L'INSTRUCTION PUBLIQUE. - LE PROJET DE TALLEYRAND C'est
un beau et vaste plan d'instruction publique universelle que Condorcet, au
nom du Comité d'instruction publique, porta à la tribune de l'Assemblée, le
20 avril, et qui, en un symbolisme tragique, fut interrompu par la
déclaration de guerre. C'est la grande clarté de la science et de la raison,
c'est la grande lumière du xviii° siècle qu'il veut communiquer à tous les
esprits. Il ne s'agit pas là d'une législation oligarchique à construire. Il
n'y aura pas des cerveaux « actifs » et des cerveaux « passifs ».
Sans doute il y aura des degrés dans l'instruction, correspondant à la
diversité des besoins et des conditions, mais aucun citoyen, aucun enfant de
citoyen ne sera écarté par sa pauvreté de la grande et simple lumière,
l'école primaire sera primitivement ouverte à tous. La Constituante n'avait
pas eu le temps de donner à la France un système d'éducation. Pressée par des
travaux immenses, elle avait en somme remis à l'avenir le soin de créer une
instruction nationale. Elle s'était bornée à introduire dans la Constitution
un principe très général et à entendre, les 10, 11 et 19 septembre 1791,
quelques jours à peine avant de se séparer, la lecture d'un beau travail de
Talleyrand. L'article constitutionnel, qui contenait en germe tout un système
d'éducation, disait : « Il
sera créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens,
gratuite à l'égard des parties d'enseignement indispensables pour tous les
hommes, et dont les établissements seront distribués graduellement dans un
rapport combiné avec la division du royaume. » Publique
? C'est donc la Nation qui devra l'organiser et la con- : trôler. Commune à
tous les citoyens ? L'expression ainsi isolée serait ambiguë. La Constituante
n'entend pas que tous les enfants recevront la même instruction. D'abord,
elle prévoit des degrés dans l'instruction, puisqu'elle ne décrète la
gratuité que pour les écoles élémentaires. Et en second lieu, elle
n'entendait pas abolir tout enseignement privé, puisque le projet rapporté
par Talleyrand et vivement applaudi par l'Assemblée se termine par un titre
spécial : Liberté de l'enseignement, dont l'article unique est celui-ci :
« Il sera libre à tout particulier, en se soumettant aux lois générales
sur l'enseignement public, de former des établissements d'instruction ; ils
seront tenus seulement d'en instruire la municipalité et de publier leurs
règlements. » « Commune à tous » signifie donc qu'aucune idée de caste ne
séparera les enfants de la Nation, qu'il n'y aura pas des écoles réservées
aux nobles ou aux ci-devant nobles ou encore à ceux qui paient un chiffre
déterminé de contribution, et que légalement toute école sera ouverte à tous,
sans autre limite que les ressources de temps et d'argent dont peuvent
disposer les familles. Cela signifie aussi que tous les enfants, même ceux
qui doivent parvenir à de plus hauts degrés d'instruction, passeront par les
écoles primaires. Enfin l'article constitutionnel établissait la gratuité des
écoles élémentaires. Comment,
par quels traits, Talleyrand, interprète des nombreux Comités qui étudièrent
le problème, a-t-il fixé la pensée de la Constituante ? Celle-ci ne put
discuter le rapport, mais elle décida qu'il serait imprimé et distribué à
l'Assemblée qui allait venir. C'est donc comme le testament intellectuel de
la première Assemblée révolutionnaire ; c'est aussi le point de départ et
comme le thème tout préparé des travaux de la seconde. Tout
d'abord, l'instruction doit être universelle et en tout sens : universelle,
parce que tous doivent la recevoir ; universelle, parce que tous doivent être
également admis à la donner ; universelle, enfin, parce qu'elle doit porter
sur toute l'étendue du savoir humain. « Elle doit exister pour tous, car,
puisqu'elle est un des résultats, aussi bien qu'un des avantages de
l'association, on doit conclure qu'elle est un bien commun des associés ; nul
ne peut donc en être légitimement exclu ; et celui-là qui a le moins de
propriétés privées semble même avoir un droit de plus pour participer à cette
propriété commune. « Ce
principe se lie à un autre. Si chacun a le droit de recevoir les bienfaits de
l'instruction, chacun a, réciproquement, le droit de concourir à les répandre
; car c'est du concours et de la rivalité des efforts individuels que naîtra
toujours le plus grand bien. La confiance doit seule déterminer les choix
pour les fonctions instructives ; mais tous les talents sont appelés de droit
à disputer ce prix de l'estime publique ; un privilège, en matière
d'instruction, serait plus odieux et plus absurde encore. « L'instruction,
quant à son objet, doit être universelle, car c'est alors qu'elle est
véritablement un bien commun dans lequel chacun peut s'approprier la part qui
lui convient. Les diverses connaissances qu'elle embrasse peuvent ne pas
paraître également utiles, mais il n'en est aucune qui ne le soit
véritablement, qui ne puisse le devenir davantage, et qui, par conséquent,
doive être rejetée ou négligée. Il existe, d'ailleurs, entre elles une
éternelle alliance, une dépendance réciproque, car elles ont toutes, dans la
raison de l'homme, un point commun de réunion, de telle sorte que
nécessairement l'une s'enrichit et se fortifie par l'autre ; de là il résulte
que dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse parvenir à
tout savoir, il faut néanmoins qu'il soit possible de tout apprendre. » Ainsi,
la Nation s'appliquera à donner gratuitement à tous les connaissances
élémentaires indispensables ; mais elle ne s'arrêtera pas là. Son devoir est
d'étendre son enseignement aussi loin que va la science et de la porter aussi
haut ; c'est toute la science qui doit être propriété commune, même si en
fait il n'y a que les éléments de cette science qui puissent être saisis par
l'ensemble des citoyens. Noble
et vaste communisme du savoir qui sera la perfection même le jour où ce n'est
point la fortune, mais la puissance des facultés propres qui marquera le
degré de savoir où chacun peut s'élever, l'étendue du champ de science qu'il
peut occuper. Mais
comment se justifie la gratuité de l'enseignement élémentaire ou primaire ?
Et n'est-ce pas un paradoxe contraire à la Constitution même et à son esprit
que d'employer les contributions publiques à procurer gratuitement aux
citoyens un bien que chacun doit se procurer par son propre effort ? « La
seule espèce d'instruction que la société doive, avec la plus entière
gratuité, est celle qui est essentiellement commune à tous parce qu'elle est
nécessaire à tous. Le simple énoncé de cette proposition en renferme la
preuve, car il est évident que c'est dans le trésor commun que doit être
puisée la dépense nécessaire pour un bien commun ; or, l'instruction primaire
est absolument et rigoureusement commune à tous, puisqu'elle doit comprendre
les éléments de ce qui est indispensable, quelque état que l'on embrasse.
D'ailleurs, son but principal est d'apprendre aux enfants à devenir un jour
des hommes. Elle les initie, en quelque sorte, dans la société, en leur
montrant les principales lois qui la gouvernent, les premiers moyens 'pour y
exister ; or, n'est-il pas juste qu'on fasse Connaître à tous gratuitement ce
que l'on doit regarder comme les conditions. même de l'association dans
laquelle on les invite d'entrer ? Cette première instruction nous a donc paru
une dette rigoureuse de la société envers tous. Il faut qu'elle l'acquitte
sans restriction. » C'est
une belle application de la théorie du contrat. C'est, si je puis dire, le
contrat social élevé à la conscience. L'enfant, avant d'entrer dans
l'association qu'est la société, doit apprendre de cette association même
quels en sont les principes et les règles. L'instruction primaire, c'est
comme la lecture faite par la société aux enfants, des statuts de
l'association où ils vont entrer. Pour le
premier degré de l'instruction, c'est donc la gratuité absolue. Pour les
autres ce sera la gratuité partielle. L'Etat se bornera à assurer l'existence
des autres enseignements ; mais au-delà de ce minimum de dépense, il laissera
la charge aux citoyens eux-mêmes qui veulent directement participer aux
avantages d'une instruction supérieure. Il semble à Talleyrand que la
gratuité absolue de tous les degrés d'enseignement opérerait un déclassement
universel. Il suffira donc que les individus doués de talents particuliers
soient aidés par l'Etat à « parcourir tous les degrés de l'instruction ». Talleyrand
et la Constituante affirment très énergiquement « la liberté
d'enseignement » ; pas de privilège exclusif, pas de monopole, que ce
soit le monopole de l'Etat ou un autre. Mais quel sens avait en 1791 et 1792
la liberté de l'enseignement ? Il est plaisant de voir comme, en ces
questions restées ardentes et vivantes et qui divisent aujourd'hui si
profondément les esprits, tous les partis se disputent les textes de la
Révolution et ses déclarations de principe ; mais il est plaisant surtout de
voir comme en citant les textes, les déclarations, ou même les décrets et
articles de loi, les polémistes font abstraction des circonstances
historiques, des réalités politiques et sociales' qui donnent à la
législation son vrai sens. Ainsi, quand les tenants de l'Eglise invoquent
Talleyrand, Condorcet, pour combattre aujourd'hui l'idée d'un enseignement
tout national, ils oublient ou ils alrectent d'oublier deux choses : c'est
d'abord que la Révolution avait dissous toute corporation et toute
congrégation, interdit les vœux monastiques ; elle ne pouvait donc pas
redouter un enseignement congréganiste, un Etat enseignant dans l'Etat
enseignant, une contre-Révolution enseignante dans la Révolution dupée ;
c'est, en second lieu, que le clergé était soumis à la Constitution civile.
Les prêtres, les évêques étaient des fonctionnaires électifs, nommés par le
peuple dans les mêmes conditions que les administrateurs des districts ou des
départements. Ceux-là, fonctionnaires de la Révolution et obligés de se
réfugier en elle contre le fanatisme dévot provoqué par les prêtres
réfractaires, ne pouvaient songer à dresser un enseignement rival de celui de
l'Etat ; ils ne pouvaient agir d'ailleurs qu'individuellement, car toute
association permanente de prêtres aurait été suspecte de rétablir les
corporations abolies. Donc, lorsqu'en 1791 et 1792, la Révolution accordait
la liberté d'enseignement, elle ne l'accordait pas à l'Eglise, elle
l'accordait seulement à « des particuliers », comme dit l'article proposé par
Talleyrand, et ces « particuliers » ne pouvaient être ni des moines, puisque
les congrégations étaient interdites et allaient être dispersées, ni des
prêtres réfractaires, puisque la Révolution, qui les frappait de
l'internement d'abord, de la déportation ensuite, et qui les déclarait «
suspects », ne pouvait leur livrer l'enseignement. La Révolution se bornait
donc à solliciter le zèle des « particuliers » amis de la Révolution qui,
librement, auraient secondé l'immense effort tenté par elle. Les polémistes
cléricaux, quand ils invoquent ces textes pour justifier, au nom de la
Révolution, la liberté d'enseignement étendue aux congrégations et à
l'Eglise, commettent, volontairement ou non, la plus grave méprise. Qu'ils
suppriment les congrégations, qu'ils soumettent le Clergé à la constitution
civile, et la question n'existe plus. Talleyrand,
distribuant en effet les divers degrés d'enseignement comme le prévoit
l'article constitutionnel, d'après les divisions administratives, prévoit
quatre sortes d'écoles. Il y aura des écoles primaires correspondant à la
commune et, à Paris, à la section. Il y aura ensuite des écoles de district
donnant un enseignement plus élevé. Au troisième degré, il y aura au
chef-lieu de département, des écoles spéciales, écoles de théologie, écoles
de droit, écoles de médecine, écoles militaires ; bien entendu, un même
chef-lieu ne devait pas comprendre toutes les écoles, et beaucoup même, parmi
les chefs-lieux de département, n'en devaient pas recevoir. Enfin, au sommet,
un Institut universel, dont Talleyrand parle en termes magnifiques. Il le
concevait comme une combinaison de ce qui est aujourd'hui l'Institut et de ce
qui est aujourd'hui l'école normale supérieure, c'est-à-dire, à la fois,
comme un foyer de haute science et de haute pensée, et comme une organisation
enseignante. De même
qu'au-delà de toutes les administrations se trouve placé le premier organe de
la Nation, le Corps législatif, investi de toute la force de la volonté
publique ; ainsi, tant pour le complément de l'instruction que pour le rapide
avancement de la science, il existera dans le chef-lieu de l'Empire, et comme
au faîte de toutes les institutions, une Ecole plus particulièrement
nationale, un institut universel qui « s'enrichissant des lumières de
toutes les parties de la France, présentera sans cesse la réunion des moyens
les plus heureusement combinés pour l'enseignement des connaissances humaines
et leur accroissement indéfini. » « Cet
institut, placé dans la capitale, cette patrie naturelle des arts, au milieu
de tous les modèles qui honorent la Nation..., est destiné, par la force des
choses, à exercer une sorte d'empire, celui que donne une confiance toujours
libre et toujours méritée ; il deviendra, par le privilège légitime de la
supériorité, le propagateur des principes et le véritable législateur des
méthodes » et, de tous les départements des jeunes gens d'élite seront
envoyés à cet institut comme à la suprême école de la pensée humaine. Tous
les enfants passeront donc par les écoles primaires, et Us y resteront deux
ans, de six à huit ou neuf ans. On y enseignera à lire et à écrire, quelques
éléments de la langue française, les règles de l'arithmétique simple, les
noms des villages du canton. Les écoles de district, où l'on sera reçu à huit
ans au sortir de l'école primaire, enseigneront les langues (latine, grecque,
française et langues vivantes), les mathématiques, la physique, l'histoire
naturelle. Je
n'entre pas dans le programme des écoles spéciales ni dans celui de
l'Institut qui, à vrai dire, n'a d'autres limites que celles de l'esprit
humain. Ce plan, proposé par Talleyrand, correspond sensiblement à ce qu'a
été pendant une grande partie du me siècle l'organisation de l'enseignement
public : des écoles élémentaires dans les communes ; au chef-lieu de district
(ou d'arrondissement), un lycée ou collège donnant l'enseignement secondaire
; puis, en quelques villes des écoles spéciales (Ecoles ou Facultés) pour le
droit, la médecine, la théologie, etc., et enfin au sommet, à Paris, «
l'Institut universel » dédoublé en Institut proprement dit et en Ecole
normale supérieure. Il n'y a que les écoles spéciales de science et de
littérature, ce que nous appelons encore la Faculté des lettres et la Faculté
des sciences, qui font défaut : l'enseignement supérieur est réduit, en
province, aux écoles spéciales professionnelles ; à vrai dire, il n'existe
qu'à Paris dans l'Institut universel. Mais, en somme, c'est bien la
conception de la Constituante qui, avec d'assez légères retouches, passera
dans les faits. Quels
étaient, dans le plan de Talleyrand et de la Constituante, les rapports de
l'enseignement et des pouvoirs publics ? De quels principes s'inspirait-il ?
