HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE PREMIER. — LE DIX AOÛT

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

 

LE PARTI GIRONDIN

La Gironde, comme nous l'avons vu, avait déclaré la guerre ou tout au moins l'avait précipitée dans la pensée de dominer la royauté. Mais le ministère girondin n'avait aucun plan précis, et il s'en faut qu'il ait travaillé systématiquement au renversement de la monarchie et à l'avènement de la République. Dumouriez, comme je l'ai indiqué déjà, se plaisait plutôt à un état compliqué et ambigu où ses ressources d'adresse et d'intrigue avaient toute leur valeur. Son rêve était de s'imposer à tous les partis par l'éclat de la victoire sur l'Autriche et de jouer ensuite entre la Révolution et le roi un rôle de courtier où il recevrait de toutes mains. Les Roland, j'entends le ministre et sa femme, n'avaient pas de grandes vues audacieuses. Roland était surtout un administrateur méticuleux, ombrageux ; il était préoccupé de sauvegarder sa dignité plébéienne et la mettait à de petites choses, comme de paraître au conseil des ministres avec des souliers sans boucles qui effarouchaient tous les gardiens du protocole. Il appliquait à la Révolution ses qualités et ses défauts d'inspecteur des manufactures et il ne tarda pas à s'offenser de ce que le mouvement populaire, en ces temps d'effervescence, avait d'irrégulier.

Très sobre et de peu de besoins, prenant son austérité un peu chagrine pour la seule forme de la vertu révolutionnaire, il était plutôt l'homme des restrictions et des censures moroses que l'homme des impulsions audacieuses. Au demeurant, bien loin de préparer la République, il était plus touché et flatté qu'il ne voulait en convenir par l'apparente bonhomie du roi qui interrogeait familièrement ses ministres sur les affaires de son ministère et semblait s'y intéresser. Mme Roland raconte qu'elle était obligée de mettre son mari et les autres ministres en garde contre les surprises de la sensibilité. Mme Roland n'avait pas de plan plus précis. C'était une âme stoïque et un peu vaine, avec des facultés vives et assez hautes, mais de peu d'étendue. Elle avait grandi dans une famille de petite bourgeoisie artisane où sa sensibilité ardente se heurtait de toute part à des limites et à la médiocrité de la vie. Son père, assez bon homme, s'était laissé aller à des désordres qui affligeaient et humiliaient sa fille. Il y eut ainsi en elle, de bonne heure, une habitude de refoulement, et c'est avec une grande exaltation qu'elle cherchait dans des lectures héroïques ou touchantes, dans Plutarque et dans Rousseau, une diversion et un réconfort.

Elle portait toujours dans son esprit le type des héros antiques, et elle avait appris de Rousseau à aimer la nature en ses mélancolies, à goûter « les voluptés sombres » du crépuscule, à contempler de sa fenêtre des quais de la Seine « le vaste désert du ciel ».

Mariée de bonne heure et par raison à Roland, vieux, jauni et triste, qu'elle estimait et qu'elle n'aimait point, elle ne connut guère la vie du mariage que comme un perpétuel renoncement du cœur et des sens. Elle surveillait avec inquiétude sa sensibilité toujours prête à s'émouvoir, écartant d'abord par des billets émus et tendres Bancal des Issards, dont l'intimité à la campagne de la Plâtrière lui devenait dangereuse, se détournant avec colère de Barbaroux, dont l'éclatante et présomptueuse beauté l'avait un moment éblouie, enfin donnant tout son cœur à Buzot mais après s'être juré à elle-même de ne pas lui donner sa personne[1], et soutenue en cette gageure par l'orage grandissant de la Révolution, par l'exaltation croissante du péril qui voulait des cœurs purs pour le suprême sacrifice, et sauvée de l'irrésistible attrait par la proscription et la mort.

Au demeurant, elle avait ou croyait avoir le goût de l'action, mais les événements lui apparaissaient surtout comme un moyen d'éprouver son âme, et malgré ses élans vers la vie, le monde, la liberté, elle ne vit jamais d'un regard juste et droit les hommes et les choses. Chez les hommes d'un génie vraiment fort et grand, comme Robespierre et Bonaparte, les crises de la vie intérieure, les enthousiasmes secrets pour Jean-Jacques ou pour Ossian ont accru la puissance d'action et la pénétration de l'esprit. Dans l'illimité de l'émotion et du rêve ils prenaient une étendue et une subtilité du regard qu'ils portaient ensuite dans le réel. Les brumes qui flottaient au loin leur avaient révélé d'abord les profondeurs de l'horizon dont peu à peu les lignes précises, nettes et lointaines leur apparaissaient.

Au contraire, Mm' Roland ne sortit jamais de Plutarque et de Rousseau, elle usa son énergie à se guinder en de superbes et inutiles fiertés, elle ne comprit qu'un moment Robespierre et ne comprit jamais Danton. Elle contribua à isoler la Gironde dans un stoïcisme déclamatoire et impuissant. La République lui paraissait le fond sur lequel devaient se dresser les figures des grands hommes et elle y rêvait comme à une résurrection de Rome. Mais elle n'avait formé aucun dessein précis et, entre Roland et Dumouriez, le ministère girondin flottait de l'incapacité à l'intrigue. Brissot était absorbé en ces mois d'avril et de mai par son rôle de ministre occulte ; il était tout occupé à recommander aux ministres en exercice les candidats aux fonctions publiques qui affluaient en solliciteurs dans son modeste appartement ; et, un peu étourdi de cette puissance soudaine, flatté peut-être par le mystère qui s'y mêlait, il ne semblait pas avoir hâte de renverser le paravent de monarchie qui abritait son influence. D'ailleurs, il avait administré la guerre à la France comme un médecin administre une potion pour tâter le malade. Il attendait.

 

LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE

L'avènement du ministère girondin avait encore exaspéré la lutte entre les deux fractions révolutionnaires. A la Société des Jacobins, Robespierre avait inséré dans une adresse un appel à' la Providence. Guadet l'accusa de favoriser la superstition et le mot de capucinade fut prononcé. Robespierre répondit par une profession de foi théiste à la manière du vicaire savoyard. Mais Guadet oubliait-il donc que lui-même à la Législative, dans une discussion récente, avait invoqué Dieu ? Etranges partis pris que ceux de la haine. Robespierre, d'autre part, abusait contre la Gironde des inévitables conséquences qu'entraîne le pouvoir ; il faisait un grief à Brissot de pousser ses amis aux emplois et Brissot répondait aux Jacobins : « On me fait beaucoup d'honneur de me supposer tant d'influence ; mais osera-t-on se plaindre que des Jacobins, des patriotes, des amis de la Révolution entrent enfin dans les emplois ? Ils devraient, pour le bien de la patrie les occuper tous. » Eternelle et fastidieuse querelle. Demain, c'est en° Roland, la girondine, qui reprendra contre Danton le reproche que Robespierre adresse maintenant à, Brissot. Elle lui fera un crime d'avoir été chercher dans les clubs, parmi les révolutionnaires ardents, les serviteurs de la Révolution, d'en avoir peuplé les ministères, les administrations, les armées.

Mais, dans ses querelles avec Brissot, Robespierre n'oubliait pas la contre-Révolution. Ou plutôt, par un coup de génie, par une merveille de clairvoyance et de haine, il avait trouvé moyen de frapper tout à la fois la contre-Révolution et la Gironde. C'était de frapper La Fayette. La Fayette était, à cette date, le vrai chef des Feuillants. Il en était -la dernière popularité, il en était l'épée. On savait qu'il voulait interpréter la Constitution dans son sens le plus modéré, qu'il considérait comme factieux tous ceux qui voulaient élargir le droit de la Nation aux dépens de la prérogative royale. Et, comme il avait gardé quelque crédit auprès des gardes nationales du royaume longtemps commandées par lui, il était la ressource suprême du modérantisme. Peut-être eût-il été redoutable aux démocrates s'il avait pu concerter son action avec la Cour. Mais la Cour se défiait de lui. Et elle avait d'ailleurs le projet non d'interpréter dans un sens modéré la Constitution, mais de la renverser à la faveur de la guerre.

Ainsi, La Fayette, entre la démocratie et la Cour, était isolé, et sa puissance vraie se resserrait tous les jours. Mais il apparaissait encore comme le grand obstacle à l'élan de la démocratie révolutionnaire. Et, en l'attaquant tous les jours, en le dénonçant, en le discréditant, Robespierre ouvrait les voies à la Révolution. Mais il atteignait en même temps par ricochet la Gironde. Certes, entre la Gironde et La Fayette il y avait eu toujours hostilité violente, et c'est à faux que Robespierre accusait Brissot d'avoir été le complaisant, le familier de La Fayette[2]. Mais la Gironde était au pouvoir et La Fayette commandait une armée. La Gironde, quoiqu'elle occupât le ministère, n'était ni assez forte ni assez audacieuse pour renouveler le haut personnel militaire. Elle maintenait à la tête des armées Rochambeau, Luckner, La Fayette, désignés par Narbonne. Et à vrai dire, à ce moment, le pays n'aurait pas eu confiance en des noms nouveaux ; les événements militaires, encore médiocres et incertains, ne suscitaient pas de jeunes chefs. La gloire n'avait pas encore la rapidité de la foudre. Aussi Robespierre pouvait solidariser la Gironde et La Fayette, comme un peu plus tard, et avec une bien plus terrible efficacité, il solidarisera la Gironde et Dumouriez.

 

LES PREMIÈRES DÉFAITES

Le début des hostilités avait été malheureux. Dans une marche sur Tournai, une division de Rochambeau s'était heurtée étourdiment aux troupes autrichiennes et nos soldats avaient fui. Se croyant trahis, ils avaient tué un (le leurs officiers, Dillon, et ce premier revers mêlé, d'indiscipline avait vivement ému les esprits. Les Girondins, qui avaient annoncé l'écrasement facile des suppôts de la tyrannie par les soldats de la liberté, étaient assez penauds. Marat les raillait âprement. On nous avait assuré, dit-il avec sarcasme, « que devant les Droits de l'Homme, les boulets de canon eux-mêmes reculeraient ». Et, reprenant son antienne de trahison, il engageait les soldats à massacrer les chefs.

La Gironde exaspérée demanda des poursuites contre lui. C'est Lasource qui, en un discours d'une violence extrême, le dénonça à la Législative. Pour colorer un peu ces poursuites contre Marat on décréta en même temps des poursuites contre le journaliste royaliste Royou.

L'Ami du peuple et l'Ami du Roi furent décrétés le même jour, mais c'est surtout l'Ami du peuple que la Gironde voulait atteindre. Ainsi, dès le début, éclataient l'inconséquence égoïste et la fatuité du parti girondin. Brissot n'avait qu'une excuse en précipitant la guerre ; c'est qu'elle donnât au peuple la force de se débarrasser de tous ses ennemis intérieurs, de rejeter tous les éléments de trahison. C'est Brissot lui-même qui, pressé par les raisonnements de Robespierre, avait dit : « Nous avons besoin de grandes trahisons. » Or, à l'heure même où le soupçon du peuple s'éveillait, au moment où une application de cette politique de défiance et d'extermination était faite par les soldats, la Gironde s'emportait jusqu'au délire.

