LE MINISTÈRE FEUILLANT ET L'INTERVENTION DE LA FAYETTE Le
retour offensif et l'insolence ranimée des Feuillants précipitèrent la crise.
La chute des ministres girondins avait été le triomphe des « constitutionnels
», des Feuillants. D'abord, ce sont des hommes à eux qui sont appelés au
ministère. Pendant plusieurs jours on put croire que le roi ne trouverait pas
de ministres, tant les responsabilités prochaines semblaient effrayantes. Les
Lameth finirent cependant par décider quelques doublures : Chambonas eut les
affaires étrangères ; Lajard, la guerre ; Terrier de Monciel, président du
département du Jura, eut l'intérieur. Girondins et Robespierristes étaient
brusquement rapprochés par l'avènement de leurs ennemis communs. Mais c'est
surtout l'intervention menaçante, arrogante, du chef des Feuillants, de La Fayette,
qui un moment refit entre la Gironde et Robespierre un semblant d'union.
Après la chute de la Gironde, La Fayette crut qu'une action décisive des
modérés arrêterait ou même refoulerait le mouvement révolutionnaire. Du camp
de Maubeuge où il commandait en chef l'armée du centre, il écrivit à
l'Assemblée une lettre datée du 16 juin, et qui fut lue à la Législative par
son président à la séance du 18. C'est
le manifeste du modérantisme agressif. C'est l'annonce d'une sorte de coup
d'Etat modéré contre toutes les forces populaires et ardemment
révolutionnaires. La popularité de La Fayette, surtout depuis la journée du
Champ-de-Mars, était atteinte profondément et il souffrait dans son orgueil
et sa vanité. Peut-être aussi, par une sorte de point d'honneur médiocre et
de fausse chevalerie, voulait-il, après avoir contribué à limiter le pouvoir
royal, maintenir ce qui en subsistait contre toute agression nouvelle. Chef
de la bourgeoisie modérée, des classes moyennes, il lui semblait que la
Révolution ne devait pas dépasser ce point d'équilibre. Et comme s'il n'avait
affaire qu'à une tourbe impuissante et méprisée, forte seulement de la
timidité des sages, il crut pouvoir parler de très haut. S'il
avait réussi, s'il avait entraîné la France dans les voies du modérantisme
exclusif et agressif, la Révolution, destituée de ses forces vives, n'aurait
pas tardé à tomber aux mains des réacteurs. Donc, dans un silence émouvant,
silence de haine ou silence d'admiration effrayée, la lettre de La Fayette
fut entendue par la Législative. « Messieurs,
au moment trop différé peut-être où j'allais appeler votre attention sur de
grands intérêts publics, et désigner parmi nos dangers la conduite d'un
ministère que ma correspondance accusait depuis longtemps, j'apprends que,
démasqué par ses divisions, il a succombé sous ses propres intrigues ; car
sans doute, ce n'est pas en sacrifiant trois collègues, asservis par leur
insignifiance en son pouvoir, que le moins excusable, le plus noté de ces
ministres (Dumouriez) aura cimenté dans le Conseil du roi son équivoque et
scandaleuse existence. « Ce
n'est pas assez néanmoins que cette branche du gouvernement soit délivrée
d'une funeste influence. La chose publique est en péril ; le sort de la
France repose principalement sur ses représentants ; la Nation attend d'eux
son salut, mais en se donnant une Constitution, elle leur a prescrit l'unique
route par laquelle ils peuvent la sauver. « Persuadé,
Messieurs, qu'ainsi que les Droits de l'Homme sont la loi de toute Assemblée
constituante, une Constitution devient la loi des législateurs qu'elle a
établis, c'est à vous-mêmes que je dois dénoncer les efforts trop puissants
que l'on fait pour vous écarter de cette règle, que vous avez promis de
suivre. « Rien
ne m'empêchera d'exercer ce droit d'un homme libre, de remplir ce devoir d'un
bon citoyen ; ni les égarements momentanés de l'opinion, car, que sont les
opinions qui s'écartent du principe ? ni mon respect pour les représentants
du peuple, car je respecte encore plus le peuple, dont la Constitution est la
volonté suprême ; ni la bienveillance que vous m'avez constamment témoignée,
car je veux la conserver comme je l'ai obtenue, par un inflexible amour de la
liberté. « Les
circonstances sont difficiles. La France est menacée au dehors et agitée au
dedans. Tandis que des cours étrangères annoncent l'intolérable projet
d'attenter à notre souveraineté nationale, et se déclarent ainsi les ennemis
de la France, des ennemis intérieurs, ivres de fanatisme ou d'orgueil,
entretiennent un chimérique espoir et nous fatiguent encore de leur insolente
malveillance. « Vous
devez, Messieurs, les réprimer, et vous n'en aurez la puissance qu'autant que
vous serez constitutionnels et justes. Vous le voulez sans doute... Mais
portez vos regards sur ce qui se passe dans votre sein et autour de vous. Pouvez-vous
vous dissimuler qu'une faction, et, pour éviter les dénominations vagues, que
la faction jacobite a causé tous les désordres ? C'est elle qui s'en accuse
hautement : organisée comme un Empire à part dans sa métropole et ses
affiliations, aveuglément dirigée par quelques chefs ambitieux, cette secte
forme une corporation distincte au milieu du peuple français, dont elle
usurpe les pouvoirs, subjuguant ses représentants et ses mandataires. « C'est
là que, dans des séances publiques, l'amour des lois se nomme aristocratie, et leur infraction patriotisme. Là, les assassins de Desilles
reçoivent des triomphes, les crimes de Jourdan trouvent des panégyristes ;
là, le récit (le l'assassinat qui a souillé la ville de Metz vient encore
exciter d'infernales acclamations. Croira-t-on échapper à ces reproches en se
targuant d'un manifeste autrichien où ces sectaires sont nommés ? Sont-ils
devenus sacrés parce que Léopold a prononcé leur nom ? Et parce que nous
devons combattre les étrangers qui s'immiscent dans nos querelles,
sommes-nous dispensés de délivrer notre patrie d'une tyrannie domestique ? » La
Fayette a bien compris que les attaques de l'empereur d'Allemagne contre les
Jacobins étaient pour ceux-ci une grande force. H semblait qu'on ne pouvait
les frapper sans être le serviteur de l'étranger. Non sans audace, il va
droit à l'objection ; et tout de suite, avec une grande habileté, il essaie
précisément d'intéresser à sa cause le patriotisme même. H affirme que les
ministres girondins et jacobins ont laissé les armées de la France
désorganisées. Il affirme qu'en haine de La Fayette lui-même, Dumouriez a
refusé aux soldats de la patrie et de la Révolution tous les secours
d'approvisionnements et d'armes sans lesquels ils ne pouvaient espérer la
victoire. Ainsi, tous les partis qui se disputent la maîtrise de la
Révolution invoquent le drapeau. Ainsi tous se renvoient le reproche
meurtrier de trahison : à Brissot, ami et protecteur de Dumouriez, qui a fait
mettre en accusation le feuillant Delessart, La Fayette répond en accusant de
trahison Dumouriez lui-même, qui fut jusqu'au 15 juin l'homme de la Gironde. « C'est,
dit La Fayette, après avoir exposé à tous les obstacles, à tous les projets,
le courageux et persévérant patriotisme d'une armée, sacrifiée peut-être à
des combinaisons contre son chef, que je puis opposer aujourd'hui à cette
faction la correspondance d'un ministre, digne produit de son club ; cette
correspondance, dont tous les calculs sont faux, les promesses vaines, les
renseignements trompeurs ou frivoles, les conseils perfides ou contradictoires,
où après m'avoir pressé de m'avancer sans précautions, d'attaquer sans
moyens, on commençait à me dire que la résistance allait devenir impossible
lorsque mon indignation a repoussé cette lâche assertion. » Et La
Fayette, après avoir flatté son armée et les espérances nationales, conclut
que, pour vaincre ses ennemis du dehors, il ne manque à la France qu'une
chose : écraser les agitateurs du dedans. « Ce
n'est pas sans doute au milieu de ma brave armée que les sentiments timides
sont permis. Patriotisme, énergie, discipline, patience, confiance mutuelle,
toutes les vertus civiques et militaires, je les trouve ici (vifs
applaudissements d'une grande partie de l'Assemblée). Ici, les principes de
liberté et d'égalité sont chéris, les lois respectées, la propriété sacrée ;
ici l'on ne connaît ni les calomnies ni les factions... Mais pour que nous,
soldats de la liberté, combattions avec efficacité, il faut... que les
citoyens, ralliés autour de la Constitution, soient assurés que les droits
qu'elle garantit seront respectés avec une fidélité religieuse qui fera le
désespoir de ses ennemis cachés ou publics. » « Ne
repoussez pas ce vœu, c'est celui des amis sincères de votre autorité
légitime. Assurés qu'aucune conséquence injuste ne peut découler d'aucun
principe pur, qu'aucune mesure tyrannique ne peut servir une cause qui doit
sa gloire aux bases sacrées de la liberté et de l'égalité, faites que la
justice criminelle reprenne sa marche constitutionnelle ; que l'égalité
civile, que la liberté religieuse jouissent de l'entière application des
vrais principes. « Que
le pouvoir royal soit intact, car il est garanti par la Constitution ; qu'il
soit indépendant, car cette indépendance est un des ressorts de notre liberté
; que le roi soit révéré, car il est investi de la majesté nationale, qu'il
puisse choisir un ministère qui ne porte les chaînes d'aucune faction et,
s'il existe des conspirateurs, qu'ils périssent, mais seulement sous le
glaive de la loi. « Enfin,
que le règne des clubs, anéanti par vous, fasse place au règne de la loi ;
leurs usurpations, à l'exercice ferme et indépendant des autorités
constituées ; leurs maximes désorganisatrices, aux vrais principes de la
liberté ; leur fureur délirante, au courage calme et constant d'une nation
qui connaît ses droits et les défend ; enfin, leurs combinaisons sectaires,
aux véritables intérêts de la patrie... » Voilà
le programme que, sous le nom modeste et légal de pétition, mais du camp de
Maubeuge et avec son autorité de commandant d'armée, La Fayette, défenseur
factieux de la Constitution, dictait à l'Assemblée. Il peut se résumer ainsi
: retrait de tous les décrets contre les émigrés et les prêtres insermentés ;
libre exercice du veto royal ; poursuites rigoureuses contre tous
attroupements ; dissolution des clubs, mise en accusation de Dumouriez. Dans
l'état de la France, c'était un signal de contre-Révolution. Et que de
misérables équivoques ! Que de criminels oublis ! La Fayette demandait le
respect de la Constitution. Mais, lorsque le veto paralysait les lois de
défense de la Révolution, le veto, quoique formellement constitutionnel,
n'était-il pas la violation de la Constitution ? La Fayette dénonçait les
Girondins comme adversaires des lois constitutionnelles ; il affecte de ne
pas voir ou de noter à peine le soulèvement des prêtres factieux, l'immense
conspiration royaliste. Il veut qu'on « révère » le roi, et à ce moment même
le roi entretient une correspondance de trahison avec ces souverains
étrangers que La Fayette a mission de combattre. De cette trahison on n'avait
pas la preuve matérielle ; mais si La Fayette n'avait pas été aveuglé par sa
vanité et son ambition, s'il n'avait pas concentré sur les démocrates toutes
ses méfiances et toutes ses haines, il aurait bien reconnu la main du roi et
l'intrigue de la Cour dans l'immense complot intérieur et extérieur dont la
Révolution était enveloppée. La
Gironde fut un instant comme stupéfaite par ce coup d'audace. Elle ne
s'opposa même pas à l'impression de la lettre de La Fayette, mais quand le
centre et la droite proposèrent de l'envoyer aux 83 départements et aux
armées, Vergniaud se leva. Il protesta au nom de la liberté. Il rappela, sous
les murmures d'une grande partie de l'Assemblée, que toute pétition d'un
citoyen devait être accueillie, mais que, lorsque ce citoyen était commandant
d'armée, sa pétition devait passer par la voie du ministère. Adressée
directement à l'Assemblée, elle devenait une sommation « et c'en était fait
de la liberté ». L'Assemblée
parut se ressaisir. Guadet gagna du temps en alléguant que la lettre ne
pouvait être de La Fayette, puisqu'elle parlait de la démission de Dumouriez,
qu'à cette date La Fayette ne pouvait connaître. C'était faux, car La Fayette
ne parlait que comme d'une probabilité prochaine, de la démission de
Dumouriez. Guadet
lança le nom de Cromwell, avec quelques précautions oratoires : « Les
sentiments de M. de La Fayette indiquent assez qu'il est impossible qu'il
soit l'auteur de la lettre qui vient d'être lue. M. La Fayette sait que
lorsque Cromwell osait tenir un langage pareil... » Finalement,
l'Assemblée renvoya la lettre à la Commission des Douze pour en faire un
rapport et elle passa à l'ordre du jour sur l'envoi de la lettre aux
départements. C'était un échec grave pour les Feuillants. Car ils ne
pouvaient réussir que par un coup de vigueur et de surprise. Laisser
au pays le temps de la réflexion, laisser aux partis révolutionnaires le
temps d'organiser la résistance, c'était enlever toute chance de succès à la
politique de La Fayette. Elle n'eut d'autre effet immédiat que de rapprocher
la Gironde et Robespierre, et que de rendre à Dumouriez la faveur
révolutionnaire. Le
lendemain, les ministres feuillants annonçaient à l'Assemblée que le roi
refusait son veto aux décrets sur les prêtres et sur le camp de 20.000
hommes. La Révolution put croire, par cette coïncidence, qu'entre le roi et
La Fayette if y avait partie liée, et l'imminence du péril réconcilia à demi
les partis révolutionnaires. Brissot,
dans son numéro du 18 juin, attaqua violemment La Fayette : « C'est le coup
le plus violent qu'on ait porté à la liberté, coup d'autant plus dangereux
qu'il est porté par un général qui se vante d'avoir une armée à lui, de ne
faire qu'un avec son armée, d'autant plus dangereux encore que cet homme a
su, par sa feinte modération et ses artifices, se conserver un parti, même
parmi les hommes qui aiment vivement la liberté ; sa lettre le démasque.