Sur quelle doctrine s'appuyait-il ? Pour les maîtres des écoles primaires et
secondaires, des concours étaient ouverts au chef-lieu du département ; et
ceux qui étaient déclarés « éligibles » formaient pour toute la France une
liste unique. C'est sur cette liste que les Directoires des départements, qui
eux-mêmes étaient, comme on l'a vu, élus par les citoyens actifs,
choisissaient les maîtres. Ainsi, dans l'enseignement aussi, c'est sous la
forme de l'élection que devait s'exercer la souveraineté nationale. Et de
même que, dans la Constitution civile du clergé, la Constituante avait essayé
un compromis entre la force traditionnelle de l'Eglise et la souveraineté de
la Nation, de même, dans le plan de Talleyrand, c'est un compromis entre
l'éducation chrétienne et la pure raison qui règle l'enseignement. Dans
les écoles primaires et dans les écoles secondaires, on devra enseigner « les
principes de la religion ». Mais si la religion est acceptée à l'école, elle
n'y entre pas en maîtresse : ce n'est pas elle qui fournit les règles de la
vie ; et même, il semble que ce soit pour la surveiller autant que pour lui
faire une part que la Révolution l'accueille. Parlant « des éléments de la
religion », qui seront enseignés à l'école primaire, Talleyrand dit :
« Car, si c'est un malheur de l'ignorer, ç'en est un plus grand
peut-être de la mal connaître ». Il veut
évidemment que la Révolution mette sa marque jusque sur l'enseignement du
catéchisme. Et on sent d'ailleurs que, pour Talleyrand et les Constituants,
le vrai catéchisme c'est la Déclaration des Droits de l'Homme : ils affirment
de la façon la plus nette que la morale ne doit pas être déduite des dogmes
religieux, mais qu'elle doit être indépendante, commune aux hommes de toutes
les croyances et de toutes les confessions. Par là, malgré « les éléments de
religion », l'école • révolutionnaire, telle que la conçoit la Première
Assemblée, est essentiellement laïque, puisque la religion n'y est plus le
guide de la vie. « Il
faut apprendre à connaître la Constitution. Il faut donc que la
Déclaration des Droits et les principes constitutionnels composent à l'avenir
un nouveau catéchisme pour l'enfance, qui sera enseigné jusque dans les plus
petites écoles du royaume. Vainement on a voulu calomnier cette
Déclaration ; c'est dans les droits de tous que se trouveront éternellement
les devoirs de chacun »... « Il
faut apprendre à perfectionner la Constitution. En faisant serment de la
défendre, nous n'avons pu renoncer, ni pour nos descendants, ni pour
nous-mêmes, au droit et à l'espoir de l'améliorer. Il importerait donc que
toutes les branches de l'art social puissent être cultivées dans la nouvelle
instruction ; mais cette idée, dans toute l'étendue qu'elle présente à
l'esprit, serait d'une exécution difficile au moment où la science commence à
peine à naître. « Toutefois
il n'est pas permis de l'abandonner et il faut du moins encourager tous les
essais, tous les établissements partiels en ce genre, afin que le plus noble,
le plus utile des arts ne soit pas privé de tout enseignement. « Il
faut apprendre à se pénétrer de la morale qui est le premier besoin de toutes
les Constitutions. Il faut donc, non seulement qu'on la grave dans tous les
cœurs par la voie du sentiment et de la conscience, mais aussi qu'on
l'enseigne comme une science véritable, dont les principes seront démontrés à
la raison de tous les hommes, à celle de tous les âges. C'est par là
seulement qu'elle résistera à toutes les épreuves. On a. gémi longtemps de
voir les hommes de toutes les nations, de toutes les religions, la faire
dépendre exclusivement de cette multitude d'opinions qui les divisent. Il en
est résulté de grands maux, car, en la livrant à l'incertitude, souvent à
l'absurdité, on l'a nécessairement compromise, on l'a rendue versatile et
chancelante. IL EST TEMPS DE L'ASSEOIR SUR SES PROPRES BASES, il est temps de montrer aux
hommes que si de funestes divisions les séparent, il est du moins dans la
morale un rendez-vous commun où ils doivent se réfugier et se réunir. Il faut
donc, en quelque sorte, la détacher de ce qui n'est pas elle, pour la
rattacher ensuite à ce qui mérite notre assentiment et notre hommage, à ce
qui doit lui prêter son appui. Ce changement est simple, il ne blesse rien ;
surtout il est possible. Comment ne pas voir, en effet, qu'abstraction faite
de tout système, de toute opinion et, en ne considérant dans les hommes que
leurs rapports avec les autres hommes, on peut enseigner ce qui est bon, ce
qui est juste, et le leur faire aimer ?... » Ainsi,
comme la Constitution dérive des Droits de l'Homme, et, tout en faisant une
place administrative à l'Eglise, ne se subordonne point à son dogme, les
écoles de la Révolution, dans le plan de la Constituante, font une place dans
le programme à la religion, mais ne lui empruntent pas les règles de la vie,
les principes de la morale. Au
reste, le souci dominant de Talleyrand est d'éveiller dans les esprits, dès
l'école même, le sens de la liberté, l'initiative. Il demande que jusque dans
la discipline les enfants interviennent eux-mêmes, par des censeurs qu'ils
auront élus, et qu'ils fassent ainsi, aux premières lueurs de la raison,
l'essai du régime représentatif, de la libre soumission à la loi consentie.
Et sa méthode générale d'instruction sera une méthode de liberté. D'abord, il
veut affranchir les esprits du poids mort de l'érudition vaine ; l'homme ne
doit pas s'absorber et se perdre dans le passé ; la grande et sympathique
curiosité qui ranime tout le détail de la vie humaine au plus profond des
siècles lointains n'est point nécessaire, et peut-être cette curiosité
romantique ne pouvait-elle s'éveiller sans péril qu'au lendemain d'une
Révolution décisive, quand les hommes avaient loisir de se détourner de
l'action pour se donner au rêve. On dirait que Talleyrand veut concentrer
sous le moindre volume et le moindre poids les résultats du séculaire effort
de l'esprit humain, afin que la génération combattante qui se lève ne soit
pas surchargée d'un inutile fardeau. Il ne s'agit point de borner les vues de
l'esprit ou d'en contrarier la marche. C'est au contraire pour qu'il puisse
librement, et comme un soldat allègre, parcourir l'univers, qu'il convient de
ne pas l'écraser d'un bagage de science morte. « Vous
venez de recouvrer les vastes dépôts des connaissances humaines. Cette
multitude de livres perdus dans tant de monastères, mais, nous devons le
dire, si savamment employés dans quelques-uns, ne seront point entre vos
mains une conquête stérile ; pour cela, non seulement vous faciliterez
l'accès des bons ouvrages, non seulement vous abrégerez les recherches à ceux
pour qui le temps est le seul patrimoine, mais vous hâterez aussi
l'anéantissement si désirable de cette fausse et funeste opulence sous laquelle
finirait par succomber l'esprit humain. Une foule d'ouvrages, intéressants
lorsqu'ils parurent, ne doivent être regardés maintenant que comme les
efforts, les tâtonnements de l'esprit de l'homme se débattant dans la
recherche de la solution d'un problème ; par une dernière combinaison le
problème se résout, la solution seule reste et, dès lors, toutes les fausses
combinaisons antérieures doivent disparaître, ce sont les ratures nombreuses
d'un ouvrage qui ne doivent plus importuner les yeux quand l'ouvrage est
fini. » Et
Talleyrand espère que lorsque « des simplifications savantes auront réduit
insensiblement à un petit nombre de volumes nécessaires ce que les travaux de
chaque siècle ont produit de plus intéressant », une sorte de journal de
condensation et de vulgarisation pourra mettre à la portée de tous, même de
ceux qui disposent de peu de temps pour l'étude, l'essentiel du savoir
humain. Noble pensée qui 'atteste un grand souci de l'universelle culture
humaine, et aussi peut-être dédain superbe d'un grand seigneur de l'esprit à
l'égard de l'énorme fatras livresque. « L'esprit
se soulage par l'espoir que cette multitude immense de productions tant de
fois répétées par l'art et qui n'aurait jamais dù exister, du moins
n'existera pas toujours ; qu'enfin les livres qui ont fait tant de bien aux
hommes ne sont pas destinés un jour à leur faire la guerre et au physique et
au moral. Or, c'est du sein des bibliothèques que doit sortir le moyen d'en
accélérer la destruction. » Peut-être
Talleyrand prend-il trop aisément son parti de cette destruction. Même les
erreurs de l'esprit humain sont utiles à connaître. Il n'est pas sage
d'effacer les traces embrouillées, incertaines et errantes qui marquent la
longue marche de la pensée cherchant le vrai. Des œuvres les plus ineptes et
les plus médiocres l'esprit sagace sait extraire parfois une parcelle de vie.
Même les ratures doivent être conservées dans le livre toujours remanié,
toujours surchargé, de la pensée humaine, comme, sur le manuscrit d'un grand
écrivain, elles révèlent le tâtonnement de l'idée, l'inquiète recherche de la
forme idéale. Il faut des livres substantiels et rapides qui rendent aisément
communicable et assimilable à tous le savoir humain. Il faut que les
intelligences éprises de vérité et de beauté, sachent se créer à elles-mêmes
une bibliothèque de choix et comme un cercle familier de chefs-d'œuvre d'où
le médiocre et le bas seront exclus. Mais il convient aussi que dans l'énorme
détritus des siècles les courageux chercheurs puissent toujours fouiller. Ce
qui paraissait hier insignifiant ou vil à l'esprit distrait suggère
brusquement une vérité nouvelle. Mais le génie conquérant de la Révolution se
marque bien dans ces pensées de Talleyrand. Il veut, si je puis dire, armer
et équiper à la légère l'Encyclopédie pour qu'elle puisse aller dans tous les
esprits, pratiquer tous les sentiers, entrer même aux pauvres demeures, avec
le vif éclair et le joyeux cliquetis des vérités simples et aiguës. La
méthode lui apparaît, dans l'enseignement, comme un moyen de simplification
et comme un moyen de liberté. Simplifier les problèmes par l'élimination de
l'inutile, les déterminer par une analyse exacte, c'est permettre à tous les
esprits de marcher eux-mêmes par les voies redressées et aplanies, qui ont
abouti aux grandes découvertes ; c'est donc, par le perfectionnement même de
la tradition, faire recommencer la vérité à chaque esprit, c'est donner aux
générations nouvelles, avec la force du savoir accumulé, la joie de
l'invention appliquée même à ce que déjà l'on sait. « C'est
aux méthodes à conduire les instituteurs dans les véritables routes, à
aplanir pour eux, à abréger le chemin difficile de l'instruction. Non
seulement elles sont nécessaires aux esprits communs, le génie le plus
créateur lui-même en reçoit d'incalculables services et leur a dû souvent ses
plus hautes conceptions ; car elles l'aident à franchir tous les intervalles
et, en le conduisant rapidement aux limites de ce qui est connu, elles lui
laissent sa force pour s'élancer au-delà. Enfin, pour apprécier d'un mot les
méthodes, il suffira de dire que la science la plus hardie, la plus vaste
dans ses applications, l'algèbre, n'est elle-même qu'une méthode inventée par
le génie pour économiser le temps et les forces de l'esprit humain... » Mais ce
n'est pas là une simplification mécanique et il ne s'agit pas de créer une
sorte d'automatisme intellectuel. Pour donner à l'esprit, dès l'enfance, « cette
constante direction vers la vérité, qui devient alors la passion dominante et
presque exclusive de Pinne, il importe souverainement d'intéresser en quelque
sorte la conscience des élèves à la recherche de tout ce qui est vrai (la
vérité est en effet la morale de l'esprit, comme la justice est la morale du
cœur). Il importe non moins d'intéresser leur curiosité, leur ardente
émulation, en les faisant comme assister à la création des diverses
connaissances dont on veut les enrichir, et en les aidant à partager sur chacune
d'elles la gloire même des inventeurs, car ce qui est du domaine de la raison
universelle ne doit pas être uniquement offert à la mémoire, c'est à la
raison de chaque individu de s'en emparer ; il est mille fois prouvé qu'on ne
sait réellement, qu'on ne voit clairement que ce qu'on découvre. » Talleyrand
ne craint pas d'appliquer cette méthode de simplification, qui doit mettre en
mouvement tous les esprits, à ce qu'il y a de plus spontané, de plus confus,
de plus vaste : la langue et l'histoire. Il rêve de faire de la langue
française un instrument de précision si exact que tous les esprits, par la
seule attention au contenu des mots, soient préservés de l'erreur. Définition
rigoureuse des mots nécessaires, élimination des mots inutiles ou incertains
; par-là la langue atteindra à une sobriété lumineuse et à une efficacité
universelle, et l'excellence de l'outil commun créera entre tous les ouvriers
de la pensée une sorte d'égalité préalable. « La
Révolution a valu à notre idiôme une multitude de créations qui subsisteront
à jamais, puisqu'elles expriment ou réveillent des idées d'un intérêt qui ne
peut périr, et la langue politique existera enfin parmi nous ; mais, plus les
idées sont grandes et fortes, plus il importe que l'on attache un sens précis
et uniforme aux signes destinés à les transmettre, car de funestes erreurs
peuvent naître d'une simple équivoque. Il est donc digne de bons citoyens
autant que de bons esprits, de ceux qui s'intéressent à la fois au règne de
la paix et au règne de la raison, de concourir par leurs efforts à écarter
des mots de la langue française ces significations vagues et indéterminées,
si commodes pour l'ignorance et là mauvaise foi, et qui semblent recéler des
armes toutes prêtes pour la malveillance et pour l'injustice. Ce problème
très philosophique et qu'il faut généraliser le plus possible, demande du
temps, une forte analyse et l'appui de l'opinion publique pour être
complètement résolu. Il n'est pas indigne de l'Assemblée nationale d'en
encourager la solution. « Un
tel problème, auquel la création et le danger accidentel de certains mots
nous ont naturellement conduits, s'est lié dans notre esprit à une autre vue.
Si la langue française a conquis de nouveaux signes et s'il importe que le
sens en soit bien déterminé, il faut en même temps qu'elle se délivre de
cette surcharge de mots qui l'appauvrissaient et souvent la dégradaient. La
vraie richesse d'une langue consiste à pouvoir exprimer tout avec force, avec
clarté, mais avec peu de signes. Il faut donc que les anciennes formes
obséquieuses, ces précautions timides de la faiblesse, ces souplesses d'un
langage détourné qui semblait craindre que la vérité ne se montrât tout
entière, tout ce luxe imposteur et servile qui accusait notre misère, se
perde dans un langage simple, fier et rapide ; car là où la pensée est libre,
la langue doit devenir prompte et franche, et la pudeur seule a le droit d'y
conserver ses voiles. » « Qu'on
ne nous accuse pas ici de vouloir calomnier une langue qui, dans son état
actuel s'est immortalisée par des chefs-d'œuvre., Sans doute que partout les
hommes de génie ont subjugué les idiômes les plus rebelles, ou plutôt partout
ils ont su se créer un idiôme à part ; mais il a fallu tout le courage, toute
l'audace de leur talent, et la langue usuelle n'en a point moins conservé
parmi nous l'empreinte de notre faiblesse et de nos préjugés. Il est juste,
il est constitutionnel que ce ne soit plus désormais le privilège de quelques
hommes extraordinaires de la parler dignement ; que la raison la plus commune
ait aussi le droit et la facilité de s'énoncer avec noblesse ; que la langue
française s'épure à tel point qu'on ne puisse plus désormais prétendre à
l'éloquence sans idées ; qu'en un mot elle reçoive pour tous un nouveau
caractère et se retrempe en quelque sorte dans la liberté et dans l'égalité.
