature, leur rassemblement délivrerait les bons citoyens d'une peste
bien funeste d'hommes qui sèment partout des idées de découragement,
suspendent les élans du patriotisme, qui prennent des nains pour des géants,
la poussière qui vole devant une compagnie de hulans pour des bataillons
armés, et désespèrent toujours du salut de la patrie. (Nouveaux
applaudissements).
Que Paris déploie donc aujourd'hui une grande énergie, qu'il résiste à ces
terreurs paniques, et la victoire couronnera bientôt nos efforts. Hommes du
14 juillet et du 10 août, c'est vous que j'invoque, oui, l'Assemblée peut
compter sur votre courage. « Cependant,
pourquoi les retranchements du camp sous les remparts de cette cité ne
sont-ils pas plus avancés ? Où sont les bêches, les pioches et tous les
instruments qui ont élevé l'autel de la Fédération et nivelé le Champ-de-Mars
? Vous avez manifesté une grande ardeur pour ces fêtes ; sans doute vous n'en
aurez pas moins pour les combats ; vous avez chanté, célébré la liberté ; il
faut la défendre. Nous n'avons plus à renverser des rois de bronze, mais des
rois environnés d'armées puissantes. Je demande que la Commune de Paris
concerte avec le pouvoir exécutif les mesures qu'elle est dans l'intention de
prendre. Je demande aussi que l'Assemblée nationale, qui, dans ce moment-ci,
est plutôt un grand comité militaire qu'un Corps législatif, envoie à l'instant
et chaque jour douze commissaires au camp, non pour exhorter par de vains
discours les citoyens à travailler, mais pour piocher eux-mêmes. (Vifs
applaudissements) ; car il n'est plus temps de discourir. Il faut piocher la
fosse de nos ennemis, ou chaque pas qu'ils font en avant pioche la nôtre. » L'acclamation
universelle des tribunes répondit à Vergniaud. Il semble, en cette matinée du
2 septembre, trois jours après l'arrêté de dissolution de la Commune, que le
danger de la patrie a réconcilié la Commune et l'Assemblée ; c'est le grand
orateur de la Gironde qui salue Paris comme le centre, comme le ressort de la
résistance nationale. Le plan
de défense qu'indique Vergniaud avait-il été prévu par Dumouriez ? Celui-ci
va manœuvrer pour arrêter la marche de l'ennemi et.il y réussira avec une
dextérité merveilleuse. Mais sans doute il avait prévu le cas où les passages
seraient forcés, où il ne pourrait arrêter l'invasion. Et alors il n'y aurait
pas d'autre tactique que de s'effacer pour suivre ensuite les armées ennemies
précipitant leur marche sur Paris. Tout était perdu si Paris fléchissait.
Tout était sauvé au contraire si Paris tenait bon et allait au-devant de
l'ennemi, car celui-ci était pris entre les armées qui le suivaient et la
capitale. Dumouriez sans doute avait esquissé ses vues générales de tactique
devant ses amis. Et Vergniaud, après la capitulation de Longwy, après l'investissement
de Verdun, ne croyant plus guère la possibilité d'arrêter d'emblée
l'invasion, se ralliait à un plan de défense où Paris jouait le premier rôle.
Le grand rôle révolutionnaire de la capitale se doublait donc, dans le plan
de la Gironde, d'un grand rôle militaire. Comment donc, à ce moment, entre
Paris et la Gironde tout malentendu ne serait-il point effacé ? Vergniaud,
lorsqu'il protestait contre l'esprit de panique voulait-il seulement affermir
la résistance à l'étranger ? Ou bien voulait-il prévenir les terribles
convulsions intérieures, les folies de meurtre et de sang que la peur
déchaîne ? Ah ! quel orgueil pour la France révolutionnaire et quel triomphe
pour l'humanité si l'ardente sérénité du grand orateur avait pu pénétrer tous
les cœurs et tous les esprits ! Quelle gloire pour la Révolution si elle
avait pu s'élever non seulement au-dessus de l'ennemi, mais au-dessus des
fureurs intestines et des sinistres vengeances de la peur ! LE DISCOURS DE DANTON La
parole de l'orateur girondin retentissait encore dans les âmes en larges
vibrations quand Danton monta à la tribune et, comme dit le journal de Carra,
parla « d'une voix formidable ». Sa parole plus brève, plus pressante, plus
vibrante encore que celle de Vergniaud, fut humaine aussi et sans mélange de
passions troubles : « Il
est bien satisfaisant, Messieurs, pour les ministres d'un peuple libre,
d'avoir à lui annoncer que la patrie va être sauvée. (Applaudissements.) Tout s'émeut, tout s'ébranle,
tout brille de combattre. « Vous
savez que Verdun n'est point encore au pouvoir de nos ennemis, Vous savez que
la garnison a juré d'immoler le premier qui proposerait de se rendre. Une
partie du peuple va se porter aux frontières, une autre va creuser des
retranchements, et la troisième avec des piques défendra l'intérieur de nos
villes. « Paris
va seconder ces grands efforts. Les commissaires de la Commune vont proclamer
d'une manière solennelle l'invitation aux citoyens de s'armer et de marcher
pour la défense de la patrie. C'est en ce moment, Messieurs, que vous pouvez
déclarer que la capitale a bien mérité de la France entière. C'est en ce
moment que l'Assemblée nationale va devenir un véritable comité de guerre. « Nous
demandions que vous concourriez avec nous à diriger ce mouvement, sublime du
peuple en nommant des commissaires qui nous seconderont dans ces grandes
mesures. « Nous
demandons que quiconque refusera de servir de sa personne, ou de remettre ses
armes soit puni de mort. (Applaudissements.) « Nous
demandons qu'il soit fait une instruction aux citoyens pour diriger leurs
mouvements. Nous demandons qu'il soit envoyé des courriers dans les
départements, pour les avertir des décrets que vous. aurez rendus. « Le
tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur
les ennemis de la patrie. (Vifs applaudissements.) « Pour
les vaincre, Messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace,
toujours de l'audace et la France est sauvée. » Ce
tocsin d'alarme annoncé par Danton, c'est la Commune qui, en sa séance du
matin, avait décidé de le sonner. Et je me demande si Danton n'avait pas
craint qu'il éveillât au cœur de Paris des pensées lugubres et funestes. Il
me semble que sa phrase sur le tocsin n'est pas seulement une merveilleuse
image : il cherche à épurer la sonnerie terrible et triste qui va sonner sur
Paris de ce qu'elle pouvait avoir d'inquiétant et d'énervant, pour ne lui
laisser que son accent héroïque. C'est
vers trois heures que le canon du Pont-Neuf donna le signal d'alarme que
répétèrent toutes les cloches de Paris. Le tocsin souleva jusqu'au délire le
patriotisme de la capitale. Les citoyens saisissaient leurs armes, sortaient
en hâte de leurs maisons, lisaient les affiches placardées par la Commune et,
en groupes incessamment grossis, se dirigeaient vers le Champ-de-Mars pour
s'y enrôler, pour y recevoir s'il le fallait l'ordre de marcher tout de
suite. Magnifique mouvement de tout un peuple ! LES MASSACRES Mais
voici que, pendant que tous ces flots pressés allaient vers la grande plaine,
des propos terribles commencent à circuler dans les groupes. « Quoi
! nous partons et, demain, quand nous aurons quitté Paris pour aller à la
frontière, quand il ne restera plus ici un patriote, les ennemis de la
liberté feront la loi dans la capitale. Ne savez-vous pas qu'un scélérat
exécuté hier a annoncé qu'un grand complot se préparait dans les prisons ?
Oui, dans les prisons. C'est devenu un repaire d'aristocrates et de prêtres ;
ils annoncent, les misérables, la chute prochaine de la patrie. On les a vus
qui se faisaient des signes mystérieux et, depuis la prise de Longwy, ils
rayonnent. Et dire qu'ils ont été épargnés de parti pris, qu'on nous avait
promis vengeance et que les traîtres vivent encore ! Même les officiers
suisses, qui ont assassiné nos frères au 10 août, respirent, et demain ils
pourront se remettre à la tête des conspirateurs ! Quand tous, état-major, de
la garde nationale, massacreurs suisses, nobles insolents, prêtres
réfractaires, auront forcé les portes des prisons et proclamé la
contre-Révolution dans la cité vide de patriotes, nous serons pris entre
l'ennemi du dehors et l'ennemi du dedans. Que penseront les armées patriotes
quand elles sauront qu'au foyer même de la Révolution la trahison est
triomphante ? Non, non ! il faut exécuter les traîtres ; puisque la justice
des tribunaux a été si misérablement lente et timide, c'est à la justice du
peuple à sauver la liberté. Quoi ! il y a peu de jours, nous célébrions une
cérémonie funèbre en l'honneur des victimes du 10 août ; mais que leur
importent ces vaines démonstrations de deuil et ces simulacres d'une douleur
impie ? Il fallait les venger ; et nous avons au contraire rendu leur mort
inutile par notre lâche complaisance pour les égorgeurs qui s'apprêtent à
recommencer. Allons aux prisons, que les traîtres périssent. » Ainsi
des groupes exaltés se rendent dans l'après-midi et la soirée du 2 septembre
aux prisons où les contre-révolutionnaires étaient détenus : à l'Abbaye, à la
Conciergerie. Ils se font apporter les registres d'écrou et tous les
prisonniers qui avaient pris part au 10 août ou qui avaient trempé dans les
complots de la Cour sont jugés séance tenante ; puis un mot sinistre est
prononcé : « Elargissez-le. » Et le prisonnier, sur la porte de la
prison, est attendu par les piques vengeresses ; il tombe sous les coups du
peuple affolé. Toute la soirée, toute la nuit, ce fut une boucherie ; et
parfois, comme la rage du meurtre se mêle à la rage de luxure, les corps des
victimes subissent d'obscènes profanations. Ainsi sur le cadavre de Mme de
Lamballe d'ignobles passions s'assouvirent. Les meurtriers promenèrent la
tête au bout d'une pique et tentèrent d'approcher du Temple pour montrer à la
famille royale ce cruel trophée. Toute
la matinée du 3, jusqu'à deux heures de l'après-midi, les massacres
continuèrent. Mais à quoi bon tracer en minutieux détails ce tableau lugubre
? A quoi bon aussi philosopher longuement sur ces tristes choses ? Le droit
de la Révolution n'en est pas diminué d'une parcelle. Car l'immense
changement social qui s'accomplissait ne peut être jugé sur une brève
exaltation de fureur. Mais je n'aime pas non plus les vagues et lâches
apologies. Il est certain que ce massacre de prisonniers désarmés, s'il s'explique
par les rumeurs sinistres qui affolaient les esprits, suppose un
obscurcissement de la raison et de l'humanité. Il
était insensé de supposer qu'après le départ des volontaires Paris serait à
ce point dégarni de patriotes que quelques centaines de
contre-révolutionnaires y pourraient faire la loi. Li y a donc là une
suggestion inepte de la peur ; et la peur, même quand elle s'épanouit
lugubrement en brutalité sanglante, n'est pas une force révolutionnaire. Si
les hommes qui tuaient à l'Abbaye, à la Force, à !a Conciergerie avaient
conservé quelque lucidité d'esprit, quelque équilibre de raison, ils se
seraient demandé, en un éclair de rapide conscience : Ces meurtres
ajoutent-ils à la force de la Révolution ? et ils auraient pressenti le long
frisson de dégoût de l'humanité. Ils auraient deviné aussi que, par une sorte
d'obsession maladive, les partis reviendraient, si je puis dire, rôder autour
du sang répandu, s'accusant les uns les autres. Aussi, il ne s'agit pas de
savoir si, individuellement, les hommes qui s'improvisèrent juges et bouchers
étaient dignes d'estime. Je n'aime pas beaucoup les plaidoyers hypocrites des
contemporains qui s'extasient sur « l'esprit de justice » du peuple parce
qu'il a épargné et élargi les prisonniers pour dettes. A moins de n'être plus
que des brutes ivres et incapables de tout discernement, les meurtriers de
septembre ne devaient pas confondre avec les prisonniers politiques, seule
cause de leurs alarmes, les pauvres diables qui avaient été incarcérés pour
n'avoir pas payé les mois de nourrice de leurs enfants. Il est assez puéril
de leur faire un mérite de cet « acte de justice ». D'ailleurs,
encore une fois, il se peut très bien que beaucoup des hommes qui tuèrent
ainsi, lâchement, inutilement, fussent des patriotes honnêtes, dévoués et
braves. Il est fort possible qu'ils aient cru servir la Révolution et la
patrie et qu'ils fussent prêts à braver la mort après l'avoir donnée. Mais la
question n'est pas là Ce n'est pas leur caractère qui est en cause, c'est
leur acte ; or leur acte procède de la peur et des férocités aveugles que
suscite la peur. Par là il est vil ; et aussi il est sot, car il a fait à la
Révolution, dans le monde, dans l'histoire, infiniment plus de mal que n'en
auraient pu faire, même lâchés dans Paris, les prisonniers qu'on égorgea. LES RESPONSABILITÉS. Quelle
fut, dans ce drame assez abject, la responsabilité des partis, des pouvoirs
constitués ? J'avoue que je ne parviens point à la démêler avec certitude ;
et les mobiles de la plupart des hommes politiques, à ce moment, restent pour
moi obscurs et peu déchiffrables. Il est certain, que la Révolution a laissé
faire ; les pouvoirs, tous les pouvoirs sont intervenus, ou tardivement, ou
mollement. La Révolution pouvait se dresser au premier bruit de ces meurtres.
Elle pouvait, si elle avait bien voulu, les empêcher. Il n'y avait pas un
mouvement irrésistible. C'est une passion saintement patriotique et
révolutionnaire qui animait les cœurs, et c'est vers la frontière que se
tendaient les haines. Les égorgeurs furent en petit nombre et il eût été aisé
de les disperser, peut-être même de les convertir. Il fallait commenter
puissamment devant eux le mot admirable de Thuriot que j'ai cité : « Nous
sommes comptables de la Révolution à l'humanité toute entière. » Supposez
un instant qu'au lieu d'envoyer de loin en loin quelques émissaires hésitants
et débiles qui, ne pouvant empêcher le meurtre en devenaient les témoins
officiels, tous les pouvoirs constitués se fussent portés devant les prisons.
Supposez que toute la Législative et toute la Commune et aussi tout le
Conseil exécutif eussent opposé une résistance d'ensemble à cette fureur
sauvage d'une infime portion du peuple. Supposez que Danton, Robespierre,
Vergniaud eussent tour à tour rappelé la Révolution à sa grandeur, à
l'humanité ; les meurtriers auraient laissé tomber les armes de leurs mains.