C'est une seconde édition des lettres de Léopold au roi ; l'une et l'autre
sortent de la même fabrique ; c'est le même esprit partout, c'est la même
haine contre les Jacobins ; c'est la même horreur pour les factieux. Et La
Fayette crie contre les factieux ! » Et
Brissot termine par une allusion à Robespierre : — « Citoyens veillons.
— Jacobins, soyons sages, mais fermes. — O vous qui les avez divisés, voilà
votre ouvrage ! » C'était une invitation amère à l'union. Entre
La Fayette et Robespierre il y avait une polémique réglée : « Sommes-nous
déjà arrivés, s'écria celui-ci dans le Défenseur de la Constitution, au temps
où les chefs des armées peuvent interposer leur influence ou leur autorité
dans nos affaires politiques, agir en modérateurs des pouvoirs constitués, en
arbitres de la destinée du peuple ? Est-ce Cromwell ou vous qui parlez dans
cette lettre, que l'Assemblée législative a entendue avec tant de patience ?
Avons-nous déjà perdu notre liberté, ou bien est-ce vous qui avez perdu la
raison ? » Robespierre
comprend que les violences de La Fayette contre les ministres girondins
assurent à ceux-ci la sympathie des révolutionnaires, et il désarme à demi : « Vous
commencez par tonner contre les anciens ministres ; l'un d'eux restait
encore, à l'époque où vous écriviez, et vous affirmiez qu'il ne prolongerait
pas longtemps dans le Conseil du roi son équivoque et scandaleuse
existence. « Dieu
ne plaise qu'aucune prévention personnelle pour des ministres, quels qu'ils
soient, puisse influer sur mes opinions et sur mes principes : on m'a
reproché ma profonde indifférence pour ceux même qui semblaient présenter des
titres de patriotisme, et j'ai eu moi-même beaucoup à me plaindre de
quelques-uns de ceux que vous attaquez avec tant de fureur. Mais si quelque
chose pouvait me convaincre que leurs vues pouvaient être utiles au bien
public, ce serait sans doute le mal même que vous en dites. Il parait au
moins que ces ministres, tels qu'ils sont, avaient obtenu la confiance de
l'Assemblée nationale puisqu'elle a solennellement déclaré qu'ils emportaient
les regrets de la Nation, et c'est à l'Assemblée nationale que vous parlez de
ces mêmes hommes avec un insolent mépris ! » Mais il
faut encore que tout en paraissant les défendre contre La Fayette,
Robespierre adresse aux ministres de la Gironde un trait amer. « Vous parlez
de l'équivoque, de la scandaleuse existence de l'un des ministres que vous
venez de renvoyer, après les avoir fait nommer vous-même. » C'est, en passant
et d'un air détaché, un coup meurtrier. Les Girondins appelés au pouvoir par
La Fayette ! c'était faux ; mais quelle insinuation plus redoutable au moment
où La Fayette soulevait contre lui toutes les colères de la Révolution ? Il
n'y avait donc pas désarmement des haines entre la Gironde et Robespierre,
mais seulement une sorte de trêve politique pour faire _face à l'ennemi
commun. LA JOURNÉE DU 20 JUIN C'est
le peuple de Paris qui fera au roi, au veto, à la lettre de La Fayette, la
vraie réponse. Depuis plusieurs mois, l'animation des esprits était extrême.
La déclaration de guerre, l'avènement, puis la chute du ministère girondin
avaient créé je ne sais quelle attente passionnée. Le
peuple avait le pressentiment que la lutte suprême entre la Révolution et la
royauté était proche, et, comme à la veille des grands événements, des
rumeurs effrayantes se répandaient. Un moment Paris avait cru que la garde du
roi méditait l'égorgement des patriotes : en tout étranger venu à Paris, les
regards soupçonneux cherchaient un conspirateur. En mai l'émotion avait été
si grande, si générale, que l'Assemblée législative avait dû, pendant
quelques jours, siéger en permanence. Et elle avait de même décrété, pour
quelques jours, la permanence des sections. Ainsi,
les citoyens qui affluaient aux assemblées de section avaient pour ainsi dire
reçu officiellement la garde de la liberté et de la patrie. Danton, sans se
compromettre, sans donner ouvertement de sa personne, suivait de près ce
mouvement des sections, l'animant, le conseillant. C'est vraiment en ces
multiples foyers populaires, dont tous les jours les événements rallumaient
la passion, que la grande vie révolutionnaire s'exaltait. Surtout dans les
faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel le peuple était prêt à l'action
décisive. Il
faudrait pouvoir suivre jour pour jour (mais les procès-verbaux ou manquent
ou sont trop incomplets) la vie de chaque section, surprendre, pour ainsi
dire, l'éclosion et surveiller la croissance des pensées révolutionnaires. Le
brasseur Santerre et Alexandre, qui commandaient les bataillons des
Enfants-Trouvés et de Saint-Marcel, avaient beaucoup d'action ; Fournier, qui
avait vainement tenté fortune à Saint-Domingue et qui était revenu en France
le cœur ardent et aigri, l'ouvrier orfèvre Rossignol, le patron boucher
Legendre, le marquis de Saint-Huruge, mêlé dès les premiers jours de la
Révolution aux agitations du Palais-Royal, le polonais Lazowsky, commandant
une compagnie de canonniers, semblaient diriger le mouvement. Mais que de
forces inconnues fermentaient ! C'est
chez Santerre ou dans la salle du Comité de la section des Quinze-Vingts que
se réunissaient les chefs. Mais ils n'avaient point des allures de
conspirateurs. Il n'y avait rien de secret dans leurs démarches. Ils savaient
bien qu'ils ne feraient rien sans l'énergie populaire et que celle-ci devait
être tenue en éveil par une action ouverte, publique, audacieuse. Danton se
réservait, à cause de son caractère officiel. Mais on savait qu'il n'était
pas homme à se cacher et que sa voix puissante sonnerait dans l'orage. Dès le
2 juin, plusieurs citoyens avaient demandé la permission d'organiser dans
l'église des Enfants-Trouvés des réunions publiques. C'était comme une
prédication permanente d'action révolutionnaire qu'ils voulaient instituer.
Pétion, maire de Paris, seconda leur demande. Il écrivit le 2 juin à Rœderer
: « Plusieurs citoyens du faubourg Saint-Antoine ont présenté au Conseil
général de la Commune une pétition par laquelle ils demandent la permission
de s'assembler, à l'issue des offices, dans l'église des Enfants-Trouvés,
pour s'y instruire de leurs droits et de leurs devoirs. Le Conseil a arrêté
que cette pétition serait renvoyée au Directoire du Département. J'ai, en
conséquence, l'honneur de vous l'adresser avec une expédition de l'arrêté qui
ordonne le renvoi. « Le
Directoire ne peut manquer d'accueillir favorablement tout ce qui peut tendre
à éclairer le patriotisme des citoyens et leur fait connaître les lois. Je
vous serai infiniment obligé de mettre cette demande sous ses yeux et de le
prier, au nom de la Municipalité, qui m'en a chargé, de prendre cette
démarche dans la plus haute et la plus prompte considération. » Le
Directoire du Département, malgré ses attaches au parti feuillant, n'osa pas
refuser. Mais le renvoi des ministres girondins donna au peuple l'élan
décisif. Puisque le roi chassait les ministres qui lui demandaient de
sanctionner des décrets nécessaires, des lois de salut révolutionnaire,
puisque l'Assemblée hésitante semblait impuissante à imposer la sanction, il
fallait agir par des pétitions sur l'Assemblée et sur le roi. La pétition
n'était-elle pas légale ? Mais
ces pétitions il fallait les appuyer par une grande démonstration de forée.
C'est en foule que les citoyens armés iront à l'Assemblée et aux Tuileries.
Ils iront le 20 juin, l'anniversaire du serment du Jeu de Paume, pour
rappeler à tous la grande journée où l'arbitraire royal se brisa contre la
fermeté des représentants. C'est
le 16 juin que Lazowsky et ses compagnons firent part de leur dessein àu
Conseil général de la Commune. Ce n'est donc pas la lettre de La Fayette,
connue seulement deux jours après, qui a donné aux faubourgs l'idée de
protester par la manifestation du 20 juin. Mais elle ajouta singulièrement à
la colère et à l'élan. Lazowsky et ses amis espéraient obtenir de l'Hôtel de
Ville, du Conseil général de la Commune, la permission de manifester. Ainsi,
sous le couvert des autorités légales, la force populaire se déploierait sans
obstacle, et l'effet de la manifestation serait plus imposant et plus sûr. Il
fallait que les délégués des faubourgs eussent déjà une très grande
conscience de leur force pour oser demander la permission administrative
d'aller en armes à l'Assemblée et aux tribunes. Le
Conseil général de la Commune ne se laissa pas engager aussi avant. Il refusa
et prit l'arrêté suivant : « MM.
Lazowsky, capitaine des canonniers du bataillon de Saint-Marcel, Duclos,
Pavie-, Lebon, Lachapelle, Lejeune, Vasson, citoyens de la section des
Quinze-Vingts ; Geney, Deliens et Bertrand, citoyens de la section des
Gobelins, ont annoncé au Conseil général que les citoyens des faubourgs
Saint-Antoine et Saint-Marcel avaient résolu de présenter mercredi 20 du
courant, à l'Assemblée nationale et au roi, des pétitions relatives aux
circonstances et de planter ensuite l'arbre de la liberté sur la terrasse des
Feuillants, en mémoire de la séance du Jeu de Paume. « Ils
ont demandé que le Conseil général les autorisât à se revêtir des habits
qu'ils portaient en 1789, en même temps que de leurs armes. Le Conseil
général, après avoir délibéré sur cette pétition verbale et le procureur de
la Commune entendu : « Considérant
que la loi proscrit tout rassemblement armé, s'il ne fait partie de la force
publique légalement requise, a arrèté de passer à l'ordre du jour. « Le
Conseil général a ordonné que le présent arrêté serait envoyé au Directoire
du Département et au Département de police et qu'il en serait donné
communication au corps municipal. » Cet
arrêté est signé du doyen d'âge Lebreton, président, et du jeune secrétaire
Royer, qui sera plus tard illustre sous le nom de Royer-Collard. (Voir Mortimer-Ternaux.) Il irrita violemment les
délégués des faubourgs ; mais ils passèrent outre et ils continuèrent
d'ailleurs, pour rassurer, pour entraîner, à répéter que c'était une
manifestation pacifique qu'ils organisaient. Le Directoire du Département,
très effrayé, envoyait au maire Pétion, lettre sur lettre pour l'avertir du
mouvement qui se préparait, et lui demander de réquisitionner au besoin les
troupes de, ligne. Pétion, élu des faubourgs, ami des démocrates et des
Girondins, se dérobait. Comme maire, il ne pouvait seconder un mouvement
révolutionnaire et illégal. Mais il ne voulait pas s'y opposer par la force
et il éludait les instances du Directoire. Ainsi, à défaut d'une autorisation
légale, les chefs du mouvement avaient-ils pour eux la complaisance secrète
et les ignorances volontaires du maire jacobin. Pourtant, il ne pouvait
s'abstenir entièrement. Pour
couvrir sa responsabilité, il donnait des ordres. Mais, ou bien ces ordres
étaient puérils, comme lorsqu'il réquisitionnait la force armée pour empêcher
le peuple de couper, dans la cour du Couvent de Sainte-Croix, des peupliers
dont il voulait faire des arbres de mai. Ou bien ils étaient tardifs, comme
lorsqu'il lance le 19 juin, à minuit, l'ordre de rassembler la garde
nationale. En
fait, il se borna à inviter le commandant, le 19 juin, à doubler les postes
des Tuileries. Dès le 19, l'orage grondait, et il était certain que la
journée du lendemain serait émouvante. Les faubourgs paraissaient résolus à
marcher et une sorte de souffle chaud passait sur l'Assemblée, qui lui venait
du Midi ardent. Marseille était en effervescence révolutionnaire. Les
patriotes marseillais adressèrent à la Législative une adresse qui fut lue
par Cambon, le 19 juin, à la séance du soir : « Législateurs,
la liberté française est en péril ; les hommes libres du Midi se lèvent pour
la défendre. « Le
jour de la colère du peuple est arrivé. (Vifs applaudissements à gauche
et dans les tribunes.)
