HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE V. — LE MOUVEMENT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL EN 1792

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

 

LES BILLETS DE CONFIANCE

La petite monnaie était si rare que les ouvriers qui payaient la plupart moins de 5 livres de contribution, n'auraient pu payer leur' impôt s'ils ne s'étaient entendus pour grouper leur paiement et s'ils n'y avaient été autorisés par un règlement spécial. En beaucoup de points, les industriels, pour payer leurs ouvriers, étaient obligés, par un curieux phénomène de rétrogradation, de substituer le paiement en nature au paiement en espèces. Ils achetaient du blé, de la toile, et distribuaient ces marchandises aux ouvriers. Le besoin d'une toute petite monnaie était si grand que l'institution des billets de confiance se développa prodigieusement.

C'étaient des banques privées qui émettaient de tout petits billets et qui les remettaient en échange des assignats. En quelques régions, comme les Ardennes, c'est le directoire même du département qui prit l'initiative de cette création : et cela réduisait au minimum les chances d'agiotage et de perte.

Mais, presque partout ; ces institutions, si elles rendirent un grand service en maintenant la circulation et en donnant à la Révolution le temps d'émettre enfin de tout petits assignats, firent payer cher ce service. D'abord, les assignats de 5 livres s'échangeaient à perte contre ces billets de confiance : l'ouvrier, qui ayant un billet de 5 livres était obligé « de faire de la monnaie », ne recevait en tout petits billets de confiance que 4 livres et demie. « Les petits assignats, dit Caminet le 16 décembre, n'ont jusqu'ici servi qu'aux riches, ils sont devenus entre leurs mains un moyen de diminuer le salaire du pauvre et de faire perdre aux ouvriers un dixième de leur semaine pour l'échange. »

Hébert conseille au peuple de bâtonner les agioteurs, « les Juifs », qui spéculaient ainsi sur l'assignat de 5 livres. En outre, ces billets n'avaient pour gage (lite les assignats eux-mêmes ; mais les maisons qui recevaient en dépôt ces assignats n'étaient pas sérieusement contrôlées : elles pouvaient très bien ne pas garder ces assignats immobilisés, mais s'en servir, au contraire, .pour des opérations de tout ordre. De là, deux dangers : ces opérations pouvaient ne pas réussir et, du coup, le gage des billets de confiance était compromis. Et. en tout cas, il y avait une multiplication fictive de monnaies qui pouvait achever le discrédit du papier et exagérer la hausse du prix des denrées.

L'assignat représentait les biens nationaux ; le billet de confiance représentait l'assignat. Si le billet de confiance et l'assignat circulaient en même temps, il semble qu'il n'y avait plus de limite à l'émission du papier. Crestin, le 28 mars, signale avec force tous ces périls à la Législative. « Les assignats ne se trouvaient qu'en grosses valeurs. Les banquiers de Paris firent une spéculation sur le malheur de cette situation. On fit entendre au peuple que l'émission des petites valeurs tolérées, à échanger contre les valeurs nationales hypothéquées, remplacerait sans inconvénient la monnaie : le peuple saisit ce moyen astucieux comme un moyen unique de salut. L'Assemblée constituante, cédant à ce désir sans grand examen, ne vit pas le piège ou feignit de ne pas l'apercevoir.

« On vit tout à la fois la Caisse d'escompte, une Caisse patriotique, une Caisse de secours livrer à la circulation des valeurs de toutes mesures, de toutes proportions. L'on vit ces établissements se subdiviser par des établissements de sections, par des émissions de particuliers : cela est même allé jusqu'à voir battre monnaie, en guise d'effets au porteur.

« On vit enfin ces sortes d'émissions épidémiques sous les apparences du bienfait s'étendre dans tout l'Empire, en sorte qu'à ce moment il existe pour plus de 40 millions de billets au porteur, ayant une sorte de caractère public, sans que la Nation ait la moindre assurance de la responsabilité des tireurs.

« Ainsi, dans un espace de dix mois, tous les moyens de représentation et d'échange, tant du numéraire métallique que du papier-monnaie national, se sont trouvés convertis :

« 1° Dans les billets de la Caisse d'escompte, de la Caisse dite patriotique, de celle dite de secours ;

« 2° Dans les lettres de change ou effets au porteur émis par les banquiers ;

« 3° Dans les billets de Caisses, éparses dans les différentes villes qui ont imité Paris.

« Qu'est-il arrivé, Messieurs, de cette concentration ? D'une part, une coalition naturelle entre les banquiers et les trois Caisses dont je viens de parler ; et de l'autre, une augmentation indéfinie du numéraire fictif.

« J'observe que le fonds de cautionnement à fournir par la Caisse patriotique de Paris, loin d'avoir été fait en assignats ou en numéraire, ne le fut qu'en effets nationaux ou effets de la Compagnie des Indes et autres : premier branle donné par elle à l'agiotage. C'est une vérité... sur laquelle j'appelle le témoignage de la municipalité de Paris, dépositaire de ce cautionnement.

« Là, a commencé le change des assignats contre les billets de confiance. Les assignats de 50 livres et de 100 livres gagnèrent 2 à 3 p. 100 contre ceux de 500 et 2.000 livres. La Caisse patriotique convertit à ce taux de profit ceux de 50 et 100 livres qu'elle recevait contre ceux de 500 à 2.000 livres ; et ceux-ci, elle les employa à escompter des lettres de change à trois signatures ou à prêter sur les effets nationaux ou de Compagnies particulières et sur les espèces d'or et d'argent. Elle arriva par ce moyen au niveau de la Caisse d'escompte. Les voilà donc lancées toutes deux également dans les banques et en affaires sérieuses et communes avec tous les banquiers. »

Ainsi la monnaie de la Révolution qui, par le gage de l'assignat, avait la solidité de la terre, devient maintenant, par le billet de confiance, une monnaie fluctuante, livrée à tous les courants de la spéculation. Brusquement s'élève un cri de détresse et de naufrage. Le bruit se répand dans Paris, à la fin de mars, que la Caisse de secours a dévoré ou compromis son actif, qu'elle n'est pas en état de rembourser les billets de confiance émis par elle. Le peuple, porteur de ces billets de confiance et alarmé soudain sur leur solidité, va en masse aux guichets et demande le remboursement. Un administrateur s'évade : la panique s'accroît ; les 7 millions de billets de la Caisse de secours qui circulaient dans Paris sont menacés d'un discrédit complet ; le peuple est dans un état d'animation violent contre les spéculateurs, les agioteurs, les banquiers, et un soulèvement est imminent. Le maire de Paris saisit du péril le Gouvernement et l'Assemblée. Lafon-Labedat, le 30 mars, fait un rapport d'urgence.

« Sans les précautions prises par la municipalité, dit-il, les plus grands désordres auraient pu agiter Paris. Nous ne connaissons pas encore avec exactitude la situation de cette Caisse. Le sieur Guillaume, principal administrateur, prétend qu'il n'a été mis en émission que pour une somme de 7 millions de billets, et que déjà 4 millions sont rentrés. Il prétend aussi que la Caisse a un actif considérable et de fortes créances à retirer d'une maison de commerce de Bordeaux, de deux maisons de Londres et d'une maison d'Amsterdam.

« Le sieur Guillaume va même jusqu'à prétendre qu'avec du soin et du temps l'actif balancera le passif. Puissent ses espérances se réaliser ! En attendant, le service de cette Caisse est indispensable et il est de tous les jours, de tous les moments. Ce matin, la municipalité de Paris y a versé des fonds ; mais elle se voit dans l'impossibilité de continuer ce service. Cependant, quels sont les citoyens qui ont entre les mains les billets de cette Caisse ? Ce sont les ouvriers. C'est la classe peu aisée de la société, c'est la classe qui manque de pain. Il est donc indispensable que l'Assemblée vienne à leur secours. »

Mais les résistances furent vives. Deux sentiments parurent dominer un moment l'Assemblée : d'abord la peur de créer un précédent redoutable, et d'assumer la responsabilité de toutes les Caisses qui fonctionnaient en France, et ensuite une sorte de haine naissante contre Paris. Quoi ! nous allons donner 3 millions pour les ouvriers parisiens, et c'est avec les contributions des provinces que nous aiderons Paris ! Isnard, le fougueux et incohérent Isnard, qui avait débuté à l'Assemblée par les discours les plus violents dans le sens de la Révolution, qui, brusquement, avait conseillé une politique de détente et de modération et qui avait éveillé par son apparente volte-face tant de soupçons que le grave journal de Prudhomme l'accusa formellement d'avoir reçu de l'argent de la Cour ; Isnard, qui, sous la Convention, prononcera contre Paris les célèbres paroles de violence insensée, semble préluder à ce rôle de « rural » forcené, en s'opposant au vote de tout secours. Il alla jusqu'à interrompre Vergniaud, qui parlait pour Paris, d'une manière si indécente, que l'indulgent Vergniaud dut demander son rappel à l'ordre. L'Assemblée vota d'abord, le 30 mars, d'assez mauvaise grâce, une motion où perçait la défiance à l'égard de la municipalité de Paris : « L'Assemblée nationale, après avoir décidé l'urgence, décrète que la Caisse de l'extraordinaire tiendra à la disposition du ministre de l'Intérieur et sur sa responsabilité, la somme de 3 millions qu'il remettra au directoire du département de Paris, à titre d'avance et à la charge d'être remboursée par lui, pour être ensuite versée dans la Caisse de la municipalité dûment autorisée. »

Les Feuillants, irrités par le récent avènement ministériel de la Gironde, confiaient les fonds au Directoire modéré du département, et semblaient prendre des précautions contre Pétion. Ce premier décret de mauvaise humeur était absurde, car il organisait une procédure assez longue et il fallait pourvoir d'urgence au remboursement des billets, sous peine de provoquer un soulèvement du peuple de Paris subitement ruiné. Le 30 mars, Pétion revint à la charge.

Le ministre de l'intérieur Roland intervint et il déclara à l'Assemblée parmi les murmures : « Les circonstances sont très pressantes, très critiques et, s'il n'y avait pas les secours nécessaires, on ne pourra pas répondre qu'il n'y ait un soulèvement. » Enfin, l'Assemblée, cédant à la nécessité et à la pression girondine, décida, sur la motion de Girardin, que 500.000 livres seraient immédiatement mises à la disposition du directoire et par lui transmises le jour même à la municipalité.

La crise fut ainsi conjurée et, d'ailleurs, au même moment, la nouvelle monnaie de cuivre, dont l'Assemblée avait pressé la fabrication, se répandait dans Paris et les cloches descendant des clochers commençaient à circuler en menues pièces métalliques aux mains du peuple de la Révolution : la circulation des billets de confiance ne cessa d'ailleurs qu'en 1793.

 

LES PROGRÈS DE L'ESPRIT DE CLASSE

Mais toute cette excitation et agitation, les brusques variations de prix, la crise du sucre, la concentration des moyens de circulation aux mains des banquiers, tout avertissait le peuple que du sein même de la Révolution des puissances nouvelles se développaient, et sa conscience de classe commençait à s'aiguiser.

D'autre part la bourgeoisie, troublée dans ses opérations de commerce, effrayée par des mouvements ou des récriminations qui lui paraissaient menacer, sous le nom d'accaparement, le négoce et même la propriété, regardait les prolétaires avec méfiance et presque avec haine. Surtout la partie de la bourgeoisie qui avait des intérêts aux colonies avait vu avec fureur le peuple des tribunes prendre parti, au nom des Droits de l'Homme, pour les hommes de couleur, même pour les esclaves noirs, contre les colons blancs et les grands propriétaires, La scission sourde entre les deux fractions du Tiers Etat, la fraction bourgeoise et la fraction populaire, qui s'était accusée déjà par la législation de privilège de citoyens actifs, par la coupable rencontre du Champ-de-Mars, s'aggravait maintenant par des conflits économiques. Pétion qui, comme maire de Paris, recueillait les propos et les plaintes des uns et des autres, les cris de colère des ouvriers, les cris de terreur et d'orgueil des riches bourgeois, s'effraya, dès février, de ce divorce naissant. Et après avoir tenté, en janvier, de contenir doucement le peuple soulevé contre les négociants, il essaya, en février, de ramener la bourgeoisie à des pensées plus larges et plus généreuses. Il adressa à Buzot, le 6 février 1792, une lettre qui fit sensation, et qu'il faut reproduire, car, malgré la médiocrité d'esprit de l'homme qui l'a écrite, c'est un document social de premier ordre : c'est la constatation officielle et explicite des premiers symptômes de la lutte de classe à l'intérieur même du parti de la Révolution.

« Mon ami, vous m'observez que l'esprit public s'affaiblit, que les principes de liberté s'altèrent, que parlant sans cesse de Constitution on l'attaque sans cesse ; vous me dites que ses plus zélés défenseurs n'embrassent ni ne suivent aucun système général pour la soutenir, que chacun s'arrête aux choses du moment et de détail, repousse des attaques particulières, qu'à peine nous pensons à l'avenir. Vous me demandez ce que je pense, quels sont les moyens que j'imagine pour prévenir la grande catastrophe qui paraît nous menacer. Je me bornerai, pour le moment, à vous en exposer un seul.