Mais, dira-t-on, les soldats s'étaient trompés et Dillon n'était pas un traître. Assurément, et la Gironde pouvait avertir de leur erreur les soldats de la Révolution. Mais, espérait-elle, après avoir pour ainsi dire systématiquement affolé la France pour la sauver, que la raison et la sagesse conduiraient tous les mouvements du soupçon déchaîné ? Ou bien avait-elle la prétention de diriger à son gré les soupçons et les colères dans la grande âme orageuse de la Révolution, comme une main divine dirigeant la foudre dans les replis des vastes nuées ? Ces colères, ces indignations de Lasource et des Girondins contre Marat démontrent dès le début que la Gironde est condamnée ; car elle est incapable de faire sa propre politique. Qui a déchaîné la guerre a déchaîné par là même la violence aveugle des passions et doit ouvrir d'emblée au peuple un large, un inépuisable crédit d'erreur, de colère et d'égarement. Se rebiffer orgueilleusement à la première erreur, croire que tout est perdu parce que le chaos de la guerre, de la force et du hasard ne se débrouille pas comme un écheveau dont on tiendrait tous les fils, c'est un signe de puéril orgueil et de radicale impuissance. Il est certain dès maintenant que, dans les chemins ouverts par la Gironde, ce sont d'autres hommes plus résolus, plus logiques, plus attentifs à la spontanéité des forces populaires, qui conduiront la Révolution.

 

DANTON

Danton attendait, prêt à saisir de sa forte main les événements. Visiblement, il sentait que son heure était venue, l'heure des vastes remuements un peu troubles que les volontés puissantes et nettes conduisent jusqu'au but. Jusqu'au mois de février 1792, jusqu'au moment où il prit possession de son poste de substitut du procureur de la commune, il avait dédaigné de se défendre contre les calomnies qui l'enveloppaient[3]. Ses ennemis chuchotaient que par l'intermédiaire de Mirabeau il avait eu avec la Cour des relations louches, qu'il s'était fait rembourser sa charge de judicature bien au-delà de son prix ; et ils le représentaient comme un tribun vénal, ne demandant à la Révolution que d'assouvir l'appétit de ses sens robustes. Jamais il ne s'était expliqué. Que lui importait ?

Il exerçait sur le Club des Cordeliers, sur les révolutionnaires les plus ardents une action presque irrésistible. Par sa haute stature, par sa voix tonnante, par la décision de ses conseils et la sûreté de ses coups il dominait les Assemblées. Et sa fierté répugnait sans doute à descendre à des plaidoyers.

Qui se défend se diminue. Peut-être aussi pensait-il que, dans les vastes mouvements révolutionnaires, la fougue des passions et l'énergie du vouloir étaient plus nécessaires qu'une étroite et chétive vertu. Se défendre, c'était reconnaître que des comptes pouvaient être demandés aux hommes de la Révolution ; et pourquoi décourager ceux qui peut-être avaient dans leur vie privée des coins obscurs de misère ou des tares secrètes, mais qui tendaient d'un grand élan vers une vie meilleure où ils se referaient une vertu ? Il passait ainsi, un peu énigmatique et puissant, plus attentif à mesurer les forces qu'à vérifier la moralité de tous ceux qui s'agitaient vers un grand but.

Ce n'est pas qu'il s'abaissât à la démagogie vulgaire ou sournoise. Jamais il ne flattait les vices lâches et bas, les vanités inquiètes ou les égoïsmes timides. Il semblait surtout faire appel aux énergies de la vie saine et droite, au naturel appétit du bonheur et de la joie, à une large et fraternelle sensualité. Il n'avait pas non plus des bassesses affectées de langage.

Parfois il jetait un mot trivial, une phrase d'allure cynique. Mais il n'était point sans culture : il lisait en anglais les romans de Richardson et Shakespeare ; il pratiquait les auteurs latins, et sa parole n'était pas toujours sans emphase : des images grandiloquentes, — « La Liberté descendue du Ciel, nous rejetterons nos ennemis dans le néant, le peuple est éternel, je sortirai de la cita : delle de la raison avec le canon de la vérité », — auraient donné à ses discours quelque chose de factice, si un accent de résolution indomptable et la netteté des conseils pratiques ne leur avaient communiqué la vie, la flamine, la puissance d'action.

Mais, quand il prit possession de son poste de substitut du procureur de la commune, dans les derniers jours de janvier 1792, il lui parut que cette force naturelle d'action ne suffirait pas et il voulut encore cette considération, cette estime publique, sans lesquelles même aux jours les plus agités, nul ne peut jouer un grand rôle révolutionnaire. En un discours très étudié et dont, contrairement à ses habitudes, il communiqua aux journaux le texte complet, il raconta toute sa vie publique et privée. Il parla, sans amertume, et avec le pressentiment des grandes revanches prochaines, de son échec aux élections pour l'Hôtel de Ville. Il expliqua l'origine de sa modeste fortune, se défendit même de toute participation directe à la journée du Champ-de-Mars, où il ne vit sans doute, à la dernière heure, qu'une tentative étourdie et prématurée[4], et pour rassurer ceux que sa rigueur révolutionnaire pouvait effrayer, il déclara qu'il fallait défendre la Constitution. Mais il prévoyait qu'elle serait attaquée et il parlait d'un ton de menace à ceux qui seraient tentés de porter la main sur elle.

Il ne craignait pas de se présenter lui-même comme l'homme des nécessaires audaces :

« Monsieur le Maire et Messieurs, dans une circonstance qui ne fut pas un des moments de sa gloire, un homme, dont le nom doit être à jamais célèbre dans l'histoire de la Révolution (Mirabeau), disait : Qu'il savait bien qu'il n'y avait pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne ; et moi, vers la même époque à peu près, lorsqu'une sorte de plébiscite m'écarta de l'enceinte de cette Assemblée où m'appelait une section de la Capitale, je répondais à ceux qui attribuaient à l'affaiblissement de l'énergie des citoyens ce qui n'était que l'effet d'une erreur éphémère, qu'il n'y avait pas loin, pour un homme pur, de l'ostracisme suggéré aux premières fonctions de la chose publique.

L'événement justifie aujourd'hui ma pensée ; l'opinion, non ce vain bruit qu'une faction de quelques mois ne fait régner qu'autant qu'elle-même, l'opinion indestructible, celle qui se fonde sur des faits qu'on ne peut longtemps obscurcir, cette opinion qui n'accorde point d'amnistie aux traîtres, et dont le tribunal suprême casse les jugements des sots et les décrets des juges vendus à la tyrannie, cette opinion me rappelle du fond de ma retraite où j'allais cultiver cette métairie qui, quoique obscure et acquise avec le remboursement notoire d'une charge qui n'existe plus, n'en a pas moins été érigée par mes détracteurs en domaines immenses payés par je ne sais quels agents de l'Angleterre et de la Prusse.

«Je dois prendre place au milieu de vous, Messieurs, puisque tel est le vœu des amis de la liberté et de la Constitution, et je le dois d'autant plus que ce n'est pas dans le moment où la patrie est menacée de toutes parts, qu'il est permis de refuser un poste qui peut avoir ses dangers, comme celui d'une sentinelle avancée.

« Je serais entré silencieusement dans la carrière qui m'est ouverte, après avoir dédaigné pendant tout le cours de la Révolution de repousser aucune des calomnies sans nombre dont j'ai été assiégé, je ne me permettrais pas de parler un seul instant de moi, j'attendrais ma juste réputation de mes actions et du temps, si les fonctions déléguées auxquelles je vais me livrer ne changeaient pas entièrement ma position. Comme individu, je méprise les traits qu'on me lance, ils ne me paraissent qu'un vain sifflement ; devenu l'homme du peuple, je dois, sinon répondre à tout, parce qu'il est des choses dont il serait absurde de s'occuper, mais au moins lutter corps à corps avec quiconque semble m'attaquer avec une sorte de bonne foi.

« Paris, ainsi que la France entière, se compose de trois classes : l'une, ennemie de toute liberté, de toute égalité, de toute constitution, est digne de tous les maux dont elle a accablé et dont elle voudrait encore accabler la Nation ; celle-là, je ne veux point lui parler, je ne veux que la combattre à outrance jusqu'à la mort ; la seconde est l'élite des amis ardents, des coopérateurs, des plus fermes soutiens de notre sainte Révolution, c'est celle qui a constamment voulu que je sois ici, je ne dois non plus lui rien dire, elle m'a jugé, jamais je ne la tromperai dans son attente ; la troisième, aussi nombreuse que bien intentionnée, veut également la liberté, mais elle en craint les orages ; elle ne hait pas ses défenseurs qu'elle secondera toujours dans les jours de péril, mais elle condamne souvent leur énergie, qu'elle croit habituellement ou déplacée ou dangereuse ; c'est à cette classe de citoyens que je respecte, lors même qu'elle prête une oreille trop facile aux insinuations perfides de ceux qui cachent, sous le masque de la modération, l'atrocité de leurs desseins ; c'est, dis-je, à ces citoyens, que je dois comme magistrat du peuple me faire bien connaître par une profession de foi solennelle sur mes principes politiques.

« La nature m'a donné en partage les formes athlétiques et la physionomie âpre de la liberté. Exempt du malheur d'être né d'une de ces races privilégiées, suivant nos vieilles institutions, et par cela même presque toujours abâtardies, j'ai conservé, en créant seul mon existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un seul instant, soit dans ma vie privée, soit dans la profession que j'avais embrassée, de prouver que je savais allier le sang-froid de la raison à la chaleur de l'âme et à la fermeté du caractère.

« Si, dès les premiers jours de notre régénération, j'ai éprouvé tous les bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti à paraître exagéré pour n'être jamais faible, si je me suis attiré une première proscription pour avoir dit hautement ce qu'étaient les hommes qui voulaient faire le procès à la Révolution, pour avoir défendu ceux qu'on appelait les énergumènes de la liberté, c'est que je vis ce qu'on pouvait attendre des traîtres qui protégeaient ouvertement les serpents de l'aristocratie.

« Si j'ai été toujours honorablement attaché à la cause du peuple, si je n'ai pas partagé l'opinion d'une foule de citoyens, bien intentionnés sans doute, sur des hommes dont la vie politique me semblait d'une versatilité bien dangereuse ; si j'ai interpellé face à face, et aussi publiquement que loyalement, quelques-uns de ces hommes qui se croyaient les pivots sur lesquels tournait la Révolution ; si j'ai voulu qu'ils s'expliquassent sur ce que mes relations avec eux m'avaient fait découvrir de fallacieux dans leurs projets, c'est que j'ai toujours été convaincu qu'il importait au peuple de lui faire connaître ce qu'il devait craindre de personnages assez habiles pour se tenir perpétuellement en situation de passer, suivant le cours des événements, dans le parti qui offrait à leur ambition les hautes destinées ; c'est que j'ai cru encore qu'il était digne de moi de m'expliquer en présence de ces mêmes hommes, de leur dire ma pensée tout entière, lors même que je prévoyais bien qu'ils se dédommageaient de leur silence en me faisant peindre par leurs créatures avec les plus noires couleurs et en me préparant de nouvelles persécutions.