Ce peuple, qu'on a toujours voulu égorger ou enchaîner, las de parer les
coups, à son tour est près d'en porter ; las de déjouer des conspirations, il
a jeté un regard terrible sur les conspirateurs. Ce lion généreux, mais
aujourd'hui trop courroucé, va sortir de son repos pour s'élancer contre la
meute de ses ennemis. « Favorisez
ce mouvement belliqueux, vous qui êtes les conducteurs, comme les
représentants du peuple ; vous qui avez à vous sauver ou à périr avec lui. La
force populaire fait toute votre force ; vous l'avez en mains, employez-la.
Une trop longue contrainte pourrait l'affaiblir ou l'agacer. Plus de
quartier, puisque nous n'en avons aucun à attendre. Une lutte entre le
despotisme et la liberté ne peut être qu'un combat à mort ; car, si la
liberté est générale, le despotisme sera tôt ou tard son assassin. Qui pense
autrement est un insensé, qui ne connaît ni l'histoire, ni le cœur humain, ni
l'infernal machiavélisme de la tyrannie. «
Représentants, le patriotisme vous demande un décret, qui nous autorise à
marcher avec des forces plus imposantes que celles que vous venez de créer,
vers la capitale et vers les frontières. (Applaudissements à gauche et
dans les tribunes.)
Le peuple veut absolument finir une Révolution qui est son œuvre et sa
gloire,. qui est l'honneur de l'esprit humain. Il veut se sauver et vous
sauver. Devez-vous empêcher ce mouvement sublime ? Le pouvez-vous ?
Législateurs, vous ne refuserez pas l'autorisation de la loi à ceux qui
veulent aller mourir polir la défendre. » (Vifs applaudissements à gauche
et dans les tribunes.) C'était
comme une déclaration de guerre indivisible au roi et à l'étranger. Les
modérés en furent épouvantés : ils s'écrièrent que cette adresse était
attentatoire à la Constitution, mais la gauche protesta ; c'est contre les
ennemis de la France que voulaient marcher les patriotes de Marseille :
allait-on décourager l'élan national ? Cambon ne disait-il pas qu'ils
voulaient aller aux frontières, et « dans la capitale » ? Le
peuple sentait d'instinct la trahison du roi ; c'est donc à travers le roi
qu'il fallait frapper l'étranger. L'Assemblée, troublée par cet habile et
ardent mélange de patriotisme et de révolution, n'osa pas désavouer l'adresse
des Marseillais, elle en vota même l'impression et l'envoi aux départements ;
c'était jeter à tous les vents des étincelles de république. L'Assemblée
était emportée ainsi bien au-delà de sa propre pensée ; et quand, un peu plus
tard, dans la même soirée du 19, le Directoire de Paris lui adressa copie
d'un arrêté par lequel il mettait en demeure le maire et le commandant de la
garde nationale d'assurer l'ordre le lendemain, que pouvait-elle faire ? Elle
passa à l'ordre du jour, comme pour laisser aux autorités administratives et
municipales toute la responsabilité. Cependant,
dans la nuit du 19 au 20 juin, les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel
étaient en rumeur comme un camp éveillé la veille d'un assaut. Les sections
des Gobelins, de Popincourt, des Quinze-Vingts étaient en permanence.
Cependant, ce n'est qu'assez avant dans la matinée que les deux faubourgs
s'ébranlèrent. Pendant
toute la matinée il y avait eu entre Pétion et les commandants des bataillons
révolutionnaires des pourparlers. Finalement, Pétion, ne pouvant pas et ne
voulant pas arrêter le mouvement, qu'il déclarait irrésistible, s'avisa de le
« légaliser ». On lui promit que les pétitionnaires déposeraient leurs armes
avant d'entrer dans l'Assemblée et aux Tuileries ; et, en revanche, il
autorisa tous les citoyens qui voulaient prendre part à la manifestation à
marcher sous le commandement des officiers de la garde nationale. Ainsi le
peuple révolutionnaire serait comme encadré par l'ordre légal. Touchante
transaction des jours de combat ! L'Assemblée
fut avertie à l'ouverture de la séance que deux colonnes armées, parties
l'une de la Salpêtrière, l'autre de la Bastille étaient en marche, qu'elles
s'étaient rejointes, et que, grossies d'une grande foule, elles approchaient.
Les Girondins, Guadet, Vergniaud insistèrent pour que les pétitionnaires en
armes fussent admis. Les modérés, comme Ramond, s'y opposèrent. Pendant
que se prolongeait le débat, le peuple des faubourgs était arrivé près de
l'Assemblée. Le manège, où elle siégeait, était situé au point où se croisent
aujourd'hui les rues de Rivoli et de Castiglione. Il était adossé à la
terrasse des Feuillants et celle-ci communiquait avec le jardin des
Tuileries. Santerre, par une lettre au président de l'Assemblée, demande pour
les pétitionnaires le droit d'entrer et de défiler. La gauche acclame la
lettre, la droite murmure. Mais le peuple pénètre de force dans l'enceinte de
l'Assemblée, et une pétition, au bas de laquelle se trouve en première ligne
le nom dé Varlet, un des futurs hébertistes, est lue par l'orateur de la
députation. C'était un manifeste violent contre le veto, c'est-à-dire contre
ce qui restait de la royauté : « Faites
donc exécuter la volonté du peuple qui vous soutient, qui périra pour vous
défendre ; réunissez-vous, agissez, il est temps... Les tyrans, vous les
connaissez ; ne mollissez point devant eux. Trembleriez-vous, tandis qu'un
simple parlement foudroyait souvent la volonté des despotes ? Le pouvoir
exécutif n'est point d'accord avec vous, nous n'en voulons d'autres preuves
que le renvoi des ministres patriotes. C'est donc ainsi que le bonheur d'une
Nation dépendra du caprice d'un roi, mais ce roi doit-il avoir d'autre
volonté que celle de la loi ? Le peuple le veut ainsi, et sa tête vaut bien
celle des despotes couronnés... « Nous
nous plaignons, Messieurs, de l'inaction de nos armées ; nous demandons que
vous en pénétriez la cause. Si elle dérive du pouvoir exécutif, qu'il soit
anéanti. Le sang des patriotes ne doit pas couler pour satisfaire l'orgueil
et l'ambition du château des Tuileries... Législateurs, nous vous demandons
la permanence de nos armes jusqu'à ce que la Constitution soit exécutée.
Cette pétition n'est pas seulement des habitants du faubourg Saint-Antoine,
mais de toutes les sections de la capitale et des environs de Paris. » Près
de dix mille hommes, portant des armes, de verts rameaux, dansant et
chantant, défilèrent devant la tribune de l'Assemblée. Le peuple voulait en
finir avec l'intolérable équivoque qui paralysait tout, avec l'universelle
trahison du roi et de la Cour, au dedans et au dehors. Son orateur, Gonchon,
en une rhétorique souvent prétentieuse et sotte, n'avait traduit qu'à demi sa
pensée : le peuple allait à la République. Depuis
près de trois ans, depuis les 5 et 6 octobre, il n'y avait pas eu contact de
la force populaire et des législateurs. Mais quel progrès d'éducation
politique ! Aux 5 et 6 octobre, il y avait bien des raisons politiques du
mouvement. Il s'agissait d'écarter le veto absolu, d'exiger la sanction des
Droits de l'Homme. Mais je ne sais quoi de naïf, d'instinctif et
d'élémentaire, un reste des soulèvements d'ancien régime, la passion violente
et soudain apitoyée des femmes demandant du pain se mêlaient au mouvement.
Cette fois, les milliers d'hommes qui passent en armes dans l'Assemblée ont
une pensée précise : les journées des 5 et 6 octobre sortaient, si je puis
dire, des entrailles du peuple souffrant ; la journée du 20 juin sort du
cerveau révolutionnaire du peuple soulevé. Mais
les pétitionnaires, au sortir de l'Assemblée, enveloppent les Tuileries du
côté du Jardin et du côté du Carrousel. C'est par le Carrousel que la
pression est la plus forte : la porte s'ouvre et le peuple pénètre dans la
grande salle de l'Œil-de-Bœuf. Le roi y était avec trois de ses ministres :
Beaulieu, Lajard et Terrier. « À bas le veto ! Au diable le veto ! »
crient les citoyens. « Rappelez les ministres patriotes ; chassez vos prêtres
; choisissez entre Coblentz et Paris. » La
foule, malgré ces vifs propos, n'était pas menaçante. Je ne sais quelle
survivance de respect était encore en elle ; elle n'avait pas renoncé tout à
fait à l'espoir de ramener enfin par la peur le roi à la Constitution.
D'ailleurs, le calme de Louis XVI, le courage tranquille, qu'en cette minute
de crise il opposa aux colères qui l'enveloppaient, firent tomber les paroles
outrageantes, et ce fut bientôt comme une prière puissante, parfois tendre,
le plus souvent méfiante et altière, qui de ce peuple alla vers lui. Louis
XVI, presque acculé dans l'embrasure de la fenêtre, prit des mains d'un garde
national un bonnet rouge : il s'en coiffa. Il prit aussi des mains d'une
femme une épée fleurie et il l'agita. Il y eut une acclamation formidable : «
Vive la Nation ! » Cette épée fleurie, c'était le symbole de la Révolution
vaillante et tendre qui, tout en combattant, voulait aimer. Ah ! que de
fleurs de tendresse auraient fleuri l'épée royale si elle avait voulu être
l'épée de la Révolution ! Mais tout cela était mensonge. On
dirait pourtant que le roi, voué à la trahison, s'essayait parfois à une
sorte de rôle populaire, comme pour se tromper lui-même en trompant les
autres. Il mettait le pied, si je puis dire, sur l'autre route que lui
offrait le destin. Mais non : c'est dans le chemin de perdition,
d'hypocrisie, de ténèbres et de mort qu'il était irrévocablement engagé.
L'Assemblée apprit avec émoi que le roi était entouré d'un peuple menaçant.
Elle envoya en hâle une députation. Isnard, Vergniaud s'ouvrirent péniblement
un chemin à travers la foule. Pétion arriva après eux. Il adjura le peuple de
défiler tranquillement à travers le château. Les objurgations à Louis XVI
redoublent : « Reprenez les ministres patriotes ou vous périrez. » Louis XVI
se borne à répondre qu'il sera fidèle à la Constitution ; et, épuisé de soif
en cette journée chaude, il boit à la bouteille que lui tend un grenadier.
Peu à peu le peuple s'écoule avec le dernier grondement de menace. La vie
du roi était sauve ; mais une sorte de duel personnel, de duel à mort était
engagé entre la Révolution et la royauté. La journée du 20 juin avait été
incertaine. La guerre extérieure n'était encore que languissamment engagée.
L'armée du Rhin n'avait pas d'ennemi devant elle. L'armée du Centre, qui
s'appuyait au camp de Maubeuge avec La Fayette, était à peu près immobile et
ne livrait guère que des escarmouches. L'armée du Nord, avec Luckner,
pénétrait sans difficulté en Belgique et occupait Ypres et Menin. L'étranger
n'avait pas encore sérieusement commencé la lutte, et c'est à peine si la
France avait le sentiment que la guerre était déclarée. Ce n'est donc pas la
surexcitation du sentiment national qui a soulevé le peuple au 20 juin ;
c'est l'esprit révolutionnaire et, comme il n'était pas aiguillonné et
exaspéré par le péril extérieur, il n'est pas allé d'emblée jusqu'au bout,
jusqu'au renversement de la royauté. Mais il est visible que nous touchons au
combat suprême de la Révolution et du roi. Sur la
journée du 20 juin, Robespierre garde, dans le Défenseur de la Constitution,
un silence plein de blâme ; ces mouvements confus et violents contrariaient
sa tactique de démocratie conservatrice, patiente et tenace. Les Girondins
craignaient un moment que la violence subie par le roi lui ramenât la
sympathie du pays, et ils adoucirent d'abord, autant qu'ils le purent, les
couleurs de la journée. « Les
habitants des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, dit le Patriote
français, ont, en sortant de l'Assemblée nationale, été rendre visite au roi
et lui présenter une pétition/Il l'a reçue avec beaucoup de calme et a mis, à
leur prière, le bonnet rouge. Un député lui disait qu'il était venu partager
ses dangers. — « Il n'en est point au milieu des Français », a-t-il répondu.
— Le peuple s'est conduit, dans le château, en peuple qui connaît ses
devoirs, et qui respecte la loi et le roi constitutionnel. L'Assemblée
nationale, instruite de ce qui se passait, a envoyé successivement plusieurs
députations au roi. Le maire de Paris est parvenu à faire évacuer
insensiblement le château ; à neuf heures, il était vide et tout était calme,
et cependant plus de quarante mille hommes avaient marché. Et voilà le
peuple que les Feuillants calomnient ! » En
vérité, c'est une idylle. Je n'aime pas beaucoup cette hypocrisie douceâtre.