« Je remonte à des idées qui semblent déjà loin de nous, et je vais me servir d'expressions que la Constitution a rayées de notre vocabulaire : mais c'est le seul moyen de bien nous entendre ; ainsi je vous parlerai de Tiers Etat, de Noblesse et de Clergé.

« Qu'est-ce qu'était le Tiers Etat avant la Révolution ? Tout ce qui n'était pas Noblesse et Clergé. Le Tiers Etat avait une force irrésistible, la force de vingt contre un ; aussi tant qu'il a agi de concert, il a été impossible à la Noblesse et au Clergé de s'opposer à ce qu'il a voulu ; il a dit : « Je suis la Nation » et il a été la Nation. Si le Tiers Etat était aujourd'hui ce qu'il était à cette époque, il n'y a pas de doute que la Noblesse et le Clergé seraient forcés de se soumettre à son vœu et qu'ils ne concevraient même pas le projet insensé de se révolter ; mais le Tiers Etat est divisé et voilà la vraie cause de nos maux.

« La bourgeoisie, cette classe nombreuse et aisée, fait scission avec le peuple ; elle se place au-dessus de lui ; elle se croit de niveau avec la noblesse, qui la dédaigne, et qui n'attend que le moment favorable pour l'humilier.

« Je demande à tout homme de bon sens et sans prévention : quels sont ceux qui veulent aujourd'hui nous faire la guerre ? Ne sont-ce pas les privilégiés ? car enfin, lorsqu'ils disent gravement que la monarchie est renversée, que le roi est sans autorité, ces déclarations ne signifient-elles pas, en termes très clairs, que les distinctions qui existaient n'existent plus et que l'on veut se battre pour les conquérir ?

« Il faut que la bourgeoisie soit bien aveugle pour ne pas apercevoir une vérité de cette évidence ; il faut qu'elle soit bien insensée pour ne pas faire cause commune avec le peuple. Il lui semble, dans son égarement, que la noblesse n'existe plus, qu'elle ne peut jamais exister, de sorte qu'elle n'en a aucun ombrage, qu'elle n'aperçoit pas même ses desseins ; le peuple est le seul objet de sa défiance. On lui a tant répété que c'était la guerre de ceux qui avaient contre ceux qui n'avaient pas, que cette idée-là la poursuit partout. Le peuple, de son côté, s'irrite contre la bourgeoisie, il s'indigne de son ingratitude, il se rappelle les services qu'il lui a rendus, il se rappelle qu'ils étaient tous frères dans les beaux jours de la liberté. Les privilégiés fomentent sourdement cette guerre qui nous conduit insensiblement à notre ruine.

« La bourgeoisie et le peuple réunis ont fait la Révolution ; leur réunion seule peut la conserver.

« Cette vérité est très simple, et c'est là sans doute pourquoi on n'y a pas fait attention. On parle d'aristocrates, de ministériels, de royalistes, de républicains, de Jacobins, de Feuillants ; l'esprit s'embarrasse dans toutes ces dénominations, et il ne sait à quelle idée s'attacher, et il s'égare.

« Il est très adroit, sans doute, de créer ainsi des partis sans nombre, de diviser les citoyens d'opinions et d'intérêts, de les mettre aux prises les uns avec les autres, d'en faire de petites corporations particulières ; mais c'est aux hommes sages à dévoiler cette politique astucieuse et à faire revenir de leurs erreurs ceux qui se laissent entraîner sans s'en apercevoir.

« Il n'existe réellement que deux partis, et j'ajoute qu'ils sont les mêmes qu'ils étaient lors de la Révolution ; l'un veut la Constitution, et c'est celui qui l'a faite ; l'autre ne la veut pas, et c'est celui qui s'y est opposé. Il est quelques individus qui sont passés d'un parti dans l'autre, mais ce sont• des exceptions ; il est aussi quelques nuances dans les opinions.

« Ne vous y trompez pas, les choses n'ont pas changé ; les préjugés ne s'effacent pas en un jour. On veut aujourd'hui ce qu'on voulait hier : des distinctions et des privilèges. Que l'on colore ces prétentions comme on voudra, la forme n'y fait rien, voilà le fond.

« Il est donc temps que le Tiers Etat ouvre les yeux, qu'il se rallie, ou bien il sera écrasé. Tous les bons citoyens doivent déposer leurs petits ressentiments personnels, faire taire leurs passions particulières, et tout sacrifier à l'intérêt commun. Nous ne devons avoir qu'un cri : Alliance de la bourgeoisie et du peuple ; ou, si on l'aime mieux : Union du Tiers Etat contre les privilèges.

« Cette fédération sainte détruit à l'instant tous les projets de l'orgueil et de la vengeance. Cette fédération évite la guerre, car il n'est point de forces à opposer à une aussi immense puissance. C'est alors qu'il est vrai de dire que vingt-cinq millions d'hommes qui veulent la paix sont invincibles. Mais les rebelles, mais les puissances qui les soutiennent ne comptent pas aujourd'hui sur cette résistance imposante, ils croient ces vingt-cinq millions divisés et ce schisme les enhardit.

« Je ne puis trop vous le répéter : union du Tiers Etat, et la patrie est sauvée. Elle le sera, je n'en doute pas. La bourgeoisie sentira la nécessité de ne faire qu'un avec le 'peuple, et le peuple sentira la nécessité dé ne faire qu'un avec la bourgeoisie ; leur intérêt est indivisible, leur bonheur est commun.

« On a la perfidie de répéter sans cesse au peuple qu'il est plus malheureux que sous l'ancien régime. Je ne prétends pas dire que le peuple ne souffre pas ; mais tous les citoyens souffrent, et il est impossible qu'une Révolution s'opère sans privation et sans douleur. Le passage du despotisme à la liberté est toujours pénible. Ah ! que n'ont pas souffert, pendant sept années entières, ces généreux Américains, manquant de tout, de vêtements, de subsistances, bravant l'intempérie des saisons, combattant sans cesse avec courage, avec opiniâtreté ; rien n'a pu lasser leur persévérance et ils ont surmonté tous les obstacles, et ils sont aujourd'hui les hommes les plus libres et les plus heureux de la terre. Imitons ce grand exemple et comme eux nous obtiendrons un bonheur solide et durable.

« Voulons fortement et nous serons plus formidables que jamais. Ces ligues de puissances dont on nous menacerait disparaîtront comme de vains fantômes ; le premier coup de canon sera le signal de notre réunion et de la mort de nos ennemis. »

La lettre est bien, comme je l'ai dit, d'un esprit médiocre. Pétion indique de façon insuffisante et vague les causes du « schisme » qu'il déplore. Oui, il est vrai que la bourgeoisie possédante, à mesure qu'elle cesse de craindre la noblesse, l'ancien régime, se préoccupe davantage du danger qui la menace de l'autre côté, du côté des sans-propriété. Et Pétion a raison de rappeler à la bourgeoisie que la lutte contre l'ancien régime n'est pas finie, que la contre-Révolution reste menaçante et longtemps encore le sera. A vrai dire, plus d'un siècle après ces grands événements, elle l'est encore, et contre elle, plus d'une fois, 'ce que Pétion appelle le Tiers Etat a été obligé, même à des dates récentes, de refaire son union. Mais ce que Pétion explique mal, ce qu'il paraît ne pas voir, c'est la croissance même du peuple qui crée de nouveaux problèmes, c'est sa poussée révolutionnaire, politique et sociale depuis deux ans.

Dire tout simplement que les « choses n'ont pas changé » depuis la convocation des Etats généraux, c'est fausser d'emblée la question à résoudre ; car il s'agissait précisément de savoir à cette date comment, par quelle politique, l'union des deux fractions du Tiers Etat, peuple et bourgeoisie, pouvait être maintenue malgré les changements qui s'étaient produits depuis deux années dans les rapports de ces deux fractions. Pétion prêche, au lieu de définir, d'analyser et de prévoir. Rappeler tout uniment à la défense de la Constitution, alors que celle-ci est comme tiraillée entre les deux tendances, l'une de démocratie, l'autre d'oligarchie bourgeoise, qu'elle porte en elle, c'est remplacer la solution par l'énoncé même du problème ; car il faut dire justement en quel sens la Constitution doit être entendue et pratiquée. Et puis, au moment même où Pétion parle des intérêts indivisibles et du bonheur commun du peuple et de la bourgeoisie, et où par suite leur accord devrait apparaître comme aisé et normal, il ne compte visiblement que sur une double guerre : la guerre à l'ancien régime, la guerre aux puissances étrangères, pour rapprocher les deux portions. Il ne parait pas soupçonner d'ailleurs que la guerre, en portant au plus haut les périls et les passions de la France révolutionnaire donnera une acuité supérieure à la question terrible : par qui et par quelles forces doit être défendue la Révolution ? D'accord pour la sauver, le peuple et la bourgeoisie ne seront pas nécessairement d'accord sur les moyens de la sauver.

Les vues de Pétion sont donc tout à fait troubles et incertaines et on comprend très bien que cet optimisme prêcheur et vague, qui se dissimule comme à plaisir la difficulté vraie, laissera les hommes de la Gironde très désemparés dans la formidable tempête extérieure qu'ils soulèvent étourdiment. Mais plus la pensée de Pétion est courte, et débile son esprit, plus est frappante cette constatation de l'antagonisme croissant des classes à l'intérieur de ce qui fut hier le Tiers Etat. Comme un crible animé d'un mouvement de plus en plus rapide, la Révolution, à mesure qu'elle s'accélère, sépare des intérêts d'abord confondus, et voici le signe le plus décisif de la croissance politique et sociale de ce que Pétion appelle le peuple, en ces deux ans de Révolution : la pensée commence à l'isoler, à le traiter comme un élément distinct.

Cela inquiéta un peu, même chez les bourgeois démocrates, car en défendant Pétion contre les attaques violentes que lui valut cette lettre de la part des contre-révolutionnaires et des Feuillants, ils s'appliquent à en atténuer le sens, ils protestent surtout contre toute idée de distinguer deux classes dans le Tiers Etat. Le Patriote français, le journal de Brissot, dit à la date du 13 février :

« Nous demandons pardon à nos lecteurs de leur parler encore des gazetiers universels, mais c'est un devoir de dire deux mots des calomnies qu'ils ont vomies hier contre M. Pétion. Tous les patriotes ont applaudi à la lettre que cet excellent citoyen a écrite à M. Buzot. Eh bien, cette lettre a servi de texte aux universels pour lancer contre lui les inculpations les plus horribles. Ils l'accusent de vouloir établir dans la société deux classes opposées, la bourgeoisie et le peuple ! lui qui, dans toute sa lettre, ne cesse de prêcher l'union, non pas de ces deux classes, mais de ces portions du peuple. Ils l'accusent de prétendre que la bourgeoisie désire la contre-Révolution, lui qui exhorte la bourgeoisie à s'unir aux citoyens moins fortunés pour accabler les partisans de la contre-Révolution. »

Le journal de Brissot joue sur les mots. Pétion ne pouvait pas affirmer qu'il y avait deux classes, car la bourgeoisie et le peuple n'avaient pas une conception fondamentale différente de la société et de la propriété. Et il n'essayait certainement pas d'animer l'une contre l'autre ces deux « portions du peuple », pour employer le langage savant du Patriote français. Mais, ce qui était grave, c'était de constater que ces deux « portions du peuple », d'abord unies et presque confondues dans le premier mouvement révolutionnaire, étaient maintenant de plus en plus séparées par les intérêts, les idées et les passions.

Voilà ce qui donne à la lettre de Pétion une valeur symptomatique.

