HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE V. — LE MOUVEMENT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL EN 1792

 

TROISIÈME PARTIE.

 

 

LE SÉQUESTRE DES BIENS DES ÉMIGRÉS

La question des biens des émigrés ajoutait beaucoup dans les campagnes à l'excitation. Elle s'était déjà posée plusieurs fois à l'Assemblée constituante même, qui avait hésité à la résoudre. La Législative avait décrété, le 13 décembre, que les créanciers de l'Etat ne pourraient toucher les arrérages de leurs rentes que s'ils faisaient la preuve qu'ils résidaient dans le royaume depuis six mois au moins. C'était le séquestre mis sur une partie des biens mobiliers. Restait la grande question des biens fonciers. Ici encore, comme pour les décrets du 4 août, il semble que ce sont les mouvements spontanés des campagnes qui hâtèrent les décisions de l'Assemblée. Au moment où les paysans voyaient procéder à la vente des biens d'église nationalisés, au moment où ils entendaient dénoncer les nobles émigrés comme des traîtres à la patrie, la tentation devait leur venir naturellement de mettre la main sur les biens de ces traîtres, de se partager leurs terres et les dépouilles du château. Quoi ! ces hommes qui nous ont si souvent opprimés et exploités, qui nous ont volé les biens communaux, qui nous ont accablés pendant des siècles de dîmes et de taxes, sont allés à l'étranger, ils se préparent à porter les armes contre la France, contre la Révolution ! Et, vainqueurs, ils appesantiraient de nouveau sur nous l'antique joug ! Ils se serviraient même, pour nous combattre et nous ramener en servitude, du revenu de ces biens que, si longtemps, pauvres corvéables, nous travaillâmes pour eux ! Saisissons-les. Peut-être aussi, les paysans se disaient-ils que, si les biens des émigrés étaient nationalisés comme les biens d'Eglise, ils seraient mis en vente et que seuls les cultivateurs aisés et les riches bourgeois pourraient en acquérir des parties. Ne valait-il pas mieux procéder spontanément à une sorte de répartition ? C'est la crainte de ce mouvement paysan qui amena Lamarque à la tribune, le 21 janvier 1792 : « La mesure que je vous propose, messieurs, c'est le séquestre des biens de tous les traîtres conjurés contre la Constitution et l'Etat. Hâtez-vous d'annoncer dans les départements que ceux qui, par leurs complots, auront nécessité la guerre en paieront les frais et que les citoyens qui en supporteront les fatigues doivent en être indemnisés...

« ... Et, à cet égard, messieurs, je dois vous faire connaître un fait bien capable de presser votre détermination.

« Dans le département de la Dordogne, il est un district qui, seul, vient de faire fabriquer 3.000 piques et dont la garde nationale, après avoir ouvert une souscription pour le paiement des contributions exonérées, vous envoie dans ce moment une députation chargée de se plaindre de ce qu'on la laisse dans l'inaction et de vous demander, messieurs, qu'on lui ordonne de se réunir incessamment à ses frères d'armes pour la défense de la liberté. Mais, dans le voisinage de ce district, quelques habitants des campagnes ont fait, dit-on, une liste de tous les émigrés de leurs contrées et, n'écoutant que leur indignation contre ces traîtres, ils menacent au premier signal de piller, de ravager leurs possessions et d'incendier leurs châteaux

Lamarque fut interrompu par les murmures violents de l'Assemblée, qui crut qu'il voulait encourager les actes de destruction, et par les applaudissements des tribunes. Il y eut grand émoi des députés dont beaucoup demandèrent que les propriétés des nobles et des émigrés, en attendant que la Nation en disposât, fussent mises spécialement sous la surveillance et la protection des corps administratifs. Il paraît certain que si l'Assemblée n'avait pas statué assez vite sur les biens des émigrés, un irrésistible mouvement d'agression et de pillage se serait produit. Il n'est qu'à voir, en avril, le soulèvement de plusieurs cantons du district de Nîmes et du district d'Alais. De grandes troupes de paysans se mettaient en marche pour abattre les écussons seigneuriaux de plusieurs châteaux, pour en piller et brûler une vingtaine et telle était l'exaspération générale contre ceux qui, après avoir pressuré le pays, le trahissaient et appelaient l'étranger, qu'au témoignage du Directoire du département du Gard, « aucune force publique n'appuyait la résistance, et l'égarement des gardes nationaux étai( tel qu'ils regardaient comme des actes de patriotisme les coupables violences qui se commettaient sous leurs yeux ».

Les biens d'Eglise étaient à l'abri de ces violences instinctives et sauvages. Ils avaient été déclarés biens de la Nation et, soit qu'ils eussent été acquis par les municipalités et encore en leur possession, soit qu'elles les eussent mis en vente, ils n'étaient plus des biens d'Eglise ; ils faisaient partie du monde nouveau. Tous les souvenirs d'oppression, d'exploitation et de haine étaient comme dissipés par l'éviction de l'Eglise et par l'avènement de nouveaux propriétaires. Tous ceux, grands bourgeois, petits bourgeois, paysans, artisans, qui en avaient acquis ou qui en convoitaient, ne fût-ce qu'une parcelle, veillaient sur la sûreté d'un bien qui était leur ou destiné à le devenir. Ainsi, pour les biens d'Eglise, la vaste expropriation révolutionnaire et légale prévenait les violences individuelles. Au contraire, les seigneurs, les nobles, avaient gardé la propriété de leurs domaines ; bien mieux, comme nous l'avons .vu, ils prétendaient encore, selon la lettre et l'esprit des décrets de la Constituante, percevoir les rentes féodales non encore rachetées. Et lorsque les nobles, ne laissant au domaine ou au château que leurs hommes d'affaires, allaient à l'étranger emportant leurs écus, privant le pays de leurs dépenses dont il vivait, les colères étaient au comble ; je vois, par exemple, dans un procès-verbal de la conduite de la municipalité de Villefranche, dans l'Aveyron (du 27 avril), qu'en cette région sauvage, où tant de durs châteaux hérissaient les crêtes et terrorisaient les vallées, les esprits, un moment excités dans les premiers jours de la Révolution, puis assez calmes dans les années 1790 et 1791, s'étaient soulevés au printemps de 1792.

« Ce fanatisme incendiaire, dit le procès-verbal, gagna notre département au commencement de la Révolution, mais le supplice de quelques coupables arrêta la contagion. Toutes les propriétés ont été respectées parmi nous jusqu'au temps où l'émigration et les menaces de quelques ci-devant seigneurs ont servi de motif ou de prétexte à de nouveaux pillages. » Et, ce qui est frappant, c'est qu'à ces pillages toute la population semble participer avec une absolue sécurité de conscience. C'est comme la prise de possession d'un bien que le noble détenait injustement. Je ne sais rien de plus significatif à cet égard et de plus baroque tout ensemble que le procès-verbal de la gendarmerie après Le pillage du château de Privezac. On y voit qu'il n'y a presque pas de maison où quelque objet du château ne soit bizarrement mêlé au pauvre mobilier des paysans ou artisans aveyronnais.

« Chez la femme Romire, nous avons trouvé une jupe de houdrin verte, une pièce papier tapisserie, une veste de chasse drap de Silésie, boutons jaunes, etc., etc. (J'abrège forcément...) Etant entrés chez Gabriel Lausiac, dit Caffé, avoir trouvé dans la maison un fauteuil en damas citron avec son coussin et deux chaises garnies en jonc... Dans la maison de Jeanne Pourcel, fille de feu Bernard, avons trouvé un fauteuil en damas citron... une botte à toilette en fer blanc, un manchon peau de cygne, un chapeau de paille à haute forme... Chez Joseph Mestre, aubergiste, commençant par fouiller son écurie, avons trouvé une vache (qu'il avoue provenir de l'écurie de M. de Privezac)... Chez Marie Levet, un morceau d'étoffe en rouge, une porte de grande armoire... Chez Gabriel Brugnet, trois roues de charrette, quatre charrues... Chez Jean Magner, charron, quatre contrevents, un porte-manteau en cuir... Chez Pierre Adémar, peigneur de laine, un sac de lentilles, un rideau de voiture, une serviette pour des enfants... Chez Antoine Bories, matelas, chaises, paire de draps de lit toile de Rohan... Chez Bernard Vidal, surtout en soie, trois jupes en blanc garnies en falbalas, couverte piquée en soie verte, coiffes fines garnies de dentelles de Flandre, un chapeau rond à haute forme, souliers pour femme, roues de charrettes, etc., etc. Dans la maison Bedene, malle pleine d'effets, de jupes, déshabillés, etc. »

Et, parmi les personnes désignées comme ayant donné l'assaut, je relève à côté de beaucoup de fils de propriétaires paysans, bien des artisans : Pierre Grais, couvreur, du lieu de Privezac ; Jean-Antoine Foissac, dit Lou David, charpentier ; et son frère, tailleur, dudit Privezac ; Guillaume Tournier, couvreur ; Pierre François, dit Morigon, couvreur, du village d'Anglas ; Couderc, charpentier de la paroisse de Drulille, etc., etc.

Tout le pays y était et tous avaient emporté quelque chose. Si l'Assemblée n'avait pas prononcé le séquestre des biens des émigrés, si elle n'avait pas, si je puis dire, au fronton des châteaux armoriés, remplacé les vieux écussons par la Nation et la loi, il est probable que partout des scènes de pillage, assez répugnantes d'ailleurs, se seraient produites. De même, si la Révolution sociale éclatait avant que l'organisation du prolétariat fût assez forte, ce n'est qu'en nationalisant sans retard les usines, les grands magasins et les grands domaines qu'on les sauverait, en plus d'une région, de la destruction sauvage ou des basses pilleries.

La proposition de Lamarque fut renvoyée au Comité de législation. Et tout d'abord, le rapporteur Sedillez, organe des modérés, ne proposa qu'une mesure assez anodine : frapper les revenus des biens fonciers des émigrés d'une triple imposition. La gauche se récria. Ce n'est point cela seulement que voulait l'Assemblée ; elle voulait que tous les biens des nobles fussent mis sous la main de la Nation pour répondre des dépenses de guerre que la trahison des émigrés imposait à la France.

Le Comité, cédant un peu au courant, proposa alors de combiner l'idée du séquestre et celle de la triple imposition. Vergniaud s'écria qu'il n'y avait aucune raison de limiter le droit de la Nation sur les revenus et les biens des émigrés. Et l'Assemblée, après avoir émis, le 9 février, un vote de principe qui mettait les biens des émigrés sous la main de la Nation, après avoir commencé, le 5 mars, l'étude des moyens d'application et entendu le 10 mars l'éloquente adjuration de Vergniaud la priant de faire œuvre décisive, adopta enfin le 30 mars le texte définitif.

« L'Assemblée nationale, considérant qu'il importe de déterminer promptement la manière dont les biens des émigrés qu'elle a mis sous la main de la Nation par son décret du 9 février dernier seront administrés, de régler les moyens d'exécution de cette mainmise et les exceptions que la justice ou l'humanité prescrivent, désirant aussi venir au secours des créanciers qui seront forcés de faire vendre les immeubles de leurs débiteurs émigrés, en substituant aux saisies réelles un mode plus simple et moins dispendieux, déclare qu'il y a urgence.

« L'Assemblée nationale, après avoir déclaré qu'il y a urgence, décrète ce qui suit :

« ARTICLE PREMIER. — Les biens des Français émigrés et les revenus de ces biens sont affectés à l'indemnité due à la Nation.

« ART. 2. — Toutes dispositions de propriété, d'usufruit ou de revenus de ces biens, postérieure à la promulgation du décret du 9 février dernier, ainsi que toutes celles qui pourraient être faites par la suite tant que lesdits biens demeureront sous la main de la Nation sont déclarées nulles.

« ART. 3. — Ces biens, tant meubles qu'immeubles, seront administrés de même que les domaines nationaux par les régisseurs de l'enregistrement, domaines et droits réunis, leurs commis et préposés, sous la surveillance des corps administratifs. »

La mesure était rigoureuse. Quand les modérés voulaient frapper seulement le revenu d'une triple imposition, ils entendaient non pas ménager le revenu qui aurait été ainsi absorbé aux trois quarts, mais laisser en dehors de l'opération le fonds même. Au contraire, sous l'impulsion des Girondins, maîtres du pouvoir depuis le milieu de mars, c'est le fonds même, tout comme le revenu, qui est retenu comme garantie de l'indemnité due par les nobles.

A dire vrai, comme la guerre est imminente, c'est la nationalisation pure et simple des biens des émigrés. Et les mêmes agents qui administrent le domaine national sont chargés d'administrer les biens des nobles, devenus, en somme, partie intégrante du domaine national. Enfin toutes les opérations par lesquelles les émigrés, avertis des suites inévitables du décret du 9 février, auraient transféré à d'autres, réellement ou fictivement, la propriété de leurs biens, étaient annulées et le séquestre rétroagissait jusqu'au 9 février. De même que, en nationalisant les biens d'Eglise et en interdisant les vœux, la Révolution avait garanti la dette des créanciers du clergé, accordé aux moines et nonnes un abri et une pension, de même, en ce qui touche les émigrés, la Révolution règle la procédure qu'auront à suivre les créanciers des émigrés pour recouvrer leur créance sur les biens séquestrés.