Mais il n'y eut aucune action commune et forte des pouvoirs constitués. C'est
la Commune qui fut avertie la première. Elle avait repris séance le 2
septembre à quatre heures du soir, et voici ce que dit le procès-verbal : «
Un officier de la garde nationale annonce (dès le début) que plusieurs
personnes ont été tuées en chemin et que le peuple commence à pénétrer dans
les prisons. » « Le
Conseil nomme MM. Dangé, Marino, James, Michonis, Lesguillon, Moneuse,
commissaires, pour aller aux prisons pour y protéger les prisonniers pour
mois de nourrice, pour dettes, ainsi que pour des causes civiles. « Le
procureur de la Commune demande que chaque section soit invitée à réclamer
ceux de son arrondissement qui sont détenus pour causes énoncées ci-dessus,
ainsi que les militaires détenus pour faits de discipline. « Sur
la proposition de faire sortir de Sainte-Pélagie des prisonniers qui y sont
purement pour dettes, et reconnus comme tels par la vérification de l'écrou,
le Conseil arrête que la prison de Sainte-Pélagie sera ouverte. « On propose
pour amendement de faire sortir de prison tous ceux qui y sont pour dettes ou
pour mois de nourrice, ainsi que pour causes civiles. Arrêté. » Ainsi,
et de toute évidence, le premier mouvement de la Commune est de ne protéger
que les prisonniers pour dettes. Et par cela seul qu'elle ne s'occupait pas
des autres, elle les livrait. Elle faisait officiellement deux catégories
parmi les prisonniers : ceux qui ne devaient pas être égorgés et les autres.
Voilà la première pensée de la Commune, et elle aura beau revenir ensuite à
des sentiments plus humains, cette pensée première, subsistant malgré tout,
empêchera toute démarche décisive. D'où
vient cette abstention complaisante de la Commune ? N'eut-elle point assez de
largeur d'âme et de pensée pour s'élever au-dessus de ces fureurs d'un jour
et pour songer à l'humanité et à l'avenir ? Il me paraît peu probable, quelle
que fût son exaltation, qu'elle ait pensé qu'il y aurait péril pour la
Révolution à laisser juger les prévenus par le tribunal criminel du 17 août. Craignait-elle
de paraître désavouer Marat, son inspirateur, son journaliste quasi-officiel
qui, le 19 août, avait montré au peuple le chemin de l'Abbaye et conseillé le
massacre ? Elle avait si souvent dénoncé depuis le 10 août les lenteurs de la
justice, les hésitations des pouvoirs légaux, qu'elle n'osait pas intervenir
pour arrêter la « justice du peuple », enfin déchaînée. Qui sait d'ailleurs
si, en arrêtant ce mouvement populaire, elle n'en désignerait pas les auteurs
à la vengeance des lois ? Pour qu'il fût impuni il fallait qu'il fût
victorieux. Peut-être aussi, malgré l'apparente réconciliation du matin et
les flatteuses effusions de Vergniaud, la Commune meurtrie en son
amour-propre, aussi bien qu'en son pouvoir, par le décret de l'Assemblée qui l'avait
dissoute, n'était-elle point fâchée de montrer à la Législative qu'en se
débarrassant de la Commune révolutionnaire, elle ne s'était pas débarrassée
du peuple révolutionnaire. « Elle nous a brisés ; elle éprouvera maintenant
jusqu'où va la passion du peuple quand elle se déploie spontanément et n'a
plus de régulateur. » Enfin j'imagine, sur des indices que je relèverai tout
à l'heure, qu'elle entrevit dans ce mouvement populaire, dans cette terrible
agitation qui confondait à nouveau toutes les notions de légalité, une
occasion de prolonger son pouvoir révolutionnaire, de s'imposer à la
Législative finissante et à la Convention qui allait venir. Justemen1 la
France était en plein travail électoral ; les événements semblaient marquer
d'un sceau de Révolution même les puissances légales qui se formaient en une
pareille crise. Mais il
y eut du flottement dans la pensée de la Commune. Après avoir envoyé des
commissaires pour protéger uniquement les prisonniers pour dettes, il semble,
d'après le procès-verbal, qu'elle se ravise, mais combien incertaine et
timide ! et songe à étendre sa protection à tous les prisonniers : « On nomme
des commissaires pour se transporter à la prison de l'Abbaye protéger les
prisonniers. » Un peu plus tard encore, « un membre raconte ce qui se passe à
l'Abbaye ; les citoyens enrôlés, craignant de laisse' : leur ville au pouvoir
des malveillants, ne veulent point partir que tous les scélérats du 10 août
ne soient exterminés. » Evidemment,
la Commune laisse faire ; mais pour dégager sa responsabilité, « le Conseil
arrête que quatre commissaires se transporteront à l'Assemblée nationale
sur-le-champ, pour lui rendre compte de ce qui se passe actuellement aux
prisons et quelles mesures on peut prendre pour préserver les prisonniers ». Ainsi
la Commune voulait passer à l'Assemblée législative le fardeau de ces
terribles événements. L'Assemblée s'était réunie, en une deuxième séance, à
six heures du soir. La délégation du Conseil général de la Commune parut à la
barre : « Il se fait des rassemblements autour des prisons et le peuple veut
en forcer les portes. C'est en vain que la plupart des conseillers généraux
de Paris se sont portés au-devant du peuple partout où il y avait du danger.
Déjà plusieurs prisonniers sont immolés, les moments sont pressants. Le
peuple est tout disposé à marcher aux frontières, mais il conçoit de justes
alarmes sur l'intention d'un grand nombre de personnes arrêtées et prévenues
de crimes de contre-Révolution. » Sur la
proposition de Basire, ami de Danton, l'Assemblée nomme aussitôt douze
commissaires. Mais je n'entends aucun cri de pitié ; je n'entends pas la
protestation de Thuriot. L'Assemblée semble s'acquitter en silence d'une
formalité pénible. Les commissaires, aux derniers rayons du soleil d'automne
déclinant, assistent, impuissants, à la tuerie, et le vieux Dussaulx, le
traducteur de Juvénal, retourne à l'Assemblée : « Les députés que vous
avez envoyés pour calmer le peuple sont parvenus avec beaucoup de peine aux
portes de l'Abbaye. Là nous avons essayé de nous faire entendre. Un de nous
est monté sur une chaise, mais à peine eut-il prononcé quelques paroles que
sa voix fut couverte par des cris tumultueux. Un autre orateur, M. Basire, a
essayé de se faire écouter par un début adroit ; mais, quand le peuple vit
qu'il ne parlait pas selon ses vues, il le força de se taire. Chacun de nous
parlait à ses voisins à droite et à gauche, mais les intentions pacifiques de
ceux qui nous écoutaient ne pouvaient se communiquer à des milliers d'hommes
rassemblés. Nous nous sommes retirés et les ténèbres ne nous ont pas permis
de voir ce qui se passait, mais je ne saurais rassurer l'Assemblée sur les
suites de cet événement malheureux. Le peuple est surexcité au point de
n'écouter personne. Il craint d'être trompé. » Et
c'est tout ; pendant que sous le voile des ténèbres le meurtre continuait,
l'Assemblée reste immobile. Elle laisse s'accomplir le travail de nuit. En
ces heures redoutables et troubles où tous les sentiments se mêlent, il est
presque impossible d'aller au fond des consciences. Peut-être l'Assemblée
eut-elle le sentiment que dès la crise du 10 Août elle avait perdu le contact
avec le peuple et qu'elle ne pouvait rien sur lui. Peut-être songea-t-elle
que la patrie menacée par l'envahisseur avait besoin de toutes les énergies,
même sauvages, et qu'à refouler les excès du peuple, on risquerait de briser
son élan. Et je devine en même temps dans cette abstention de tristes
calculs. L'Assemblée et la Commune, surprises au plus aigu de leur lutte par
cette terrible crise, cherchaient à se charger l'une l'autre. La Commune, au
lieu d'agir vigoureusement, avait consulté l'Assemblée. Et sans doute
quelques-uns des politiques de la Gironde pensaient et chuchotaient qu'il
fallait laisser à la Commune la responsabilité. Si elle laissait faire le
peuple, elle se couvrait de sang ; si elle le réprimait, elle entrait
elle-même en lutte avec les forces extrêmes qu'elle avait déchaînées. Je
démêle dans le journal de Brissot dès le 3 septembre une première tentative,
très prudente encore, et discrète, pour charger la Commune. — « Dimanche 2
septembre. — La municipalité de Paris, pénétrée des dangers de la patrie et
croyant devoir faire un grand effort pour électriser les esprits, a arrêté,
dans sa séance de ce matin, de faire sonner le tocsin, de rassembler le
peuple au Champ-de-Mars, de former une armée de soixante mille hommes pour
aller à Châlons, ou à tout autre endroit ; l'intention de ce projet était
bien louable, quoique l'événement a prouvé qu'on fût dû y mettre plus de
mesure... Des groupes considérables se sont formés ; des hommes y
ont répandu qu'en partant pour aller battre les ennemis extérieurs il fallait
se délivrer des ennemis de l'intérieur ; ils ont dit qu'il fallait tomber sur
les prisons et principalement sur l'Abbaye, qui renfermait les conspirateurs.
Cette idée s'est répandue et, à peine le tocsin a-t-il sonné qu'un certain
nombre d'hommes s'est porté vers l'Abbaye et vers les Carmes où étaient
renfermés les prêtres réfractaires ; là ont été égorgées une foule de
victimes. Nous ne pouvons entrer dans les détails ; il faut les donner exacts
et jusqu'à présent les versions sont différentes ; ce qui paraît certain,
c'est que beaucoup de sang a coulé. » Il n'y a pas là seulement un blâme
discret. Le journal de Brissot insinue d'une façon à peine sensible que les
hommes répandus dans les groupes exécutaient un mot d'ordre. Et surtout, il
se prépare visiblement à imputer le « massacre » (c'est le mot dont il se
sert) à l'imprudence de la Commune, à son besoin d'excitation théâtrale et de
parade. Le
lendemain 3 septembre, le Patriote français revient sur la séance du 2. Et
ici l'antagonisme qui a paralysé tout effort d'humanité apparaît bien : « Des
commissaires de la Commune annoncent, quelque temps après, qu'un grand nombre
d'hommes armés et sans armes se portent aux prisons ; la Commune demande que
l'Assemblée nationale vienne à son secours. Que pouvait faire l'Assemblée
nationale si la Commune avait épuisé tous ses moyens et, si elle ne les avait
pas épuisés, que venait-elle demander à l'Assemblée nationale ? Les
représentants du peuple ne se sont pas fait ces questions, ils n'ont écouté
que la voix expirante des lois, et le cri de l'humanité ; ils ont,
sur-le-champ, envoyé douze commissaires aux prisons.» « Il
n'était pas difficile de prévoir quel devait être le succès de cette
démarche, dictée par le zèle plutôt que par la prudence. Les commissaires
sont revenus avec le désespoir d'avoir fait d'inutiles efforts et la douleur
d'avoir vu égorger sous leurs yeux ceux qu'ils voulaient sauver. » Non
certes ; la démarche de l'Assemblée ne fut pas aussi vigoureuse que le dit
Brissot et, si elle écouta « la voix expirante des lois et le cri de
l'humanité », c'est d'un cœur qu'obsédaient d'autres pensées. Brissot
lui-même blâme au fond la tentative des commissaires. Il ne voit dans la
démarche de la Commune qu'un piège et il aurait voulu que l'Assemblée, par
une abstention complète, laissât à la Commune toutes les responsabilités.
Ainsi, pendant que se continuait l'œuvre de mort, qui fut si longtemps et si
terriblement exploitée contre la Révolution, les rivalités des partis et des
hommes lui paralysaient sourdement le cœur. Robespierre manœuvrait, comme la
Gironde et contre elle. ROBESPIERRE DÉNONCE LA GIRONDE Dans
cette même séance de la Commune du 2 septembre au soir, où arrivaient
d'intervalle en intervalle, comme des coups lugubres frappés à la porte, les
nouvelles des massacres, Robespierre intervient avec Billaud-Varennes. Mais
est-ce pour donner un conseil de clémence, pour dire une parole d'humanité ?
Non ; il semble qu'en cette soirée sanglante aucune fibre n'ait tressailli en
lui, si ce n'est des fibres de haine. Et encore ne s'abandonne-t-il pas aux
fureurs du peuple déchaîné contre les traîtres, contre les complices de la royauté.
Lui, il dénonce les Girondins ; dans la confusion du sol bouleversé, il ne
perd pas, mineur patient, le filon de ses haines. Et pendant que le peuple
frappé des ennemis, lui, il cherche à frapper des rivaux. Je vois tout à coup
surgir du procès-verbal ces lignes extraordinaires : « MM. Billaud-Varennes
et Robespierre, en développant leurs sentiments civiques, peignent la
profonde douleur qu'ils éprouvent de l'état actuel de la France. Ils
dénoncent au Conseil général un complot en faveur du duc de Brunswick qu'un
parti puissant veut porter au trône des Français. » C'est contre la Gironde
qu'il portait cette accusation meurtrière. Et à quoi sert de chicaner, comme
M. Ernest Hamel, sur les noms qu'il prononça ? « Deux noms, dit-il, trois
peut-être, tombèrent de sa bouche, ceux de Carra et de Brissot, et lorsque,
dans la séance du 23 septembre à la Convention, Vergniaud reprocha à
Robespierre envers lequel, dit-il, il n'avait jamais prononcé que des paroles
d'estime, de l'avoir impliqué lui, Brissot, Guadet, Lasource, etc., dans le
complot dénoncé à la Commune dans la nuit du 2 au 3 septembre, Robespierre se
leva et dit avec l'énergie de la vérité : « Cela est faux. » A quoi Vergniaud
répondit : « Je me féliciterai d'une dénégation qui me prouvera que
Robespierre aussi a, pu être calomnié. » Personne ne releva le démenti de
Maximilien et, de la réponse de Robespierre à Louvet, il résulte qu'en effet
il ne nomma que deux ou trois personnes déjà dénoncées par plusieurs de ses
collègues comme ne cessant de décrier le Conseil général de la Commune. » Merveilleux
effets de la prévention ; et à quelle sophistique complaisante se laisse
entraîner le probe historien ? C'est entendu. Robespierre n'a prononcé que
deux ou trois noms. Mais c'était le nom de Carra, un des journalistes les
plus actifs de la Gironde ; c'était le nom de Brissot, qui passait pour le
chef du parti girondin. Et, quand après avoir nommé ces hommes ou en les
nommant, Robespierre accusait « un parti puissant » c'est toute la Gironde
qu'il accusait. N'eût-il accusé que Carra et Brissot, c'était vraiment chose
grave en ces heures tragiques où les paroles pouvaient tuer. Sur ce
point Robespierre ne peut se défendre. « On a osé, dira-t-il le 3
novembre, par un rapprochement atroce, insinuer que j'avais voulu
compromettre la sûreté de quelques députés en les dénonçant à la Commune
durant les exécutions des conspirateurs. J'ai déjà répondu à cette calomnie
en rappelant que j'avais cessé d'aller à la Commune avant ces événements,
qu'il ne m'était pas plus donné de prévoir que les circonstances subites et
extraordinaires qui les ont amenés. Faut-il vous dire que plusieurs de mes
collègues avant moi avaient déjà dénoncé la persécution tramée contre la
Commune par les deux ou trois personnes dont on parle, et ce plan de
calomnier les défenseurs de la liberté et de diviser les citoyens, au moment
où il fallait réunir ses efforts pour étouffer les conspirations du dedans et
repousser les ennemis étrangers ? Quelle est donc cette affreuse doctrine
que dénoncer un homme et le tuer c'est la même chose ? Dans quelle
République vivons-nous si le magistrat qui, dans une assemblée municipale,
s'explique librement sur les auteurs d'une trame dangereuse n'est plus
regardé que comme un provocateur au meurtre ? » Le
sophisme éclate : ce n'est pas à toute heure, mais c'est dans-la nuit du 2 au
3 septembre qu'une accusation pareille de trahison est une provocation au
meurtre. Je ne recherche pas si Robespierre était aussi absent de la Commune,
en cette période, qu'il le prétend. Il y a parlé longuement le 1er septembre.