La bourgeoisie modérée et propriétaire, qui sentait bien que « l'alliance » demandée par Pétion lui coûterait quelques sacrifices d'influence et d'argent, répondit par des cris de colère. Dans les journaux, dans les brochures, elle exhala ce qu'on pourrait déjà appeler son âme « censitaire ». La bourgeoisie coloniale surtout fut d'une violence inouïe. Et les hommes d'ancien régime tentèrent d'affoler la bourgeoisie, de lui faire peur pour ses propriétés. Voici, par exemple, un pamphlet paru à la date du 18 février :

« Cri de l'honneur et de la vérité, aux propriétaires, par M. Joseph de Barruel-Beauvert. Avertissement : M. Pétion, maire, vient de prévenir les Propriétaires qu'il ne faut pas désunir leurs intérêts d'avec les sans-culottes, parce que ce serait servir l'aristocratie, et c'est l'éloquence du patriotisme qui dicte à M. Pétion ce sage conseil ; cependant je crains qu'il ne soit pas reçu aussi facilement que s'il avait écrit aux seins-culottes : « Braves citoyens, songez qu'il faut unir vos intérêts à ceux des propriétaires. » Il est vrai que les autres lui auraient répondu : « Soyez persuadé, Monsieur le maire, que nous n'y manquerons pas. »

Et tout de suite :

« Réveillez-vous, hommes qui avez des possessions ; sortez du sommeil léthargique où vous êtes plongés depuis plus de deux ans ; il en est temps encore, mais ne différez plus un instant. Je vois de toutes parts des nuages qui s'amoncellent sur votre tête. Les Jacobins, comparables aux Titans, après avoir établi l'anarchie et le désordre dans le royaume, après avoir porté le fer et la flamme dans toutes nos colonies, veulent vous abîmer sous les ruines de la monarchie. Les faubourgs de Paris sont hérissés de piques... N'avez-vous pas des biens à protéger ? N'avez-vous pas une famille ? Attendrez-vous qu'on vienne enlever ce que vous possédez ? que de lâches brigands, au nom de la liberté et de l'égalité se partagent sous vos yeux toutes vos dépouilles... C'est mal à propos qu'on donne le nom de citoyens à ces hommes qui, n'ayant rien à perdre, sont disposés à tous les crimes. Les véritables citoyens sont ceux qui ont des possessions ; les autres ne sont que des prolétaires ou faiseurs d'enfants ; et ceux-ci n'auraient jamais dû être armés ni voter que comme en Angleterre. Méprisables soutiens de la licence, clubistes forcenés, Jacobins, que l'amour de la domination aveugle, vous ne serez que trop convaincus de cette vérité... Ô citoyens, combien de sujets n'avez-vous pas de vous défier de tous ces hommes qui ne veulent s'assimiler à vous que pour dévorer votre substance ! Depuis quand les frelons sont-ils regardés comme les frères des abeilles ? Au premier signal d'une révolte, courez, chassez cette nuée d'insectes qui veut partager sans effort et sans gloire votre fortune acquise ou celle qu'augmentera bientôt votre industrie. »

Et il terminait par cette phrase flamboyante où les majuscules alternent avec les italiques :

« PROPRIETAIRES, qui que vous soyez, gardez-vous de soutenir une fausse doctrine ; les hommes qui n'ont RIEN ne sont pas vos égaux. »

Je n'aurai point le ridicule de donner plus d'importance qu'il ne convient aux paroles du comte de Beauvert, forcené de contre-Révolution. Mais il est certain que tous les hommes d'ancien régime s'appliquaient, à ce moment, à apeurer la bourgeoisie que le mouvement soudain de janvier avait troublée. Et cette tactique n'était point sans effet, comme en témoigne la phrase de Pétion : « On a tellement répété à la bourgeoisie que c'était la guerre de ceux qui avaient contre ceux qui n'avaient pas, que cette idée-là la poursuit partout. »

Les hommes de la contre-Révolution n'osant plus demander ouvertement le rétablissement de leurs privilèges, la restitution de l'arbitraire royal, de la noblesse et de la féodalité, tentaient de former une sorte de Ligue des propriétaires, une coalition des rancunes aristocratiques, des fureurs coloniales et des frayeurs bourgeoises. S'ils y avaient réussi, la Révolution était frappée de paralysie.

Mais, malgré les inquiétudes bourgeoises dont témoigne la lettre de Pétion, la Révolution n'était pas prête à se livrer. En rétrogradant à l'ancien régime, la bourgeoisie révolutionnaire risquait de tout perdre : les biens nationaux, la consolidation de la dette, l'influence politique, la joie sublime de la liberté. Au contraire, que risquait-elle à hâter le pas dans le sens de la Révolution ? Peut-être des désordres et des dommages passagers ; mais elle ne pensait pas que le droit de propriété, tel qu'elle le concevait, pût subir dans la société nouvelle une atteinte durable. D'ailleurs, quoique la croissance économique de la bourgeoisie industrielle et commerciale au xviii siècle eût été une des causes décisives de la Révolution et quoique celle-ci, pendant un long temps, doive bénéficier surtout de l'ordre nouveau, la Révolution n'est plus à la merci même de la classe qui en fut l'initiatrice et qui en sera la principale bénéficiaire. La Révolution a une logique et un élan que l'aveuglement même et l'égoïsme étroit de la bourgeoisie n'arrêteraient point. Même si les forces organisées et productives de la bourgeoisie, même si fabricants, marchands, rentiers, après avoir suscité la Révolution, en prenaient peur et se retiraient d'elle, elle saurait appeler à elle d'autres recrues : elle saurait faire surgir dans la bourgeoisie même, chaotique et mêlée, de « nouvelles couches » de défenseurs. Et le peuple ne lui manquerait pas. Car s'il est irrité de l'égoïsme bourgeois, il ne se détache pas de la Révolution, il s'y engage au contraire toujours plus avant, avec le sentiment croissant de sa force et comme s'il était sûr qu'un jour il l'amènera à lui.

En ces premiers mois de 1792, le peuple ne formule pas avec précision des revendications d'ordre politique. Depuis l'écrasement du Champ-de-Mars il est entendu, même au Club des Cordeliers, même dans le journal d'Hébert, qu'on n'attaquera pas « la Constitution ».

Mais le peuple n'a pas oublié que la loi du marc d'argent et le privilège des citoyens actifs lui ont retiré le droit de suffrage et, s'il en est humilié, il est fier aussi de pouvoir dire à la bourgeoisie qu'il interprète mieux qu'elle les Droits de l'Homme, que la lettre de la Constitution est pour elle, mais que les Droits de l'Homme sont pour lui.

Le peuple ne demande plus, comme en juillet, la déchéance du roi et la République : il semble même parfois faire là-dessus amende honorable de cette hardiesse ; mais il a gardé dans les yeux l'éblouissement de la lumière républicaine et un instinct profond l'avertit qu'il était dans la logique des choses, dans le droit chemin des événements. Le peuple s'irrite des fortunes subites des spéculateurs bourgeois, de l'audace des accapareurs, de l'égoïsme farouche des coloniaux.

Mais, à leur égoïsme il a la fierté d'opposer les Droits de l'Homme qu'ils éludent, violentent ou déforment, et il sait que sa droite conscience est d'accord avec le pur idéal. Dans l'universelle agitation des conditions et des fortunes, dans le prodigieux déplacement des intérêts, le peuple ne sent plus peser sur lui, comme un roc, une fatalité compacte de misère et de servitude. Même quand il souffre, tout vibre autour de lui d'une vibration si ardente, les anciens rapports des hommes et des choses sont si rapidement transformés qu'il conçoit la possibilité lointaine de combinaisons de justice où il trouvera enfin le bonheur. Si grossier, d'une grossièreté voulue, que soit le journal d'Hébert, je sens souvent en lui cette large palpitation du sentiment populaire. Y a-t-il dans le cynisme affecté du « père Duchesne », comme on l'a souvent dit, du cabotinage et rien que cela ? Je ne saurais le dire ; et je déteste ce style ordurier qui ravale les prolétaires, mais il est sincère en ce sens qu'il comprend d'instinct le sentiment populaire, qu'il le réfléchit sans effort. Marat est un isolé, qui a construit dans sa tête tout un système de Révolution et qui essaie avec-fureur de l'imposer aux événements et aux hommes. A chaque crise de la Révolution, et quel que soit le sentiment du peuple, c'est un dictateur, c'est un tribun militaire que propose Marat pour exécuter les traîtres. Certes, il entend jusqu'au fond de son souterrain les rumeurs de la foule, les cris de la souffrance, les chuchotements mêmes de la trahison, et il y répond par des appels perçants et de terribles paroles. Parfois, en un cri de pitié irritée et sublime, il touche jusqu'au fond l'âme du peuple et y laisse une émotion ineffaçable. Parfois encore il étonne par la lucidité étrange de ses vues, par la merveilleuse rencontre de ses prophéties invraisemblables avec d'invraisemblables événements. Mais cette colère sans rémission, ce soupçon continu fatiguent le peuple : il a besoin parfois de reprendre haleine ; il n'est pas toujours dans la fièvre : il s'abandonne aux joies faciles de la vie, respire l'air, le soleil, la confiance, fait crédit aux hommes. Marat, qui ne lui laisse presque personne à admirer (sauf Robespierre) et presque rien à espérer, l'excède parfois et lui brise les nerfs à force de les tendre. Le père Duchesne, au contraire de l'homme du souterrain, est l'homme de la rue et des foules, des tonnelles où l'on boit le bon vin en médisant des accapareurs qui le renchérissent. Il surveille les tribuns du peuple, les gourmande ou les dénonce ; mais il a parfois pour eux une sorte de tendresse rude, qui répond au besoin d'aimer que le peuple porte en lui. Plus près de la pensée populaire, le père Duchesne, aux jours de crises, ne rêve pas une dictature sombre : après Varennes, c'est la République qu'il demande, un large gouvernement populaire qui ne maltraitera pas le fils du roi, mais qui se passera de lui.

Refoulé par les votes de l'Assemblée et par la répression du Champ-de-Mars, il ne s'obstine pas en imprécations furieuses ; il semble renoncer un moment à son beau songe de République, mais il garde au plus profond de son âme une allégresse de liberté, je ne sais quelle joyeuse attente républicaine qui éclatera au 10 août. Le père Duchesne ne brise pas aux murs du caveau son front fiévreux : il ne croit pas le peuple à jamais endormi parce qu'il parle bas ; il sait que dans l'âme populaire les forces de vie s'accumulent, parfois silencieuses, ignorées comme des eaux profondes, et se révèlent soudain par de merveilleux jaillissements.

 

LE PÈRE DUCHESNE

Aussi, tandis que Marat, épuisé, désespéré, s'imagine qu'il n'y a plus rien à faire et à dire puisque de toute part on prêche le respect littéral de la Constitution, Hébert s'accommode de ces transactions passagères et continue gaillardement son chemin. Du 15 décembre au 12 avril, Marat, dont le journal ne se vend presque plus, laisse tomber sa plume et, au contraire, le Père Duchesne, avec un succès croissant, crie aux carrefours ses grandes colères, ses grandes douleurs et ses grandes joies :

« Je suis le véritable Père Duchesne, foutre ! »

Depuis plus d'un an, avec une variété de ton extraordinaire, il gourmande, s'irrite, se réjouit, passant d'une sorte d'abandon sentimental à de soudaines défiances. Ecoutez comme il admire d'abord Mirabeau en son numéro 10 :

« Je ne m'étonne pas si l'éloquent Mirabeau avec sa voix de tonnerre trouve tant de plaisir à les écraser (l'abbé Maury et ses amis)... Parle toujours, notre cher homme de la patrie ; notre cœur jouera du violon, toutes les fois que tu ouvriras la bouche pour pérorer dans notre auguste Assemblée. »

C'est vraiment l'écho des femmes de la Halle, l'appelant à Versailles « notre petit père Mirabeau ». Mais, tout à coup, les combinaisons de Mirabeau, sa politique compliquée l'inquiètent (n° 12) :

« Nous voyons que ta sacrée caboche nous a donné des inquiétudes mortelles... Ce n'est pas assez d'avoir une bonne gueule, il faut avoir une belle âme, entends-tu, mon bougre d'ami ? »

C'était bien là, à l'égard de Mirabeau, le sentiment mêlé du peuple : inquiétude et affection. Marat n'a pas ces notes riches.

Mais voici, dès l'été de 1791, les manœuvres d'agio sur les assignats qui s'annoncent. Hébert commence contre les « accapareurs » une vigoureuse campagne (n° 14), et il fait un piquant portrait des capitalistes révolutionnaires :

« J'ai eu beau crier contre les foutus marchands d'argent, contre ces triples juifs qui accaparaient nos écus, j'ai eu beau leur donner la chasse, les poursuivre à coups de fouet, les jean-foutres osent encore reparaître, et vendre des petits assignats que nous attendions avec tant d'impatience. Qui sera assez lâche pour ne pas oser repousser de pareils mâtins, tomber sur eux, les rosser d'importance et les reconduire tout martelés de coups chez les âmes damnées qui les font agir ?

« Je ne sais par quelle sacrée politique on n'a pas encore été à la source de ces manœuvres qui ont si souvent mis le peuple et l'armée au désespoir. Il y a un tas de jean-foutres qui sont à la tête de l'opinion publique, qui ont l'air de servir les intérêts du peuple, qui le caressent d'une main et qui lui foutent des coups de l'autre. Mille noms d'un tonnerre ! Je ne pourrai jamais en tenir un et le traiter comme il le mérite ? Ces bougres d'agioteurs s'imaginent-ils donc qu'ils seront les seuls impunis ? Comment ? On aura écrasé la noblesse, les parlementaires, le clergé, et ces cœurs d'Arabes seraient épargnés ? Qu'ils tremblent, les monstres ! un jour viendra que la fureur du peuple montée à son comble leur fera sentir les effets d'un terrible mais juste châtiment.