« Si, fort de ma cause, qui était celle de la Nation, j'ai préféré les dangers d'une seconde proscription judiciaire, fondée non pas même sur ma participation chimérique à line pétition trop tragiquement célèbre, mais sur je ne sais quel conte misérable de pistolets emportés en ma présence de la chambre d'un militaire, dans une journée à jamais mémorable, c'est que j'agis constamment d'après les lois éternelles de la justice, c'est que je suis incapable de soutenir des relations qui deviennent impures et d'associer mon nom à ceux qui ne craignent pas d'apostasier la religion du peuple qu'ils avaient d'abord défendue.

« Voilà quelle fut ma vie.

« Voici, Messieurs, ce qu'elle sera désormais.

« J'ai été nommé pour concourir au maintien de la Constitution, pour faire exécuter les lois jurées par la Nation : eh bien, je tiendrai mes serments, je remplirai mes devoirs, je maintiendrai de tout mon pouvoir la Constitution, puisque ce sera défendre tout à la fois l'égalité, la liberté et le peuple. Celui qui m'a précédé dans les fonctions que je vais remplir a dit qu'en l'appelant au ministère le roi donnait une nouvelle preuve de son attachement à la Constitution ; le peuple, en me choisissant, veut aussi fortement, au moins, la Constitution ; il a donc bien secondé les intentions du roi. Puissions-nous avoir dit, mon prédécesseur et moi, deux éternelles vérités ! Les archives du monde attestent que jamais un peuple lié par ses propres lois à une royauté constitutionnelle n'a rompu le premier ses serments ; les nations ne changent ou ne modifient jamais leurs gouvernements que quand l'excès de l'oppression les y contraint ; la royauté constitutionnelle peut durer plus de siècles en France que n'en a duré la royauté despotique.

« Ce ne sont pas les philosophes, eux qui ne font que des systèmes, qui ébranlent les empires ; les vils flatteurs des rois, ceux qui tyrannisent en leur nom le peuple et qui l'affament travaillent plus sûrement à faire désirer un autre gouvernement que tous les philanthropes qui publient leurs vues sur la liberté absolue. La Nation française est devenue plus fière sans cesser d'être aussi généreuse. Après avoir brisé ses fers, elle a conservé la royauté sans la craindre et l'a épurée sans la haïr. Que la royauté respecte un peuple chez lequel de longues oppressions n'ont point détruit le penchant à être confiant, qu'elle livre elle-même à la vengeance des lois tous les conspirateurs sans exception, et tous ces valets de cons- pirations qui se font donner par les rois des acomptes sur des contre-révolutions chimériques, auxquels ils veulent ensuite recruter, si je puis ainsi parler, des partisans à crédit. Que la royauté se montre sincèrement enfin l'amie de la liberté, sa souveraine ; elle s'assurera une durée pareille à celle de la Nation elle-même ; alors on verra que les citoyens qui ne sont accusés d'être au-delà de la Constitution que par ceux mêmes qui sont évidemment en deçà ; que ces citoyens, quelle que soit leur théorie abstraite sur la liberté, ne cherchent point à rompre le pacte social ; qu'ils ne veulent pas, pour un mieux idéal, renverser un ordre de choses fondé sur l'égalité, la justice et la liberté.

« Oui, Messieurs, je dois le répéter : quelles qu'aient été mes opinions individuelles lors de la révision de la Constitution sur les choses et sur les hommes, maintenant qu'elle est jurée, j'appellerais à grands cris la mort sur le premier qui lèverait un bras sacrilège pour l'attaquer, fût-ce mon père, mon ami, fût-ce mon propre fils : tels sont mes sentiments.

« La volonté générale du peuple français manifestée aussi solennellement que son adhésion à la Constitution sera toujours ma loi suprême. J'ai consacré ma vie tout entière à ce peuple qu'on n'attaquera plus, qu'on ne trahira plus impunément, et qui purgera bientôt la terre de tous les tyrans s'ils ne renoncent pas à la ligue qu'ils ont formée contre lui. Je périrai, s'il le faut, pour défendre sa cause ; lui seul aura mes derniers vœux ; lui seul les mérite ; ses lumières et son courage l'ont tiré de l'abjection et du néant ; ses lumières et son courage le rendront éternel. »

Quelle puissance et quelle habileté politique ! Avec quel soin Danton essaie de rallier à lui la classe moyenne, de désarmer les rancunes de la bourgeoisie modérée, amie de La Fayette, que si souvent il avait attaquée ! Et comme en même temps il réserve la liberté de mouvement du peuple ! Il dit avec tant de force que si une Révolution nouvelle éclate, ce ne sera pas pour réaliser de parti pris « une théorie abstraite de la liberté », c'est-à-dire la République, mais pour répondre à la perfidie du pouvoir, que la bourgeoisie timide est ainsi induite à accepter l'éventualité d'un mouvement populaire comme une irrésistible nécessité.

Danton est sincère quand il dit qu'il ne veut pas, par esprit de système, renverser la Constitution. 11 est sincère quand il proclame que, si elle veut, la royauté constitutionnelle peut durer des siècles ; et peut-être, avant de se jeter dans les orages et les risques d'une Révolution nouvelle, réservait-il, en sa conscience et en sa pensée, cette suprême chance, Mais il n'endort pas son esprit en cette hypothèse : il reste éveillé pour les luttes probables, il avertit seulement les timides qu'en lui la force de la raison réglera toujours la véhémence de la passion.

Le journal de Prudhomme s'étonne et se scandalise un peu de cette façon de parler de soi-même ; et il y avait, en effet, chez Danton, un peu de fanfaronnade, et de vantardise, un besoin de triompher de sa force. Mais chez lui, aussi, cette vanterie était calcul. En cette période incertaine et hésitante de 1792 il sentait que, pour rallier les volontés éparses et les événements confus, il fallait une grande affirmation et même une ostentation d'énergie et de puissance.

Sous sa forme correcte et modérée, ce discours de février était un manifeste de Révolution. Danton signifiait aux foules : Me voici. Il évita, en mars, avril, mai, de s'engager à fond et de se compromettre dans la querelle entre les Girondins et Robespierre. Il déclara un jour aux Jacobins qu'avant d'entreprendre la guerre au dehors, il fallait vaincre les ennemis du dedans. Mais il ne mena pas contre la guerre la campagne systématique de Robespierre. Il évita d'attaquer les Girondins, mais leur âpreté calomnieuse contre Robespierre le rebutait, et il s'écria un jour, avec colère, qu'il fallait en finir avec ce système d'outrages et d'insinuations contre les meilleurs serviteurs de la patrie.

Evidemment, il avait jugé la Gironde : il la savait inconsistante et vaniteuse. Il pressentait que, par lui, Danton, aboutiraient les événements engagés par elle. Et il ne voulait se laisser prendre au piège d'aucune coterie. Il réservait sa force libre et entière pour les grands mouvements qu'in prévoyait : lutte décisive contre la royauté, lutte à outrance contre l'étranger. Il attendait peu des théories parfois abstraites de Robespierre et des combinaisons politiciennes de la Gironde, beaucoup de la force spontanée du peuple qui se manifestait presque chaque jour par des adresses véhémentes à la Législative, par des délégations impérieuses.

C'est sur la force révolutionnaire des sections qu'il comptait avant tout dès cette époque : c'est cette force qu'il voulait animer tout ensemble et organiser, c'est elle qu'il voulait, si je puis dire, porter toute vive au gouvernement pour sauver la liberté et la patrie. Par-là, aussi, il espérait sauver l'ordre, qui résulterait précisément de l'appel confiant fait par la Révolution aux énergies du peuple.

 

LES DÉCRETS DE DÉFENSE RÉVOLUTIONNAIRE

Mais l'action ministérielle de la Gironde, si incertaine qu'elle fût, n'était point sans utilité. Elle servit du moins à poser les problèmes, à préciser le conflit de la Révolution et de la royauté. Les manœuvres contre-révolutionnaires des prêtres insermentés devenaient intolérables. Ils fomentaient partout des soulèvements et les pénalités décrétées par la Législative sur le rapport de François de Neufchâteau restaient inefficaces.

L'Assemblée, après avoir prohibé le port du costume ecclésiastique et obligé ainsi les prêtres à se confondre par l'habit avec les citoyens, aborda enfin les grandes lois de répression. Sur la motion de Vergniaud, la peine de la déportation fut portée, le 27 mai, contre Unis les prêtres réfractaires qui refuseraient le serment et provoqueraient des troubles. La Révolution se sentait par eux menacée au cœur. Et, pour comprendre sa colère, il suffit de lire les incroyables pamphlets dirigés contre elle par le clergé factieux, les appels publics qu'il faisait à l'étranger.

Avec une sorte de candeur effrayante, des prêtres démontraient que le devoir de l'empereur d'Allemagne était d'intervenir dans les affaires de France. « C'est la France, disaient-ils, qui, au temps de Charlemagne, a porté le christianisme aux peuples allemands : il y aurait ingratitude et impiété de la part des peuples allemands à ne pas rétablir en France le christianisme menacé. »

Des rassemblements de paysans fanatiques se formaient et dans les bois, au son des instruments de musique qui, hier, faisaient danser la jeunesse du village, des bandes armées juraient haine éternelle à la Révolution. Ce n'était pas seulement le fanatisme qu'attisaient les prêtres : ils aiguisaient la cupidité. Ils invitaient les paysans à refuser les impôts substitués par la Révolution aux innombrables charges et redevances d'ancien régime et parfois ils n'hésitaient pas à prêcher en effet « la loi agraire », non pas pour préparer l'avènement social du travail et la libération définitive des paysans, mais dans l'espoir que sur les ruines de la propriété bourgeoise refleuriraient dîmes et prébendes et que de l'anarchie l'ancien régime renaîtrait.

La Gironde, par la loi de déportation, frappa un grand coup ; mais qu'allait faire le Roi ? Comment, ayant repoussé le premières mesures assez anodines votées par la Législative, accorderait-il sa sanction à un décret plus redoutable ? Par cette voie la Gironde allait au conflit décisif.

Quelques jours après, le 5 juin, le ministre de la guerre Servan proposa à l'Assemblée la formation d'un camp de vingt mille hommes, recrutés parmi toutes les gardes nationales des départements. Ce camp, d'après le ministre, devait couvrir Paris contre toute surprise de l'ennemi : il devait en même temps fournir, pour le service d'ordre de la capitale, des forces armées et alléger ainsi un peu le fardeau sous lequel la garde nationale parisienne était accablée.