Il y parle encore le 2. Et lorsque, dans sa section de la place Vendôme, il
présidait les-assemblées électorales pour le choix des députés à la
Convention, il était impossible qu'il ne fût pas tenu au courant de ce qui se
passait à la Commune. Aussi bien, il savait à quel degré la Commune haïssait
Brissot et toute la Gironde. C'est
presque au nom de la Gironde que la section des Lombards avait demandé la
dissolution de la Commune et des rancunes implacables étaient restées dans
les cœurs. Or, lorsqu'à ces hommes, Robespierre vient, avec son autorité,
affirmer que la Gironde est du parti de Brunswick, qu'elle veut élever sur le
trône de France-celui-là même qui a signé contre la France révolutionnaire et
Paris-un manifeste d'extermination, il a, quoi qu'il puisse dire, aiguisé les
poignards[1]. Quoi ! Le peuple massacre les
prisonniers pour ne pas laisser les traîtres vivants derrière lui. Et il
épargnerait les traîtres des traîtres, ceux qui, sous le nom usurpé et
profané de patriotes, veulent livrer la France au général prussien et
aggraver la servitude rétablie par la honte de la défaite ! Non, non : ils
doivent aussi être frappés. Que la sinistre légende à laquelle Robespierre
donne force et crédit se répande du Conseil général de la Commune dans le
peuple surexcité et il y aura un élargissement des massacres. L'accusation
formulée par Robespierre tendait sournoisement à la politique de Marat :
supprimer à la fois royalistes, feuillants et girondins. Ce qui
prouve que sa dénonciation n'était pas inoffensive, c'est que, dès le
lendemain, la Commune ordonnait des perquisitions. chez Brissot. Lui-même le
constate dans le Patriote Français : « Je croyais avoir donné des preuves
assez fortes et assez constantes de mon patriotisme pour être au-dessus des
soupçons ; mais la calomnie ne respecte rien. Hier dimanche, on m'a dénoncé à
la Commune de Paris, ainsi que partie des députés de la Gironde et d'autres
hommes aussi vertueux. On nous accusait de vouloir livrer la France au duc de
Brunswick, d'en avoir reçu des millions, et de nous être concertés pour nous
sauver en Angleterre. Moi, l'éternel ennemi des rois, et qui n'ai pas attendu
1789 pour manifester ma haine à leur égard ! Moi ! le partisan d'un roi !
Plutôt périr mille fois, quc de reconnaître jamais ces despotes et surtout un
étranger ! «
Citoyens, on me dénonçait à dix heures du soir, et à cette heure on égorgeait
dans les prisons ! Une pareille dénonciation était bien propre à exciter
l'indignation du peuple contre moi et elle l'excitait déjà Des âmes honnêtes
qui pensent qu'avant de croire et de punir, il faut convaincre, demandèrent
que visite fût faite de mes papiers ; et, en conséquence, ce matin, sur les
sept heures, trois commissaires de la Commune se sont présentés chez moi.
J'aurais pu réclamer, comme député, contre une pareille recherche ; mais,
dans le danger de la patrie, tout citoyen, quel qu'il soit, doit à la
première réquisition de la loi, se montrer à nu. « Les
commissaires ont examiné pendant trois heures, avec tout le soin possible,
tous mes papiers ; je les leur ai livrés avec l'abandon d'un homme qui a la
conscience irréprochable. Je n'avais qu'un regret. c'est que le peuple, ce
peuple, auprès duquel on me calomnie et que je ne cesse de défendre, c'est
que ce peuple entier ne fût pas témoin de l'examen. En voici le résultat : «
Nous, après avoir fait les recherches les plus exactes, dans tous les papiers
du dit sieur Brissot, et après les avoir examinés, n'ayant absolument rien
trouvé qui nous parût contraire à l'intérêt public, lui avons laissé tous ses
papiers. Signé : Berthelon, Guermeur, commissaire-adjoint, Cousteau, dit
Mignon. » Mais
quelles amertumes ces luttes laissaient dans les âmes ! CONDORCET SE DÉFEND Condorcet
aussi, le premier qui ait formulé la philosophie républicaine à une heure où
Robespierre se défendait d'être républicain[2], le grand Condorcet est obligé,
en cette journée du 3 septembre, de protester n'est pas l'agent secret de
Brunswick. Robespierre est bien coupable d'avoir contribué à
l'obscurcissement des esprits en ces jours tragiques. Qu'il eût été glorieux
à la France menacée de garder, au plus sombre du péril, son lumineux esprit,
sa fermeté lucide ! Je déteste ceux qui lui ont ravi cette gloire suprême. Je
déteste ceux qui, en faisant descendre sur les esprits inquiets les ténèbres
de la calomnie, ont mêlé le jour et la nuit en un chaos équivoque : la
rayonnante liberté ne jaillira de ce chaos qu'en traînant avec elle d'obscurs
lambeaux de sottise et de haine. Donc, Condorcet se justifie : « On m'a
dit, écrit-il dans la Chronique de Paris, que j'étais accusé de vouloir faire
roi de France ou des Français, le duc de Brunswick. On ajoute que c'est l'or
de l'Angleterre qui m'inspire ce ridicule projet. « Je
ne répondrai point à l'accusation de corruption : je n'ai pas eu à cet égard
même le faible mérite d'un refus et je suis assez connu pour qu'aucun
ministre en Europe s'imagine pouvoir m'acheter. « Quant
à donner le trône au duc de Brunswick, je puis m'étonner peut-être qu'ayant
exprimé, au mois de juillet 1791, mon opinion sur l'absurdité et les dangers
de la royauté, on me soupçonne aujourd'hui de croire aux grands avantages
d'un changement de dynastie. « On
m'en a parlé quelquefois, et j'ai toujours répondu que cette mesure
politique, utile peut-être dans les temps où l'idée d'un droit royal
indépendant de la volonté du peuple avait encore des partisans. ne serait
plus que dangereuse, dans ce moment où le progrès des lumières a fait
disparaître cet absurde préjugé. En effet, tout changement de dynastie amène
un prétendant, et alors combien la nécessité de combattre ce prétendant, de
réprimer ses partisans, ne produit-elle pas des lois contraires à la liberté
! Avec quelle facilité ceux qui défendent les droits du peuple ne sont-ils
pas travestis en défenseurs de la dynastie détrônée ! « Il
est donc possible qu'un républicain soit d'avis de conserver une race
régnante, jusqu'à ce qu'une trahison bien claire, bien prouvée, en ait rendu
l'expulsion possible sans de grandes convulsions, comme cela était arrivé au
mois de juin 1791 et est encore arrivé depuis, une seconde fois. Mais jamais
ce républicain, surtout aujourd'hui, ne voudra d'une nouvelle dynastie, parce
qu'elle ne peut être qu'un moyen de perpétuer la royauté. En Angleterre, les
républicains, qui se trouvaient dans la Convention de 1688, ne voulaient pas
que Guillaume ou sa femme eussent le nom de roi. « Je
n'ai de relations en Angleterre qu'avec deux ou trois personnes zélées pour
la Révolution française et d'ailleurs étrangères au ministère anglais, ou
déclarées contre lui. J'ai cessé d'écrire au prince Henri de Prusse depuis la
Révolution parce que je savais qu'il n'en approuvait pas les principes. Je
n'écris qu'aux hommes à qui je puis, sans les offenser, dire ma pensée toute
entière. » Et il
terminait ainsi : « Le plus grand danger de ces inculpations n'est pas
de tromper les citoyens sur des hommes dont le dévouement aux intérêts du
peuple pourrait lui être utile ; c'est d'accréditer des bruits absurdes par
lesquels on cherche à décourager les habitants des départements frontières ». La
réponse est belle, calme et forte : au souvenir évoqué de cette vaste
correspondance de philosophes, les larges horizons du XVIIIe siècle, tout
emplis de lumière sereine, s'ouvrent au-delà des fureurs sombres où un moment
se resserre l'âme de la patrie. Mais quelle diminution pour Robespierre
d'avoir obligé Condorcet à cette apologie ! Il nous
paraît aujourd'hui extraordinaire qu'il ait pu porter une accusation aussi
absurde et, à vrai dire, je ne crois point qu'il fût tout à fait de bonne foi
; je sais bien qu'entre la monarchie de Louis XVI et la République encore
inconnue et effrayante, bien des esprits cherchaient des combinaisons
intermédiaires et chimériques. Mais de là à accuser la Gironde d'un complot
avec Brunswick, il y a un abîme[3]. CARRA ET BRUNSWICK Je sais
bien aussi que Carra, un journaliste girondin, avait écrit sur Brunswick des
paroles énigmatiques et imprudentes. Mais ici encore quel faible prétexte à
une accusation empoisonnée ! M. Hamel,
obstiné à justifier Robespierre, s'écrie : Est-ce que récemment, un des
principaux organes de la Gironde, les Annales patriotiques du Girondin
Carra, n'avait pas effrontément entonné les louanges de Brunswick la veille
du jour où allait paraître l'insolent manifeste signé de lui ? Est-ce
qu'enfin Carra ne l'avait pas proposé pour roi d'une manière assez
significative ? » Ici, le culte de son héros semble oblitérer la conscience
si droite de l'historien et le conduire à une sorte de falsification historique.
M. Hamel n'ignore pas, et il devrait dire que Brunswick était populaire
depuis des années auprès des philosophes et des esprits libres, qu'il passait
pour un homme aux idées larges, que le bruit avait couru qu'il s'était opposé
à la guerre et qu'il ne la conduisait qu'à regret. Carra, qui était un homme
de saillies téméraires et d'imagination aventureuse, avait cru habile, une
fois la guerre engagée, de diviser la Prusse et l'Autriche en paraissant
compter sur le libéralisme du duc de Brunswick : Système dangereux peut-être,
mais qui ne justifie ni l'accusation de Robespierre, ni l'insinuation de son
historien. C'est sans doute à la note publiée par Carra, le 25 juillet, dans
les Annales patriotiques, que M. Hamel fait allusion. La
voici : « Quelques petites observations sur les intentions des Prussiens dans
la guerre actuelle. Rien de si bête que ceux qui croient et voudraient faire
croire que les Prussiens veulent détruire les Jacobins, eux qui ont vu dans
ces mêmes Jacobins les ennemis les plus déclarés et les plus acharnés de la
Maison d'Autriche et les amis constants de la Prusse, de l'Angleterre et de
la Hollande. Ces mêmes Jacobins, depuis la Révolution, n'ont cessé de
demander à grands cris la rupture du traité de 1756 et à former des alliances
avec les Maisons de Brandebourg et de Hanovre, tandis que les gazetiers
universels, dirigés par le Comité autrichien des Tuileries, ne cessaient de
louer l'Autriche et d'insulter les Cours de Berlin et de La Haye. « Non,
ces Cours ne sont pas si maladroites de vouloir détruire les Jacobins qui ont
des idées si heureuses pour les changements de dynastie et qui dans un cas de
besoin peuvent servir considérablement les Maisons de Brandebourg et de
Hanovre contre celle d'Autriche. Croyez-vous que le célèbre duc de Brunswick
ne sait pas à quoi s'en tenir sur tout cela et qu'il ne voit pas clairement
les petits tours de passe-passe que le comité autrichien des Tuileries et la
Cour de Vienne veulent jouer à son armée en dirigeant toutes les forces des
Français contre lui et en déplaçant le foyer de la guerre loin des provinces
belgiques ? Croyez-vous qu'il se laissera mystifier par Kaunitz ? Non : il
attendra et baguenaudera avec son armée de Coblentz et avec ces pauvres freluquets
de princes et de ci-devant nobles émigrés, jusqu'à ce que nous ayons pris un
parti décisif relatif aux traîtres, à qui nous avons confié le pouvoir
exécutif, et relatif à une bonne politique. C'est le plus grand guerrier et
le plus habile politique de l'Europe, que ce duc de Brunswick ; il est très
instruit, très éclairé, très aimable ; il ne lui manque peut-être qu'une
couronne, je ne dis pas pour être le plus grand roi de la terre, mais pour
être le véritable restaurateur de la liberté de l'Europe. S'il arrive à
Paris, je gage que sa première démarche sera de venir aux Jacobins et d'y
mettre le bonnet rouge. MM. de Brunswick, de Brandebourg et de Hanovre ont un
peu plus d'esprit que MM. de Bourbon et d'Autriche. » C'est
signé Carra. Et c'est à coup sûr d'un goût déplorable et d'une diplomatie
enfantine. Les Girondins avaient une extraordinaire fatuité : Brissot avait
mis à la mode parmi eux la politique extérieure et ils en parlaient avec une
légèreté incroyable, déformant ou grossissant tous les traits jusqu'à la
caricature. L'idée qu'un article de journal va brouiller la Prusse et
l'Autriche est au moins plaisante. Et il est à la fois inconvenant et
ridicule de tendre à ce général ennemi je ne sais quelle équivoque amorce de
royauté, même quand la guerre déclarée en principe depuis trois mois n'est
pas encore engagée en fait. Ce
n'est pas qu'il n'y eût quelques traits de vérité dans la fantaisie
diplomatique de Carra et il est bien vrai que les hésitations de Brunswick
vont peser sur toute la campagne de l'armée prussienne. Il est vrai aussi que
le génie révolutionnaire si clair de Danton s'emploiera bientôt à dissocier
la Prusse et l'Autriche. Mais l'article de Carra ressemblait à une parade de
bateleur. A vrai
dire, et à y regarder de près, je ne sais pas, dans cet obscur batelage
diplomatique, si c'est la couronne de France ou la couronne d'Autriche que
Carra offre intrépidement au duc de Brunswick. Et j'incline à cette dernière
hypothèse[4]. Il semble indiquer à la Prusse
que si elle abandonne l'Autriche et si celle-ci est vaincue par la
Révolution, c'est un ami de la Prusse, le duc de Brunswick, qui montera au
trône des Habsbourg, fortifiant ainsi la Maison de Prusse et la liberté. Mais,
en tout cas, et quel que soit le sens de ce boniment ridicule, il est
impossible que Robespierre, si ombrageux et soupçonneux qu'il fût, ait vu là
un complot sérieux, un plan effectif de la Gironde pour remplacer Louis XVI
par le duc de Brunswick. Dix jours après cette cabriole de l'étourneau
girondin, quand parut en effet le manifeste de Brunswick, Carra dut être tout
penaud et il chercha à se rattraper. Un moment, et sous le premier coup du
manifeste, il balbutia des subtilités vagues. « Le duc de Brunswick
vient de nous montrer, dans sa déclaration et dans ses menaces, une audace
d'une telle extravagance, qu'on pourrait croire que ce n'est qu'un jeu pour
nous forcer à changer de dynastie. » Carra,
visiblement, s'embrouille ; car, au profit de qui, Brunswick, maintenant
détesté de la France révolutionnaire, machinerait-il ce changement de
dynastie ? Puis, le 6 août, c'est un nouveau système. « Nous avons aussi de
fortes raisons de croire que Louis XVI soudoie l'armée prussienne qui marche
contre nous et que c'était une des conditions de la Cour de Berlin pour se
déterminer à faire avancer ses troupes. Dans peu on découvrira bien de
nouvelles horreurs dont on n'avait pas encore d'idée, et je frémis d'avance
lorsqu'on demandera les comptes des caisses nationales et qu'on regardera au
fond de nos caisses. » C'est
signé Carra. La
girouette diplomatico-révolutionnaire a tourné. Voilà maintenant Brunswick
stipendié de Louis XVI. Jamais parti ne fut plus fertile que la Gironde en
propos inconsidérés et compromettants, mais ici l'incohérence est criante et
elle aurait vraiment dû désarmer le soupçon. Voici encore, dans le numéro du
13 août des Annales patriotiques, sous la rubrique Allemagne„ une note qui
achève d'enlever toute excuse à Robespierre. « Le duc de Brunswick, outre son
manifeste et son supplément, vient de faire publier les mesures que les
cabinets contre-révolutionnaires ont prises pour remettre la France sous
l'ancien joug. Il regarde d'abord comme une chose facile la conquête de toute
la France et il conclut sa résolution romanesque par le projet de laisser en
France pour garnison perpétuelle six régiments autrichiens, six prussiens,
deux piémontais, trois espagnols et quelques escouades qu'on demandera aux
Electeurs. Toutes ces dispositions, dictées par un somnambulisme
aristocratique, montrent, malgré leur ridicule, que les ennemis extérieurs de
la France comptent beaucoup sur les traîtres du dedans. Français ! veillez
autour de vous, frappez les perfides qui sont au sein de la France ; quand
vous aurez purgé votre sol, annoncez à l'univers que vous voulez être libres
et les tyrans disparaîtront, ainsi que leurs esclaves. » C'est une étrange
préparation à l'avènement royal de Brunswick. Le
lundi, 20 août, Carra demande que les troupes de ligne soient transformées en
garde nationale et que les soldats nomment tous leurs officiers jusqu'au
colonel inclusivement[5] : « Cette mesure, dit-il,
qui d'ailleurs est de toute justice et dans le vrai sens de l'égalité
politique, produira l'effet le plus heureux dans nos armées et le plus
terrible dans les armées des tyrans coalisés : ce sera un coup de foudre qui,
en frappant tous les trônes de l'Europe, fera pâlir et reculer jusqu'à Berlin
le fameux rodomont Brunswick. » Carra exagère ; mais comment Robespierre
a-t-il pu prendre prétexte d'un propos obscur et vain, tenu jadis par cet
écervelé et démenti par tant de propos contraires, pour risquer, au soir
violent et sanglant du 2 septembre, une formidable accusation ? Enfin,
dans le numéro du 3 septembre, mais dans un article daté du 2, Carra adresse
le plus véhément appel patriotique et révolutionnaire « à tous les
Français en état de porter les armes : « Français, hommes libres, vous
tous qui pouvez porter les armes, vous tous que le feu du patriotisme rend
dix fois plus forts et plus élastiques que les dix kreutzers et les cent
coups de bâton donnés chaque jour aux soldats de François et de Guillaume, hâtez-vous
de former une enceinte formidable au milieu de laquelle vous traquerez à
coups de canon, de fusil, de pique et de faulx, cette meute de loups et de
chiens enragés, conduite par le bravache Brunswick et l'insolent Clairfayt.