Elle décide, en outre, par l'article 17 du décret, que dans tous les cas on laissera aux femmes, enfants, pères et mères des émigrés, la jouissance provisoire du logement où ils ont leur domicile habituel et des meubles et effets mobiliers à leur usage qui s'y trouveront ; il sera néanmoins procédé à l'inventaire desdits meubles, lesquels, ainsi que la maison, demeureront affectés à l'indemnité.

Enfin elle statue, par l'article 18 : « Si lesdits femmes ou enfants, pères ou mères des émigrés sont dans le besoin, ils pourront en outre demander, sur les biens personnels de ces émigrés, la distraction à leur profit d'une somme annuelle qui sera fixée par le Directoire du district du lieu du dernier domicile de l'émigré, et dont le maximum ne pourra excéder le quart du revenu net, toutes charges et contributions acquittées, de l'émigré s'il n'y a qu'un réclamant, soit femme, enfant, père ou mère ; le tiers, s'ils sont plusieurs jusqu'au nombre de quatre ; la moitié s'ils sont en plus grand nombre. »

Des voix passionnées avaient demandé que, de même que les créanciers ordinaires quand ils saisissaient le bien qui servait de gage à leur créance, s'inquiétaient seulement du chiffre de leur créance et non des besoins de la famille du débiteur, la Révolution, créancière souveraine, ne déduisît pas les frais de vie de la femme, de la mère et des enfants de l'émigré, du gage sur lequel la Nation trahie mettait la main. Mais une pensée d'humanité plus large avait prévalu, qui ne pourra se maintenir longtemps dans la violence croissante de la tempête.

Si la grande Révolution socialiste et prolétarienne a l'admirable fortune de s'accomplir par une action régulière et paisible, elle méditera utilement l'esprit de ces premières décisions, énergiques et clémentes, de la Révolution bourgeoise.

Mais, dès lors, cette sorte de réserve au profit de la famille des émigrés ne devait pas apparaître comme un obstacle à la nationalisation définitive ou même à la mise en vente des biens des nobles. Car, de même que la Révolution avait levé l'hypothèque spéciale don débiteurs sur les biens du clergé pour leur donner hypothèque générale sur l'ensemble des biens nationaux, de même elle pouvait assurer aux familles des émigrés l'espèce de pension alimentaire prévue par le décret du 30 mars, en la prélevant non plus sur les revenus particuliers des biens séquestrés ou vendus, mais sur l'ensemble des ressources procurées par la vente. Aussi, dès ce moment, dut-il apparaître aux esprits clairvoyants que les biens des émigrés ne tarderaient pas à suivre aux mains de la Révolution les biens de l'Eglise.

Ce même jour du 30 mars où l'Assemblée législative préludait, par la mise en séquestre des biens des émigrés, à leur mise en vente, qui sera décidée le 10 août, revenait devant elle un débat qui passionnait bien des intérêts.

 

LA QUESTION DES FORÊTS

H s'agissait de l'aliénation des forêts nationales. Depuis des mois la question était posée. Quand l'Assemblée avait dû aborder l'organisation du service des forêts, plusieurs députés avaient demandé qu'elles fussent vendues. Ils alléguaient que tout service public était onéreux, que les forêts, devenues propriétés particulières, seraient beaucoup mieux gérées, qu'elles rapportaient à peine un revenu net de 4 à 5 millions et, qu'au contraire, si elles étaient vendues à leur valeur, qui, selon les uns, dépassait 300 millions, selon d'autres, atteignait un milliard, l'Etat serait débarrassé d'une grande partie de la dette.

Ils prétendaient que laisser à l'Etat, c'est-à-dire à ceux qui pouvaient, en un jour de défaillance des esprits lassés, s'emparer de l'Etat, un domaine aussi vaste, une ressource aussi puissante, c'était constituer d'avance au despotisme une réserve financière, près de laquelle la liste civile n'était rien. A ceux qui s'effrayaient, pour notre industrie, de la disparition ou de la diminution possible des forêts, ils répondaient que trop longtemps la France routinière n'avait compté que sur le bois pour ses usines à feu. L'heure était venue de suivre l'exemple de l'Angleterre, de fouiller profondément le sol et d'extraire le charbon de terre.

D'ailleurs aux particuliers qui achèteraient des parties de forêts, la loi pourrait faire l'obligation de garder certaines essences, de ménager certains arbres pour la marine. Toutes ces raisons étaient assez faibles. Mais la vérité est que les financiers de la Révolution commençaient à s'inquiéter de la dépréciation de l'assignat et une vaste opération de ventes s'ajoutant soudain aux ventes en cours leur paraissait de nature à frapper les esprits d'étonnement, à manifester les ressources inépuisables de la Révolution et à relever ou soutenir le crédit du papier révolutionnaire. Surtout la Gironde, déchaînant une grande guerre, voulait être assurée de pouvoir la porter sans fléchir et elle cherchait de nouvelles ressources, de nouveaux appuis au crédit de l'assignat. Robespierre lui reprochait âprement de sacrifier ainsi à ses fantaisies belliqueuses le domaine national.

Les départements du Midi, qui possédaient peu de forêts, en acceptaient volontiers l'aliénation qui assurait aux rentiers et porteurs d'assignats des villes méridionales des garanties nouvelles. Au contraire, les représentants des régions où il y avait de grandes forêts, en particulier ceux de l'Est, protestèrent avec violence. Ils affirmèrent qu'il faudrait bien du temps avant que les travaux des mines fussent assez poussés pour que le charbon de terre pût remplacer le bois. Ils dirent que les forêts ne pouvaient être exploitées et, par conséquent, vendues par petites parcelles, que seules de puissantes compagnies capitalistes mettraient la main sur le domaine forestier de la Nation, que les pauvres seraient privés, par l'égoïsme brutal des nouveaux propriétaires, des secours qu'ils trouvaient dans les forêts nationales dont ils emportaient le bois mort, que les industries à feu tomberaient sous la tutelle de ces compagnies monopoleuses, détentrices du bois sans lequel les forges, les verreries ne pouvaient produire. Et, dans la véhémence de leur colère, ils allèrent jusqu'à insinuer que ces compagnies avaient acheté les législateurs assez coupables pour proposer un pareil attentat contre la propriété nationale, le droit des pauvres et l'intérêt de l'industrie. Qui sait même, ajoutaient-ils, si les ennemis de la patrie, si les étrangers acharnés à la perdre, comme les aristocrates anglais, n'achèteront pas les forêts de la France trahie ?

« Au milieu des massifs de forêts, dit Vosgien, député du département des Vosges, se trouvent, dans les Vosges, des métairies, espèce unique de propriété pour ce pays, et où se nourrissent des troupeaux plus ou moins nombreux, suivant les ressources des pâturages rassemblés près de chacune d'elles ; leurs produits alimentent les départements voisins et ne sont point inférieurs à ceux de la ci-devant Bretagne. Cependant, la moindre négligence nouvelle dans la conservation des bois les forcerait à quitter leurs habitations, presque ruinées par la très vicieuse administration financière de l'ancien régime. Mais d'ailleurs la surveillance publique d'une propriété particulière les mettrait en vain à l'abri de ce danger, si les pacages leur étaient ôtés, et cependant il serait impossible de concentrer dans la vente, l'espérance d'une direction privée très soignée et la conservation des usages locaux, puisqu'il faudrait, pour obtenir la première, avoir transmis avec la propriété, tous les droits qui s'y attachent, suivant les éléments de la raison reconnus par la Constitution. »

Et il soulève ensuite la grave question des biens communaux :

« Les communautés sont propriétaires ou usagères de presque tous les bois qui les environnent... Dans le premier cas, les dépouillerait-on ? L'iniquité de la vente générale ne nous permettrait qu'une faible probabilité qu'on s'arrêterait au dernier pas. »

Et, quant au droit d'usage, les capitalistes acquéreurs se hâteraient de le faire disparaître « les communautés auxquelles les maîtrises (des forêts) délivrent du bois pour le charronnage, les bâtiments et le chauffage, et dont les droits sont renfermés dans le mot d'usagères, seraient donc ainsi privées de cette ressource et le pâturage, qui leur est permis à certaines époques dans les taillis et en tout temps dans les sapinières, et qui leur est doublement utile puisque les gros troupeaux y trouvent un asile contre la chaleur du jour, y serait encore interdit, toutes les forêts deviendraient dès lors un grand parc ».

Presque seul parmi les députés de l'Est, Vuillier était favorable à l'aliénation :

« Je suis frappé de ces craintes, disait-il, car l'on suppose les capitalistes accapareurs en petit nombre ou en grand nombre. Dans le premier cas, la supposition est chimérique, parce qu'il n'y a nulle proportion entre la valeur des forêts nationales et les facultés d'un petit nombre d'individus, quelque énorme que puisse être leur fortune ; dans le second cas, la coalition d'un grand nombre de capitalistes parait aussi improbable que le serait celle de tous les propriétaires fonciers du royaume pour maîtriser le prix du blé ou de toute autre denrée. »

Selon lui, les forêts exploitées par des particuliers le seraient mieux et l'Etat serait débarrassé d'un soin pour lequel il n'est pas fait. Par la possession des forêts il est propriétaire foncier, il est en outre industriel, manufacturier, à cause des industries qui dépendent des forêts nationales et qui contractent des baux avec l'administration. Laissez faire l'industrie privée. Ainsi s'ouvrait, à propos des forêts, la lutte entre le capitalisme privé et le domaine d'Etat, qui pendant tout le dix-neuvième siècle se poursuivra à propos des chemins de fer, des mines, des canaux, et encore des forêts. Turpetin, député du Loiret, disait, au contraire de Vuillier :

« On ne saurait se dissimuler qu'il n'y a que des compagnies de capitalistes en état d'acquérir de grandes masses de forêts. Il en est qui couvrent plusieurs lieues de terrain, sans être divisées par aucune autre propriété ; aussi n'y a-t-il rien à espérer de la concurrence et tout à craindre de la cupidité. D'avides millionnaires sollicitent et pressent votre décision. Ce qu'ils auront à payer d'abord, ils le trouveront, et au delà, dans la seule superficie. »

« Les compagnies sont prêtes, s'écrie à son tour Chéron, député de Seine-et-Oise, elles attendent, pour lever leur tête hideuse, que vous leur ayez jeté leur proie ; déjà même la calomnie a osé proférer de sa bouche impure que ces compagnies de conspirateurs avaient l'audace et l'impudence de se vanter qu'elles étaient sûres du succès de leurs complots... et qu'il existait parmi nous des membres assez corrompus pour être en relation intime avec elles... Le cri d'alarme qui s'est élevé dans tous les points de la France sur cette funeste proposition n'est pas le cri d'une faction corrompue, c'est le cri du besoin, c'est la voix impérieuse du peuple, du souverain, qui tonne contre les agioteurs : « Vous ne détruirez pas mes forêts ; c'est mon bien, c'est celui de mes enfants, c'est avec elles que je construis mon logement, que je corrige la rigueur de l'hiver, c'est à elles que je dois le manche de ma bêche, le corps de ma charrue et le bois qui porte le fer garant de ma liberté. »

Nombreux enfin sont les députés ou les pétitionnaires qui signalent l'état de dépendance où tomberait l'industrie à l'égard des capitalistes maîtres des forêts. Ici encore, on croit entendre, à propos des forêts, la longue plainte qui s'élèvera pendant tout le dix-neuvième siècle contre les compagnies de transport et les compagnies de charbonnages, maîtresses par leurs tarifs de la production. Etienne Cunin, député de la Meurthe, dit, le 2 mars, avec précision et force :

« Les départements de la Meurthe, Meuse, Moselle, Vosges, Doubs, Jura, Haute-Saône, à raison de l'humidité du sol et de la graisse de leurs pâturages n'ont que des laines très grossières ; la même cause et la froideur du climat leur interdisent l'élève des vers à soie et ne leur donnent que des lins et chanvres de la dernière qualité... La nature leur a donné en dédommagement des sources salées et des mines de fer ; l'industrie des habitants, qui ne pouvait soutenir la concurrence des autres fabriques du royaume (pour les draps et soieries), s'est portée vers l'exploitation des mines et des autres usines à feu. Dépourvus de fossiles combustibles, mais riches en forêts, dont la quantité, dans l'ancienne province de Lorraine seule, est à peu près d'un quart de toutes celles du royaume, les habitants ont établi et construit des salines, des forges, fonderies, ferblanteries, des verreries et des faïenceries ; le produit de ces manufactures, versé chez l'étranger et dans l'intérieur de la France ramène une partie des sommes que l'importation des soieries, draperies et toiles en a tirées.