C'est vers ce but non moins philosophique que national que doit se porter une
partie des travaux des nouveaux instituteurs. » Quel
singulier mélange de vues audacieuses ou grandes et de naïvetés, de
restrictions bourgeoises et de générosité humaine ! Talleyrand a compris avec
profondeur qu'une révolution politique et sociale s'étendait à tout et que la
langue même en était révolutionnée. Et ce
rêve d'une langue de clarté, de vérité, d'universelle et facile noblesse, qui
avertisse d'emblée tous les esprits et les hausse doucement à une dignité
commune, est un des plus beaux qui aient été faits par une société humaine. Mais
quelle part d'enfantillage et de chimère ! et comment Talleyrand ne voit-il
pas que les mots les mieux définis, les mieux déterminés, seront bouleversés
par la violence des passions et la lutte des intérêts, tant qu'il y aura, en
effet, dans une société, des groupes d'intérêts violemment antagoniques ! Il est
vain d'espérer pour les mots la clarté, la sincérité, la sérénité, si dans la
vie même des hommes il y a désordre, haine et conflit. A l'heure même où
j'écris, et où je commente ces grandes pensées de la bourgeoisie
révolutionnaire, les mots décisifs de la société humaine issue de la
Révolution, les mots de justice, de liberté, ont des sens de classe : par la
liberté, le capitalisme entend la force d'expansion illimitée du capital ; le
prolétariat entend l'abolition du capitalisme. Pour les uns, le mot justice
contient le dividende et, pour les autres, il l'exclut. C'est à
un dictionnaire en partie double où, sous le même vocable, se heurtent à
l'infini les significations réelles, les interprétations sociales des mots,
qu'aboutit ce magnifique espoir d'un idiôme apaisant par la vertu de sa
lumière. Les choses aujourd'hui passent devant les mots comme des hommes qui
se battent devant un miroir ; il réfléchit les ombres furieuses et il ne les
réconcilie pas. Aussi
bien Talleyrand lui-même était troublé déjà par l'ambiguïté naissante du
vocabulaire de la Révolution, et il voulait rappeler les mots à leur origine
bourgeoise, à leur loyauté constitutionnelle. Evidemment, quand il parle de
ces mots nouveaux dont l'équivoque, si on ne les définissait point, pourrait
être exploitée par la malveillance et la perfidie, il pense à tous ces mots
de citoyen, de démocratie, de peuple, de liberté, d'égalité, de souveraineté de
la Nation et même de « Droits de l'Homme » que déjà les démocrates à la
Robespierre ou à la Marat n'interprétaient plus, ne prononçaient plus dans le
sens des modérés constitutionnels. Talleyrand
redoutait une sorte de complaisance vague de ces mots nouveaux à des
significations nouvelles ; et il aurait voulu, suivant le mot de Barnave, et
dans le dictionnaire même « terminer la Révolution ». Tentative puérile ; il
est aussi impossible de fixer au fond des mots le premier sens qu'ils
expriment que de fixer au fond des eaux la première image qu'elles reflètent
; dans le torrent des mots révolutionnaires, le reflet incertain du
prolétariat commençait à brouiller le superbe et glorieux reflet de la pensée
bourgeoise. Mais
quelle confiance avait celle-ci en elle-même, en la rectitude de ses
principes et en la sûreté des premières applications qu'elle en avait faites
! Talleyrand, au nom de la Constituante, proclame qu'il suffirait de définir
les mots et d'en chasser l'équivoque pour enfermer ies idées, les esprits,
les événements même dans le sens premier que déterminaient les Constituants. Talleyrand,
au moment même où il marquait ces restrictions bourgeoises et où il se
préparait à exclure de notre langue ce que j'appellerais volontiers le sens
robespierriste, témoignait aussi le même éloignement pour l'esprit
d'aristocratie et d'ancien régime. Tous les tours de servitude, d'inégalité,
de privilège devaient disparaître, en même temps que devait être exclue des
mots toute tendance de démagogie. L'équilibre
de la Constituante de 1791, distante à la fois de l'esprit de caste et de la
pleine démocratie devait se marquer dans la langue, dans sa syntaxe, d'où
toute trace de servitude devait être exclue ; dans son vocabulaire, d'où
toute racine de démagogie devait être extirpée. Etrange prétention
d'immobiliser une langue éternellement fluide, dans une Constitution d'un
jour et déjà menacée ! Mais
pour atteindre à cette détermination du sens des mots, pour donner à chacun
d'eux une signification exacte qui ne permette ni les restrictions de la
tyrannie, ni les extensions abusives de la démagogie, il faut limiter le plus
possible le nombre des mots. Comment sans cela discipliner, ordonner une
multitude innombrable de synonymes équivoques, de mots indéterminés ? « La
vraie richesse d'une langue consiste à pouvoir tout exprimer avec peu de
signes. » Il semble que nous entendons déjà la vaste proscription de ces mots
pressés, tumultueux, que le romantisme réintégrera et rappellera, à grands
flots, clientèle pittoresque et bariolée, sous les avancées de ses maisons
moyen âge, ou sous les porches de ses cathédrales. Il semble que Talleyrand
donne ici le signal de la lutte qui, plus tard, s'engagera entre le
classicisme révolutionnaire et le romantisme d'abord rétrograde. « Le
romantisme est vaincu ! » s'écriera le classique Blanqui, déposant son fusil
un soir des journées de juillet 1830. Et
voici sans doute des disciples de Taine qui s'empressent de noter que la
Révolution est un suprême effort d'idéologie abstraite et qu'elle achève dans
la langue, dans les idées et dans les institutions le travail de
simplification et d'appauvrissement commencé par l'esprit classique. Qu'on ne
se hâte pas. Car d'abord Talleyrand s'émeut des risques de complication que
la Révolution fait courir à la langue. Bien loin qu'elle soit le bûcheron qui
de sa cognée abat les branches luxuriantes, il a peur qu'elle greffe sur le
même mot, peuple, démocratie, liberté, souveraineté, trop de sens variés et
de provenance inquiétante. Il a peur que dans l'enceinte du même mot se
pressent et se mêlent les significations bourgeoises, légales,
constitutionnelles, et les significations populaires, démocratiques,
démagogiques, anarchiques. Ainsi la Révolution est si peu un principe
d'appauvrissement que la bourgeoisie révolutionnaire craint d'être dépassée,
débordée par la vie complexe et mouvante des mots comme par la vie mouvante
et mêlée du peuple lui-même. C'est contre un excès de richesse
révolutionnaire et de luxuriance démocratique que Talleyrand prend des
précautions. D'ailleurs,
s'il lui parait que le vocabulaire politique doit être rigoureusement
déterminé, il a le sentiment aussi que la Révolution, animée de toutes les
forces de la vie nationale, doit ressusciter bien des mots populaires et
libres que la sécheresse classique aurait écartés ; par là il est romantique,
si l'on me permet d'anticiper ainsi sur les mots. Il est romantique aussi
quand il veut ouvrir la langue française à l'action des autres langues
modernes, quand il veut t'enrichir de toute la substance des idiômes
vigoureux, de toutes les images des peuples forts. « Notre
langue, dit-il — et c'est pour lui une proposition fondamentale dont il
souligne lui-même l'expression —, a perdu un grand nombre de mots
énergiques qu'un goût, plutôt faible que délicat, a proscrits : il faut les
lui rendre ! les langues anciennes et quelques-unes d'entre les modernes sont
riches d'expressions fortes, de tournures hardies qui conviennent parfaitement
à nos nouvelles mœurs ; il faut s'en emparer ; la langue française est
embarrassée de mots louches et synonymiques, de constructions timides et
traînantes, de locutions oiseuses et serviles ; il faut l'en affranchir.
» C'est
tout le programme linguistique de Hugo. Les Constituants — voulaient fermer
le lexique et la syntaxe de la Révolution à Robespierre qui leur paraissait
déformer le sens des mots et y glisser d'équivoques amorces pour la foule.
Mais ils appelaient à eux Homère, Lucrèce, Tacite, Rabelais, Montaigne,
Shakespeare, Schiller, Gœthe et Klopstock, et pour l'immense renouvellement
de la vie ils demandaient à toutes les langues et à tous les temps des
couleurs et des images. Le
romantisme a son principe dans la Révolution, et, après une passagère
méprise, il y reconnut son origine profonde. Ce n'est pas une langue
décolorée et éteinte qui pouvait traduire, même après l'orage, les passions
et les rêves d'une société si prodigieusement remuée. Et si Talleyrand
voulait, pour la conduite des sociétés humaines, une langue admirablement
précise et exacte, il comprenait bien aussi que, même dans les limites de la
Constitution, la chaleur toute nouvelle de la vie appelait des mots ardents
et forts, où toutes les énergies mettraient leur empreinte, où tous les
siècles restés chauds mettraient leur flamme. De même
qu'en cette période la Révolution bourgeoise se limitait par le privilège des
citoyens actifs, mais, cependant, en appelant des millions d'hommes à la
souveraineté, confinait à la vie populaire, de même la conception littéraire
et linguistique de Talleyrand déterminait à un contenu bourgeois le sens des
mots politiques, mais elle accueillait la grande vie fourmillante, populaire
et passionnée des temps nouveaux. L'édifice un peu froid de la Constitution
de 1791 s'illuminait des feux réverbérés de toute part par la passion
révolutionnaire ; il s'éclairait aussi des reflets lointains de la liberté
antique, des chaudes couleurs de la Renaissance française, des splendeurs
vigoureuses de Shakespeare, des lueurs de mélancolie et de rêve de
l'Allemagne de Werther. L'aube
qui éclairait le faîte des libertés nouvelles avait traversé tant d'horizons,
que le plus simple de ses rayons se décomposait, à la rencontre des âmes
agitées, en nuances ardentes et infinies. Talleyrand, en une vision à la fois
ordonnée et éclatante, a combiné le classique et le romantique. Son rapport
est comme un manifeste littéraire étrangement vaste, parce qu'il porte en lui
toute la force de la Révolution, diminuée, il est vrai, des principes de la
démocratie absolue. Il est
sollicité à la fois, pour la langue de la Révolution, par les deux tendances
en apparence contraires qui se sont disputé d'ailleurs la Révolution tout
entière : le besoin de l'universalité humaine, le besoin de l'ardente vie
nationale. Il rêve, après Leibnitz, d'une langue universelle, qui établirait
entre tous les hommes une communication aisée, et il veut en même temps
accumuler dans la langue française et sous la discipline de son génie propre,
toutes les richesses des autres peuples, richesses de mots, de sensations et
d'images, fondues et transformées au creuset national. Talleyrand
conçoit l'histoire comme un enseignement, comme un exemple : et par là il la
simplifie en effet et l'organise. Il la ramène à l'étude des moyens par
lesquels peut être défendue ou préparée la liberté, et ainsi, en une
ordonnance toute morale, la longue chaîne des événements est rattachée et
suspendue comme à un aimant, à la Déclaration des Droits de l'Homme. « La
Société doit enfin exciter l'homme par l'exemple, et ce moyen puissant, c'est
à l'histoire qu'elle doit le demander, car l'orgueil de l'homme se défendra
toujours de le demander à ses contemporains. Quelle histoire sera digne de
remplir cette vue morale ? Aucune sans doute de celles qui existent ; ce qui
nous reste de celle des anciens nous offre des fragments précieux pour la
liberté, mais ce ne sont que des fragments ; ils sont trop loin de nous,
aucun intérêt national ne les anime et notre long asservissement nous a trop
accoutumés à les ranger parmi les fables. La nôtre, telle qu'elle a été
tracée, n'est presque partout qu'un servile hommage décerné à des abus, c'est
l'ouvrage de la faiblesse écrivant sous les yeux, souvent sous la dictée de
la tyrannie ; mais cette même histoire, telle qu'on la conçoit en ce moment,
peut devenir un fonds inépuisable des plus hautes instructions morales. Que
désormais s'élevant à la dignité qui lui convient, elle devienne
l'histoire des peuples et non plus celle d'un petit nombre de chefs ;
qu'inspirée par l'amour des hommes, par un sentiment profond pour leurs
droits, par un saint respect pour leurs malheurs, elle dénonce les crimes
qu'elle raconte, que loin de se dégrader par la flatterie, loin de se rendre
complice par une vaine crainte, elle insulte jusqu'à la gloire toutes les
fois que la gloire n'est point la vertu ; que par elle une reconnaissance inépuisable
soit assurée à ceux qui ont servi l'humanité avec courage et une honte
éternelle à quiconque n'a usé de sa force que pour nuire ; que, dans la
multitude des faits qu'elle parcourt, elle se garde de chercher les droits de
l'homme qui certes ne sont point-là ; mais qu'elle y cherche et qu'elle y
découvre les moyens de les défendre que toujours on y peut trouver ; que pour
cela, sacrifiant ce que le temps doit dévorer, ce qui ne laisse point de
trace après soi, tout ce qui est nul aux yeux de la raison, elle se borne à
marquer tous les pas, tous les efforts vers le bien, vers le perfectionnement
social, qui ont signalé un si grand nombre d'époques, et à faire ressortir
les nombreuses conspirations de tous les genres, dirigées contre l'humanité
avec tant de suite, conçues avec tant de profondeur, et exécutées avec un
succès si révoltant ; qu'en un mot, le récit de ce qui fut se mêle sans cesse
au sentiment énergique de ce qui devait être ; par là l'histoire s'abrège
et s'agrandit ; elle n'est plus une conception stérile ; elle devient un
système moral ; le passé s'enchaîne à l'avenir et, en apprenant à vivre dans
ceux qui ont vécu, on met à profit pour le bonheur des hommes, jusqu'à la
longue expérience des erreurs et des crimes. Evidemment
cette conception purement morale de l'histoire, toute entière orientée vers
la Révolution française est à certains égards factice et étroite. L'histoire
est un enseignement ; mais elle est aussi un spectacle : le déploiement
coloré des passions humaines et de la grande aventure de la vie. Qu'auront à
faire avec « le système moral » les admirables tableaux du camp des barbares
peints par Chateaubriand, et qui voudrait les effacer ? En outre, il est
factice de ramener le drame de l'histoire à la lutte du bien et du mal, des
bienfaiteurs ou des malfaiteurs de l'humanité. L'humanité sort lentement du
chaos des passions animales, et la force fut souvent nécessaire à dompter et
à discipliner la force ; les concepts de moralité douce et de droit, empruntés
aux époques récentes de la vie humaine, ne peuvent être appliqués au passé, à
tout le passé, sans lui faire subir une terrible déformation. Et comment
prendre conseil, pour les temps nouveaux, même des exemples de bonté,
d'humanité, que peuvent fournir les temps lointains ? C'est dans des
conditions toutes différentes que s'exerce notre action ; ainsi des
profondeurs du temps un grand souffle d'enthousiasme et de fierté peut venir
jusqu'à nous, mais c'est un souffle incertain et errant qui fait palpiter nos
voiles, et qui ne les guide pas. Enfin, ce n'est pas la seule action des
hommes qui détermine l'histoire : les institutions ont leur logique, les
climats leur nécessité, les vastes chocs des peuples et des races leur
contrecoup inévitable ; et Talleyrand oublie de façon étrange l'Essai sur les
mœurs de Voltaire et l'Esprit des lois de Montesquieu. Mais, malgré
tout, cette conception morale et révolutionnaire de l'histoire fut féconde. A
se passionner ainsi, non plus pour la gloire des chefs, mais pour la
souffrance des peuples, l'historien est invinciblement conduit à étudier de près
les conditions successives de la vie humaine, les mœurs, les institutions ;
et la force de la passion morale suscite la vie et la couleur. Tous les
grands historiens français du XIXe siècle, même ceux qui ont été surtout des
peintres et des poètes, ont fait de l'histoire un système moral et politique.