Que le tocsin continue à se faire entendre pendant plusieurs jours du nord au
sud et de l'est à l'ouest, dans toute l'étendue de cet empire, et qu'il
annonce à toute la terre la défaite des tyrans et la déroute entière de leurs
satellites. Oui, que dans un mois au plus cette nuée de Prussiens et
d'Autrichiens, victimes de l'orgueil et de la rage de leurs chefs insensés,
disparaisse de la surface de cette terre sacrée ! » Ainsi
la verve un peu facile et souvent vulgaire de Carra s'anime jusqu'à
l'enthousiasme. Et il finit par une sorte de tableau familier et vaste où le
soulèvement de la France libre a quelque chose de l'irrésistible et primitive
puissance des grandes migrations humaines. C'est
comme un retour sublime à la simplicité de la vie dans le monde naissant : « Pour
marcher à cette formidable expédition, réunissez-vous par compagnies de cent
hommes chacune et que chacune de ces compagnies ait sur des chariots sa
provision de farine, de fèves, de haricots, de biscuit (ceci est important,
car vous pourriez être privés de vivres dans certaines circonstances) ; que
les plus riches partagent leurs provisions et leur argent avec leurs frères
camarades de campagne ; que tous les chevaux de l'empire soient employés à
l'expédition ; que les boutiques et les ateliers de luxe soient fermés
pendant ce temps-là ; que le commerce cesse pour un moment et que toute la
France hérissée de baïonnettes et de piques, fonde d'un seul jet et de tous
côtés, sur cette troupe impie et sacrilège de satellites étrangers et
l'efface toute entière du nombre des vivants. Amis, suivons ces mesures à la
lettre et nous sommes mathématiquement sûrs d'un triomphe dont l'histoire
passée et future ne fournira jamais l'exemple. » C'est
vraiment, sur une terre de civilisation, de richesse, de liberté et de
douceur, comme une prodigieuse mobilisation des tribus primitives[6]. Je ne sais quel souffle
vigoureux et salubre des forêts profondes emplit la poitrine des guerriers,
et les coteaux, les vallons et les plaines semblent verser tous leurs
produits aux chariots de la Révolution. Pendant que Carra, passionné jusqu'à
l'éloquence, s'exalte ainsi, bien au-dessus de ses vulgarités coutumières,
pendant que son cœur bat avec toutes les cloches irritées et grondantes de la
patrie en péril, juste à la même minute Robespierre le dénonce, lui et son
parti, comme le complice de Brunswick. J'ai voulu, il le fallait, citer les
passages nombreux, les textes décisifs qui avaient. si je puis dire, bien
avant le 2 septembre, séché jusqu'à la racine la calomnie que Robespierre
propageait de nouveau. J'ai
voulu, et il le fallait, montrer comment M. Hamel, qui est si minutieux
d'habitude dans ses citations quand il faut défendre Robespierre, ici a
glissé vite. Ah ! qu'aurait dit Robespierre lui-même, le grand calomniateur
si calomnié, s'il avait su qu'au moment même où il enrôlait de force Carra et
la Gironde au service du duc de Brunswick, il commençait à inspirer, lui,
quelque confiance aux agents de la reine ? Fersen écrit, le 6 septembre, au
baron de Breteuil, qu'il est permis d'espérer qu'une partie des membres du
tribunal révolutionnaire du 17 août le quitterait « à l'exemple de leur
président Robespierre, qui a donné sa démission et qui paraît vouloir devenir
moins scélérat.' Ce Robespierre a un grand parti parmi les Jacobins et
peut-être pourrait-on profiter de cette désunion — la brouille de Pétion et
de Robespierre dont Fersen travestit les motifs — ; mais il faudrait que ce
fût avec de grandes précautions pour ne pas exposer encore la famille royale.
» Voilà
Robespierre devenu soudain pour les confidents de la reine une espérance,
parce qu'en refusant la présidence du tribunal criminel il a paru, à ceux qui
regardaient de loin, désavouer la violence révolutionnaire. Que de rumeurs
affolantes et insensées ! Mais une des plus insensées, à coup sûr, est celle
que Robespierre, à la séance de nuit du 2 septembre, portait à la Commune.
Non, quelle que fût sa défiance, quelle que fût sa sombre crédulité aux
choses mauvaises, il n'est pas possible qu'il ait pris au tragique le propos
de Carra que j'ai cité. Et c'est bien délibérément, c'est de parti pris,
c'est pour un grand dessein politique qu'il a jeté, à cette heure, cette
accusation. LE DESSEIN DE ROBESPIERRE Quel
était ce dessein ? Louis Blanc, qui ne connaît pas le procès-verbal de la
Commune où l'intervention si importante de Robespierre est consignée, croit
que c'est Marat qui a décidé la perquisition chez Brissot. Il écrit : « Le
Comité de surveillance, que Marat dominait, avait eu l'audace d'ordonner ce
jour-là une descente chez Brissot dont les papiers furent saisis avec une
extrême insolence. » Or, il est certain que Marat, entré brusquement au
Comité de surveillance de la Commune en cette journée du 2 septembre, y
exerçait une action décisive. Il est probable que le mandat de perquisition
chez Brissot fut signé du Comité de surveillance. Mais c'est surtout
Billaud-Varenne et Robespierre qui formulèrent contre Brissot l'accusation
décisive. C'est Robespierre que, dès le lendemain, Brissot rend manifestement
responsable des perquisitions opérées chez lui. Et enfin, dans le discours du
4 novembre, Robespierre ne conteste pas qu'il ait mis en cause quelques
Girondins. Son but était double. Il voulait d'abord maintenir le contact
entre la Commune, puissance étonnamment vivace, et lui. Il ne pouvait, sans
être soupçonné de tiédeur, rester à l'écart en ce jour terrible. Déjà dans la
nuit héroïque du 9 au 10 août il avait laissé la Commune agir seule et seule
se risquer. Il ne s'était joint à elle qu'au lendemain de la victoire[7]. Et avec une habileté infinie
il s'était servi de cet effacement même pour flatter la Commune. C'est elle,
elle seule, qui avait sauvé la patrie ; et Robespierre savait, si je puis
dire, faire valoir sa propre absence pour ajouter à l'orgueil révolutionnaire
de la Commune du 10 août. Qu'ils étaient grands ces hommes, puisqu'ils
avaient un titre auquel Robespierre lui-même ne pouvait prétendre ! Mais, le
1er septembre, tout en les couvrant encore de témoignages flatteurs auxquels
ils étaient très sensibles, tout en leur apportant un plaidoyer puissant que
dans l'état un peu incertain de l'opinion ils accueillirent avec
reconnaissance, Robespierre avait paru fléchir. Il
avait douté du droit de la Commune. Il lui avait conseillé de s'incliner sous
le décret de dissolution. Il l'avait ainsi considérée, en somme, comme une
force épuisée. Or, voici que le surlendemain même du décret qui la frappait,
elle manifestait une vitalité extraordinaire. L'Assemblée, hésitante et
troublée, remaniait son décret. Et surtout, au premier vent de défaite et
d'héroïsme, cette Commune révolutionnaire, qu'on avait cru enfouie sous une
cendre de légalité, jaillissait de nouveau comme une grande flamme. C'est
elle qui prenait, pour ainsi dire, la direction de la défense nationale.
C'est elle qui mettait Paris debout. A ne point se solidariser avec elle,
Robespierre perdait tout contact avec le peuple, avec la force de vie. Et
voilà pourquoi Robespierre se hâtait de flatter la passion de haine que la
Commune portait à la Gironde. Au moment où, par la crise de la patrie,
ceux-là étaient perdus qui étaient suspects de trahison ou même de tiédeur,
il fournissait à la Commune l'argument le plus terrible contre la Gironde,
prétendue complice et servante de Brunswick. Il excellait à ces coups
empoisonnés et mortels. Quand
La Fayette était au plus bas, quand il était méprisé et haï, c'est avec La
Fayette que Robespierre, par d'ingénieuses déductions et des raisonnements
perfides, solidarisait la Gironde[8]. Maintenant La Fayette s'est
évanoui. Et la prison autrichienne, refermée sur lui, le préserve un peu de
l'impopularité violente. D'ailleurs, en votant sa mise en accusation, les
Girondins ont rompu le nœud mortel dont Robespierre les liait au général feuillant.
Brunswick est au premier plan des haines. C'est donc avec Brunswick qu'il
faut solidariser la Gironde. Quelle arme plus formidable aurait pu trouver
Robespierre contre ses rivaux ? Et quelle volupté plus âpre aurait-il pu
procurer à la Commune qu'il voulait s'attacher ? Cela le dispensait de se
solidariser expressément avec elle ou avec son Comité de surveillance dans
l'œuvre de sang qui s'accomplissait à l'Abbaye, à la Conciergerie. Sa haine
contre la Gironde suffisait à tout. Elle le rendait pour ainsi dire
impénétrable aux événements, elle le protégeait contre toute autre
responsabilité immédiate. Mais
Robespierre ne cherchait pas seulement, en cette soirée du 2 septembre, à
nouer entre la Révolution parisienne et lui un lien de fer et de diamant, le
lien d'une haine commune. Il songeait à l'avenir. De nouveau, comme après le
10 août, et plus hardiment encore qu'au 10 août, la Commune prenait figure de
gouvernement. Elle renouvelait ses énergies. De même qu'au 10 août elle
s'était constituée en adjoignant à une partie de l'ancienne municipalité des
éléments nouveaux hardiment révolutionnaires, de même, en ce jour du 2
septembre, elle poussait, si je puis dire, un nouveau jet de Révolution.