« La majeure partie de ces usines a une affectation emphytéotique dans les forêts nationales — c'est-à-dire des baux de 99 ans qui assurent du bois à des conditions déterminées — ; tous les entrepreneurs n'ont construit que dans l'assurance qu'ils auraient les bois à bas prix ; si la Nation retire les forêts et les met en vente, outre qu'elle sera forcée d'indemniser les emphytéotes de la non-jouissance de leurs baux, ce qui égalera peut-être le prix de la vente des forêts, toutes les usines, à défaut d'aliments ou forcées de les acheter au prix que les acquéreurs seront les maîtres de tenir le bois, tomberont d'elles-mêmes ; 10.000 ouvriers habitués dès l'enfance au travail de ces usines, resteront sans ressources, seront plongés dans l'extrême misère. »

De même, les citoyens d'Epinal, dans leur pétition, disent à l'Assemblée, le 30 mars :

« Bientôt aussi ces mêmes propriétaires de forêts accapareraient nos fabriques en forçant par les mêmes moyens ceux qui les auraient établies à les leur vendre ou céder au rabais ; ce qui finirait par, mettre toutes nos fabriques dans les mêmes mains et par rendre encore nos nouveaux forestiers maîtres du prix de toutes les fabrications du royaume, nouveau monopole, aussi redoutable, aussi cruel que celui de la matière même du bois. »

Devant cette opposition énergique et presque violente, le projet d'aliénation fut ajourné et tomba. Mais quel frémissement de tous les intérêts ! Il n'y a pas une forme de la vie économique et sociale du pays qui ne soit mise en question.

 

LE PROBLÈME DES BIENS COMMUNAUX

En même temps que les paysans se défendaient contre l'aliénation des forêts de l'Etat, ils tentaient, en bien des points, de reprendre aux seigneurs le domaine communal usurpé par eux. Il ne leur suffisait pas de s'affranchir des redevances féodales et d'en demander ou d'en imposer la suppression gratuite. Ils se souvenaient du long travail de spoliation par lequel les seigneurs avaient saisi la terre, les bois, les prairies qui furent à tous. Et ils en exigeaient la restitution. Mais, comme nous l'avons vu dans les Cahiers, aucune conception précise, aucune vue d'ensemble ne guidait les paysans dans la question des biens communaux. Les uns voulaient les maintenir en les complétant par les reprises exercées sur les seigneurs ; les autres voulaient procéder au partage. Duphénieux signale à l'Assemblée, le 5 février 1792, les agitations qui se produisent à cet effet dans le Lot :

« Je vous observerai encore, Messieurs, qu'il y a eu aussi dans ce département des insurrections qui ont eu pour objet le partage des biens communaux, lesquels sont très considérables et très mal administrés. L'Assemblée constituante avait annoncé qu'elle s'occuperait de régler ce partage. Plusieurs communes, impatientes de ne pas voir arriver le décret à cet égard, s'en sont occupées elles-mêmes et ont déjà divisé leurs biens. D'autres ont voulu les imiter, mais elles ont rencontré beaucoup d'opposition, beaucoup d'obstacles, et il en est résulté, pour ainsi dire, une guerre civile dans chaque canton. »

Il demandait un rapport immédiat. Mais Laureau rappela combien la question était complexe et malaisée.

« Je ne pense pas, dit-il, qu'il faille charger le Comité d'agriculture de présenter un projet de décret pour le partage des communaux... Vous préjugerez ainsi que ces communaux seront partagés, et que le Comité n'en indiquera que le mode. Il serait bien dangereux qu'un pareil préjugé décidât précipitamment et sans examen sur une des plus importantes questions de l'administration rurale de ce royaume. Des partages communaux ont déjà été faits dans plusieurs provinces ; ces essais n'ont pas été assez heureux pour faire adopter de confiance et sans examen une mesure générale de cette nature. »

Le problème fut réservé, et la Législative ne le résoudra pas, mais il était présent aux esprits et, là encore, perçait l'inquiétude d'un ordre nouveau.

En novembre 1790, la Constituante avait décidé que, passé un délai d'un an, la faculté de se libérer en douze annuités serait abolie et qu'il faudrait s'acquitter en quatre. Déjà, en décembre 1791, la Législative avait prorogé ce délai jusqu'au 1er mai 1792. Par son décret d'avril 1792, elle le recula encore jusqu'au 1er janvier 1793 : « L'Assemblée nationale, voulant donner aux acquéreurs des biens nationaux qui restent encore à vendre, les mêmes facilités pour le paiement qu'aux précédents acquéreurs et considérant que le terme pour user de la faculté accordée par le décret du 14 mai 1790 expire au 1er mai 1792, déclare qu'il y a urgence... »

« L'Assemblée nationale... décrète que le terme du 1°' mai 1792 fixé par la loi du 11 décembre dernier aux acquéreurs des biens nationaux pour jouir de la faculté accordée pour leur paiement par l'article 5 du titre III du décret du 14 mai 1790 sera prorogé jusqu'au P' janvier 1793, mais 'seulement pour les biens ruraux, bâtiments et emplacements vacants dans les villes, maisons d'habitation et bâtiments en dépendant, quelque part qu'ils soient situés ; les bois et usines demeurent formellement exceptés de cette faveur.

« Passé le 1er janvier 1793, les paiements seront faits dans les termes et de la manière prescrite par les articles 3, 4 et 5 du décret du 4 novembre 1790. »

M. Sagnac s'est trompé lorsqu'il a cru que le décret du 4 novembre 1790, réduisant à quatre années les délais de paiement, avait eu un effet immédiat. En fait, par des prorogations successives, la disposition qui accordait douze années fut maintenue, et le mouvement des ventes se trouva ainsi accéléré.

 

LA NOTION DE LA PROPRIÉTÉ

Mais une grande question s'impose à nous : que devenait dans l'universel remuement et ébranlement des intérêts et des habitudes la notion de la propriété ? Qu'on se représente qu'en 1792 la vente des biens nationaux, des biens d'Eglise, réalisée aux deux tiers pendant l'année 1791, se continuait, qu'ainsi aux anciens possédants se substituaient un peu partout, dans des domaines petits et grands, dans des corps de ferme, dans des couvents, dans des abbayes, des propriétaires nouveaux ; que bourgeois et paysans se partageaient les biens d'Eglise, que les industriels transformaient en manufactures les dortoirs, réfectoires et celliers des moines. Qu'on se rappelle que, malgré la clause du rachat inscrite aux décrets du 4 août, les paysans considéraient les rentes et redevances féodales comme définitivement abolies et qu'ils ne les payaient plus que par force, sur la menace des magistrats, et dans l'attente tous les jours plus impatiente de leur suppression totale et sans indemnité.

Qu'on songe que les biens des nobles émigrés, dès maintenant sous séquestre, et destinés à couvrir les dépenses de guerre, sont promis à des ventes prochaines, et qu'il ne s'agit point-là de biens à caractère féodal, mais de propriétés du même ordre que la propriété bourgeoise, foncière ou mobilière. Qu'on se rende compte que, par l'évanouissement du numéraire, la monnaie, presque toute de papier, et n'ayant plus de valeur intrinsèque, empruntait toute sa valeur du crédit de la Révolution elle-même, c'est-à-dire des opérations de la force nationale ; qu'ainsi le signe de toutes les valeurs, l'instrument de tous les échanges, était lié à l'existence et à l'activité de la Nation et communiquait à toutes les propriétés, qui dépendaient de son mouvement, un caractère national.

Qu'on se souvienne que les ouvriers des villes et les paysans, quand ils prétendaient taxer toutes les denrées, contrôler et diviser le fermage, prévenir « les accaparements », intervenaient dans le fonctionnement de la propriété bourgeoise en même temps qu'ils supprimaient la propriété ecclésiastique, la propriété féodale et cette propriété des nobles qui ne différait de la propriété des bourgeois que par le sentiment politique des propriétaires. Qu'on se rappelle enfin qu'à propos des biens communaux et des forêts, une bataille se livrait non seulement entre les intérêts nouveaux et les intérêts anciens, non seulement entre les paysans, revendiquant les communaux usurpés, et les seigneurs, mais encore entre les diverses catégories des intérêts révolutionnaires, et que fabricants, artisans, petits paysans défendaient les forêts nationales contre les prétentions de la propriété capitaliste, envahissante et accapareuse. Qu'on recueille les cris de colère du peuple, les grondements et jurements du Père Duchesne contre la nouvelle aristocratie de la richesse et contre les monopoleurs. Et on se demandera, en effet, dans cette sorte d'agitation de tous les intérêts et de toutes les idées, dans ce tremblement universel qui, du sol ébranlé, semble se communiquer à la racine de tous les droits anciens ou nouveaux, quel est le sens et quelle est la force, à ce moment, de l'idée de propriété.

A vrai dire, les contre-révolutionnaires prétendaient qu'elle était perdue, anéantie. Ils ne se bornaient plus à annoncer, comme l'abbé Maury, que l'atteinte portée à la propriété de l'Eglise serait invoquée comme un précédent contre toute propriété.

En 1776, Séguier, avocat du roi, avait requis devant le Parlement contre la brochure de Boncerf : Les inconvénients des droits féodaux. Il l'avait dénoncée comme une atteinte à la propriété : « Le système qu'on veut accréditer est encore plus dangereux par les conséquences qui peuvent en résulter de la part des habitants de la campagne, que l'auteur semble vouloir ameuter contre les seigneurs particuliers dont ils relèvent. Il est vrai que ce projet ne se montre point à découvert ; on insinue qu'ils ne peuvent que s'adresser à leurs seigneurs pour demander la suppression et le rachat des droits seigneuriaux, qui ne pourra leur être refusé, si tous les vassaux se réunissent et sont d'accord pour faire les mêmes offres. Mais n'est-il pas sensible que cette multitude assemblée dans les différents châteaux de chaque seigneur particulier, après avoir demandé cette suppression et offert le rachat, échauffée alors par les maximes qu'on lui aura débitées, voudra peut-être exiger ce qu'on ne voudra pas lui accorder ?

« ... C'est cependant avec ces idées gigantesques et vides de sens que l'on se promet de séduire les faibles et les ignorants qui sont le grand nombre... Que deviendra la propriété, ce bien si sacré que nos rois ont déclaré eux-mêmes qu'ils sont dans l'heureuse impuissance d'y porter atteinte ? » On devine ce qu'a pu écrire ce même Séguier, en 1792. Dans son écrit : La Constitution renversée, que la mort interrompit, il commente avec une passion agressive l'article 8 : « La Constitution garantit encore l'inviolabilité des propriétés.

« Admirable garantie ! Et moi, je prends à témoin toute l'Europe et je garantis le renversement 'de toutes les propriétés. J'interroge tous les propriétaires et je leur demande quel est celui d'entre eux qui ne tremble pas. Je ne parle point de ces motions séditieuses pour introduire des lois agraires, motions toujours funestes et toujours applaudies, motions qui, chez les Romains, faisaient chérir du peuple celui qui avait l'audace de les proposer, et qui, dans le désordre actuel, obtiendraient à celui qui les proposera l'applaudissement des tribunes, le titre de bon citoyen, de ces hommes qui ne cherchent que le pillage et la ruine des propriétés.

« Comment pourrait-on compter sur les propriétés dans une crise aussi violente, avec un infernal agiotage, avec une émission incalculable d'assignats et de papiers de toutes sortes, lorsque les colonies sont embrasées et la France menacée du même malheur, lorsque par une foule de décrets les propriétés mobilières sont confisquées, soumises à des formalités inexécutables, longues, etc. ?

« Quelles sont donc les propriétés que la Constitution garantit ? Quels sont les biens qui sont à l'abri des dangers, des actes du corps législatif, de la banqueroute depuis longtemps commencée ? La Constitution promet une juste et préalable indemnité lorsque la nécessité publique exigera le sacrifice d'une propriété. Œuvre aussi frustratoire que la première et qu'on a mille fois réclamée sans obtenir justice. Où prendre les indemnités légitimes des pertes que l'on a essuyées, de celles que l'on doit essuyer encore ? Le droit de propriété n'existe plus en France ; ce lien fondamental des sociétés est dissous. Une foule de décrets ont attaqué directement le droit de propriété ; le corps constituant et le corps constitué ne l'ont pas épargné, et l'on ose parler de respect, d'inviolabilité, d'indemnité ? Vos assemblées ressemblent 'à ce brigand qui s'était fait une loi de ne prendre aux passants que la moitié de ce qu'ils avaient dans leurs poches. Un marchand fut arrêté, il n'avait qu'un écu, le voleur veut lui rendre 30 sous : « Autant vaut-il que vous gardiez tout, lui dit le marchand. » — « Non, Monsieur, je n'ai pas le droit de vous prendre « plus de 30 sous ; je ne dois pas, en conscience, garder le reste. » Combien de gens à qui l'Assemblée nationale n'a pas laissé la moitié, le quart de ce qu'ils avaient et à qui vos législateurs ont dit en les insultant : C'est pour votre bien que nous vous dépouillons ; c'est pour vous sanctifier, pour vous exercer à la patience, à la vertu. Soyez résigné ; si vous avez la vie sauve, vous serez encore fort heureux. »

Si j'ai reproduit ce réquisitoire assez banal, c'est parce qu'il résume les innombrables pamphlets par lesquels les prêtres, les nobles, les parlementaires, la vieille oligarchie bourgeoise et les coloniaux exhalaient leur fureur et cherchaient à créer la panique. Ce qui est plus intéressant et plus original, c'est le moyen juridique par lequel Séguier essaie de jeter le doute dans l'âme des acquéreurs de biens nationaux. Il constate que les assignats sont hypothéqués sur les biens du clergé, et il ajoute :

« Je demande ce que deviendra l'hypothèque des assignats qui resteront après la vente faite de tous les biens ? Que deviendra l'hypothèque des créanciers du clergé, celle des créanciers de l'Etat, celle des anciens fonctionnaires publics pour leurs traitements ?... Les acquéreurs des domaines nationaux doivent savoir, par là même, à quelles obligations les biens qu'ils achètent sont hypothéqués. Or, les porteurs d'assignats et les créanciers qui resteront après les ventes consommées seront-ils privés de l'hypothèque que leur titre leur promet ? N'auront-ils pas le droit d'attaquer tous les acquéreurs et de demander la contribution ? Si j'ai quelques notions de droit, il me semble que tel est l'effet de l'hypothèque et que, quand on fait tant que de la promettre, on doit en donner l'effet entier, sinon la Nation serait, comme le disait fort bien M. Mirabeau, une voleuse. »

Ainsi, les acquéreurs de biens nationaux sont avertis que si, après la vente complète des biens d'Eglise, tous les assignats ne sont pas éteints, ce sont les biens acquis par les bourgeois et les paysans révolutionnaires qui serviront à en garantir et réaliser la valeur. Le grand conservateur Séguier, au moment même où il gémit sur la destruction de toute propriété, frappe de discrédit la propriété nouvelle que la Révolution fait sortir du chaos de l'ancien régime. Et il ne m'est pas démontré que si la contre-Révolution avait été victorieuse, elle n'aurait pas recouru au moyen juridique imaginé par Séguier pour ressaisir tous les biens vendus. Elle aurait trouvé piquant d'alléguer pour cela un titre révolutionnaire, l'hypothèque de l'assignat. A la première victoire de la contre-Révolution, les assignats seraient tombés à rien, le Trésor les aurait acquis à vil prix, et il aurait ensuite exercé sur les biens des révolutionnaires le droit d'hypothèque tel que le définit Séguier. Innombrables étaient les combinaisons de l'ancien régime pour préparer le retour au passé et semer l'épouvante chez tous les possédants.

