LE BAISER LAMOURETTE Qu'importe
qu'en une effusion sentimentale qui n'était pas sans arrière-pensée
Lamourette, évêque de Lyon, ait convié le 7 juillet tous les partis à une
réconciliation, à un embrassement fraternel ? La formule politique de cet
accord était décevante : « Une
section de l'Assemblée attribue à l'autre le dessein séditieux de renverser
la monarchie et d'établir la République ; et celle-ci prête à la première le
crime de vouloir l'anéantissement de l'égalité constitutionnelle, et de
tendre à la création de deux Chambres ; voilà le foyer désastreux d'une
désunion qui se communique à tout l'Empire et qui sert de base aux coupables
espérances de ceux qui machinent la contre-Révolution. Foudroyons,
Messieurs, par une exécration commune et par un dernier et irrévocable
serment, foudroyons et la République et les deux Chambres. (Applaudissements
unanimes). » Et
toute la Chambre se leva pour attester officiellement qu'elle « rejetait
et haïssait également la République et les deux Chambres ! » Vanité des
paroles humaines et des artifices de la sentimentalité devant la grande force
des choses ! Haïr la République ! Foudroyer la République ! Trois mois après,
cette République unanimement haïe, cette République unanimement foudroyée, se
dressait sur le monde, passionnait les cœurs et lançait la foudre. Mais,
en vérité, quand Lamourette proposait sa formule d'équilibre, il ne
s'agissait point de cela. Il ne s'agissait pas de savoir si, de parti pris et
par système, les uns voulaient les deux Chambres et les autres la République.
Il s'agissait de savoir si, pour sauver la royauté, on était prêt à
compromettre la Révolution, ou si, pour sauver la Révolution, on était prêt à
perdre la royauté. Dès le lendemain, les hommes de la Révolution, revenus de
la surprise attendrie du baiser Lamourette, raillaient cette vaine parade et
cette « réconciliation normande ». Le
journal de Prudhomme rappelait cet apologue oriental du sage persan Saadi : « En ce
temps-là Arimane ou le génie du mal, s'apercevant que les hommes éclairés
désertaient ses autels, alla vite trouver Oromase ou le génie du bien et lui
dit : « Frère, assez longtemps nous sommes désunis. Réconcilions-nous et
n'ayons plus qu'une seule chapelle à nous deux. — Jamais ! lui répondit
Oromase bien avisé. Que deviendraient les pauvres humains, s'ils ne pouvaient
plus distinguer le bien du mal ?... » Le
torrent révolutionnaire ne fut pas suspendu un seul jour. LA SUSPENSION DE PÉTION Et
qu'importe aussi que le Directoire du Département de Paris s'acharnât à
suspendre Pétion et Manuel ? Le premier mouvement en faveur du roi que les
incidents du 20 juin avaient provoqué, allait s'émoussant. Les faubourgs
multipliaient les adresses en faveur de Pétion, coupable seulement, comme il
le disait lui-même, de n'avoir pas fait verser le sang. Les ministres
hésitaient, sentant le péril, à s'engager à fond. Le roi
pourtant, le 11 juillet, confirmait la décision du Directoire. Mais
l'Assemblée, le 13 juillet, sur un rapport de sa Commission des Douze, levait
cette suspension, et la popularité du maire de Paris sortait accrue des
événements du 20 juin. Surtout, il restait à l'Hôtel de Ville, il y pourrait
encore prêter la main à la Révolution ou du moins fermer savamment les yeux
sur ses préparatifs et ses démarches. A ce
même moment, le pouvoir exécutif était en pleine crise et décomposition.
Duranthon, garde des sceaux, violenté et effrayé, avait donné sa démission
dès le 3 juillet ; il avait été remplacé le 8 par M. Joly ; mais le 10, tous
les ministres : Terrier, Scipion Chambonas, Joly, Lajard et Beaulieu,
s'imaginant avec une naïve fatuité qu'ils allaient produire grande
impression, déclarèrent à l'Assemblée que dans l'état d'universelle anarchie
ils ne pouvaient garder la responsabilité des affaires. Ils envoyaient en
même temps au roi une lettre de démission collective. Cette
pauvre révolte calculée des commis Feuillants laissa l'Assemblée
indifférente, mais elle découvrit encore le roi. S'il ne pouvait même plus
fournir des ministres pour le fonctionnement de la Constitution, à quoi
servait-il ? L'ADRESSE DE MARSEILLE À LA FÉDÉRATION Cependant,
à mesure que le flot bouillonnait et qu'approchait le dénouement, les partis,
comme s'ils redoutaient les conséquences incalculables de la commotion
pressentie, hésitaient encore, ajournaient, tâchaient d'amortir. Quand fut
lue à l'Assemblée législative, le 12 juillet, l'adresse franchement et
brutalement républicaine du Conseil général de la commune de Marseille et de
son maire Mou-raille, qui déclaraient qu'en laissant subsister la royauté «
les constituants n'avaient rien constitué », qui demandaient pourquoi une
race privilégiée s'arrogeait le droit de régner sur la France, qui invitaient
les législateurs « à extirper la dernière racine » de tyrannie,
c'est-à-dire la royauté elle-même, et en tout cas tout droit de veto,
l'Assemblée presque toute entière protesta. Les uns s'indignèrent, les autres
désapprouvèrent. Même les volontaires qui arrivaient à Paris pour prendre
part à la fête du 14 Juillet, « à la Fédération de 1792 », avant d'aller
aux frontières combattre l'ennemi, étaient entourés par les Jacobins
eux-mêmes de conseils de prudence. Robespierre,
en un discours un peu pompeux : « Salut aux défenseurs de la liberté, salut
aux généreux Marseillais », les avertissait de ne point se laisser duper, à
la cérémonie du 14, par les avances mensongères et les sourires du pouvoir
royal, mais il leur rappelait aussi, en des termes dont la violence calculée
laissait pourtant apparaître le conseil de modération, que la Constitution
devait avant tout être respectée et maintenue. Même dans la journée du 14
juillet, au Champ-de-Mars, les partis de gauche évitèrent avec soin tout
incident un peu aigu, toute manifestation un peu vive ; aucun cri hostile ne
fut poussé contre le roi ou contre la reine. Les
fédérés avaient été distribués dans les bataillons des différentes sections ;
ainsi, aucun mouvement ne pouvait se produire autour d'eux, et les
organisateurs de la journée évitèrent même au roi toute démarche désagréable. Il
était convenu d'abord qu'il mettrait le feu à un arbre généalogique des
émigrés ; on lui épargna cette cérémonie. La journée fut assez belle,
lumineuse, languissante, toute pénétrée de vagues sous-entendus, et d'une
attente incertaine, de frayeurs atténuées et de somnolentes haines. LES ILLUSIONS DE MARIE-ANTOINETTE De même
que les Jacobins semblaient redouter ou ajourner tout au moins le coup de
main décisif, le roi et la reine n'avaient plus d'autre politique que
d'attendre l'étranger. Ils ne se faisaient aucune illusion sur le baiser
Lamourette. Marie-Antoinette écrit le 7 juillet à Fersen. (En clair) : « Je
vous ai adressé, il y a quelques jours, l'état de vos dettes actives. Voici
le supplément que je reçois ce matin de votre banquier de Londres. » (En chiffre) : « Les
différents partis de l'Assemblée nationale se sont réunis aujourd'hui ; cette
réunion ne peut être sincère de la part des Jacobins ; ils dissimulent pour
cacher un projet quelconque. Un de ceux qu'on peut leur supposer est de faire
demander par le roi une suspension d'armes et de l'engager à négocier la
paix. Il faut prévenir que toute démarche officielle à cet égard ne sera pas
le vœu du roi ; que s'il est dans la nécessité d'en manifester un d'après les
circonstances il le fera par l'agence de M. de Breteuil. » Etrange
chimère ! Elle se figure encore que la France révolutionnaire a peur et
cherche à négocier, même par le roi. Il n'y a donc qu'une chose à faire :
écarter toute négociation, et plonger au cœur même de la Révolution le glaive
de la Prusse et de l'Autriche. Elle
écarte aussi les combinaisons des Feuillants, qui voulaient enlever le roi de
Paris, l'entourer des troupes fidèles ou présumées telles de La Fayette, et
de là sans doute, faire la loi aux Jacobins. LA FAYETTE ET L'ENLÈVEMENT DU ROI Le plan
était absurde : car si cette troupe « constitutionnelle » n'avait pas combiné
son effort avec celui de l'étranger, elle ne pouvait rien contre la France de
la Révolution, rien que déchaîner sans doute, dans Paris menacé,
d'effroyables fureurs. Et si cette troupe royaliste s'était associée, comme
il semble inévitable, aux armées étrangères, elle ne faisait que prolonger
l'émigration. La Fayette était si animé contre « les factieux », et si
exaspéré, il se sentait si bien perdu et réduit à rien par leur triomphe,
qu'il ne craignit pas de proposer à la Cour ce plan insensé. Une lettre de M.
Lally-Tollendal au roi, du 9 juillet 1792, dit ceci : « Je suis chargé par M.
de La Fayette de faire proposer directement à Sa Majesté pour le 15 de ce
mois le même projet qu'il avait proposé pour le 12 et qui ne peut plus
s'exécuter à cette époque depuis l'engagement pris par Sa Majesté de se
trouver à la cérémonie du 14. Sa Majesté a dû voir le plan du projet envoyé
par M. de La Fayette, car M. Duport a dû le porter à M. de Montciel pour
qu'il le montrât à Sa Majesté. M. de La Fayette veut être ici le 15 ; il y
sera avec le vieux général Luckner. Tous deux viennent de se voir, tous deux
se le sont promis, tous deux ont un même sentiment et un même projet. Ils
proposent que Sa Majesté sorte publiquement de la ville, entre eux deux, en
l'écrivant à l'Assemblée nationale, et qu'elle se rende à Compiègne. Sa
Majesté et toute la famille royale seront dans une même voiture. Il est aisé
de trouver cent bons cavaliers qui l'escorteront. Les troupes, au besoin, et
une partie de la garde nationale protégeront le départ... » Et
Lally ajoute : « Si, contre toute vraisemblance, Sa Majesté ne pouvait sortir
de la ville, les lois étant bien évidemment violées, les deux généraux
marcheraient sur la capitale avec une armée. » — Oui, et ils y
précéderaient de quelques heures le duc de Brunswick. La Fayette lui-même
écrit le 8 juillet : « J'avais disposé mon armée de manière que les meilleurs
escadrons de grenadiers, l'artillerie à cheval, étaient sous les ordres de
M... à la quatrième division et, si ma proposition eût été acceptée, j'emmenais
en deux jours à Compiègne quinze escadrons et huit pièces de canons, le reste
de l'armée étant placé en échelon à une marche d'intervalle ; et tel
régiment qui n'eût pas fait le premier pas serait venu à mon secours, si mes
camarades et moi avions été engagés. » La
Fayette n'est donc pas bien sûr de son armée. Mais c'est pour cette marche
contre Paris, c'est au moins pour surveiller de plus près les événements, que
Luckner, sous l'inspiration de La Fayette, s'était replié de la Belgique sur
Lille. Vraiment, pour avoir voulu arrêter la Révolution au point où il
s'arrêtait lui-même, La Fayette, malgré la droiture de son patriotisme,
glissait aux limites de la trahison. La reine avait averti de ces projets
Fersen et le comte de Mercy. Ils les combattaient énergiquement. Sans doute,
ils avaient peur d'une réédition aggravée de Varennes. Et puis, pour eux, le
roi aux mains de La Fayette, c'est encore le roi aux mains de la Révolution.
Attendre à Paris, et n'avoir pas d'autre libérateur que l'étranger, voilà le
mot d'ordre. Fersen
écrit à Marie-Antoinette le 10 juillet : « Votre courage est admirable et la
fermeté de votre mari fait un grand effet. Il faut conserver l'un et l'autre
pour résister à toute tentative pour vous faire sortir de Paris. Il est très
avantageux d'y rester. Cependant je suis entièrement de l'avis de M. de Mercy
sur le seul cas où il fallût en sortir ; mais il faut prendre bien garde
d'être assuré, avant de le tenter, du courage et de la fidélité de ceux qui
protégeraient votre sortie... car, si elle manquait, vous seriez perdus sans
ressource, et je n'y pense pas sans frémir. Ce n'est donc pas une tentative à
faire légèrement et sans être sûr de la réussite. Il ne faudrait jamais, si
vous le faites, appeler La Fayette, mais les départements voisins... » Le 11
juillet, Marie-Antoinette écrit à Fersen : (en chiffré) : Les Constitutionnels
réunis à La Fayette et à Luckner veulent emmener le roi à Compiègne le
lendemain de la fédération ; à cet effet, les deux généraux vont arriver ici.