Augustin Thierry, qui ranima les couleurs des temps barbares, conçut en même
temps l'histoire comme la lente croissance et l'avènement du Tiers Etat.
Michelet s'identifia à l'âme même de la France conçue par lui comme une force
continue et une qui allait passionnément vers la liberté. Ainsi, l'histoire
selon la Révolution, malgré son idéalisme moral un peu abstrait, portait un
principe de passion d'où les développements les plus riches allaient jaillir,
et les multitudes mortes allaient être appelées à la vie par la même force,
par la même flamme qui appelait tes multitudes vivantes à la liberté. LE PLAN DE CONDORCET Le
rapport de Talleyrand est le magnifique testament intellectuel légué par la
Constituante à la Législative. La Constituante n'eut pas le temps de le
discuter, mais elle l'acclama ; et elle décida qu'il serait distribué aux
membres de la nouvelle Assemblée. C'est Condorcet qui des mains de Talleyrand
reçut le flambeau, et la flamme soudain se fit plus large encore et plus
haute. Du rapport de Talleyrand lu à la Constituante en septembre 1791 au
rapport de Condorcet lu à la Législative en avril 1792, l'écart mesure les
progrès rapides de la Révolution, de la démocratie et de la pensée libre. Comme
Talleyrand, Condorcet veut que l'instruction soit universelle, qu'un minimum
de savoir soit assuré à tous, au-dessus duquel s'élèveront des connaissances
plus hautes. Comme Talleyrand, il ne veut pas que l'esprit humain puisse être
enchaîné, et il prévoit pour lui des développements indéfinis, mais c'est
d'un accent plus profond et plus décisif que celui de Talleyrand qu'il parle
et de l'égalité d'éducation et de la perfectibilité indéfinie de la race
humaine. « Nous avons pensé que dans ce plan d'organisation générale notre
premier soin devait être de rendre, d'un côté, l'éducation aussi égale, aussi
universelle, de l'autre, aussi complète que les circonstances pouvaient le
permettre ; qu'il fallait donner à tous également l'instruction qu'il est possible
d'étendre sur tous, mais ne refuser à aucune portion des citoyens
l'instruction plus élevée qu'il est impossible de faire partager à la masse
entière des individus, établir l'une parce qu'elle est utile à ceux qui la
reçoivent et l'autre parce qu'elle l'est à ceux mêmes qui ne la reçoivent
pas. « La
première condition de toute instruction étant de n'enseigner que des vérités,
les établissements que la puissance publique y consacre, doivent être aussi
indépendants que possible de toute autorité politique ; et, comme
néanmoins' cette indépendance ne peut être absolue, il résulte du même
principe qu'il ne faut les rendre dépendants que de l'Assemblée des
représentants du peuple, parce que de tous les pouvoirs, il est le moins
corruptible, le plus éloigné d'être entrainé par des intérêts particuliers,
le plus soumis à l'influence de l'opinion générale des hommes éclairés, et
surtout parce qu'étant celui de qui émanent essentiellement tous les
changements, il est dès lors le moins ennemi du progrès des lumières, le
moins opposé aux améliorations que ce progrès doit amener. « Nous
avons observé enfin que l'instruction ne devait pas abandonner les individus
au moment où ils sortent des écoles, qu'elle devait embrasser tous les âges,
qu'il n'y en avait aucun où il ne fût utile et possible d'apprendre et que
cette seconde instruction est d'autant plus nécessaire que celle de l'enfance
a été resserrée dans des bornes plus étroites. C'est là même une des causes
de l'ignorance où les classes pauvres de la société sont aujourd'hui plongées
; la possibilité de recevoir une première instruction leur manquait encore
moins que celle d'en conserver les avantages. « Nous
n'avons pas voulu qu'un seul homme dans l'Empire pût dire désormais : la loi
m'assurait une entière égalité de droits, mais on me refuse les moyens de les
connaître. Je ne dois dépendre que de la loi, mais mon ignorance me rend
dépendant de tout ce qui m'entoure. On m'a bien appris dans mon enfance ce
que j'avais besoin de savoir ; mais forcé de travailler pour vivre, ces
premières notions se sont bientôt effacées, et il ne m'en reste que la
douleur de sentir clans mon ignorance, non la volonté de la nature, mais
l'injustice de la société. « Nous
avons cru que la puissance publique devait dire aux citoyens pauvres : la
fortune de vos parents n'a pu vous procurer que les connaissances les plus
indispensables, mais on vous assure des moyens faciles de les conserver et de
les étendre. Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les
développer, et ils ne seront perdus ni pour vous ni pour la patrie. « Ainsi,
l'instruction doit être universelle, c'est-à-dire s'étendre à tous les
citoyens. Elle doit être répartie avec toute l'égalité que permettent les
limites nécessaires de la dépense, la distribution des hommes or le
territoire et le temps plus ou moins long que les enfants peuvent y
consacrer. Elle doit, dans ses divers degrés, embrasser le système entier des
connaissances humaines et assurer aux hommes, dans tous les âges de la vie,
la facilité de conserver leurs connaissances et d'en acquérir de nouvelles. « Enfin
aucun pouvoir public ne doit avoir ni l'autorité ni même le crédit d'empêcher
le développement des vérités nouvelles, l'enseignement des théories
contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés. » Visiblement,
la question qui trouble le plus Condorcet est celle-ci : Quel sera le
régulateur de l'enseignement national ? D'une part, il faut bien que la
Nation intervienne, c'est elle qui construit les écoles et qui paie les
maîtres, c'est elle qui a envers tous les citoyens un devoir d'enseignement
et d'éducation, et elle ne peut se désintéresser pleinement de l'enseignement
qui est donné en son nom. Mais d'autre part, si les pouvoirs politiques,
organes momentanés de la volonté nationale, croient avoir intérêt à opprimer
une vérité, .faudra-t-il donc que celle-ci leur soit livrée sans défense ?
Rien qu'à poser les termes du problème, il apparaît bien qu'il ne peut
recevoir une solution absolue. Si compliqué qu'on imagine le système de
garanties destiné à assurer la liberté individuelle du maître, la liberté
infinie de la science en mouvement, sans rompre le lien de l'enseignement
national et de la Nation elle-même, il sera toujours en défaut par quelque
endroit ; et, à vrai dire, ce sont surtout des mœurs de liberté
intellectuelle, le sens partout développé de la dignité de la science et du
droit de la pensée qui ôteront aux pouvoirs politiques la tentation
d'opprimer la vérité, comme ils ôteront aux maîtres la tentation d'avilir,
au-delà de ce qu'exige la force du vrai, les pouvoirs en qui ils trouvent le
respect pour la liberté. Condorcet fait concourir à la nomination des
maîtres, pour les deux premiers degrés de l'enseignement, les membres des
établissements d'enseignement d'un degré supérieur, les municipalités et les
pères de famille. Au sommet, la Société Nationale des Sciences et des Arts,
ce que nous appelons aujourd'hui l'Institut, se recrutera elle-même, et c'est
sur un concours ouvert par elle que les professeurs de ce que nous appelons
aujourd'hui l'enseignement supérieur seront élus. Ainsi,
Condorcet, pour les premiers degrés de l'enseignement, fait, si je puis dire,
une plus grande part à l'influence de la Nation, des pouvoirs politiques : ce
sont les municipalités, pouvoirs politiques, qui sont appelées à jouer un
grand rôle dans la nomination des maîtres ; et, pour les écoles primaires, le
projet de décret précise « que les livres d'enseignement seront rédigés
d'après la meilleure méthode d'enseignement que les progrès de la science
nous indiquent et d'après les principes de liberté, d'égalité, de pureté
dans les mœurs, et de dévouement à la chose publique, consacrés par la
Constitution ». Au
contraire, pour le plus haut degré, pour ce qui correspond à ce que nous
appelons aujourd'hui l'Institut et l'enseignement supérieur, c'est la science
qui se recrute, pour ainsi dire elle-même, sans autre contrôle que celui de
l'opinion éclairée de l'Europe, et sans qu'on démêle très bien comment les «
représentants de la Nation » pourraient intervenir. Sur ce point, le projet
de Condorcet se heurtera à des résistances invincibles et il paraît bien
qu'il dépouille, en effet, l'Etat, organe de la Nation, au profit d'une
oligarchie académique qui peut devenir exclusive et intolérante. Le point
d'équilibre en cette question est difficile à fixer. Et deux pensées
animaient Condorcet. D'abord, il ne savait pas seulement les sciences, il
savait aussi l'histoire des sciences ; il connaissait leur évolution, leurs
luttes incessantes contre les puissances d'oppression et de ténèbres et il ne
voulait pas que l'intérêt d'une institution politique éphémère, en sa forme
précise, comme toute institution, pût contrarier un moment l'éternel
mouvement de la pensée. Et en second lieu, au point où en était la Révolution
en 1792, ce n'était plus l'enseignement de l'Eglise que la Révolution avait à
craindre, les Congrégations étant dissoutes et l'Eglise étant soumise à la
loi de l'élection populaire. Mais elle pouvait craindre que le pouvoir
exécutif royal, abusant de la prérogative redoutable que lui conférait la
Constitution, cherchât à immobiliser les esprits, à imposer, par exemple,
comme un dogme immuable le veto, ou la royauté elle-même. Et comment le grand
philosophe pouvait-il accepter que la Constitution fût présentée aux enfants
comme un monument achevé, à l'heure même où les démocrates songeaient à
changer la Constitution ? Condorcet devait formuler son projet d'enseignement
à l'heure même où la Révolution a l'inquiet pressentiment des transformations
prochaines. De là, dans le plan de Condorcet, le souci dominant de réserver
avant tout la liberté de la critique, la faculté indéfinie d'expansion de la
pensée humaine, la fluidité éternelle des idées et des faits. « Ni
la Constitution française, dit Condorcet avec force, ni même la
Déclaration des Droits ne seront présentées à aucune classe des citoyens
comme des tables descendues du ciel qu'il faut adorer et croire. Leur
enthousiasme ne sera point fondé sur les préjugés, sur les habitudes de
l'enfance ; et on pourra leur dire : « Cette Déclaration des Droits qui
vous apprend à la fois ce que vous devez à la Société et ce que vous êtes en
droit d'exiger d'elle, cette Constitution que vous devez maintenir aux dépens
de votre vie, ne sont que le développement de ces principes simples dictés
par la nature et la raison dont vous avez appris, dans vos premières années,
à apprendre l'éternelle vérité ; tant qu'il y aura des hommes qui n'obéiront
pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d'une opinion
étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces
opinions de commande seraient d'utiles vérités ; le genre humain n'en
resterait pas moins partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent
et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves.
» Admirable
idéalisme qui met d'abord dans l'esprit lui-même la servitude ou la liberté
selon qu'il est capable ou incapable de se justifia à lui-même sa croyance. Admirable
idéalisme qui applique la critique de la raison à la raison même, qui oblige
celle-ci à éprouver sans cesse les fondements mêmes de tout l'ordre social
qui se prétend appuyé sur elle. Mais il
ne suffit pas de rappeler la Déclaration des Droits de l'Homme à ses origines
morales ; il ne suffit pas de la confronter avec les principes de dignité, de
liberté dont elle est une expression déterminée, il faut prévoir que des
applications nouvelles pourront être faites, et à l'infini, des mêmes
principes. Et pour que l'Etat puisse aisément permettre jusque dans
l'enseignement public la propagation de vérités nouvelles, pour qu'il puisse
respecter la liberté, sans avoir l'air de se désavouer lui-même, c'est par
l'intermédiaire de la société nationale des sciences et des arts se recrutant
elle-même que la Nation, selon Condorcet, doit désigner les maîtres de
l'enseignement supérieur. « Cette
indépendance de toute puissance étrangère où nous avons placé l'enseignement
public ne peut effrayer personne, puisque l'abus serait à l'instant corrigé
par le pouvoir législatif, dont l'autorité s'exerce immédiatement sur tout le
système de l'instruction... L'indépendance de l'instruction fait, en quelque
sorte, une partie des droits de l'espèce humaine. Puisque l'homme a reçu de
la nature une perfectibilité dont les bornes inconnues s'étendent, si même
elles existent, bien au-delà de ce que nous pouvons concevoir encore, puisque
la connaissance de vérités nouvelles est pour lui le seul moyen de développer
cette heureuse faculté, source de son bonheur et de sa gloire, quelle
puissance pourrait avoir le droit de lui dire : Voilà ce qu'il faut que vous
sachiez, voilà le terme où vous devez vous arrêter ? Puisque la vérité seule
est utile, puisque toute erreur est un mal, de quel droit un pouvoir, quel
qu'il fût, oserait-il déterminer où est la vérité, où se trouve l'erreur ? « D'ailleurs,
un pouvoir qui interdirait d'enseigner une opinion contraire à celle qui a
servi de fondement aux lois établies, attaquerait directement la liberté de
penser, contredirait le but de toute institution sociale, le perfectionnement
des lois, Suite nécessaire du combat des opinions et du progrès des
lumières... « D'un
autre côté, quelle autorité pourrait prescrire d'enseigner une doctrine
contraire aux principes qui ont dirigé les législateurs ? « On
se trouverait donc nécessairement placé entre un respect superstitieux pour
les lois existantes, ou une atteinte directe qui, portée à ces lois au nom
d'un des premiers pouvoirs institués par elles, pourrait affaiblir le respect
des citoyens ; il ne reste donc qu'un seul moyen : l'indépendance absolue des
opinions dans tout ce qui s'élève au-dessus de l'instruction élémentaire.