Si le devoir du peuple était d'être strictement constitutionnel, il manquait
à son devoir en envahissant le château et en essayant d'imposer au roi, par
la force, la sanction des décrets qu'il rejetait. Mais le devoir du peuple
était de délivrer la Révolution d'une royauté traîtresse et la Gironde ne le
disait pas. Dans les grandes crises, il y a toujours eu en sa politique
quelque chose de grêle et de fêlé. Mais les Girondins s'aperçurent vite que
le roi et les Feuillants allaient exploiter contre la démocratie
révolutionnaire les événements du 20 juin et ils ne tardèrent pas à hausser
le ton. « Le
roi prit la main d'un grenadier, la mit sur son cœur et lui dit : «
Croyez-vous que je tremble ?» Il disait à un autre : « L'homme de bien est
toujours tranquille. » Cette tranquillité était motivée, sans doute, sur
la connaissance que doit avoir le roi de la bonté et de l'indulgence du
peuple français ; il savait bien qu'il n'avait rien à craindre de ce peuple
qui lui avait pardonné le 14 juillet et le 6 octobre 1789, le 18 avril et le
25 juin 1791 ; il savait bien que ce peuple souffre longtemps avant de se
plaindre, se plaint plus longtemps encore avant de punir. » C'était
un avertissement très net donné au roi. Prenez garde : si vous essayez de
dramatiser à votre profit la journée du 20 juin. si vous tentez d'émouvoir la
pitié, la fidélité de la France et de vous créer une légende de souffrance et
d'héroïsme, nous allons refaire l'histoire de vos crimes et de vos trahisons. LA RÉACTION ROYALISTE Louis
XVI, en effet, cherchait à exciter la sensibilité des Français. De toutes
parts se répandaient des récits touchants sur la « Passion » de ce Christ de
la royauté, sur le fiel et le vinaigre dont l'avaient abreuvé des sujets
rebelles. Lui-même adressait à l'Assemblée une lettre discrète et habile où
il suggérait des mesures de répression et lui en laissait la responsabilité : « Monsieur
le Président, l'Assemblée nationale a déjà connaissance des événements de la
journée d'hier. Paris est dans la consternation ; la France les apprendra
avec un étonnement mêlé de douleur. J'ai été très sensible au zèle que
l'Assemblée m'a témoigné dans cette circonstance. Je laisse à sa prudence de
rechercher les causes de cet événement, le soin d'en peser les circonstances
et de prendre les mesures nécessaires pour maintenir la Constitution, assurer
l'inviolabilité et la liberté constitutionnelle du représentant héréditaire
de la Nation. Pour moi, rien ne petit m'empêcher de faire, en tous temps et
dans toutes les circonstances, ce qu'exigeront les devoirs que m'imposent la
Constitution que j'ai acceptée et les vrais intérêts de la Nation française. Signé : LOUIS. Contresigné : DURANTHON. » Presque
toute l'Assemblée éclatait en applaudissements. Il semblait qu'une réaction
se produisait ; les hésitants qu'avait un moment entraînés la Gironde se
rejetaient vers le centre. Voilà où conduisent les agitations des clubs !
Voilà où aboutissent les perpétuelles dénonciations et déclamations contre le
roi ! A l'anarchie, peut-être au meurtre ! Et que deviendra la France si des
factieux, renversent la Constitution, souillent du sang du roi la liberté ?
Ainsi allaient les modérés, semant la peur. Couthon
avait voulu poser, le 21 juin, devant l'Assemblée, la question décisive :
celle du veto : « Il est temps, il est pressant que l'Assemblée aborde
avec fermeté et qu'elle décide promptement si les décrets de circonstances
sont sujets ou non à la sanction. » Il y
eut une tempête : « Voilà l'explication de la journée d'hier ! Vous violez
votre serment ! » Toute l'Assemblée, à l'exception de l'extrême-gauche,
décida qu'il n'y avait pas lieu à délibérer sur la motion. Le ministre de la
justice annonça qu'une enquête allait être ouverte sur les violences du 20
juin, et il sembla qu'on allait assister à une revanche de la royauté et des
Feuillants sur la Gironde, la démocratie et la Révolution elle-même. Des
régions les plus diverses de la France les protestations arrivent contre «
les factieux ». Une grande partie de la bourgeoisie révolutionnaire s'émeut
et s'effraie. Ce qui me frappe, c'est que ce ne sont pas seulement les
directoires des départements où dominait souvent l'esprit modéré, ce sont
aussi les municipalités qui s'indignent. Tuetey relève un grand nombre de ces
protestations véhémentes, et je ne puis qu'y renvoyer. Déjà la
défiance de la bourgeoisie provinciale à l'égard de Paris commence à s'y
marquer. Voici, par exemple, les citoyens du Havre qui, dans leur adresse «
crient vengeance contre les scélérats qui ont violé l'asile du représentant
héréditaire de la Nation et insulté sa personne inviolable et sacrée,
demandent de réprimer l'audace des pétitionnaires insolents, prétendus
organes des sections de la capitale, et d'imposer silence aux tribunes, qui
ne constituent pas le peuple, et dont les applaudissements ou murmures
indécents sont repoussés par tous les bons citoyens. » Le
Directoire de la Somme, des administrateurs de l'Aisne, le Directoire de
l'Eure, les administrateurs de l'Indre, des citoyens d'Abbeville, le Conseil
Général de la commune de Péronne, des citoyens de Rhône-et-Loire, le
Directoire de l'Oise, la Municipalité de Fontaine-Française, le Directoire de
Seine-et-Marne, celui de la Seine-Inférieure, celui du Gard, du
Pas-de-Calais, des citoyens de Strasbourg, le tribunal de Saint-Hippolyte du
Gard, le Directoire de la Manche, des citoyens d'Amiens, le district de
Verdun, le tribunal de Rangé, le département d'Eure-et-Loir, le Directoire de
la Meuse, celui des Ardennes, le district de Commercy, la municipalité du Vigan,
le Directoire de l'Aude, le tribunal de Strasbourg, la ville d'Eu, les
citoyens de Sedan. le district de Vitry-le-François, le district de Nîmes, le
Directoire de la Gironde, le district de Château-Thierry, les Amis de la
Constitution de Chaumont, la 4e légion de la garde nationale de Lyon, le
Directoire de la Haute-Garonne, le district de Saint-Omer, le Directoire du
Bas-Rhin, celui du Var, les citoyens de Montmorillon, le district de
Montreuil-sur-Mer, la commune de Cany, le Directoire du Nord, le district de
Soissons, les citoyens actifs de Melle, les citoyens actifs de Saint-Fargeau,
le Directoire de Tarascon-sur-Rhône, la commune de Compiègne, le district de
Rocroi, la commune de Granville, les habitants d'Ancenis, la commune de
Saint-Rémy (Bouches-du-Rhône), la municipalité de Beuzeville, le district et la municipalité
de Prades, la municipalité de Landas, la commune d'Auray, le district de
Lagrasse (Aude), les citoyennes de la ville de
Saint-Chamand, la commune de Haucourt (Moselle), la commune de Bastia, de
Brienne-le-Château, des citoyens de Boulogne-sur-Mer, demandent que « le
glaive des lois » frappe les factieux, félicitent Louis XVI de son énergie,
de son calme, demandent que la Constitution soit défendue contre les
motionnaires, les libellistes, les incendiaires, dénoncent le maire de Paris
complice de l'émeute. LA COUR APPELLE L'ÉTRANGER Le
mouvement de réaction modérée était assez étendu : le feuillantisme semblait
se ranimer soudain, comme après la journée du Champ-de-Mars il s'était
affirmé. C'était une suprême chance de salut offerte à Louis XVI. Il aurait
pu retenir ces sympathies en devenant enfin le serviteur loyal de la
Révolution et de la France. Mais au moment même où de bonne foi la
bourgeoisie modérée, par peur de l'anarchie, se groupait autour de lui, au
moment même où le roi assurait l'Assemblée de sa fidélité à la Constitution,
les manœuvres de trahison continuaient et la seule conclusion tirée par la
reine de la journée du 20 juin' était que les armées étrangères devaient
hâter leur marche. Le 23 juin, trois jours après l'invasion du château,
Marie-Antoinette écrivait à Fersen : « (En chiffré) : Dumouriez part demain pour
l'armée de Luckner ; il a promis d'insurger le Brabant. Sainte-Huruge part
aussi pour le même objet. — (En clair) : Voilà l'état des sommes que
j'ai payées pour vous. Je vous enverrai celui de votre recette lorsqu'elle
sera achevée. « Je
crois avoir reçu toutes vos lettres... Votre ami est dans le plus grand
danger. Les médecins n'y connaissent plus rien. Si vous voulez le voir,
dépêchez-vous. Faites part de sa malheureuse situation à ses parents. J'ai
fini vos affaires avec lui, aussi à cet égard n'ai-je nulle inquiétude. Je
vous donnerai de ses nouvelles assidûment. » Et
après avoir ainsi pressé Fersen de donner des nouvelles du grand « malade »
des Tuileries à ses « parents » de Vienne, de Stockholm et de Berlin, elle
adresse à Fersen, en clair et non signée, une lettre qui est comme un appel
désespéré à l'invasion : « Le
26 juin 1792. — Je viens de recevoir votre lettre le 10 ; je m'empresse de
vous en accuser la réception. Vous recevrez incessamment des détails relatifs
aux biens du clergé dont j'ai fait acquisition à votre compte. Je me bornerai
aujourd'hui à vous renseigner sur le placement de vos assignats ; il m'en
reste peu, et dans quelques jours j'espère qu'ils seront aussi bien placés
que les autres. « Je
suis fâchée de ne pouvoir vous rassurer sur la situation de votre ami. Depuis
trois jours cependant, la maladie n'a pas fait de progrès, mais elle n'en a
pas moins des symptômes alarmants ; les plus habiles médecins en désespèrent.
Il faut une crise prompte pour le tirer d'affaire, et elle ne s'annonce point
encore ; cela nous désespère. Faites part de sa situation aux personnes qui
ont des affaires avec lui, afin qu'elles prennent leurs précautions ; le
temps presse. » Et ce
n'est pas à un adoucissement de la Constitution que pensent les amis et
agents de Louis et de Marie-Antoinette, c'est à l'écrasement de toute l'œuvre
révolutionnaire. L'idée
était venue au ministre d'Espagne, M. d'Aranda, qu'il pourrait offrir sa
médiation et négocier entre la France et les deux puissances, Autriche et
Prusse, avec qui elle était en guerre, une sorte de révision
constitutionnelle favorable à la monarchie. C'est un projet absurde, car il
supposait que la France révolutionnaire avait peur, et elle était pleine
d'élan. Mais les intransigeants de la contre-Révolution repoussent ce projet
comme l'aurait repoussé la Révolution elle-même. Fersen écrit de Bruxelles,
le 26 juin, au baron d'Ehrenswaerd, envoyé de Suède à Madrid : « Monsieur
le baron, je suis entièrement de votre avis sur la conduite que le roi de
France doit tenir relativement au projet que vous supposez, avec raison à M.
d'Aranda de se rendre médiateur et de modifier la Constitution. Il n'y a que
les Cours de Berlin et de Pétersbourg qui puissent s'y opposer ; encore
l'impératrice, depuis la mort du feu roi, s'est-elle un peu refroidie de
l'intérêt qu'elle portait aux affaires de la France, pour faire de celles de
Pologne l'objet de son intérêt le plus vif. Cependant sa vanité la force à ne
pas abandonner la cause des princes qu'elle a embrassée avec tant de chaleur
; mais on ne peut pas trop compter sur celle de Vienne, et, malgré tout ce
qu'elle fait, il y a lieu de croire qu'elle verrait avec plaisir s'établir
une négociation où elle espère jouer un grand rôle. J'espère qu'il n'y a
aucune communication directe entre le roi de France et M. d'Aranda ;
cependant, comme en ce moment cale avec le roi est très difficile et très
rare, je ne puis avoir aucune certitude à cet égard. « De
tous les souverains qui s'intéressent au sort- du roi de France, nul ne se
conduit aussi mal que l'Espagne et aussi bien que le roi de Prusse ; il a
donné les assurances les plus positives de secours ; et qu'il ne veut
entendre à aucune négociation ou modification de la Constitution, mais, au
contraire, qu'il veut avant tout la liberté du roi et qu'il fasse lui-même la
Constitution qu'il voudra et qu'il jugera la plus avantageuse pour le
royaume. Il donne 400.000 livres aux princes pour payer les troupes qui
passeront, et compte leur assigner une place honorable dans les opérations
qui auront lieu. Il a écrit au roi de Hongrie pour lui proposer de donner une
somme pour l'entretien des émigrés. Je doute que cette proposition soit
adoptée. La mauvaise volonté de cette Cour est évidente, les émigrés ne sont.