Le roi est disposé à se prêter à ce projet ; la reine le combat. On ignore
encore quelle sera l'issue de cette grande entreprise que je suis loin
d'approuver. Luckner prend l'armée du Rhin, La Fayette passe à celle de
Flandre, Biron et, Dumouriez à celle du centre. (En blanc). Votre banquier de Londres
n'est pas très exact à me faire passer les fonds. » Luckner
vint à Paris dans la nuit du 13 au 14 et il assista à la fête de la
Fédération. La Fayette ne vint pas. La réponse négative du roi, qui avait
cédé enfin aux instances de Marie-Antoinette, l'avait -rebuté ; et tout ce
complot avorté ne servit qu'à compromettre encore le roi et La Fayette. Le
bruit, en effet, que les deux généraux avaient songé à marcher sur Paris ne
tardait pas à se répandre. Le journal de Prudhomme dit mystérieusement en
parlant de La Fayette : « On
dit qu'un certain grand personnage était caché (le 14) sous le tapis de
velours à frange d'or qui recouvrait le balcon de l'école militaire, témoin
invisible des imprécations continues qu'un cortège de 60.000 hommes lui
donnait en entrant dans le champ de la Fédération ; dans ce même champ où il
avait pensé, les années précédentes, être étouffé dans des nuages d'encens ;
du moins, ce jour-là l'armée de La Fayette le cherchait partout. Mais Luckner
aussi avait bien quitté la sienne et les houlans pour venir défendre son roi,
en cas de besoin, contre les factieux du 14 juillet. » Mais ce
qui était plus grave pour La Fayette que ces rumeurs étranges, c'est que
Luckner, dans son court passage à Paris, jasa. Le 17 juillet, dans une soirée
chez l'archevêque de Paris, il laissa entendre que La Fayette lui avait fait
des propositions horribles, qu'il lui avait demandé de marcher contre Paris.
C'est du moins ainsi que furent comprises ses paroles. Elles furent portées à
la tribune de la Législative par Gensonné, Vergniaud, Brissot. Elles furent
certifiées par Hérault de Séchelles. Bureau de Pusy, messager de. La Fayette
à Luckner, fut appelé à la barre pour s'expliquer sur ces projets criminels.
Il nia qu'il eût jamais été question d'une marche des armées sur Paris, mais
il produisit pour la défense de La Fayette des lettres qui en réalité
l'accusaient. La Fayette disait, à Luckner : « J'ai beaucoup de choses à
vous dire sur la politique. » Et il éclatait à tous les yeux que les deux
armées étaient livrées à l'intrigue, que leur force patriotique et
révolutionnaire était paralysée par les combinaisons des chefs. Luckner
écrivit que ses paroles avaient été mal comprises. La Fayette nia : « On me
demande si j'ai pensé, si j'ai tenté d'aller faire le siège de Paris, de
quitter les frontières pour marcher sur Paris ; je réponds en quatre mots :
cela n'est pas vrai. Signé : Lafayette. » C'était
une misérable équivoque, toute voisine du mensonge. Ce n'est pas directement
sur Paris, ce n'est pas avec toute son armée que voulait marcher La Fayette.
Il voulait d'abord aller à Compiègne. Mais l'essentiel est qu'il avait médité
de quitter en effet la frontière et son poste de combat pour servir la
royauté. Et. Luckner, craignant sans doute d'être compromis, avait laissé
échapper une partie au moins du secret. De partout s'exhalait comme une odeur
de trahison. Et Marat, écrasé pourtant depuis des mois par le sentiment de
son impuissance, relevait un moment la tête pour se glorifier de sa
clairvoyance : LES SOUPÇONS DE MARAT «
Français, écrit-il le 18 juillet, vous avez donc ouvert les yeux sur le sieur
Mottié (La Fayette) ; depuis quelques jours vous voilà parvenus à voir ce
qu'un citoyen clairvoyant n'a cessé de vous montrer depuis le principe de la
Révolution, et aujourd'hui le grand général, le héros des deux mondes,
l'émule de Washington, l'immortel restaurateur de la liberté n'est plus à vos
yeux qu'un vil courtisan, un valet de monarque, un indigne suppôt du
despotisme, un traître, un conspirateur... Luckner n'est pas moins un traître
avéré, assez vil -pour couvrir du mensonge ses noires perfidies ; car il est
faux qu'il ait été forcé de rentrer dans nos murs faute de monde pour
pénétrer dans le pays ennemi dont tous les habitants lui tendaient les bras.
» Ainsi,
croissait le juste et terrible soupçon du peuple. Le roi ayant décidément
écarté tout projet de fuite, c'est à Paris, c'est dans le champ clos de la
capitale qu'allait se livrer la suprême bataille. Qui l'emporterait, des
Tuileries transformées tous les jours en forteresse, ou des faubourgs
soulevés et grossis par l'afflux quotidien, des fédérés ? Ceux-ci en effet,
peu nombreux encore au 14 juillet, se hâtaient maintenant vers Paris. A peine
arrivés, ils y étaient enveloppés de conseils confus et contradictoires, mais
du contact de leur passion avec la passion de Paris une formidable
électricité se dégageait. Marat,
dans son numéro du 18, leur conseillait de mettre la main sur le roi et sur
la famille royale et de les garder comme otages, prêts à les massacrer si
l'étranger faisait un pas sur le sol de la patrie. Chose curieuse ! Marat est
peu écouté. Il semblerait qu'au moment où la passion générale atteint au
diapason de la sienne, il devait avoir une grande action. Il n'en est rien :
la force des événements qui soulève les esprits déborde infiniment toute
parole individuelle. La voix
stridente et un peu grêle de Marat se perd dans le tumulte grandissant de la
Révolution prochaine, comme le cri aigu d'un oiseau de mer dans la clameur
croissante des flots soulevés. Un moment même, le 21 juillet, en un accès de
désespoir, il annonce sa retraite : c'est la royauté qui va à l'abîme, et
lui, le prophète, il croit que c'est la Révolution : « Qu'ai
:je retiré de ce dévouement patriotique, que la calomnie des ennemis de la
liberté, la haine des méchants, la persécution des suppôts du despotisme, la
perte de mon état, l'indigence, l'anathème de tous les grands de la terre, la
proscription et les dangers d'un supplice ignominieux ? Mais, ce qui me
touche encore plus, c'est la noire ingratitude du peuple, le lâche abandon
des patriotes. Où sont ces faux-braves qui affichaient tant de zèle, tant
d'audace dans leurs clubs, qui avaient fait serment de me défendre au péril de
leur vie, de verser pour moi tout leur sang ? Ils ont disparu à la vue du
danger, à peine me reste-t-il quelques amis, à peine me reste-t-il un asile.
Saint amour de la Patrie, dans quel abîme affreux tu m'as précipité. Mais
non, je ne souillerai point par de tristes regrets la pureté de mes
sacrifices. Quelque horrible que soit mon sort, j'étais déterminé à le subir,
dès l'instant où j'ai épousé votre cause, je m'étais dévoué à tous les
malheurs pour vous rendre heureux. Dans l'excès de mon infortune, le seul
chagrin qui m'accable est la perte de la liberté. Que les ennemis de la
patrie, qui savent à quel point je la chérissais et qui m'ont fait un crime
de mon zèle, ne peuvent-ils être témoins de mon désespoir : ils trouveraient
que les dieux m'ont assez puni. » L'accent
est beau, mais voilà bien le châtiment de ces sensibilités déréglées et
violentes. Elles se dépensent en fureurs stériles, en prédictions lointaines,
en vaines objurgations aux heures d'inévitable pesanteur populaire. Et,
s'étant ainsi comme épuisées elles-mêmes, elles ne vibrent plus à l'approche
des grands événements qui font palpiter même les âmes communes. Marat,
le 22 juillet 1792, ne pressentait pas la victoire prochaine du peuple et de
la Révolution. Le mouvement des sections, aux premiers jours d'août, ranimera
ce système nerveux instable et usé. LES CONSEILS DE ROBESPIERRE Robespierre
devinait bien les vastes et prochains mouvements. Mais l'effervescence des
fédérés lui faisait peur. Il s'obstinait à les maintenir dans la légalité :
d'un coup de main victorieux ne sortirait que l'anarchie ou la dictature.
C'est par des moyens légaux qu'il voulait sauver et compléter la Révolution. Il ne
fallait pas briser les ressorts de la Constitution, mais il fallait les
tendre dans le sens de la démocratie et de la volonté nationale. Les
-fédérés, écrit-il dans le Défenseur de la Constitution du 15 au 20 juillet, « sont
arrivés à Paris au moment de la plus horrible conspiration prête d'éclater
contre la patrie. Ils peuvent la déconcerter. Pour remplir cette tâche, ce ne
sera ni le courage ni l'amour de la patrie qui leur manquera, mais il leur
faudra encore toute la sagesse et toute la circonspection nécessaires pour
choisir les véritables moyens de sauver la liberté et pour éviter tous les
pièges que les ennemis du peuple ne cesseront de tendre à leur franchise. Les
émissaires et les complices de la Cour mettront tout en œuvre pour provoquer
leur impatience et pour les porter à des partis extrêmes et précipités.
Qu'ils se conduisent avec autant de prudence que d'énergie ; qu'ils
commencent par connaître les ressorts des intrigues ; qu'ils ménagent
l'opinion des faibles en éveillant le patriotisme ; qu'ils s'arment de la
Constitution même pour sauver la liberté ; que leurs mesures soient sages,
progressives et courageuses. « Ce
serait une absurdité de croire que la Constitution ne donne pas à l'Assemblée
nationale les moyens de la défendre, lorsqu'il est évident que l'Assemblée
nationale est loin d'employer toutes les ressources que la Constitution lui
présente ; il serait souveraine-impolitique de commencer par demander plus
que la Constitution, lorsqu'on ne veut pas obtenir la Constitution elle-même
; il serait plus impolitique encore de vouloir réclamer, par des moyens en
apparence inconstitutionnels, ce qu'on a le droit d'exiger, en vertu du texte
formel de la Constitution. « En
suivant ce principe, on rallie les esprits timides et ignorants, on impose
silence à la calomnie et on dévoile toute la turpitude des mandataires
coupables, qui ne cessent d'invoquer les lois en les foulant aux pieds. « Pourquoi
laisserais-je croire qu'il faut s'élever à ces mesures extraordinaires que le
salut public autorise pour demander la punition d'une Cour conspiratrice, des
généraux traîtres et rebelles, la destitution des Directoires
contre-révolutionnaires ; l'exécution de toutes les lois qui doivent protéger
la liberté publique et individuelle, lorsque ce ne sont là que les devoirs
les plus rigoureux que la Constitution impose à nos représentants ?...
Citoyens fédérés, ne combattez nos ennemis communs qu'avec le glaive des
lois... L'impatience et l'indignation peuvent conseiller des mesures plus
promptes et plus vigoureuses en apparence, le salut public et les droits du
peuple peuvent les légitimer ; mais celles-là seules sont avouées par la
saine politique et adaptées aux circonstances où nous sommes. « Il
ne faut pas toujours faire tout ce qui est légitime... Ce n'est point à
la tête de tel ou tel individu qu'est attachée la destinée de l'empire ;
c'est à la nature même du gouvernement ; c'est à la liberté des institutions
politiques. Dans un vaste Etat, au sein des factions, les malheurs publics
ne disparaissent point avec quelques individus malfaisants et la tyrannie ne
tombe point avec les tyrans. Les mouvements partiels et violents ne sont
souvent que des crises mortelles. Avant de se mettre en route, il faut
connaître le ternie où l'on veut arriver et le chemin où l'on doit marcher.
Il faut un plan et des chefs pour exécuter une grande entreprise. » Voilà
vingt jours avant le 10 août et à l'usage des fédérés bouillonnants, quelle
est la politique de Robespierre : politique d'attente, de prudence et dé
légalité. Pas de mouvement de la rue, pas d'insurrection, pas d'assaut aux
Tuileries, pas d'agression contre la personne du roi et même pas d'attaque
inconstitutionnelle contre son pouvoir constitutionnel. C'est de la
vigoureuse action de l'Assemblée et, à son défaut, d'une vigoureuse action
légale de toute la France qu'il faut attendre le salut. Mais comment ?