En réalité, la Gironde espérait que sous la double action combinée du ministère et de l'esprit révolutionnaire, les hommes ainsi rassemblés seraient bien à elle. Ils pouvaient, en effet, protéger Paris contre une pointe des ennemis ! mais ils pourraient aussi peser sur les décisions de la Cour. En même temps et par un jeu très compliqué, la Gironde enlevait à Paris son rôle d'avant-garde révolutionnaire. C'était toute la France révolutionnaire, ce n'était plus la seule commune de Paris, qui était chargée, au centre même des événements, de veiller sur la Révolution. Sans doute, il n'y avait pas encore entre la Gironde et Paris un conflit aigu, mais c'est à Paris surtout que s'exerçait l'influence de Robespierre et de Marat que les Girondins détestaient et poursuivaient.

C'était à Paris surtout qu'était grande l'action de Danton, dont ils se défiaient sans le combattre encore. Ils pressentaient bien que si leur politique extérieure et intérieure aboutissait à une rupture violente avec la royauté et si Paris menait l'assaut, c'est Paris qui aurait la primauté politique et qui la communiquerait aux hommes en qui surtout il avait confiance.'

Ils voulaient donc organise'', au service de la Révolution, une force d'origine mêlée et surtout provinciale, sur laquelle eux-mêmes auraient la haute main. Au-dessus de ces calculs, Servan avait d'ailleurs une grande pensée : il avait toujours été partisan de la Nation armée : or, ni les circonstances, ni l'état des esprits ne se prêtaient encore à la levée en masse. Mais la constitution d'une petite armée révolutionnaire, prise par délégation et élection dans toutes les gardes nationales, n'était-ce pas un premier ébranlement de toute la Nation ?

Le projet de Servan fut combattu par les ennemis révolutionnaires de la Gironde, par Marat, par Robespierre, aussi violemment que par les amis de la Cour. Dans son numéro du vendredi 15 juin 1792, Marat le dénonça comme « le coup de mort porté à la liberté et à la sûreté publique par l'Assemblée nationale, complice des machinations de la Cour et contre-révolutionnaire elle-même... Comment songer à mettre les armes à la main d'un peuple qu'on veut décimer, s'il le faut, pour le remettre sous le joug ?

« Pour assurer le succès de cet horrible projet, le conciliabule des Tuileries ne se reposant ni sur l'incivisme et l'aveuglement de la majorité de la garde parisienne, ni sur les affreuses dispositions des nombreux contre-révolutionnaires cachés dans nos murs, a cru devoir leur donner un renfort, en appelant, sous un prétexte spécieux, de tous les points du royaume, 20.000 hommes prêts à devenir les suppôts du despotisme. Or, ce camp, n'en doutez point, est destiné à seconder les opérations des contre-révolutionnaires de la capitale, puis celles des armées nationales ou étrangères, appelées à rétablir le despotisme. Pour l'amener à ce point, on lui donnera des chefs royalistes qui le travailleront de toutes les manières. »

Quelle étrange déformation les partis font subir aux idées et aux faits ! Le grand souci de la Gironde à ce moment n'était pas de servir la contre-Révolution : c'était de s'assurer la conduite de la Révolution : et je conviens que cette pensée égoïste peut devenir contre-révolutionnaire ; mais de là à prétendre que Servan faisait le jeu de la Cour il y a vraiment bien loin. Déjà Marat avait écrit le 9 juin : Si Servan n'est pas d'accord avec les Tuileries, pourquoi n'est-il pas congédié ? L'argument est enfantin ; car il suppose que le roi n'avait pas à tenir compte des forces de la Révolution ; et d'ailleurs Servan sera, en effet, congédié dans quelques jours. M. Aulard, quand il cherche la cause profonde, essentielle, de l'hostilité de la Gironde et de la Montagne, conclut qu'au fond c'est l'antagonisme de la province et de Paris. La réponse est trop simple. En fait, la guerre est allumée dès 1792 et, à ce moment, Paris n'était pas représenté par des amis de Marat et de Robespierre. Le chef de la Gironde, Brissot, était élu de Paris. Et chose curieuse, à ce moment, c'est Marat qui semble dénoncer Paris.

Dans une note du numéro du 15 juin, il dit : « On aurait pu croire que les députés infidèles du peuple, tels que ceux de Paris et de la Gironde, qui ont vendu au prince les intérêts les plus chers de la patrie, avaient dessein de s'environner de vingt mille gardes nationaux des départements, contre les vengeances de la Cour et les complots des contre-révolutionnaires ; mais, si cela était, ils auraient eu soin de faire statuer que le choix de ces gardes serait fait par la masse du peuple et ils n'en auraient pas abandonné le mode au comité militaire, tout composé d'officiers contre-révolutionnaires. J'ai dit quelque part que la faction de la Gironde et de Paris était toute-puissante. J'ai ajouté qu'elle menait l'Assemblée et cela est vrai encore ; mais il ne faut pas croire qu'elle soit l'âme des décrets désastreux qu'elle fait passer ; non assurément, elle n'en est que la porteuse ; la preuve en est que la plupart de ses décrets sont calculés pour faire triompher les ennemis de la Révolution, rétablir pleinement le despotisme et les exposer eux-mêmes à ses fureurs. Cette faction scélérate, qui fut lâchement prostituée à la Cour, est donc le jouet du cabinet des Tuileries qui l'a fait adroitement servir à ses complots et qui finira par l'immoler à ses vengeances, quand le moment serait venu. » Marat recule un peu. Il n'accuse plus « la faction de la Gironde et de Paris » de travailler systématiquement pour la Cour.

Il l'accuse d'être la dupe et le jouet de cette Cour à laquelle elle s'est livrée. Et, si Marat entend par là que c'est la Cour qui a suggéré aux ministres girondins l'idée de convoquer les vingt mille hommes, il se trompe grossièrement.

Robespierre, dans le numéro du 5 du Dé tenseur de la Constitution, attaqua, lui aussi, et longuement le projet Servan. Si c'est pour combattre les ennemis du dehors qu'on rassemble ces vingt mille hommes, pourquoi mettre le camp si loin de la frontière ? Et si c'est contre les ennemis du dedans qu'on les réunit, pourquoi ne pas avoir confiance dans le peuple révolutionnaire de Paris ? « Quels sont les brigands que nous avons à craindre ? Les plus dangereux, à mon avis, ce sont les ennemis hypocrites du peuple qui trahissent la cause publique et foulent aux pieds les principes de la Constitution ! Ce sont ces intrigants vils et féroces qui cherchent à tout bouleverser, pour dilapider impunément les finances de l'Etat, pour immoler du même coup à leur ambition et à leur cupidité et la fortune publique et la Constitution même.

« Or, on ne dompte pas de tels ennemis avec une armée. Que dis-je ? elle peut maîtriser un jour le corps législatif lui-même, devenir tôt ou tard l'instrument d'une faction ; elle peut être employée à opprimer, à enchaîner le peuple, à protéger ou à exécuter les proscriptions méditées et déjà commencées contre les plus zélés patriotes qui ne composent avec aucun parti. La voie de l'élection proposée peut prouver les principes civiques du ministère ; mais elle ne fait point disparaître le danger. L'intrigue et l'ignorance peuvent s'emparer de l'urne des scrutins ; surtout dans un temps où toutes les factions s'agitent avec tant de force.

« L'expérience sans doute nous a déjà donné sur ce point des leçons assez multipliées ; elle nous a prouvé encore combien il est facile d'égarer et de séduire ceux qui n'étaient pas corrompus. L'homme faible ou ignorant et l'homme pervers sont également dangereux ; l'un et l'autre peuvent marcher au même but, sous la bannière de l'intrigue et de la perfidie. Tous ces inconvénients se multiplient quand il s'agit d'un corps armé. L'orgueil de la force et l'esprit de corps sont un double écueil presque inévitable. Rousseau a dit qu'une nation cesse d'être libre dès qu'elle a nommé des représentants. Je suis loin d'accepter ce principe sans restriction... mais je ne crains pas d'affirmer que dès le moment où un peuple désarmé a remis sa force et son salut à des corporations armées, il est esclave.

« Je dis que le pire de tous les despotismes, c'est le gouvernement militaire. Ceux qui ont invoqué le patriotisme des départements, pour répondre à ces observations générales et politiques, étaient bien éloignés de l'état de la question ; puisque les dangers dont j'ai parlé sont attachés à la nature même des choses. Qui a rendu plus d'hommages que moi au caractère de la Nation française, mais sont-ce les départements qui arriveront tout entiers ? Ce sont des individus que nous ne connaissons point encore ; et dans cette situation quel est le parti que conseille une sage politique, sinon de calculer tous les effets possibles des passions et des erreurs humaines ? »

Tout cela est bien vague et un peu irritant. Car toutes ces objections ne portent pas contre le camp de 20.000 hommes. Elles portent contre tout emploi de la force armée, c'est-à-dire contre la guerre elle-même. Or, à ce moment, elle était déclarée et engagée : et Robespierre ne proposait pas de renoncer à défendre nos frontières. Mais tous les projets de la Gironde étaient suspects et condamnés d'avance.

A vrai dire, celui-ci était à la fois théâtral et incomplet. On cherche vainement à quoi aurait servi ce rassemblement de délégués armés dans un grand péril intérieur ou extérieur. Il semble bien que la Gironde, un peu déçue par les premiers échecs de la guerre, voulait tromper l'énervement du pays par des démonstrations d'apparat[5]. Pourtant l'idée de Servan contenait des germes heureux : c'était, comme nous l'avons dit, appeler déjà la Nation que d'appeler une délégation armée de la Nation. Et qui sait si l'idée de faire appel à la France pour surveiller la royauté n'a pas suscité le grand mouvement des Marseillais vers Paris, avant le 10 août ?

Il arriva à Robespierre une assez désagréable mésaventure. Juste au moment où il rédigeait contre le projet de Servan cette sorte de réquisitoire filandreux et vague, l'état-major de la garde nationale parisienne se prononça contre le projet. Or l'état-major était « fayettiste ». Il prétendit que les ministres voulaient déposséder la bonne garde nationale parisienne, fidèle à la Constitution et au Roi ; il surexcita l'amour-propre des gardes nationaux parisiens et remit bientôt à l'Assemblée une pétition signée de 8.000 noms. Ainsi Robespierre se trouvait subitement d'accord (au moins quant aux conclusions) avec son ennemi La Fayette, avec celui qu'il dénonçait comme le plus grand danger de la Révolution !

« Au moment où j'écris, ajouta-t-il assez vexé et penaud, l'état-major de la garde nationale parisienne vient de présenter contre le projet que je combats, une pétition fondée sur des motifs diamétralement opposés » (C'est lui qui souligne.)

« J'en ai conclu que la vérité était indépendante de tous les intérêts particuliers et de toutes les circonstances passagères. J'en appelle au temps et à l'expérience qui, depuis le commencement de la Révolution, m'ont trop souvent et inutilement absous. »

Mais comment, sur des « appels » aussi vagues, le temps aurait-il pu prononcer ? Et vraiment, la contrariété que donnait à Robespierre cette rencontre inattendue avec La Fayette ne valait pas cette invocation à l'avenir. Quel amour-propre irritable et souffrant !

Et voici que, sans mesure et lourdement, le Patriote français accuse Robespierre d'être le complice de la contre-Révolution. C'est Girey-Dupré qui écrit, mais il était l'homme de Brissot.