« Comment le cœur ne se soulèverait-il pas quand on considère ces magnifiques hôtels qu'ils ont cimentés avec les larmes des malheureux ? Les bougres de mâtins ont eu l'air de se mettre à la tête de la Révolution, disant que c'était la liberté qu'ils défendaient, tandis que c'était leur or. Aussi les ai-je toujours vu varier suivant les circonstances. Quand on rendait quelques décrets avantageux pour leurs manœuvres les bougres étaient bien patriotes ; quand il y avait quelques lenteurs dans les travaux de l'Assemblée et que l'on apprenait quelque mouvement dans les provinces, les jean-foutres avaient un air triste, une figure blême, un nez allongé, et aujourd'hui que les biens domaniaux se vendent avec succès, mille bombes ! ils sont d'une joie qui ne peut se rendre ; leurs actions sont augmentées de moitié et leur dureté n'en est pas diminuée d'un pouce ; ce n'est point assez d'avoir accaparé nos écus, soit pour eux, soit pour les aristocrates, ils veulent encore s'emparer des petits assignats ; ils ont su faire prendre les armes au peuple pour entourer la salle de l'Assemblée le jour que le décret sur les assignats a été rendu ; mais foutre ! ce peuple n'en héritera pas plus que des écus et, quand toutes les affaires seront bien arrangées pour eux, et que le pauvre peuple sera toujours malheureux, qu'il se plaindra, on lui dira pour toute réponse : Tu l'as voulu, George Dandin.

« Tous les jours, vous entendez dans les districts de foutus marchands s'écrier : Que l'argent est rare ! que va-t-on devenir ? Ah ! il n'est point possible d'y tenir ! et les mâtins ne disaient point que c'étaient eux qui étaient les premiers marchands d'argent. Ils criaient à tout instant comme des bœufs : Ce sont les aristocrates, ce sont les aristocrates qui achètent l'argent pour l'emporter à l'étranger. Hé ! bougres, n'en vendez pas, et l'on n'en achètera pas. C'est vous qui êtes les premiers aristocrates, et d'autant plus à craindre que sous le voile du patriotisme, vous nuisez à la vie de vos frères. Si l'on punit des traîtres, vous devriez l'être les premiers, ou si vous continuez à faire votre foutu commerce, vous n'êtes point des hommes, vous êtes des tigres. Est-ce possible qu'il se trouve dans le nouveau régime des agioteurs, des monopoleurs comme dans l'ancien ?... Ces bougres d'agioteurs ont un diable dans la tête qui ne dort jamais. Il n'y a que quelques volées de coups de bâton qui puissent les arrêter. Ne vous avisez pas d'aller faire des émeutes à leurs portes, ni .de vouloir forcer leurs maisons, car les bougres ne demanderaient pas mieux. On ne leur aurait rien pris, et ils diraient qu'on leur a volé des millions. »

Puis il s'en prend au clergé, mais en ayant bien soin, selon le sentiment populaire de cette époque, de distinguer le prêtre de la religion. Il parle avec ironie de « la reconnaissance due aux juifs qui, à force d'usurer avec nos ci-devant prélats ont introduit dans le sanctuaire tous les vices qui nous ont fait ouvrir les yeux... En voyant comme les bougres de prêtres avaient amalgamé la religion avec leurs passions, je crois que le bon Dieu ne s'y reconnaissait pas lui-même. Mais foutre, à présent il verra nos cœurs à nu et verra que nous sommes tous frères, que nous aimons notre bon roi et encore plus la Nation... »

Et, effrayé des mouvements fanatiques qui se dessinent, il ajoute :

« Il faut que nous engagions nos femmes à ne plus se mêler des affaires de prêtres, car si leurs bougres de langues s'avisent de remuer sur des questions qu'elles ne connaissent pas, nous n'en aurons jamais fini. » (n° 16).

Devant l'émigration persistante du numéraire, il a de pittoresques colères :

« Est-ce que ces jean-foutres-là (les émigrés), avant de quitter, auraient envoyé une pierre d'aimant dans tous les pays étrangers et sur la frontière pour attirer le reste de notre numéraire ? Ah ! foutre, il y a de la magie là-dedans ou c'est le pot au noir dont on nous a barbouillé le nez. »

Mais voici la fin de l'Assemblée constituante qui approche :

« L'Assemblée nationale elle-même ne va plus qu'en clopinant. C'est une vieille garce, honnête femme autrefois, mais qui, pour avoir trop longtemps séjourné dans la capitale, a fini par donner dans le travers et s'est prostituée pour de l'argent au pouvoir exécutif et aux aristocrates ; mais heureusement, foutre, elle touche à sa fin, et nous voyons venir le jour de son enterrement avec autant de plaisir qu'un enfant de famille en a à celui d'un vieux tuteur rechigné qui faisait le tourment de sa vie. »

Mais si l'Assemblée constituante, en révisant la Constitution dans un sens favorable au pouvoir exécutif, en aggravant les conditions d'électorat et d'éligibilité, en limitant la liberté de la presse et le droit de pétition, a indisposé le parti populaire, le Père Duchesne est inquiet aussi de ce que fera « sa fille », la Législative, élevée au régime du marc d'argent :

« La fameuse loi du marc d'argent, s'écrie-t-il en son numéro 58, nous empêchera toujours d'avoir des députés aussi habiles et aussi honnêtes gens que ceux-là (Robespierre et Pétion) ; si elle eût été en usage avant les Etats généraux, il y a gros à parier que les trois quarts des braves bougres qui ont foutu à quia la noblesse et le clergé n'auraient pas été élus et nous serions plus que jamais sous les griffes du despotisme.

« Empêchons donc s'il est possible que cette loi odieuse ne subsiste plus longtemps. Je ne veux pas dire pour cela que nous devrions nous révolter contre les décrets de l'Assemblée nationale, car, quand bien même il y en aurait d'injustes, il vaut encore mieux nous y soumettre que de foutre tout en discorde et d'amener la guerre civile ; mais foutre, il faut crier si fort, si fort, que nos cris retentissent jusqu'au fond du manège (où siégeait l'Assemblée) ; ils feront cabrer, je m'y attends bien, une grande partie des aristocrates et des faux patriotes, qui sont de véritables chevaux ou plutôt des mules d'Auvergne lorsqu'on parle du peuple et de la liberté ; mais aussi, foutre, toutes les oreilles ne sont pas bouchées et, au milieu de ces gredins-là, il y a encore de braves gens qui prendront notre parti. Ne vous avions-nous pas recommandé de foutre à bas les vieilles idoles et de relever le pauvre peuple qui était depuis tant de siècles dans la boue jusqu'aux épaules ? Vous avez détruit l'aristocratie des nobles et du clergé et vous en établissez une mille fois plus odieuse, celle de la richesse. »

Soudain éclate la nouvelle de la fuite du roi. Hébert, qui suivait au jour le jour les impressions populaires et n'avait pas la prévoyance aiguë de Marat, ne l'avait ni annoncée ni pressentie. Mais, tout à coup, je ne sais quel large sentiment populaire se fait jour dans le Père Duchesne, il a senti évidemment le frémissement du peuple, son excitation à la fois inquiète et joyeuse devant l'inconnu et, en quelques tableaux d'un réalisme idyllique et grossier, si je puis dire, il a bien mis en lumière les émotions contraires de la bourgeoisie conservatrice et modérée, qui se replie, et du peuple qui va vers l'avenir. Presque tout le numéro 59 est d'une touche puissante, et comme Hébert est surtout un récepteur, c'est bien le peuple même que nous voyons en scène :

« Qu'allons-nous faire de ce gros cochon, se demandent tous mes badauds en parlant de Gilles Capet ? — Mais, dit un président de section, il est toujours notre roi, il est inviolable et nous ne devons pas cesser de le respecter, de lui obéir. — Bravo, dit le commandant de bataillon, il n'y a que des incendiaires qui parlent autrement. Comment, foutre, des incendiaires ? Est-ce donc l'être que de ne pas laisser mettre le feu à la maison ?...

« J'envoie faire foutre tous ces citoyens actifs et, pour me consoler, je m'en vais boire une goutte à un petit café du port au blé. Ah ! foutre, que je fus bien dédommagé de l'ennui que m'avaient donné tous ces bougres de bavards ! Je n'eus pas plutôt (pris place) sur un tabouret qu'aussitôt, j'entends chanter à pleine gorge : Ça ira ! Ça ira ! Vive la Nation ! Je fous mon nez à la porte, qu'est-ce que j'aperçois ? Une tapée de braves bougres armés de piques et tenant bras dessus bras dessous nos buveurs de la veille. « Et d'où venez-vous donc, vous autres, que je leur dis ? Est-ce qu'il y a encore des Bastilles à prendre ? — Ah ! Père Duchesne, où étais-tu donc ? Nous venons de prêter le serment de mourir pour la patrie, et ce serment ne sera pas celui d'un jean-foutre, tel que celui du foutu cochon qui vient de jurer à tort et qui a perdu la patrie.

« Hé ! bien ? Père Duchesne, me dit la mère Caquet, l'écailleuse, que penser de notre foutu roi de carreau ? Ce que j'en pense, foutre, mon avis est qu'on le foute aux Petites-Maisons, dans les loges des insensés, puisqu'il n'existe plus de cloître pour l'y mettre à l'ombre, l'y tondre comme faisaient nos bons aïeux aux rois imbéciles et fainéants... Sur le coup de temps Cateau l'écosseuse s'écrie : C'est foutu, plus de Capet, plus de liste civile, plus d'Autrichienne ; il n'y a pas besoin d'un aristocrate pour nous gouverner et quelque bon bougre comme nous autres y tiendra aussi bien sa place que ce foutu pourceau qui ne sait que se saouler.

« On dit comme ça que le peuple est souverain, il faut essayer de notre droit en nous donnant quelqu'un qui lui convienne. Nous ne lui foutrons pas la couronne, car c'est l'éteignoir du bon sens et de la vertu ; mais, foutre, nous voulons qu'il soit toujours sans façon comme le père Duchesne.

« Comme le père Duchesne ! s'écrie à la fois tout le monde ; comme le père Duchesne !

« J'appuie la motion, dit le père Bondo, le plus fort de tous les forts du port et de la Halle, et je demande que le père Duchesne soit régent du royaume pendant l'imbécillité de Gilles Capet, ci-devant roi de France. Vive le père Duchesne ! Vive le père Duchesne !

« Me voilà aussitôt proclamé régent, on promet de soutenir mon droit avec trois cent mille piques ; allons, foutre, ça ira. Que feras-tu, père Duchesne, à ton avènement à la régence ? Je commencerai par foutre la pelle au cul à tous les faux patriotes qui se sont glissés comme, des serpents à l'Assemblée nationale, à la Municipalité, dans le Département. Je vous assemble une nouvelle Législative composée non seulement des citoyens actifs, mais de tous les braves gens, pauvres ou riches, qui mériteront cet honneur par leur patriotisme et leurs talents.

« Quand le Corps législatif sera ainsi bien organisé, je n'aurai pas l'insolence, foutre, de vouloir marcher sans égal, de prétendre réunir seul la moitié de la force de la Nation, de dévorer à moi seul de quoi faire vivre tous les citoyens d'un département.

« Je me contenterai donc de veiller seulement sur la machine et d'avertir les ouvriers quand il se dérangera quelque chose. Je protégerai les arts, je soutiendrai le commerce, je ferai couper le cou à tous les agioteurs... Cependant Gilles Capet aura terminé sa vie honteuse dans sa loge, et son abominable femme sera crevée à la Salpêtrière ; leur fils alors sera devenu grand, il aura été élevé dans le travail et la misère, il aura oublié tout son premier attirail ; enfin il aura appris à être homme et citoyen, on pourra, si l'on veut à cette époque, si on a besoin, je ne dis pas d'un roi, car il n'en faut pas si on veut être libre, mais si on a absolument besoin d'un premier fonctionnaire, on pourra jeter les yeux sur lui èt il succédera au père Duchesne ! »

Etrange servitude de l'esprit qui, même dans sa révolte puissante et ordurière contre la royauté, ne parvient pas à se débarrasser encore, complètement, de l'hypothèse royale.

C'est sous cette forme confuse que le peuple commençait à entrevoir la République. Cet article d'Hébert marque sans doute la pointe la plus hardie de la pensée populaire à cette date ; c'est presque la République et c'est la démocratie, sans distinction de citoyens actifs et de citoyens passifs et, en matière sociale, ce sont des lois contre les agioteurs, mais aucune conception nouvelle de la propriété.

Cette exaltation quasi-républicaine tombe après le retour du roi, et le père Duchesne lui-même, en des fictions apaisées, va rendre visite à Louis XVI, en son Palais des Tuileries, pour le féliciter d'avoir accepté la Constitution et pour l'avertir, sur un ton moitié confiant, moitié grondeur, de lui rester cette fois fidèle.

Hébert se laisse même aller à l'enthousiasme le jour où la Constitution est proclamée dans Paris ; « le bruit du canon nous retentissait dans le cœur ». Mais, malgré tout, dans le peuple de 1792 survivait l'émotion étrange de délivrance, de joie, d'inquiétude, d'orgueil, qui avait saisi la conscience populaire à la nouvelle de la fuite du roi. Pendant quelques jours le peuple avait méprisé, injurié le roi parjure et fuyard.