pas même soufferts à leur armée comme simples spectateurs et, au lieu d'en
recevoir 7 à 8.000 qui ont été offerts, ils ont préféré de risquer que tout
le pays soit occupé par les rebelles français, qui n'avaient d'avantage sur
eux que le nombre. Depuis qu'il leur est arrivé des renforts, ils n'ont plus
rien à craindre ; mais ils ont eu des moments très critiques et, au moment
que M. de Biron marchait sur Mons, le général Beaulieu n'avait que 1.800 hommes
et 3 canons ; 1.200 hommes arrivèrent dans la nuit et 6 canons en poste. Même
à présent, ils hésitent faute de monde à attaquer et à chasser les Français
de Menin et Courtray. » Ainsi,
ce n'est même pas à la politique incertaine et conciliante de l'Autriche,
c'est aux velléités intransigeantes du roi de Prusse que Fersen et la royauté
attachent leur espoir. Aussi le feuillantisme ne pouvait être qu'une duperie,
à moins qu'il ne devînt une trahison. A cette bourgeoisie modérée et candide
qui, sous l'émotion du 20 juin, lui envoyait des adresses de sympathie, Louis
XVI préparait un singulier réveil ; c'est sous le galop furieux des chevaux
de Prusse que ses illusions auraient été foulées. C'est par la chevauchée de
Brunswick que Louis XVI répondra à la confiance naïve des révolutionnaires
timorés. Fersen écrit à Marie-Antoinette le 30 juin : « J'ai
reçu hier la lettre du 23 ; il n'y a rien à craindre tant que les Autrichiens
ne seront pas battus. Cent mille Dumouriez ne feront pas révolter ce pays-ci,
quoi qu'il y soit très fort disposé. « Votre
position m'inquiète sans cesse. Votre courage sera admiré, et la conduite
ferme du roi fera un excellent effet. J'ai déjà envoyé partout la relation et
je vais envoyer la Gazette universelle, qui rend compte de sa conversation
avec Pétion : elle est digne de Louis XVI. Il faudra continuer de même et
surtout tâcher de ne pas quitter Paris ; c'est le point capital. Alors il
sera aisé de venir à vous, et c'est là le projet du duc de Brunswick. Il fera
précéder son entrée par un-manifeste très fort, au nom des puissances
coalisées, qui rendront la France entière et Paris en particulier
responsables des personnes royales. Ensuite il marche droit sur Paris, en
laissant les armées, combinées sur les frontières pour masquer les places et
empêcher les troupes qui y sont d'agir ailleurs et de s'opposer à ses
opérations... Le duc de Brunswick arrive le 3 à Coblence ; la première
division prussienne y arrive le 8. » Voilà
ce que valait la lettre de Louis XVI à l'Assemblée le 21 juin. Seule, la
Révolution populaire pouvait sauver la liberté et la patrie. LES SOMMATIONS DE LA FAYETTE Et,
pendant que la royauté traîtresse appelait l'étranger et l'attendait,
haletante, pour supprimer. la Constitution, La Fayette s'obstinait à ne voir
que le péril révolutionnaire, quittait son armée et accourait sur Paris.
Cette fois ce n'était plus par lettre qu'il voulait sommer l'Assemblée de
restituer l'autorité royale et d'interpréter la Constitution dans le sens
feuillant. C'est lui-même, en une démarche qui ressemble à un coup d'Etat,
qui vient brusquement menacer l'Assemblée. Il y est entendu le 28 juin. Il
pouvait, à ce moment, espérer un mouvement décisif. L'émotion
soulevée dans la bourgeoisie modérée et dans une très grande partie du
royaume par la journée du 20 juin durait encore. Les adresses à l'Assemblée
affluaient. La Fayette lui-même, dès qu'il parut à la barre, fut salué par
les applaudissements d'une grande partie de l'Assemblée et aussi d'une grande
partie des tribunes. Il affecta le langage le plus constitutionnel. Il
déclara qu'il était venu seul, non comme général, mais comme citoyen et pour
arrêter le pétitionnement illégal commencé par son armée. Mais, malgré tout,
c'est son armée qui parlait en lui et par lui : et d'ailleurs il déposait sur
le bureau de l'Assemblée les adresses que lui avaient déjà fait parvenir
plusieurs corps de troupes contre les « Jacobites » et les « factieux ». La
Gironde essaya tout de suite de parer le coup. Guadet toucha le point faible.
Il demanda si le général La Fayette, avant de quitter son armée, avait
demandé et obtenu l'autorisation du ministre de la guerre. La Gironde insista
pour que le ministre de la guerre fût interrogé là-dessus. Il y eut appel
nominal. 234 voix appuyèrent la demande ; 339 dirent non. La majorité se
prononçait pour La Fayette. Mais, malgré tout, ce que sa démarche avait
d'irrégulier ne pouvait se soutenir que par des coups hardis et rapides.
Qu'allait-il faire ? Il n'y avait pour lui qu'une solution : épurer
l'Assemblée par l'arrestation et la mise en accusation des députés que l'on
pouvait accuser d'une sorte de connivence au moins morale avec l'insurrection
du 20 juin, et dissoudre par la force le club des Jacobins. C'était bien un
coup d'Etat : mais, hors de cet acte de violence, La Fayette ne pouvait rien,
n'aboutissait à rien. Ce coup d'Etat eût été funeste, car la Cour n'étant
plus surveillée par les forces révolutionnaires aurait eu raison en quelques
jours du modérantisme constitutionnel et c'est à la contre-Révolution absolue
qu'aurait tourné la crise. Quel
châtiment pour La Fayette, si, à la minute même où il risquait cette
entreprise de vanité et de réaction, il avait connu les lettres de trahison
échangées entre la Cour et les puissances étrangères que lui, La Fayette,
s'imaginait encore combattre ![1] Heureusement,
pour mener à bien ce coup d'Etat, La Fayette aurait eu besoin du concours
absolu de la Cour. Or, elle le haïssait et se défiait de lui. Elle continuait
à le rendre responsable des journées des 5 et 6 octobre, de toutes les
humiliations subies depuis, de la quasi-captivité des Tuileries. La Fayette,
isolé entre la Révolution et la Cour, ne disposait donc pas de moyens
d'action décisifs. Il avait naïvement compté sur sa popularité parisienne,
force flottante et décroissante. Il fut applaudi : mais Pétion décommanda une
revue de la garde nationale où La Fayette espérait paraître soudain et
entraîner les bataillons bourgeois contre les Jacobins. La
Fayette ne put même pas établir le contact entre lui et la bourgeoisie. Il se
sentit bientôt comme perdu dans le vide ; et meurtri, il repartit pour son
armée. Il avait menacé : il n'avait pas frappé. Il laissait donc ses
adversaires plus forts et plus hardis. De la frontière en effet commencent à
arriver de fâcheuses et inquiétantes nouvelles. Le 30 juin Ruhl avertit
l'Assemblée que « le dernier train d'artillerie vient d'arriver sur le Rhin
». Il s'écrie : « Couvrez le Rhin, couvrez l'Alsace. » Et des rumeurs de
trahison s'élèvent contre ceux qui, en empêchant 'la formation du camp de
vingt mille hommes sous prétexte qu'il n'y avait point péril urgent, avaient
trompé la Nation. De plus, le bruit courait qu'à l'armée du Nord, le
commandant en chef, Luckner, venait de donner le signal de la retraite. LA RETRAITE DE LUCKNER L'armée
qui était entrée en Belgique, qui avait occupé sans difficulté Courtrai,
Ypres, Menin, avait reçu l'ordre de se replier sur Lille. Pourquoi ? Ce ne
pouvait être là, disaient les Girondins une décision spontané du brave
Luckner. Evidemment il obéissait aux instructions des ministres dévoués à la
Cour. Gensonné, en cette même séance du 30 juin, formula l'accusation. « La
guerre, que nous soutenons aujourd'hui contre la maison d'Autriche,
s'écria-t-il, la guerre que la Cour n'a pu éviter est devenue une intrigue,
un spectacle qui serait risible pour la postérité, s'il n'était pas
scandaleux pour les bons citoyens. Cette guerre n'a que les apparences d'une
guerre ; les hommes qui la dirigent sont soumis à l'impulsion de la Maison
d'Autriche. C'est par les manèges de cette Maison qui a déjà couvert et
couvrira encore la France de deuil que, lorsque les premiers succès de nos
armées ont mis d'ans nos mains Courtrai, Ypres, Menin, lorsque déjà une foule
de généreux brabançons se sont réunis sous les drapeaux de la liberté ;
lorsque le maréchal Luckner, qui commande une armée qu'on a eu soin de ne pas
renforcer... a pris Courtrai une position qui était inattaquable..., c'est
alors que par l'effet d'une intrigue (car le maréchal Luckner à mes yeux
n'est pas coupable de ce mouvement) le maréchal a été conduit à ce mouvement
de recul par les menaces de l'infernal comité autrichien. » Jamais
Marat, que la Gironde, quelques jours avant, avait fait décréter d'accusation
parce qu'il jetait le soupçon et le doute dans l'esprit des soldats, n'avait
prononcé de paroles plus graves. Mais la Gironde, rejetée du pouvoir, menacée
par la contre-Révolution et par les Feuillants, essayait de porter des coups
mortels. D'ailleurs,
en dénonçant l'intrigue qui paralysait les mouvements et l'élan de nos
armées, elle voyait juste et sauvait la patrie. Sur le détail, Gensonné se
trompait. Le ministre de la guerre Lajard n'avait pas donné d'ordres à
Luckner, et, en apparence, c'est bien spontanément que celui-ci se repliait.
Il donna les raisons de sa retraite dans une lettre lue à l'Assemblée le 2
juillet. Il prétendait qu'avec une armée de 20.000 hommes seulement, il était
très à découvert et très ; exposé : il n'aurait pu pousser sa pointe ou même
maintenir ses positions que si les populations belges s'étaient soulevées
contre l'Autriche et ralliées à la Révolution. Mais il n'en était rien : « Je
suis dans la position de Menin ; mon avant-garde est à Courtrai ; tout le
pays entre Lannoy, Bruges et Bruxelles est couvert par mon armée et sans
troupes ennemies. Malgré cela, aucun mouvement ne s'effectue de la part des
Belges ; je n'entrevois pas même la plus légère espérance de l'insurrection
si manifestement annoncée ; et quand je serais encore maître de Gand et de
Bruxelles, j'ai presque la certitude que le peuple ne se rangerait pas plus
de notre côté, quoi qu'en dise un petit nombre de personnes à qui importe le
salut de la France, dans la seule vue de satisfaire leur ambition et leur
fortune... Dans cette position et avec 20.000 hommes qui forment la totalité
de mon armée, je ne puis pas me maintenir devant l'ennemi sans laisser Lille
à découvert. » La
vérité est que les préoccupations politiques des chefs avaient brisé ou
faussé le ressort militaire. La Fayette depuis des semaines, et avant même le
20 juin, regardait beaucoup plus vers Paris que vers l'étranger. Il songeait
beaucoup plus à écraser les Jacobins qu'à vaincre les Autrichiens. Il
rassurait son patriotisme en se disant que l'écrasement des Jacobins était la
condition absolue de la défaite de l'étranger : mais, en cet état d'esprit,
il louvoyait, attendait, ajournait. Par des
messages répétés, il avait communiqué ses inquiétudes à Luckner. Celui-ci,
vieux routier allemand entré au service de la France, parlant mal le français
et débrouillant mal les événements et l'es intrigues qui tous les jours se
compliquaient, cherchait avant tout à ne se compromettre en aucun sens. Il
croyait à la force, à la popularité de La Fayette, qui commandait, pas loin
de lui, l'armée du Centre. Il ne voulait pourtant pas se lier complètement à
lui : et lorsque, avant de quitter son armée pour aller à Paris, La Fayette
envoya son aide de camp Bureau de Puzy prévenir Luckner qu'il n'y avait point
de danger à ce que, lui, La Fayette, laissât un moment ses troupes, et quand
il essaya de l'associer à sa responsabilité, Luckner se déroba. Il répondit,
par une lettre très calculée et très habile, qu'il ne pouvait juger à
distance des conditions militaires dans lesquelles La Fayette laissait son
armée. Mais,
s'il ne voulait pas s'engager à fond avec La Fayette, il ne voulait pas non
plus se lier, avec la Gironde, entrer dans le jeu des démocrates, des
révolutionnaires. Or, marcher vigoureusement contre l'armée autrichienne,
tenter de révolutionner le Brabant et d'y proclamer les Droits de l'Homme,
c'était appliquer toute la politique girondine. C'était encourager, exalter
les espérances des révolutionnaires de Paris. Et
qu'adviendrait-il de Luckner si, pendant qu'il jouerait ainsi le jeu de la
Révolution, la Cour et les modérés triomphaient à Paris ? Il valait mieux
attendre, se ménager, et se borner à couvrir la frontière. De là le mouvement
de retraite sur Lille, mouvement non pas de trahison caractérisée, mais de
précaution sournoise et de calcul hésitant. Il est
très vrai que la Belgique, profondément cléricale, ne se levait pas à l'appel
de la Révolution comme l'avait annoncé la présomptueuse Gironde. Mais les
éléments révolutionnaires y étaient, malgré tout, nombreux, Fersen le
reconnaît lui-même, et ils n'attendaient qu'une victoire décisive sur
l'Autriche pour se manifester, pour s'organiser. En tous cas, si l'armée
révolutionnaire de la France ne rencontrait pas d'emblée auprès de la
population belge l'accueil enthousiaste qu'avait prédit Brissot, elle ne s'y
heurtait non plus ni à une résistance marquée, ni même à un mauvais vouloir
inquiétant. L'armée
autrichienne n'était pas très forte et Luckner pouvait rester en Belgique. Il
pouvait même continuer son mouvement, à la condition de demander d'importants
renforts et de mettre publiquement en jeu la responsabilité de l'Assemblée et
des ministres. Il préféra une demi-retraite. Visiblement, c'était l'esprit
feuillant qui gouvernait et paralysait l'armée. Les soldats, les officiers
dévoués à la Révolution sentaient bien qu'ils étaient le jouet de l'intrigue.