C'est alors qu'on verra la soumission volontaire aux lois et l'enseignement
des moyens d'en corriger les vices, d'en rectifier les erreurs, exister
ensemble, sans que la liberté des opinions nuise à l'ordre public, sans que
le respect pour la loi enchaîne les esprits, arrête le progrès des lumières,
et consacre des erreurs. S'il fallait prouver par des exemples le danger de
soumettre l'enseignement à l'autorité, nous citerions l'exemple de ces
peuples, nos maîtres dans toutes les sciences, de ces Indiens, de ces
Egyptiens, dont les antiques connaissances nous étonnent encore, chez qui
l'esprit humain fit tant de progrès, dans des temps dont nous ne pouvons même
fixer l'époque, et qui retombèrent dans l'abrutissement de la plus honteuse
ignorance, au moment où la puissance religieuse s'empara du droit d'instruire
les hommes. Nous citerions la Chine qui nous a prévenus dans les sciences et
dans les arts, et chez qui le gouvernement en a subitement arrêté le progrès
depuis des milliers d'années, en faisant de l'instruction publique une partie
de ses fonctions. Nous citerions cette décadence où tombèrent tout à coup la
raison et le génie chez les Romains et chez les Grecs, après s'être élevés au
plus haut degré de gloire, lorsque l'enseignement passa des mains des
philosophes à celles des prêtres. Craignons, d'après ces exemples, tout ce
qui peut entraver la marche libre de l'esprit humain. A quelque point qu'il
soit parvenu, si un pouvoir quelconque en suspend le progrès, rien ne peut
garantir même du retour des plus grossières erreurs ; il ne peut s'arrêter
sans retourner en arrière et, du moment où on lui marque des objets qu'il ne
pourra examiner ni juger, ce premier terme mis à sa liberté doit faire
craindre que bientôt il n'en reste plus à sa servitude. » (Applaudissements.) « D'ailleurs,
la Constitution française elle-même nous fait de cette indépendance un devoir
rigoureux. Elle a reconnu que la Nation a le droit inaliénable et
imprescriptible de réformer toutes ses lois, elle a donc voulu que dans
l'instruction nationale tout fût soumis à un examen rigoureux. Elle n'a donné
à aucune loi une irrévocabilité de plus de dix années, elle a donc voulu que
les principes de toutes les lois fussent discutés, que toutes les théories
politiques pussent être enseignées et combattues ; qu'aucun système
d'organisation sociale ne fût offert à l'enthousiasme ni aux préjugés comme
l'objet d'un culte superstitieux, mais que tous fussent présentés à la raison
comme des combinaisons diverses entre lesquelles elle a le droit de choisir ;
et aurait-on respecté cette indépendance inaliénable du peuple si on s'était
permis de fortifier quelques opinions particulières de tout le poids que peut
leur donner un enseignement général ; et le pouvoir qui se serait arrogé le
droit de choisir ces opinions n'aurait-il pas véritablement usurpé une partie
de la souveraineté nationale ? » C'est
cet admirable esprit de liberté vivante et de perpétuelle enquête qu'il faut
retenir ; il ne doit pas y avoir dans l'enseignement national une seule idée
qui ne soit soumise à la critique, à l'incessante révision de l'esprit
humain. Il ne doit pas y avoir une seule porte close ; mais au contraire
ouverture de toute vérité et de tout esprit à la vie qui les renouvelle, à la
réalité mouvante qui les transforme. Pas un seul dogme philosophique,
politique, scientifique, social ; et la raison seule souveraine. Quiconque,
individu, corporation ou Etat, ne comprendra pas ainsi l'enseignement,
quiconque ne mettra pas au-dessus de ses affirmations l'esprit lui-même,
trahira la vérité et attentera aux intelligences. Mais si
l'inspiration générale de Condorcet est admirable, si nous devons tous et
toujours faire notre règle de ce souci exclusif de la vérité, il n'est pas
certain que Condorcet ait trouvé avec une sûreté égale l'organisation qui, en
effet, assure le mieux la liberté et le progrès de l'esprit. Ceux qui tentent
d'abuser de ses paroles pour réclamer en faveur de l'Eglise la liberté
d'enseigner vont exactement à contre-sens de sa pensée. Théoriquement,
l'Eglise, qui immobilise les esprits sous ses dogmes, est la négation vivante
de cet esprit de liberté que Condorcet veut faire prévaloir. Et, en fait, je
répète que du temps de Condorcet la question ne se posait même pas. Les
polémistes catholiques qui essaient de mettre la loi Falloux sous la
protection de Condorcet commettent à la fois une bévue philosophique et une
fraude historique. Mais Condorcet voit-il juste lorsqu'il redoute autant la
tyrannie des gouvernements que celle de l'Eglise ? Sans doute, l'exemple de
tous les gouvernements depuis un siècle, de Napoléon, de la Restauration, de
Louis-Philippe, de la République bourgeoise, démontre que dans l'enseignement
national la pensée se heurte souvent à des consignes et l'esprit à des
barrières. Aussi, le vrai problème est de donner à la démocratie un besoin
croissant de liberté ; c'est de lui faire comprendre que, dans son intérêt
même aussi bien que pour la croissance humaine, toutes les idées, toutes les
doctrines doivent pouvoir se produire dans l'enseignement d'État, à une seule
condition, c'est qu'elles ne se réclament que de la raison et qu'elles
n'agissent que sur la raison. Mais Condorcet, au lieu de poser, si je puis
dire, le problème de là liberté à l'intérieur même de l'Etat, cherche à
s'évader de l'Etat. Il rêve, pour un avenir lointain, d'un enseignement tout
individuel qui serait donné par des hommes libres, n'ayant aucun lien avec
l'Eglise et aucun lien avec le pouvoir. Mais il se rend bien compte que
maintenant, l'effacement de la Nation ne ferait que laisser un libre jeu à
toutes les superstitions et à toutes les tyrannies. « Il
viendra, sans doute, un temps où les sociétés savantes instituées par
l'autorité seront superflues et dès lors dangereuses, où même tout
établissement public d'instruction deviendra inutile. Ce sera celui où aucune
erreur générale ne sera plus à craindre, où toutes les causes qui appellent
l'intérêt ou les pré jugés au service des passions auront perdu leur
influence ; où les lumières seront répandues avec égalité et sur tous les
lieux d'un même territoire et dans toutes les classes d'une même société ; où
toutes les sciences et toutes les applications des sciences seront également
délivrées du joug de toutes les superstitions et du poison des fausses
doctrines, où chaque homme, enfin, trouvera dans ses propres
connaissances, dans la rectitude de son esprit, des armes suffisantes pour
repousser toutes les ruses de la charlatanerie ; mais ce temps est encore
éloigné, notre objet devait être d'en préparer, d'en accélérer l'époque ; et,
en travaillant à former ces institutions nouvelles, nous avons dû nous occuper
sans cesse de hâter l'instant heureux où elles deviendront inutiles. » Quel
magnifique rêve d'individualisme, d'anarchisme intellectuel et
scientifique ! Plus d'autorité enseignante : ni l'Eglise, ni l'Etat, ni corps
savants : la vérité jaillissant de tout esprit comme d'une source et revenant
à tout esprit comme à un réservoir ; toute intelligence mise en contact
immédiat avec le réel, sans qu'aucun voile de superstition, sans qu'aucune
tyrannie de gouvernement, sans qu'aucun prestige même de gloire s'interpose
entre la pensée libre et l'univers ; la science progressant par son propre
ressort et se propageant d'esprit à esprit par sa seule vertu ; toutes les
différences de niveau entre les classes abolies, de telle sorte que la vérité
ne tombe pas d'un esprit sur un autre avec une force d'écrasement et de
contrainte, mais se répande de conscience à conscience par une sorte de
communication aisée et douce, sans chute, ni remous, ni écume trouble ; c'est
la plus grande vision d'humanité pensante et libre dont un homme ait fait
confidence à d'autres hommes. Et ce
sont les paysans accablés hier sous la corvée, le dédain, les ténèbres, ce
sont les prolétaires des faubourgs généreux mais incultes, que Condorcet
appelle, en ses larges rêves, à la libre communion fraternelle de la science
et de la pensée : c'est la philosophie qui se fait toute à tous et qui veut
enfin faire de tous les hommes des élus. Quelle grandeur d'espérance et de
foi, quel sublime appel aux humbles non pour continuer en résignation
religieuse leur humilité sociale, mais pour les élever si haut qu'il n'y ait
plus au-dessus d'eux que la vérité ! C'est
pour préparer la réalisation de ce grand rêve que Condorcet s'applique, tout
de suite, à débarrasser, autant qu'il le peut, de toute contrainte et de
toute entrave, la vérité. Mais quelle que soit sa défiance du pouvoir
politique, des institutions gouvernementales, il est bien obligé de mettre
sur l'enseignement public la marque de la Nation. Et lorsqu'il semble
affranchir de l'action gouvernementale la suprême société nationale qui se
recrute elle-même, je ne suis point assuré qu'il donne par là des garanties
décisives à la liberté du vrai : l'esprit de caste et de coterie des
Académies qui se recrutent elles-mêmes et qui semblent parfois frappées de
sénilité est plus contraire aux hardiesses du vrai que ne le fut jamais
l'Université d'Etat où affluent toujours, malgré tout, des forces neuves. Le
vrai problème reste donc celui-ci : organiser la liberté à l'intérieur même
de l'enseignement national. La
liberté ne doit pas être une annexe à la Nation, un refuge où s'abriteraient
ceux que tyrannise l'Etat : la liberté doit imprégner l'Etat laïque
enseignant. Mais la défiance de Condorcet à l'égard de tout ce qui
immobilise, son souci de tenir toujours grande ouverte la porte de l'avenir
attestent, en 1792, un grand essor de l'esprit humain. Talleyrand avait
prévu, il est vrai, que les sciences sociales se développeraient ; mais il ne
donne pas, comme Condorcet, la sensation vive que le monde est en mouvement
et que la Constitution même, où la Révolution venait de résumer ses premières
conquêtes, est toute provisoire. Pour Talleyrand, la Révolution est comme un
navire immobile, d'où le regard découvre de vastes horizons vers lesquels un
jour il faudra faire voile ; pour Condorcet, la Révolution est un navire en
marche, dont la vibration et l'élan animent les hardiesses de l'esprit. Or,
quelle est la force qui avait plus à espérer des évolutions nouvelles et des
progrès prochains, sinon le prolétariat ? Comme
Talleyrand, mais avec plus de précision que lui, Condorcet exproprie
l'antiquité du premier rang qu'elle avait occupée jusque-là ; aussi bien
l'antiquité païenne que l'antiquité chrétienne. Il me semble que Condorcet
n'est point assez sensible à la puissance de beauté et de raison, aisément et
éternellement communicable, que contiennent l'antiquité grecque et
l'antiquité romaine. Mais il
a bien vu que pour être pleinement comprises et goûtées en leur vrai sens,
les œuvres antiques devaient être replacées dans les séries historiques,
expliquées et éclairées par le génie de leur temps, par les mœurs et les
institutions dont elles procèdent. Il a bien vu et bien dit qu'elles ne
pouvaient plus être aujourd'hui un principe d'éducation, mais un complément
d'éducation admirable pour ceux que la conscience et la vie moderne auraient
déjà formés. Et
peut-être, à ce titre, eût-il mérité d'être compté par M. Alfred Croiset
parmi ceux qui préparèrent la conception historique et la vivante
interprétation de la littérature grecque ; M. Croiset a trop négligé, dans sa
belle introduction, les origines révolutionnaires. « Enfin,
puisqu'il faut tout dire, puisque tous les préjugés doivent aujourd'hui
disparaître, l'étude longue, approfondie des langues des anciens, étude qui
nécessiterait la lecture des livres qu'ils nous ont laissés, serait peut-être
plus nuisible qu'utile. « Nous
cherchons dans l'éducation à faire connaître des vérités, et ces livres sont
remplis d'erreurs ; nous cherchons à former la raison, et ces livres peuvent
l'égarer. « Nous
sommes si éloignés des anciens, nous les avons tellement devancés dans la
route de la vérité, qu'il faut avoir sa raison déjà toute armée pour que ces
précieuses dépouilles puissent l'enrichir sans la corrompre. Comme modèle
dans l'art d'écrire, dans l'éloquence, dans la poésie, les anciens ne peuvent
même servir qu'aux esprits déjà fortifiés par des études premières.
Qu'est-ce, en effet, que des modèles qu'on ne peut imiter sans examiner sans
cesse ce que la différence des mœurs, des langues, des religions oblige d'y changer
? Démosthène, à la tribune, parlait aux Athéniens assemblés ; le décret que
son discours avait obtenu était rendu par la Nation même, et les copies de
l'ouvrage circulaient ensuite lentement parmi les orateurs ou leurs élèves. « Ici
nous prononçons un discours non devant le peuple, mais devant ses
représentants ; et ce discours, répandu par l'impression, a bientôt autant de
juges froids et sévères qu'il existe en France de citoyens occupés de la
chose publique. Si une éloquence entraînante, passionnée, séductrice peut
égarer quelquefois les assemblées populaires, ceux qu'elle trompe n'ont à
prononcer que sur leurs propres intérêts. Leurs fautes ne retombent que sur
eux-mêmes, mais des représentants du peuple qui, séduits par un orateur,
céderaient à une autre force qu'à celle de leur raison, prononçant sur les
intérêts d'autrui, trahiraient leur devoir, et perdraient bientôt la
confiance publique sur laquelle seule toute Constitution représentative est appuyée.
Ainsi, cette même éloquence, nécessaire aux Constitutions anciennes, serait
dans la nôtre le germe d'une corruption destructive. Il était alors permis,
utile peut-être, d'émouvoir le peuple, nous lui devons de ne chercher qu'à
l'éclairer. Pesez toute l'influence que le changement dans la forme des
Constitutions, toute celle que l'invention de l'imprimerie peuvent avoir sur
les règles de l'art de parler, et prononcez ensuite si c'est aux premières
années de la jeunesse que les orateurs anciens doivent être donnés pour
modèle. » Je ne
sais si l'exemple de Démosthène, où la force de la pure raison est si
dominante, est heureusement choisi ; mais, dans l'ensemble, c'est bien une
application hardie du sens historique aux chefs-d'œuvre anciens : c'est aussi
la foi éclatante aux temps nouveaux. « Vous
devez à la Nation française une instruction au niveau du XVIIIe siècle, de
cette philosophie qui, en éclairant la génération contemporaine, prépare et
devance déjà la raison supérieure à laquelle les progrès nécessaires du genre
humain appellent les générations futures. Tels ont été nos principes, et
c'est d'après cette philosophie, libre de toutes les chaînes, affranchie de
toute autorité, de toute habitude ancienne, que nous avons choisi et
classé les objets de l'instruction publique. » C'est toujours le même
magnifique appel à toutes les forces de la pensée : c'est comme une vaste et
calme lumière qui sollicite les germes innombrables, et leur promet la gloire
croissante de la vie. Comme
le soleil créateur précipite la chute des dernières feuilles mortes par
l'éclosion des feuilles nouvelles, la lumière créatrice de la Révolution
détache de l'arbre les splendeurs mortes des frondaisons anciennes et fait
éclater les bourgeons. La splendide et mélancolique jonchée des choses
d'autrefois saura émouvoir l'homme qui rêve : les forces jeunes de la vie
triompheront seules dans le rayonnant éther. Mais
c'et par des traits plus précis, et d'une valeur plus immédiate, que se
marque, de Talleyrand à Condorcet, le progrès révolutionnaire. D'abord le
plan de Condorcet exclut nettement la religion de l'enseignement public.
