HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE V. — LE MOUVEMENT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL EN 1792

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

 

LES TROUBLES DU SUCRE

Devant la Révolution qui, depuis deux années, semblait ne plus connaître ce péril, la question des subsistances se posait de nouveau d'une manière aiguë. La crainte de manquer de sucre et l'espoir que la rareté des denrées coloniales en hausserait rapidement le prix, avaient décidé un grand nombre de marchands à s'approvisionner largement, et ces achats considérables, se produisant à la fois sur le marché du sucre, avaient déterminé précisément une hausse immédiate et formidable.

Les ménages ouvriers, qui avaient déjà, au témoignage de Mercier, l'habitude de déjeuner de café au lait, furent très irrités par ce qui leur semblait être une manœuvre d'accaparement et il y eut un véritable soulèvement populaire.

Ce n'était pas seulement la crainte de voir manquer la marchandise qui avait déterminé les marchands à s'approvisionner plus largement que de coutume ; ce qu'on peut appeler l'action excitante des assignats et des opérations révolutionnaires se produisait aussi. L'émission de près de deux milliards d'assignats avait multiplié les moyens d'achat, et la bourgeoisie pour réaliser ces assignats, cette monnaie de papier, en valeurs solides, se hâtait d'acheter des marchandises, quand elle n'achetait pas du numéraire. De là, une sorte de coup de fouet donné à la production et aux échanges ; mais, de là aussi les brusques sursauts des prix, les mouvements soudains de l'industrie et du commerce qui bondissaient, pour ainsi dire, ou se cabraient.

Les caisses de billets de secours dont nous avons déjà parlé, et qui suppléaient à l'insuffisance des petits assignats, ajoutaient encore à l'activité fébrile de la circulation. Enfin les vastes immeubles d'Eglises, couvents, abbayes, qui avaient été nationalisés et qui se vendaient rapidement, offraient au commerce de grands locaux ; et l'idée d'y installer de riches dépôts de marchandises venait naturellement aux bourgeois abondamment pourvus d'assignats par le paiement des arrérages de la dette, par le remboursement des charges de judicature et par les longs délais que leur accordait la loi pour le paiement par annuités des biens nationaux achetés. Ainsi, la hausse subite du prix du sucre, qui se produisit en janvier et qui souleva Paris, est un phénomène complexe où retentissaient pour ainsi dire toutes les forces économiques de le Révolution. Et de plus, la bourgeoisie marchande et le peuple ouvrier se trouvaient subitement aux prises, et un conflit de classes s'éveillait.

Les contemporains saisirent toute la gravité du mouvement, toute sa portée économique et sociale. L'Assemblée s'en émut. Le 23 janvier, elle accueillit une députation des citoyens et citoyennes de la section des Gobelins qui protestèrent avec violence contre les « accapareurs » : « Représentants d'un peuple qui veut être libre, vivement alarmés des dangers énormes qu'entraînent les accaparements de toute espèce, les citoyens de la section des Gobelins, défenseurs de la liberté et exacts observateurs de la loi, viennent avec confiance dénoncer, dans votre sein, la cause effrayante du nouveau fléau qui nous menace de tous côtés, surtout dans la capitale et qui frappe plus particulièrement les indigents. Cette masse précieuse de citoyens, digne de votre sollicitude paternelle, n'a-t-elle fait tant de sacrifices que pour voir sa subsistance dévorée par les traîtres ? Ne serait-elle armée que pour protéger de vils accapareurs qui appellent la force publique pour défendre leurs brigandages ? Qu'ils ne viennent pas nous dire que la dévastation de nos îles est la seule cause de disette des denrées coloniales. C'est leur agiotage insatiable qui renferme les trésors de l'abondance, pour ne nous montrer que les squelettes hideux de la disette. Ce fantôme alarmant disparaîtra à vos yeux si vous faites ouvrir ces magasins immenses et clandestins établis en cette ville, dans les églises, les jeux de paume et autres lieux publics, à Saint-Denis, au Pecq, à Saint-Germain et autres villes avoisinant la capitale. Etendez vos regards paternels jusqu'au Havre, Rouen et Orléans, et vous acquerrez la certitude réelle, que nous avons tous, que nos magasins renferment au moins pour quatre années de provisions de toutes espèces. Si vous différez de vous en assurer, vous devez craindre une disette réelle, et les transports journaliers de ces denrées aux pays qui nous les ont expédiées nous offrent maintenant l'idée monstrueuse du retour des eaux à leur source. Nous entendons ces vils accapareurs et leurs infâmes capitalistes nous objecter que la loi constitutionnelle de l'Etat établit la liberté du commerce. Peut-il exister une loi destructive de la loi fondamentale qui dit, article 4 des Droits de l'Homme : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et article 6 : « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à autrui ? »

« Or, nous vous le demandons, législateurs, nos représentants, n'est-ce pas nuire à autrui d'accaparer les denrées de première nécessité pour ne les vendre qu'au prix de l'or ? (Applaudissements dans les tribunes.) Et n'est-ce pas une chose criminelle et nuisible à la société de consentir à un emploi désastreux des remboursements faits mal à propos et injustement appliqués ?