C'est à son Comité de surveillance que passait presque tous les pouvoirs et
ce Comité de surveillance, et s'adjoignant révolutionnairement Marat,
marquait sa volonté implacable de secouer tout à fait la tutelle de la
Législative et de préparer la mainmise sur la Convention. Dès le soir du 2
septembre, il prenait la responsabilité officielle des massacres par ce
billet terrible : « Au
nom du peuple, mes camarades, il vous est enjoint de juger tous les
prisonniers de l'Abbaye sans distinction, à l'exception de l'abbé Lenfant, que vous mettrez en
lieu sûr. A l'Hôtel de Ville, le 2 septembre, signé : Panis, Sergent,
administrateurs. » C'est
donc en face d'un nouveau gouvernement révolutionnaire, qui continuait avec
une audace agrandie la Commune du 10 août, que se trouvait Robespierre. Et,
puisque les premières nouvelles défavorables, puisque les premiers périls
avaient suscité ce gouvernement, quelle force n'aurait-il pas si la crise
nationale s'aggravait ? Ainsi, soit que le pouvoir révolutionnaire de la
Commune se perpétuât sous une forme explicite, soit que, même transformée et
ramenée peu à peu à des proportions légales, elle exerçât seulement une
action directe, une pression sur les pouvoirs constitués, la Commune
apparaissait dès lors comme un élément décisif de la Révolution. A cette
force, il fallait donner une politique. Elle ne pouvait se borner à tuer des
prisonniers. Et c'est alors que Robespierre intervint pour tirer de cette
force révolutionnaire de la Commune un effet politique décisif. Il me semble
à peu près certain que Robespierre a espéré, à ce moment, la destruction
presque complète de la Gironde, j'entends la destruction de son influence
politique. Il était convaincu qu'elle était un grand péril pour la
Révolution, qu'elle en amollissait les énergies dissipées en vaines intrigues
d'ambition. Il souffrait à l'idée de la rencontrer puissante, dominant encore
peut-être dans la prochaine Convention. Quel coup de partie si on pouvait lui
en fermer les portes ! Or, au moment même où se produisaient les événements
de septembre, les élections étaient commencées ; le 26 août avait eu lieu le
choix des assemblées électorales, et elles procédaient lentement à l'élection
des députés. Supposez que quelques-uns des chefs de la Gironde soient
discrédités et enveloppés dans une accusation de trahison ; sur tout le parti
jaillira un discrédit mortel. Et les candidatures girondines pourront être
écartées non seulement à Paris, mais en province. Ou même, si les assemblées
électorales nomment des hommes favorables à la Gironde, ils seront obligés de
la désavouer ; et c'est une majorité dévouée à Robespierre qui arrivera à la
Convention. Lorsque
le Comité de surveillance, dans la journée du 4 septembre, alla jusqu'à
lancer contre Roland un mandat d'amener que Danton écarta, il ne faisait en
somme qu'appliquer à outrance la politique de Robespierre. A peine la
Convention était-elle réunie, Robespierre traça le programme de la nouvelle
Assemblée ; et c'est surtout la destruction de la Gironde qu'il propose : « Citoyens,
voulez-vous éviter de nouvelles erreurs et de nouvelles calamités ? Commencez
par reconnaître le changement que la dernière révolution a apporté dans votre
situation. Avant l'abolition de la noblesse et de la royauté, les intrigants
qui ne songeaient qu'à élever leur fortune sur les ruines de la Cour
combattaient à côté des amis de la liberté et partageaient avec eux le titre
de patriotes. De là les diverses métamorphoses de tant de personnages dont la
vertu civique expirait au moment où elle commençait à contrarier leurs
spéculations ambitieuses. Alors la Nation semblait divisée en deux partis,
les royalistes et les défenseurs de la cause populaire. Aujourd'hui, que
l'ennemi commun est terrassé, vous verrez ceux que l'on confondait sous le
nom de patriotes se diviser nécessairement en deux classes. Les uns
voudraient constituer la République pour eux-mêmes, et les autres pour le
peuple, suivant la nature des motifs qui avaient jusque-là excité leur zèle
révolutionnaire. Les premiers s'appliqueront à modifier la forme du
gouvernement suivant les principes aristocratiques et l'intérêt des riches et
des fonctionnaires publics ; les autres chercheront à la fonder sur les
principes de l'égalité et de l'intérêt général. Vous verrez le parti des
premiers se grossir de tous ceux qui avaient arboré l'enseigne du royalisme,
de tous les mauvais citoyens, quelque rôle qu'ils aient joué jusque-là ;
celui des autres sera réduit aux hommes de bonne foi qui cherchaient dans la
Révolution la liberté de leur pays et le bonheur de l'humanité. Les
intrigants déclareront à ceux-ci une guerre plus cruelle que la Cour et
l'aristocratie elle-même. Ils chercheront• à les perdre par les mêmes
manœuvres et par les mêmes calomnies, d'autant plus redoutables qu'ils
voudront s'emparer de toutes les places et de toute l'autorité du
gouvernement. Que serait-ce s'ils employaient tous les moyens à corrompre ou
à égarer l'opinion publique ? « L'opinion
publique aujourd'hui ne peut plus reconnaître les ennemis de la liberté aux
traits prononcés du royalisme et de l'aristocratie, il faut qu'elle les
saisisse sous les traits plus délicats de l'incivisme et de l'intrigue. Elle
ne pourrait que se tromper ou flotter dans une funeste incertitude, si elle
cherchait encore à classer les hommes d'après les anciennes dénominations. Il
n'existe plus que deux partis dans la République : celui des bons et des
mauvais citoyens, c'est-à-dire celui du peuple français, et celui des hommes
ambitieux et cupides. » Ainsi
Robespierre ne veut plus qu'on s'attarde aux classifications anciennes et,
même lorsque les Jacobins ont proposé aux électeurs comme un bloc tous ceux
qui avaient voté la mise en accusation de La Fayette, ils ont adopté une
méthode de classement surannée. Parmi les patriotes, il y a deux classes,
ceux qui, en abolissant la royauté, voulaient faire place au peuple, ceux qui
voulaient faire place à eux-mêmes. Et ceux-là sont les plus dangereux ennemis
de la Nation, les mauvais citoyens. Avec cette conception si nette, si
tranchante, et que Robespierre ne craint pas de formuler aux derniers jours
de septembre, comment n'aurait-il pas essayé, au début du mois et quand des
événements formidables semblaient lui en donner le moyen, de détruire la
puissance girondine ? C'est donc très délibérément et par un système profond
qu'il dirigeait contre la Gironde, dès le soir du 2 septembre, la force
désordonnée de la Commune révolutionnaire. Robespierre était d'accord avec
Marat, à cette date, pour mettre les Girondins au même plan que les
Feuillants. Il n'en voulait pas ou presque pas à leur vie ; mais il aurait
désiré en supprimer d'un coup toutes les chances de pouvoir. Le plan
n'aboutit pas et la Gironde dans l'ensemble échappa au coup. Les Girondins ne
furent pas élus à Paris, mais leur influence resta grande eh France. LE MANIFESTE DU COMITÉ DE SURVEILLANCE DE LA COMMUNE Ce
n'est pas que la Commune révolutionnaire de septembre ait manqué d'audace.
Les perquisitions chez Brissot et le mandat d'arrêt contre Roland sont des
traits hardis. De plus, dès le soir du 3 septembre, la Commune lançait à
toute la France révolutionnaire un appel où elle annonçait bien haut son
intention de garder le pouvoir pour le salut de la Révolution. Et elle se
donnait comme l'organe de la volonté nationale. Elle s'élevait au-dessus des
décrets de l'Assemblée : « Après
les témoignages que l'Assemblée nationale venait de lui donner elle-même,
eût-on pensé que dès lors de nouveaux complots se tramaient dans le silence
et qu'ils éclataient dans le moment même où l'Assemblée nationale, oubliant
qu'elle venait de déclarer que la Commune de Paris avait sauvé la patrie,
s'empressait de la destituer pour prix de son brûlant civisme ? A cette
nouvelle, les clameurs publiques ont fait sentir à l'Assemblée nationale la
nécessité urgente de s'unir au peuple et de rendre à la Commune, par le
rapport du décret de dissolution, les pouvoirs dont elle l'avait investie. « Fière
de jouir de toute la plénitude de la confiance nationale, qu'elle s'efforcera
de mériter de plus en plus, placée au foyer de toutes les conspirations et
déterminée à périr pour le salut public, elle ne se glorifiera d'avoir rempli
pleinement son devoir que lorsqu'elle aura obtenu votre approbation, qui est
l'objet de tous ses vœux, et dont elle ne sera certaine qu'après que tous les
départements auront sanctionné ses mesures pour le salut public ; et,
professant les principes de la plus parfaite égalité, n'y trouvant d'autre
privilège que celui de se présenter la première à la brèche, elle
s'empressera de se soumettre au niveau de la commune la moins nombreuse de
l'Empire, dès qu'il n'y aura plus rien à redouter. « Prévenue
que des hordes barbares s'avancent contre elle, la Commune de Paris se hâte
d'informer ses frères de tous les départements qu'une partie des
conspirateurs féroces détenus dans les prisons ont été mis à mort par le
peuple ; actes de justice qui lui ont paru indispensables pour retenir par la
terreur les légions de traitres renfermés dans ses murs, au moment où il
allait marcher à l'ennemi, et sans doute la Nation, après la longue suite de
trahisons qui l'a conduite sur les bords de l'abîme, s'empressera d'adopter
ce moyen si utile et si nécessaire, et tous les Français se diront comme les
Parisiens : « Nous marchons à l'ennemi et nous ne laisserons pas derrière
nous des brigands pour égorger nos femmes et nos enfants. « Signé
: DUPLAIN, PANIS, SERGENT, LENFANT, MARAT, LEFORT, JOURDEUIL. « Administrateurs
du Comité de salut public constitué à la mairie. » L'audace
de ce manifeste meurtrier était grande et il démontre que la Commune de
septembre avait de vastes espérances. Elle brise, en fait, la Législative et
se dresse comme la véritable autorité nationale. Elle cherche à susciter une
immense fédération de communes révolutionnaires, agissant sur le modèle de
celle de Paris, et elle leur promet, pour ménager les amours-propres,
qu'aussitôt la Révolution sauvée, Paris se perdra dans la multitude des
communes. Enfin, elle essaie de pousser les autres villes, les autres
communes à des massacres comme ceux de Paris, pour créer entre elles
l'indestructible lien d'une solidarité sanglante. C'est bien un gouvernement
qui s'affirme. S'il avait été écouté, les élections se seraient faites sous
une sorte de terreur démocratique et patriotique, et la Gironde visée par
Robespierre, au lieu de ne succomber qu'en mai 1793, aurait succombé en
septembre 1792. LA RÉPROBATION DES MASSACRES Mais ce
plan si hardi, si net, se brisa sur trois obstacles. D'abord, loin que la
contagion du meurtre s'étendit, il y eut presque partout horreur du sang
versé. Le massacre des prisonniers d'Orléans, tués à Versailles quelques
jours après, n'est qu'une dernière vague sanglante de la triste houle presque
partout apaisée. Il est bien vrai que les journaux de la Gironde n'osent
d'abord protester que faiblement contre les violences du 2 et du 3. Condorcet
lui-même n'appuie pas et demande seulement qu'on détourne le peuple « de
l'effervescence des vengeances domestiques », pour le diriger vers des objets
bien plus grands, bien plus importants. Mais, si le blâme de ceux que les
massacres affligent ou révoltent est discret et comme voilé, il y a embarras
et malaise chez ceux mêmes qui les approuvent. Le journal de Prudhomme, les
Révolutions de Paris, les raconte dans son numéro du 1" au 8, sous le
titre : La justice du peuple. Il les
explique et les justifie par le complot présumé des prisons : « A
un signal convenu, toutes les prisons de Paris devaient s'ouvrir à la même
heure, les détenus étaient armés en sortant avec les fusils et autres
instruments guerriers que nous avons laissé le temps aux aristocrates de
cacher en publiant plusieurs jours d'avance une visite domiciliaire ; les
cachots de la Force étaient garnis de munitions à cet effet Ces bandes de
démons en liberté, grossies de tous les aristocrates tapis au fond de leurs
hôtels depuis la Saint-Laurent (10 août), sous le commandement des officiers traîtres
envoyés à l'Abbaye, commençaient par s'emparer des postes principaux et de
leurs canons. » Voilà
les premières rumeurs. Voici maintenant le massacre : « Le
peuple les attendait à la porte (les détenus) pour les immoler à la vindicte
publique. L'exécution faite, on poussait le cri de Vive la Nation ! Comme
pour faire entendre qu'un peuple libre, ainsi que le corps humain, doit sa
santé politique au retranchement de ses membres gangrenés. Le sang coulait,
et chacun de ceux qui avaient des armes semblaient se disputer l'honneur de
concourir à ce grand acte de justice... Les députés ne purent rien obtenir.
Le sang impur des traîtres à la patrie ne discontinuait pas de couler. » C'est
donc l'apologie complète : « Le
bulletin de la guerre a appris au peuple que les houlans coupent les oreilles
à chaque officier municipal qu'ils peuvent attraper et les lui clouent
impitoyablement sur le sommet de la tête, et le peuple, dans ce moment de
guerre ouverte, serait inexcusable de se permettre la représaille ? Il sait
encore que dans plusieurs hôtels de Paris ceux des aristocrates qui n'ont pu
s'échapper depuis l'affaire du 10 tuent leur temps autour d'une petite
guillotine d'acajou, qu'on apporte sur la table au dessert ; on y fait passer
successivement plusieurs poupées dont la tête, faite à la ressemblance de nos
meilleurs magistrats ou représentants, en tombant laisse sortir du corps, qui
est un flacon, une liqueur rouge comme du sang. Tous les assistants, les
femmes surtout, se hâtent de tremper leur mouchoir dans ce sang qui se trouve
être une eau ambrée très agréable ; on la respire avec délices, en attendant
qu'on puisse réellement faire couler par flots le plus pur sang des
patriotes. Et l'on ne veut pas tirer le voile sur le détail des vengeances du
peuple, qui n'ignore point ce qu'on lui réserve s'il retombe sous le joug de
l'aristocratie ! » Oui,
c'est une apologie, c'est un plaidoyer, mais on sent déjà quatre ou cinq
jours à peine après l'événement, que le journaliste s'évertue et il demande
surtout que l'on tire un voile. Parfois il semble incommodé, en son récit,
par une odeur de charnier. « Le
peuple, qui avait placé l'un de ses tribunaux en dernier ressort au pied du
grand escalier du ci-devant Palais de Justice, y exerça les mêmes vertus et
les mêmes vengeances ; le pavé de la cour était baigné de sang ; les cadavres
amoncelés présentaient l'horrible image d'une boucherie d'hommes. » Evidemment,
contre les entraînements de la fureur et contre toutes les maximes du meurtre
patriotique une réaction d'horreur et de pitié se produisait chez ceux-là
même qui plaidaient la cause du peuple exaspéré. Le journaliste se plaint que
les nerfs de Paris n'aient pas été assez ménagés : « La
place du Pont-au-Change offrit le même spectacle que la cour du Palais ; des
monceaux de cadavres et des ruisseaux de sang. Mais si le peuple se livra
tout entier à ses ressentiments, ses magistrats ne veillèrent pas assez à en
dérober les traces. Ils auraient dû présider à la levée des corps et y faire
observer mieux les convenances. Il était si facile d'envelopper de draperies
les charretées de cadavres et d'en épargner le spectacle aux citoyens pendant
le long trajet qu'il fallait parcourir pour les transporter tout à découvert
jusqu'au cimetière de Clamart ! » Mais
quelle est cette justice qu'il faut cacher ? Déjà à coup sûr, je ne sais quel
ébranlement nerveux se marquait dans Paris et une sorte de protestation et de
dégoût succédait à l'entraînement du meurtre. De là pour la Commune, une
cause de faiblesse. Mais,
ce qui est plus caractéristique, ce qu'aucun historien, si je ne me trompe,
n'a relevé, c'est que Marat lui-même a désavoué ou tout au moins déploré les
massacres de septembre. Oui, Marat lui-même, le Marat qui les avait
conseillés au peuple de Paris en son numéro du 19 août, et qui, le 2
septembre, voulait en étendre le bienfait à toute la France. Deux fois, au
moins, en octobre 1792, un mois après les événements de septembre, il les
qualifie de « désastreux ». Dans le numéro du jeudi 11 octobre, je lis : « Avant
de procéder à l'examen des papiers les membres de la commission,
s'entretenant des événements désastreux des 2 et 3 septembre,
demandèrent à ceux du comité s'il avait péri quelque innocent. » Je lis
dans le numéro du dimanche 14 octobre : « La
calomnie, couverte du voile de la haine de l'oppression et de l'injustice,
arme trop ordinaire des fripons publics, a volé de la tribune de l'Assemblée
législative et des bureaux de Roland dans tous les points de l'Empire pour
peindre la Commune de Paris comme une horde de cannibales, au sujet des
événements désastreux des 2 et 3 septembre. » Désastreux
! C'est comme l'épithète homérique immuablement appliquée par Marat aux
événements de septembre ; qui l'eût cru ? Je sais bien qu'au mois d'octobre,
Marat est en butte à de furieux assauts. Mais les concessions mêmes qu'il
fait à l'opinion marquent la violence du mouvement public contre les
boucheries de l'Abbaye et de la Force. C'est une grande leçon de voir le
théoricien du meurtre, l'homme de système implacable qui ne pouvait se sauver
pleinement devant l'histoire que par son inflexibilité même, fléchir sous la
réprobation instinctive des cœurs pitoyables, se troubler lui-même dans le
trouble universel et succomber à la commune humanité. Je sais bien aussi que
ce trouble n'a pas été jusqu'à l'entier désaveu et, le 8 novembre, faisant
front de nouveau à tous ses ennemis, il glorifie son système de meurtre : « Je
les défie de faire voir autre chose dans mes écrits, si ce n'est que j'ai
démontré la nécessité d'abattre quelques centaines de têtes criminelles pour
conserver trois cent mille têtes innocentes, de verser quelques gouttes de
sang impur pour éviter d'en verser des flots de très pur, c'est-à-dire
d'écraser les contre-révolutionnaires pour sauver la patrie ; encore n'ai-je
conseillé les exécutions populaires que dans les excès où me jetait la
douleur de voir les lois protéger les traîtres et les conspirateurs échapper
au glaive de la justice. Or j'invite mes détracteurs à soumettre ces conseils
à un tribunal de sages et, si je n'ai pas son approbation, je consens à
passer pour un cannibale. Oui, c'est le plus pur amour de l'humanité, le plus
saint respect pour la justice qui m'a fait renoncer quelques moments à la
modération philosophique pour crier haro sur ses plus implacables ennemis.