Talleyrand laissait la religion dans l'école, comme la Constitution civile la
laissait dans l'Etat. Il la subordonnait, il est vrai, ou tout au moins il ne
lui soumettait pas la morale. Et jusque dans l'enseignement des « écoles pour
les ministres de la religion », il glissait une tendance rationaliste. «
C'est un principe catholique que la croyance est un don de Dieu, mais ce
serait étrangement abuser de ce principe que d'en conclure que la raison doit
se regarder comme étrangère à l'étude de la religion, car elle est aussi un
présent de la Divinité, et le premier guide qui nous a été accordé par
elle pour nous conduire dans nos recherches. » Mais
enfin, diminuée, resserrée, contrôlée, la religion continuait à faire partie
du système d'instruction. Au nom du Comité de la Législative, Condorcet
l'élimine, la réduit à n'être plus qu'une chose privée. « Les
principes de la morale enseignés dans les écoles et dans les Instituts seront
ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent
également à tous les hommes. La Constitution, en reconnaissant le droit qu'a
chaque individu de choisir son culte, en établissant une entière égalité
entre tous les habitants de la France, ne permet point d'admettre dans
l'instruction publique un enseignement qui, en repoussant les enfants d'une
partie des citoyens, détruirait l'égalité des avantages sociaux et donnerait
à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. Il
était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de
toute religion particulière, et de n'admettre dans l'instruction publique l’enseignement
d'aucun culte religieux. « Chacun
d'eux doit être enseigné dans les temples par ses propres ministres. Les
parents, quelle que soit leur croyance, quelle que soit leur opinion, sur la
nécessité de telle ou telle religion, pourront alors, sans répugnance,
envoyer leurs enfants dans les établissements nationaux, et la puissance
publique n'aura point usurpé sur les droits de la conscience, sous prétexte
de l'éclairer et de la conduire. « D'ailleurs,
combien n'est-il pas important de fonder la morale sur les seuls principes de
la raison ? « Quelque
changement que subissent les opinions d'un homme dans le cours de sa vie, ces
principes établis sur cette base resteront toujours également vrais ; ils
seront toujours invariables comme elle, il les opposera aux tentatives que
l'on pourrait faire pour égarer sa conscience, elle conservera son
indépendance et sa rectitude, et on ne verra plus ce spectacle si affligeant
d'hommes qui s'imaginent 'remplir leur devoir en violant les droits les plus
sacrés, et obéir à Dieu en trahissant leur patrie. « Ceux
qui croient encore à la nécessité d'appuyer la morale sur une religion
particulière doivent eux-mêmes approuver cette séparation, car sans doute ce
n'est pas la vérité des principes de la morale qu'ils font dépendre de leurs
dogmes ; ils pensent seulement que les hommes y trouvent des motifs plus
puissants d'être justes, et ces motifs n'acquerront-ils pas une force plus
grande sur tout esprit capable de réfléchir, s'ils ne sont employés qu'à
fortifier ce que la raison et le sentiment intérieur ont déjà commandé ?. « Dira-t-on
que l'idée de cette séparation s'élève trop au-dessus des lumières actuelles
du peuple ? Non, sans doute, car puisqu'il s'agit ici d'instruction publique,
tolérer une erreur ce serait s'en rendre complice ; ne pas consacrer
hautement la vérité, ce serait la trahir. Et, quand bien même il serait vrai
que des ménagements politiques doivent encore souiller les lois d'un peuple
libre, quand cette doctrine insidieuse ou faible trouverait une excuse dans
cette stupidité qu'on se plaît à supposer dans le peuple, pour avoir un
prétexte de le tromper ou de l'opprimer, du moins l'instruction qui doit amener
le temps où ces ménagements seront inutiles, ne peut appartenir qu'à la
vérité seule et doit lui appartenir tout entière. » Ainsi,
pour Condorcet, non seulement l'Eglise doit être séparée de l'école, mais
cette première séparation doit hâter la séparation complète de l'Eglise et de
l'Etat, l'entière élimination de la religion réduite aux consciences
individuelles et perdant tout caractère officiel. L'article G du projet sur
les écoles primaires, résumant ces fortes pensées, dit nettement : « La
religion sera enseignée dans les temples par les ministres respectifs des
différents cultes. » Depuis
le rapport de Talleyrand, en six mois, c'est un grand effort d'émancipation. Mais
Condorcet ne se borne pas à affranchir l'enseignement, même primaire, de
toute influence religieuse, il ne se borne pas à avertir ainsi officiellement
le peuple que c'est hors de la religion qu'il doit chercher tous les
principes de la vie intellectuelle, morale et sociale. Il prévoit un enseignement
populaire beaucoup plus étendu et beaucoup plus élevé que celui que prévoyait
le rapport de Talleyrand. Dans le
projet de celui-ci il n'y avait qu'un degré d'enseignement populaire, et il
était très humble. C'est à peine si on doit y apprendre à lire, à écrire, à
compter un peu, et l'enfant ne doit y séjourner que deux années : il y
entrera entre six et sept ans, il en sortira entre huit et neuf ans. De tous
ces enfants sortant à huit ou neuf ans de l'école primaire, quelques-uns à
peine se dirigeront vers les écoles du district qui leur font suite et qui
sont en réalité des écoles d'enseignement secondaire, comprenant l'étude des
langues anciennes et où la bourgeoisie seule accédera. Talleyrand le dit
expressément. « Au-delà
des premières écoles seront établies, dans chaque district, des écoles
moyennes ouvertes à tout le monde, mais destinées néanmoins, par la nature des choses, à un petit nombre seulement
d'entre les élèves des écoles primaires. « On
sait, en effet, qu'au sortir de la première instruction, qui est la
portion commune du patrimoine que la Société répartit à tous, le grand
nombre, entraîné par la loi du besoin, doit prendre sa direction vers un état
promptement primitif ; que ceux qui sont appelés par la nature à des professions
mécaniques s'empresseront (sauf quelques exceptions) à retourner dans la
maison paternelle ou À SE FORMER DANS LES ATELIERS ; et que ce serait une
véritable folie, une bienfaisance cruelle, de vouloir faire parcourir à tous
les divers degrés d'une instruction inutile et par conséquent nuisible au
plus grand nombre. Ainsi,
dans le plan de la Constituante, quand les enfants, de six à huit ans auront
appris à lire et à écrire, la société ne s'occupera plus d'eux ; elle leur a
mis en main un instrument d'éducation bien élémentaire et bien débile, qui
bientôt sans doute s'usera ou se brisera avant d'avoir pu servir. Elle ne
croit pas possible d'aller au-delà, et de retarder davantage le moment
impatiemment attendu où la famille paysanne pourra disposer de l'enfant pour
le service de la ferme, et où la famille ouvrière pourra, soit dans les
petits ateliers domestiques, soit dans les manufactures, plier l'enfant au
travail industriel. Le plan
de Talleyrand, en même temps qu'il nous révèle les faibles ambitions de la
Constituante pour l'enseignement du peuple, nous apprend que déjà
l'impatience de la production industrielle et l'égoïsme avide des pères et
des mères guettaient l'enfant dès sa huitième année et le réclamaient sans
doute impérieusement. Le
Comité de la Législative, représenté par Condorcet, a plus d'ambition pour
l'enfance pauvre et particulièrement pour l'enfance ouvrière. Le projet de
Condorcet prévoit dans l'enseignement populaire deux degrés : il y a d'abord
une école primaire, et qu'il appelle de ce nom ; il y a ensuite, sous le nom « d'école
secondaire », ce que nous appellerions aujourd'hui une école primaire
supérieure. Au
premier degré, dans l'école primaire proprement dite, où tous passeront,
l'enseignement est, non plus comme dans le plan des Constituants, de deux
années, mais de quatre années : « ART. 3. — L'enseignement des écoles
primaires sera partagé en quatre divisions, que les élèves parcourront
successivement. » Comme
ils ne peuvent entrer avant l'âge de six ans, c'est de six ans à dix ans que
l'école primaire retient les enfants. Il est vrai que l'obligation scolaire
n'est pas inscrite dans la loi. La Révolution avait peur de paraître toucher
à la liberté individuelle et de se heurter à la résistance des familles. Talleyrand
avait nettement écarté, dans son rapport, toute idée d'obligation légale : «
La Nation offre à tous, le grand bienfait de l'instruction, mais elle ne
l'impose à personne. Elle sent que chaque famille est aussi une école
primaire dont le père est le chef... Elle pense, elle espère que les vrais
principes prévaudront insensiblement dans le sein des familles, et en
banniront les préjugés de tout genre qui corrompent l'éducation domestique,
elle respectera donc les éternelles convenances de la Nature qui, mettant
sous la sauvegarde de la tendresse paternelle le bonheur des enfants, laisse
au père le soin de prononcer sur ce qui leur importe davantage... Elle se
défendra des erreurs de cette République austère (Sparte) qui se vit ensuite obligée de
briser les liens de famille ». Oui, et si la « tendresse paternelle »
déshérite l'enfant de toute instruction, de toute lumière ? A quoi servira
que la Nation ait mis l'instruction « à la portée de tous », si le père et la
mère n'en veulent pas pour leur enfant, s'ils interceptent pour lui la clarté
commune ? J'observe que sur la question de l'obligation, Condorcet garde
complètement le silence. On dirait qu'il évite ce troublant problème et,
après le rapport de Talleyrand, ce silence de Condorcet est significatif. Il
semble qu'il ne veuille même pas considérer comme possible que la barbarie
des familles retranche aux enfants l'instruction préparée pour eux par la
Nation, et il répète si fortement qu'elle doit être universelle, qu'il espère
sans doute que la force des mœurs suppléera en ce point au silence des lois.
C'est donc jusqu'à dix ans et non plus seulement jusqu'à huit que tous les
enfants resteront dans les écoles primaires. C'est jusqu'à dix ans et non
plus jusqu'à huit que Condorcet retarde leur entrée à l'atelier. « Ce terme
de quatre ans qui permet une division commode, pour une école où l'on ne peut
placer qu'un seul maître, répond aussi assez exactement à l'espace de temps
qui, pour les enfants des familles les plus pauvres, s'écoule entre l'époque
où ils commencent à être capables d'apprendre et celle où ils peuvent être
employés à un travail utile, assujettis à un apprentissage régulier. » En ces
quatre ans, « dans les écoles primaires de campagne, on apprendra à lire
et à écrire. On y enseignera les règles de l'arithmétique, les premières
connaissances morales naturelles et économiques nécessaires aux habitants des
campagnes. On enseignera les mêmes objets dans les écoles primaires des
bourgs et des villes ; mais on insistera moins sur les connaissances
relatives à l'agriculture, et davantage sur les connaissances relatives aux
arts et au commerce ». D'emblée,
comme on voit, ce programme a beaucoup plus d'ampleur que celui de
Talleyrand. Mais Condorcet ne s'arrête pas là, au moins pour le peuple des
villes. Il ne croit pas possible dans les écoles des campagnes d'aller
au-delà, d'abord, sans doute à cause de la dépense, peut-être aussi parce que
loin des villes,' loin des foyers les plus ardents de lumière scientifique et
de vie moderne, il lui paraît malaisé que la curiosité spontanée des enfants
et le bon vouloir des familles aillent beaucoup au-delà de ce premier effort. Mais,
pour le peuple des ouvriers, des artisans, des petits commerçants, Condorcet
espère et demande mieux ; et il prévoit, dans les villes, la formation
d'écoles secondaires qui semblent destinées tout à la fois à la petite
bourgeoisie artisane ou marchande et à la classe ouvrière, ou tout au moins à
l'ardente élite de celle-ci. « Des
écoles secondaires établies dans les villes formeront le second degré. On y
enseignera ce qui est nécessaire pour exercer les emplois de la société et
remplir les fonctions publiques qui n'exigent ni une grande étendue de
connaissances ni un genre d'études particulier. » Et plus
précisément, on enseignera dans les écoles secondaires : « 1°
Les notions grammaticales nécessaires pour parler et écrire correctement ;
l'histoire et la géographie de la France et des pays voisins ; « 2°
Les principes des arts mécaniques, les éléments pratiques du commerce, le
dessin ; « 3°
On y donnera des développements sur les points les plus importants de la vie
morale et de la science sociale, avec l'explication des principales lois, et
les règles des conventions et des contrats ; « 4°
On y donnera des leçons élémentaires de mathématiques, de physique et
d'histoire naturelle, relatives aux arts, à l'agriculture et au commerce. « Dans
les écoles secondaires où il y aura plus d'un instituteur, on pourra
enseigner une des langues étrangères la plus utile, suivant les localités. « L'enseignement
sera divisé en trois divisions que les élèves parcourront successivement. » Comme
on voit, ces écoles prenant les enfants à dix ans au sortir de l'école « primaire »
les retiendraient jusqu'à treize ans, et le programme de l'enseignement donné
à cette élite populaire semble répondre à la fois aux cours les plus' élevés
de nos écoles primaires actuelles et à quelques parties des cours de nos
écoles primaires supérieures et de nos écoles commerciales et
professionnelles du premier degré. C'est à toute l'intelligence ouvrière et
artisane que Condorcet veut ouvrir une issue, et donner un supplément de
force. Comment concilier avec les principes, ou tout au moins avec les
formules d'égalité, cette sorte de privilège réservé aux villes d'une culture
populaire supérieure ? Condorcet donne cette raison bien haute et bien noble,
et qui atteste chez lui un sens très vif de l'évolution industrielle, que le
travail des champs a des répits qui permettent au paysan, s'il le veut, de se
développer et de lire ; que d'ailleurs ce travail varié et ample est déjà
lui-même un exercice des facultés de l'esprit, et qu'au contraire, dans les
ateliers, la croissante division du travail risquerait de réduire l'ouvrier à
une sorte d'automatisme, si le ressort plus vigoureux de l'instruction
première ne lui permettait de réagir. « Les
cultivateurs ont dans l'année des temps de repos, dont ils peuvent donner une
partie à l'instruction, et les artisans sont privés de cette espèce de
loisir. Aussi l'avantage "ne étude isolée et volontaire balance pour les
uns celui qu'ont les autres de recevoir des leçons plus étendues et, sous ce
point de vue, l'égalité est encore conservée, plutôt que détruite, par
l'établissement des écoles secondaires. « Il
y a plus ; à mesure que les manufactures se perfectionnent, leurs opérations
se divisent de plus en plus, ou tendent sans cesse à ne charger chaque
individu que d'un travail purement mécanique et réduit à un petit nombre de
mouvements simples, travail qu'il exécute mieux et plus promptement, mais par
l'effet de la seule habitude, et dans lequel son esprit cesse complètement
d'agir. Ainsi le perfectionnement des arts deviendrait pour une partie de
l'espèce humaine, une cause de stupidité, ferait naître dans chaque nation
une classe d'hommes incapables de s'élever au-dessus des plus grossiers
intérêts, y introduirait et une inégalité humiliante et une semence de haine
dangereuse, si une instruction plus étendue n'offrait aux individus de cette
même classe une ressource contre l'effet infaillible de leurs occupations
journalières. » C'est
donc la pensée ouvrière que le grand homme veut sauver. Il voit que le
prolétariat ouvrier entre dans la grande ombre du travail industriel
mécanisé, qu'il va s'y enfoncer et s'y perdre ; et d'avance, en cette nuit du
travail monotone et stupéfiant, il veut projeter à grands rayons la lumière
du XVIIIe siècle ; émouvante rencontre de l'Encyclopédie et des prolétaires,
admirable ferveur humaine de la science qui veut corriger, pour tout esprit,
les effets du mécanisme industriel créé par elle. Mettez d'abord dans le
cerveau de l'homme assez de force, assez de vie, assez d'images variées pour
qu'il puisse affronter sans péril la longue routine du métier uniformisé.