Lameth colportait partout ses propos violents contre les Jacobins : et on le
savait l'homme de la Cour. Une protestation de Louis XVI contre le 20 juin,
violente et amère, était à profusion répandue dans l'armée. Entre La Fayette
et Luckner il y avait de perpétuels messages dont on devinait bien qu'ils
n'avaient pas un objet exclusivement ou principalement militaire. La
force patriotique et révolutionnaire de l'armée était énervée par l'intrigue
du modérantisme. Des lettres attristées ou indignées portaient, de l'armée à
Paris, la colère des soldats patriotes. Plusieurs de ces lettres furent lues
à la tribune de l'Assemblée : « Menin, le 28 juin, l'an IVe de la
liberté. L'intrigue, depuis le changement du ministère, a fait des progrès
inconcevables. L'armée est travaillée de telle manière que l'on pourrait
perdre tout espoir, si le maréchal Luckner n'ouvre les yeux sur tout ce qui
l'entoure et principalement sur tous ceux qui sont à la tête de l'état-major. « L'armée
murmure de ce qu'on reste dans l'inaction après les premiers moments de
succès. Hier un courrier de M. La Fayette est venu parler au maréchal : une
demi-heure après son arrivée, le maréchal a donné l'ordre à tous les
équipages et caissons chargés de pain de retourner à Lille, et probablement
il aurait donné l'ordre que l'armée se repliât aussi sur Lille, si M. Biron
ne l'eût déterminé à suspendre les ordres... Le maréchal est si mal entouré
et tellement trompé qu'on lui a mis dans la tête que le comité de Belgique
prenait tout l'argent du pays pour l'expédier en Angleterre... Une députation
de Belges est venue hier pour prier le maréchal de favoriser l'insurrection
qui était prête à éclore et afin qu'il daignât les protéger, en envoyant 2 à
3.000 hommes pour courir le pays. « Elle
lui faisait savoir qu'aucun obstacle ne pouvait arrêter cette opération et
qu'il n'y avait point d'Autrichiens. Il s'est mis en colère et a dit à la
députation qu'on l'avait trompé, qu'on lui avait promis 60.000 hommes et
qu'il n'avancerait que lorsqu'il les aurait. Je ne sais pas comment M. le
maréchal voudrait que le pays s'armât sans armes et sans être protégé par les
armées françaises qui restent dans l'inaction... Il paraît évident que le
maréchal a été trompé sur la conduite du Comité et que les intrigants l'ont
déterminé à abandonner la Belgique au moment où l'insurrection allait
éclater. Que deviendra le Comité et les 1.200 hommes qui se sont si bien
montrés à Courtrai dans les différentes attaques ? Que deviendront nos
frontières ? Que deviendront Menin et Courtrai quand l'armée française se
retirera, pour avoir si bien reçu et arboré la cocarde nationale ? « Il
est temps que la Nation entière se lève : le moment de frapper est venu : il
faut qu'elle recouvre la gloire qu'elle perdrait si elle restait assoupie.
L'ennemi n'est point en force, pourquoi reculons-nous ? Toute l'armée
murmure. S'il faut qu'elle retourne en France je ne réponds pas des
événements fâcheux que cette démarche peut occasionner. Le maréchal tient
conseil en ce moment... La proclamation du roi a été imprimée par ordre du
maréchal de Luckner et elle a été répandue à profusion dans l'armée : M.
Lameth a couru toute sa division pour engager les régiments à exprimer leur
vœu sur la proclamation du roi et l'adresser ensuite au maréchal. Plusieurs
régiments ont juré d'être fidèles à la Nation, à la loi et au roi, et de
n'entrer dans aucune disposition politique. Ils ont juré de frapper fort
l'ennemi. » VERGNIAUD MENACE LE CHÂTEAU L'apparition
des forces prussiennes sur le Rhin, la retraite peu explicable de Luckner
surexcitent le sentiment national et révolutionnaire. Visiblement la Patrie
est en danger : elle est menacée à la fois du dehors et du dedans, par la
contre-Révolution et par l'étranger. La patrie est en danger et la Révolution
comprend qu'à proclamer ce danger de la patrie, elle soulèvera jusqu'à
l'héroïsme la force des volontés. Pas de précautions dégradantes. Les âmes
pusillanimes sont abattues par la vue claire du danger, elle ajoute au
contraire à l'élan des âmes fortes. Proclamer que la patrie est en danger,
c'est animer contre l'ennemi toutes les énergies nationales ; c'est aussi
animer contre les trahisons (le la Cour toutes les énergies révolutionnaires.
Ce double coup terrible, contre l'ennemi du dehors et contre l'ennemi du
dedans qui ne sont qu'un même ennemi, la Révolution le porte aux premiers
jours de juillet. Le 30 juin, au nom de la Commission des Douze, Debry avait
apporté un projet de décret qui organisait la procédure selon laquelle le
danger de la patrie devait être déclaré, et les mesures qui devaient suivre.
C'est en se référant à ce projet de décret que Vergniaud, en son discours
immortel du 3 juillet, résuma, si je puis dire, les angoisses de la patrie et
de la liberté, et, sous les ménagements presque dérisoires d'une hypothèse
qui était une affirmation, porta à la royauté et à Louis XVI le coup mortel.
Admirable parole qui rompait enfin avec les hypocrisies, qui déchirait les
voiles d'un faux respect et les tissus de l'intrigue, et qui mettait enfin la
France et le roi en face de la vérité ! Ecoutez ces magnifiques accents
révolutionnaires. Il y a encore, semble-t-il, dans le discours, quelques
réserves et quelques replis, mais ce sont les replis de la nuée que l'éclair
illumine. Ils n'amortissent pas l'éclat de la foudre, ils semblent seulement
prêter à sa splendeur terrible un dessin souple et subtil. Il
indique d'abord le moyen d'en finir avec les troubles intérieurs : « Le
roi a refusé sa sanction à votre décret sur les troubles religieux. Je ne
sais si le sombre génie de Médicis et du cardinal de Lorraine erre toujours
sous les voûtes du palais des Tuileries ; mi l'hypocrisie sanguinaire des
Jésuites Lachaise et Letellier revit dans l'âme de quelque scélérat brûlant
de voir se renouveler les Saint-Barthélemy et les Dragonnades, je ne sais si
le cœur du roi est troublé par des idées fantastiques qu'on lui suggère et sa
conscience égarée par les terreurs religieuses dont on l'environne. « Mais
il n'est pas permis de croire sans lui faire injure et l'accuser d'être
l'ennemi le plus dangereux de la Révolution, qu'il veut encourager par
l'impunité des tentatives criminelles de l'ambition pontificale... Si donc il
arrive que les espérances de la Nation et les nôtres sont trompées, si
l'esprit de division continue de nous agiter, si la torche du fanatisme
menace encore de nous consumer, si les violences religieuses désolent
toujours les départements, il est évident que la faute en devra être imputée
à la négligence seule ou à l'incivisme des agents employés par le roi ; que
les allégations de l'inanité de leurs efforts, de l'insuffisance de leurs
précautions, de la multiplicité de leurs veilles, ne seront que de
méprisables mensonges et qu'il sera juste d'appesantir le glaive de la
justice sur eux, comme étant la cause unique de tous nos maux. Eh bien !
Messieurs, consacrez aujourd'hui cette vérité par une déclaration solennelle.
Le veto apposé sur votre décret a répandu non cette morne stupeur sous
laquelle l'esclave affaissé dévore ses pleurs en silence, mais ce sentiment
de douleur généreux qui, chez un peuple libre, éveille les passions et
accroît leur énergie. Hâtez-vous de prévenir une fermentation dont les effets
sont hors de la prévoyance humaine ; apprenez à la France que désormais les
ministres répondront sur leur tête de tous les désordres dont la religion
sera le prétexte ; montrez-lui dans cette responsabilité un terme à ses
inquiétudes, l'espérance de voir les séditieux punis, les hypocrites dévoilés
et la tranquillité renaître. » C'est
la suppression du droit de veto. Lorsque les « agents du roi seront
responsables sur leur tête, lorsqu'ils seront frappés à mort pour n'avoir
pas, en somme, exécuté les mesures que le roi se refuse à sanctionner que
restera-t-il du droit de sanction ? Mais que restera-t-il du roi lui-même ?
Vergniaud parle en juillet 1792 de faire tomber la tête des ministres. Six
mois plus tard, c'est la tête du roi qui tombera. Mais
voici que le grand orateur force le roi dans son dernier refuge : le respect
hypocrite et simulé de la Constitution. C'est ce que le roi avait répondu au
peuple le 20 juin : « J'appliquerai la Constitution. » Et il
l'appliquait en effet de manière à la tuer. Vergniaud dénonce la manœuvre et
il arrache au roi sa suprême ressource, le bouclier de mensonge et de ruse
dont il se couvrait. Il sent si bien qu'il va porter un coup formidable et
que si l'on enfonce un peu plus le glaive la royauté est morte, que lui-même,
par une précaution qui n'est pas purement oratoire, supplie l'Assemblée de ne
pas forcer d'une ligne le sens de ses paroles : « Il
est des vérités simples mais fortes et, d'une haute importance, dont la seule
énonciation peut, je crois, produire des effets plus grands, plus salutaires
que la responsabilité des ministres... Je parlerai sans autre passion que
l'amour de la patrie et le sentiment des maux qui la désolent. Je prie qu'on
m'écoute avec calme, qu'on ne se hâte pas de me deviner pour approuver ou
condamner d'avance ce que je n'ai pas l'intention de dire. Fidèle à mon
serment de maintenir la Constitution, de respecter les pouvoirs constitués,
c'est la Constitution seule que je vais invoquer. De plus, j'aurai parlé dans
les intérêts bien entendus du roi si, à l'aide de quelques réflexions d'une
évidente frappante, je déchire le bandeau que l'intrigue et l'adulation ont
mis sur ses yeux et si je lui montre le terme où, ses perfides amis
s'efforcent de le conduire. » Vergniaud
espérait-il encore que son avertissement terrible ramènerait le roi à la
Révolution ? Peut-être ; il lui en coûtait assurément de penser qu'une
nouvelle crise révolutionnaire, pleine d'inconnu, allait s'ouvrir : qui sait
si, après la fausse tactique des ménagements, on n'agira pas sur le roi par
les grands effets de vérité et de terreur ? « C'est
au nom du roi, s'écrie-t-il, que les princes français ont tenté de soulever
contre la Nation toutes les cours de l'Europe ; c'est pour venger la dignité
du roi que s'est conclu le traité de Pillnitz et formée l'alliance
monstrueuse entre les Cours de Vienne et de Berlin ; c'est pour défendre le
roi qu'on a vu accourir en Allemagne, sous les drapeaux de la rébellion, les
anciennes compagnies des gardes du corps ; c'est pour venir au secours du roi
que les émigrés sollicitent et obtiennent de l'emploi dans les armées
autrichiennes et s'apprêtent à déchirer le sein de la patrie ; c'est pour
joindre ces preux chevaliers de la prérogative royale que d'autres preux
pleins d'honneur et de délicatesse abandonnent leur poste en présence de
l'ennemi, trahissent leurs serments, volent les caisses, travaillent à
corrompre leurs soldats, et placent ainsi leur gloire dans la lâcheté, le
parjure, la subornation, le vol et les assassinats. (Applaudissements
des tribunes.)