Pendant quelques jours, le peuple s'était senti supérieur à la royauté qu'il flétrissait, à la bourgeoisie révolutionnaire qui n'avait pas su prendre parti à fond contre le roi. Et tout cela grandissait les prolétaires, tout cela les préparait à juger de haut non seulement la royauté, mais les oligarchies bourgeoises qui cherchaient à exploiter la Révolution. Rude était le père Duchesne, en ces premiers mois de 1792, pour les bourgeois accapareurs (n° 68). « J'ai vu tous nos marchands, tous, nos détaillants, les épiciers, les marchands d'eaux chaudes (eaux-de-vie), les fabricants de vin ; en un mot, tous les bougres qui font métier de nous voler et de nous empoisonner, je les ai vus tous profiter de la disette de l'argent pour s'enrichir, après avoir accaparé tous nos écus et les avoir vendus et fait passer aux émigrants, ils ont fait ensuite disparaître toute la petite monnaie, tant est qu'à présent on ne voit plus que du papier et que les gros sols sont plus rares que n'étaient autrefois les doubles louis.

« Qu'en est-il arrivé ? Que nos jean-foutres sont enfin obligés de regorger ce qu'ils ont volé au peuple. Ils n'ont pas réfléchi, les viédazes, qu'en enlevant tout le numéraire ils arrêteraient le commerce. Maintenant, foutre, que leurs boutiques sont désertes et que leurs marchandises leur restent, ils se mordent les doigts et ils désireraient bien n'avoir jamais songé à leur besogne d'agiotage. Cette maudite vermine, pour réparer le mal qu'elle-même s'est fait, désire actuellement la contre-Révolution. Tous les foutus marchands ne peuvent plus piller le peuple qu'ils ont mis à sec par leur jeanfoutrerie, ils se flattent de mieux faire leurs orgies avec les ci-devant. »

Voilà pour les accapareurs d'écus, voici pour les accapareurs de denrées (n° 83) :

« J'espérais, foutre, qu'après l'abolition des droits d'entrée, je pourrais tous les jours me foutre sur la conscience quelques bouteilles de plus, mais point, foutre ; au lieu de diminuer et d'être de meilleure qualité, il est aussi cher que par le passé et il nous empoisonne de même. J'avais cru aussi qu'on nous diminuerait les autres denrées, mais l'épicier d'André et ses confrères sont toujours résolus à nous faire payer le poivre au même prix.

« Il y a quelques jours que j'eus une dispute de bougre avec mon cordonnier qui voulait augmenter le prix de mes souliers. Foutu Maury, lui dis-je, est-ce que tu es devenu aristocrate ? Maury toi-même, me répondit-il. — Maury, l'abbé Maury, était pour Hébert, le symbole de la contre-Révolution ; dans l'image du père Duchesne on remarque la devise, memento mori, qui est un jeu de mots à l'adresse de l'abbé —. Si ma marchandise augmente, ne faut-il pas que je fasse payer plus cher mon ouvrage ? — Comment, foutre, payer plus cher ma paire de souliers, lesquels devraient me coûter un quart de moins par la suppression de la régie des cuirs ?

« Eh ! foutre, me dit-il, ne sais-tu pas que la garce de ferme nous tient toujours le pied sur la gorge ? Elle n'a été détruite que pour la frime. Les viédazes de maltôtiers ont mis tous leur tête dans un bonnet, pour accaparer toutes les marchandises dans les fabriques ; ils ont accaparé tout le cuir du royaume, et ils le vendent maintenant au prix qu'ils veulent. Dans quelques mois, foutre, si on n'y prend garde, les souliers vaudront une pistole la paire. Je- ne mis point en oreille d'âne la réflexion du pontife. J'ai depuis consulté d'autres détaillants et ils m'ont tous attesté que les bougres de malt6tiers se sont rendus maîtres de toutes les branches du commerce et qu'ils s'entendaient comme larrons en foire avec les ministres et les municipalités pour rançonner le pauvre peuple.

« Quoi donc, foutre, nous n'aurons rien gagné à la suppression des barrières ! On nous aura chargé de nouvelles impositions et nous paierons toujours les mêmes droits sur les subsistances ! Tonnerre de Dieu ! ça ne sera pas. Partout où on voit le mal il doit y avoir un remède. Nouveaux législateurs, c'est à vous à le trouver. Exterminez les nouveaux abus, c'est là votre devoir. Faites pendre jusqu'au dernier financier et tous les bougres de marchands de chair humaine qui spéculent sur la substance des citoyens et qui s'engraissent du sang des malheureux ; faites venir la section des Lombards, c'est elle qui vous découvrira le pot-aux-roses.

« Vous apprendrez, foutre, qu'il existe un infâme complot pour nous réduire cet hiver à la dernière extrémité. »

Ainsi s'élevait le ton des protestations populaires. C'est déjà le régime de la Terreur qui s'annonce, appliqué aux choses économiques. La Révolution ne songe pas à toucher à la propriété individuelle, à substituer le communisme aux échanges et à la concurrence mercantile ; elle n'a donc d'autre ressource pour contenir les spéculations de la bourgeoisie que de frapper les marchands d'épouvante ; c'est de la pendaison que le père Duchesne les menace, ce sera bientôt de l'échafaud.

Ainsi commencent à apparaître les raisons économiques de la Terreur.

Mais ce n'est pas encore à l'insurrection, ce n'est pas à une Révolution nouvelle que le père Duchesne appelle le peuple. Il déplore que la Constitution ait été manquée, qu'elle ne soit pas inspirée d'un grand esprit démocratique et populaire, mais il se résigne provisoirement (n° 84) : « Si on n'avait pas étouffé la voix du peuple de Paris, nous n'aurions pas eu une Constitution à la diable, un véritable habit d'Arlequin où on voit des morceaux magnifiques cousus avec des guenilles. Cette Constitution serait toute prise dans les Droits de l'Homme et elle aurait été un jour la loi de l'Univers ; mais ce qui est fait est fait, et parce qu'on a un cheval borgne, pour cela il ne faut pas le tuer. »

Le père Duchesne s'accommodait ainsi au mouvement, tantôt précipité, tantôt lent et incertain des pensées populaires ; mais bientôt le peuple, un moment lassé par l'excitation continue de Marat, éprouva de nouveau le besoin d'entendre cette voix stridente, passionnée. Tout seul le père Duchesne semblait insuffisant et vulgaire.

Le club des Cordeliers, le 5 avril, adressa une pétition à Marat, le priant de rentrer en scène. La lettre était signée d'Hébert, président. L'Ami du Peuple reparut le 12 avril 1792, et ainsi le peuple se fit entendre, pour ainsi dire, par deux voix, l'une gouailleuse, bonhomme et souvent ordurière, l'autre aigre, déchirante, toute vibrante de passion et de pensée, avec de furieux égarements et des accents prophétiques.

 

LES TROUBLES ALIMENTAIRES

Mais ce n'était pas seulement dans les grandes villes, c'était aussi dans les bourgs et dans les campagnes que la question des subsistances, surtout la question du blé, provoquait des agitations et des troubles. Pendant deux ans, pendant l'année 1790 (sauf les trois premiers mois) et pendant toute l'année 1791, la question du blé ne s'était pas posée. Les récoltes avaient été abondantes, le prix du pain avait graduellement diminué jusqu'à ne pas atteindre trois sous la livre et aucune inquiétude n'avait effleuré l'imagination populaire, que Taine représente toujours tendue et affolée.

A la fin de 1791, il fallut bien constater que la récolte était insuffisante, au moins dans d'importantes régions. Dans son rapport du 1er novembre 1791 à la Législative, le ministre de l'intérieur Delessart déclare, d'après les renseignements qui lui avaient été fournis par les Directoires de départements, que les récoltes étaient abondantes dans toute la partie du Nord de la France, qu'elles étaient médiocres au Centre et insuffisantes dans le Midi.

La situation n'était pas évidemment très inquiétante. D'abord Paris, centre de l'action nationale et aussi des agitations, était largement approvisionné.

« Au moyen de toutes les précautions prises par la municipalité de Paris, dit le ministre, et d'après la connaissance qu'elle m'a donnée de ce qu'elle possède en grains et en farines et des ressources dont elle est maintenant certaine, l'approvisionnement de cette capitale paraît assuré pour cet hiver. On a pensé avec raison que le moyen le plus efficace de calmer les inquiétudes du peuple était de porter les approvisionnements au-dessus plutôt qu'au-dessous des besoins... Mais il n'était pas de même au pouvoir de la municipalité d'empêcher l'augmentation du prix du pain, cette augmentation étant une suite inévitable de la rareté de la denrée dans une partie du royaume. »

Et, le 10 décembre, Monneron défend la municipalité de Paris contre les reproches des marchands de blé et des boulangers. Ils se plaignent que la municipalité, ayant fait dans des magasins publics de larges approvisionnements de blé, obligeait les boulangers à acheter les grains, même avariés, qui avaient pu fermenter en magasin. Ils accusaient aussi la municipalité de chercher dans de prétendues opérations d'intérêt public un bénéfice de spéculation.

Le reproche était absurde, car la municipalité n'avait pas le monopole de la vente des grains et, en approvisionnant les magasins publics, elle contribuait à baisser le prix de la denrée ; elle s'interdisait donc par là même tout bénéfice d'agio. Monneron le constate et ici encore je relève un nouveau témoignage de l'excellent état des approvisionnements de blé à Paris : « Si la municipalité de Paris fait le commerce des blés, si elle en tire des autres départements pour se procurer un bénéfice en le vendant dans la capitale, elle est bien trompée dans sa spéculation : car le lieu du royaume où le pain est le plus beau, le meilleur et o plus bas prix, est la ville de Paris. »

Et aucune protestation ne s'élevait dans l'Assemblée contre cette affirmation. En fait, c'est plutôt au sujet du sucre et des denrées d'épicerie qu'au sujet du pain qu'en 1792 le peuple de Paris réclama. Mais, en plusieurs points des campagnes, il y eut des mouvements très vifs. Des villes et bourgs de Saint-Omer, Montélimar, Coye, Samer, Chaumont-sur-Marne, Neuilly-Saint-Front, Beaumont-laDigne, Mâcon, Villers-Outreaux, Souppes, Dunkerque, Saint-Venant, Douai, Arras, Nantes, Verberie, Saint-Germer et Montmirel, des pétitions étaient adressées à l'Assemblée.

Là le peuple, dès qu'il voyait des voitures chargées de grain ou quand du blé était porté sur les navires, se soulevait. A Chaumont, il se rassemblait au son du tocsin. A Dunkerque, à Saint-Omer, il empêchait le chargement des vaisseaux. Evidemment, en troublant ainsi la circulation, il aggravait le mal dont souffrait le pays ; mais, comme les souvenirs du passé et les exemples mêmes du présent justifiaient ses inquiétudes ! Dans les dernières années de l'ancien régime, quand, pour combler le déficit de la récolte, la monarchie primait les blés importés, de grands spéculateurs exportaient en fraude le blé de France et le réimportaient pour bénéficier de la prime.

Le peuple avait peur que des manœuvres du même ordre dégarnissent encore les marchés insuffisamment pourvus. En vain, dans les ports, lui disait-on que c'était à nos colonies qu'étaient destinées les farines exportées ; il n'avait pas confiance. Et même, quand les blés étaient enlevés du Nord où ils surabondaient pour aller ravitailler le Midi, le peuple du Nord craignait que sous des prétextes honnêtes on ne parvînt à le démunir. Les pétitionnaires demandaient à l'Assemblée d'interdire rigoureusement toute sortie des blés.

 

LE RAPPORT DE MONNERON

L'Assemblée, par son rapporteur Monneron, répondit que, sauf les farines destinées à nos colonies et dont la remise à destination était rigoureusement contrôlée, ni grains ni farines ne sortaient de France.

Les pétitionnaires demandaient en outre que les propriétaires de grains, au lieu de vendre à des spéculateurs, à des « accapareurs » qui pouvaient emporter le grain au loin, fussent tenus de le porter sur le marché en proportion de leurs approvisionnements. L'Assemblée, hésitant à entrer dans cette voie de réglementation et de contrainte où, dans l'extrémité du péril, la Convention entrera résolument, répondait que « le vrai moyen d'augmenter la défiance du propriétaire de blés est de lui faire sceller la porte de ses greniers ; c'est d'exiger qu'il les porte au marché. Une pareille inquisition opérerait sur le blé l'effet que fit sur le numéraire, dans le temps de la régence, l'interdiction d'avoir à soi plus de 500 livres en espèces ».