Hélas ! ce grand rêve sera tout au moins ajourné et, pendant des générations,
c'est la face de ténèbres de la science qui seule se montrera aux ouvriers
écrasés de nuit. Quand donc se dévoilera pour eux toute sa face de clarté ?
Mais qui ne sent que la grande pensée de Condorcet, si elle résume les plus
hauts espoirs de la philosophie, est faite aussi de la force prolétarienne
qui de 1789 à 1792 se révèle tous les jours plus grande dans la Révolution
qui grandit ? Lui-même, l'incomparable optimiste, n'a pu rêver cette
ascension de tous du fond de l'ignorance vers la lumière que parce que tous,
du fond de l'impuissance et de la passivité récentes étaient montés en
quelques années vers l'action. Dans la sérénité de la lumière philosophique,
je démêle le reflet de regards ardents et, dans cette large clarté étendue
aux horizons futurs, une vibration de flamme révolutionnaire. C'est le même
Condorcet qui avait en 1790, à l'Hôtel de Ville, demandé le droit de suffrage
pour tous, qui maintenant, devant la Législative, demande la pensée pour
tous. Dans
son plan, il ne sê borne pas à retenir les enfants à l'école plus longtemps
que ne l'avait prévu la Constituante. Il continue l'œuvre d'éducation toute
la vie. D'abord « chaque dimanche, l'instituteur ouvrira une conférence
publique à laquelle assisteront les citoyens de tous les âges ; nous avons vu
dans cette institution un moyen de donner aux jeunes gens celles des
connaissances nécessaires qui n'ont cependant pu faire partie de leur
première éducation. On y développera les principes et les règles de la morale
avec plus d'étendue ainsi que cette partie des lois nationales dont
l'ignorance empêcherait un citoyen de connaître ses droits et de les exercer.
» « ...
Les conférences hebdomadaires proposées pour ces deux premiers degrés (écoles
primaires et secondaires)
ne doivent pas être regardées comme un faible moyen d'instruction, 40 ou 50
leçons par année peuvent renfermer une grande étendue de connaissances, dont
les plus importantes répétées chaque année, finiront par être entièrement
comprises et retenues pour ne plus pouvoir être oubliées. En même temps une
autre portion de cet enseignement se renouvellera continuellement, parce
qu'elle aura pour objet soit des procédés nouveaux d'agriculture ou d'art
mécanique, des observations, des remarques nouvelles, soit l'exposition des
lois générales, à mesure qu'elles seront promulguées, le développement des
opérations de gouvernement d'un intérêt universel. Elle soutiendra la
curiosité, augmentera l'intérêt de ces leçons, entretiendra l'esprit public
et le goût de l'occupation. « Qu'on
ne craigne pas que la gravité de ces instructions en écarte le peuple. Pour
l'homme occupé de travaux corporels, le repos seul est un plaisir, et une
légère contention d'esprit un véritable délassement, c'est pour lui ce qu'est
le mouvement du corps pour le savant livré à des études sédentaires, un moyen
de ne pas laisser engourdir celles de ses facultés que ses occupations
habituelles n'exercent pas assez. « L'homme
des campagnes, l'artisan des villes, ne dédaignera point des connaissances
dont il aura une fois connu les avantages par son expérience ou celle de ses
voisins. Si la seule curiosité l'attire d'abord, bientôt l'intérêt le
retiendra. La frivolité, le dégoût des choses sérieuses, le dédain pour ce
qui n'est qu'utile ne sont pas les vices des• hommes pauvres ; et cette
prétendue stupidité, née de l'asservissement et de l'humiliation, disparaîtra
bientôt lorsque des hommes libres trouveront auprès d'eux les moyens de
briser- la dernière et la plus honteuse de leurs chaînes. » Mais,
au-dessus même des écoles primaires et secondaires constituant l'enseignement
populaire proprement dit, Condorcet prévoit encore la perpétuelle
communication de la science et de la vie. En chaque département, il y aura ce
que Condorcet appelle un institut, et qui correspond à ce que nous appelons
aujourd'hui un lycée. Et là aussi, une fois par mois, les professeurs devront
donner une leçon publique ; bien mieux, les salles de classes seront ouvertes
non seulement aux élèves, mais à des auditeurs bénévoles voulant compléter
leur éducation. Tous les citoyens doivent être ainsi perpétuellement en
contact avec la vérité et, comme les citoyens, les soldats doivent cultiver
leur raison et leur liberté. « Dans les villes de garnison, on pourra charger
les professeurs d'art militaire d'ouvrir, pour les soldats, une conférence
hebdomadaire, dont le principal objet sera l'explication des lois et des
règlements militaires, le soin de leur en développer l'esprit et les motifs, car
l'obéissance du soldat à la discipline ne doit plus se distinguer de la
soumission du citoyen à la loi ; elle doit être également éclairée et
commandée par la raison et par l'amour de la patrie avant de l'être par
la force ou par la crainte de la peine. » Enfin,
et c'est le dernier trait par lequel le plan de Condorcet diffère de celui de
Talleyrand, tandis que Talleyrand concentrait en son Institut national
ramassé à Paris toute la haute science et tout le haut enseignement,
Condorcet, tout en instituant au sommet sa Société nationale des sciences et
des arts, prévoit, sous le nom de lycées, plusieurs centres, plusieurs foyers
de ce que nous appelons aujourd'hui l'enseignement supérieur : Facultés ou
Universités. Ainsi, de Douai, de Strasbourg, de Dijon, de Montpellier, de
Toulouse, de Poitiers, de Rennes, de Clermont-Ferrand, comme de Paris, une
haute et libre science rayonnera sur toute la France ; de la modeste clarté
du hameau à la grande lumière centrale, des foyers intermédiaires de
recherche et de savoir seront distribués, et tout esprit sera toujours sur le
trajet d'un rayon. Voilà
le plan de Condorcet et de la Législative, plus vaste, plus populaire, plus
humain que celui de Talleyrand et de la Constituante. Sans doute, Condorcet
ne prévoit même pas un ordre social pleinement égalitaire et communiste où le
développement de chaque intelligence sera mesuré non par ses facultés
sociales de richesse, mais par ses facultés naturelles de compréhension et
d'élan et les pensions qui permettent aux mieux doués de s'élever aux degrés
les plus hauts de l'enseignement ne corrigent pas cette inégalité sociale
fondamentale. Condorcet ne songe pas à la faire disparaître. Mais il croit
qu'une large diffusion de lumière atténuera tout au moins les inégalités. « Il
importe à la prospérité publique de donner aux classes pauvres, qui sont les
plus nombreuses, le moyen de développer leurs talents, c'est un moyen non
seulement d'assurer à la patrie plus de citoyens en état de servir, aux
sciences plus d'hommes capables de contribuer à leur progrès, mais encore de
diminuer cette inégalité qui naît de la différence des fortunes, de mêler
entre elles les classes que cette différence tend à séparer. L'ordre de la
nature n'établit dans la société d'autre inégalité que celle de l'instruction
et de la richesse et, en étendant l'instruction vous affaiblirez à la fois
les effets de ces deux causes de distinction. L'avantage de l'instruction,
moins exclusivement réuni à celui de l'opulence, deviendra moins sensible et
ne pourra plus être dangereux ; celui de naître riche sera balancé par
l'égalité, par la supériorité même des lumières que doivent naturellement
obtenir ceux qui ont un motif de plus d'en acquérir. » Mêler
les classes : l'idéal de Condorcet, si grand qu'il soit à cette date, ne va
pas au-delà. Mais un nouveau progrès de justice révélera à la pensée humaine
qu'il ne faut point les mêler, mais les abolir. Ce mélange même, Condorcet ne
peut l'espérer que pour quelques-uns des éléments des deux classes ; car,
comment dans l'ensemble, les pauvres, privés de moyens de culture prolongée,
pourront-ils racheter par la supériorité des lumières l'infériorité de
richesse ? Malgré tout, c'est le peuple tout entier qui est appelé par
Condorcet, par le grand ami de Turgot et de Voltaire, par le noble héritier
de la science et de la philosophie du xviii' siècle, c'est le peuple tout
entier qui est appelé à ce commencement de lumière et sollicité vers les
hauts sommets de la pensée. Comment le peuple ne se sentirait-il pas plus
fort pour l'œuvre révolutionnaire, plus confiant en lui-même après ce sublime
appel ? Ainsi, de la philosophie aux prolétaires, il y avait comme un échange
de force et de confiance. La croissance du peuple mêlé à l'action aidait à
l'essor du grand rêve d'universelle science fait pour les hommes par
l'Encyclopédie, et ce grand rêve même communiquait au peuple plus de fierté,
plus d'élan pour l'action. LES VOLONTAIRES Mais,
par sa participation plus active tous les jours et plus véhémente à la
défense de la liberté et du sol, le peuple aussi affirmait sa force et
élargissait son droit à la Révolution. Comment la distinction politique des
citoyens actifs et des citoyens passifs pourrait-elle résister longtemps
lorsque les citoyens passifs, appelés par la philosophie à leur part de
lumière, s'offraient en outre eux-mêmes pour refouler l'étranger ? Leur
puissance de générosité, d'action et de courage déborde d'emblée les cadres
légaux tracés par la Révolution bourgeoise. Quand la Constituante, au départ
du roi pour Varennes, put craindre une brusque agression de l'étranger, quand
la pacifique et grande Assemblée qui avait proclamé que la France renonçait à
jamais à toute guerre de conquête et qui croyait avoir désarmé les méfiances
des peuples et des rois, dut improviser des mesures de défense nationale
contre la perfidie de Louis XVI et la complicité présumée de l'Europe
monarchique, elle ne se résigna pas pourtant à instituer la conscription et à
enrôler de force la jeunesse de France ; elle maintint le principe des
engagements volontaires qui avait dominé la loi proposée, en janvier 1791,
par Alexandre Lameth et promulguée le 12 juin, loi portant organisation de
cent mille auxiliaires. Mais, sous le coup du péril, elle adressa un appel
direct aux gardes nationales du royaume, les adjurant de former des
volontaires pour le salut de la patrie et de la liberté. S'adresser
aux gardes nationales, charger chaque bataillon du soin d'ouvrir le registre
des engagements volontaires, c'était d'abord faire appel à la plus grande
force organisée, à la fois militaire et civique de la Révolution. C'était
aussi convier à la défense du sol les forces les plus stables, les
plus-conservatrices, celles qui rassuraient la bourgeoisie contre les
prétentions et les agitations prolétariennes aussi bien que contre les
agressions d'ancien régime. C'est dans cet esprit que furent rendus les deux
décrets du 21 juin 1791. Le premier ordonnait « aux citoyens de Paris » de se
tenir « prêts à agir pour le maintien de l'ordre public et la défense de la
patrie ». Le
second disposait : « ARTICLE PREMIER. — La garde nationale du
royaume sera mise en activité suivant les dispositions énoncées dans les
articles ci-après : « ART. 2. — Les départements du Nord,
du Pas-de-Calais, de l'Aisne, des Ardennes, de la Moselle, de la Meurthe, du.
Bas-Rhin, du Haut-Rhin, de la Haute-Saône, du Doubs, du Jura, du Var,
fourniront le nombre de gardes nationales que leur situation exige et que
leur population pourra leur permettre. « ART. 3. — Les autres départements
fourniront de deux à trois mille hommes, et néanmoins les villes pourront
ajouter à ce nombre ce que leur population leur permettra. « ART. 4. — En conséquence tout
citoyen et fils de citoyen en état de porter les armes et qui voudra les
prendre pour la défense de l'Etat et le maintien de la Constitution se fera
inscrire, immédiatement après la publication du présent arrêté, dans sa
municipalité, laquelle enverra aussitôt la liste des enregistrés aux
commissaires que le Directoire du département nommera, soit parmi les membres
du conseil général, soit parmi les autres citoyens, pour procéder à la
formation. « ART. 5. — Les gardes nationales
enregistrées seront réparties en bataillons de dix compagnies chacun, et
chaque compagnie composée de cinquante gardes nationales, non compris les
officiers, sous-officiers et tambours. « ART. 6. — Chaque compagnie sera
commandée par un capitaine, un lieutenant, un sous-lieutenant, deux sergents,
un fourrier et quatre caporaux. « ART. 7. — Chaque bataillon sera
commandé par un colonel et deux lieutenants-colonels. « ART. 8. — Tous les individus
composant la compagnie nommeront leurs officiers et sous-officiers ;
l'état-major sera nommé par tout le bataillon. « ART. 9. — Du jour du rassemblement
de ces compagnies, tous les citoyens qui la composent recevront, savoir : le
garde national, quinze sols par jour ; le caporal et le tambour, une solde et
demie ; le sergent et le fourrier, deux soldes ; le sous-lieutenant, trois
soldes ; le lieutenant, quatre soldes ; le capitaine, cinq soldes ; le
lieutenant-colonel, six soldes et le colonel sept soldes. « ART. 10. — Lorsque la situation de
l'Etat n'exigera plus le service extraordinaire de ces compagnies, les
citoyens qui la composent cesseront d'être payés et rentreront dans les
compagnies de gardes nationales, sans conserver aucunes distinctions. » C'est,
comme on voit, dans les limites de la Constitution bourgeoise, qui n'ouvrait
la garde nationale qu'aux citoyens actifs, le principe démocratique de
l'élection. C'est aussi la méfiance révolutionnaire à l'égard de toute force
militaire distincte. C'est seulement pour faire face à un danger temporaire
que les volontaires sont ainsi organisés. Aussitôt le danger passé, ils
doivent se dissoudre et se perdre à nouveau dans les bataillons, d'où ils
furent un moment extraits, et ils n'y rapporteront ni grade, ni distinction,
ni mention spéciale qui leur permette de s'isoler et qui perpétue le souvenir
de leur action belliqueuse. Mais
c'est rigoureusement parmi les gardes nationaux, c'est-à-dire parmi les
citoyens qui étaient assez aisés pour être des citoyens actifs et pour
s'acheter eux-mêmes tout leur uniforme et équipement, que la Révolution
voulait recruter ses défenseurs. Elle voulait des soldats bien à elle,
défenseurs naturels de la propriété comme de la liberté. La Constituante, de
même qu'elle n'avait appelé que les gardes nationales pour représenter la
France au Champ-de-Mars dans la grande fête de la Fédération, n'appelle que
les gardes nationales pour défendre la France dans le grand drame de la
guerre. Un appel direct aux prolétaires, aux citoyens passifs eût été une
dérogation au principe de la Révolution et la Constituante, au moment de la
fuite du roi, était trop préoccupée de maintenir l'ordre bourgeois, de
réserver à ce que Barnave appelait « l'élite propriétaire et pensante » la
direction du mouvement, pour recruter en dehors des cadres légaux de la
bourgeoisie l'armée chargée de la défendre. Exclure les prolétaires de la
cité politique et les appeler à la sauver, les proclamer passifs et les
convier à la forme la plus sublime de l'action, ç'eût été une contradiction
redoutable, car comment refouler ensuite dans leur passivité électorale ceux
auxquels le sacrifice consenti pour la patrie et la Révolution aurait donné
le plus beau des titres ? D'ailleurs il eût été coûteux d'ouvrir aux
prolétaires les registres d'enrôlement, car la plupart d'entre eux, n'étant
ni armés ni en état d'acheter des armes, auraient dû les recevoir du trésor
public. C'est pour toutes ces raisons que la bourgeoisie révolutionnaire ne
fit appel qu'aux gardes nationaux, c'est-à-dire à elle-même. A la
voix de la liberté menacée, à l'appel de la patrie en péril, le bourgeois
répondit avec un empressement admirable. Il suffit de parcourir la liste
nominative des premiers volontaires de Paris publiée par MM. Chassin et
Hennet dans le premier volume de leur ouvrage : Les volontaires nationaux
pendant la Révolution, pour constater le zèle extrême de la bourgeoisie
parisienne. En quelques jours, les bataillons dont on a conservé les
registres (il en manque quatorze, c'est-à-dire le quart) reçoivent 4.535 inscriptions.