Robespierre reste énigmatique et vague. Car
quel moyen aura l'Assemblée de prendre toutes les mesures de salut sans
lesquelles la liberté et la patrie vont périr, si le roi peut les paralyser
par un veto qui est dans la Constitution ? Comment l'Assemblée pourra-t-elle
châtier les généraux traîtres et donner le commandement à des généraux
fidèles si les ministres, choisis par le roi d'après la Constitution,
s'obstinent à couvrir la trahison, à ligoter la patrie ? Le plus sûr serait
sans doute d'imposer au roi, par la vigueur, par la fermeté de l'Assemblée,
des ministres patriotes ; mais n'est-ce point retomber dans la politique de
la Gironde ? et Robespierre n'a-t-il pas déclaré maintes fois qu'il tenait
pour suspectes et corruptrices toutes ces combinaisons ministérielles ? Il
semble bien qu'entre la Révolution de la rue et la politique de la Gironde il
n'y avait pas de milieu. Ou renverser le gouvernement royal, ou y installer
la Révolution, voilà semble-t-il, le dilemme qui s'imposait ; Robespierre ne
veut ni l'un ni l'autre : quelle issue laisse-t-il aux événements ? Et ce
recours à l'action générale et légale du pays, qu'il semble annoncer en
termes vagues comme la suprême ressource, comment l'entend-il ? Il n'a garde
de le dire encore. Peut-être n'avait-il pas encore, à cet égard, le plan
précis que quelques jours plus tard, quand il sera comme acculé par les
événements, il développera, peut-être aussi, avec sa prudence accoutumée, ne
voulait-il pas se découvrir avant l'heure et ajouter à l'agitation par des
suggestions prématurées. Quel
habile agencement ! Comme, tout en déconseillant l'emploi de la force
révolutionnaire, il en proclame la légitimité pour pouvoir en accepter sans
embarras les résultats ! Mais il n'y a certes pas là une force d'impulsion. LES HÉSITATIONS DE LA GIRONDE Plus
hésitante encore était la Gironde. Après le discours terrible, mais encore
incertain de Vergniaud, Brissot était venu le 9 juillet demander qu'une
instruction fût ouverte pour savoir si le roi avait réellement fait contre
l'étranger l'acte formel d'opposition exigé par la Constitution. C'était
ouvrir la procédure de déchéance. Mais le discours de Brissot, coïncidant
avec -le baiser Lamourette, n'avait pas porté. Et il
semblait que la Gironde et Brissot lui-même se fussent ensuite repliés.
Donner l'assaut aux Tuileries ? Mais la Gironde perdait au profit des forces
révolutionnaires des sections la direction (lu mouvement. Laisser faire le
roi ? Mais la patrie allait être envahie et la liberté égorgée. Proclamer
sous des formes légales la déchéance ? C'était donner le signal d'une
agitation de la rue. Imposer de nouveau au roi des ministres patriotes ?
Cette fois, si le roi était obligé de les subir, après les avoir renvoyés, ce
serait pour lui une telle humiliation, une telle diminution de pouvoir que,
sous le nom du roi, la Gironde et la Révolution seraient souveraines. Et la
patrie serait sauvée sans qu'une secousse violente eût été donnée à la
Constitution. C'est dans cette pensée que les Girondins portèrent d'abord
leur effort sur la question ministérielle. Sans
doute, si Brissot, après son discours agressif du 9, avait subitement cessé
le feu, c'est que la démission collective des ministres donnée le 10 suggéra
à la Gironde l'idée qu'elle pourrait, au nom de la Révolution, reconquérir le
ministère. La
démission collective avait été donnée pour prouver au pays que dans l'état
d'anarchie où était tombée la France, la Constitution ne pouvait fonctionner.
Et le roi ne remplaçait pas les ministres démissionnaires, soit pour mieux
marquer cet état d'anarchie et d'impuissance, soit parce qu'en effet, à
l'heure du péril, il ne trouvait pas aisément des serviteurs. C'est sans
doute dans cette période que Guadet, Vergniaud et Gensonné, sollicités par un
ami de la Cour, le peintre Boze, de donner leur avis sur la crise et les
moyens de la conjurer, écrivirent cette sorte de consultation politique, tout
à fait loyale d'ailleurs et conforme à leurs déclarations publiques, qui sera
saisie plus tard dans l'armoire de fer et invoquée contre la Gironde. « Le
choix du ministère, y disaient-ils, a été dans tous les temps une des
fonctions les plus importantes du pouvoir dont le roi est revêtu : c'est le
thermomètre d'après lequel l'opinion publique a toujours jugé les
dispositions de la Cour, et on comprend quel peut être aujourd'hui l'effet de
ces choix qui, dans tout autre temps, auraient excité les plus violents
murmures. lin ministère bien patriote serait donc un des grands moyens que le
roi peut employer pour rappeler la confiance. » A la tribune de la
Législative, le 21 juillet, au nom de la Commission des Douze, devenue depuis
quelques jours la Commission des Vingt et un, Vergniaud somma le roi de
choisir des ministres. « L'Assemblée
déclare au roi que le salut de la patrie commande impérieusement de
recomposer le ministère, et que ce renouvellement ne peut être différé sans
un accroissement incalculable des dangers qui menacent la liberté et la
Constitution, et décrète que le présent décret sera porté dans le jour au
roi. » La
Gironde espérait-elle que sous l'action combinée de ses menaces et de ses
avances le roi fléchirait, se livrerait et lui remettrait en main, sans
arrière-pensée cette fois, toutes les forces de la France pour le salut de la
Révolution ! Espérance insensée, mais qui flattait ces cœurs généreux et
subtils. Dans cette attente où il entrait, malgré tout, peu d'espoir, ils
évitaient les paroles irréparables. Ils amortissaient, ils ajournaient. Pourtant
les événements se hâtaient, se passionnaient, devenaient plus pressants tous
les jours. Et la croissante exaltation patriotique et révolutionnaire ne
permettrait pas longtemps les combinaisons dilatoires et incertaines. Le
soleil toujours plus ardent montait, et l'ombre vaine des hommes d'Etat se
faisait plus courte à leurs pieds. LES ENROLEMENTS CIVIQUES Depuis
que, le 11 juillet, l'Assemblée avait proclamé le danger de la patrie, les
âmes étaient frémissantes et comme soulevées. A Paris, c'est le dimanche 22
et le lundi 23 juillet que la municipalité fit proclamer l'acte du Corps
législatif et procéder aux enrôlements civiques. Elle imagina un cérémonial
grandiose et simple, un de ces magnifiques plans de fête que créait le génie
de l'art passionné par la liberté. Que serait ce cérémonial sans
l'enthousiasme et la ferveur nationale ? Mais il ne faut point dédaigner les
formes solennelles et amples que la pensée inspirée et réfléchie prêtait à la
puissance spontanée du sentiment national. La Révolution a eu, dans sa
débordante vie, un sens merveilleux du théâtre. A l'heure même où elle
agissait, vivait, combattait, disciplinait les foules et embrasait les âmes,
elle était pour elle-même comme pour le monde un grand spectacle, et elle
ordonnait les vastes mouvements populaires en de nobles lignes de beauté. Proclamation « A
sept heures du matin, le Conseil général s'assemblera à la maison commune. « Les
six légions de la garde nationale de Paris se réuniront par détachement, à
six heures du matin, avec leurs drapeaux, sur la place de Grève. « Le
canon d'alarme du parc d'artillerie du Pont-Neuf tirera une salve de trois
coups à six heures du matin, pour annoncer la proclamation, et continuera
d'heure en heure la même décharge jusqu'à sept heures du soir. Pareilles
salves seront faites par une pièce de canon à l'Arsenal. « Un
rappel battu dans tous les quartiers de la ville rassemblera en armes les
citoyens dans leurs postes respectifs. « A
huit heures précises, les deux cortèges se mettront en marche dans l'ordre
suivant : « Détachement
de cavalerie avec trompettes, sapeurs, tambours, musique, détachement de la
garde nationale, six pièces de canon, trompettes. « Quatre
huissiers de la municipalité à cheval, portant chacun une enseigne, à
laquelle sera suspendue une chaîne de couronnes civiques, chacune ayant une
de ces inscriptions : Liberté, Egalité, Constitution, Patrie ; au-dessous de
celles-ci : Publicité, Responsabilité ; ces quatre enseignes seront
habituellement portées dorénavant dans toutes les cérémonies où assistera la
municipalité. « Douze
officiers municipaux, revêtus de leurs écharpes, des notables, membres du
conseil, tous à cheval ; « Un
garde national à cheval, portant une grande bannière tricolore sur laquelle
seront écrits ces mots : Citoyens, la patrie est en danger. « Six
pièces de canon, deuxième détachement de garde nationale, détachement de
cavalerie. « Ces
deux marches seront composées dans le même ordre sur la place de Grève, et
partiront au même moment chacune pour leur division. « A
chacune des places désignées par la proclamation, le cortège fera halte ; un
de ceux qui le composent donnera au peuple un signal de silence, en agitant
une banderole tricolore ; il se fera un roulement de tambour pour donner le
signal, les roulements cesseront, et un officier municipal, à la tête de ses
collègues, lira à haute voix l'acte du Corps législatif, qui annonce que la
Patrie est en danger. « Les
cortèges rentreront dans le même ordre à la Grève. Les deux bannières où sera
inscrite la proclamation de la Patrie en danger, seront placées, l'une au
haut de la maison commune, l'autre au parc d'artillerie établi au Pont-Neuf,
elles y resteront jusqu'à ce que l'Assemblée nationale ait déclaré que la
patrie n'est plus en danger. « Pendant
la marche, la musique n'exécutera que des airs majestueux et sévères. Enrôlement civique « Il
sera dressé dans plusieurs places des amphithéâtres sur lesquels seront
placés des tentes ornées de banderoles tricolores et de couronnes de chêne ;
sur le devant de l'amphithéâtre, une table, posée sur deux caisses de
tambours, servira de bureau pour recevoir et inscrire les noms des citoyens
qui se présenteront. « Trois
officiers municipaux assistés de six notables 'placés sur cet amphithéâtre
délivreront aux citoyens inscrits le certificat de leur enrôlement ; à côté
d'eux seront placés les drapeaux de l'arrondissement, gardés par les gardes
nationaux. « Dans
l'amphithéâtre, il sera formé un grand cercle par des volontaires, lequel
renfermera deux pièces de canon.et de la musique. Les citoyens inscrits
descendront ensuite se placer au centre de ce cercle jusqu'à ce que la
cérémonie soit finie ; alors ils seront reconduits par les officiers
municipaux et la garde nationale jusqu'au quartier général, d'où chacun se
rendra dans les différents postes. » C'était
comme une mise en scène antique où la voix du canon mettait une puissance
nouvelle, où la liberté, commune enfin à tous les hommes, mettait une
nouvelle grandeur. La Révolution empruntait de la Grèce et de Rome l'art
sublime de donner au péril même une sévérité grave et d'insinuer à la mort,
assumée pour la liberté et la patrie, un tel enthousiasme qu'elle était comme
la suprême exaltation de la vie. L'impression
fut profonde et l'élan fut admirable. En quelques jours, sur les huit
amphithéâtres dressés dans Paris, près des tentes couronnées de chêne, 15.000
volontaires s'inscrivirent. Hélas ! cette pure ferveur du combat pour la
liberté devait aboutir un jour à la servitude militaire et, sous la table qui
portait les registres d'inscription, la vibration de tous les enthousiasmes
se répercutait au creux des tambours. Mais, à cette minute, rien de mécanique
et de servile ne pesait encore sur l'élan sacré. C'est en vain aussi que
Marat, rapetissant en une défiance crispée la grande clairvoyance
révolutionnaire, adjurait aigrement les volontaires de ne pas aller à la
frontière avant qu'on y eût envoyé les troupes de ligne, les gardes
nationales royalistes, tous les suppôts armés de la tyrannie. C'est en vain
que, selon le récit du journal de Prudhomme, qui, tout en combattant Marat
lui ménage souvent un écho assourdi, pédantesque et diffus, c'est en vain que
« plusieurs citoyens, dont on respecte le motif », disaient tout haut : « Eh
! malheureux ! où courez-vous ? Pensez-vous donc sous quels chefs il vous
faudra marcher à l'ennemi ? Vos officiers sont presque tous des nobles ; un
La Fayette vous mènera à la boucherie. Eh ! ne voyez-vous pas comme sous les
persiennes du château des Tuileries on sourit d'un rire féroce à votre
empressement généreux, mais aveugle ? Réfléchissez donc !... » « Discours
inutiles, ajoute le témoin un peu guindé, et incapables de ralentir l'ardeur
générale. La jeunesse électrisée n'entendait rien. » Et elle
avait raison de ne pas entendre. Les sections révolutionnaires aussi avaient
raison d'animer tous les citoyens, et de ne pas même compter avec l'âge :
c'est le propre des grands événements de mûrir soudain l'enfance elle-même et
de donner à l'adolescence une force virile ; la ferveur de l'enfance
transfigurée met une lueur d'aurore sur les graves espérances de la Nation. « Si
je n'avais consulté que les apparences, s'écriait l'officier qui amenait 78
adolescents de la section des Quatre-Nations, la taille de quelques-uns se
serait opposée à leur admission ; mais j'ai posé ma main sur leurs cœurs et
non sur leurs têtes ; ils étaient tout brûlants de patriotisme. » LA CAMPAGNE POUR LA DÉCHÉANCE DU ROI Oui,
ces jeunes hommes avaient raison de ne pas écouter les conseils d'une fausse
sagesse révolutionnaire. C'est en courant à la frontière contre l'envahisseur
qu'ils brisaient au dedans l'œuvre de trahison ; car quel est le citoyen qui,
les voyant aller au péril, à la mort peut-être, pour la liberté commune,
n'ait fait en son cœur le serment de ne pas les livrer à l'entreprise des
traîtres et à l'intrigue « du premier des traîtres », le roi ? C'est
ainsi, en effet, que Duhem, le 24 juillet, appela le roi à la tribune de
l'Assemblée. Les adresses demandant la déchéance de Louis XVI commençaient à
arriver. quand les généraux de l'armée du Rhin, Lamorlière, Biron, Victor
Broglie et Wimpfen, le 25 juillet, annoncèrent par lettre à l'Assemblée que
pour couvrir la frontière menacée, ils avaient dû réquisitionner d'office les
gardes nationales de l'Alsace ; quand Montesquiou, commandant l'armée du
Midi, vint en personne, le lendemain, exposer à l'Assemblée qu'avec les
faibles ressources dont il disposait, il ne pouvait empêcher les troupes du
roi de Sardaigne d'envahir le sol français et d'aller jusqu'à l'Ardèche et
jusqu'à Lyon fomenter des mouvements contre-révolutionnaires, la guerre qui
semble, d'avril à la fin de juillet, n'avoir apparu au peuple de France que
comme un fantôme lointain et léger, à Peine discernable à l'horizon, prend
corps tout à coup. Et la question se Pose : Comment combattre les tyrans
étrangers sous la direction d'un roi qui désire et prépare leur victoire ? C'est
Choudieu, le vigoureux révolutionnaire de Maine-et-Loire qui, le premier, le
23 juillet, porta à la tribune le vœu de déchéance. C'était une pétition qui
arrivait d'Angers, avec dix pages de signatures ; elle était terrible en sa
concision. Le temps des phrases girondines menaçantes et molles, était passé. « Législateurs,
Louis XVI a trahi la Nation, la loi et ses serments. Le Peuple est son
souverain : Prononcez la déchéance et la France est sauvée. » Les
applaudissements furent vifs à l'extrême-gauche et dans les tribunes. Mais,
pour la grande majorité de l'Assemblée, le choc était violent encore.