« M. Robespierre a entièrement levé le masque. Digne émule des meneurs autrichiens du Comité de l'Assemblée nationale, il a déclamé à la tribune des Jacobins, avec sa virulence ordinaire, contre le décret qui ordonne la levée des vingt mille hommes qui doivent se rendre à Paris pour le 14 juillet. Ainsi, pendant que les partisans du système des deux Chambres s'efforcent de soulever contre l'Assemblée les riches capitalistes et les grands propriétaires, M. Robespierre emploie les restes de sa popularité à aigrir contre elle cette partie précieuse du peuple qui a tant fait pour la Révolution ; ainsi, pendant que la faction autrichienne s'apprête à tout mettre en œuvre pour engager le roi à frapper de son veto le sage décret du Corps législatif, le défenseur de la Constitution met tout en œuvre pour préparer l'opinion publique à ce veto, le plus fatal qui aurait été lancé jusqu'ici. »

Beaucoup de pétitionnaires, dont l'état-major feuillant de la garde nationale avait surpris la signature, la retirèrent. Et une seule question demeura : Que va faire le roi ? Il avait consenti, en mai, au licenciement de sa garde, devenue suspecte de contre-Révolution. Allait-il consentir aux décrets contre les prêtres et à la formation d'un camp révolutionnaire sous Paris ?

Il aurait voulu sans doute éluder, traîner en longueur. Depuis qu'il avait des ministres déterminés dans le sens de la Révolution, l'exercice du veto lui devenait très difficile : il ne pouvait résister qu'en affrontant une crise tous les jours plus redoutable. Quand Mallet du Pan écrivait : « Le dernier changement de ministère fait nécessairement tomber l'exercice du veto impératif, en entourant le trône des agents de la faction qui dicte les décrets », il saisissait à merveille le sens et l'efficacité révolutionnaires de l'avènement ministériel de la Gironde, que Robespierre, en sa politique étonnamment inerte et expectante, affectait de ne point voir.

 

LA SOMMATION DE ROLAND

Engagés, comme ils l'étaient, et portés par le mouvement de la Révolution, les ministres girondins ne pouvaient, sans se perdre, permettre que le roi se dérobât : c'est Roland qui se chargea de la mise en demeure, en une lettre au roi qui est restée célèbre. On a dit qu'elle était un grand acte de courage ; et je sais bien qu'à cette date (10 juin), le prestige de la royauté, qui n'avait pas subi encore l'épreuve du 20 juin, pouvait encore paraître grand.

Mais, malgré tout, le roi était déjà très diminué, enveloppé de forces hostiles, et le pis que risquait Roland était d'être renvoyé, et de tomber du ministère en une popularité immense. L'austérité un peu vaniteuse des Roland y trouvait son compte. Leur vrai mérite est d'avoir précipité les événements par une sorte de sommation au pouvoir royal.

Ce n'est pas un manifeste républicain. Roland proclame, au contraire, que la Constitution peut vivre, à condition que le roi la pratique dans un esprit révolutionnaire, qu'il cesse d'entraver le pouvoir législatif. Mais, sous des formes mesurées, c'était un brutal dilemme : « Ou le roi renoncera, en fait, à l'exercice du veto, ou la Constitution périra. » Et, dans les deux cas, c'est bien un changement de la Constitution que le ministre girondin propose ou impose au roi.

L'avènement gouvernemental de la Gironde avait, en quelque sorte, resserré le champ où se heurtaient la Révolution et la royauté... « La Déclaration des Droits de l'Homme est devenue un évangile politique, et la Constitution française une religion pour laquelle le peuple est prêt à périr. »

« Aussi le zèle a-t-il été déjà quelquefois jusqu'à suppléer à la loi, et lorsque celle-ci n'était pas assez réprimante pour contenir les perturbateurs, les citoyens se sont permis de les punir eux-mêmes. C'est ainsi que des propriétés d'émigrés ont été exposées aux ravages qu'inspirait la vengeance ; c'est pourquoi tant de départements se sont vus forcés de sévir contre des prêtres que l'opinion avait proscrits et dont elle aurait fait des victimes.

« Dans ce choc des intérêts, tous les sentiments ont pris l'accent de la passion. La patrie n'est point un mot que l'imagination se soit complu d'embellir ; c'est un être auquel on fait des sacrifices, à qui l'on s'attache chaque jour davantage par les sollicitudes qu'il cause, qu'on a créé par de grands efforts, qui s'élève au milieu des inquiétudes, et qu'on aime parce qu'il coûte autant que par ce qu'on en espère. Toutes les atteintes qu'on lui porte sont des moyens d'enflammer l'enthousiasme pour elle. A quel point cet enthousiasme va-t-il monter, à l'instant où les forces ennemies réunies au dehors se concertent avec les intrigues intérieures pour porter les coups les plus funestes ?

« La fermentation est extrême dans toutes les parties de l'Empire ; elle éclatera d'une manière terrible, à moins qu'une confiance raisonnée dans les intentions de Votre Majesté ne puisse enfin la calmer, mais cette confiance ne s'établira pas sur des protestations ; elle ne saurait plus avoir pour base que les faits.

« Il est évident pour la Nation française que la Constitution peut marcher ; que le gouvernement aura toute la force qui lui est nécessaire, du moment où Votre Majesté, voulant absolument le triomphe <le cette Constitution, soutiendra le Corps législatif de toute la puissance de l'exécution, ôtera tout prétexte aux inquiétudes du peuple et tout espoir aux mécontents.

« Par exemple, deux décrets importants ont été rendus ; tous deux intéressent essentiellement la tranquillité publique et le salut de l'Etat.

« Le retard de leur sanction inspire des défiances ; s'il est prolongé, il causera du mécontentement ; et, je dois le dire, dans l'effervescence actuelle des esprits, les mécontentements peuvent mener à tout. Il n'est plus temps de reculer, il n'y a même plus moyen de temporiser. La Révolution est faite dans les esprits : elle s'achèvera au prix du sang et sera cimentée par lui, si la sagesse ne prévient pas les malheurs qu'il est encore possible d'éviter.

« Je sais qu'on peut imaginer tout opérer et tout contenir par des mesures extrêmes ; mais, quand on aurait déployé la force pour contraindre l'Assemblée, quand on aurait répandu l'effroi dans Paris, la division et la stupeur dans ses environs, toute la France se lèverait avec indignation et, se déchirant elle-même dans les horreurs d'une guerre civile, développerait cette sombre énergie, mère des vertus et des crimes, toujours funeste à ceux qui l'ont provoquée.

« Le salut de l'Etat et le bonheur de Votre Majesté sont intimement liés ; aucune puissance n'est capable de lés séparer ; de cruelles angoisses et des malheurs certains environnent votre trône, s'il n'est appuyé par vous-même sur les bases de la Constitution et affermi dans la paix que son maintien doit en effet nous procurer...

« La conduite des prêtres en beaucoup d'endroits, les prétextes que fournissait le fanatisme aux mécontents, ont fait porter une loi sage contre ces perturbateurs ; que Votre Majesté lui donne sa sanction : la tranquillité publique la réclame, et le salut des prêtres la sollicite. Si cette loi n'est pas mise en vigueur, les départements seront forcés de lui substituer, comme ils font de toutes parts, des mesures violentes ; et le peuple irrité y suppléera par des excès.

« Les tentatives de nos ennemis, les agitations qui se sont manifestées dans la capitale, l'extrême inquiétude qu'avait excitée la conduite de votre garde et qu'entretiennent encore les témoignages de satisfaction qu'on lui a fait donner par Votre Majesté, par une proclamation vraiment impolitique dans les circonstances ; la situation de Paris et sa proximité des frontières ont fait sentir la nécessité d'un camp dans son voisinage. Cette mesure, dont la sagesse et l'urgence ont frappé tous les bons esprits, n'attend encore que la sanction de Votre Majesté. Pourquoi faut-il que des retards lui donnent l'air du regret, lorsque la célérité lui mériterait de la reconnaissance ?

« Déjà les tentatives de l'état-major de la garde nationale parisienne contre cette mesure ont fait soupçonner qu'il agissait par une inspiration supérieure ; déjà les déclamations de quelques démagogistes outrés réveillent les soupçons de leurs rapports avec les intéressés au renversement de la Constitution ; déjà l'opinion publique compromet les intentions de Votre Majesté ; encore quelque délai et le peuple attristé croit apercevoir dans son roi l'ami et le complice des conspirateurs. Juste ciel ! Auriez-vous frappé d'aveuglement les puissances de la terre ? et n'auront-elles jamais que des conseils qui les entraîneront à leur ruine ?

« Je sais que le langage austère de la vérité est rarement accueilli près du trône ; je sais aussi que c'est parce qu'il ne s'y fait presque' jamais entendre que les révolutions deviennent nécessaires ; je sais surtout que je dois le tenir à Votre Majesté non seulement comme citoyen soumis aux lois, mais comme ministre honoré de sa confiance, ou revêtu de fonctions qui la supposent. »

 

C'était un coup de feu tiré à bout portant sur le roi et sur la royauté. La -lettre le rendait responsable de toutes les agitations ; et, si le roi ne cédait pas, elle légitimait toutes les violences. Roland, qui a signé cette lettre, Mme Roland qui l'a écrite, eurent-ils un moment l'illusion qu'elle agirait sur l'esprit du roi ? En ces termes abrupts, elle ne pouvait guère que l'exaspérer. Aussi les Roland l'avaient-ils écrite surtout pour dégager leur responsabilité ; ils en gardèrent soigneusement copie pour la publier à l'occasion et pour la convertir en une sorte de manifeste à la France entière.

Mais ce qu'il y a d'étrange et qui caractérise bien l'orgueil étroit, l'esprit de coterie qui rapetissaient toute l'action girondine, c'est que les Roland, en cette lettre solennelle, n'oublient pas de dénoncer leurs rivaux. C'est Marat, c'est Robespierre qu'ils qualifient ainsi de démagogistes. C'est Marat, c'est Robespierre qu'avec une hypocrisie impudente ils accusent d'être de connivence avec la Cour.

Vraiment, pouvait-il rien y avoir de plus « démagogiste », au sens où ils l'entendent, et de plus « outré », que leur lettre même ? Quoi ! Voilà un ministre de l'intérieur, gardien de l'ordre public et de la Constitution, qui avertit le roi, par une lettre destinée à la publicité, que s'il ne renonce pas de fait au droit de veto, toute la France indignée se soulèvera contre lui. Il annonce et légitime d'avance la Révolution, l'assaut livré au trône. II excuse aussi et même il glorifie les violences que la justice spontanée 'du peuple, au défaut des lois impuissantes ou paralysées, exerce contre les émigrés et les prêtres factieux ! Il est impossible d'aller plus loin : c'est déjà comme la préface théorique des prochains massacres de septembre. Et le même ministre girondin, qui signe ce manifeste de Révolution et de violence, dénonce l'exagération, l'outrance des « démagogistes ». Evidemment, les Girondins étaient seuls des hommes d'Etat : ils avaient seuls le sens de la mesure ; et, ce qui sous la plume des autres était démagogie, frénésie ou trahison, était sous leur plume modération, sagesse, clairvoyance. A la même minute, Robespierre s'imaginait qu'il portait seul dans sa conscience et dans sa pensée le plan de la Révolution. Ô étroitesse des amours-propres et des égoïsmes dans la grandeur des événements !