Des hommes de tous les états, de toutes les professions, de tous les âges,
souvent des hommes mariés et chefs de famille, parfois le père avec le fils,
des rentiers, des bourgeois, des marchands moyens et petits, de modestes
industriels, des artisans, tous convaincus que la patrie n'aurait à leur
demander qu'une campagne de quelques mois et qu'ils pourraient retrouver leur
atelier, leur comptoir, leur établi, avant que leur clientèle fût dispersée
ou que leurs affaires fussent à la dérive, mais prêts à donner leur vie pour
sauver la France libre, couvrirent ces premiers registres d'héroïsme et de
liberté de leurs noms obscurs sur lesquels l'histoire attentive et minutieuse
projette aujourd'hui un mélancolique rayon de gloire qui ne restitue pas pour
nous les traits de toutes ces existences dès longtemps effacées. C'est comme
un défilé, comme « une revue » de toutes les conditions : ancien lieutenant
de la marine marchande, étudiant en droit, chirurgien de la compagnie soldée,
architecte, élève en chirurgie, cordonnier (patron cordonnier), aide de cuisine, cotonnier,
gagne-denier, compagnon chapelier, cordier, ancien caporal au régiment de
Vivarais, carrier, tambour des chasseurs, menuisier, encore gagne-denier,
tailleur (16
ans), cordonnier,
cordonnier, cordonnier, menuisier, taillandier, chapelier, cordier,
taillandier, gagne-denier, perruquier, perruquier, fondeur en caractères,
ci-devant employé aux fermes (16 ans), carrier, papetier, déchargeur de vins, serrurier,
jardinier-fleuriste, carreleur, gazier, parfumeur, commis de négociant,
manouvrier, scieur de pierres, cuisinier, postillon, maçon, tabletier
tourneur, épinglier, chaudronnier, cloutier, boulanger, fabricant de bas,
encore élève en chirurgie, tisserand, épicier. Je m'arrête ; visiblement ce
sont surtout les artisans, les modestes patrons et industriels, les petits
chefs d'atelier qui se jettent au péril : heures héroïques de la petite
bourgeoisie et de l'artisanerie parisienne ! Mais
que signifient ces pauvres gagne-deniers ou ces pauvres compagnons
ainsi inscrits sur les listes ? Etaient-ils donc de la garde nationale et
avaient-ils eu assez de ressources pour s'équiper ? Pas le moins du monde.
Mais des notes des registres nous apprennent que les chefs de bataillon
avaient été débordés. De
toutes parts, des prolétaires leur demandaient à être inscrits, à aller aux
frontières ; ils n'avaient pas cru pouvoir les refuser tous, et ils les
avaient inscrits dans la mesure où les dons volontaires des bourgeois aisés
permettaient de les équiper. C'est ainsi que le commandant du 1er bataillon,
Leclerc, avertit que « tous ceux qui sont indiqués comme hors d'état de
s'habiller demandent à contracter l'engagement comme auxiliaires : la plupart
sort des travaux de charité ». Souvent
les demandes, héroïquement irrégulières, des prolétaires étaient si
nombreuses que, ne voulant ni leur opposer un refus brutal et offensant, ni
les inscrire sur les registres légaux à côté des citoyens actifs, les chefs
de bataillon en formaient des listes à part. Le décret du 15 juin rendu avant
la fuite de Varennes à un moment où la bourgeoisie révolutionnaire, dans la
placidité de l'apparente victoire, ne se réservait pas aussi jalousement
qu'au 21 juin la direction de la crise, permettait aux citoyens passifs de
s'enrôler comme auxiliaires. C'est
en se réclamant du décret du 15 juin que les prolétaires, les ouvriers, les «
compagnons » et « garçons demandaient aux chefs de bataillon de la garde
nationale, devenus les grands recruteurs, de les inscrire sinon sur le
vénérable registre de la bourgeoisie, au moins dans des cahiers annexes :
c'est latéralement et comme dépendance irrégulière, que s'offrait en 1791
l'héroïsme prolétarien. Par
exemple, au 7e bataillon de Saint-Etienne-du-Mont, un cahier séparé, annexé
au registre, donne « les noms et qualités des personnes qui ne sont point
enrôlées dans la garde nationale et qui désirent servir sur les frontières.
Le registre régulier, bourgeois, contient 42 noms, des imprimeurs, des
graveurs en taille douce, un chapelier, deux chirurgiens, un premier commis
greffier au 3e tribunal de Paris, un maître de musique, un professeur, un
clerc de procureur, un pâtissier, un marchand mercier, un « chandelier »,
le jeune Fondricot, âgé de quinze ans — tout une bourgeoisie d'autant plus
méritante qu'elle abandonnait, pour courir à l'ennemi, un métier lucratif et
une vie stable. — Elle était soulevée par la passion révolutionnaire, par
l'amour saint de la liberté, peut-être aussi par un élan d'aventure et
d'action qui tout à coup faisait éclater l'étroite boutique, tomber les murs
familiers de l'atelier paternel. Et
voici le cahier prolétarien qui contient, lui, 209 noms, tout un remuement de
pauvreté vaillante et hardie qui saute par dessus les dédains et la défiance
de la Révolution légale pour aller la défendre aussi, et, en la défendant,
l'agrandir, lui mettre au cœur un plus large rêve. Comment les citer tous ? Morel,
commis aux fermes ; Potey, commis aux fermes ; Evrard, garçon artificier ; Le
Roy, garçon cordonnier ; Detapes, garçon cordonnier ; Vedy, garçon cordonnier
; Marie, garçon cordonnier ; Serrat, commis négociant ; Mercier, garçon
serrurier ; Brémond, imprimeur ; Bougrand, journalier ; Armand, charpentier ;
Nourrisson, éperonnier ; Chanson, serrurier ; Agoutin, chapelier ; Clément,
coupeur de poil pour les chapeliers ; Peschet, gagne-denier ; Bocot, fondeur
en caractères ; Pelletier, fondeur en caractères ; Gaillier, fondeur en
caractère.4 ; Védy, garçon cordonnier ; Ponsot, cordonnier ; Corroy, relieur
; Chelur, toiseur de bâtiments ; Bachelet, garçon cordonnier ; Amiard,
écrivain ; Boulanger, marchand d'habits ; Guesdon, brocanteur ; Jarry,
perruquier ; Millevache, ferblantier ; Chiret, cordonnier ; Banière, marchand
de papier ; Camus,tailleur de pierres ; Pillon, palonnier ; Laval, bijoutier
; Guillaumont, sculpteur ; Matelas, serrurier ; Lexcellent, garçon boulanger
; Lochon, manouvrier ; Dupuis, carreleur ; Martain, garçon marchand de
chevaux ; Dupuis, relieur ; Denoit, relieur ; Morel, garçon maçon ; Marceau,
garçon teinturier ; Rouget, compagnon orfèvre ; Gagneux, garçon maçon ; Rose,
marchand quincaillier ; Levasseur, compagnon menuisier ; Doucrier, terrassier
; Rousseau, opticien ; Blondel, marchand forain ; Josse, compagnon de rivière
; Kilcher, graveur ; Chauliac, porteur d'eau ; Rethoré, garçon marchand de
vins ; Guerlé, 16 ans, garçon pâtissier ; Maillard, garçon limonadier ;
Mauchien, garçon perruquier ; Auger, ingénieur feudiste ». Je n'ai
cité que quelques noms, au hasard du coup d'œil tombant sur les pages. Comme
on voit, le cahier « de ceux qui ne font pas partie de la garde nationale »
et qui ne peuvent s'enrôler dans les mêmes compagnies et bataillons que les
gardes nationaux, n'est pas exclusivement formé de « citoyens passifs ». C'est
un mélange de prolétaires, de « garçons ou compagnons », qui, eux, étaient
des citoyens passifs, et de modestes artisans qui n'avaient pu s'imposer ni
les charges pécuniaires ni les pertes de temps qu'entraînait le service dans
la garde nationale. Mais l'heure du péril les suscitait. Ainsi, en cette
levée de la fin de 1791, les classes étaient assez mêlées et, bien souvent du
registre où est inscrit l'enrôlé bourgeois au cahier où est inscrit « celui
qui n'est pas de la garde nationale », les conditions sociales sont
identiques. Aussi bien du « cordonnier » ou du « perruquier » ou du «
menuisier », c'est-à-dire du patron cordonnier : perruquier, menuisier, qui
s'inscrivait au registre, au garçon cordonnier, perruquier, menuisier, qui
s'inscrivait au cahier, il n'y avait probablement pas conflit de sentiments,
mais, au contraire, émulation révolutionnaire. Les
garçons devaient regarder avec respect le patron, le chef artisan, qui
quittait son atelier, ses affaires, sa famille, pour aller manier la
baïonnette et le fusil contre les émigrés et les rois, et les patrons
devaient avoir quelque complaisance pour cette jeunesse hardie qui,
d'instinct, allait à la gloire, à la liberté et au péril. Mais
les prolétaires, les garçons, les compagnons n'étaient pas fâchés sans doute
de dire aux bourgeois : « Sommes-nous passifs maintenant, et que signifient
vos privilèges dans la communauté du courage et du danger ? » Ou, s'ils ne le
disaient pas, leurs regards le disaient, et dans ces cœurs vastes, à l'ardent
patriotisme révolutionnaire une fierté prolétarienne se mêlait. Or,
pendant toute l'année 1792, les noms de tous ces volontaires, de tous ces
prolétaires, de tous ces « garçons », de tous ces « compagnons », restaient
inscrits sur les listes à la disposition de la liberté et de la patrie, et
ainsi dans le prolétariat se continuait, se prolongeait l'orgueil du
sacrifice ; il sentait en lui, malgré les restrictions légales, toute la
grandeur de la patrie et de la liberté, une flamme de courage et de
révolution plus haute que la loi bourgeoise. Ces sentiments s'exaltaient à
mesure que les dangers de la France révolutionnaire devenaient plus pressants
; et ainsi, quand, en avril 1792, la Révolution déclara la guerre à
l'Autriche, quand le grand orage éclata, les prolétaires étaient tous animés
à jouer un grand rôle, à conquérir plus de droit politique et social. Tout
les y préparait : le souvenir des journées vaillantes de juillet et octobre
1789 où ils sauvèrent la Révolution, le sens des Droits de l'Homme, plus
vaste et plus humain que la Constitution de 1791, un premier combat
économique contre la bourgeoisie monopoleuse et accapareuse, l'immense
déplacement et bouleversement des propriétés qui, sans ébranler le principe
même de la propriété bourgeoise, semblait annoncer aux prolétaires la
possibilité de nouvelles et vastes transformations, les plans d'universelle
culture humaine formés par la philosophie, enfin l'exaltation héroïque du
péril librement affronté, que de ressorts dans le peuple ouvrier ! Aux
premières épreuves de la guerre il y aura donc, nécessairement, une prodigieuse
détente de liberté et d'égalité. Mallet
du Pan exagère lorsqu'il écrit dans le Mercure de France, le 7 avril
1792, que la classe pauvre est maîtresse de la Révolution. « Jusqu'à
nous, dit-il, les dissensions républicaines ayant été à peu près renfermées
dans la classe des propriétaires, le cercle de l'ambition populaire
n'atteignait pas les classes que leurs travaux, leur pauvreté, leur ignorance
excluent naturellement de l'administration, mais ici c'est à ces classes
mêmes, fermentées par la lie d'une multitude immense d'hommes pauvres, alliés
à la populace, qu'ont été dévolus la formation, l'empire, le gouvernement du
nouveau système politique. Du château de Versailles et de l'antichambre
des courtisans l'autorité a passé, sans intermédiaire et sans contrepoids,
dans les mains des prolétaires et de leurs flatteurs. » Ce
n'est pas vrai, et la bourgeoisie, en avril 1792, garde encore la direction
du mouvement révolutionnaire ; la force de la propriété est immense, mais il
est certain aussi que les « prolétaires », commencent à regarder l'avenir,
ils commencent à avoir conscience de leur force, de leur droit profond
enveloppé encore d'incertitude et d'obscurité ; ils commencent à juger la
bourgeoisie elle-même, ils pressentent que si le labeur séculaire des serfs a
fait la puissance et la richesse des nobles, il se pourrait bien aussi que
dans la richesse et la puissance bourgeoise le peuple eût une large part à
revendiquer : et lorsque Isnard, en janvier 1792, s'écriait en un splendide
langage : « le temps n'est plus où l'artisan tremblait devant l'étoffe que
sa propre main a tissée », cela était vrai, surtout, de la pourpre des
nobles, des prêtres et des rois ; cela était vrai aussi, en quelque mesure,
du vêtement éclatant des riches et des puissants de la bourgeoisie nouvelle.
C'est donc une société travaillée par bien des forces, et où l'espérance
prolétarienne croît chaque jour, qui va affronter la grande épreuve de la
guerre. FIN DU TROISIÈME VOLUME
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