Plusieurs demandèrent que Choudieu fût envoyé à l’Abbaye. Il répondit avec
une fierté rude : « Je désire être envoyé à l'Abbaye pour une telle adresse
», et celle-ci fut renvoyée à la Commission des Douze. Le lendemain, c'est
Duhem qui mène l'assaut. Les nouvelles du Nord, de Valenciennes, étaient
mauvaises. « Vous
avez pris, s'écria-t-il, les mesures nécessaires pour rétablir l'ordre ; pour
la défense du royaume ; mais entre les mains de qui les avez-vous mises ces
mesures ? Entre les mains du pouvoir exécutif, entre les mains du premier
traître qui se trouve dans le royaume. » L'Assemblée
s'accoutumait ainsi à entendre sonner le tocsin de déchéance. Duhem presse la
Commission des Vingt et un de dénoncer enfin la vraie source des maux de la
patrie, c'est-à-dire la trahison royale. Vergniaud,
président de la Commission, se dérobe encore. Il multipliait les mesures à
côté, les projets d'organisation militaire, les motions sur la responsabilité
collective et la solidarité des ministres afin de gagner du temps et de ne
pas porter devant l'Assemblée le procès direct du roi et de la royauté. C'est
de mauvaise humeur qu'il répond à Duhem : « La
Commission a commencé par vous présenter les mesures relatives à l'armée,
parce qu'une des causes des dangers de la patrie est l'insuffisance de nos
armées. Quant à celle dont on parle sans cesse, je dirai peut-être trop (Murmures à
droite, vifs applaudissements à gauche), votre Commission extraordinaire s'en occupe mais
elle est incapable de se livrer à des mouvements désordonnés, qui puissent
être une source de guerre civile. » Visiblement
la Gironde élude encore. Qu'attendait-elle donc ? Espérait-elle toujours la
solution, maintenant chimérique et tardive, d'un ministère patriote, qui
aurait disparu, sans le combler, dans l'abîme de soupçon où la royauté allait
périr ? Le
ministre de la guerre avait été nommé par le roi le 23 ; il avait choisi
d'Abancourt ; il ne s'orientait donc pas vers la Gironde et la Révolution.
Mais les Girondins, après avoir un moment conçu et pratiqué la politique de
pénétration et de collaboration, avaient-ils perdu la force et le ressort
nécessaires pour en vouloir résolument une autre ? Duhem,
revenant à la charge le 25, avec la véhémence que lui communiquaient ses
commettants du Nord menacés par l'invasion. renouvelle contre le roi
l'accusation de trahison, et dénonce la vanité du système girondin, en cette
heure de crise qui voulait un renouvellement total. « Tous
ceux, dit-il, qui ont des correspondances assez suivies dans le département
du Nord et sur toutes les autres frontières, sont entièrement convaincus et
mettraient leur tête sur l'échafaud pour assurer que la Cour et le pouvoir
exécutif nous trahissent. Or, non seulement on n'ose pas aller à la source du
mal, mais encore on fait déclarer une espèce de système mitoyen, un
système hermaphrodite, un système au moyen duquel on s'emparerait du pouvoir exécutif,
sans cependant oser déclarer qu'on va le faire. Messieurs, nous ne
pouvons point nous emparer du pouvoir exécutif ; on va vous dire que nous
donnerons des pouvoirs aux généraux ; nous ne le pouvons pas. Il faut que le
pouvoir exécutif les nomme et, si le chef du pouvoir exécutif nous trahit, il
faut que nous ayons le courage de le dénoncer à la Nation, et même de le
punir... « Mais
il ne faut point que l'on vienne nous amuser avec des mesures partielles ; il
ne faut pas que l'on s'empare indirectement du pouvoir... » C'est
pourtant à cette sorte de déchéance indirecte et voilée du pouvoir royal,
remplacé en fait sinon en droit ou par le pouvoir de l'Assemblée ou par le
pouvoir des ministres, que semblaient s'attacher les Girondins. Le même jour,
25 juillet, des citoyens de la section de la Croix-Rouge disaient à la barre
: « Législateurs,
la patrie est en danger ; prenez une mesure simple, facile, qui peut être
exécutée ; déclarez la déchéance du pouvoir exécutif, vous le pouvez, la
Constitution en main. » LA GIRONDE S'OPPOSE À LA DÉCHÉANCE Et les
tribunes acclamaient les pétitionnaires. La section de Mauconseil écrivait,
le même jour, dans le même sens. La Gironde résistant encore, tenta une
diversion suprême. Guadet proposa, au nom de la Commission des Vingt-et-un un
message au roi qui serait une suprême mise en demeure. La gauche accueillit
d'abord par des rires ironiques ce nouveau moyen dilatoire ; mais Guadet, par
quelques paroles âpres, ressaisit un moment les esprits : « La Nation sait
bien que le salut du roi tient au salut du peuple, et que le salut du peuple
ne tient pas au salut du roi. » Et la conclusion du Projet de message,
c'était encore que le roi devait appeler des ministres patriotes. « Vous
pouvez encore sauver la patrie et votre couronne avec elle ; osez enfin le
vouloir ; que le nom de vos ministres, que la vue des hommes qui vous
entourent appellent la confiance publique ! Que tout, dans vos actions
privées, dans l'énergie et l'activité de votre conseil, annonce que la
Nation, ses représentants et vous, vous n'avez qu'une seule volonté, qu'un
seul désir, celui du salut public. « La
Nation seule saura sans doute défendre et conserver sa `1ereeté ; mais elle
vous demande, Sire, une dernière fois, de vous unir à elle pour sauver la
Constitution et le trône. » C'était
le suprême appel et le suprême délai. Brissot, après Guadet, intervint
inutilement et pesamment. On dirait qu'ayant réussi à faire le premier
ministère girondin, il ne sait plus que rêver un recommencement impossible de
ce qui fut une transition vers la 'Publique et ne pouvait être le salut de la
royauté. Dans ce dessein et comme pour incliner vers la Gironde l'esprit du
roi, il exagéra les formules conservatrices. Il déclara que la déchéance,
prononcée dans l'agitation des esprits, serait dangereuse, qu'elle aurait une
apparence de passion et peut-être d'illégalité, qu'elle fournirait ainsi aux
puissances coalisées un argument redoutable aux malveillants et mécontents de
France un prétexte à protestation. Il
ajouta que, d'autre part, l'appel au pays, par la convocation des assemblées
primaires, serait dangereux ; car, qui sait si dans le trouble universel ce
n'est pas l'esprit d'aristocratie qui prévaudrait et si la Constitution
nouvelle ne serait pas plus royaliste que celle qu'on, voulait briser ?
Enfin, il alla jusqu'à dire que tant que durerait la guerre il était
impossible de toucher à la Constitution. « Le
feu est à la maison ; il faut d'abord l'éteindre, les débats politiques ne
feront que l'augmenter. Encore une fois, point de succès dans la guerre si
nous ne la faisons sous les drapeaux de la Constitution. » Et il
conclut en demandant « une adresse au peuple français pour le prémunir
contre les mesures qui pourraient ruiner la cause de la liberté ». Il fut
couvert d'applaudissements par la droite et le centre, et hué par les
tribunes qui l'appelaient un nouveau Barnave. C'est un discours si
impolitique, si étrange, qu'il est presque incompréhensible. Brissot ne
pouvait désirer le statu quo, c'est-à-dire la royauté avec des
ministres complices de sa trahison. Il désirait tout au moins, avec le
maintien du pouvoir nominal du roi, des ministres hardiment et sincèrement
patriotes. Or, quel moyen restait-il d'imposer au roi ces ministres patriotes
? Un seul, la peur. Il fallait donc lui montrer la déchéance inévitable s'il
ne cédait pas. Et c'est ce qu'avait fait Vergniaud. C'est
ce que venait, dans son projet de message, de répéter Guadet. Brissot, au
contraire, rassure le roi. Si la déchéance est périlleuse, si l'appel aux
assemblées primaires est impossible, si tout changement à la Constitution est
mortel tant que la guerre dure, le roi peut, sans danger pour sa couronne,
continuer sa politique. Ce
discours de Brissot est un suicide. Comment l'expliquer ? Était-il tellement
hypnotisé par son système de ministérialisme révolutionnaire qu'il ait jugé
utile, pour aller au cœur du roi, d'aller jusqu'à un pseudo-modérantisme ? Ou
a-t-il eu peur que la déchéance entraînât le renouvellement de tous les
pouvoirs, et que l'Assemblée nouvelle ne subît pas l'ascendant croissant de
la Gironde comme celle-ci ? En tout cas, la chute est profonde. La seule
excuse de Brissot, pour avoir témérairement déchaîné la guerre, c'était
d'avoir évoqué la tempête qui déracinerait la royauté. Mais prendre prétexte
de cette tempête même pour maintenir la royauté, c'était le désaveu de tout
ce qui pouvait légitimer l'entreprise belliqueuse de la Gironde. En ce
jour, celle-ci a donné sa mesure. Elle a montré qu'elle était inférieure aux
grands événements suscités par elle, que, capable de vues hardies et même de
saillies téméraires, elle était incapable de cette suite, de cette constance,
de cette largeur d'audace qui seules peuvent accorder l'esprit de l'homme aux
Révolutions. Depuis
bientôt un mois, depuis le discours de Vergniaud et, comme si la pensée des
Girondins s'était toute épuisée en un magnifique éclair d'éloquence, la
Gironde n'a plus ni une idée claire ni un ferme vouloir. Elle se borne à
gagner du temps ; elle ne sait que dire au flot qui monte, ou elle le
morigène sottement, incapable également de le guider et de l'arrêter. Que le
roi demeure, que l'Assemblée ne se sépare pas, et que le roi se décide enfin
à rappeler les ministres patriotes. Elle est comme immobilisée dans cette
pensée tous les jours plus absurde ; et quand le vide de cette conception lui
apparaît, elle ne cherche même pas une autre combinaison ; c'est comme une
hébétude politique étrange chez ces hommes d'esprit si vif. ROBESPIERRE RÉCLAME UNE CONVENTION. La
tactique de la Gironde et surtout le mouvement des sections demandant la
déchéance obligèrent Robespierre à sortir du vague où il se tenait encore
vers le 20 juillet et à préciser son plan[1]. Il consiste avant tout à en
finir avec l'Assemblée législative et à convoquer une Convention nationale.