C'est contre la Nation et l'Assemblée nationale seule, et pour le maintien de
la splendeur du trône que le roi de Bohême et de Hongrie nous fait la guerre
et que le roi de Prusse marche sur nos frontières ; c'est au nom du roi que
la liberté est attaquée et que, si l'on parvenait à la renverser, on
démembrerait bientôt l'Empire pour indemniser de leurs frais les -puissances
coalisées ; car on connaît la générosité des rois, on sait avec quel
désintéressement ils envoient leurs armées pour désoler une terre étrangère
et jusqu'à quel point on peut croire qu'ils épuiseraient leurs trésors pour
soutenir une guerre qui ne devrait pas leur être profitable. Enfin, tous les
maux qu'on s'efforce d'accumuler sur nos-têtes, tous ceux que nous avons à
redouter, c'est le nom seul du roi qui en est le prétexte et la cause. « Or,
je lis dans la Constitution, chapitre II, section 1re, article 6 : Si le roi
se met à la tête d'une armée et en dirige les forces contre la Nation, ou
s'il ne s'oppose pas par un acte formel à une telle entreprise qui
s'exécuterait en son nom, il serait censé avoir abdiqué la royauté. « Maintenant
je vous demande ce qu'il faut entendre par un acte formel d'opposition ; la
raison me dit que c'est l'acte d'une résistance proportionnée autant qu'il
est possible au danger, et faite dans un temps utile pour pouvoir l'éviter. « Par
exemple, si, dans la guerre actuelle, 100.000 Autrichiens dirigeaient leur
marche sur la Flandre, ou 100.000 Prussiens vers l'Alsace, et que le roi, qui
est le chef suprême de la force publique, n'opposât à chacune de ces deux
redoutables armées qu'un détachement de 10 ou 20.000 hommes, pourrait-on dire
qu'il a employé des moyens de résistance convenables, qu'il a rempli le vœu
de la Constitution et fait l'acte formel qu'elle exige de lui ? « Si
le roi, chargé de veiller à la sûreté extérieure de 1'Etat, de notifier au
Corps législatif les hostilités imminentes, instruit des mouvements de
l'armée prussienne, n'en donnait aucune connaissance à l'Assemblée nationale
; instruit, ou du moins pouvant présumer que cette armée nous attaquera dans
un mois, disposait avec lenteur les préparatifs de répulsion ; si l'on avait
une juste inquiétude sur les progrès que les ennemis pourraient faire dans
l'intérieur de la France et qu'un camp de réserve fût évidemment nécessaire
pour prévenir ou arrêter ces progrès, s'il existait un décret qui rendît
infaillible et prompte la formation de ce camp ; si le roi rejetait ce décret
et lui substituait un plan dont le succès fût incertain, et demandait pour sa
création un temps si considérable que les ennemis auraient celui de le rendre
impossible ; si le Corps législatif rendait des décrets de sûreté générale,
que l'urgence du péril ne permit aucun délai, que cependant la sanction fût
refusée ou différée pendant deux mois ; si le roi laissait le commandement de
l'armée à un général intrigant, devenu suspect à la Nation par les fautes les
plus graves, les attentats les plus caractérisés à la Constitution ; si un
autre général nourri loin de la corruption des Cours et familier avec la
victoire, demandait pour la gloire de nos armes un renfort qu'il serait
facile de lui accorder ; si, par un refus, le roi lui disait clairement : « Je
te défends de vaincre » ; si, mettant à profit cette funeste
temporisation, tant d'incohérence dans notre marche politique ou plutôt, une
si confiante persévérance dans la tyrannie, la ligue des tyrans portait des
atteintes mortelles à la liberté, pourrait-on dire que le roi a fait la
résistance constitutionnelle, qu'il a rempli pour la défense de l'Etat le vœu
de la Constitution, qu'il a fait l'acte formel qu'elle lui prescrit ? « Vous
frémissez messieurs... « Souffrez
que je raisonne encore dans cette supposition douloureuse. J'ai exagéré
plusieurs faits, j'en énoncerai même tout à l'heure qui, je l'espère,
n'existeront jamais, pour ôter tout prétexte à des applications qui sont
purement hypothétiques ; mais j'ai besoin d'un développement complet, pour
montrer la vérité sans nuages. (Vifs applaudissements à gauche et dans
les tribunes.) « Si
tel était le résultat de la conduite dont je viens de tracer le tableau, que
la France nageât dans le sang, que l'étranger dominât, que la Constitution
fût ébranlée, que la contre-Révolution fût là, et que le roi vous dise pour
sa justification : « Il
est vrai que les ennemis qui déchirent la France prétendent n'agir que pour
relever ma puissance, qu'ils supposent anéantie ; venger ma dignité, qu'ils
supposent flétrie ; me rendre mes droits royaux, qu'ils supposent compromis
ou perdus ; mais j'ai prouvé que je n'étais pas leur complice, j'ai obéi à la
Constitution qui m'ordonne de m'opposer par un acte formel à leurs
entreprises puisque j'ai mis des armées en campagne. Il est vrai que ces
armées étaient trop faibles, mais la Constitution ne désigne pas le degré de
force que je devais leur donner ; il est vrai que je les ai rassemblées trop
lard, mais la Constitution ne désigne pas le temps auquel je devais les
rassembler ; il est vrai que des camps de réserve auraient pu les soutenir,
mais la Constitution ne m'oblige pas à former des camps de réserve. Il
est vrai que lorsque les généraux s'avançaient en vainqueurs sur le
territoire ennemi, je leur ai ordonné de s'arrêter ; mais la Constitution ne
me prescrit pas de remporter des victoires ; elle me défend même les
conquêtes. Il est vrai qu'on a tenté de désorganiser les armées par des
démissions combinées d'officiers et que je n'ai fait aucun effort pour
arrêter le cours de ces démissions ; mais la Constitution n'a pas prévu ce
que j'aurais à faire en pareil délit. Il est vrai que mes ministres ont
continuellement trompé l'Assemblée nationale sur le nombre, la disposition
des troupes et leurs approvisionnements ; que j'ai gardé le plus longtemps
que j'ai pu ceux qui entravaient la marche du gouvernement constitutionnel,
le moins possible ceux qui s'efforçaient de lui donner du ressort ; mais la
Constitution ne fait dépendre leur nomination que de ma volonté, et nulle
part elle n'ordonne que je donne ma confiance aux patriotes et que je chasse
les contre-révolutionnaires. « Il
est vrai que l'Assemblée nationale a rendu des décrets utiles ou même
nécessaires et que j'ai refusé de les sanctionner, mais j'en avais le droit ;
il est sacré, car je le tiens de la Constitution. Il est vrai, enfin, que la
contre-Révolution se fait, que le despotisme va remettre entre mes mains son
sceptre de fer, que je vous en écraserai, que vous allez ramper, que je vous
punirai d'avoir eu l'insolence de vouloir être libres ; mais j'ai fait tout
ce que la Constitution me prescrit ; il n'est émané de moi aucun acte que la
Constitution condamne ; il n'est donc pas permis de douter de ma fidélité
pour elle, de mon zèle pour sa défense. (Double salve
d'applaudissements.) « Si,
dis-je, il était possible que dans les calamités d'une guerre funeste, dans
les désordres d'un bouleversement contre-révolutionnaire, le roi des Français
leur tint ce langage dérisoire ; s'il était possible qu'il leur parlât jamais
de son amour pour la Constitution avec une ironie aussi insultante, ne
seraient-ils pas en droit de lui répondre : « Ô
roi, qui sans doute avez cru, avec le tyran Lysandre, que la vérité ne valait
pas mieux que le mensonge et qu'il fallait amuser les hommes par des serments
ainsi qu'on amuse les enfants avec des osselets, qui n'avez feint d'aimer les
lois que pour parvenir à la puissance qui vous permettrait de les braver ; la
Constitution, que pour qu'elle ne vous précipitât pas du trône où vous aviez
besoin de rester pour la détruire ; là Nation, que pour assurer le succès de
vos perfidies, en lui inspirant de la confiance, pensez-vous nous abuser
aujourd'hui par d'hypocrites protestations et nous donner le change sur la
cause de nos malheurs, par l'artifice de vos excuses et l'audace de vos
sophismes ? « Était-ce
nous défendre que d'opposer aux soldats étrangers des forces dont
l'infériorité ne laissait pas même d'incertitude sur leur défaite ? Était-ce
nous défendre que d'écarter les projets tendant à fortifier l'intérieur du
royaume ou de faire des préparatifs de résistance pour l'époque où nous
serions déjà devenus la proie des tyrans ? Était-ce nous défendre que de
choisir des généraux qui attaquaient eux-mêmes la Constitution, ou
d'enchaîner le courage de ceux qui la servaient ? Était-ce nous défendre que
de paralyser sans cesse le gouvernement par la désorganisation continuelle du
ministère ? La Constitution vous laisse-t-elle le choix des ministres pour
notre bonheur ou notre ruine ? Vous fit-elle chef de l'armée pour notre
gloire ou pour notre honte ? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction,
une liste civile et tant de prérogatives pour perdre constitutionnellement la
Constitution et l'Empire ? Non, non ; homme, que la générosité des Français
n'a pu émouvoir, homme, que le seul amour du despotisme a pu rendre sensible,
vous n'avez pas rempli le vœu de la Constitution ; elle est peut-être
renversée, mais vous ne recueillerez point le fruit de votre parjure ; vous
ne vous êtes point opposé par un acte formel aux victoires qui se
remportaient en votre nom sur la liberté ; mais vous ne recueillerez point le
fruit de ces indignes triomphes ; vous n'êtes plus rien pour cette
Constitution (Applaudissements des tribunes), pour cette Constitution que vous avez si
indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi. (Vifs
applaudissements à gauche et dans les tribunes.) » C'est
un prodige de vérité et d'art, de passion et de tactique. L'hypothèse que
fait Vergniaud coïncide par tant de traits avec la réalité, que le poids de
ce réquisitoire sublime tombe directement sur le roi, à peine atténué et
comme détourné par un suprême et presque impossible espoir. Et cependant, en
forçant quelques traits, en parlant un moment comme si la Constitution était
déjà ruinée, la France déjà envahie et ensanglantée, en allant au-delà de la réalité,
Vergniaud semblait dire au roi : « Ce que je vous dis ne s'appliquera
entièrement et définitivement à vous que si vous laissez se développer la
crise, si vous ne vous retirez pas des chemins toujours plus glissants de
trahison. » Ce
discours de Vergniaud enveloppe le roi d'un prodigieux éclair, mais la foudre
circulant autour de lui ne le frappe pas à mort ; elle lui accorde un suprême
répit. Je ne sais rien de plus beau, de plus émouvant que cet effet à la fois
direct, violent et suspensif. L'art infini et la sublime inspiration de
l'orateur se marquent, qu'on me pardonne ce détail, jusque dans la structure
grammaticale. C'est
une seule phrase qui porte en elle, comme une vaste nuée, ce grondement de
foudre et cet éblouissement d'éclairs. Elle est tout entière suspendue à son
premier terme qui marque l'hypothèse : « Si tel était le résultat », et ce
premier terme d'hypothèse reparaît avant le terrible anathème final ; ainsi
l'Assemblée ne peut pas oublier un moment que, si voisine de la réalité, si
effroyablement vraisemblable que soit la supposition de l'orateur, elle reste
pourtant en quelque mesure une supposition. Et pourtant, les développements
suspendus à cette hypothèse ont une telle abondance et une telle étendue, une
telle force directe, qu'on ne sait plus si l'hypothèse même ne s'est pas
insensiblement confondue avec la réalité, comme un moment la folie simulée d'Hamlet
ne se distingue plus très nettement de la folie réelle. J'ai eu tort tout à
l'heure de m'excuser de noter cet art merveilleux et ici presque magique. Car
il me plaît que l'éclair, qui manifeste enfin la fourberie royale, soit d'une
splendide beauté et qu'en cette minute de clairvoyance exaltée le regard de
flamme de la Révolution soit le regard du génie. Au
fond, la question était nettement posée : Si le roi ne défend pas réellement,
sincèrement la liberté et la patrie, il est, d'après la Constitution,
considéré comme ayant abdiqué. Or, il ressort de tous les faits connus que le
roi ne défend pas sincèrement et comme elles doivent être défendues, la
patrie et la liberté. Sa
déchéance s'impose donc, à moins que le roi, par un brusque revirement ou par
la révélation suprême d'une bonne foi constitutionnelle que son entourage
avait obscurcie, ne désarme la Constitution prête à frapper. Donc, à moins
d'une conversion quasi-miraculeuse de Louis XVI, c'est la fin de sa royauté,
c'est la fin de la royauté. Vergniaud, pourtant, comme les grands orateurs
imaginatifs, semble avoir espéré que la force éblouissante et menaçante de sa
parole, secondée par une manifestation de l'Assemblée, porterait dans l'âme
du roi un salutaire et décisif avertissement. Il formula ainsi ses
conclusions : « Je
propose de décréter : « 1°
Que la patrie est en danger, et sur le mode de cette déclaration, je me
réfère au projet de la commission extraordinaire des Douze ; « 2°
Que les ministres seront responsables de tous les troubles intérieurs qui
auraient la religion pour prétexte ; « 3°
Qu'ils sont responsables de toute invasion de notre territoire, faute de
précautions pour remplacer à temps le camp dont vous aviez décrété la
formation. « Je
vous propose ensuite de décréter qu'il sera fait un message au roi dans le
sens que j'ai indiqué. « Qu'il
sera fait une adresse aux Français pour les inviter à l'union et à prendre
les mesures que les circonstances rendent nécessaires. « Que
vous vous rendrez en corps à la fédération du 14 juillet et que vous y
renouvellerez votre serment du 14 janvier. « Que
le roi sera invité à y assister pour y prêter le même serment. « Enfin,
que la copie du message au roi, l'adresse aux Français et le décret qui sera
rendu à la suite de cette discussion soient portés par des courriers
extraordinaires dans les 83 départements. » Une
longue acclamation lui répondit ; et le 'modéré Mathieu Dumas ayant répondu,
non sans talent et sans courage, à Vergniaud, l'Assemblée, encore sous
l'émotion de la parole magnifique et habile de l'orateur girondin, refusa
l'impression du discours de Dumas. C'était cinq jours après la démarche de La