Cœurs sensibles et justes, c'est à vous que j'en appelle contre ces hommes de
glace qui verraient périr le genre humain sans s'émouvoir, sans sortir des
gonds ; les transports de fureur que vous éprouvez à la vue d'une Nation
entière entraînée dans l'abîme par une poignée de scélérats est mon apologie.
Et le salut public, qu'ont toujours assuré ces expéditions populaires, sera
la seule réponse que j'opposerai à la calomnie. » Mais le
retour tout naturel de Marat à son système implacable n'ôte rien de leur
valeur étrange aux regrets deux fois exprimés des « désastreux événements du
2 et du 3 ». Il n'y a pas là seulement, pour l'orgueilleux théoricien, une
rechute dans l'inférieure sensibilité humaine. Il y a aussi un regret
politique. Au fond, si je ne me trompe, Marat est désolé que les massacres
aient compromis la Commune révolutionnaire où il dominait. La force
révolutionnaire du 10 août s'était à demi épuisée, mais la crise de la patrie
avait suscité la Commune pour un nouvel élan. Avec plus de prudence peut-être
et plus de calculs d'humanité, elle pouvait devenir la directrice du
mouvement national, la maîtresse de Paris. Du coup, et sans effusion de sang,
la Gironde était morte, et sous les conseils souverains de Marat, la France
libérée de l'ennemi étranger et de l'ennemi intérieur entrait dans la gloire,
la liberté et la paix. Déplorables boucheries, qui ont ému les âmes faibles
et déchaîné contre la Commune des révoltes de pitié grossière ! Elles ont
arrêté le développement du plan où la pensée de Marat se rencontrait avec
celle de Robespierre. Evidemment, en octobre, Marat se reproche comme une
maladresse ces massacres qui ont fourni à la Gironde et aux âmes sottement sensibles
tant de spécieuses déclamations. Voilà donc et de l'aveu du principal «
septembriseur » un premier obstacle où les ambitions politiques de la Commune
se sont brisées. LA HAINE DE LA DICTATURE Et, en
second lieu, il est certain que "toute la France a été mise rapidement
en défiance contre la prétention de la Commune parisienne à représenter la
Nation. Sur ce point, la susceptibilité des Montagnards, surtout des
démocrates du Midi comme Cambon, a été au moins égale à celle de la Gironde.
Enfin, et comme conséquence, une ombre de dictature a soudain effarouché les
esprits. Si la Commune est souveraine de Paris, et si Paris est souverain de
la France, les hommes qui dominent à la Commune domineront par elle Paris et
la France. Or l'influence de Danton, de Robespierre, de Marat sur, la Commune
est immense. Unis, ces trois hommes manieraient donc à leur gré le grand
ressort du pouvoir. C'est la dictature du « triumvirat » qui s'annonce. L'Assemblée
législative comprit très vite qu'en faisant appel à l'instinct d'humanité, au
besoin de sécurité, aux défiances provinciales et à la haine de la dictature,
elle pourrait prendre sa revanche sur la Commune, ressaisir le pouvoir, et
assurer à la Convention prochaine une large autorité nationale où l'espérance
de tous les partis révolutionnaires aurait une place. L'ACTION GOUVERNEMENTALE La
Gironde, servie par les fautes et les prétentions de la Commune, servie aussi
par l'énormité maladroite de la calomnie de Robespierre, retrouva un moment
tout son ressort. On put croire, le 3 septembre, qu'elle était tout le
pouvoir exécutif. Danton s'effaçait. Avec un instinct révolutionnaire
admirable, il avait pressenti que l'excitation continuée du 10 août, jointe à
l'émoi des premières défaites et du péril grandissant, jetteraient l'âme du
peuple en des mouvements violents. Et il avait tenté le 2 d'emporter vers la
patrie toutes les énergies tumultueuses. II n'avait pas réussi à empêcher les
massacres par cette diversion sublime. Il ne s'obstina pas. Il ne crut pas de
son devoir de ministre révolutionnaire et patriote d'entrer en lutte avec ces
forces populaires égarées. Comment épurer le métal des cloches quand elles
sonnent le tocsin de la liberté en péril ? Il
avait donc, pour sa part, laissé faire, peut-être même, comme Mme Roland l'en
accuse, n'avait-il pas disputé à la Commune le sceau de la justice dont elle
avait marqué son manifeste meurtrier. Mais il avait défendu Roland, et, sans
doute, laissé entendre au Comité de surveillance qu'il passait la mesure. En
attendant la fin de cet orage inférieur, qui se traînait pour ainsi dire
au-dessous de l'orage sublime de la liberté et de la patrie, il réservait
pour des œuvres de salut national sa popularité et sa force. Du
moins n'avait-il pas envenimé de paroles empoisonnées, comme Robespierre, la
blessure faite à l'humanité. Il intervint le 7 pour donner l'ordre que
diverses personnes arrêtées aux environs de Paris n'y fussent pas conduites
et ainsi il les sauvait[9]. Il se proposait de demander
l'oubli, le vaste oubli de toutes les fautes et de toutes les haines. Il
laissa donc à ceux de ses collègues du conseil exécutif provisoire, qui
faisaient partie de la Gironde, le soin de rétablir l'ordre. Roland
et Servan s'adressèrent tous deux à l'Assemblée, le 3 septembre. Roland,
ministre de l'intérieur, parlait au nom de la Révolution ; Servan, ministre
de la guerre, au nom de la défense nationale. Le discours de Roland, malgré
quelques traits de stoïcisme un peu affecté et irritant, fut mesuré et sage.
Il ne céda pas trop à la tentation de se venger sur la Commune des longs et
mesquins conflits administratifs où ils s'étaient heurtés. II ne chercha
point à la blesser. Il fit d'abord une théorie intelligente et large des
révolutions qui, en leur élan nécessaire pour briser la tyrannie, ne peuvent
pas toujours s'arrêter d'emblée au point marqué par les philosophes. Il
rendit justice à la Commune avec une suffisante sincérité : « La
Commune provisoire a rendu de grands services, elle n'a pas besoin de mon
témoignage à cet égard ; mais je le lui rends avec effusion de cœur. La
Commune provisoire s'abuse actuellement par l'exercice continué d'un pouvoir
révolutionnaire qui ne doit jamais être que momentané pour n'être pas
destructeur. » II
indiqua avec force que le nouveau Conseil général de la Commune devrait être
un organe de délibération, non d'exécution, et il s'efforça de restituer au
maire, à Pétion, le pouvoir exécutif. Il s'expliqua sur les événements de la
veille avec une sorte de réserve douloureuse où parfois cependant éclatait
une menace : « Hier
fut un jour sur les événements duquel il faut peut-être laisser un voile. Je
sais que le peuple, terrible dans sa vengeance, y porte encore une sorte de
justice ; il ne prend pas pour victime tout ce qui se présente à sa fureur ;
il la dirige sur ceux qu'il croit avoir été trop longtemps épargnés par le
glaive de la loi, et que le péril des circonstances lui persuade devoir être
immolés sans délai. Mais je sais qu'il est facile à des scélérats, à des
traîtres, d'abuser de cette effervescence et qu'il faut l'arrêter. Je sais
que nous devons à la France entière la déclaration que le pouvoir exécutif
n'a pu prévoir ni empêcher ces excès ; je sais qu'il est du devoir des
autorités constituées d'y mettre un terme ou de se considérer comme
anéanties. (Vifs applaudissements.) Je sais encore que cette déclaration
m'expose à la rage de quelques agitateurs. Eh bien, qu'ils prennent ma vie ;
je ne veux la conserver que pour la liberté, l'égalité... » Et il
termina en sommant l'Assemblée de le soutenir ou d'accepter sa démission : « Je
reste à mon poste jusqu'à la mort, si j'y suis utile et qu'on me juge tel ;
je demande ma démission et je la donne, si quelqu'un est reconnu pouvoir
mieux l'occuper, ou que le silence des lois m'interdise toute action. » L'Assemblée
lui répondit par des applaudissements répétés et des acclamations. Roland, en
ce discours, garde encore l'équilibre. Il semble disposé à laisser un voile
sur les tristes événements de la veille et à ne les point jeter dans la lutte
des partis. Mais c'est un équilibre instable, et il est visiblement tenté de
faire des massacres un moyen de polémique contre les ennemis de la Gironde. Servan
vint à son tour affirmer que c'étaient les ennemis, les envahisseurs qui
divisaient les citoyens par des rumeurs abusives : « Quelles
suggestions perfides n'emploie-t-on pas pour nous égarer ? Quels moyens ne
met-on pas en usage pour nous détruire mutuellement ? Ici ce sont des
signataires de certaines pétitions qui sont désignés à la vengeance du peuple
; là ce sont des propriétés menacées. Tandis que l'on répand dans les
départements frontières que le duc d'York est appelé au trône de France, on
répand dans Paris que Louis XVI, de par la volonté de l'Assemblée, doit y
remonter. Paris seconde les suggestions des ennemis de la liberté. Il est
donc essentiel d'en arrêter promptement les progrès et d'en prévenir les
résultats. « Je
propose donc à l'Assemblée : 1° de faire une adresse au peuple pour le
détromper sur toutes ses assertions mensongères et que des commissaires du
pouvoir exécutif en soient porteurs ; 2° que l'Assemblée veuille envoyer des
commissaires dans toutes les sections de Paris pour les éclairer ; 3° que
l'Assemblée nationale soit toujours en séance jour et nuit ; 4° que la garde
nationale soit constamment sous les armes en nombre suffisant pour maintenir
l'ordre ; 5° que Paris soit illuminé pendant la nuit ; 6° enfin que les décrets
que l'Assemblée rendra sur ces importantes matières soient publiés d'une
manière solennelle. » Gensonné,
presque aussitôt, au nom de la Commission des Douze, proposa ce décret qui
fut adopté sans débat : « L'Assemblée
nationale, considérant que l'un des plus grands dangers de la patrie est dans
le désordre et la confusion ; que, sûr de résister aux efforts de tous les
ennemis qui se sont ligués contre lui, le peuple français ne peut w préparer
des revers qu'en se livrant aux accès du désespoir et aux fureurs de la plus
déplorable anarchie ; que l'instant où la sûreté des personnes et des
propriétés serait méconnue serait aussi celui où des haines particulières
substituées à l'action de la loi, où l'esprit des factions remplaçant l'amour
de la liberté et la fureur des proscriptions se couvrant du masque d'un faux
zèle, allumeraient bientôt dans tout l'empire les flambeaux de la guerre
civile, nous livreraient sans défense aux attaques des satellites des tyrans
et exposeraient la France entière aux dangers d'une conflagration
universelle. « Considérant
que les représentants du peuple français n'auront pas vainement juré de
maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir à leur poste ; qu'ils doivent
compte à la Nation de tous les efforts qu'ils auront faits pour la
conservation de ce précieux dépôt ; que la confiance générale dont ils sont
investis est un sûr garant de l'empressement de tous les bons citoyens à se
rallier à leur voix et à se réunir à eux pour le salut de la patrie. « Considérant
que l'indignation de la France entière et de la postérité poursuivra tous
ceux qui oseraient résister à l'autorité que la Nation entière leur a
déléguée, et qui, jusqu'à l'époque très-prochaine où la Convention nationale
sera réunie, est la première que des hommes libres puissent reconnaître. « Considérant
que les plus dangereux ennemis du peuple sont ceux qui cherchent à l'égarer,
à le livrer à l'excès du désespoir, et à le distraire des mesures ordonnées
pour sa défense et qui suffiront à sa sûreté. « Considérant
enfin combien il est urgent de rappeler le peuple de la capitale à sa
dignité, à son caractère et à ses devoirs, décrète qu'il y a urgence. » L'Assemblée
nationale, après avoir décrété l'urgence, décrète ce qui suit : « ART. 1er. — La municipalité, le
Conseil général de la Commune et le commandant général de la garde nationale
de Paris sont chargés d'employer tous les moyens que la confiance de leurs
concitoyens a mis en leur pouvoir et de donner en ce qui les concerne, tous
les ordres nécessaires pour que la sûreté des personnes et des propriétés
soit respectée. « ART. 2. — Tous les bons citoyens
sont invités à se rallier plus que jamais à l'Assemblée nationale et aux
autorités constituées, et à concourir, par tous les moyens qui sont en leur
pouvoir, au rétablissement de l'ordre et de la tranquillité publique. « ART. 3. — Le pouvoir exécutif
rendra compte, dans le jour, des mesures prises pour accélérer le départ des
troupes qui doivent se rendre aux différents camps formés en avant de Paris
et pour fortifier les hauteurs qui couvrent cette ville. « ART. 4. — Le maire de Paris rendra
compte à l'Assemblée, tous les jours à l'heure de midi, de la situation de la
ville de Paris, et des mesures prises pour l'exécution du présent décret. « ART. 5. — La municipalité, le
Conseil général de la Commune, les présidents de chaque section, le
commandant général de la garde nationale, les commandants dans les sections
se rendront dans le jour à la barre de l'Assemblée pour y prêter
individuellement le serment de maintenir de tout leur pouvoir la liberté,
l'égalité, la sûreté des personnes et des propriétés et de mourir, s'il le
faut, pour l'exécution de la loi. « ART. 6. — Les présidents de chaque
section feront prêter le même serment aux membres de leur arrondissement. « ART. 7. — Dans toute la France les
autorités constituées prêteront le même serment et le feront prêter par les
citoyens. « ART. 8. — Le présent décret sera
proclamé solennellement et porté dans chacune des quarante-huit sections de
Paris par un commissaire de l'Assemblée nationale. » Les
quarante-huit commissaires furent immédiatement nommés. Je relève sur la
liste le nom des principaux Girondins : Guadet, Brissot, Gensonné, Ducos,
Lasource, Vergniaud, et aussi le nom de Montagnards comme Cambon, Thuriot,
Romme ; d'amis de Danton comme Basire et Chabot. Louis
Blanc trouve que le décret de l'Assemblée est incertain et vague. Il me
semble surtout qu'il est tardif. C'est la veille, c'est dès la première
nouvelle des massacres que l'Assemblée aurait dû plus énergiquement défendre
l'honneur de la Révolution. Mais Louis Blanc oublie que l'Assemblée n'avait
pas en mains des moyens sûrs d'exécution. Elle ne pouvait d'ailleurs employer
la violence contre le peuple révolutionnaire. Louis Blanc s'étonne qu'elle
n'ait pas interdit plus expressément les massacres de prisonniers et qu'elle
ne parle qu'au conditionnel des attentats contre la sûreté des personnes. A
désigner trop clairement les meurtres de la veille, l'Assemblée s'obligeait à
poursuivre les meurtriers et elle ne le pouvait pas sans soulever Paris, sans
créer au profit de l'envahisseur une diversion formidable. Il paraît bien
qu'en cette journée du 3 septembre elle fit tout son devoir. Il fallait
arrêter les massacres ; mais il ne fallait pas rendre une amnistie
impossible. VERGNIAUD OFFRE LA DÉMISSION DE LA COMMISSION DES DOUZE Le
lendemain 4 septembre, l'Assemblée manifesta de nouveau avec force sa volonté
de ne pas céder à la Commune et à Marat. L'âme généreuse et tendre de
Vergniaud avait été comme flétrie par cette crise. Les vifs reproches
adressés par le peuple à la Commission des Douze qu'il présidait lui étaient
très sensibles. Elle avait hésité avant le 10 août, elle avait hésité encore
à organiser la répression ; et le peuple s'en prenait à elle ; s'il avait
fallu se soulever, tuer, n'était-ce point sa faute ? Amère dut être la
déception de Vergniaud quand il apprit le massacre, et le réveil des
prétentions de la Commune, quelques heures après le discours généreux qui
semblait avoir fondu en une seule flamme le patriotisme de la Commune et le
patriotisme de l'Assemblée. Il se demanda peut-être si la Commission des
Douze, détestée par les éléments les plus ardents du peuple, n'était pas un
obstacle à la réconciliation et, d'un accent plus triste qu'amer, il offrit à
l'Assemblée la démission de la Commission des Douze. Peut-être aussi
voulait-il demander, si je puis dire, une nouvelle investiture et provoquer
une manifestation de l'Assemblée contre les calomnies de Robespierre : « C'est
un devoir pour l'homme public, quand la calomnie s'étend et que la méfiance
devient générale, de renoncer à ses fonctions et de rentrer dans la foule.