C'est moins contre Louis XVI que contre la Législative où les Girondins,
maîtres de la Commission des Douze, dominaient maintenant, que Robespierre porte
ses coups. Il est
trop avisé pour combattre la déchéance. Il sent bien qu'elle est le vœu tous
les jours plus net de la portion la plus active du Peuple. Mais il en réduit
si bien l'importance, il déclare avec tant d'insistance que, seule, cette
mesure serait ou inefficace ou même nuisible, qu'on voit bien qu'il y a là
pour lui une concession à l’opinion révolutionnaire plutôt qu'un plan
politique. Surtout
il ne veut pas qu'après avoir proclamé la déchéance du roi la Législative
garde le pouvoir. La Législative sans roi, la Législature devenue roi lui
parait plus dangereuse que le triste amalgame de la Législative et de Louis
XVI. Si le roi est coupable, l'Assemblée l'est plus encore de n'avoir pas
résisté à temps et d'avoir laissé se créer « le danger de la patrie ». Dans
le numéro 11 du Défenseur de la Constitution, écrit dans les tout premiers
jours d'août, il dit : « Allons
jusqu'à la racine du mal. Beaucoup de gens croient la trouver exclusivement
dans ce qu'on appelle le pouvoir exécutif ; ils demandent ou la déchéance ou
la suspension du roi, et pensent qu'à cette disposition seule est attachée la
destinée de l'Etat. Ils sont bien loin d'avoir une idée complète de notre
véritable situation. « La
principale cause de nos maux est à la fois dans le pouvoir exécutif et dans
le législatif, dans le pouvoir exécutif qui veut perdre l'Etat et dans la
législature qui ne peut pas ou qui ne veut pas le sauver... Le bonheur de la
France était réellement entre les mains de ses représentants... Il n'y a pas
une mesure nécessaire au salut de l'Etat qui ne soit avouée par le texte même
de la Constitution. Il suffit de vouloir l'interpréter et le maintenir de
bonne foi. « Changez,
tant qu'il vous plaira, le chef du pouvoir exécutif ; si vous vous bornez là
vous n'aurez rien fait pour la patrie. Il n'y a qu'un peuple esclave dont les
destinées soient attachées à un individu ou à une famille. Est-ce bien Louis
XVI qui règne ? Non. Aujourd'hui, comme toujours, et plus que jamais, ce sont
tous les intrigants qui s'emparent de lui tour à tour. Dépouillé de la
confiance publique qui seule fait la force des rois, il n'est plus rien par
lui-même. « La
royauté n'est plus aujourd'hui que la proie de tous les ambitieux qui en ont
partagé les dépouilles. Vos véritables rois ce sont vos généraux, et
peut-être ceux des despotes ligués contre vous ; ce sont tous les fripons
coalisés pour asservir le peuple français. La destitution, la suspension de
Louis XVI est donc une mesure insuffisante pour tarir la source de nos maux.
Qu'importe que le fantôme appelé roi ait disparu si le despotisme reste ?
Louis XVI étant déchu, en quelles mains passera l'autorité royale ? Sera-ce
dans celles d'un régent ? D'un autre roi ou d'un Conseil ? Qu'aura gagné la
liberté, si l'intrigue et l'ambition tiennent encore les rênes du
gouvernement ? Et quel garant aurai-je du contraire si l'étendue du pouvoir
exécutif est toujours la même ? « Le
pouvoir exécutif sera-t-il exercé par le Corps législatif ? Je ne vois dans
cette confusion de tous les pouvoirs que le plus insupportable de tous les
despotismes. Que le despotisme ait une seule tête ou qu'il en ait sept cents,
c'est toujours le despotisme. Je ne connais rien d'aussi effrayant que l'idée
d'un pouvoir illimité remis à une assemblée nombreuse qui est au-dessus des
lois. » Donc,
la simple suspension ou même la simple déchéance ne signifient rien et ne
remédient à rien. Elles ne modifient pas la nature même du pouvoir exécutif,
si la royauté, avec un autre titulaire, demeure. Et si c'est une Assemblée
qui hérite de la toute-puissance royale, surtout si c'est l'Assemblée
incapable qui a conduit la patrie au bord de l'abîme, tout est perdu. Quel
est donc le remède ? Convoquer les Assemblées primaires qui éliront une
Convention et cette Convention remaniera la Constitution pour poser de justes
bornes au pouvoir exécutif et pour assurer la souveraineté de la Nation. Et
ici Robespierre réfute âprement, haineusement, les objections de Brissot à la
convocation des Assemblées primaires : « D'après
cela vous conclurez peut-être qu'une Convention nationale est absolument
indispensable. Déjà on a mis tout en œuvre pour prévenir d'avance les esprits
contre cette mesure. On la craint ou on affecte de la craindre pour la
liberté même... Mais si l'on examine les objections qu'on oppose à ce
système, on aperçoit bientôt que ce ne sont que de vains épouvantails, tels
que le machiavélisme a coutume de les imaginer pour écarter les mesures
salutaires. Les Assemblées primaires, dit-on, seront dominées par
l'aristocratie. Qui pourrait le croire lorsque leur convocation même sera le
signal de la guerre déclarée à l'aristocratie ? Le moyen de croire qu'une si
grande multitude de sections puisse être séduite ou corrompue ?... Quelle
témérité ou quelle ineptie, dans des hommes que la Nation a choisis, de lui
contester à la fois le sens commun et l'incorruptibilité dans les décisions
critiques où il s'agit de son salut et de sa liberté ? « Quel
spectacle affligeant pour les amis de la patrie ! Quel objet de risée, pour
nos ennemis étrangers, de voir quelques intrigants, aussi absurdes
qu'ambitieux, repousser le bras tout-puissant du peuple français, évidemment
nécessaire pour soutenir l'édifice de la Constitution sous lequel ils sont près
d'être eux-mêmes écrasés ! Ah ! croyez que la, seule inquiétude qui les
agite, c'est celle de perdre leur scandaleuse influence sur les malheurs
publics ; c'est la crainte de voir la Nation française déconcerter le projet
; qu'ils ont déjà bien avancé, de l'asservir ou de la trahir ! « Les
Autrichiens et les Prussiens, disent les intrigants, maîtriseront les
Assemblées primaires. Se seraient-ils donc arrangés pour livrer la France aux
armées de l'Autriche et de la Prusse ? » Et
Robespierre continue ainsi, amer, implacable, à déchirer le discours de
Brissot. Donc la
Convention nationale sera convoquée, mais que fera-t-elle ? Deux choses. Elle
limitera le pouvoir exécutif. Elle assurera le contrôle de la Nation sur ses
mandataires. Mais, pour que cette Convention nouvelle puisse parler avec
autorité au nom de la Nation, il faut qu'elle tienne les pouvoirs de toute la
Nation. Tous les citoyens prendront donc part à l'élection : « La
puissance de la Cour une fois abattue, la représentation nationale régénérée,
et surtout la Nation assemblée, le salut public est assuré. « Il
ne reste plus qu'à adopter des règles aussi simples que justes, pour assurer
le succès de ces grandes opérations. « Dans
les grands dangers de la patrie, il faut que tous les citoyens soient appelés
à la défendre. Il faut, par conséquent, les intéresser tous à sa conservation
et à sa gloire. Par quelle fatalité est-il arrivé que les seuls amis fidèles
de la Constitution, que les véritables colonnes de la liberté soient
précisément cette classe laborieuse et magnanime que la première législature
a dépouillée du droit de cité ! « Expiez
donc ce crime de lèse-nation et de lèse-humanité, en effaçant ces
distinctions injurieuses qui mesurent les vertus et les Droits de l'Homme sur
la quotité de ses impositions. Que tous les Français domiciliés dans
l'arrondissement de chaque Assemblée primaire, depuis un temps assez
considérable pour déterminer le domicile, tel que celui d'un an, soit admis à
y voter ; que tous les citoyens soient éligibles à tous les emplois publics,
aux termes des articles les plus sacrés de la Constitution même, sans autre
privilège que celui des vertus et des talents. « Par
cette seule disposition vous soutenez, vous ranimez le patriotisme et
l'énergie du peuple ; vous multipliez à l'infini les ressources de la patrie
; vous anéantissez l'influence de l'aristocratie et de l'intrigue, et vous
préparez une véritable Convention nationale, la seule légitime, la seule
complète, que la France aura jamais vue. « Les
Français assemblés voudront sans doute assurer pour jamais la liberté, le
bonheur de leur pays et de l'univers. Ils réformeront ou ils ordonneront à
leurs nouveaux représentants de réformer certaines lois vraiment contraires
aux principes fondamentaux de la Constitution française et de toutes les
Constitutions possibles. Ces nouveaux points constitutionnels sont si
simples, Si conformes à l'intérêt général et à l'opinion publique, si
faciles d'ailleurs à attacher à la Constitution actuelle, qu'il suffira
de les proposer aux Assemblées primaires, ou à la Convention nationale, pour
les faire universellement adopter. « Ces
articles peuvent se ranger sous deux clauses : Les premiers concernent
l'étendue de ce qu'on a appelé, avec trop de justesse les prérogatives du
chef du pouvoir exécutif. Il ne sera question que de diminuer les moyens
immenses de corruption que la corruption même a accumulés. La Nation
entière est déjà de cet avis ; et, par cela seul, ces dispositions pouvaient
être déjà presque considérées comme de véritables lois, d'après la
Constitution même, qui dit que la loi est l'expression de la volonté générale. « Les
autres articles sont relatifs à la représentation nationale, dans ses
rapports avec le souverain. « ...
La Nation sera d'avis que, par une loi fondamentale de l'Etat, à des époques
déterminées et assez rapprochées pour que l'exercice de ce droit ne soit
point illusoire, les Assemblées primaires puissent porter leur jugement sur
la conduite de leurs représentants, ou qu'elles puissent au moins révoquer,
suivant les règles établies, ceux qui auront abusé de leur confiance. La
Nation voudra encore que, lorsqu'elle sera assemblée, nulle puissance n'ose
lui interdire le droit d'exprimer son vœu sur tout ce qui intéresse le
bonheur public. « ...