 

LE RENVOI DES MINISTRES JACOBINS

Le roi répondit en retirant leur portefeuille à Roland, à Servan et à Clavière : c'était la rupture violente avec la Gironde. Comment Louis XVI s'y décida-t-il ? Evidemment, ce n'est pas de bon cœur qu'il avait appelé au ministère les hommes de la Gironde. Il l'avait fait sans doute pour gagner du temps, pour se mettre à couvert sous des popularités jacobines et pour permettre aux souverains de mobiliser leur armée et d'entrer en France. Et il supposait bien qu'il devrait, pour garder son paravent girondin, consentir de cruels sacrifices. Or, toutes ces raisons d'atermoyer, de céder, subsistaient en juin.

Les puissances ou n'avançaient pas, ou avançaient très lentement. Catherine de Russie inquiétait de plus en plus l'Europe par ses manœuvres autour de la Pologne. Et, à la date du 2 juin, Fersen lui-même écrivait à la reine Marie-Antoinette pour lui faire part des hésitations, des subsistantes difficultés : « La Prusse va bien : c'est la seule sur laquelle vous puissiez compter. Vienne a toujours le projet de démembrement et de traiter avec les Constitutionnels. L'Espagne est mauvaise, j'espère que l'Angleterre ne sera plus mauvaise. L'impératrice sacrifie vos intérêts pour la Pologne... Trichez de faire continuer la guerre et ne sortez pas de Paris...

« La tête de l'armée prussienne arrive le 9 juillet. Tout y sera le 4 août. Ils agiront sur la Moselle et sur la Meuse, les émigrés du côté de Philippsbourg, les Autrichiens sur le Brisgau. Le duc de Brunswick vient le 5 juillet à Coblentz. Quand tout y sera arrivé, le duc de Brunswick avancera, masquera les places fortes et avec 36.000 hommes d'élite, marchera droit sur Paris... »

Il semble donc que le roi et la reine, selon leur plan de dissimulation et de trahison, n'avaient qu'à baisser la tête, et à sanctionner tout ce que décrétait l'Assemblée, pour empêcher les chocs intérieurs avant l'heure de l'invasion. Autant que le lui permettait la surveillance très étroite qui cernait le château des Tuileries, la reine continuait son manège avec l'étranger. Par l'intermédiaire de Fersen et sous le couvert d'une correspondance d'affaires, elle envoyait aux souverains tous les détails d'ordre politique et militaire qu'en de courtes et tremblantes dépêches chiffrées, elle pouvait faire passer. Le 5 juin 1792, Marie-Antoinette écrit à Fersen :

— En clair —

« J'ai reçu votre lettre n° 7 ; je me suis occupée sur-le-champ de retirer vos fonds de la société Boscary. Il n'y avait pas de temps à perdre, car la banqueroute a été déclarée hier, et ce matin la chose était publique à la Bourse. On dit que les créanciers perdront beaucoup. — Voici l'état des différents objets que j'ai entre les mains : »

— En chiffre —

« Il y a des ordres pour que l'armée de Luckner attaque incessamment ; il s'y oppose, mais le ministère le veut. Les troupes manquent de tout et sont dans le plus grand désordre. »

— En clair —

« Vous me manderez ce que je dois faire de ces fonds. Si j'en étais le maitre je les placerais avantageusement, en faisant l'acquisition de quelques beaux domaines du clergé ; c'est, quoi qu'on en dise, la meilleure manière de placer son argent. Vous pourrez me répondre par la même voie que je vous écris.

« Vos amis se portent bien. La perte qu'ils ont faite leur donne beaucoup de chagrin, je fais ce que je peux pour les consoler. Ils croient le rétablissement de leur fortune impossible, ou au moins très éloigné. Donnez-leur, si vous le pouvez, quelque consolation à cet égard ; ils en ont besoin ; leur situation devient tous les jours plus affreuse. Adieu. Recevez leurs compliments et l'assurance de mon entier dévouement. »

Chose curieuse, et qui atteste chez les modérés, chez les « constitutionnels » une imprudence et une inconscience voisines de la trahison ! Même après la déclaration de guerre à l'Autriche, même en juin, ils continuent leurs négociations occultes avec la Cour de Vienne. Ils étaient misérablement dupes de Marie-Antoinette qui leur laissait croire qu'elle approuvait leur suprême tentative conciliante et qu'elle ne demandait aux souverains que d'assurer l'application honnête de la Constitution. Le 7 juin, Marie-Antoinette écrit à Fersen :

— En chiffre —

« Mes constit. (les constitutionnels) font partir un homme pour Vienne, il passera par Bruxelles ; il faut prévenir M. de Mercy de le traiter comme s'il était annoncé et recommandé par la reine, de négocier avec lui dans le sens du mémoire que je lui ai remis. On désire qu'il écrive à Vienne pour l'annoncer... et dire qu'on se tient au plan fait par les Cours de Vienne et de Berlin, mais qu'il est nécessaire de paraître entrer dans les vues des constitutionnels et de persuader surtout que c'est d'après les vœux et les demandes de la reine ; ces mesures sont très nécessaires.

« Dites à M. de Mercy qu'on ne peut pas lui écrire, parce qu'on est trop observé. »

— En clair —

« Voilà la situation de vos affaires avec Boscary et Chol, dont je vous ai appris la faillite dans ma dernière lettre, J'attends des nouvelles de La Rochelle pour vous mander où vous en êtes avec Daniel Gareché et Jacques Guibert ; ce que je sais, c'est que leur faillite n'est pas très considérable. Vous auriez mieux fait, comme je vous l'avais conseillé, d'acheter du bien du clergé que de placer vos fonds chez des banquiers. Si vous voulez, je placerai de cette manière ceux qui vont vous entrer dans le mois prochain. J'ai reçu vos n° 7 et 8. »

Quel imbroglio tragique ! Dans de prétendues communications de finance sont insérés les messages de trahison. Et Marie-Antoinette s'acharne à leurrer les constitutionnels : elle avertit qu'on se garde bien de les détromper à Vienne. Il faut qu'ils continuent à croire que le roi et la reine, délivrés par l'étranger, gouverneront avec la Constitution. Ainsi leur illusion amortira sans doute le premier choc donné aux esprits par l'invasion. La reine espère qu'ils entretiendront une sorte d'attente confiante qui favorisera la marche de l'étranger sur Paris. Encore une fois, au moment où le roi et la reine jouent ce jeu si compliqué, pourquoi hésitent-ils à duper les Girondins comme ils dupent les Constitutionnels ? Pourquoi ne prolongent-ils pas, en sanctionnant les décrets, le crédit révolutionnaire dont ils ont besoin ?

Il se peut que le ton de la lettre de Roland ait paru intolérable à Louis XVI dont la fierté avait de brusques réveils. Il est probable aussi que livrer les prêtres, même par une sanction forcée et toute provisoire, lui apparaissait comme une sorte d'impiété. Enfin, le projet d'un camp révolutionnaire lui apparaissait comme une manœuvre des Girondins pour envelopper le roi et l'enlever de Paris.

Précisément parce que le but de ce projet n'apparaissait très clairement à personne, le roi et la reine supposaient aux ministres une arrière-pensée. A Paris, la royauté pouvait encore se défendre : des royalistes, de toutes les régions de la France, y avaient accouru ; tous ceux qui se sentaient trop menacés et à découvert dans leur province étaient venus se dissimuler dans la grande ville où abondaient des éléments confus. Et sans doute, en un jour de coup de main, ils sauraient se rallier à l'étendard royal. Le château des Tuileries, s'il était déjà une prison, était aussi une sorte de forteresse. A Paris, le roi restait encore le roi. Que l'étranger, en une marche foudroyante, passe la frontière : que Brunswick, avec la petite armée d'élite dont parle Fersen, arrive à grandes journées à Paris : le roi s'il est encore à Paris pourra négocier, au nom de la France, avec les vainqueurs. Dans son palais, il fera figure de souverain et pour les autres souverains et pour son peuple.

II est donc naturel que les révolutionnaires songent à enlever le roi des Tuileries et de Paris. Ils l'emmèneront au camp, ils l'entraîneront ensuite vers le midi de la France, au sud de la Loire. Ainsi l'étranger ne pourra négocier avec le roi de France. Ainsi les hordes étrangères, même si elles pénètrent par surprise dans la capitale, ne sauront avec qui traiter, et elles seront bientôt résorbées par l'immense force diffuse de la Révolution.

Voilà le plan que Marie-Antoinette et Louis XVI prêtaient aux ministres girondins. On s'explique par là le conseil donné par Fersen, le 2 juin, avant même que Servan ait porté son projet devant l'Assemblée : « Surtout ne quittez pas Paris. » Ce conseil, Fersen le renouvelle dans sa lettre du 11 juin à Marie-Antoinette :

« Mon Dieu ! que votre situation me peine, mon âme en est vivement et douloureusement affectée. Tâchez seulement de rester à Paris et on viendra à votre secours. »

Dans la lettre que, le 13 juin, Fersen écrit de Bruxelles à son maître le roi de Suède, il précise les craintes de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

« Sire, je reçois dans ce moment des nouvelles très fâcheuses de Paris. La situation de LL. MM. devient chaque jour plus affreuse et elles regardent leur délivrance comme impossible ou du moins fort éloignée. Les Jacobins gagnent tous les jours plus d'autorité et sont maîtres de tout, par un prestige et une lâcheté qui font honte à la Nation française ; car ils sont dans le fond détestés et le mécontentement contre eux est très grand. Ils ont le projet d'emmener LL. MM. avec eux dans l'intérieur du royaume et de s'appuyer sur l'armée qu'ils ont eu soin de former dans le Midi, composée de celle de Marseille et de tous les brigands d'Avignon et des autres provinces. Ce projet, quelque contraire qu'il soit au véritable intérêt de la ville de Paris, qui le sent, pourrait bien réussir, surtout depuis le licenciement de la garde du roi ; car, depuis cette époque, les bourgeois et la partie de la garde nationale qui voudrait s'y opposer n'ont plus de chefs et de point de ralliement et ils prendront le parti qu'ils ont pris jusqu'à présent de gémir, de se désespérer, de crier et de laisser faire. »

C'est sans doute la peur d'être enlevé par le camp révolutionnaire qui décida Louis XVI à refuser la sanction au projet, même au risque d'une rupture violente avec la Gironde. Le renvoi des trois ministres girondins produisit une vive agitation. La lettre de Roland, lue à l'Assemblée, y fut couverte d'applaudissements ; elle fut envoyée aux départements.