Les réacteurs affirmaient que dès lors toute propriété était ou frappée ou en péril. Un des plus modérés, Mallet du Pan, quand il résumait dans le Mercure l'œuvre de l'Assemblée constituante, disait : « Elle laisse... le droit de propriété attaqué, miné dans ses fondements. » Mais, le 16 mars 1792, c'est d'un ton plus violent qu'il parle. Visiblement, il cherche à répandre la terreur. « L'insurrection de Picardie n'est pas apaisée encore que voilà cinq mille brigands ou agitateurs parcourant en armes le département de l'Eure, taxant les grains, commettant mille violences et menaçant d'attaquer Evreux. A Etampes, voilà M. Simonneau, maire de la ville, assassiné à coups de fusil et de piques au milieu de la garde nationale ; à Montlhéry, un fermier haché en morceaux. Et Dunkerque tremble encore de voir renouveler le pillage du mois dernier ; dans le département de la Haute-Garonne, on attaque. les greniers, on brûle les maisons ; on rançonne les propriétaires dans la demeure desquels (à Toulouse spécialement et aux environs) l'autorité des clubs a fait placer garnison de gens inconnus ; chacun se croit à l'heure d'un pillage universel ; l'impôt languit plus que jamais ; les percepteurs de redevances n'osent pas les exiger ; on assomme les huissiers de ceux qui osent le tenter ; les bois particuliers sont non seulement dévastés, mais en dernier lieu les communes se les distribuent par des actes en bonne forme. »

Et il essaie, par une tactique que l'expérience démontra prématurée, mais qui sera souvent pratiquée dans la suite, de grouper par la peur tous les « propriétaires », tous les possédants contre la Révolution, contre le peuple, contre la démocratie. « Le jour est arrivé où les propriétaires de toutes classes doivent sentir enfin qu'ils vont tomber à leur tour sous la faux de l'anarchie ; ils expieront le concours insensé d'un grand nombre d'entre eux à légitimer de premières rapines parce que les brigands étaient alors à leurs yeux des patriotes ; ils expieront l'indifférence avec laquelle ils ont vu dissoudre tout gouvernement, armer une nation entière, détruire toute autorité, opérer la folle création d'une multitude de pouvoirs insubordonnés, et couper sans retour les nerfs de la police et de la force publique. Qu'ils ne se le dissimulent pas : dans l'état où nous sommes leur héritage sera la proie du plus fort. Plus de loi, plus de gouvernement, plus d'autorité qui puissent disputer leur patrimoine aux indigents hardis et armés qui, en front de bandière, se préparent à un sac universel. »

Le calcul de Mallet du Pan, dont Taine s'est borné à paraphraser et à pédantiser les articles, était assez puéril. Il voulait faire communier tous les hommes « d'ordre », dans un même symbole : la propriété. Mais il était impossible d'arrêter la Révolution en faisant une ligue des propriétaires, en constituant la propriété à l'état de force conservatrice. Car, entre la propriété telle que la comprenaient les hommes d'ancien régime et la propriété telle que la comprenaient les révolutionnaires bourgeois les plus modérés, il y avait désaccord et même opposition. La propriété bourgeoise, pour se définir et grandir, pour conquérir toute la liberté d'action et toutes les garanties nécessaires, devait refouler la propriété d'ancien régime, toute surchargée de prétentions féodales ou nobiliaires, et qui cherchait son point d'appui non dans le droit commun de la propriété, mais dans le privilège monarchique, caution de tous les autres privilèges. Appuyer la contre-Révolution sur la propriété, c'était lui donner une base disloquée : les propriétaires ne formeront une classe que lorsque la propriété bourgeoise ayant vaincu et éliminé la propriété d'ancien régime, deviendra tout naturellement le centre de tous les intérêts. Cette coalition des propriétaires, rêvée en 1792 par Manet du Pan, bien loin de pouvoir arrêter la Révolution, supposait au contraire la victoire complète de la Révolution.

En vain essaie-t-il de créer artificiellement par la peur une entente que la nature des choses ne permettait pas à ce moment. D'abord, les désordres qu'il énumère sont partiels, ils ne sont pas assez étendus et assez persistants pour provoquer une panique. Et puis, la bourgeoisie révolutionnaire, même la plus prudente, même la plus timorée, n'avait pas besoin de réfléchir longuement pour comprendre que le péril le plus grave était pour elle dans la contre-Révolution. Celle-ci avait une conception générale de la société, un système politique et social lié : c'est le système qui, il y a deux ans à peine, dominait et façonnait toutes les institutions de la France. C'est le système qui, en ce moment même, dominait et façonnait presque toute l'Europe. Le restituer ne semblait donc pas une entreprise impossible ni même malaisée. Au contraire, les mouvements d'ouvriers dans les faubourgs de Paris contre les accapareurs de sucre, les mouvements des paysans taxant les denrées sur quelques marchés ne se rattachaient pas à une conception sociale essentiellement différente de la conception bourgeoise. Il suffisait donc, pour être à l'abri de ce côté, de refouler quelques « séditieux » et la bourgeoisie révolutionnaire savait qu'elle en avait la force.

Au 14 juillet, à la fuite de Varennes, au Champ-de-Mars, elle avait ou discipliné ou foudroyé sans effort les agitateurs populaires ou ceux qu'on appelait « les brigands ». Même les paysans qui taxaient les denrées, et dont beaucoup étaient de petits propriétaires, n'auraient pas toléré qu'un partage général des terres parût menacer leur petit domaine, ou qu'une organisation communale prétendît l'englober et l'absorber. Et les ouvriers des villes ou les pauvres vignerons s'offraient au besoin à la bourgeoisie révolutionnaire pour contenir ou réprimer les soulèvements paysans. De ce côté donc elle avait peu à craindre et, même au plus fort de la tempête, même au plus fort de la Terreur, que seront les vexations ou les périls qu'aura à subir la bourgeoisie modérée, à côté des ruines sanglantes qu'auraient accumulées sur elle les princes et les émigrés rentrant victorieux en 1792 ? Les ventes de biens nationaux cassées, le domaine d'Eglise reconstitué, les porteurs d'assignats ruinés, les « patriotes » massacrés en chaque commune par les valets des nobles ou par les clients fanatiques des prêtres, tout l'ancien régime revenant comme une vaste meute irritée et donnant la chasse aux révolutionnaires ; les hommes les plus modérés de la Révolution confondus dans cette répression sauvage avec les démocrates le plus exaltés ou, peut-être, à raison même de leur modération qui avait favorisé la naissance incertaine du mouvement, distingués par une haine particulière : voilà ce qui attendait, si la Révolution faiblissait un moment dans sa marche, ceux que Mallet du Pan voulait rallier par l'épouvante. La peur même travaillait à cette heure pour la Révolution.

Aussi bien, Mallet du Pan lui-même l'a senti, et il constate avec désespoir les divisions irréductibles de ceux qu'il aurait voulu coaliser en un bloc de résistance : « Toute surprise cesse, écrit-il en avril, à la vue des scandaleuses divisions qui partagent ceux qui ont tout perdu et ceux qui ont tout à perdre, lorsque investies de toutes parts par un ennemi maitre des brèches faites au gouvernement monarchique, à la propriété, à l'ordre public, à l'ordre social, à la sûreté générale, aux principes conservateurs de tous les intérêts, on voit les différentes classes propriétaires de la société se réjouir de leurs désastres réciproques ; lorsqu'on est témoin de leurs haines, de leurs débats, de leurs conflits d'opinion politique. Pendant que la France court à sa dissolution, pendant que la République s'effectue, les mécontents disputent sur la meilleure forme de gouvernement possible, sur deux Chambres et sur trois, sur le régime de la monarchie sous Charlemagne et sous Philippe le Bel, sur ce qu'il faut rendre ou retenir des destructions opérées depuis trois mois. »

C'était donc une chimère de s'imaginer qu'à un signal de peur la bourgeoisie, même modérée, allait se replier vers les hommes et les choses de l'ancien régime. Dans une société où la propriété est homogène, où elle répond à la même période de l'évolution économique et se réclame des mêmes principes, il est possible de former une coalition, une ligue des propriétaires.

Dans les temps de révolution sociale, et quand les titres mêmes de la propriété sont en discussion, le fait que des hommes sont « propriétaires » peut les animer l'un contre l'autre, s'ils ne le sont pas en vertu des mêmes principes et dans le même sens. La tentative conservatrice et propriétaire de 1792 était donc prématurée.

 

LA LOI AGRAIRE

Mais, si les alarmes ainsi répandues ne pouvaient provoquer un mouvement sérieux de contre-Révolution, elles pouvaient du moins créer une sorte de malaise et il est certain, par l'insistance même avec laquelle les hommes de la Révolution combattent dès cette époque « la loi agraire », toute idée d'un partage des terres et conséquemment des fortunes, qu'ils craignent ou que le pays puisse avoir peur de ce « fantôme », ou même que ce fantôme prenne corps. Les hommes de l'ancien régime essayaient d'effrayer le pays en disant que la loi agraire était le terme logique de la Révolution et il est possible que, dès 1792, quelques obscures velléités en ce sens se dessinent en plus d'un esprit. L'idée de la loi agraire avait peu de racines dans la philosophie politique et sociale du XVIIIe siècle. Chez les écrivains mêmes qui avaient parlé d'une distribution et réglementation des fortunes, ce n'était guère qu'un tour piquant donné à l'éternelle déclamation morale contre les richesses et les dangers de l'inégalité.

Les souvenirs de la Grèce et de Rome, des lois de Solon ou de celles des Gracques ne pouvaient agir sur la masse et n'agissaient pas sur les esprits cultivés qui, malgré leur phraséologie antique, savaient la différence des temps et des civilisations. Le seul chez qui la loi agraire se manifeste avec quelque force de vie, c'est Rétif de la Bretonne. Elle y est exposée, dans la Paysanne pervertie, par une sorte de Caliban de mauvais lieu, par un souteneur qui, en un rêve bizarre, puéril et fangeux, mêle des idées de débauche et d'ignoble richesse 'à des projets de réformes souvent baroques et de philanthropie. Mais, du moins, ce n'est pas là une froide abstraction ou une formule d'école : c'est comme un besoin crapuleux de bienfaisance et de gloriole, un étrange pressentiment révolutionnaire dans un bouge d'infamie, un ruisseau ignominieux dont les ordures sont soulevées par une pluie d'orage. On dirait une création d'un Balzac immonde, une sorte de Rastignac de maison de passe ou un Vautrin qui aurait roulé au-dessous de lui-même après la mort de celui qui ennoblissait ses vices et ses crimes. « Le premier point sera de nous enrichir. Nous aurons déjà une fortune considérable par nos femmes, niais il faudra la doubler, et pour y parvenir... Mais je te dirai ça de bouche... Est-ce donc pour thésauriser que je demande encore que nous nous enrichissions ?