Je n'ai pas besoin de dire non plus que la première opération • à faire est
de renouveler les Directoires, les tribunaux et les fonctionnaires publics,
soupirant après le retour du despotisme, secrètement ligués avec la Cour et
avec les puissances étrangères. » Voilà à
la fin de juillet, le plan politique de Robespierre. J'ai cité les passages
principaux de ce grand programme, parce que Robespierre calcule si
soigneusement tous ses mots et ménage avec tant de prudence toutes les
nuances de sa pensée qu'il faut en donner le plus possible l'expression
littérale. Ses vues politiques, à ce moment, sont très supérieures à celles
de la Gironde. Celle-ci en cette crise n'était qu'impuissance, et, si j'ose
dire, intrigue expectante et stupéfiée. Robespierre
marque une issue aux évenements2 La Législative incohérente et usée
disparaîtra et une Convention nationale, élue au suffrage universel, portant
en elle toute l'énergie nationale, réformera la Constitution. C'est une
grande idée que retiendra la Révolution ; les premières adresses des sections
se bornaient à demander la déchéance, et sans doute la force révolutionnaire
du peuple s'attachait d'abord exclusivement à cet objet, le plus pressant de
tous. C'est
en partie sous l'influence de Robespierre que les sections de Paris ne
tardent pas à compléter leur programme de déchéance du roi par la demande
d'une Convention nationale. Il y a, dans cette conception de Robespierre, un
grand sens révolutionnaire. Robespierre
espérait encore, par-là réduire au minimum l'ébranlement que la France allait
subir. Il n'entend pas du tout renverser la royauté, il veut modifier, le
moins possible, la Constitution ; et il dit expressément que les
modifications nécessaires pourront êtrt« attachées à la Constitution actuelle
». Il reste fidèle à l'idée essentielle qu'il a si souvent exprimée depuis la
Constituante : une démocratie souveraine, mais exerçant sa souveraineté sous
le couvert traditionnel d'un pouvoir royal rigoureusement limité et contrôlé. Et non
seulement il ne veut pas renverser la royauté, mais si on a lu attentivement
son programme, on a vu qu'au fond il n'est pas décidé à renverser et à
remplacer Louis XVI. Ce n'est pas lui qui règne, dit-il, mais, sous son nom,
les factions qui se sont emparées des dépouilles de la royauté. Mais
qu'est-ce à dire ? Et Louis XVI ne devient-il pas ainsi, en quelque mesure,
irresponsable ? Si la Nation, organisant enfin sa souveraineté, élimine les
factions qui pillaient le pouvoir royal, quel inconvénient y aura-t-il à
laisser à Louis XVI un pouvoir épuré et qui ne sera plus désormais que le
patrimoine. de la Nation ? Je suis bien porté à croire que, pour Robespierre,
l'idée d'une Convention nationale était, en même temps qu'un moyen de salut
révolutionnaire et qu'un coup à la Gironde, une diversion à l'idée de la
déchéance. Qui
sait, celle-ci n'apparaissant plus que comme une mesure superficielle et
secondaire, si le peuple ne consentirait pas à l'ajourner ? A quoi bon
retarder la convocation de la Convention nationale pour procéder à l'examen
long et difficile de la conduite du roi ? Qu'on procède tout de suite aux
élections, et c'est l'Assemblée nouvelle, c'est la Convention souveraine qui
examinera s'il y a convenance et s'il y a péril à laisser à Louis XVI le
pouvoir exécutif limité et contrôlé par la Constitution nouvelle. Ainsi,
comme aux premiers jours de la Révolution et de la Constituante, la Nation se
retrouverait en face du roi, décidée encore, par sagesse et ménagement des
habitudes, à concilier sa souveraineté avec le maintien de la monarchie
traditionnelle et de la dynastie, mais avertie cette fois par une douloureuse
expérience de trois années et bien résolue à donner à la souveraineté
nationale des garanties décisives. La
pensée de Robespierre était grande, puisqu'elle tendait, en une crise
nationale sans précédent, à faire appel à toutes les énergies populaires et à
éviter en même temps toute secousse trop brusque, tout attentat inutile aux
traditions et aux préjugés. Elle était grande, et, malgré ce qui s'y mêle de
haine venimeuse et calomnieuse contre la Gironde, qu'il accuse d'être prête à
machiner avec le roi même la déchéance, pour lui rendre ensuite son pouvoir
accru, elle était désintéressée. Mais le
point faible du programme de Robespierre, c'est qu'à une heure terrible où il
semble bien que la légalité soit devenue impuissante et funeste et quand la
force révolutionnaire est prête à déborder de toute part, lui, il s'enferme
étroitement dans une procédure légale. C'est
en vain qu'il fait apparaître à l'horizon prochain la grande image de la
Convention nationale. La question de la déchéance reste au premier plan, et
il faut bien la résoudre. Robespierre lui-même n'ose pas demander ouvertement
qu'elle soit ajournée et réservée à la Convention. Comment avoir raison, avec
des sous- entendus, avec des dérivatifs, du mouvement formidable du peuple ? Et
d'ailleurs si les élections se faisaient sans que la déchéance du roi eût été
formellement prononcée, qui sait si le malaise d'une situation fausse ne
paralyserait pas l'élan des Assemblées primaires elles-mêmes ? D'autre
part, si la déchéance s'impose, il est visible que la Législative, où la
résistance des Feuillants se fortifie de l'inertie des Girondins, ne la
décrétera que sous la pression de la force populaire. Mais, cette force
populaire, ne serait-il pas dangereux qu'elle violentât l'Assemblée qui,
malgré tout, porte en elle, contre tous les tyrans, l'esprit de la Révolution
? Et ne vaut-il pas mieux que le peuple révolutionnaire, passant à côté de
l'Assemblée, donne directement l'assaut à la royauté en sa forteresse des
Tuileries ? Ce
n'est donc pas des Girondins, ce n'est pas non plus de Robespierre qu'en
cette crise suprême viendra la solution ; c'est de l'instinct révolutionnaire
du peuple, et c'est du sens révolutionnaire de Danton. L'ACTION DE DANTON Danton,
en ces décisives journées, eut une action réelle plus grande que son action
visible. Il ne pouvait donner un signal public d'insurrection, car les
mouvements populaires n'ont chance d'aboutir que lorsqu'ils jaillissent, pour
ainsi dire, d'une passion générale et spontanée. Mais la journée du 20 juin,
les incertitudes de la Gironde, les combinaisons trop savantes et un peu
factices de Robespierre, tout avertissait Danton •que la force populaire
trancherait l'inextricable nœud. Il était convaincu que la déchéance était
nécessaire et que l'heure était venue de l'imposer par tous les moyens ; et,
autant qu'il dépendait de lui, il animait 'vers ce but les sections des
faubourgs déjà passionnées et remuantes. Il est
difficile, dans ce vaste et terrible mouvement, de retrouver la trace exacte
de son action personnelle[2]. Depuis les persécutions qui
avaient suivi la journée du Champ-de-Mars, le club des Cordeliers était bien
diminué, et beaucoup de ses éléments avaient, après l'orage, rejoint le club
des Jacobins. Mais Danton avait 'laissé en beaucoup d'esprits l'empreinte de
sa force et l'élan de sa volonté. Ce n'est pas en vain que pendant deux
années, en toutes les occasions périlleuses, il avait répandu autour de lui
l'esprit d'audace, avant les journées des 5 et 6 octobre contre le veto, puis
contre le décret arbitraire d'arrestation dont était frappé Marat, et encore
contre le roi fugitif et la royauté même après Varennes. Depuis,
il avait gardé son énergie intacte[3] ; il ne l'avait pas laissé
prendre aux mille liens subtils qui enlaçaient les Girondins. Il ne l'avait
pas non plus laissé refroidir par l'esprit de légalité un peu abstrait de
Robespierre ; et maintenant, il était prêt à l'action directe et décisive. Il
fallait frapper la royauté au visage. Aussi bien il ne craignait pas de se
jeter, de sa personne, au premier rang de la mêlée. Et c'est par son
initiative, c'est sous sa présidence que, le 30 juillet, la section du
Théâtre-Français prit la délibération fameuse par laquelle elle abolissait la
distinction aristocratique des citoyens actifs et des citoyens passifs et
appelait à elle tous les citoyens. C'était en réalité une violation première
de la Constitution[4]. C'était un acte
insurrectionnel. Danton et sa section signifiaient par là qu'ils voulaient,
avant tout, restituer le peuple dans son droit, la Nation dans sa
souveraineté, et que d'hypocrites formules constitutionnelles, faussées et
comme emplies de mensonge par la mauvaise foi de la Cour, ne les arrêteraient
pas. Et si, au nom du danger de la patrie, qui exigeait le concours de tous
les citoyens, une loi électorale de privilège pouvait être abolie, à plus
forte raison, devant le même intérêt' supérieur de la liberté et de la
patrie, devait tomber une monarchie de trahison. « Les
citoyens, dits actifs, de la section du Théâtre-Français, considérant que
tous les hommes qui sont nés ou qui ont leur domicile en France sont
Français, que l'Assemblée nationale constituante a remis le dépôt et la garde
de la 'liberté et de la Constitution au courage de tous les Français ; que le
courage des Français ne peut s'exercer efficacement que sous les armes et
dans les grands débats politiques ; que conséquemment tous les Français sont
admis, par la Constitution elle-même, et à porter les armes pour leur patrie
et à délibérer sur tous les objets qui les intéressent. « Considérant
que jamais le courage et les lumières des citoyens ne sont aussi nécessaires
que dans les dangers publics ; considérant que les dangers publics sont tels
que le corps des représentants du peuple a cru devoir en faire la déclaration
solennelle ; « Considérant
qu'après que la patrie a été déclarée en danger par les représentants du
peuple, le peuple se trouve tout naturellement ressaisi de l'exercice de la
souveraine surveillance ; que le décret qui déclare les sections permanentes
n'est qu'une conséquence nécessaire de ce principe éternel ; « Considérant
qu'une classe de citoyens n'a pas même le droit de s'arroger le droit
exclusif de sauver la patrie ; « Déclare
que, la patrie étant en danger, tous les hommes français sont de fait appelés
à la défendre ; que les citoyens vulgairement et aristocratiquement connus sous
le nom de citoyens passifs, sont des hommes français partout, qu'ils doivent
être et qu'ils sont appelés tant dans le service de la garde nationale pour y
porter les armes, que dans les sections et dans les Assemblées primaires pour
y délibérer ; « En
conséquence, les citoyens, qui ci-devant composaient exclusivement la section
du Théâtre-Français, déclarant hautement leur répugnance pour leur ancien
privilège, appellent à eux tous les hommes français qui ont un domicile
quelconque dans l'étendue de la section, leur promettent de partager avec eux
l'exercice de la portion de souveraineté qui appartient à la section ; de les
regarder comme des frères concitoyens, co-intéressés à la même cause et comme
défenseurs nécessaires de la déclaration des droits, de la liberté, de
l'égalité, et de tous les droits imprescriptibles du peuple et de chaque
individu en particulier. » C'était
signé de DANTON, président
; d'Anaxagoras CHAUMETTE,
vice-président et de MONOD, secrétaire. Je
reconnais dans cet arrêté la marque de Danton[5]. Il était, si je puis dire,
l'admirable juriste de l'audace révolutionnaire. Il excellait à interpréter,
dans le libre sens du peuple et de ses droits, la Constitution elle-même ; il
en faisait jaillir l'esprit, il en suscitait ou en transformait le génie.
C'est par un coup de légiste hardi, procédé d'interprétation et d'extension,
qu'il s'empare de la Déclaration 'suprême de la Constituante, confiant au
courage de tous la défense de la Constitution, pour appeler tous les Français
dans la cité. Mais surtout c'est par une sublime inspiration qu'il fait du
danger de la patrie un titre à tous les Français. Ce n'est pas au nom des
pauvres, c'est au nom de la patrie qu'il demande pour tous les citoyens
l'égalité politique. La patrie et la liberté menacées ont droit au courage de
tous, à l'énergie de tous, aux lumières de tous, et c'est désarmer la patrie,
c'est désarmer la liberté que de ne pas donner à tous les citoyens des droits
égaux pour leur défense. Comme
on distribue des piques à tous, à tous il faut distribuer le pouvoir
politique, qui est une arme aussi, la plus terrible de toutes contre les
ennemis de la liberté, c'est-à-dire de la patrie. Ainsi Danton, rattachant
les unes aux autres les plus hautes paroles, les plus hautes pensées de la
Constituante et de la Législative, en tirait une magnifique jurisprudence
révolutionnaire. A côté de lui signaient Momoro, l'imprimeur démocrate dont
les conceptions agraires paraîtront bientôt contraires à la propriété, et
Anaxagoras Chaumette, qui sera, après le Dix Août, le président, puis le
procureur de la Commune de Paris. C'était un jeune enthousiaste de vingt-neuf
ans. Presque enfant, et après des conflits avec ses maîtres, à Nevers, il
avait embarqué comme mousse ; matelot, timonier, il avait été roulé à travers
le monde, et toujours, dans son métier, il avait su employer à lire, à
étudier, à rêver ses heures de liberté. En 1784, il alla à Marseille dans
l'intention de s'embarquer pour l'Egypte, « toujours guidé, dit-il, par la
fureur d'étudier la nature et les monuments de l'antiquité. Je ne pus
m'embarquer et je revins dans mon lieu natal, toujours occupé de plantes et
de livres. J'y ai passé tout le temps qui a précédé la Révolution, ne m'en
éloignant que pour différents voyages de Moulins à Paris, de Paris sur les
côtes de l'Océan, rêvant au bonheur, soupirant après la liberté ». C'était
une sorte d'autodidacte, un esprit fervent et candide, plus curieux
qu'informé, mais vraiment généreux et tendre. En ces journées d'animation, de
péril et d'espérance, son âme s'épanouissait merveilleusement, comme si sur
les flots soulevés d'une émotion inconnue un soleil nouveau se levait à
travers des nuées d'orage. Sur l'exemplaire de la déclaration du
Théâtre-Français, Chaumette avait écrit : Exemple à suivre ; et en effet,
cette initiative hardie éleva dans toutes les sections le ton révolutionnaire. LE BATAILLON MARSEILLAIS La
Révolution démocratique et populaire qui se préparait avait deux organes qui
s'étaient spontanément formés. L'un était le Comité des fédérés ; l'autre
était l'Assemblée des délégués des sections. La force et la passion des
fédérés fut singulièrement accrue par l'arrivée, le 30 juillet, du bataillon
des fédérés marseillais. Rebecqui,
Barbaroux les avaient précédés à Paris. On savait les luttes que déjà dans le
Midi, les fédérés de Marseille avaient soutenues pour la Révolution. On
savait que l'ardente cité méridionale était toute échauffée d'esprit
républicain, de haine contre la royauté, et le faubourg Saint-Antoine
accueillit avec enthousiasme le bataillon entrant dans Paris. II
chantait le chant de combat et de liberté que tout récemment, à Strasbourg,
comme un défi à l'ennemi marchant vers le Rhin avait jeté au monde Rouget de
l'Isle. Ce chant n'était pas, à vrai dire, l'œuvre d'un homme, celui-ci
n'avait guère fait que costumer et animer d'un beau rythme les paroles de
colère et d'espérance qui partout en France, depuis quelques mois,
jaillissaient des cœurs : Allons
enfants de la Patrie, Le
jour de gloire est arrivé, Contre
nous de la tyrannie L'étendard
sanglant est levé. Entendez-vous
dans les campagnes, Mugir
ces féroces soldats ? Ils
viennent jusque dans nos bras, Egorger
nos fils et nos compagnes ! Aux
armes, citoyens ! Formons nos bataillons ! Marchons,
qu'un sang impur abreuve nos sillons. Que
veut cette horde d'esclaves, De traitres,
de rois conjurés ? Pour
qui ces ignobles entraves, Ces
fers dès longtemps préparés ? Français
! pour nous, ah ! quel outrage ! Quels
transports il doit exciter ! C'est
nous qu'on ose méditer De
rendre à l'antique esclavage ! Quoi
! des cohortes étrangères Feraient
la loi dans nos foyers ! Quoi !