Fayette ; il avait bien décidément perdu la partie. LA CONFIANCE DE MARIE-ANTOINETTE Chose
curieuse et dramatique ! Le jour même où Vergniaud enveloppait le château des
Tuileries de larges éclairs, qui par toutes les fenêtres devaient entrer
comme des glaives de feu, la reine Marie-Antoinette adressait à Fersen un
billet plein d'espérance : « J'ai
reçu votre lettre du vingt-cinq, n° onze. J'en ai été bien touchée. Notre
position est affreuse, mais ne vous inquiétez pas trop ; -je sens du courage,
et j'ai en moi quelque chose qui me dit que nous serons bientôt heureux et
sauvés. Cette seule idée me soutient. L'homme que j'envoie est pour M. de
Mercy ; je lui écris très fortement pour décider qu'enfin on parle. Agissez
de manière à en imposer ici ; le moment presse et il n'y a plus moyen
d'attendre. J'envoie les blancs-seings comme vous les avez demandés. « Adieu,
quand nous reverrons-nous tranquillement ? » C'est
sans doute en cette soirée du 3 juillet qu'elle disait à Madame Campan, en
lui montrant la nuit sereine : « C'est libre bientôt et joyeuse que je
contemplerai cette lune au doux éclat. » D'où
venait son espoir en cette heure tragique où la Révolution grondait autour
d'elle, où le bruit hostile de la rue ne tombait un moment que pour laisser
éclater la parole tribunitienne ? C'est d'un manifeste des alliés qu'elle
attendait le salut : c'est de la prochaine chevauchée de Brunswick et, dans
le château des Tuileries, peu à peu transformé en forteresse, le roi et la
reine attendaient l'apparition de l'étranger libérateur. Déjà
Marie-Antoinette se voit sur le seuil du palais, dont les rois et les
généraux gravissent les marches. LA PATRIE EN DANGER C'est
le 7 juillet que l'Assemblée adopte définitivement la procédure « de la
patrie en danger ». Ce n'est pas seulement un appel aux énergies nationales
et aux dévouements révolutionnaires, c'est une organisation de défense : « L'Assemblée
nationale, considérant que les efforts multipliés des ennemis de l'ordre et
la propagation de tous les genres de troubles dans les diverses parties de
l'Empire, au moment où la Nation, pour le maintien de sa liberté, est engagée
dans une guerre étrangère, peuvent mettre en péril la chose publique, et
faire penser que le succès de notre régénération politique est incertain ; « Considérant
qu'il est de son devoir d'aller au-devant de cet événement possible et de
prévenir, par des dispositions fermes, sages et régulières, une confusion
aussi nuisible à la liberté et aux citoyens que le serait alors le danger
lui-même ; « Voulant
qu'à cette époque la surveillance soit générale, l'exécution plus active, et
surtout que le glaive de la loi sans cesse présent à ceux qui, par une
coupable inertie, par des projets perfides ou par l'audace d'une conduite
criminelle, tenteraient de déranger l'harmonie de l'Etat ; « Convaincue
qu'en se réservant le droit de déclarer le danger, elle en éloigne l'instant
et rappelle la tranquillité dans l'âme des bons citoyens ; « Pénétrée
de son serment de vivre libre ou mourir et de maintenir la Constitution,
forte du sentiment de ses devoirs et des vœux du peuple, pour lequel elle
existe, décrète qu'il y a urgence. » « L'Assemblée
nationale, après avoir entendu le rapport de sa commission des Douze et
décidé l'urgence, décrète ce qui suit : « ARTICLE PREMIER. — Lorsque la sûreté intérieure
ou la sûreté extérieure de l'Etat seront menacées, et que le Corps législatif
aura jugé indispensable de prendre des mesures extraordinaires, elle le
déclarera par un acte du Corps législatif, conçu en ces termes : Citoyens, la
patrie est en danger. « ART. 2. — Aussitôt après la
déclaration publiée, les conseils de département et de district se
rassembleront et seront, ainsi que les Conseils généraux des communes, en
surveillance permanente ; dès ce moment, aucun fonctionnaire public ne pourra
s'éloigner ou rester éloigné de son poste. « ART. 3. — Tous les citoyens en état
de porter les armes et ayant déjà fait le service de gardes nationales seront
aussitôt en état d'activité permanente. « ART. 4. — Tous les citoyens seront
tenus de déclarer, devant leurs municipalités respectives, le nombre et la
nature des armes et munitions dont ils seront pourvus ; le refus de
déclaration ou la fausse déclaration dénoncée. et prouvée seront punis par la
voie de la police exceptionnelle ; savoir, dans le premier cas : P d'un
emprisonnement dont le terme ne pourra être moindre de deux mois ni excéder
une année ; et dans le second cas, d'un emprisonnement dont le terme ne
pourra être moindre d'une année, ni excéder deux ans. « ART. 5. — Le Corps législatif
fixera nombre des gardes nationales que chaque département devra fournir. « ART. 6. — Les Directoires de
département en feront la répartition par districts, et les districts entre
les cantons à proportion du nombre des gardes nationales de chaque canton. « ART. 7. — Trois jours après la
publication de l'arrêté du Directoire, les gardes nationales se rassembleront
par canton ; et, sous la surveillance de la municipalité du chef-lieu, ils
choisiront entre eux le nombre d'hommes que le canton devra fournir. « ART. 8. — Les citoyens, qui
auront obtenu l'honneur de marcher les premiers au secours de la patrie en
danger, se rendront trois jours après au chef-lieu de leur district ; ils
s'y formeront en compagnies, en présence d'un commissaire de l'administration
du district, conformément à la loi du 4 août 1791, ils y recevront le
logement sur le pied militaire, et se tiendront prêts à marcher à la première
réquisition. « ART. 9. — Les capitaines
commanderont alternativement, et par semaine, les gardes nationales choisies
et réunies au chef-lieu du district. « ART. 10. — Lorsque les nouvelles
compagnies des gardes nationales de chaque département seront en nombre
suffisant pour former un bataillon, elles se réuniront dans les lieux qui
leur seront désignés par le pouvoir exécutif, et les volontaires y nommeront
leur état-major. « ART. 11. — Leur solde sera fixée
sur le même pied que celle des autres volontaires nationaux ; elle aura lieu
du jour de la réunion au chef-lieu du canton. « ART. 12 — Les armes nationales
seront remises, dans les chefs-lieux de canton, aux gardes-nationales
choisies pour la composition des nouveaux bataillons de volontaires.
L'Assemblée nationale invite tous les citoyens à confier volontairement, et
pour le temps de danger, les armes dont ils sont dépositaires à ceux qu'ils
chargeront de les défendre. « ART. 13. — Aussitôt la publication
du présent décret, les Directoires de district se fourniront chacun de mille
cartouches à balles, calibre de guerre, qu'ils conserveront en lieu sain et
sûr pour en faire la distribution aux volontaires, lorsqu'ils le jugeront
convenable. Le pouvoir exécutif sera tenu de donner les ordres pour faire
parvenir aux départements les objets nécessaires à la fabrication des
cartouches. « ART. 14. — La solde des volontaires
leur sera payée sur des états qui seront délivrés par les Directoires de
district, ordonnancés par les Directoires de département, et les quittances
en seront reçues à la trésorerie nationale comme comptant. « ART. 15. — Les volontaires
pourront faire leur service sans être revêtus de l'uniforme national. « ART. 16. — Tout homme résidant ou
voyageant en France est tenu de porter la cocarde nationale ; sont exceptés
de la présente disposition les ambassadeurs et agents accrédités des
puissances étrangères. « ART. 17. — Toute personne revêtue
d'un signe de rébellion sera poursuivie devant les tribunaux ordinaires ; et,
en cas qu'elle soit convaincue de l'avoir pris à dessein, elle sera punie de
mort. Il est ordonné à tout citoyen de l'arrêter ou de la dénoncer
sur-le-champ, à peine d'être réputé complice ; toute cocarde autre que celle
aux trois couleurs nationales est un signe de rébellion. « ART. 18. — La déclaration du danger
de la patrie ne pourra être prononcée dans la même séance où elle aura été
proposée ; et avant tous, le ministère sera entendu sur l'état du royaume. « ART. 19. — Lorsque le danger de la
patrie aura cessé, l'Assemblée nationale le déclarera par un acte du Corps
législatif, conçu en ces termes : Citoyens, la patrie n'est plus en danger. » Ainsi,
ce n'est pas à l'instinct de conservation des individus, ce n'est pas aux
mouvements spontanés de la colère ou de la frayeur qu'est livrée, si je puis
dire, la conscience nationale. Elle ne relève que d'elle-même : c'est elle
qui se gouverne dans son unité. Il n'y aura péril qu'à la minute même où la
conscience commune de la patrie l'aura reconnu et proclamé. Ainsi, chaque
conscience individuelle, jusque dans les forces élémentaires de l'instinct de
conservation, est enveloppée par la conscience nationale. Et la puissance de
l'ordre ajoute encore à la puissance de l'exaltation ; car lorsqu'elle vibre
au signal donné par la liberté en péril, toute âme sait qu'elle est à
l'unisson de la patrie ; c'est la patrie elle-même, c'est la commune liberté
qui vibre et frémit en elle. Ce
n'est point d'abord par réquisitions que procède la Révolution menacée, elle
fait appel au libre dévouement des citoyens. Ce sont des volontaires qui
auront l'honneur de marcher les premiers, et c'est volontairement que les
citoyens qui ont des armes les donneront pour le temps du danger. Les
uniformes manquent-ils ? H n'importe : les soldats de la Révolution n'ont pas
besoin d'uniforme pour aller au péril. C'est comme citoyens qu'ils
combattent, c'est leur liberté civile qu'ils défendent, pourquoi ne porteraient-ils
pas devant l'ennemi leur vêtement civil ? Et partout, ce sont les autorités
civiles, ce sont les citoyens élus qui, au district, au Département, veillent
à la formation, à l'équipement, à l'armement, au paiement des compagnies
révolutionnaires. Quelle
commotion de liberté et d'héroïsme donnée à tous les cœurs ! Quelques jours
après, le 11 juillet, sur un rapport fait par Hérault de Séchelles, au nom de
la Commission extraordinaire des Douze, l'Assemblée déclarait que la patrie
était en danger. Les hommes prudents ou timides, les modérés, disaient : A
quoi bon ? Ajoutez-vous ainsi à la force militaire réelle de la France ?
N'allez-vous pas, en surexcitant les alarmes, dissoudre la Nation en
d'innombrables petits groupes qui songeront chacun à leur salut immédiat ?
Hérault de Séchelles répondait en montrant les armées ennemies en marche vers
nos frontières. Il disait que du Corps législatif devait partir « une
étincelle électrique », qui communiquerait à l'ensemble une énergie soudaine.
Et il signalait le caractère exceptionnel, unique, de la lutte entreprise.
C'était la première fois dans l'histoire du monde, que tout un peuple luttait
pour sa liberté. Et c'était aussi la dernière fois, car de cette lutte
sortirait la liberté de tous les peuples ; et ce serait alors l'universelle
et éternelle paix. « Enfin,
Messieurs, il faut se pénétrer d'une réflexion décisive. C'est que la guerre
que nous avons entreprise ne ressemble en rien à ces guerres communes qui ont
tant de fois désolé et déchiré le globe : c'est la guerre de la liberté, de
l'égalité, de la Constitution, contre une coalition de puissances d'autant
plus acharnées à modifier la Constitution française qu'elles redoutent chez
elles l'établissement de notre philosophie et les lumières de nos principes. Cette
guerre est donc la dernière de toutes entre elles et nous... La seule
occasion de convoquer tous les frères que la liberté nous a donnés est donc
venue ; et désormais elle ne se représentera plus. » Cette
guerre extraordinaire, il fallait la solenniser par une grave et
retentissante déclaration, comme par un coup de canon on solennise un grand
événement. La dernière de toutes les guerres ! Sublime
illusion qui exaltait encore les courages en donnant à cette guerre, qui
devait marquer la fin des guerres, l'innocence de la paix. C'est comme une
aube fraîche et pure de liberté et de paix qui se réfléchissait au fer des
baïonnettes et des piques. C'était
un grand coup à l'ennemi. C'était aussi un grand coup à la royauté. Car si la
patrie est en danger, qui donc a créé ce danger ? Et si la patrie est en
danger, le suprême péril n'est-il pas de garder comme chef de la Nation et
des armées un homme qui ne voulait pas de la liberté et qui mettait l'intérêt
de la royauté au-dessus de la patrie ? Hérault de Séchelles avait conclu : « La
patrie est en danger parce que la Constitution est en danger. » Ainsi,
c'est sur les Tuileries qu'était pointé le canon d'alarme. A la fin de la
séance du 11, c'est dans un -silence émouvant que l'Assemblée adopta la belle
et simple formule : « L'Assemblée
nationale, après avoir entendu les ministres et observé les formalités
indiquées par la loi des 4 et 5 de ce mois, a décrété l'acte du Corps
législatif suivant : « Acte du Corps Législatif. « Des
troupes nombreuses s'avancent vers nos frontières ; tous ceux qui ont horreur
de la liberté s'arment contre notre Constitution, « Citoyens, la patrie
est en danger. « Que
ceux qui vont obtenir l'honneur de marcher les premiers pour défendre ce
qu'ils ont de plus cher, se souviennent toujours qu'ils sont Français et
libres ; que leurs concitoyens maintiennent, dans leurs foyers, la sûreté des
personnes et des propriétés ; que les magistrats du peuple veillent
attentivement ; que tous, dans un courage calme, attribut de la véritable
force, attendent le signal de la loi, et la patrie sera sauvée. » Un autre coup terrible avait été porté peu de jours avant aux modérés, défenseurs de la monarchie. L'Assemblée avait décrété la publicité des séances des Corps administratifs. Ainsi le Directoire du Département de Paris, devenu le foyer de l'esprit feuillant et du modérantisme rétrograde, allait être enveloppé de la force populaire. Fout donc accélérait le mouvement révolutionnaire. Tout précipitait la suprême rencontre de la Révolution et de la royauté. |
[1]
La Fayette intriguait lui-même avec l'ennemi. Il envoya à deux reprises des
émissaires à l'ambassadeur autrichien Mercy-Argenteau, qui séjournait à
Bruxelles, pour négocier une suspension d'armes qui lui aurait permis de
marcher sur Paris avec son armée. — A. M.