« Non, non, c'est pour pouvoir beaucoup ! Tout le bien et tout le mal que nous voudrons ! L'argent est le nerf universel... Ces richesses acquises et nous montés au grade que nous espérons, c'est alors que, dussions-nous culbuter, il faudra tout employer pour anéantir la superstition. Et d'abord cette infamie des moines... Nous empêcherons tous les ordres sans exception de recevoir des novices, nous rendrons propriétaires tous ceux qui travaillent pour eux, et par là nous ferons la félicité des peuples... Oui, mon cher Edmond, le genre humain se décrépite, et rien n'est plus facile à voir. Il faut une révolution physique et morale pour le rajeunir ; encore, je ne sais pas si la révolution morale suffirait ; peut-être le bouleversement entier du globe est-il nécessaire. Notre grand but sera donc de faire régner la philosophie et de l'établir partout. Nous travaillerons à diminuer toutes les fortunes immenses et à augmenter celles des paysans en les rendant peu à peu propriétaires. Pour cela, nous mettrons en vogue une galanterie qui tiendra de la débauche et nous tâcherons, autant qu'il sera en nous, de ruiner les seigneurs, afin de les obliger à vendre ; nous démembrerons les grands fiefs et nous ferons en sorte que les adjudications s'en fassent partiellement. »

Bizarre vision, où à côté de détails puérils apparaissent plusieurs traits de ce que sera l'opération révolutionnaire, mais plus marqués d'esprit populaire et de démocratie ! Qu'est-ce à dire, et les rêves du Ruy Blas de lupanar imaginé par Rétif ont-ils contribué à former la conscience révolutionnaire et à y insinuer l'idée de la loi agraire ? Tout ce que je veux dire et tout ce que je retiens c'est que l'idée d'une iol agraire, d'une vaste distribution des terres aux paysans était, pour ainsi dire, amenée à la Révolution par deux canaux : par les lointains souvenirs antiques et par l'impur ruisseau des inventions romanesques. Si l'on joint à cela que le grand Jean-Jacques, en proclamant la justice supérieure du communisme primitif de la terre pouvait suggérer la pensée de reproduire, par un universel partage, l'équivalent de ce communisme originel, si l'on se souvient que les cahiers des paysans demandaient, en plus d'une région, sinon la division des terres, au moins la division des fermages et que souvent même ils demandaient la limitation du droit de posséder de la terre, on conviendra qu'il y avait comme un germe obscur de loi agraire dans la Révolution. Or, ce germe, plus d'un, en 1792, redoutait que, sous l'influence des événements, il se développât. La taxation des denrées n'était-elle pas au fond une limitation du droit de posséder, non pas, si je puis dire, en surface, mais en profondeur ?

 

PIERRE DOLIVIER ET LA PROPRIÉTÉ

Dans la pétition des habitants d'Etampes, il y a des ébauches hardies. Le maire d'Etampes, Simonneau, s'étant opposé par la force et au nom de la loi aux paysans qui voulaient taxer les grains, avait été tué par le peuple en fureur. Toute la bourgeoisie révolutionnaire le glorifia comme un martyr de la loi.

Les Jacobins de Paris adressèrent une lettre de respectueuse sympathie à sa veuve. Et une répression violente commença. Sous les coups répétés de la loi, les habitants d'Etampes au désespoir adressèrent une supplique à l'Assemblée ; elle fut rédigée par un curé révolutionnaire, Pierre Dolivier, « curé de Mauchamp et électeur », un de ces prêtres de la Révolution qui étaient restés près du peuple et qui, à cette date et pour quelques mois encore, savent traduire sa pensée. Il explique, en une note curieuse, qu'il est l'interprète fidèle de la conscience populaire.

« On ne manquera pas sans doute d'observer qu'il y a là une philosophie bien au-dessus de la portée des pétitionnaires. A cela le rédacteur répond que, s'il s'élève quelquefois au-dessus de leurs conceptions, ce n'est que pour mieux rendre leur véritable vœu et pour se rapprocher des idées des philosophes auxquels il s'adresse. Quoi qu'en disent ceux qui déprisent aujourd'hui ce qu'ils appellent populace, la classe infime du peuple est bien plus près de la philosophie du droit, autrement dit de l'équité naturelle, que toutes les classes supérieures qui ne font que s'en éloigner progressivement. En général, on ne demande fortement justice que jusqu'à soi et jamais guère pour ceux qui sont derrière. L'amour-propre est même flatté de voir des exclusions et abonde en faux raisonnements pour les justifier à ses propres yeux. C'est ainsi que les conditions pour le droit de vote et pour l'éligibilité qui excluent les trois quarts des citoyens ont trouvé des partisans et -des apologistes, c'est ainsi que l'homme dénué sent que, pour que la justice vienne jusqu'à lui, if faut qu'elle soit universelle, ce qui n'existera jamais parmi nous, malgré nos beaux Droits de l'Homme, tant que nous conserverons notre aristocratique mode électoral. »

Marx et Lassalle ont exprimé souvent cette pensée admirable que la révolution prolétarienne serait la vraie révolution humaine parce que les prolétaires ne pourraient invoquer aucun privilège, mais seulement leur titre d'homme. Ce n'est pas une forme de propriété qu'ils feraient prévaloir, mais l'humanité toute pure, l'humanité toute nue, et la propriété nouvelle serait seulement le vêtement de l'humanité.

Quand Dolivier, parlant au nom des paysans et ouvriers de l'Île-de-France, démontre que les plus pauvres sont les vrais interprètes, les vrais gardiens des Droits de l'Homme, parce qu'ils ne sont en effet que des hommes, et qu'en eux aucun privilège d'aucune sorte ne fait obstacle à l'humanité, il oriente la Déclaration des Droits de l'Homme vers la grande lumière socialiste qui n'a pas encore percé, qui se lèvera avec le babouvisme, mais qui semble déjà s'annoncer au lointain des plaines et, d'un reflet à peine visible, peut-être illusoire, blanchir le bas de l'horizon.

Les pétitionnaires accusent le maire d'Etampes, riche tanneur de vingt mille livres de revenu, d'avoir opposé à un mouvement du peuple la lettre brutale et l'orgueil inflexible de la loi.

« Au lieu de s'appliquer à ramener un peuple égaré, au lieu de chercher à calmer ses alarmes sur les subsistances, il ne fit que l'aigrir en repoussant durement toute espèce de représentation.

« Le maire avait la loi pour lui, dira-t-on, et le peuple agissait contre. La loi défend expressément de mettre aucun obstacle à la liberté du commerce des grains. C'était donc un attentat punissable de vouloir l'enfreindre. Nous n'avons garde, Messieurs, de faire sur l'étendue de cette loi aucune observation... Nous savons, aujourd'hui plus que jamais, comment, au nom de la loi, tout doit rentrer dans un religieux respect ; cependant il est une considération qui a quelque droit de vous frapper : c'est que souffrir que la denrée alimentaire, celle de première nécessité, s'élève à un prix auquel le pauvre ouvrier, le journalier ne puisse atteindre, c'est dire qu'il n'y en a pas pour lui, c'est dire qu'il n'y a que l'homme riche, qu'il soit utile ou non, qui ait le droit de ne pas jeûner. Qu'ils sont heureux, ces mortels qui naissent avec un si beau privilège ! Cependant, à ne consulter que le droit naturel, il semble bien qu'après ceux qui, semblables à la Providence divine, dont la sagesse règle l'ordre de cet univers, pourvoient par leurs lumières à l'ordre social et cherchent à en établir les lois sur leurs vraies bases, après ceux qui exercent les importantes fonctions de les faire observer dans leur exacte justice ; il semble bien, disons-nous, qu'après ceux-là le bienfait de la société devrait principalement rejaillir sur l'homme qui lui rend les services les plus pénibles et les plus assidus et que la main, qui devait avoir la meilleure part dans la nature, est celle qui s'emploie le plus à la féconder. Néanmoins le contraire arrive, et la multitude déshéritée dés en naissant se trouve condamnée à porter le poids du jour et de la chaleur et à se voir sans cesse à la veille de manquer d'un pain qui est le fruit de ses labeurs. Ce tort n'est assurément point un tort de la nature, mais bien de la politique qui a consacré UNE GRANDE ERREUR sur laquelle posent toutes nos lois sociales, d'où résultent nécessairement et leur complication et leurs fréquentes contradictions ; erreur qu'on est loin de sentir et sur laquelle il n'est peut-être pas bon encore de s'expliquer, tant elle a vicié toutes nos idées de primitive justice ; mais erreur d'après laquelle on a beau raisonner, il nous reste toujours un sentiment profond que nous, hommes de peine, devons au moins pouvoir manger du pain, à moins que la nature, parfois ingrate et fâcheuse, ne répande sur nos moissons le fléau de la stérilité, et alors ce doit être un malheur commun supporté par tous et non pas uniquement par la classe laborieuse. »

Cette grande erreur, c'est évidemment l'appropriation individuelle du sol. Dolivier et les pétitionnaires ne s'expliquent pas clairement, mais ils semblent attendre le jour prochain où ils pourront, sans scandale et sans péril, communiquer leur rêve à la Révolution plus hardie. Était-ce le communisme foncier ? Était-ce une loi de répartition des terres qui, en fait, aurait assuré à tous les hommes propriété et subsistance ? Nous l'ignorons, mais on devine qu'en bien des esprits tressaille le germe encore à demi caché de pensées audacieuses. On comprend aussi que sous ces ambiguïtés et ces réticences la contre-Révolution ait dénoncé des projets de loi agraire. Aussi bien, Dolivier lui-même, par une très importante note annexée à la pétition, se découvre un peu plus.

« Commençons, dit-il, par être intimement convaincus qu'il est contre tout droit naturel que des fainéants, qui n'ont rien fait pour mériter l'aisance dont ils jouissent, soient à l'abri de toute espèce de disette, et que le pauvre laborieux, que le cultivateur ouvrier soient à la merci de tous les accidents et portent seuls tous les malheurs de la disette. Ce sentiment une fois bien avéré, et qui est-ce, si ce n'est les égoïstes aisés, qui ne le retrouve dans son âme ? je prétends que dans les circonstances calamiteuses l'argent ne doit pas être un moyen suffisant pour s'exempter d'en souffrir. Il est révoltant que l'homme riche et tout ce qui l'entoure, gens, chiens et chevaux, ne manquent de rien dans leur oisiveté, et que ce qui ne gagne sa vie qu'à force de travail, hommes et bêtes, succombe sous le double fardeau de la peine et du jeûne. Je prétends donc que, dans ces circonstances, la denrée alimentaire ne doit pas être abandonnée à une liberté indéfinie qui sert si mal le pauvre, mais qu'elle doit être tellement dispensée que chacun se ressente du fléau de la nature, et que nul n'en soit accablé, surtout l'homme qui le mérite le moins. Ainsi la taxe du blé, contre laquelle on se récrie tant et que l'on regarde comme un attentat au droit commun, me paraît à moi, dans le cas dont je parle, exigée par ce même droit commun dans une mesure proportionnelle. On taxait naguère la viande chez le boucher, le pain chez le boulanger (et il est à croire qu'on les taxerait encore s'ils abusaient trop de la nécessité publique), pourquoi ne taxerait-on pas à plus forte raison le blé dans les marchés ? On oppose le droit sacré de la propriété, mais d'abord ce droit était le même pour le boucher et le boulanger et ils étaient aussi incontestablement propriétaires de leur marchandise que tout autre l'est de la sienne. Dira-t-on pour cela que l'on violait le droit de la propriété à leur égard ? En second lieu, quelle idée se fait-on de la propriété, je parle de la foncière ? Il faut avouer qu'on a bien peu raisonné jusqu'ici et que ce qu'on a dit porte sur de bien fausses notions. Il semble qu'on ait craint d'entrer dans cette matière ; on s'est bien vite hâté de la couvrir d'un voile mystérieux et sacré, comme pour en interdire tout examen ; mais la raison ne doit reconnaître aucun dogme politique qui lui commande un aveugle respect et une fanatique soumission. Sans remonter aux véritables principes d'après lesquels la propriété peut et doit avoir lieu, il est certain que ceux que l'on appelle propriétaires ne le sont qu'à titre de bénéfice de la loi. La Nation seule est réellement propriétaire de son terrain. Or, en supposant que la Nation ait pu et dû admettre le mode qui existe pour les propriétés partielles et pour leur transmission, a-t-elle pu le faire tellement qu'elle se soit dépouillée de son droit de souveraineté sur les produits et a-t-elle pu tellement accorder de droits aux propriétaires qu'elle n'en ait laissé aucun à ceux qui ne le sont point, pas même ceux de l'imprescriptible nature ? Mais il y aurait un autre raisonnement à faire bien plus concluant que tout cela. Pour l'établir, il faudrait examiner en soi-même ce qui peut constituer un droit réel de propriété et ce n'en est pas ici le lieu.

« J.-J. Rousseau a dit quelque part que « quiconque mange un pain qu'il n'a pas gagné, le vole ». Les philosophes trouveront dans ce peu de paroles un traité entier sur la propriété. Quant à ceux qui ne le sont pas, ils n'y verront, comme dans tout ce qui choque, qu'une sentence paradoxale. »

Mais les théories de Jean-Jacques, qui pouvaient ne sembler que des « paradoxes », ont pris un sens beaucoup plus précis depuis que toute la Nation a proclamé les Droits de l'Homme et que le peuple a une conscience plus nette de sa force. C'est à des essais de taxation du blé que Dolivier rattache ses théories audacieuses sur la propriété foncière. Et on peut se demander si dans la conscience du peuple révolutionnaire le droit absolu de la propriété privée du sol ne commence pas à être entamé.

 

LA POSITION SOCIALE DE ROBESPIERRE

Robespierre intervint dans le débat provoqué par les événements d'Etampes. Toujours il se donnait comme le défenseur de la Constitution et des lois.