Enfin, les pétitionnaires demandaient « qu'il soit fait dans chaque département, un dépôt de blé dans les années abondantes, qui puisse fournir au besoin dans les années de disette ». L'Assemblée n'opposa pas d'objections de principes. Elle ne dit pas que cela était contraire à la mission de l'Etat qui doit veiller sur les initiatives individuelles et non les absorber. L'intervention de l'Etat apparaissait au contraire très légitime aux hommes de la Révolution. Mais la Législative faisait valoir des difficultés pratiques : la nécessité d'un gros capital, la crainte des malversations et aussi de la déperdition des grains, enfin « la stagnation des prix » par le défaut de concurrence, et par suite le dommage causé à l'agriculture.

Elle se borna donc, après d'assez nombreux ajournements, à organiser un système de passeports qui devaient accompagner tous les convois en indiquant le point de départ et la destination. Ces mesures ne réussirent point partout à calmer l'effervescence ; la fuite du numéraire irritait les esprits et leur faisait craindre une semblable émigration des grains. Taine, dans le tableau qu'il trace de ces désordres, a singulièrement forcé et faussé les choses ; à le lire on croirait que toute la France était en feu et que partout la bête humaine, affolée, débridée, livrée à elle-même par l'impuissance de la Constitution, se ruait aux violences.

Mais, en fait, c'est seulement, en toute l'année 1792, dans une quinzaine de districts, que se produisirent des mouvements populaires. Et les paniques, les détresses locales et momentanées n'empêchaient pas un grand mouvement de confiance et de richesse. Taine a l'habitude détestable et antiscientifique de grouper des faits empruntés à des époques très différentes ; il dénonce par exemple la ruine des manufactures comme une conséquence du système révolutionnaire. Et il en cherche la preuve, où ? Dans des rapports administratifs de l'an X et de l'an XII. Et ces rapports, dans son exposé, voisinent avec les soulèvements paysans de 1792.

Taine ne paraît pas se douter qu'en 1792 précisément, il y a eu une grande activité manufacturière. Contrairement à la loi même de l'histoire, il ne suit pas l'évolution des faits et, au lieu de noter les teintes successives et les combinaisons changeantes du métal en fusion, il mêle dans le plus bizarre amalgame les premières flammes jaillissantes et les dernières cendres refroidies. En fait, dans tous ces soulèvements de 1792, il n'y eut presque jamais mort d'homme et c'est avec une sorte de méthode et de discipline que le peuple arrêtait et taxait le blé. D'ailleurs, les causes des soulèvements furent très multiples et, par sa manie de classer les faits en catégories abstraites, M. l'aine s'est interdit de comprendre la complexe réalité. Tantôt, c'étaient les mouvements des grains qui semblaient suspects. Lequinio raconte, le 6 janvier 1792, l'enquête qu'il vient de faire dans la région du Nord. Son discours est très modéré puisqu'il demande simplement la liberté de circulation des grains.

« On se plaint des accaparements, dit-il ; oui, il en existe, mais ils ne sont point ministériels, ils viennent de la part de ceux qui ont positivement le plus d'intérêt à ce qu'ils n'existent point, je veux parler des fermiers, des laboureurs et de tous ceux qui ont du blé. Et pourquoi ? Parce que la libre circulation éprouve partout des entraves. Le moyen d'y remédier n'est pas, selon moi, d'établir des greniers de réserve. Ils sont dangereux, ou tout au moins inutiles... Le meilleur moyen de remédier à ces disettes locales est de protéger la libre circulation des grains à l’intérieur. » Comme on voit, il n'y a rien dans ces paroles qui tende à exciter les esprits et à éveiller ou aggraver les soupçons.

On peut donc croire Lequinio lorsqu'il ajoute : « Je me suis informé avec soin dans le département du Nord, dont je suis habitant, sur les causes qui provoquent l'inquiétude du peuple de ces contrées et j'ai appris qu'au mois d'octobre dernier il avait été enlevé du port de Dunkerque le tiers de la récolte. Les habitants en ont conçu des craintes d'autant plus alarmantes qu'ils se souviennent que, dans les années 1786, 1787 et 1788, tous les grains de la division du Nord ont été achetés et embarqués au port de Dunkerque, sous le vain et spécieux prétexte d'approvisionner les départements méridionaux et qu'au lieu d'envoyer ces grains en France, on les a stationnés chez l'étranger et ramenés en France en 1789, où ils furent vendus au quadruple de leur valeur. »

 

LE DISCOURS DE FORFAIT

Le même jour, Forfait, dans un discours très hardi, et qui annonçait les résolutions de la Convention, signale le désarroi que devait jeter dans l'esprit du peuple le mouvement compliqué du commerce des grains. « Je trouve la source des (inquiétudes) dans le défaut d'intelligence de ceux qui font les approvisionnements : et c'est ici qu'il faut, pour le salut-du peuple, sacrifier au moins pour quelques années une portion des avantages que nous promet la liberté illimitée des opérations commerciales. Il faut donc forcer les acquéreurs à concerter leurs opérations. Je la trouve, cette source d'opinions dangereuses, dans l'indiscrétion avec laquelle se font les transports qui semblent en effet ordonnés à dessein, de manière à redoubler les soupçons et les alarmes. En voici des exemples : Les blés ne sortent des départements septentrionaux que par les ports de Dunkerque, Le Havre et Nantes, et c'est aussi par les mêmes ports que rentrent ceux que l'on achète dans la Baltique et la Grande-Bretagne. Le peuple doit croire naturellement que les blés qui rentrent sont ceux qu'il a vu sortir ; et quand il voit une hausse rapide dans le prix de cette précieuse denrée, il l'attribue à cette manœuvre apparente, il se soulève, et ses mouvements augmentent l'enchère parce qu'ils arrêtent la circulation ; de sorte que la disette arrive au milieu de l'abondance et que le soupçon et la défiance sont successivement effet et cause de la cherté. Voilà ce que savent très bien les hommes qui cherchent à fomenter des troubles, ils disent au peuple que, jamais sous l'ancien régime, ils n'ont eu de semblables opérations, et on les croit, on doit les croire, parce qu'en effet, sous l'ancien régime, la verge du despotisme dirigeait tout et ménageait davantage les justes sollicitudes du peuple.

« Dans ce moment encore une quantité considérable de blé acheté à Hambourg est arrivée au Havre, elle passera de ce port à celui de Rouen, ensuite au Pecq et du Pecq à Paris. Dans le même temps et en sens inverse, des blés achetés dans le Soissonnais descendent la Seine, éprouvent les mèmes versements dans les mêmes ports, et sont embarqués au Havre par Bordeaux. Comment pourra-t-on persuader aux habitants des deux rives de la Seine, qu'il est utile au peuple qu'il se fasse ainsi des transports et des versements de la denrée qui le fait vivre, suivant des directions diamétralement opposées ? Sous le régime arbitraire, on aurait fait rester à Paris les blés du Soissonnais, et on aurait expédié pour Bordeaux, ceux de Hambourg. La différence seule aurait suivi son cours nécessaire et, comme cette différence est en plus pour l'importation, le peuple l'aurait regardée comme un bienfait. »

Ainsi Forfait constatait que « la liberté commerciale illimitée » a des complications inutiles, onéreuses et impuissantes et il se risque à dire qu'il vaudrait mieux organiser en une sorte de service public le commerce des grains. Ou tout au moins il faudrait le soumettre à un contrôle d'Etat.

« Je ne connais, Messieurs, qu'un remède à ces maux. Ce moyen est d'établir à Paris une administration centrale des subsistances. (Murmures.) Elle aurait, sous l'inspection et la responsabilité du ministre de l'intérieur, la charge de connaître le produit des récoltes dans les départements, la quantité des achats faits dans l'étranger, et le droit d'indiquer la marche que les subsistances doivent suivre dans tout le royaume pour ne pas se croiser. »

L'Assemblée avait murmuré et elle écarta la motion de Forfait par la question préalable. La motion était au moins prématurée ; l'état de la France, où en somme la circulation du blé était suffisamment assurée, n'exigeait pas encore en ce moment ces mesures énergiques, mais c'était déjà le germe de la politique révolutionnaire du Comité des subsistances de la Convention.

A Dunkerque, où des agitations avaient été signalées dès l'automne, il y eut un mouvement très violent en mars. Les administrateurs effrayés écrivirent à l'Assemblée qu'ils ne pouvaient plus répondre de l'ordre et des propriétés, que la garde nationale était complaisante pour le peuple soulevé, que l'intervention de la troupe de ligne avait seule préservé de l'incendie la ville et le port et « qu'une ville immense, renfermant plus de 100 millions, de propriétés », était menacée de périr par l'anarchie. Eux aussi ils demandent, peur rassurer le peuple, l'intervention de t'Etat dans le commerce des grains :

« Si les subsistances appartiennent à la Nation, que la Nation se charge de les faire refluer des lieux où elles abondent dans ceux où elles manquent ; alors les denrées ne seraient plus à la merci de l'avidité des spéculateurs. »

L'Assemblée n'alla pas jusque-là, mais elle chargea le gouvernement d'acheter à l'étranger et de revendre des grains.

« Il est peut-être impolitique, dit Cambon, le 1er mars, dans des temps ordinaires, de charger le gouvernement de l'achat des grains, mais dans ce moment-ci il faut prendre des mesures extraordinaires. Nos pays méridionaux manquent de grains ; si vous leur donniez des secours en argent, la concurrence s'établirait dans tous les marchés étrangers et dans les achats de papiers sur l'étranger, ce qui pourrait produire des désavantages considérables : 1° en faisant augmenter les grains dans les marchés ; 2° en faisant baisser le cours du papier sur l'étranger ; en conséquence le ministre de l'intérieur doit être chargé de l'achat de ces grains. »

C'est surtout au printemps, en mars et avril, que les mouvements furent vifs, soit qu'à ce moment les charrois de grains suspendus en partie par l'hiver reprissent avec activité, soit que les approvisionnements de l'année précédente, dont la récolte avait été très bonne, fussent épuisés et que l'inquiétude s'accrût, soit que l'animation croissante de la lutte contre les émigrés et les prêtres et l'imminence de la guerre contre l'étranger passionnassent toutes les questions. En outre, le mouvement de hausse dans le prix des denrées, dont nous avons signalé les causes multiples, se faisait surtout sentir à ce moment et déterminait jusque dans les campagnes une émotion assez vive. Ainsi c'est aussi bien pour hausser les salaires ou pour taxer les denrées que pour retenir sur place les grains que, en ce printemps irrité et inquiet de 1792, les ouvriers et les cultivateurs se soulèvent.

 

LES SOULÈVEMENTS OUVRIERS ET PAYSANS

A Poitiers, ce sont les ouvriers des manufactures qui demandent la taxation du prix du pain, déclarant qu'au-dessus de trois sous la livre, il est trop cher pour les salariés. Le 20 mars, un délégué de la municipalité de Poitiers vient demander tin secours de 30.000 livres pour nourrir une population ouvrière pauvre et une population de mendiants qui, en ce pays de couvents et d'abbayes, était la veille la clientèle misérable et avilie des moines.

« Depuis plusieurs jours, il était survenu une progression subite et effrayante dans le prix des grains ; les boulangers sollicitaient avec raison une augmentation proportionnelle dans le prix du pain... La municipalité se réunit alors avec les Directoires du district et du département, et il fut reconnu qu'on ne pouvait s'empêcher de surtaxer le pain... »

Mais six cents ouvriers investirent la maison commune en criant : « Aux armes ! » Des gardes nationaux accoururent, un ouvrier fut tué d'un coup de feu.

« La ville de Poitiers, sans aucun commerce, sans aucun établissement public, renferme dans son sein plus de 6.000 indigents, sur une population d'environ 20.000 âmes. Les salaires des uns sont trop modiques pour atteindre le prix du pain, les autres sont, dès leur enfance, habitués à un métier infâme (la mendicité) ; plusieurs sont infirmes, tous sont pauvres ; tous nous demandent du pain ; tous ont droit de vivre et notre devoir le plus sacré est de soulager leur misère. »

Poitiers était une de ces villes d'où la vie d'ancien régime se retirait sans que les germes et les éléments de la vie moderne y fussent assez puissants. L'Assemblée applaudit et vota.