Or, Messieurs, des bruits absurdes ont été répandus sur la Commission
extraordinaire et la Commission est assez sûre de sa conscience et revendique
hautement la responsabilité de ses actes pour en faire l'aveu. Accueillis par
la crédulité publique ces bruits ont pénétré dans le Conseil général de la
Commune et dans les sections de Paris. Votre Commission extraordinaire, dans
ces moments de crises et de soupçons, croit devoir vous remettre la mission
dont vous l'aviez chargée, surtout lorsqu'il n'y a pas d'imprudence à le
faire. » C'est
visiblement aux propos de Robespierre, accusant tout le parti de la Gironde
de machiner l'instauration du duc de Brunswick ou du duc d'York, que pense
Vergniaud. C'est tout un scénario de protestation que la Gironde met en
œuvre. Hélas ! Comme les passions s'animent, comme les rivalités s'exaspèrent
jusqu'à la mort ! J'ai
dit que ces jours d'août à septembre sont comme le prologue de la Convention
: c'est comme une ouverture où tous les motifs principaux, toutes les
mélodies grandioses ou terribles qui se déploieront tout à l'heure
s'annoncent par de rapides indications. Lasource, avec une violence qui fait
pressentir le déséquilibre prochain de la Gironde, dénonce les fauteurs
d'anarchie. Il dénonce, aussi ouvertement que s'il les nommait, Robespierre
et Marat. « Les membres de votre Commission ont besoin de l'estime publique
; on les dénonce, on les calomnie, on les poursuit. La continuité de leurs
fonctions devient le prétexte des intrigants. Il est instant de le leur ôter
en acceptant la démission que nous vous présentons. Ici, à cette tribune,
nous saurons défendre contre les intrigants cette liberté, cette égalité, ces
droits sacrés du peuple qu'on nous accuse de trahir. Ici, à cette tribune,
nous protégerons, nous éclairerons ce peuple que des audacieux entraînent au
crime. Ici, à cette tribune, nous combattrons ce tyran sanguinaire qui nous
menace d'une mort politique, de l'anarchie. Ici, à cette tribune, au milieu
de nos collègues qui nous estiment, nous attendrons la mort du fer de ces
vainqueurs farouches, à qui' nos accusateurs vendent la patrie, et ouvrent,
de concert avec les traîtres, les portes de l'Empire. » Quelle
véhémence vaine ! Et comme déjà la Gironde trahit la frivolité déclamatoire
qui la perdra ! La démission de la Commission des Douze était absurde si elle
n'était pas un effort de conciliation, un gage d'apaisement. Or, elle se
démet avec des injures. Il y a à peine vingt-quatre heures, le ministre ami
de la Gironde disait : Il faudrait peut-être tirer un voile sur les
événements. Et voilà que Lasource les évoque à la tribune en couleurs
sanglantes ; voilà qu'il prononce contre les principaux acteurs des paroles
irréparables. Incohérence et imprudence ! LE RÉQUISITOIRE DE CAMBON CONTRE LA COMMUNE Mais
Cambon ne veut point de ces manœuvres théâtrales. Il n'est point de la
Gironde ; mais il hait les 'prétentions de la Commune ; et c'est en
maintenant la Commission des Douze qu'il veut que l'Assemblée réponde. Son
discours est d'une violence extrême et il a un grand intérêt historique, car
ce n'est plus une coterie girondine, c'est, par Cambon, toute la France
révolutionnaire du Midi qui proteste contre la prétention de la Commune
parisienne à absorber le pouvoir. « Messieurs,
la Commission extraordinaire vous prie de la renouveler ; l'Assemblée a déjà
écarté cette proposition ; aujourd'hui ses membres vous disent : On nous a
calomniés à la Commune, dans les sections, nous ne pouvons être utiles à la
patrie. Eh ! Messieurs, ne voyez-vous pas qu'après avoir calomnié des membres
dans les comités on les poursuivrait jusqu'à la tribune ? Ne voyez-vous pas
qu'on veut discréditer, qu'on veut perdre les vrais amis de la liberté ? Il
est temps de vous élever à la hauteur des circonstances. « Il
est temps que nous sortions de cette insouciance ou de cette réserve qui
compromet chaque jour la chose publique. Il est temps que nous disions si
nous voulons maintenir la dignité dont le peuple français nous a revêtus ou
si nous céderons l'Empire, la souveraineté à la Commune de Paris. » « Si
tous les Français doivent subir ses lois, ayons le courage de nous soumettre
; portons, comme on faisait à Rome, la tête sur le billot, nous l'aurons
mérité. Mais s'il est encore dans nos âmes, ce sentiment impérieux du devoir,
si nous conservons quelque idée du caractère sacré de représentants de la
France, élevons-nous plus hautement encore contre les attentats dont on
voudrait se rendre coupable. On accuse, on calomnie les membres de votre
Commission, les hommes dont le zèle et les travaux ont justifié votre
confiance et ils veulent donner leur démission. Je me suis opposé, en leur
rendant justice, à une organisation nouvelle qu'ils vous ont proposée il y a
quelque temps. C'est parce que je n'ai pas cru ce mode convenable à la
liberté ; mais je n'ai pas voulu, je n'ai pas cru pouvoir les accuser. Le
motif qui me conduisit alors est le même aujourd'hui. Au nom de la liberté et
de l'indépendance nationales, n'acceptons pas cette démission, méprisons et
apprenons à nos collègues à mépriser ces lâches calomniateurs, ces misérables
moyens d'intrigues, que votre fermeté, associée au vœu bien exprimé de la
Nation, déjouera aisément. (Applaudissements.) « Ils
vous disent, ces membres, qu'ils ne peuvent continuer des fonctions, dans
lesquelles on les accuse, et ils défendront, ajoutent-ils, les intérêts de
leurs commettants à cette tribune. Non, messieurs, si vous cédez au
calomniateur, qui les poursuit dans la Commission, il les suivra à la tribune
et alors que deviendra la représentation ? Que deviendra la liberté,
l'égalité ? Je frémis sur le sort de ma patrie ; déjà j'entends parler tout
bas, des noms de protectorat, de dictature, de triumvirs. On prépare la
France à tous les déchirements de l'ambition, à toutes les fureurs de
l'anarchie. Je vois s'élever un fantôme qui, proscrivant la royauté, parlant
sans cesse de peuple, proscrira à son tour le règne du bonheur et de
l'égalité, ne connaîtra que les vengeances ; et alors ce peuple nous
appellera vainement à son secours ; nous n'aurons plus qu'à pleurer avec lui.
(Vifs
applaudissements.) « Ils
se trompent cependant ceux qui espèrent arriver à ce comble de malheur pour
la France. Si Paris devenait la proie de ces hommes, plus barbares, plus
criminels et surtout plus lâches que les ennemis qui infectent nos campagnes
frontières et égorgent leurs paisibles cultivateurs, avec leurs épouses et
leurs enfants ; si ces méprisables calomniateurs devenaient par notre
aveuglement et notre faiblesse des dominateurs féroces, croyez-le, Messieurs,
ces citoyens généreux du Midi qui ont juré de maintenir la liberté et
l'égalité dans leur pays viendraient au secours de la capitale opprimée. (Vifs
applaudissements.) « Il
existe en effet, dans mon pays, dans les départements méridionaux, des
Français que la liberté enflamme. Je parle des Marseillais, de ces généreux
patriotes qui, lorsqu'ils ont su que la Cour allait perdre la patrie, sont
accourus à Paris pour demander l'abolition de la royauté et qui nous ont
donné, le 10 août, un si bel exemple de leur courage. (Applaudissements.) Eh
bien ! Messieurs, ils ont confiance en leurs députés, et si, par malheur, une
fois la liberté vaincue, ils étaient forcés de rétrograder, sans pouvoir
porter contre les nouveaux tyrans la haine, la soif de vengeance et de mort,
je n'ai pas de doute qu'ils n'ouvrissent dans leurs foyers impénétrables un
asile sacré aux malheureux qui pourraient échapper à la hache des Sylla
français (Double salve d'applaudissements.) « Je
termine par une leçon à ces agitateurs pervers dont le but secret n'est que
de se faire nommer à la Convention nationale (Applaudissements). Je leur
dirai : Vous pouvez égarer le peuple et le porter contre l'Assemblée
nationale, mais prenez garde à vous ; vous aspirez à remplacer ces
représentants du peuple ; croyez que demain il s'élèvera d'autres intrigants
qui vous culbuteront à votre tour et vous rendront avec usure tout le mal que
vous aurez fait à vos prédécesseurs. (Vifs applaudissements.) Des intrigants,
des rebelles, désolent notre patrie ; les Prussiens les payent peut-être pour
tout désorganiser (Applaudissements) et quand ils nous auront fait égorger
mutuellement, ils prendront nos femmes, nos enfants, nos vieillards ; ils les
chargeront de fers et pilleront nos propriétés• Ah ! Messieurs, prévenons ces
désastres, réprimons ces forfaits, maintenons notre dignité et passons à
l'ordre du jour. » L'Assemblée
et une partie des tribunes acclamèrent Cambon. Quelle virulence ! Pour la
première fois on sent dans la parole des hommes de la Révolution le
tressaillement de l'intérêt personnel de conservation. Le vent des « haches
de Sylla » a passé près de leur front. Et comme- de tristes fantômes, dont la
forme va se précisant pour les yeux hallucinés, voici que les accusations
mutuelles prennent corps. Robespierre et Marat, en concentrant les pouvoirs
dans la Commune où ils dominent, éveillent le soupçon de dictature. Cambon,
en opposant les fédérés marseillais du 10 août à la Commune du 10 août, en
demandant au Midi un « asile impénétrable » pour les représentants menacés,
va consolider l'accusation de fédéralisme. Déjà les calomnies réciproques
s'aiguisent comme des couteaux et les âmes s'emplissent jusqu'au bord
d'héroïsme, de souffrance et de haine. Les hommes sont forts et ils feront
leur œuvre. Mais ils la feront en se déchirant, en se détestant, en se tuant
les uns les autres. Que le destin et notre sagesse préservent le prolétariat
de ces formes violentes de la Révolution ! En toutes ces têtes qui vont
tomber par une mutuelle proscription s'ébauche déjà aux jours de septembre
1792, l'image monstrueusement fausse des amis d'hier, rivaux d'aujourd'hui,
meurtriers de demain. LA COMMUNE ESSAIE D'ARRÊTER LES MASSACRES Visiblement,
dès le 4 septembre, la Commune révolutionnaire et son Comité de surveillance
ont perdu la partie. Ils ne peuvent plus subordonner l'Assemblée, étendre à
la France la terreur septembriste et écraser en leur germe même les
candidatures girondines. Le Conseil de la Commune, sans formuler pourtant un
désaveu, se sépare de son Comité de surveillance. D'abord il tente d'arrêter
les massacres. Dans la séance du 3 septembre au soir, « la section du
Pont-Neuf vient demander à la Commune qu'il soit nommé des commissaires à
l'effet de suspendre la vengeance du peuple qui veut immoler M. Richard,
concierge des prisons de la Conciergerie ». La Commune « arrête
qu'il sera fait une proclamation sur la nécessité de remettre à la loi
législative la punition des coupables ». Surtout la Commune s'incline
décidément devant les décrets de l'Assemblée : « Un secrétaire donne
lecture (toujours le 3 septembre au soir) du décret de l'Assemblée nationale
rendu hier sur l'organisation du Conseil général, qui ordonne que ledit
Conseil sera composé de deux cent quatre-vingt-huit membres, non compris les
officiers municipaux, le maire, le procureur de la Commune et ses substituts. »
Aucune protestation ne s'élève. « Le Conseil entend la lecture du décret
qui porte que le Conseil général et la municipalité rendront compte de l'état
de Paris sur-le-champ. Le Conseil nomme des commissaires à cet effet. »
C'était donc la déférence complète aux décisions de l'Assemblée. Enfin, avant
de se séparer « le Conseil général, vivement alarmé et touché des moyens
de rigueur que l'on emploie contre les prisonniers, nomme des commissaires
pour calmer l'effervescence et ramener aux principes ceux qui pourraient être
égarés ; il est arrêté de plus qu'ils seront accompagnés de deux gendarmes à
cheval et qu'ils pourront requérir la force armée. » C'est
un accent ému et net. Pétion, qui avait vécu depuis le 10 août dans un état
de dépendance et qui accompagnait les délégations de la Commune à l'Assemblée
comme une ombre muette et triste, reprend autorité et voix. C'est lui qui
tous les jours, ou personnellement, ou par lettres, informe l'Assemblée de
l'état des choses, lui donne l'assurance que le calme rentre dans les
esprits, que tous les cœurs se tournent contre l'ennemi commun, contre
l'étranger. Et, on sent que Pétion s'épanouit de nouveau en ce rôle, comme
une plante longtemps tenue à l'ombre s'ouvre au soleil. Il y a dans sa vanité
satisfaite un perpétuel attendrissement. Le 4,
le 5 et le 6, la Commune, avec plus de bon vouloir que d'énergie, tente
encore de s'opposer aux massacres. Le 4, « le Conseil, profondément
affligé des nouvelles qu'on lui apporte encore de l'Abbaye, y envoie deux
commissaires pour y rétablir le calme. D'après
la lecture d'une lettre d'un commissaire à la Force, le Conseil envoie encore
six commissaires pour tâcher d'arrêter le bras vengeur qui frappe les
criminels. » Evidemment
la Commune ne veut pas ou n'ose pas prendre des mesures rigoureuses. Mais il
est visible aussi que par ses délibérations elle ne cherche pas à se couvrir
; elle souffre de son impuissance. Le 5, la Commune « arrête que les
prisonniers de l'Hôtel de la Force, détenus actuellement à
Saint-Louis-de-la-Culture, seront transférés à Sainte-Pélagie. Le Conseil
nomme pour commissaires à cet effet, MM. Baudouin et Lecamus ; ils se feront
accompagner de force armée. » Le transfert des détenus n'avait pu s'opérer
complètement, car le 6, « le Conseil entend lecture d'une lettre de M.
le Maire qui annonce que les exécutions se continuent à la Force. Le Conseil
députe à M. le Maire pour l'inviter à se rendre à la Maison commune pour
délibérer sur les moyens d'arrêter l'effervescence à ce sujet ; arrête en
outre qu'il sera fait une proclamation à ce sujet. » Et bientôt après, « MM.
les membres du Conseil, ayant M. le Maire à leur tête, se transportent à
l'Hôtel de la Force pour rappeler les citoyens à l'exécution de la loi qui
protège les personnes et les propriétés. » Le
mouvement de retour à l'humanité, à la pitié est si vif que Sergent, un des
membres du Comité de surveillance, un de ceux qui, le 2 septembre, signèrent l'ordre
de « juger tous les prisonniers de l'Abbaye », cherche à se dégager. Le
jeudi 6 septembre au soir, au Conseil général de la Commune, « M.