Mais il demandait que la Constitution et les lois fussent interprétées et appliquées dans le sens le plus populaire et le plus humain. Il se plaignait que le crime commis par le peuple souffrant sur le riche maire d'Etampes fût traité par la bourgeoisie modérée comme un crime exceptionnel et que de pauvres gens fussent accablés de tant d'indignations véhémentes et de poursuites implacables, quand tous les grands crimes de trahison, de péculat, d'accaparement demeuraient impunis. Les Feuillants ayant fait des obsèques de Simonneau une contre-manifestation modérée en réponse « au triomphe » des soldats de Châteauvieux, Robespierre dénonça les efforts de l'oligarchie bourgeoise pour faire tourner au profit de sa domination égoïste même l'indignation naturelle que provoque le meurtre. Il demanda un respect plus sincère, une interprétation plus loyale des lois et avec son immuable souci de l'équilibre, il esquissa un plan social assez vague où il indiqua les mesures très générales qui (levaient être prises dans l'intérêt du peuple et où il protesta contre toute idée de loi agraire avec une insistance qui témoigne qu'il n'était pas tout à fait sans inquiétude.

Evidemment, il ne craignait pas que la loi agraire devînt le programme de la Révolution, mais il craignait que cette idée d'une nouvelle répartition de la propriété foncière fît assez de progrès dans les esprits pour que la contre-Révolution elle-même fût obligée de réprimer un mouvement qu'elle n'aurait pas prévenu assez tôt.

Il distingue, dans le mouvement révolutionnaire, deux classes d'hommes : il y a d'un côté les riches, les possédants, qui se laissent bien vite gagner par l'égoïsme et qui ont peur de l'égalité. Il y a ensuite le peuple généreux et bon. C'est donc sur le peuple qu'il faut s'appuyer pour défendre et compléter la Révolution. Et la Révolution reconnaîtra ce service par l'égalité des droits politiques assurés à tous, par de bonnes lois d'assistance et d'assurance, par des mesures rigoureuses contre les accapareurs et agioteurs : mais elle ne touchera pas et ne laissera pas toucher à la propriété. C'est dans le n° 4 de son journal, le Défenseur de la Constitution, que Robespierre développa avec un soin particulier sa conception sociale.

« Depuis le boutiquier aisé jusqu'au superbe patricien, depuis l'avocat jusqu'à l'ancien duc et pair, presque tous semblent vouloir conserver le privilège de mépriser l'humanité sous le nom de peuple. Ils aiment mieux avoir des maîtres que de voir multiplier leurs égaux ; servir, pour opprimer en sous-ordre, leur paraît une plus belle destinée que la liberté partagée avec leurs concitoyens. Que leur importent et la dignité de l'homme et la gloire de la patrie et le bonheur des races futures ? Que l'univers périsse ou que le genre humain soit malheureux pendant la durée des siècles, pourvu qu'ils 'puissent être honorés sans vertus, illustres sans talents, et que, chaque jour, leurs richesses puissent croître avec leur corruption et avec la misère publique. Allez prêcher le culte de la liberté à ces spéculateurs avides, qui ne connaissent que les autels de Plutus. Tout ce qui les intéresse, c'est de savoir en quelle proportion le système actuel de nos finances peut accroître, à chaque instant du jour, les intérêts de leurs capitaux. Ce service même que la Révolution a rendu à leur cupidité ne peut les réconcilier avec elle. Il fallait qu'elle se bornât précisément à augmenter leur fortune ; ils ne lui pardonnent pas d'avoir répandu parmi nous quelques principes de philosophie et donné quelque élan aux caractères généreux.

« Tout ce qu'ils connaissent de la politique nouvelle, c'est que tout était perdu dès le moment où Paris eut pris la Bastille, quoique le peuple tout puissant eût au même instant repris une attitude paisible, si un marquis (La Fayette) n'était venu instituer un état-major et une corporation militaire brillante d'épaulettes, à la place de la garde innombrable des citoyens armés ; c'est que c'est à ce héros qu'ils doivent la paix de leur comptoir et la France son salut ; c'est que le plus glorieux jour de notre histoire fut celui où il immola, sur l'autel de la patrie, quinze cents citoyens paisibles, hommes, femmes, enfants, vieillards ; bien pénétrés d'ailleurs de cette maxime antique, que le peuple est un monstre indompté, toujours prêt à dévorer les honnêtes gens, si on ne le tient à la chaîne et si on n'a l'attention de le fusiller de temps en temps ; que, par conséquent, tous ceux qui réclament des droits ne sont que des factieux et des artisans de sédition. Ils croient que le ciel créa le genre humain pour les seuls plaisirs des rois, des nobles, des gens de lois et des agioteurs ; ils pensent que dé toute éternité Dieu courba le dos des uns pour porter des fardeaux et forma les épaules des autres pour porter des épaulettes d'or. »

Dans un style étudié et décent, c'est plus violent de ton et plus amer que le père Duchesne. On dirait que la puissance de l'oligarchie bourgeoise qui a éliminé du droit de suffrage et exclu de la garde nationale armée le pauvre peuple, apparaît à Robespierre comme éternelle, tant sa colère est âpre et presque désespérée.

Et pourtant ce peuple, qu'on opprime et qu'on avilit en lui refusant les droits accaparés par les riches, est la véritable ressource de la Révolution. « La masse de la Nation est bonne et digne de la liberté ; son véritable vœu est toujours l'oracle de la justice et l'expression de l'intérêt général. On peut corrompre une corporation particulière, de quelque nom imposant qu'elle soit décorée, comme on peut empoisonner une eau croupissante : mais on ne peut corrompre une nation par la raison que l'on ne saurait empoisonner l'océan. Le peuple, cette classe immense et laborieuse, à qui l'orgueil réserve ce nom auguste qu'il croit avilir, le peuple n'est point atteint par les causes de dépravation qui perdent ce qu'on appelle les conditions supérieures.

« L'intérêt des faibles, c'est la justice ; c'est pour eux que des lois humaines et impartiales sont une sauvegarde nécessaire ; elles ne sont un frein incommode que pour des hommes puissants qui les bravent si facilement.... Ces vils égoïstes, ces infâmes conspirateurs ont pour eux la puissance, les trésors, la force, les armes ; le peuple n'a que sa misère et la justice céleste... Voilà l'état de ce grand procès que nous plaidons à la face de l'univers. »

Singulière conception, à la fois démocratique et rétrograde. Oui, il est vrai que dans la société les lois doivent venir au secours des faibles. Elles doivent faire contre-poids à la puissance toujours active de la propriété, de la richesse, de la science subtile et exploiteuse. Mais pourquoi ne pas prévoir une société où il n'y aurait plus « des faibles » ? Pourquoi considérer la richesse comme corruptrice essentiellement, au lieu de chercher à assurer la participation de tous aux forces et aux joies de la vie ? Quoi ! il apparaît à Robespierre que l'égoïsme de la propriété détourne les privilégiés de la Révolution, leur fait perdre le sens des Droits de l'Homme, et il ne fait pas effort pour que la propriété elle-même, cessant d'être un privilège, se confonde pour ainsi dire avec l'humanité ! Il semble considérer que « la misère » du peuple est la condition de son désintéressement. Et on dirait qu'il applique à la Révolution le mot de l'Evangile : « Les pauvres seuls entreront dans le royaume de Dieu ! »

Faut-il donc décourager l'humanité de chercher la richesse, c'est-à-dire de multiplier ses prises sur la nature et la vie ? Robespierre ne l'ose pas directement, mais il surveille la montée des richesses d'un regard inquiet comme la crue d'un fleuve menaçant.

Faut-il décourager le peuple de prétendre à la richesse devenue enfin commune et humaine ? On ne sait ; et Robespierre semble s'arrêter à une société aigre et morose où la richesse croissante des uns ne sera pas abolie, mais contrôlée et équilibrée par le pouvoir politique d'une masse défiante et pauvre.

Il y a, dans toute la pensée de Robespierre, comme dans celle de Jean-Jacques, un mélange trouble et amer de démocratie et de christianisme restrictif. Son idéal exclut à la fois le communisme et la richesse, mais celle-ci est tolérée en fait comme une fâcheuse nécessité.

C'était fausser et comprimer tous les ressorts. C'était arrêter l'élan des classes possédantes vers la grande fortune et la grande action. C'était arrêter l'élan du peuple vers l'entière justice sociale. Il y a, dans la pensée de Robespierre, un singulier mélange d'optimisme et de pessimisme : optimisme en ce qui touche la valeur morale du peuple, pessimisme en ce qui touche l'organisation égalitaire de la propriété. Il n'est pas vrai que les pauvres, les souffrants, les dépendants soient protégés par leur faiblesse même et leur misère contre l'égoïsme et la dépravation. D'abord, ils ont trop souvent la paresse d'esprit et de cœur qui s'accommode à la servitude, la passivité, ou même le dédain pour les généreux efforts d'émancipation. Et, trop souvent aussi, ils sont à la merci des faveurs inégales que répandent les privilégiés pour diviser ceux qu'ils oppriment.

Il y a je ne sais quelle combinaison désagréable de flagornerie et de rouerie à dire au peuple : « Tu es vertueux parce que tu es faible, tu es désintéressé parce que tu es pauvre, tu es pur parce que tu es impuissant », et à le consoler ainsi de la misère éternelle par l'éternelle vertu. Rétablir la balance sociale en mettant tout le vice du côté de la richesse, toute la vertu du côté de la pauvreté, c'est une illusion ou un mensonge, une naïveté ou un calcul.

Cessez d'envier ceux qui possèdent parce que vous possédez plus qu'eux les trésors de l'âme : c'est une transposition intolérable de l'Evangile aux sociétés modernes, que cette sorte de pharisaïsme à la fois démagogique et conservateur détournerait de leur voie.

Robespierre était sincère, mais son tempérament était aride et sa pensée était courte. Si le peuple avait pu garder en mains les instruments de démocratie que Robespierre voulait lui remettre, si tous les citoyens et électeurs armés, avaient pu retenir, après la période d'orages de la Révolution, leur bulletin de vote et leur fusil, ils se seraient servis de ces outils puissants pour une cause plus hardie et plus vaste que celle que rêvait Robespierre. Mais voici que sous couleur de défendre les démocrates contre les calomnies de la contre-Révolution, il attaque violemment « la loi agraire ».

« Que l'univers, s'écrie-t-il, juge entre nous et nos ennemis, qu'il juge entre l'humanité et ses oppresseurs. Tantôt ils feignent de croire que nous n'agitons que des questions abstraites, que de vains systèmes politiques, comme si les premiers principes de la morale et les plus chers intérêts des peuples n'étaient que des chimères absurdes et de frivoles sujets de dispute ; tantôt ils veulent persuader que la liberté est le bouleversement de la société entière ; ne les a-t-on pas vus, dès, le commencement de cette Révolution, chercher à effrayer tous les riches par l'idée d'une loi agraire, absurde épouvantail présenté à des hommes stupides par des hommes pervers ? Plus l'expérience a démenti cette extravagante imposture, plus ils se sont obstinés à la reproduire, comme si les défenseurs de la liberté étaient des insensés, capables de concevoir un projet également dangereux, injuste et impraticable ; comme s'ils ignoraient que l'égalité des biens est essentiellement impossible dans la société civile, qu'elle suppose nécessairement la communauté qui est encore plus visiblement chimérique parmi nous ; comme s'il était un seul homme doué de quelque industrie dont l'intérêt personnel ne fût pas compromis par ce projet extravagant. Nous voulons l'égalité des droits parce que sans elle, il n'est ni liberté ni bonheur social ; quant à la fortune, dès qu'une fois la société a rempli l'obligation d'assurer à ses membres le nécessaire et la subsistance par le travail, ce ne sont pas les amis de la liberté qui la désirent : Aristide n'aurait point envié les trésors de Crassus. Il est pour les âmes pures ou élevées des biens plus précieux que ceux-là. Les richesses qui conduisent à tant de corruption sont plus nuisibles à ceux qui les possèdent qu'à ceux qui en sont privés. »

Ainsi, les pauvres étant les vrais privilégiés, le problème social est singulièrement allégé. Lequinio, qui était un sot assez bien intentionné, soutient à la même date la même thèse « d'égalité morale », mais à sa manière, emphatique et prudhommesque. « Je ne connais plus ni bourgeois ni peuple dans le sens ancien, et je ne me servirai pas de ces expressions qui m'ont choqué dans une lettre célèbre (celle de Pétion à Buzot) ; mais je connais des classes opulentes et des classes manœuvrières et pauvres et je vois et j'atteste que les trois quarts des hommes opulents ont encore toute l'aristocratie qu'avait autrefois la noblesse... En vain m'objecterait-on que l'intérêt maintiendra toujours les pauvres dans une excessive inégalité morale et dans tous les vices de la bassesse et de l'adulation envers les riches ; cela ne sera point, sitôt que les vrais principes seront répandus partout sous l'égide de la liberté ; car, dès lors, les pauvres sauront que les riches n'ont rien au-dessus d'eux que de grands besoins ; ils sauront que plus un homme a de fortune et plus il est tourmenté par mille désirs frivoles et mille fantaisies, auxquelles il ne peut se refuser sans être malheureux, et qui le rendent malheureux encore après, par le dégoût et par de nouveaux désirs, alors qu'il a satisfait les premiers ; les pauvres sauront que plus un homme est riche, plus il est dans la dépendance de ce qui l'entoure et qu'il serait sur-le-champ le plus infortuné de l'univers si chacun lui refusait ses services, car il n'est en état de pourvoir à presque aucun de ses besoins ; les pauvres sauront que si l'on veut s'en tenir au simple nécessaire, on ne dépend que de soi-même et que le travail donne toujours à chacun sa subsistance... Ils sauront enfin que si le riche montre encore de l'insolence et de l'orgueil, il est de leur devoir de le réduire et de l'accabler d'humiliation et de mépris ; que, pour peu qu'ils s'entendent, ils auront bientôt rempli ce devoir et que le riche se trouvera réduit enfin, ainsi qu'il doit l'être, à ne s'estimer pas plus que l'homme complaisant qui veut bien lui louer son temps ou son travail.