Du 20 au 30 mars, un mouvement très curieux éclate sur les confins de la Nièvre et de l'Yonne, à Clamecy, Coulanges-sur-Yonne, Grain, etc. Ce sont les bûcherons, les ouvriers chargés de préparer pour l'approvisionnement de Paris les bois qui descendaient les rivières jusqu'à la capitale qui se révoltèrent contre l'insuffisance de leur salaire. Le Directoire du département de l'Yonne vint à l'Assemblée le 13 avril, raconter cette sorte de grève violente :

« Législateurs, le Directoire du département de l'Yonne vous a informés des troubles qui avaient agité les paroisses de sûr' territoire limitrophe du district de Clamecy, la ville de Clamecy et environs. Il vous a exposé que la navigation de l'Yonne avait été interrompue, que les séditieux avaient chassé les ouvriers des ateliers, sous le prétexte de l'insuffisance des salaires ; que, le 27 mars, environ 2.000 ouvriers de Clamecy, Coulanges-sur-Yonne, Grain, s'étaient réunis en attroupement dans ladite ville de Clamecy ; que la garde nationale ayant pris les armes, on sonna le tocsin sur elle, qu'on parvint à la désunir, qu'elle fut désarmée, dépouillée (même de la chemise) à la face des magistrats du peuple, dont la voix fut méconnue ; que l'officier municipal faisant les fonctions de procureur de la commune avait été frappé d'un coup de poignard ou de baïonnette ; que les séditieux avaient poursuivi les gardes nationales jusque dans les appartements ; que plusieurs, pour sauver leurs jours, avaient été obligés de se précipiter par les fenêtres ou dans la rivière ! qu'on avait ensuite porté en triomphe les habits et les armes, que les rebelles s'étaient emparés des ports et avaient fait chanter un Te Deum en action de grâces de l'avantage qu'ils avaient obtenu sur la garde nationale. »

Il y a dans ce mouvement je ne sais quel mélange de rusticité et d'enfantillage ; mais nous ne voyons la scène qu'à travers un récit bourgeois. Nous ne savons pas si, comme les ouvriers charpentiers dans la grande grève de 1791, ou comme les pétitionnaires de Paris à l'occasion des accaparements de sucre, les pauvres ouvriers bûcherons de l'Yonne et de la Nièvre invoquent les Droits de l'Homme pour réclamer le droit à la vie. Le Directoire, qui est très sévère pour les « séditieux », et qui demande « qu'une trop longue indulgence cesse d'enhardir de mauvais citoyens », reconnaît pourtant qu'ils ont à se plaindre des grands acheteurs parisiens :

« L'opinion exprimée par la commission sur la cause de l'insurrection des ouvriers des ports paraît la faire dériver :

« 1° De l'indifférence trop grande du commerce de Paris sur la réclamation des ouvriers des ports et de la lenteur de ses décisions lorsqu'il s'agit de prononcer sur des demandes en augmentation de salaires. »

Mais, ce qui éclate dans le récit du Directoire, c'est l'esprit de fraternité étroitement bourgeoise et de solidarité conservatrice qui animait les gardes nationaux de l'Yonne et de la Nièvre. Sur le sort de leurs « frères », assez grotesquement dépouillés, et dont les rudes bûcherons portaient en triomphe les chemises et les uniformes, tous les gardes nationaux s'attendrissent ; tous jurent de se soutenir et de se venger les uns les autres, de défendre l'ordre et la propriété, avec une émotion auguste et un peu ridicule :

« Nous serons toujours debout auprès de nos frères, déclamaient-ils sincèrement ; nous sentirons leur injure ; nous en poursuivrons la satisfaction ; les propriétés et les personnes seront respectées ou nous périrons... »

Plusieurs citoyens demandaient que le drapeau tombé aux mains des rebelles fût brûlé. Déjà il était jeté au milieu de la place publique.

« Non, il ne le sera pas, s'écria le commandant... Ce drapeau est purifié, il a passé par les mains de la bravoure et du patriotisme. »

Pauvres révoltés de la misère ouvrière et paysanne ! Comme des lépreux, ils ont contaminé de leurs mains le drapeau de la bourgeoisie révolutionnaire, et il faut que celui-ci soit purifié en passant par les mains vaillantes des commandants de la force armée, des héros de l'ordre bourgeois. On sent, à cette émotion théâtrale et vraie, que pas un instant ces hommes, ces révolutionnaires ne sont troublés dans l'exercice de leur fonction répressive : elle leur apparaît sacrée ; était-ce profondeur et placidité d'égoïsme ? ou se disaient-ils un peu que ces mouvements convulsifs du peuple souffrant ne pouvaient servir que la contre-Révolution ?

Ce qui est à la fois suggestif et triste, c'est que, comme pour annoncer déjà l'union de l'égoïsme propriétaire paysan et de l'égoïsme bourgeois contre les ouvriers importuns et hasardeux, les vignerons, et les plus pauvres des vignerons, avaient quitté leur outil et leur vigne pour concourir à la répression. Pour ces hommes aussi, fiers de leur misérable lambeau de vigne sous le soleil, les ouvriers bûcherons étaient des « brigands ». Aussi à ces petits paysans, propriétaires et conservateurs, le Directoire du département rend un témoignage solennel :

« Tandis que nos gardes nationales volaient au rétablissement de l'ordre et au maintien des lois, les municipalités, entre autres celle de Joigny, chef-lieu d'un de nos districts, pourvoyaient, avec une sollicitude vraiment paternelle, à la subsistance des femmes et des enfants des vignerons indigents qui, par patriotisme, avaient interrompu leurs travaux. En un mot, leur famille se trouvait nourrie, leurs vignes cultivées et la patrie défendue. »

Voilà des traits décisifs et profonds qui ont échappé à Taine. Préoccupé de noter les signes « d'anarchie spontanée », il n'a pas vu les forces prodigieuses de conservation dont la Révolution bourgeoise et paysanne disposait.

L'Assemblée s'attendrit aussi, acclama, félicita, et pas une voix, même à l'extrême-gauche, ne s'éleva pour plaider la cause des pauvres bûcherons dédaignés. Il fallait la pression immédiate des faubourgs parisiens pour faire éclater un peu l'étroite conception bourgeoise de la Législative. Les ouvriers pourtant avaient tenté de donner à leur « émeute » une forme légale et cela atteste je ne sais quelle foi naïve et touchante en l'ordre nouveau. Au moment même où les ouvriers « flotteurs ». exigeaient violemment « une augmentation de salaire pour tous les travaux qui s'exécutaient sur les ports à l'occasion de la fabrication des trains et de leur conduite à Paris » ; au moment où, fatigués de discuter en vain avec le sieur Peinier, commis des marchands, ils scellaient la barre des pertuis de Crain pour empêcher les trains de bois de couler ; au moment même où, au son du tambour, ils faisaient sommation à tous ouvriers de n'avoir pas à travailler et menaçaient quelques ouvriers de l'intérieur venus à la demande des patrons, ils se choisissaient, dans les formes, « un capitaine des flotteurs » et allaient demander au juge de paix de signer le procès-verbal de cette élection. Le juge refusa. Non, non, vous n'êtes pas d'emblée, ô prolétaires, la légalité souveraine, et que d'efforts, après un siècle, vous faut-il encore pour devenir la loi !

Mais, c'est surtout dans les départements les plus voisins de Paris, en Seine-et-Marne, en Seine-et-Oise, dans l'Eure, dans le Loir-et-Cher, dans le Loiret, à Evreux, à Jouy, à Montlhéry, à Verneuil, à Etampes que le mouvement paysan au sujet des subsistances prend de vastes proportions au printemps de 1792. Surtout il offre un caractère très particulier, que M. Taine, uniquement soucieux d'accumuler des détails d'un pittoresque terrifiant et enfantin, n'a pas même entrevu. Ici il semble bien qu'il s'agit d'un mouvement agraire contre les gros fermiers, contre le capitalisme agricole très puissant en cette région.

J'ai noté déjà comment les cahiers des paysans de l'Ile-de-France protestaient contre les grandes fermes et en demandaient la division. La question des subsistances et des prix était une occasion excellente aux paysans de créer des ennuis aux grands fermiers qu'ils détestaient. Dans un livre, d'ailleurs médiocre, que Lequinio publia, en 1792, sous le titre les Préjugés détruits, il a traduit avec force les sentiments des habitants des campagnes contre ces gros fermiers. Son chapitre XIII, consacré aux « laboureurs », commence ainsi :

« Il n'est pas question d'agriculture, et je ne parle point de ce petit nombre d'hommes opulents qui, dans les environs de la capitale et dans quelques-uns de nos départements où le système des grandes cultures et des gros fermages est établi, demeurent à la campagne et font valoir d'immenses possessions ; de ces cultivateurs fastueux chez lesquels se reproduisent tout le luxe et toutes les superfluités de la capitale ; de ces accapareurs de terrains et de fermages, car jea pourrais les appeler de même avec vérité : ce sont les financiers, les agioteurs de la partie agricole ; on retrouve chez eux, avec les avantages de l'éducation citadine et souvent voluptueuse, toutes les défectuosités de l'ancien régime, établies principalement sur la vicieuse inégalité des fortunes. Si, d'un autre côté, par leurs grands moyens, ils semblent être les soutiens de l'agriculture, ce n'est qu'une pure illusion et, de l'autre, ils sont évidemment les fléaux de la population et le gouffre des fortunes voisines. De vastes plaines couvertes de moissons, il est vrai, sont autour d'eux, mais nulle chaumière ne s'y rencontre ; point de petits propriétaires ; leurs domestiques et quelques journaliers pauvres et dépendants de ces dieux des campagnes forment toute la population du pays ; ce sont d'autres seigneurs de village ; ils en prennent souvent la hauteur et la plupart des défauts ; ils savent y joindre la théorie financière, les calculs et les spéculations mercantiles et, souvent encore, ils étalent plus les vices de ces deux professions qu'ils n'en font tourner les produits à l'utilité commune ; c'est, en quelque sorte, une classe à part dans la grande classe agricole ; ce sont de riches citadins domiciliés des champs ; ce sont les petits des pores des campagnes. »

Et non seulement, en toute cette région qui enveloppe Paris, c'est contre ces gros fermiers que le mouvement est dirigé, mais, comme nous l'avons vu, dans la vente des biens nationaux, la part faite aux bourgeois ou aux gros fermiers eux-mêmes est particulièrement élevée dans les départements qui entourent la capitale. De là, contre tout le capitalisme, installé en souverain dans ces riches plaines à blé, un mécontentement très vif des petits paysans, des petits propriétaires, des petits fermiers, évincés ou menacés, et des artisans des bourgs. De plus, pour ces larges approvisionnements de Paris, que nous avons notés, les blés de toute l'ancienne He-de-France et d'une partie de la Normandie devaient être appelés ; et les journaliers pauvres craignaient une hausse excessive du prix du blé et du prix du pain.

A en croire le rapport de Tardiveau, la hausse du blé ne pouvait être la cause décisive de l'agitation, puisque, selon lui, « les grains dans l'Eure étaient à bon marché, et le pain ne se vendait que deux sous la livre ». Si cela est exact, c'est surtout l'animosité des paysans contre les gros fermiers et les capitalistes qui serait le ressort du mouvement.

Il y a deux traits bien remarquables en toute cette agitation de l'Eure, de l'Eure-et-Loir, de Seine-et-Marne. C'est d'abord que les vastes rassemblements de paysans qui se formaient procédaient avec une sorte de méthode et de discipline, évitant les violences inutiles, s'abstenant de piller ou d'incendier, mettant à leur tête, toutes les fois qu'ils le peuvent, les officiers municipaux séduits ou entraînés. Les Directoires de département, les rapporteurs à la Législative insistent sur cette discipline avec une arrière-pensée évidente. Les révolutionnaires bourgeois aimeraient bien, pour se rassurer, croire que les paysans obéissent à un mot d'ordre secret des contre-révolutionnaires, et qu'il y a là une intrigue de l'ancien régime, non le prodrome d'un vaste soulèvement social. Aussi les administrateurs du district d'Evreux écrivent que les « séditieux » ont forcé les régisseurs de la forge de La Louche à signer un traité « que la réflexion et une connaissance exacte du commerce des fers ont dicté ». L'insinuation est claire. Les paysans, les cultivateurs sont supposés incapables de conclure un traité aussi précis, s'il n'y a pas un inspirateur subtil et habile du mouvement.

Tardiveau, au nom de la commission des Douze, résumant les rapports qui lui sont adressés de l'Eure, dit, le 13 mars : « Depuis plus de trois mois, une foule de gens sans aveu, robustes, vigoureux, mal vêtus, mais cependant ne mendiant jamais, parcouraient les différents districts de ce département pendant tout l'hiver. Ayant travaillé à séduire l'esprit simple et crédule des habitants, ils y sont parvenus en leur persuadant qu'ils avaient le droit comme le pouvoir de faire taxer le pain, comme toutes les autres denrées commerciales. »

Ils étaient pauvres et sans aveu, mais ne mendiaient pas. Donc ils vivaient de subsides secrets fournis sans doute par les ennemis de la Révolution, pour créer une agitation effrayante. Voilà la conclusion que sous-entend Tardiveau. Mais cela paraît tout à fait arbitraire. Il serait malaisé d'expliquer, par de simples manœuvres et suggestions contre-révolutionnaires, ces vastes rassemblements de huit mille, dix mille, quinze mille cultivateurs et journaliers. C'est une force spontanée qui les mettait en mouvement.

D'ailleurs si la contre-Révolution avait sournoisement provoqué ce mouvement des foules paysannes, elle aurait eu intérêt à les pousser aux extrêmes violences, au pillage, à l'incendie, au meurtre. Au contraire, les agents de propagande s'abstenaient même de mendier. Ce n'est donc ni un mouvement soudoyé et artificiel, ni une révolte exaspérée du prolétariat mendiant, du prolétariat errant. Les paysans avaient horreur des vagabonds ; et c'est pour ne pas les effrayer que les organisateurs du mouvement, même les plus pauvres, s'abstiennent de tendre la main.