L'Assemblée vota que Roland, Servan, Clavière, emportaient les regrets de la Nation. Pourtant aucune déclaration de guerre ouverte et brutale ne fut lancée à la royauté. Ce n'est pas des chefs politiques ou, comme on disait alors « des chefs d'opinion » que devait partir le mouvement. Les démocrates à la Robespierre n'étaient pas très fâchés de l'élimination de la Gironde. Et comment soulever le peuple à propos de l'exclusion des ministres girondins quand on a si souvent dit que leur avènement avait été un malheur pour la Révolution ? D'ailleurs, si un grand mouvement populaire se produisait pour protester contre le renvoi des ministres de la Gironde, c'est celle-ci qui devenait le centre même de la Révolution : grand ennui pour Robespierre. Aussi s'applique-t-il à éteindre les colères du peuple, à lui persuader qu'il serait indigne de lui de s'émouvoir « pour quelques individus ». Il écrit dans le Défenseur de la Constitution, à propos de la séance du 13 juin aux Jacobins :

« Le renvoi des ministres communiqua (à la société) un grand mouvement ; il fut présenté comme une calamité publique, et comme une preuve nouvelle de la malveillance des ennemis de la liberté. Plusieurs membres, au nombre desquels étaient quelques députés à l'Assemblée nationale, ouvrirent des avis pleins de chaleur. J'étais présent à cette séance. Depuis la fin de l'Assemblée constituante, j'ai continué à fréquenter assez assidûment cette société, convaincu que les bons citoyens ne sont pas déplacés dans les assemblées patriotiques qui peuvent avoir une influence salutaire sur les progrès des lumières et de l'esprit public ; également opposé aux ennemis de la Révolution qui voudraient renverser les précieux appuis de la liberté, et aux intrigants qui pouvaient concevoir le projet d'en dénaturer l'esprit, pour en faire des instruments de l'ambition et de l'intérêt personnel. Si j'ai quelquefois senti que cette lutte était pénible, le civisme pur et désintéressé de la majorité des citoyens qui composent cette société m'a donné jusqu'ici le moyen de la soutenir avec avantage. La nature -et la véhémence de la discussion qui s'éleva, dans l'occasion dont je parle, m'invita à dire mon opinion, et les circonstances actuelles me font presque une loi de la consigner dans cet ouvrage. »

Ah ! quel perpétuel souci de la mise en scène ! Quelle obsession du moi ! Donc Robespierre, pour calmer l'agitation révolutionnaire des Jacobins, qui avaient le tort grave de paraître une agitation girondine, dit ceci :

« Les orateurs qui ont parlé avant moi pensent que la patrie est en danger ; je partage leur opinion, mais je ne suis pas d'accord avec eux sur les causes et sur les moyens. La patrie est en danger, lorsqu'en même temps qu'elle est menacée au dehors, elle est agitée encore par des discordes intestines ; elle est en danger lorsque les principes de la liberté publique sont attaqués ; lorsque la liberté individuelle n'est pas respectée ; lorsque le gouvernement exécute mal les lois, et que ceux qui doivent le surveiller sans cesse en négligent le soin ou ne le remplissent qu'à demi ; elle est en danger lorsque les grands coupables sont toujours impunis, les faibles accablés, les amis de la liberté persécutés ; lorsque les intrigues ont pris la place des principes et que l'esprit de faction succède à l'amour de la patrie et de la liberté. Elle est en danger lorsque ceux qui s'en déclarent les défenseurs sont plus occupés de faire des ministres que de faire des lois.

« La patrie est en danger, mais est-ce d'aujourd'hui seulement ? et n'est-ce que le jour où il arrive un changement dans le ministère et dans la fortune ou les espérances des amis de quelques ministres que l'on s'en aperçoit ? Pourquoi donc ce jour est-il celui où on retrouve tout à coup une fougueuse énergie pour donner à l'Assemblée nationale et à l'opinion publique un grand mouvement ? Est-ce que tous les événements qui peuvent intéresser le salut public, le renvoi de MM. Clavière, Roland et Servan est le plus digne d'exciter l'intérêt des bons citoyens ? Je crois, au contraire, que le salut public n'est attaché à la tête d'aucun ministre, mais au maintien des principes, au progrès de l'esprit public, à la sagesse des lois, à la vertu incorruptible des représentants de la Nation, à la puissance de la Nation elle-même.

« Oui, il faut le dire avec franchise, quels que soient les noms el les idées des ministres, quel que soit le ministère, toutes les fois que l'Assemblée nationale voudra courageusement le bien, elle sera toujours assez puissante pour le forcer à marcher dans la route de la Constitution ; au contraire, est-elle faible, oublie-t-elle ses devoirs ou sa dignité ? la chose publique ne prospérera jamais. Vous donc, qui faites aujourd'hui sonner l'alarme, et qui sûtes donner à l'Assemblée nationale une si rapide impulsion lorsqu'il s'agit d'un changement dans le ministère, vous pouvez exercer dans son sein la même influence dans toutes les délibérations qui intéressent le bien général ; le salut public est entre vos mains ; il vous suffira de tourner vers cet objet l'activité que vous montrez aujourd'hui.

« Il vaut mieux, pour les représentants de la Nation, surveiller les ministres que de les nommer. L'avantage de les nommer ralentit la surveillance, il peut égarer ou endormir le patriotisme même. Il n'est rien moins que favorable à l'énergie de l'esprit public ; il est fatal à celui qui doit toujours animer les sociétés des amis de la Constitution. Depuis le moment où nous avons vu naître ce ministère que l'on a nommé jacobin, nous avons vu l'opinion publique s'affaiblir et se désorganiser ; la confiance aux ministres semblait substituée à tous les principes ; l'amour des places, dans le cœur de beaucoup de prétendus patriotes, parut remplacer l'amour de la patrie, et cette société même se divisa en deux portions : les partisans des ministres et ceux de la Constitution. Les sociétés patriotiques sont perdues dès qu'une fois elles deviennent une ressource pour l'ambition et pour l'intrigue. Les amis de la liberté et les représentants du peuple ne peuvent faiblir en s'appuyant sur les principes éternels de la justice ; mais ils se trompent aisément lorsqu'ils se reposent de la destinée de la Nation sur des ministres passagers. Rappelez-vous qu'il y a plusieurs mois, je professais ici cette doctrine et je prédisais tous ces maux lorsque certains députés laissaient déjà transpirer le projet d'élever leurs créatures au ministère.

« D'ailleurs, lorsqu'on veut mettre le peuple français en mouvement, il faut lui présenter, ce me semble, des motifs dignes de lui. Quels sont les vôtres ? Sont-ce des attentats directs contre la liberté ? Que l'Assemblée nationale les dénonce à la Nation entière ; dénoncez-les vous-mêmes à l'Assemblée nationale. Il est digne d'une grande nation de se lever pour défendre sa propre cause, mais il n'y a qu'un peuple esclave qui puisse s'agiter pour la querelle de quelques individus et pour l'intérêt d'un parti. Il importe essentiellement à la liberté elle-même que des représentants du peuple ne puissent être soupçonnés de vouloir bouleverser l'Etat pour des motifs aussi honteux. Le renvoi des trois ministres suppose-t-il des projets funestes ? il faut les dévoiler ; il faut les juger avec une sévère impartialité ; tel est le devoir des représentants du peuple. Leur devoir est-il de nous enflammer tantôt pour M. Dumouriez, tantôt pour M. Narbonne, pour M. Clavière, pour M. Roland, pour M. Servan, tantôt pour, tantôt contre les ministres, et d'attacher le sort de la Révolution à leur disgrâce ou à leur fortune ? Je ne connais que les principes et l'intérêt public ; je ne veux connaître aucun ministre ; je ne me livre point sur parole à l'enthousiasme ou à la fureur, surtout sur la parole de ceux qui se sont déjà trompés plus d'une fois ; qui, dans l'espace de huit jours, se contredisent d'une manière si frappante sur les mêmes objets et sur les mêmes hommes. »

C'était d'une perfidie incomparable. Robespierre oubliait que l'avènement ministériel de la Gironde avait, pour la première fois, mis sérieusement en question et en péril le veto du roi, c'est-à-dire la force suprême de la contre-Révolution. Il oubliait qu'à ce moment il ne s'agissait point de la querelle de quelques ministres et de l'intérêt de quelques hommes, mais des raisons politiques qui avaient déterminé leur renvoi. C'est parce qu'ils avaient voulu donner réalité et vie aux décrets de l'Assemblée contre les prêtres factieux, c'est parce qu'ils avaient averti le roi, presque avec menaces, qu'il devait concourir loyalement aux volontés du Corps législatif, qu'ils étaient congédiés. Là était la véritable bataille et l'ajourner sous prétexte que le nom ou même l'intrigue de quelques hommes pouvaient y être mêlés, c'était refuser toutes les occasions d'action révolutionnaire. Ainsi Robespierre et ses amis disaient : inaction, attente, prudence.

 

LE MINISTÈRE DUMOURIEZ

La Gironde aussi était très gênée. Comment prendre sa revanche ? Elle ne le pouvait qu'en soulevant la rue, et elle craignait que le maniement des forces populaires lui échappât. De plus, l'attitude de Dumouriez, qu'elle avait tant exalté et qui soudain semblait trahir les patriotes, la mettait dans une situation terriblement fausse. Dumouriez, en effet, bien loin de se solidariser avec les ministres renvoyés, essaya de garder sans eux le pouvoir et de couvrir le roi.

Quel était son plan ? Avait-il voulu, comme le prétendaient le journal de Prudhomme et Brissot lui-même, se débarrasser de ses collègues pour exercer, avec des hommes de moindre influence, un pouvoir ministériel plus étendu ? Mais ce n'est pas Dumouriez qui avait suggéré à Roland l'idée de la lettre explosive qui fit tout sauter. Et il n'était point assez malavisé, à peine arrivé par la Gironde, pour se brouiller de parti pris avec elle. Sur quelles forces, sur quels appuis aurait-il compté ? Il est probable qu'il se flatta qu'il obtiendrait de Louis XVI, par des moyens courtois et une agréable diplomatie, ce que la brutalité calculée de Roland n'avait pu obtenir. Témoigner à Louis XVI une extrême déférence, lui faire sa cour en se séparant précisément des butors qui l'avaient blessé, mais lui présenter que devant le soulèvement universel il était indispensable qu'il sanctionnât les décrets contre les prêtres et sur-le-champ, voilà sans doute le dessein de Dumouriez. Et quel double triomphe pour lui, auprès du roi et de la Révolution, si d'une part il permettait à Louis XVI de gouverner sans des ministres qui l'avaient offensé, et si, d'autre part, il apportait à l'Assemblée la sanction des décrets ! Voilà sans doute le calcul secret de cet habile homme, et j'imagine qu'il n'était point fâché outre mesure des murmures qui l'accueillirent d'abord, dès le 13 juin, à l'Assemblée, et des indignations qui éclataient contre lui. Cela lui constituait une sorte de titre auprès du roi et lui permettait d'agir plus efficacement sur lui.