Ces phalanges mercenaires Terrasseraient
nos fiers guerriers ! Grand
Dieu ! par des mains enchaînées Nos
fronts sous le joug se ploieraient ! De
vils despotes deviendraient Les
maîtres de nos destinées ! Contre
le vil despote du dedans aussi bien que contre les vils despotes du dehors
ces paroles grondaient. C'était, dans la cité déjà ardente, comme un torrent
de feu qui arrivait. LE COMITÉ D'INSURRECTION Le
Comité central des fédérés était établi dans une salle de correspondance aux
Jacobins Saint-Honoré. Il était formé de quarante-trois membres qui, depuis
le commencement de juillet s'assemblaient régulièrement tous les jours. Les
fédérés étaient des hommes d'action, ils comprirent vite que seul un
mouvement insurrectionnel dénouerait la crise et ils choisirent, parmi les
quarante-trois délégués du Comité central, un Directoire secret de cinq
membres, chargé de surveiller les événements et de préparer l'assaut. « Ces
cinq membres, dit Carra, étaient Vaugeois, grand-vicaire de l'évêque de Blois[6] ; Debesse, du département de la
Drôme ; Guillaume, professeur à Caen ; Simon, journaliste de Strasbourg et
Galissot, de Langres. Je fus adjoint à ces cinq membres à l'instant même de
la formation du Directoire, et quelques jours après on y invita Fournier
l'Américain, Westermann, Rieulin (de Strasbourg), Santerre, Alexandre,
commandant du faubourg Saint-Marcel ; Lazowski, capitaine des canonniers
de Saint-Marceau ; Antoine, de Metz, l'ex-constituant ; Lagrey et Garin,
électeurs de 1789. « La
première séance de ce Directoire se tint dans un petit cabaret, au Soleil
d'Or, rue Saint-Antoine, près la Bastille, dans la nuit du jeudi au
vendredi 26 juillet, après la fête civique donnée aux fédérés sur
l'emplacement de la Bastille... « L'arrivée
du bataillon marseillais donna, pour ainsi dire, le signal des hostilités ;
Santerre leur ayant offert un banquet civique aux Champs-Elysées, il y eut à
la fin du banquet collision entre les fédérés et les gardes nationaux des
Petits-Pères et des Filles-Saint-Thomas, dévoués à la royauté. C'était
l'escarmouche qui annonçait la grande bataille prochaine. Le Directoire
insurrectionnel se réunit à nouveau, en une seconde « séance active », le 4
août. « Les
mêmes personnes à peu près se trouvaient dans cette séance, et en outre
Camille Desmoulins, elle se tint au Cadran Bleu, sur le boulevard ; et sur
les huit heures du soir, elle se transporta dans la chambre d'Antoine,
l'ex-constituant, rue Saint-Honoré... Ce fut dans cette seconde séance
active, ajoute Carra, dont le récit n'a pas été démenti, que j'écrivis de ma
main tout le plan de l'insurrection, la marche des colonnes et l'attaque du
château. Simon fit une copie de ce plan et nous l'envoyâmes à Santerre et à
Alexandre, vers minuit ; mais une seconde fois notre projet manqua parce que
Alexandre et Santerre n'étaient point encore en mesure, et plusieurs
voulaient attendre la discussion renvoyée au 10 août sur la suspension du
roi. » Ainsi,
quoi qu'il en soit des particularités de ce récit, c'est bien, comme il est
naturel, le Comité des fédérés et leur Directoire insurrectionnel qui
apparaissent comme l'organe d'action. Mais qu'auraient pu ces combattants
rassemblés de tous les points de la France révolutionnaire sans un mouvement
d'ensemble du peuple de Paris ? Ce mouvement, ce sont les sections qui le
communiquent. LES SECTIONS PARISIENNES Dès la
deuxième quinzaine de juillet, elles nomment des délégués qui se réunissent à
l'Hôtel de Ville, qui s'appelle maintenant et depuis le mois de mars « la
Maison commune »[7]. Ces délégués des sections ne
sont pas, comme le Comité central des fédérés, un simple organe d'action
insurrectionnelle. Ils se considèrent comme les véritables interprètes du
souverain, chargés d'arracher la France et la liberté au danger qui les menacent,
et ils portent devant l'Assemblée législative des plans politiques, des
sommations tous les jours plus hautaines. Ils créent et ils représentent une
légalité nouvelle, révolutionnaire et hardie, qui s'oppose et se substituera
à la légalité hypocrite, caduque et bigarrée, formée de la faiblesse
législative et de la trahison royale. Dans les formules de Danton, adoptées
par la section du Théâtre Français, cette légalité nouvelle trouve son
expression juridique. Pour
bien comprendre le grand mouvement populaire qui se développe en juillet et août
1792, pour en démêler les sources multiples et jaillissantes, il faudrait
pouvoir suivre jour par jour, en ces dramatiques semaines, la vie
fourmillante, passionnée des 48 sections de Paris ; il faudrait pouvoir noter
toutes les motions révolutionnaires, tous les détails et les péripéties de la
lutte engagée en beaucoup de sections entre l'élément modéré et l'élément
révolutionnaire. Tantôt, suivant le hasard des citoyens actifs présents ou
absents à l'Assemblée de section, c'étaient des adresses foudroyantes qui
étaient adoptées, tantôt, par un retour offensif, les modérés obtenaient un désaveu
des adresses adoptées la veille. Ainsi, à la section de l'Arsenal, le grand
chimiste Lavoisier, naguère fermier général, maintenant chargé du service des
poudres et salpêtres, rédige la protestation contre une adresse républicaine
que la section avait paru d'abord approuver. Mais, à travers les chocs, les
résistances, la force révolutionnaire se développait et, sauf dans certaines
sections du centre où les influences modérées de la bourgeoisie riche
dominaient, c'est contre la trahison royale, c'est pour la déchéance
immédiate que les citoyens se prononçaient. Le
local de chaque section était, en chaque quartier, une sorte de forteresse du
peuple et de la Révolution. Souvent ce local était vaste, il devait suffire,
non pas aux assemblées générales des citoyens actifs qui se tenaient dans les
églises, mais aux réunions quotidiennes des comités de section et au
fonctionnement de la justice de paix, élue par les assemblées de section, et
du Comité militaire. C'étaient, en ces jours troublés, comme des domiciles
légaux de l'esprit de Révolution, et les adresses qui sortaient de là même
quand elles foudroyaient une Constitution bâtarde, avaient comme une force de
légalité. Je
regrette de ne pouvoir donner en entier l'état dressé par le Domaine, au
commencement de 1793 — sauf le changement de nom de quelques sections, il
vaut pour juillet 1792 — de ces locaux de section ; en le lisant, il semble
qu'on prend contact avec la force révolutionnaire établie, organisée. « Sainte-Geneviève
(bientôt
Panthéon-Français)
: premier étage d’un bâtiment situé sur la rue des Carmes, composé de quatre
pièces et un cabinet, plus deux cellules. Assemblée générale des citoyens
dans l'église du collège de Navarre. « Jardin
des Plantes (bientôt Sans-Culottes) : une pièce à l'entresol, cinq au premier, quatre
au second et deux au troisième ; Saint-Firmin, rue Saint-Victor. Assemblée
générale dans l'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet. « Observatoire.
— Le comité de cette section occupe un corps de logis entre deux cours,
servant de logement aux ci-devant desservants des religieuses, composé de
trois étages de deux pièces chacun ; Ursulines, rue Saint-Jacques. Assemblée
générale dans l'église du couvent. « Arsenal.
— Le comité de cette section occupe deux pièces, au premier, sur le jardin.
Assemblée générale dans l'église Saint-Paul-Saint-Louis-la-Culture, rue
Saint-Antoine. « Gobelins
(bientôt
Finistère).
— Le comité occupe deux pièces attenant à l'église Saint-Martin, qui
servaient aux assemblées de marguilliers. Assemblée générale dans l'église
Saint-Martin. « Thermes-de-Julien
(plus
tard Beaurepaire).
— Petite pièce au rez-de-chaussée, cour des Mathurins, et une autre pièce à
côté, laquelle sert de dépôt aux armes de la section armée. Les assemblées
générales dans les salles de la Sorbonne. « Place
Royale (bientôt Fédérés). — Deux pièces au rez-de-chaussée pour le comité.
Assemblée générale dans l'ancien réfectoire des Minimes. « Hôtel-de-Ville
(puis
Maison commune).
— Cette section occupe deux pièces au rez-de-chaussée et une serre pour le
comité, rue des Barres ; 2° une maison rue Geoffroy-l'Asnier, servant de
quartier général à la section armée. Assemblée générale dans l'église
Saint-Gervais. « Place
Vendôme (bientôt section des Piques). — Cette section occupe pour son comité
civil, justice de paix, etc., un bâtiment sur la rue, de deux étages,
composés de cinq pièces chacun, plus deux pièces au rez-de-chaussée, dans le
fond de la cour pour son comité militaire. Assemblée générale dans l'église
des Capucins. « Fontaine-de-Grenelle.
— Cette section occupe, tant pour ses assemblées générales que pour ses
comités civil et militaire, quatre salles au rez-de-chaussée, ayant leur
entrée par le cloître. « Théâtre-Français
(bientôt
Marseille).
— Cette section occupe pour son comité de surveillance, une pièce servant
ci-devant de sacristie, pour ses assemblées générales une salle dite
Saint-Michel en attendant la réfection d'une salle prise dans une partie du
grand réfectoire ; pour le comité militaire, une chambre et un cabinet ; pour
le comité de bienfaisance, une salle appelée le petit réfectoire ; corps de
garde sur la rue des Cordeliers. Assemblée générale dans l'église
Saint-André-des-Arcs. « Gravilliers.
— Cette section occupe pour son comité militaire, une pièce du
rez-de-chaussée, à droite, en entrant dans la seconde cour, plus une salle
dite le chapitre pour des assemblées générales. » Ces
détails suffisent à fixer, pour ainsi dire, les traits matériels de la vie
des sections. Je renvoie pour le tout au si utile travail de M. Mellié sur
les sections de Paris. Chacune de ces sections ainsi installée, outillée,
souvent dans des locaux arrachés à l'Eglise par la grande expropriation
révolutionnaire, représentait une grande force éveillée et active. Et dès
juillet, sous la menace de l'invasion, sous la trahison du roi, les forces
révolutionnaires de chaque section se rapprochent, se rallient à un centre :
la Maison commune. La municipalité légale, malgré le bon vouloir de Pétion,
ne pouvait servir de lien à des forces d'insurrection ; elle était trop
mêlée, trop discordante, et Pétion lui-même était timide et gêné. Mais, à
côté de la municipalité légale, les délégués des sections réunis à la Maison
commune constituent une sorte de municipalité extra-légale, destinée, à
mesure que s'enflamment les événements, à subordonner et enfin à remplacer
l'autre. Le 23
juillet, les commissaires nommés par les sections de Paris se réunissent pour
délibérer sur une adresse à l'armée. En soi, cette réunion était légale ; car
chaque section avait, d'après la loi, seize commissaires et ces commissaires
des sections pouvaient se réunir Pour comparer et centraliser le résultat des
délibérations prises par les différentes sections ; mais si la réunion dans
son mécanisme même était légale, son objet était révolutionnaire, puisqu'il
s'agissait de mettre l'armée en garde contre les perfidies du pouvoir
exécutif. 32 sections sur 48 adhérèrent au projet d'adresse à l'armée voté
par la section du Marché des Innocents. Mais
les sections décident une démarche bien plus importante. Les commissaires des
sections réunis à la Maison commune constatent, par des procès-verbaux des
26, 28, 29 juillet, 1er, 2 et 3 août, que toutes les sections de Paris ont
adhéré au vœu de la section de Grenelle pour une adresse demandant la
déchéance du roi, et cette adresse devait être portée à l'Assemblée
législative, au nom de toutes les sections, par le maire Pétion. Ainsi le
pouvoir légal lui-même était entraîné à des démarches, qui, constitutionnelles
dans la f orme, étaient essentiellement révolutionnaires. LE MANIFESTE DE BRUNSWICK Pendant
que les sections de Paris s'entendaient pour une manifestation collective, le
duc de Brunswick, commandant de l'armée Prussienne, avait lancé de Coblentz
un manifeste insolent et menaçant qui exaspérait la France et perdait
décidément le roi. Daté du 25 juillet, ce manifeste était connu à Paris le
1er août, où un exemplaire en était remis au président de l'Assemblée[8]. C'était pour Louis XVI,
c'était dans son intérêt que, selon le manifeste, l'empereur d'Allemagne et
le roi de Prusse se disposaient à envahir, à fouler, à asservir la France.