« L'homme opulent et attaché à des jouissances multipliées craint de les perdre ; il est nécessairement pusillanime et le pauvre qui n'a rien peut tout oser ; il n'osera jamais rien contre la vertu, mais il est juste qu'il abatte le fastueux dédain ; qu'il terrasse le despotisme, en quelque endroit qu'il se montre, ainsi que l'arrogance, qu'il sache se mettre à sa place et cesser enfin de se trouver la victime de tous ceux qui l'ont écrasé jusqu'à ce jour et qui n'ont été supérieurs à lui que parce qu'il a bien voulu les croire et se faire inférieur à eux. »

C'est un prodigieux tissu d'inepties. Mais c'est la reproduction ; en involontaire caricature, des idées de Robespierre. Là où Robespierre glisse, Lequinio appuie lourdement. Comme Robespierre, il substitue à la hiérarchie sociale réelle, à la dure hiérarchie de la propriété qui écrase, asservit et humilie les pauvres, une hiérarchie morale imaginaire et fantastique où c'est le pauvre, en sa qualité de pauvre, qui a l'indépendance et la force. Le riche, lui, est esclave de ses besoins, et que deviendrait-il si tous les hommes lui refusaient leurs services ? Mais, ô Lequinio, l'avantage de la richesse, c'est précisément que les hommes ne lui refusent jamais leurs services. Le pauvre n'est pas toujours assuré de trouver un riche qui l'emploie. Le riche est toujours assuré de trouver un pauvre qui le sert. Il est vrai que Lequinio affirme intrépidement que tout homme, à condition de se contenter de peu, est toujours sûr de subsister par son travail : mais il ne dit pas jusqu'à quel degré ce peu doit descendre.

Quelle étrange vue des rapports économiques : le travail toujours assuré, si seulement on est tempérant ! Il paraît encore que si le pauvre loue ses services au riche, ce n'est pas par nécessité : c'est parce qu'il le veut et par complaisance. Aux pauvres plus indépendants que les riches, aux pauvres qui tiennent dans leurs mains la vie des riches, il ne manque qu'une chose : c'est d'avoir conscience d'eux-mêmes et de se redresser. Qu'ils laissent leurs richesses aux riches : mais qu'ils les obligent à des façons plus honnêtes et plus humbles. Au besoin, qu'ils s'entendent pour humilier les classes opulentes. Lequinio ne conseille pas aux ouvriers de demander l'abrogation de la loi Chapelier qui leur interdit de se coaliser pour élever leurs salaires. Mais il les adjure de former, si je puis dire, une coalition d'insolence pour rabattre l'orgueil des riches.

Le prolétaire ne fermera pas les trous de son manteau, mais à travers son manteau troué sa fierté exigera le respect. Et, s'il le faut, quelques paroles un peu rudes et quelques gestes expressifs enseigneront aux riches les mœurs de l'égalité. L'inégalité sociale tempérée par l'orgueil des sans-culottes, les riches payant en attitudes complaisantes, modestes et doucereuses, la rançon de leur fortune soigneusement protégée ; la société, divisée en deux classes : des riches lâches et dont les pauvres exploiteront la lâcheté ; des pauvres hautains, prenant en grossièretés de propos et de geste la revanche de leur misère d'ailleurs soumise à la loi de propriété : voilà le répugnant idéal que Lequinio nous propose. Tandis que, dans la société vraiment unie, le charme de la vie est précisément cette politesse par laquelle tout homme assuré d'être l'égal des autres hommes et que nul n'interprétera en bassesse sa complaisance, s'ingénie à plaire, ici c'est par une humeur farouche que les pauvres adresseront aux riches un rappel continu à l'égalité. Les riches ne descendront pas de leurs équipages, mais le prolétaire en sabots les éclaboussera de son insolence plébéienne pour qu'en sa voiture splendide et crottée l'opulent bourgeois ne s'abandonne pas à l'orgueil. L'insolence des haillons répondant à l'arrogance du luxe : c'est de cette double barbarie que Lequinio compose la civilisation.

Mais, encore une fois, en ce miroir grotesque, si la doctrine de Robespierre est déformée, elle garde du moins ses traits distinctifs. Oh ! comme il est temps qu'à travers ces nuées bouffies et décevantes de fausse égalité luise le rayon communiste de Babeuf !

Mais, visiblement, Robespierre n'a caractérisé ce qu'il appelle « la loi agraire » avec tant de sévérité et de force que parce qu'il a senti que les esprits, sous le coup de l'ébranlement révolutionnaire et sous l'exemple des grandes mutations et transformations de la propriété, pourraient bien concevoir ou rêver une transformation plus profonde qui mettrait toute la terre aux mains de ceux qui la cultivent. Que valait une idée aussi informe encore et à laquelle les plus hardis comme le curé Dolivier ne faisaient encore que des allusions timides et obscures ? Il est impossible et d'ailleurs inutile de le rechercher. Et je ne retiens que l'indice d'un profond travail populaire qui peu à peu creusait le sol et qui pouvait brusquement menacer les racines mêmes de la propriété bourgeoise. Robespierre, à la suite des pages que j'ai commentées, reproduit la pétition elfes habitants d'Etampes ; il reproduit aussi quelques-unes des notes du curé Dolivier, mais pas la note étendue où il commence à préciser ses vues sur « la propriété foncière partielle », c'est-à-dire sur l'appropriation individuelle de la terre.

 

L'ŒUVRE SOCIALE DE LA RÉVOLUTION

Ainsi, dans la conscience de la Révolution, c'est une notion puissante et complexe de la propriété qui se forme dès 1792. Avant tout, cela est clair, la Révolution affirme, affranchit la propriété individuelle. Elle la fortifie en la libérant de l'arbitraire de l'ancien régime. Ni le revenu ne pourra être atteint par l'impôt sans que la Nation l'ait consenti ; ni les rentes placées sous la sauvegarde de la foi nationale ne pourront être réduites à la volonté d'un ministère banqueroutier. De ce qui était flottant, ambigu, menacé, la Révolution fait une propriété précise, garantie et certaine. De plus, elle grandit la propriété individuelle en transférant à des individus tout ce qui était propriété corporative, propriété des corporations d'Arts et Métiers, propriété d'Eglise ; et elle est tentée de transférer à des individus, pour les partager, même les biens des communautés. Cette propriété individuelle est affranchie de toutes les servitudes qui grevaient, de toutes les conditions qui limitaient la propriété d'ancien régime. L'Eglise possédait sous conditions ; les individus qui se répartissent son domaine possèdent sans conditions. C'est l'Etat qui a assumé à leur place l'entretien du culte ; il a pris le passif de l'Eglise, il laisse aux particuliers l'actif net. De même la propriété paysanne est libérée et comme nettoyée de toutes les servitudes et redevances féodales, ou du moins c'est le terme prochain du mouvement paysan et révolutionnaire. Ainsi il y a une immense affirmation et glorification de la propriété individuelle, elle ne sera grevée désormais que par l'effet du contrat intervenant d'individu à individu et l'hypothèque sera la pointe par laquelle une propriété individuelle s'engage et s'enfonce dans une autre propriété individuelle. Elle ne sera point une immortelle servitude de caste ou une condition restrictive imposée à la propriété. Mais de même que l'individu libéré des liens féodaux, ecclésiastiques et corporatifs, se trouve seul et libre en face de la Nation, c'est aussi en face de la Nation que se trouve la propriété individuelle. C'est en la Nation et par elle que la propriété existe ; c'est dans la volonté nationale qu'elle a son fondement, c'est dans le contrat essentiel par lequel tous les citoyens sont formés én corps de nation qu'est contenue la garantie de tous les contrats, y compris celui de propriété. D'où cette conséquence qu'en aucun cas, même le contrat de propriété ne peut prévaloir contre l'intérêt supérieur, contre le droit à la vie de la Nation. Ainsi la Nation a un droit éminent sur la propriété. De même, si je puis dire, la Révolution a un droit sur la propriété. C'est la Révolution qui l'affranchit. C'est même, en un sens, la Révolution qui l'a constituée, car une propriété soumise à l'arbitraire du roi et à tous les prélèvements violents et iniques des privilégiés n'est plus la propriété. La Révolution qui sauve et même qui crée la propriété a donc le droit d'exiger de la propriété tous les sacrifices nécessaires au salut de la Révolution elle-même. Elle peut d'abord et elle doit exiger de la propriété 'tout ce qu'exigent les principes mêmes de la Révolution et, comme les Droits de l'Homme ne seraient plus qu'une parodie sacrilège d'humanité, s'il y avait dans la Nation des hommes voués à la mort par l'excès de la misère et de la faim, comme les hommes ne peuvent revendiquer et exercer les droits que leur garantit la Déclaration qu'à la condition de vivre, la Révolution peut. et doit assurer à tout homme le droit à la vie, soit par des secours aux invalides, soit par du travail certain aux valides. Ainsi, en vertu de ses principes mêmes, la Révolution limite nécessairement le droit de propriété de chacun par le droit à la vie de tous. Et cela n'est pas sans conséquences.

Enfin la Révolution, même bourgeoise, a besoin pour se défendre, de la force du peuple, de sa force politique et militaire, de son cœur et de ses muscles. A ce peuple, dont l'influence grandit avec le danger, et sans lequel elle périrait, la Révolution assurera naturellement toutes les garanties d'existence, même contre le droit égoïste de propriété. Elle le protégera au besoin, contre les accapareurs, contre les riches, contre tous ceux qui élèvent le prix de la vie ou abaissent le prix du travail. Par là, se concilient dans la Révolution les idées de propriété individuelle et les idées de démocratie. Dès 1792, commence à se marquer cette complexité de la Révolution bourgeoise. Dès 1792, en• même temps que la propriété individuelle se dépouille de tous les restes d'ancien régime qui l'opprimaient et la masquaient, s'affirme la force croissante du peuple, de ce qu'on appelle déjà les prolétaires.

 

L'ASSISTANCE

La Législative n'eut pas le temps d'organiser l'assistance. Mais le 13 juin lui fut présenté, au nom du Comité des secours publics, un rapport étendu « sur l'organisation générale des secours publics et sur la destruction de la mendicité ». Le rapporteur, Bernard, député de l'Yonne, formule ainsi les principes qui avaient guidé le Comité : « C'est pour l'homme qui sent et qui pense, un sujet continuel de peines et de réflexions que le spectacle des diverses conditions de la vie humaine. Quand il voit l'énorme disproportion des fortunes, le tissu brillant qui pare plus encore qu'il ne couvre la richesse, près des haillons de l'indigence, à vingt pas d'un palais superbe une cabane qui défend à peine l'individu qui l'habite des injures de l'air et des saisons, lorsqu'il aperçoit, à côté de l'heureux du monde entouré de toutes les superfluités de la vie, l'infortuné qui manque du nécessaire, il éprouve un sentiment pénible, il se reporte en imagination vers cet âge d'or, où l'or était inconnu, où le tien et le mien n'existant pas encore, les mots pauvreté et richesse n'étaient pas encore inventés ; il retrace à sa pensée le souvenir de cette égalité primitive, à laquelle il fut porté atteinte le lendemain du jour où le contrat social fut formé et où la terre partagée entre tous, cessant d'appartenir tout entière à chacun des individus disséminés sur sa surface, les lois assurèrent à chacun sa nouvelle propriété. On suppose ici que le principe de l'égalité fut la base de ce partage, qu'il fut fait d'un commun accord et que la fraude et la violence n'y eurent aucune part ; mais déjà l'on aperçoit que, même dans cette hypothèse, l'égalité ne peut pas se maintenir ; que l'homme oisif par calcul et paresseux par penchant mit sa postérité dans la dépendance de l'individu laborieux qui parvint bientôt à joindre à sa part de partage celle de son voisin inactif et imprévoyant. Bientôt encore, de nouvelles combinaisons venant à s'établir, le faible se mit sous la protection de l'homme puissant, ou plutôt tendit la main aux fers qui lui furent présentés par le fort. Enfin mille causes secondaires, qu'il est inutile d'énumérer, se joignirent aux premières pour en augmenter l'effet et le genre humain, par succession de temps, offrit tous les degrés de la misère et de l'opulence. »

Je ne discute pas, bien entendu, ce système si arbitraire et si vague de l'évolution humaine, j'en retiens seulement que, pour le législateur, l'inégalité des conditions est le résultat fatal, inévitable du développement humain.