Ces calculs furent trompés : Dumouriez s'aperçut vite qu'il ne pourrait arracher ou surprendre la sanction du roi. Dès lors il s'exposait sans profit et sans moyens de défense à toutes les colères de la Révolution. Après avoir pendant trois jours occupé le ministère de la guerre, après avoir tenté inutilement de jouer son jeu subtil et hardi, il se démit et demanda la permission d'aller aux frontières. Mais pendant quelques jours la Gironde, qui avait pour ainsi dire répondu de Dumouriez, fut dans un embarras cruel, elle n'avait ni autorité, ni élan. Elle essaya de se sauver en ouvrant brusquement l'attaque contre Dumouriez. Brissot écrit, le mercredi 13 juin, dans le Patriote français :

« Il est douloureux pour un homme qui a quelque délicatesse, pour un patriote qui sent combien l'union est nécessaire à la prospérité de nos armes, de soulever le masque qui couvrait la perfidie d'un ministre qu'il estimait, et d'allumer de nouvelles haines, mais le salut de la chose publique l'exige ; il faut déchirer tous les voiles que le souvenir de l'intimité de quelques moments fait respecter ; il faut dire la vérité toute entière, et le seul reproche que j'aie à me faire, c'est de ne pas l'avoir fait plus tôt.

« On devine que je veux parler du sieur Dumouriez qui, avec des protestations de patriotisme, une conduite assez bien soutenue dans la Vendée et la réputation de quelques talents militaires, était parvenu à séduire les patriotes et à se faire appeler au ministère par la voix publique.

« Le commencement de son ministère a répondu à l'attente des bons citoyens, mais il n'a pas été difficile de se convaincre que sa réputation était usurpée, et que son patriotisme n'était qu'hypocrisie. Je n'entrerai point ici dans les détails qui pourraient le prouver, ce sera l'objet de lettres particulières ; car il faut imprimer à cet homme le signe qu'il mérite, et qui puisse l'empêcher d'être dangereux pour l'avenir.

« Le sieur Dumouriez souffrait depuis longtemps avec impatience d'être associé avec MM. Servan, Clavière et Roland, d'abord parce qu'il ne les dirigeait pas, comme il l'avait espéré, et ensuite parce qu'ils osaient blâmer son immoralité, la protection qu'il accordait à des hommes corrompus et la versatilité de sa politique. Le sieur Dumouriez résolut de les perdre dans l'esprit du roi, et il y parvint aisément à l'aide de calomnies, et en les présentant comme des factieux et des républicains qui voulaient tout bouleverser. Il fallait ensuite une 'occasion pour réaliser les terreurs du prince. Le décret du camp de vingt mille hommes la lui fournit ; le sieur Dumouriez s'éleva contre ce projet, il fit entendre que ce plan devait favoriser le projet des factieux.

« Nous ferons observer ici que c'est le sieur Dumouriez lui-même qui, il y a plus de deux mois, et depuis n'a cessé de répéter qu'il fallait un pareil camp pour sauver Paris, dans le cas où les Autrichiens pénétreraient, et qu'il ne demandait pas mieux que de le commander. Entraîné par lui, le roi a fait redemander le portefeuille à M. Servan. »

C'est d'un ton bien languissant et bien terne et, aux récriminations gênées contre Dumouriez se mêle un vague plaidoyer pour le roi, qui semble avoir été égaré par les artifices du ministère des affaires étrangères. Était-ce l'effet de sa participation au pouvoir ministériel, ou l'humiliation du rôle de dupe qu'elle avait joué avec Dumouriez, ou la peur d'un mouvement populaire qu'elle ne dirigerait point ? La Gironde, sous le coup de l'affront royal, paraît sans ressort. Robespierre triomphait cruellement de l'incident Dumouriez : « Il y a huit jours, à peine était-il permis de parler sans éloges du ministre Dumouriez, ce n'était qu'après lui qu'on nommait les deux hommes qu'on l'accuse d'avoir fait renvoyer ; et lorsque je réclamais moi-même contre le système de flagornerie, qui semblait près de s'introduire ici, n'étais-je pas hautement improuvé par ces mêmes hommes qui veulent détruire la Constitution même, pour se venger de lui ? Je ne veux ni le défendre, ni l'excuser, ni tout renverser pour la cause de ses concurrents.

« La patrie seule mérite l'attention des citoyens. Croit-on que nous nous abaisserons au point de faire la guerre pour le choix des ministres ? Et sous quels étendards ? Sous les étendards de ceux qui ont loué Narbonne avec plus d'énergie encore que Clavière et ses deux collègues, qui l'ont dispensé de rendre compte, qui le défendent encore à l'envi quand toute la France l'accuse. Sont-ils donc si infaillibles dans leurs jugements et si sages dans leurs projets, qu'il ne nous soit pas permis d'examiner s'il n'y a pas d'autres remèdes à nos maux que le bouleversement de l'Empire ? Sommes-nous donc arrivés au moment où une faction ne dissimule plus le besoin de renverser la Constitution ? Déjà on a proposé sérieusement que l'Assemblée nationale s'érigeât en Assemblée constituante.

« Un député (M. Lasource) nous a fait publiquement la confidence qu'on lui avait proposé de se coaliser avec une partie de l'Assemblée nationale, pour exécuter ce projet, Déjà, on répète, avec les ennemis de la Révolution, que la Constitution ne peut exister, pour se dispenser de la soutenir. Mais les auteurs de ce système ont-ils fait tout ce qui dépendait d'eux pour la maintenir ?... L'Assemblée nationale, disent-ils, n'a pas les moyens nécessaires pour la défendre. Je soutiens que l'Assemblée nationale a une puissance infinie, que la volonté générale, la force invincible de l'esprit public, qu'elle laisse tomber et relève à son gré, aplanira devant elle tous les obstacles toutes les fois qu'elle voudra déployer toute l'énergie et toute la sagesse dont elle est susceptible.

« C'est en vain que l'on veut séduire les esprits ardents et peu éclairés par l'appât d'un gouvernement plus libre et par le nom de république ; le renversement de la Constitution dans ce moment ne peut qu'allumer la guerre civile qui conduira à l'anarchie et au despotisme. Quoi ! c'est pendant la guerre, c'est au milieu de tant de divisions fatales, que l'on veut nous laisser tout à coup sans Constitution, sans loi ! Notre loi sera donc la volonté arbitraire d'un petit nombre d'hommes. Quel sera le point de ralliement des bons citoyens ? Quelle sera la règle des opinions ? Quelle sera la puissance de l'Assemblée législative ? En voulant saisir celle qu'elle n'a point, elle perdra celle dont elle est investie ; on l'accusera d'avoir trahi le serment qu'elle a fait de maintenir la Constitution ; on l'accusera d'accaparer les droits de la souveraineté ; elle sera la proie et l'instrument de toutes les factions. Elle ne délibérera plus qu'au milieu des baïonnettes ; elle ne fera que sanctionner la volonté des généraux et d'un dictateur militaire. Nous verrons renouveler, au milieu de nous, les horribles scènes que présente l'histoire des nations les plus malheureuses...

« Après avoir été l'espérance et l'admiration de l'Europe, nous en serons la honte et le désespoir. Nous n'aurons plus le même roi, mais nous aurons mille tyrans ; vous aurez, tout au plus, un gouvernement aristocratique, acheté au prix des plus grands désastres et du plus pur-sang des Français. Voilà le but de toutes ces intrigues qui nous agitent depuis si longtemps ! Pour moi, voué à la haine de toutes les factions que j'ai combattues, voué à la vengeance de la Cour, à celle de tous les hypocrites amis de la liberté, étranger à tous les partis, je viens prendre acte solennellement de ma constance à repousser tous les systèmes désastreux et toutes les manœuvres coupables, et j'atteste nia patrie et l'univers que je n'aurai point contribué aux maux que je vois prêts à fondre sur elle. »

Ainsi, quelque incertaines que fussent les velléités révolutionnaires de la Gironde, Robespierre les condamnait. Sa politique à ce moment était à la fois très défiante et très conservatrice. Il voulait qu'on surveillât de très près la Cour, les généraux, mais qu'on ébranlât le moins possible le système constitutionnel. Au fond, Louis XVI lui apparaissait une garantie nécessaire contre la grande faction des remplaçants. Aller à la République, c'était aller à l'aristocratie ou à la dictature militaire. Deux mois après, au 10 août, la royauté était renversée ; et il fallait bien que Robespierre s'accommodât au régime nouveau. On est tenté de dire que l'esprit des hommes est bien court et qu'en ses pensées confuses, il s'ajuste rarement au mouvement exact des choses.

Beaucoup de prévisions et de raisonnements, beaucoup de craintes et d'espérances, et peu de vérité. L'esprit de l'homme, au feu des événements, est comme du bois vert : beaucoup de fumée et peu de flamme. Mais, au fond, Robespierre, en toute la suite de la Révolution, reste fidèle à la même pensée : interpréter ce qui est dans le sens de la démocratie, en tirer le plus de liberté et d'égalité qu'il se peut, mais éviter le plus possible les secousses et les surprises. En ce sens, et si paradoxal que paraisse ce rapprochement, il est comme Mirabeau : un des plus démocrates et aussi un des plus conservateurs parmi les révolutionnaires.

Mais ni les incertitudes des Girondins déconcertés et penauds, ni la cauteleuse prudence de Robespierre ne suspendirent la marche du drame. L'Assemblée sentait que la Constitution était menacée de toutes parts, d'un côté, par la conspiration contre-révolutionnaire, de l’autre, par la poussée démocratique et républicaine. Elle ne savait comment faire face à tant de périls. Elle se résolut à nommer le 17 juin sur la proposition de Marans, une Commission extraordinaire des Douze, chargée de lui faire un rapport d'ensemble sur l'état de la France ; mais dans la discussion même, et jusque dans le décret qui institue cette Commission, se marque l'indécision de l'Assemblée. Elle ne savait si elle devait frapper à droite ou à gauche ; et, en son impuissance, elle semblait annoncer qu'elle frapperait de tous côtés : « L'Assemblée décrète qu'il sera nommé, séance tenante une Commission de douze membres, pour examiner, sous tous les points de vue, l'état actuel de la France, en présenter le tableau sous huit jours, et proposer les moyens de sauver la Constitution, la liberté et l'Empire. »

 

 

 



[1] Mme Roland tutoyait Buzot en lui écrivant, l'appelait son bien-aimé, portait son portrait sur son cœur, etc. Voir ses Lettres publiées par Claude Perroud et François Buzot, par Jacques Hérissay, pp. 326-327, — A. M.

[2] Jaurès se trompe. Entre La Fayette et Brissot, il y avait des liens étroits. Voir dans les Annales révolutionnaires de septembre 1922, notre article Brissot électeur de La Fayette. — A. M.

[3] On me permettra, sur ces soi-disant « calomnies » de renvoyer à mes différents ouvrages : Etudes robespierristes (1re et 2e série), Danton et la paix, Robespierre terroriste. — A. M.

[4] Sur le rôle de Danton dans le massacre du Champ-de-Mars, outre notre livre sur le Club des Cordeliers, voir le chapitre V de notre volume Robespierre terroriste, pp. 129-130. — A. M.

[5] Il est plus probable que les Girondins voulaient protéger Parts contre un coup d'État éventuel des généraux. Voir notre étude L'intrigue de La Fayette et des généraux au début de la guerre de 1792 dans les Annales révolutionnaires, t. XIII, 1921. — A. M.