Ces pays de gros fermages, où il y a peu de chaumières dispersées et où la population rurale est-ramassée dans d'assez gros villages, sont assez favorables aux manifestations collectives et réglées. Tantôt les paysans décidaient les municipalités des paroisses à marcher à leur tête : ils légalisaient ainsi ou s'imaginaient légaliser leur action ; et quand les municipalités résistaient, ils en créaient d'autres, tout comme le peuple de Paris créera, au 10 août, une commune révolutionnaire. Ils désignaient ce que le rapport de Tardiveau appelle « des officiers civils » et, par eux, comme par l'organe d'une autorité régulière, ils taxaient les denrées.

Il me paraît impossible que le mouvement du peuple de Paris, en janvier, pour la taxation du sucre et des denrées, n'ait pas eu son contre-coup dans les départements environnants. Chose bien curieuse, ce n'est pas seulement le blé et le pain, comme on pourrait l'imaginer, que les insurgés taxent, c'est la totalité des denrées. Plusieurs des textes que j'ai déjà cités le démontrent ; mais les témoignages à cet égard sont surabondants. Les administrateurs d'Evreux écrivent le 5 mars : « Ils traînent à leur suite des officiers municipaux et des gardes nationaux qui, tambour battant, enseigne déployée, fixent le prix du blé, des bois, du fer. »

« Le premier rassemblement qui soit connu, dit Tardiveau, était composé d'environ quatre cents hommes qui se rassemblèrent sur la paroisse de la Neuve-Lyre et se portèrent de là au marché de la Barre, petite ville du district de Bernay. Ils avaient à leur tête quelques officiers municipaux, même des juges de paix. Rendus au marché de la Barre, ils sollicitèrent de la municipalité qu'elle les accompagnât au marché du lieu et que là elle taxât les grains et tout ce qui se vendait dans ce marché. La municipalité, fidèle à ses devoirs, représenta comme une telle disposition était contraire aux lois, combien, en même temps, elle était funeste pour ceux qui se la permettaient. Elle fut dissipée, et les attroupés, se servant de ce qu'ils appelaient leurs officiers civils, firent eux-mêmes ce qu'ils avaient voulu exiger de la municipalité.

« Le lendemain, ils se portèrent au marché de Neubourg ; le surlendemain, à celui de Breteuil, même excès. Le 29 février, la municipalité de Conches, autre petite ville du district de Verneuil, est avertie que le lendemain on devait venir à son marché. En conséquence, le 29 février, elle prend une délibération par laquelle elle requiert la garde nationale de s'opposer aux entreprises que l'on voudrait faire sur le marché. Je ne sais si cette délibération est de bonne foi ; vous allez en juger par le procès-verbal qui suit :

« Le jeudi, 1er mars, nous, officiers municipaux, assemblés en la maison commune, en exécution de notre arrêté d'hier, la garde nationale de cette ville réunie en partie sur la place d'armes, nous avons été invités par le commandant de la compagnie, à la tête de ses troupes, d'aller au-devant des citoyens armés que l'on nous a dit attroupés. Aussitôt nous nous sommes rendus à ses vues et nous avons été avec notre garde hors des murs de cette ville ; nous avons aperçu environ quatre cents personnes armées de fusils pour la plupart, le surplus avaient des haches, fourches, croissants et autres outils.

« Le commandant de la garde nationale de notre ville a envoyé un détachement pour les reconnaître ; ils ont répondu qu'ils étaient gardes nationaux et qu'ils venaient mettre de l'ordre dans le marché.

« Nous les avons attendus et leur avons représenté que les attroupements étaient défendus, qu'il était de la bonne police de ne point entrer à main armée ; nous les avons engagés, au nom de la loi, à se retirer et à mettre bas les armes ; ne pouvant le leur persuader, et ne nous croyant pas en force de résistance, nous leur avons ouvert le passage en leur déclarant que nous en dresserions procès-verbal. Leurs officiers municipaux nous ont déclaré qu'ils avaient été forcés de les suivre d'après les menaces qui leur avaient été faites. Nous les avons engagés à nous aider à retenir les perturbateurs et à favoriser le bon ordre dans le marché. Nous avons fait garder la halle au blé par notre garde et gendarmerie nationales. Aussitôt les citoyens de Sainte-Marguerite et autres paroisses se sont emparés de cette halle au blé ; ils nous ont contraints, à différentes reprises et malgré notre refus, de fixer le prix du blé à 19, 20 et 21 livres ; l'avoine à 10 et 11 livres, et la vesse à 9 livres, en nous menaçant, si nous ne le fixions pas, de nous faire un mauvais parti ; ils nous ont même certifié que leur intention était que ces prix restassent jusqu'au premier août prochain, et qu'Ils ne variassent en aucune manière, sans quoi ils reviendraient jusqu'au nombre de quinze mille. Forcés de céder à leurs menaces, nous avons été contraints d'acquiescer.

« Dès que la halle a été vide, les citoyens armés nous ont conduits et forcés de les accompagner dans deux maisons différentes, chez les sieurs Raymond et Perrier, citoyens de cette ville, où ils nous ont contraints de faire distribuer le grain qui était dans leurs greniers. Obligés d'agir à leur gré, on leur en a délivré, en notre présence, cent boisseaux à 3 livres 10 sols (ce qui n'est même pas leur taxation du matin). Ensuite, ils se sont retirés et ont pris chacun le chemin de leurs paroisses. »

« Ce jour-là, messieurs, continue Tardiveau, la municipalité de Conciles prétendait avoir été forcée de se prêter à tout ce qu'on avait exigé d'elle ; mais, trois jours après, nous la retrouvons à une demi-lieue, taxant encore non plus les grains, mais les fers, le bois et le charbon... La paroisse de la Neuve-Lyre, qui l'accompagnait, demanda au maitre de forges deux canons de six livres de balles, pour prix de la protection qu'elle venait de lui accorder.

« Le 1er mars, l'attroupement, comme nous l'avons vu, n'était encore que de quatre cents hommes ; il était de cinq mille, le 3 mars, aux forges de Beaudoin ; le 6, à Verneuil, il était de huit mille. Le plan de campagne était tracé ; on annonçait qu'à Evreux il se trouverait cinq mille individus et, qu'après avoir soumis la ville à ce qu'ils appelaient leur volonté, le même attroupement passerait en Seine-et-Oise où, à la même époque, il y avait de pareils rassemblements... Les mêmes excès avaient lieu, à la même époque, dans les départements voisins d'Eure-et-Loir, de l'Oise, de Seine-et-Oise et de Seine-Inférieure. »

Evidemment les autorités électives secondent ou tolèrent, en bien des points, l'action des paysans. Et cela seul prouverait qu'il ne s'agit point ici de ceux que les paysans eux-mêmes appelaient. « les brigands », c'est-à-dire les mendiants et les vagabonds. C'est, pour ainsi dire, toute la population rurale, à l'exception des grands propriétaires bourgeois et des gros fermiers, qui est en mouvement. Il y a là comme une mise en œuvre de ces cahiers paysans, dont l'accent si véhément retentit encore à notre pensée, malgré les efforts des légistes bourgeois des villes pour en amortir et assourdir la puissance. Vraisemblablement, les mêmes légistes et praticiens de villages qui aidèrent les paysans à rédiger les cahiers vibrants des paroisses concourent, aujourd'hui, à organiser le mouvement et fixent avec une certaine sagesse le prix auquel il convient de payer les denrées.

A Melun, trente communes en armes se présentent à la halle pour y taxer le pain : à la demande de la municipalité de Melun les communes rurales déposent les armes, mais maintiennent la taxation du pain. Le mouvement se fait d'ensemble, avec unité et mesure.

Parfois, il est vrai, comme à Epernon, dans le Loir-et-Cher, il n'y a qu'un soulèvement tumultueux et pour taxer uniquement le blé et le pain. « Si nous diminuons notre blé de 4 francs, demandent les propriétaires, c'est-à-dire si nous le donnons pour 20 livres, sera-t-on content ? » Alors « le nommé François Breton, terrassier à Epernon, armé d'un bâton d'environ deux pieds de long, le nommé Conice, journalier au Paty, commune de Banches, armé d'un sabre, le nommé Marigny fils dit Cucu, le nommé Georges Pichot, se récrient sur le prix du pain, les trois premiers sont montés sur les sacs et ont dit : C'est trop cher, nous le voulons à 18 livres. » Et pendant ce temps, la garde nationale de Banches et quarante gardes nationaux de Houx, « armés de fusils, de hallebardes, serpes et autres instruments », aidaient le peuple à imposer à la municipalité d'Epernon la taxation du grain. Le commandant de la garde nationale de-Houx, le nommé Legueux, était parmi les plus animés.

Ainsi les gardes nationales villageoises, formées en grande partie de paysans pauvres et de petits cultivateurs, mettaient au service des revendications paysannes la force légale qu'elles avaient reçue de la Révolution. Sur l'état d'esprit des gardes nationaux des campagnes cela jette un jour curieux. Là, vraiment, la distinction des citoyens actifs et passifs était à peu près illusoire, et sans doute le pauvre paysan qui payait assez d'impôt pour être citoyen actif et garde national ne s'offensait pas, en un jour de soulèvement, que le citoyen « passif » armé d'une pioche ou d'une hache se joignît à lui pour ramener à un prix modéré le pain trop cher et aussi les fers de la forge dont tous avaient besoin pour leur houe, leur pelle ou leur charrue. Certes, tous ces paysans n'avaient pas de vues générales. Il n'apparaît pas qu'ils aient su rattacher leurs revendications aux principes de la Révolution et aux Droits de l'Homme. Aussi étaient-ils parfois suspects, non seulement à la bourgeoisie possédante, mais aux ouvriers révolutionnaires des petites villes ; c'est ainsi que, dans l'Eure, les gardes nationaux de la commune de Laigle, parmi lesquels il y avait beaucoup d'ouvriers, contribuèrent très activement à réprimer ces mouvements paysans. Les ouvriers de Laigle travaillaient dans des fabriques d'épingles ; mais, par suite du manque de fil de laiton (toutes les matières premières se faisant rares à cette date), ils avaient dû suspendre leur travail quelques jours, mais ils disaient : « Pour la Révolution, quand même ! » et ils couraient refouler les bandes paysannes dont ils craignaient qu'elles fussent poussées par « la main invisible » de la contre-Révolution. Mais qu'auraient dit ces ouvriers de Laigle si les paysans avaient su leur répondre : « Nous ne faisons que suivre le mouvement de vos frères de Paris... Comme eux, nous luttons contre les accapareurs, contre les égoïstes qui détournent à leur profit la Révolution. » Mais les pensées paysannes étaient incertaines et confuses et d'un égoïsme un peu court.

Pourtant, et ceci a un haut intérêt historique, c'est la préparation populaire, c'est la première application spontanée des lois futures sur le maximum. Et on comprend à la réflexion que jamais même l'audacieuse Convention n'aurait pu ou n'aurait osé régler le prix de toutes les denrées en France, si cette entreprise formidable n'avait été préparée à la fois par le mouvement des sections de Paris et par les soulèvements des paysans durant l'année 1792.

A Verneuil, les paysans taxent le blé, le pain, le beurre, les œufs, le bois et le fer. Mais, cela va plus loin. Ils comprennent qu'à taxer ainsi les denrées, s'ils frappent les gros fermiers, ils risquent de mécontenter aussi les petits fermiers. De plus, les gros fermiers eux-mêmes peuvent alléguer qu'à raison de la hausse des denrées, leur fermage aussi a été accru. Quelle réponse ? Une seule : réviser les baux et, selon le rapport du Directoire d'Evreux, les paysans « après avoir, disent-ils, établi une police générale des prix, doivent parcourir les campagnes, se faire représenter les baux des fermiers, faire réduction dans les prix et menacer- ensuite les propriétaires de les piller ». Il est clair qu'il s'agit là de menaces conditionnelles ; c'est seulement si les propriétaires refusaient la diminution des baux qu'ils seraient pillés et il paraît infiniment probable que les petits fermiers étaient dans le jeu ; ils se faisaient forcer la main pour une réduction des baux.

Ainsi il y a, en ces régions, tout un frémissement de la vie paysanne compliquée et enchevêtrée. Oh ! comme Taine, cet idéologue mal informé et peu consciencieux, a simplifié et brutalisé tout cela ! Comme il a donné un faux air de bestialité déchaînée à la subtilité paysanne, aiguisée encore par la Révolution ! Et comme ses formules sont grossières et pauvres à côté de ces vastes et fines fermentations !

De tous ces mouvements, les autorités administratives, après le premier moment de surprise, avaient d'ailleurs aisément raison, et le plus souvent sans effusion de sang. La bourgeoisie révolutionnaire disait aux paysans avec tant de force et un tel accent de sincérité qu'ils allaient, par l'anarchie, ramener l'ancien régime, que les « séditieux » étonnés et confus se laissaient bientôt arrêter sans résistance.