« C'est donc, dit le rapporteur, une conséquence immédiate du principe de la civilisation que l'inégalité des fortunes et des moyens de subsistance ; quand, pour ramener tout à l'égalité, il se pourrait qu'on en vint à rapporter à une masse commune l'universalité des propriétés pour en attribuer une portion semblable à chacun des membres de la réassociation, il est évident qu'un tel état de choses ne pourrait subsister, et que les mêmes causes tendant sans cesse à reproduire les mêmes effets, on se retrouverait bientôt au point d'où l'on serait parti.

« Mais s'il demeure démontré que cette inégalité tient au principe même de la civilisation, si l'existence de la richesse et de la pauvreté extrêmes et de tous les intermédiaires possibles entre ces deux états en est la suite déplorable et nécessaire, il n'est pas moins rigoureusement prouvé qu'en exécution et en vertu de la convention primitive par laquelle chaque membre de la grande famille est lié à l'Etat, et l'Etat à chacun de ses membres, le premier doit à tous sûreté et protection, et que la propriété du riche et l'existence du pauvre, qui est sa propriété, doivent être également placées sous la sauvegarde de la foi publique.

« De là, Messieurs, cet axiome qui manque à la Déclaration des Droits de l'Homme, cet axiome digne d'être placé en tête du Code de l'humanité que vous allez décréter : TOUT HOMME A DROIT A SA SUBSISTANCE PAR LE TRAVAIL S'IL EST VALIDE, PAR DES SECOURS GRATUITS S'IL EST HORS D'ÉTAT DE TRAVAILLER. »

Ici encore, je ne puis m'arrêter à discuter la conception sociale assez médiocre et incertaine du Comité de secours. Que vaut la fiction d'un contrat conclu entre l'Etat et les particuliers ? Je ne le rechercherai point.

Il est bien évident qu'entre tous les hommes vivant en société, il y a un contrat tacite qui peut se formuler ainsi :

« Nous ne consentons à vivre avec les autres hommes et à supporter les lois sociales qu'à la condition que la vie ne nous soit pas rendue intolérable, et que nous n'ayons pas plus d'intérêt à briser le lien social, au prix de tous les périls, qu'à le respecter. »

Au fond, ce contrat prétendu ou, si l'on veut, ce contrat implicite, n'est que l'affirmation de la force élémentaire de la vie et de l'universel instinct de conservation. Peut-être y a-t-il quelque chose de factice et comme une contrefaçon juridique du fait social à dériver d'un contrat le droit de l'homme en société. Car même si les faibles se livraient à la société sans condition, même s'ils étaient prêts, par je ne sais quel prodige de passivité, à tout accepter, l'extrême misère, la faim, la mort même, plutôt que de se soustraire au lien social, le droit de l'homme subsisterait en eux et, même renié par les victimes, il protesterait encore contre l'iniquité.

Mais les légistes révolutionnaires, nourris d'ailleurs de Rousseau, donnaient volontiers au droit humain la forme contractuelle. Ou plutôt, après avoir affirmé le droit de l'homme antérieur et supérieur à la société, ils développaient une nouvelle sphère de droits, ceux qui, dans la société même, naissent d'un contrat, et ce droit social contractuel a pour premier article : le droit de tous à la subsistance. A vrai dire, l'intérêt substantiel est de savoir quelles sont, à un moment déterminé, les conditions irréductibles faites par les hommes dans ce contrat supposé. Et il est bien clair que les exigences des individus les plus faibles grandissent à mesure que grandit leur force. Le contenu même du contrat est donc nécessairement variable, le contrat entre les diverses classes sociales ou, pour employer le langage du XVIIIe siècle, le contrat entre les individus et l'Etat, est soumis à perpétuelle révision à mesure que se modifient les rapports entre les classes sociales ou entre les individus, et cette révision du contrat, implicite comme le contrat lui-même, doit aboutir de période en période à des révolutions capitales où des formes juridiques nouvelles expriment des rapports de forces nouveaux. Ainsi pouvons-nous adapter même au mouvement socialiste et aux revendications prolétariennes la théorie légiste et bourgeoise du contrat social.

Dès la première application du contrat social au problème de la misère, en 1792, il y a incertitude et flottement. Car tantôt 'le rapporteur parle de « l'existence » du pauvre, et tantôt de sa « subsistance ». Or, le droit à « l'existence » est tout autre chose que le droit à la « subsistance ». Le droit à l'existence, à la vie, implique la sauvegarde et le développement de toutes les facultés, de toutes les forces qui sont dans un individu. Le droit à la subsistance implique seulement l'exercice des fonctions de nutrition. Cela est' beaucoup quand on songe aux temps où les foules se résignaient à mourir de faim et où l'Etat considérait comme de son droit de les laisser, en effet, mourir de faim. Mais cela est misérable en regard du plein idéal humain et du plein sens de la vie.

Le Comité proclame : « C'est un axiome que tout homme n'a droit qu'à sa subsistance. » Et cela est impossible à défendre ; tout homme a droit à toute la part d'humanité, c'est-à-dire d'action et de joie qu'il peut développer en lui. Ce prétendu axiome ne signifie qu'une chose, c'est qu'en 1792, la bourgeoisie possédante ne se croyait tenue en effet envers les pauvres qu'à la « subsistance », et que les pauvres n'étaient ni assez puissants ni assez conscients de leur droit pour être bien assurés qu'on ne donnera en effet « que la subsistance », le rapport et le décret proposé prévoient que, dans les travaux publics organisés par l'Etat pour secourir les pauvres valides, le salaire sera inférieur au salaire de l'industrie privée ; le droit au travail est ainsi ravalé au droit à la subsistance.

« Et qu'on ne nous objecte pas que payer au pauvre un moindre prix de son travail que le prix ordinaire, c'est être injuste envers lui, que c'est toucher à sa propriété, cette objection serait trop facile à résoudre, car sans compter qu'il ne saurait y avoir pour le pauvre un état de choses plus avantageux que celui qui garantit sa subsistance et lui laisse la liberté d'accepter ou de refuser le travail qui lui est offert par l'assistance publique, lorsqu'il lui est refusé partout ailleurs ; n'avons-nous pas posé en principe que le pauvre non valide était secouru parce qu'il avait donné ou promettait le travail ? Et, dès lors, quand la société fournit le travail au valide, la différence du salaire qu'elle lui offre est moins une retenue qu'une épargne qu'elle lui ménage pour un temps plus utile, ou même le remboursement d'une partie de l'avance qu'elle a déjà eu l'occasion de lui faire, lorsqu'il n'était pas encore susceptible de travail. »

Le Comité de la Législative ne parait pas soupçonner les terribles répercussions économiques qu'aurait sur le taux général des salaires dans l'industrie privée cette organisation de travaux publics à salaire réduit. Et quelle étrange façon de convertir le contrat social, le contrat de mutuelle garantie, où l'existence est assurée aux uns comme la propriété aux autres, en une sorte de bilan arithmétique où les pauvres valides doivent faire seuls, par une réduction de leurs salaires, les frais de secours donnés aux pauvres invalides ? C'est en réalité la rupture même du contrat, puisque ce n'est plus l'Etat qui pourvoit à l'existence des pauvres, niais que ce sont les pauvres eux-mêmes. C'est la destruction du deuxième axiome promulgué par le Comité que « L'ASSISTANCE DU PAUVRE EST UNE CHARGE NATIONALE ».

Malgré tout, malgré ces défaillances d'application et ces petitesses de pensée, c'est une grande nouveauté humaine d'avoir proclamé le droit de tout homme à l'existence, à la subsistance. Ce n'est pas un acte de charité, ce n'est pas une précaution sociale et une prime d'assurance contre la violence des affamés, ce n'est pas l'accomplissement pieux d'une volonté surnaturelle. C'est l'affirmation d'un droit et, à mesure que grandira la puissance politique des prolétaires, ils approfondiront et élargiront le sens du droit à l'existence.

 

LES VUES DE CONDORCET

Plus fermes et plus vastes étaient, dès 1792, les vues du grand Condorcet. Je les commenterai seulement quand nous les retrouverons, directement exposées dans un livre immortel sur les progrès de l'esprit humain, et quand la lutte tragique de la Gironde et de la Montagne portera au plus haut point d'intensité toutes les conceptions révolutionnaires. Mais je note dès aujourd'hui que Condorcet était si préoccupé du problème social, de la suppression de la misère, qu'il glissait- ses vues sur ce grand sujet en toute question. C'est ainsi que, le 12 mars 1792, il liait la question économique et sociale à la question des assignats, dans le lumineux exposé financier fait par lui à la Législative. Il indique que l'on pourrait établir des « caisses de secours et d'accumulation », c'est-à-dire des caisses d'épargne, et s'il est bien vrai que cela ne dépasse pas le cercle de ce que nous appelons la mutualité, on verra dès maintenant, on verra bientôt plus nettement encore que c'est un grand esprit révolutionnaire et humain qui anime cette conception mutualiste, et que Condorcet espère arriver par là à un degré d'égalité sociale, ou tout au moins d'équilibre social, qui fasse de la société renouvelée un type sans précédent de bonheur commun.

Dans une Nation qui occupe un grand territoire, où la population est nombreuse, où l'industrie a fait assez de progrès pour que, non seulement chaque art, mais presque chaque partie des différents arts soit la profession exclusive d'un individu, il est impossible que le produit net des terres ou le revenu des capitaux suffise à la nourriture et à l'entretien de la presque totalité des habitants et que le salaire de leurs soins et de leur travail ne soit pour eux qu'une sorte de superflu. Il est donc inévitable qu'un grand nombre d'hommes n'aient que des ressources, non seulement viagères, mais même bornées au temps pendant lequel ils sont capables de travail, et cette nécessité entraîne celle de faire des épargnes, soit pour leur famille s'ils meurent dans la jeunesse, soit pour eux-mêmes s'ils atteignent à un âge avancé.

« Toute grande société riche renfermera donc un grand nombre 'de pauvres, elle sera donc malheureuse et corrompue s'il n'existe pas de moyens de placer avantageusement les petites épargnes et presque les épargnes journalières.

« Si, au contraire, ces moyens peuvent devenir presque généraux, les nécessiteux seront en petit nombre ; la bienfaisance n'étant plus qu'un plaisir, la pauvreté cessera d'être humiliante et corruptrice, et si on a une Constitution bien combinée, de sages lois, une administration raisonnable, on pourra voir enfin sur cette terre, livrée si longtemps à l'inégalité et à la misère, une société qui aura pour but et pour effet le bonheur de la pluralité de ses membres... Ces établissements offriraient des secours et des ressources à la partie pauvre de la société ; ils empêcheraient la ruine des familles qui subsistent du revenu attaché à la vie de leur chef ; ils augmenteraient le nombre de celles dont le sort est assuré ; ils concilieraient la stabilité des fortunes avec les variations qui sont la suite nécessaire du développement de l'industrie et du commerce et contribueraient à établir ce qui n'a jamais existé nulle part, une Nation riche, active, nombreuse, sans l'existence d'une classe pauvre et corrompue... »

Encore une fois, il serait prématuré de discuter à fond une conception qui n'est ici qu'un incident. Mais, ce qui frappe précisément, c'est, si je puis dire, l'accent de réalité que prennent, dès 1792, les grandes paroles de justice fraternelle et d'égalité. Il ne s'agit plus de spéculations de philosophe. C'est devant une assemblée politique, à propos d'un problème précis de finance, qu'un législateur, habitué aux affirmations solides de la science, annonce une société nouvelle, une humanité sans précédent, où le libre essor des inventions et de la richesse aura comme fond, comme support et contrepoids, une sorte d'aisance générale, systématiquement organisée, un bien-être permanent et universel au-dessus duquel se joueraient les vagues changeantes de la fortune et de la vie. Il ne s'agit point de solliciter, dans l'immense multitude pauvre, quelques hommes d'un rare courage et de les appeler à l'épargne. Il ne s'agit point d'isoler de la masse souffrante les éléments les plus actifs et de les incorporer à un ordre social oligarchique. H s'agit de donner à tous les hommes, dans une société déterminée, des garanties stables contre la misère sous toutes ses formes, et la conception de Condorcet a d'emblée l'ampleur que prendront un siècle plus tard, dans les Etats de l'Europe industrielle, sous l'action croissante de la démocratie, du socialisme et de la classe ouvrière, les institutions ou les projets d'assurance sociale contre la maladie, l'accident, le chômage, l'invalidité. Ainsi, en ces premières années de la Révolution, en même temps que le communisme de Babeuf se prépare et s'annonce par la puissance politique grandissante des prolétaires, par les premiers essais de taxation de denrées, par les théories sur la propriété foncière et par la suspicion où les militants de la Révolution commencent à tenir la classe industrielle, le mutualisme, en sa formule la plus hardie et sa tendance la plus généreuse, s'annonce aussi par les paroles de Condorcet. Et nous sommes à peine à trois ans de distance de ces premières journées révolutionnaires où c'est la bourgeoisie des rentiers qui décidait le mouvement ! Comme le prolétariat a grandi vite, et comme le feu de l'action révolutionnaire a hâté la maturation des germes !