Sergent développe les moyens odieux que l'on emploie pour calomnier le peuple
; il peint sa bonté, sa générosité, sa justice, il se plaint qu'on répand le
bruit atroce de piller les magasins et les riches. Il s'étend beaucoup sur
les preuves que le peuple a données de son respect pour les propriétés ; il
avance que pour rendre quelqu'un vertueux, il faut paraître disposé à croire
à sa vertu ; il conclut en demandant que le Conseil général arrête une
proclamation qui, en faisant sentir au peuple ses vertus, lui fît craindre de
les ternir. Il est chargé de rédiger cette proclamation et de la présenter
sur-le-champ au Conseil. » Il est vrai que c'est surtout contre toute
pensée de « pillage », contre toute atteinte à la « propriété », que Sergent
veut mettre en garde le peuple de Paris ; mais, s'il passe sous silence les
massacres, s'il évite de les blâmer ou de les désavouer, il ne se risque pas
non plus à en faire l'apologie. Et ce silence est déjà une sorte de désaveu.
La partie modérée de la Commune ne voulut pas laisser au Comité de
surveillance le bénéfice des conseils de sagesse, et, le 7 septembre, « M.
le Maire rend compte des moyens employés par les ennemis du bien public pour
faire regarder avec horreur les citoyens de Paris. Il assure qu'on fait
courir des listes de proscription pour effrayer ceux qui résident dans cette
ville immense et en éloigner tous les étrangers. Il propose de faire une adresse
aux quatre-vingt-deux départements pour développer les principes qui dirigent
la très grande majorité des citoyens et assurer formellement que dans tous
les temps, les individus et les personnes sont respectés dans cette ville.
Cette motion est fortement appuyée et couverte d'applaudissements, il est
arrêté à l'unanimité que M. le Maire se charge de rédiger l'adresse. » C'était
la réponse à l'adresse du 3 septembre qu'au nom du Comité de surveillance ou
Comité de salut public, Marat, Sergent, Panis, avaient envoyée à toutes les
communes de France. En quatre jours le revirement semble complet et le
pouvoir passe des ultra-révolutionnaires aux modérés de la Commune. Bien
mieux, en restituant l'influence dominante à Pétion, la Commune paraît
remonter au-delà même du 10 août et rendre toute son autorité à l'ancienne
municipalité « légale ». C'est l'effet du mouvement de réaction qui
a suivi les meurtres du 2 et du 3. En tout
ordre de questions, la Commune semble préoccupée de tempérer le mouvement du
peuple. Le 6 septembre, « la section des Sans-culottes demande à être
autorisée à faire enlever les grilles de la paroisse Saint-Médard pour
fabriquer des piques. Le Conseil passe à l'ordre du jour motivé sur ce que
les églises conservées pour le service divin resteront dans l'état où elles
se trouvent. » L'impression
de modération, d'apaisement que donne alors la Commune est si grande que des
propositions d'amnistie générale s'y produisent. Tous les citoyens de Paris,
qui avaient signé les fameuses pétitions des vingt mille et des huit mille
contre la journée du 20 juin et contre la formation d'un camp sous Paris,
étaient depuis le 10 août comme mis hors la loi. Ils étaient, en tous cas,
rejetés hors du droit commun politique et constitués à l'état de citoyens
passifs, juste à l'heure où l'ancienne distinction des citoyens actifs et des
citoyens passifs était abolie. Ils n'étaient point admis à briguer les
suffrages dans les sections. Ils n'étaient point admis à prendre part aux
assemblées primaires. Or, dès le 4 septembre, au soir, dans la détente de
pitié qui suit les fureurs du 2 et du 3, la proposition est faite à la
Commune : « d'oublier l'incivisme des pétitionnaires des vingt mille et
des huit mille et de les regarder comme des frères ». La Commune trouva qu'on
voulait l'entraîner trop loin dans le système de conciliation et d'indulgence
et elle passa à l'ordre du jour « motivé sur ce qu'il est bien dans le cœur
de tous les citoyens de conserver les propriétés et de défendre les personnes
mais non pas de fraterniser aveuglément avec des hommes qui propageaient le
royalisme de tout leur pouvoir, non plus que de donner dans un tolérantisme
qui pourrait perdre la chose publique ». Grande leçon pour ceux qui croient à
l'efficacité révolutionnaire des œuvres de sang ! Leur premier effet est de
déchaîner, si je puis dire, des mouvements de pitié qui vont vite au-delà du
point marqué par la sagesse et la prudence. La tentative est renouvelée le 6.
« La section du Mail vient demander au Conseil l'oubli des listes des
signataires des pétitions anticiviques et de regarder ces citoyens comme
frères. Le Conseil général passe à l'ordre du jour motivé par le danger qu'il
y a d'admettre parmi les patriotes des citoyens dont le civisme a été plus
que douteux jusqu'au 10. » Mais, « la députation est admise aux honneurs de la
séance », sa démarche ne lui est donc pas imputée à crime. Oui, un grand
apaisement s'était fait à la Commune même. Elle avait besoin de fraternité,
d'oubli, de douceur. L'ŒUVRE MILITAIRE DE LA COMMUNE Et
toute entière, comme pour rouvrir au peuple les voies glorieuses de la grande
action, elle s'applique à la défense nationale. Elle appelle, dès le 3, tous
les citoyens des départements à se joindre aux citoyens de Paris pour aller à
la frontière. Elle révoque pour leur négligence les membres de son Comité
militaire. Elle fait appel au libre dévouement, rejette les enrôlements
forcés et le tirage au sort, et compte sur le civisme et l'audace guerrière
de Paris. Du 3 au 22 septembre, elle autorise les sections à dresser l'état
de toutes les armes qui se trouvent chez les arquebusiers, clinquaillers, et
à en fixer le prix d'après l'examen des factures. Elle réserve le plus
possible à la défense nationale la main-d'œuvre ouvrière sollicitée alors de
tous côtés, et elle arrête « que les travaux des bâtiments seront
suspendus quand le besoin l'exigera et que les ouvriers qui en seront retirés
recevront la même paye pour les travaux du camp que pour ceux où ils étaient
employés. » Elle envoie à la fabrication des piques les grilles de fer
des églises supprimées, ainsi que le fer qui se trouve au Temple ; elle fait
une loi à tous les citoyens de porter les vieilles ferrailles à l'Arsenal et
aux Invalides où on en fait des gargousses. Elle s'entend avec les ministres
pour la construction d'affûts de canons. Elle décide que les commissaires des
sections doivent se transporter « chez les épiciers et chez tous les
marchands d'objets propres à la chasse pour recevoir d'eux une déclaration
amicale de la quantité de poudre et de plomb qu'ils peuvent avoir dans leurs
magasins ». Elle adresse aux femmes de Paris, aux ouvrières, un appel plein
de grandeur : « Citoyennes, le Conseil général de la Commune ne croit
pas devoir laisser votre patriotisme dans l'oisiveté ; vos mains ne
dédaigneront pas de concourir avec les citoyens au salut de la commune
patrie. Des tentes sont nécessaires pour le camp sous Paris ; ces tentes ne
sont pas encore faites ; le temps presse ; vous refuserez-vous à hâter la
sûreté de la capitale ? C'est aux citoyens qu'il est réservé de vous
défendre ; c'est à vous que nous réservons le glorieux avantage d'y
participer ; hâtez-vous de vous rendre dans nos églises ; allez-y travailler
aux effets de campement ; c'est un moyen de servir efficacement la patrie,
d'ennoblir le travail de vos mains et de contribuer avec nous au salut public. » Elle
concentre à la Maison Commune tous les fusils de calibre trouvés dans les
visites domiciliaires ; elle enlève des églises les cercueils de plomb qui,
fondus, feront des balles ; elle distribue aux sections, pour qu'elles
fabriquent des piques, des centaines de quintaux de fer ; elle fait
transporter à la Maison Commune, pour en régler la répartition, vingt mille
paires de souliers emmagasinés à Saint-Denis. Et, craignant que la
main-d'œuvre ne soit détournée des travaux de salut public par les demandes
de bras qui affluaient de toute part, elle immobilise, pour ainsi dire, les
ouvriers de Paris à la disposition de la Patrie : « Les serruriers, charrons,
cordonniers, taillandiers et autres ouvriers des états ou professions de
première nécessité sont invités à rester à Paris jusqu'à ce que la nécessité
publique se fasse entendre ». Elle vote des subsides pour l'armement des
volontaires. Il y a là un vaste effort patriotique, généreux et ordonné. C'est
comme un souffle large et sain qui passe dans les rues de Paris et qui les
purifie de l'odeur du sang. La Commune, comme pour en finir avec un souvenir
pesant, décide que les objets ayant appartenu aux prisonniers, linge, bijoux,
seront remis à leurs héritiers et ayants droit. Et enfin, pour marquer que la
crise est finie, que les transactions régulières et paisibles vont reprendre,
elle rouvre les barrières et décide qu'à dater du mercredi 12, « la
Bourse sera ouverte à tous les négociants, agents d'affaires et autres
citoyens ». Elle cherche par là à rassurer, à reconquérir la bourgeoisie
commerçante et financière. Ainsi
Marat avait, en quelques jours, perdu toute chance de faire de la Commune
révolutionnaire l'instrument de sa politique, et il était réduit à continuer
la lutte tout seul par des articles tout à fait véhéments et des placards
exaspérés. Robespierre ne pouvait plus se promettre, comme sans aucun doute il en eut un moment la pensée dans la soirée du 2, que sous l'action révolutionnaire de la Commune, rapidement étendue à toute la France, la puissance politique de la Gironde allait être anéantie presque en un coup. Il n'y a plus de coups de foudre et de dramatiques effondrements. C'est un combat de chaque jour, patient, tenace, à la fois menu et forcené, que maratistes et robespierristes d'un côté, et girondins de l'autre, vont se livrer à propos des élections et aussitôt après les élections. |
[1]
Il ne faudrait pas oublier cependant que le girondin Carra avait fait l'éloge
du, duc de Brunswick dans les Annales patriotiques du 25 juillet, au moment
même où commençait l'invasion. Un historien de la Gironde, M. GOETZ-BERNSTEIN, admet que
Robespierre fût de bonne fol, « car, à Paris, non seulement dans son
parti, mais aussi parmi les Feuillants et dans les milieux diplomatiques,
Brissot passait depuis six mois pour vendu à l'Angleterre. » (GOETZ-BERNSTEIN, La
diplomatie de la Gironde, p. 276, et le compte rendu de ce livre dans les Annales
révolutionnaires de 1912, t. V, p. 710). Ajoutons encore que, le 3
septembre, le ministre des affaires étrangères Lebrun, chargeait notre agent à
Deux-Ponts, Desportes, de nouer une négociation avec la Prusse et lui faisait
un vif éloge de Brunswick, ce héros, comme il l'appelait, qui ne nous-faisait
la guerre qu'à contre-cœur. (Danton et la paix, p. 47). — A. M.
[2]
Condorcet, membre du club fayettiste de 1789, n'avait songé à la République
après Varennes, qu'avec l'arrière-pensée de placer à sa tête « le héros des
Deux Mondes ». Il avait combattu auparavant toutes les mesures populaires ; la
suppression des titres de noblesse, la confiscation des biens du clergé, la
Déclaration des Droits, les assignats, etc. (Voir mon article de la Revue
critique, du 30 janvier 1905). — A. M.
[3]
Jaurès oublie que, dans le numéro des Annales patriotiques du 18 mai 1792, un
mois après la déclaration de guerre, Condorcet avait fait, sous sa signature,
l'éloge du prince Henri de Prusse et du duc de Brunswick. L'opinion de Carra
n'était donc pas une opinion isolée dans le parti girondin. — A. M.
[4]
L'indulgence de Jaurès lui fait oublier que, dès le 4 janvier 1792, Carra avait
proposé aux Jacobins d'appeler au trône de France un prince anglais et que
cette proposition n'était qu'une réédition d'un de ses articles paru le 25 août
1791. Carra avait répété à maintes reprises qu'il ne croyait pas la République
possible en France. Condamné dans sa jeunesse à deux ans de prison pour vol
avec effraction par le tribunal de Mâcon, journaliste, il avait parcouru
l'Europe, servi de secrétaire à l'hospodar de Valachie, puis au fameux cardinal
Collier, il avait reçu du roi de Prusse une boite d'or pour la dédicace d'un de
ses ouvrages, il avait ensuite été nommé par Brienne à un emploi à la
Bibliothèque nationale, Il avait écrit sur toutes sortes de sujets et notamment
sur les finances contre Calonne, Il avait été très lié avec la pseudo-baronne
d'Aelders, espionne du Stathouder. Aussi, paraissait-il à beaucoup comme un
intrigant, un aventurier capable de mettre sa plume au service des puissances.
— A. M.
[5]
Robespierre ne pouvait considérer une telle proposition, de nature à
désorganiser l'armée, que comme une preuve de plus que Carra servait les
desseins de l'ennemi. — A, M.
[6]
Une telle « mobilisation » eût été profondément ridicule et Inefficace. Elle
eût fait plus de mal que de bien, en provoquant un désordre Inexprimable, dont
l'ennemi seul eût profité. — A. M.
[7]
La présence de Robespierre aux jacobins le 10 août est attestée par les comptes
rendus du Club. Plus tard la Commune lui décernera la médaille des combattants
du 10 août. — A. M.
[8]
Il est significatif que les Girondins ne destituèrent pas La Fayette
immédiatement après le 10 août et La Fayette a prétendu, dans ses mémoires,
qu'il reçut alors de leur part des offres tentantes. Condorcet a écrit dans son
journal qu'il avait approuvé ta chute du roi. Clavière, chargé de l'intérim de
la guerre, lui envoya une lettre pleine de ménagement, etc. (Voir les Mémoires
de La Fayette, t. III, pp. 386 et suiv.). — A. Mi.
[9]
Jaurès fait ici allusion à Adrien Duport qui fut remis en liberté par les
ordres de Danton. Mais Danton, qui avait été, comme Duport, aux gages de la
liste civile, en sauvant son complice se sauvait lui-même. Pour les mêmes
raisons, non d'humanité, mais d'intérêt personnel, il fit délivrer à
Talleyrand, à Talon, à Charles Lameth, les passeports qui leur permirent de
s'enfuir en Angleterre. — A. M.