Quelle terrible semence de colères !... « Un
intérêt également important et qui tient à cœur aux deux souverains, c'est de
faire cesser l'anarchie dans l'intérieur de la France, d'arrêter les attaques
portées au trône et à l'autel, de rétablir le pouvoir légal, de rendre au roi
la sûreté et la liberté, dont il est privé, et de le mettre en état d'exercer
l'autorité légitime qui lui est due. » Et
puis, au nom du roi de France, les souverains étrangers mettaient hors la
loi, hors du droit des gens la Révolution et les révolutionnaires. Ils
déclaraient « que les armées coalisées n'entendent point s'immiscer dans
le gouvernement intérieur de la France, mais qu'ils veulent uniquement
délivrer le roi, la reine et la famille royale de leur captivité et procurer
à Sa Majesté Très Chrétienne la sûreté nécessaire pour qu'elle puisse faire
sans danger, sans obstacle, les conventions qu'elle jugera à propos et
travailler à assurer le bonheur de ses sujets. » « Que
les armées combinées protégeront les villes, bourgs et villages, et les
personnes et les biens de tous ceux qui se soumettront au roi ; que
les gardes nationales seront sommées de veiller provisoirement à la
tranquillité des villes et des campagnes, à la sûreté des personnes et des
biens de tous les Français, jusqu'à l'arrivée de LL. MM. Impériale et
Royale... sous peine d'en être personnellement responsables ; qu'au
contraire, ceux des gardes nationales qui auront combattu contre les troupes
des deux Cours alliées et qui seront pris les armes à la main seront traités
en ennemis et punis comme rebelles à leur roi, et comme perturbateurs du repos
public ; que les généraux, officiers, bas-officiers et soldats des troupes
de ligne françaises sont également sommés de revenir à leur ancienne fidélité
et de se soumettre sur-le-champ au roi, leur légitime souverain ; que les
membres des départements, des districts et des municipalités seront également
responsables sur leur tête et sur leurs biens de tous les délits,
incendies, assassinats, pillages et voies de fait qu'ils laisseront commettre
ou qu'ils ne se seront pas notoirement efforcés d'empêcher sur leur
territoire. « Que
les habitants des villes, bourgs et villages qui essaieraient de se défendre
contre les troupes de Leurs Majestés Impériale et Royale et tirer sur elles
soit en rase campagne, soit par les fenêtres, portes et ouvertures de leur
maison, seront punis sur-le-champ, suivant la rigueur du droit de la
guerre, et leurs maisons démolies ou brûlées. » Enfin
c'est sur Paris que les plus terribles menaces étaient suspendues. « La
ville de Paris et tous ses habitants sans distinction seront tenus de se
soumettre sur-le-champ et sans délai au roi, de mettre ce prince en pleine et
entière liberté, et de lui assurer ainsi qu'à toutes les personnes royales,
l'inviolabilité et le respect auxquels le droit de la nature et des gens
obligent les sujets envers les souverains ; Leurs Majestés Impériale et
Royale rendent personnellement responsables de tous les événements, sur leurs
têtes, pour être jugés militairement, sans espoir de pardon, tous les membres
de l'Assemblée nationale, du département, du district, de la municipalité et
de la garde nationale de Paris, les juges de paix et tous ceux qu'il
appartiendra ; déclarent en outre leurs dites Majestés, sur leur foi et
parole d'empereur et roi, que s'il est fait la moindre violence, le moindre
outrage à Leurs Majestés le Roi, la Reine, et à la famille royale, s'il n'est
pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur
liberté, elles en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable,
EN
LIVRANT LA VILLE DE PARIS À UNE
EXÉCUTION MILITAIRE ET À UNE SUBVERSION TOTALE et les révoltés coupables d'attentat aux
supplices qu'ils auront mérités. Leurs Majestés Impériale et Royale
promettent au contraire aux habitants de la ville de Paris d'employer leurs
bons offices auprès de Sa Majesté Très Chrétienne pour obtenir le pardon de
leurs torts et de leurs erreurs, et de prendre des mesures les plus
vigoureuses pour assurer leurs personnes et leurs biens s'ils- obéissent promptement
et exactement à l'injonction ci-dessus. » Ainsi
les alliés menaçaient de pendre ou de passer par les armes toute la France
révolutionnaire, ses soldats, ses représentants, ses administrateurs, ses
citoyens. Ce ne sont pas les lois de la guerre qu'ils se proposent
d'appliquer aux Français : ils ne les considèrent pas comme des ennemis, mais
comme des rebelles ; et c'est du point de vue du roi de France, c'est au nom
de sa légitimité qu'ils se préparent à piller, à incendier, à saccager. Menace
puérile par son étendue même. Car ils n'auraient pu l'appliquer sans faire de
la France un immense charnier d'où un souffle de peste et de mort se serait
répandu sur l'Europe, empoisonnant d'abord le sang des envahisseurs ! Mais
menace funeste pour Louis XVI, puisqu'en somme c'est lui qui, aux yeux de la
Nation française, devenait responsable de toutes les violences exercées ou
méditées contre elle ! Ce manifeste ne pouvait avoir que deux effets : ou
bien aplatir d'un coup toute la France révolutionnaire dans la plus lâche
terreur, ou bien surexciter la haine du peuple contre le roi. Or, il fallait
toute la frivolité des émigrés, tout l'aveuglement de la contre-Révolution
pour croire un instant que la France nouvelle prendrait peur. Le
manifeste était donc absurde, mais il était la conséquence logique et
nécessaire de la guerre elle-même. Du moment que le roi appelait l'étranger
pour rétablir son autorité, c'est le roi lui-même, sous le couvert et par les
mains de l'étranger, qui faisait la guerre à son peuple. C'est donc en
rebelles et non en belligérants que les hommes de la Révolution devaient être
traités. C'est
en vain que les royalistes modérés, épouvantés après coup de l'effroyable
responsabilité que ce manifeste faisait peser à jamais sur la monarchie, ont
prétendu qu'il dépassait les intentions du roi, qu'il était contraire aux
instructions données par lui en juin à son envoyé Mallet du Pan, chargé d'en
négocier les termes avec la Prusse et l'Autriche. C'est en vain que Mallet du
Pan lui-même et le duc de Brunswick imputent à l'influence des émigrés auprès
des souverains les parties les plus blessantes, les plus odieuses du document. Il est
inutile de se livrer à une critique de ces assertions. Car le mariait-geste,
tel que Louis XVI l'avait conçu et demandé, ne pouvait différer que par des
nuances de celui qui fut, en effet, rédigé et lancé. Il est bien vrai que,
dans les instructions remises à Mallet du Pan, Louis XVI disait : « Le
roi joint ses prières aux exhortations pour engager les princes et les
Français émigrés à ne point faire perdre à la guerre actuelle, par un
concours hostile et effectif de leur part, le caractère de guerre
étrangère faite de puissance à puissance. Il leur recommande expressément
de s'en remettre à lui et aux cours intervenantes de la discussion et de la
sûreté de leurs intérêts, lorsque le moment d'en traiter sera venu. » Mais le
roi avait beau conseiller aux émigrés une réserve que d'ailleurs ils
n'observèrent pas. Comment, même sans le concours corn promettant des
émigrés, la guerre aurait-elle eu le caractère d’une guerre de puissance à
puissance ? Ce
n'étaient ni les intérêts territoriaux, ni des rivalités politiques qui
guidaient contre la France et Paris les souverains coalisés. C'était bien un
parti qu'ils venaient combattre, c'était bien la Révolution, ennemie du Roi
qu'ils venaient écraser ; plus ils affirmaient leur désintéressement et
protestaient contre toute pensée d'attenter l'intégralité du territoire
français, plus aussi ils réduisaient la guerre à être une grande mesure de
police de la royauté menacée contre des sujets factieux. Or, de là suivait
tout le reste. D'ailleurs, les instructions mêmes données par le roi à
Mallet, on lit ceci : « N'imposer
ni ne proposer aucun système de gouvernement : mais déclarer qu'on s'arme
pour le rétablissement de la monarchie et de l'autorité royale légitime,
telle que Sa Majesté elle-même entend la circonscrire. « DÉCLARER ENCORE, ET AVEC FORCE, A L'ASSEMBLÉE NATIONALE, AUX CORPS
ADMINISTRATIFS, AUX MINISTRES, AUX MUNICIPALITÉS, AUX INDIVIDUS, QU'ON LES
RENDRA PERSONNELLEMENT ET PARTICULIÈREMENT RESPONSABLES, DANS LEURS CORPS ET
BIENS, DE TOUS ATTENTATS COMMIS CONTRE LA PERSONNE DU ROI, CONTRE CELLE DE LA
REINE ET DE LEUR FAMILLE, CONTRE LES VIES ET PROPRIÉTÉS DE TOUS LES CITOYENS
QUELCONQUES. » Sur ce
thème, on ne pouvait guère broder que le manifeste qui a paru, et tout au
plus y aurait-il eu quelques nuances de rédaction qui n'en auraient en rien
changé le sens et l'effet, si le roi lui-même avait tenu la plume. En fait,
de même que la communication envoyée à l'Assemblée en avril par l'empereur
d'Autriche n'était guère que la reproduction du mémoire adressé à Léopold par
Marie-Antoinette, de même le fameux manifeste de Brunswick, à quelques
détails près, sortait des Tuileries, et c'est en écho qu'il revenait de
Coblentz. C'est la royauté française qui envahissait la France, c'est la
royauté française qui la menaçait. L'effet
fut grand, non de peur, mais de colère ; ce n'est pas le manifeste de
Brunswick qui décida la Révolution du 10 août, qui se préparait ouvertement
avant qu'il fût connu. Ce n'est même pas ce manifeste qui décida les sections
à leur pressante démarche commune auprès de l'Assemblée, puisqu'il ne fut
connu que le 1er août et que les sections avaient déjà délibéré. Mais il
ajouta à l'effervescence des esprits et il donna à la Révolution un titre de
plus pour réclamer la déchéance et pour l'imposer. Il acheva certainement, entre le 1er août, où il parut, et le 3 août, où Pétion s'avança à la barre de l'Assemblée, d'entraîner les hésitants, de vaincre dans les sections les résistances des modérés, les intrigues des royalistes, et il porta au plus haut point l'animation, la force morale de l'Assemblée des commissaires de sections réunis à la Maison commune. |
[1]
Jaurès oublie que dès le 11 juillet, Robespierre, s'adressant aux Fédérés dans
une adresse qu'il rédigea au nom des Jacobins, leur disait : « Vous venus point
pour donner un vain spectacle à la capitale et à la France ; votre mission est
de sauver l'Etat..., etc. » Il leur conseillait encore de ne prêter serment
qu'à la patrie et au roi. Robespierre fut dénoncé pour cette adresse à
l'accusateur public par le ministre de la justice. Le mouvement des sections
pour la déchéance est postérieur à cette adresse et a été déclenché par
Robespierre. Dans leur pétition du 17 juillet également rédigée par
Robespierre, les Fédérés demandèrent à l'Assemblée la suspension du roi. — A.
M.
[2]
Les documents les plus dignes de foi l'ignorent, tels les mémoires de
Chaumette. Jaurès est ici victime de la légende. — A. M.
[3]
Il avait abandonné Robespierre quand celui-ci luttait contre Brissot et sa
politique belliqueuse. Il avait failli entrer comme ministre de la justice dans
le ministère girondin. Voir mon livre Danton et la paix. — A. M.
[4]
L'arrêté du Théâtre-Français ne faisait que s'inspirer du discours prononcé la
veille aux Jacobins par Robespierre. — A. M.
[5]
Chaumette revendique, dans ses notes autobiographiques, l'initiative et la
paternité de cet arrêté (Papiers de Chaumette, publiés par BRAESCH, p. 135).
[6]
Sur Vaugeois, voir l'article des Annales révolutionnaires. 1910, t. III,
p. 584. — A. M.
[7]
Le bureau central des 48 sections fut institué par un arrêté du corps
municipal, en date du 27 juillet 1792 (BRAESCH, La Commune du 10 août, p.
131). — A. M.
[8]
Le manifeste fut connu à Paris dès le 28 juillet (BUCHEZ et ROUX, Histoire parlementaire, t. XVI,
p. 276). — A. M.