« Quel scandale en effet de voir ces anciens magistrats de l'Assemblée constituante — Cette allusion à l'ancien député feuillant Dandré, qui avait de vastes magasins de denrées coloniales, est applaudie un peu par l'Assemblée et beaucoup par les tribunes —, un de nos anciens représentants, coopérateur de la loi, que nous venons invoquer, se déclarer sans pudeur aujourd'hui, le chef des accapareurs et retenir la liberté du commerce dans les serres de ses misérables associés ! La suppression des entrées promettait un avenir heureux, elle nous découvrait la terre promise, nous comptions y toucher ; une tempête, soulevée par l'égoïsme et la cupidité, semble nous en écarter ; vous la dissiperez. Voilà le motif de nos réclamations. La fermeté des mesures que vous avez déjà prises contre les ennemis du dehors ne permet pas de douter que vous saurez distinguer et punir ceux du dedans. Nous vous les dénonçons comme les seuls que nous ayons à craindre !

« Les citoyens de la section des Gobelins ne se sont pas, ainsi qu'on l'a dit dans cette assemblée, fait délivrer à un bas prix le sucre resserré dans une des propriétés nationales de son arrondissement. On a indiscrètement calomnié une section qui s'est fait un devoir sacré et saint d'obéir à la loi et de la maintenir. (Vifs applaudissements.)

« Nous demandons que la municipalité soit autorisée, par vos ordres, à vouloir bien surveiller les magasins, afin qu'ils ne puissent être enlevés et employés d'une manière coupable, et qu'ils puissent au moins soulager le peuple qui souffre assez depuis très longtemps par la cherté horrible où sont tous les comestibles de première nécessité. » (Applaudissements.)

C'est d'une grande vigueur de ton. Il est vrai que les délégués protestent qu'ils n'ont pas fixé par la force le prix du sucre, mais c'est de la loi même qu'ils attendent la répression de toutes les manœuvres qui, selon eux, haussent le prix des denrées. Ce n'est pas seulement, ce n'est pas surtout à la rareté relative du sucre, résultant des troubles de Saint-Domingue, c'est aux combinaisons des grands marchands qu'ils attribuent cette hausse. Et ils accusent nettement la bourgeoisie d'avoir employé à des achats de spéculation et d'accaparement les assignats qu'elle a reçus en remboursement de ses charges de judicature. Ce n'est donc pas précisément contre l'ancien régime que protestent les pétitionnaires, c'est contre l'abus que les classes nouvelles, les classes bourgeoises, font des moyens d'action nouveaux créés par la Révolution. Ainsi, c'est à l'intérieur de la Révolution même que se dessine un antagonisme de classe, entre les consommateurs et les marchands, entre les prolétaires ou artisans d'un côté et la bourgeoisie riche de l'autre. Ce qui est remarquable aussi, c'est l'invocation précise de deux articles de la Déclaration des Droits de l'Homme pour combattre des manœuvres commerciales et capitalistes.

Les pétitionnaires n'entendent pas la liberté, telle que les Droits de l'Homme la garantissent, comme une faculté indéterminée, et le jeu des forces économiques a pour limite l'intérêt d'autrui. Déjà, dans la pétition des ouvriers charpentiers, en juin 1791, une première application avait été faite aux relations économiques et aux phénomènes sociaux de la Déclaration des Droits. Dans la pensée du peuple, le mot liberté reçoit un sens plein et concret qui est tout à l'opposé du laissez-passer et du laissez-faire.

Les pétitionnaires ne demandent pas précisément qu'une tarification légale des prix des denrées intervienne, ils ne paraissent pas avoir songé à une loi du maximum ; mais ils sont évidemment sur le chemin, car leur conclusion, assez vague dans les termes, soit par manque de précision de la pensée même, soit par prudence, ne peut avoir qu'un sens. Il faut que la municipalité surveille les magasins pour empêcher que des quantités considérables de sucre soient soustraites à la vente, immobilisées ou cachées. La municipalité fera défense aux gros marchands de dissimuler le sucre et les denrées dans des dépôts clandestins. Il faudra que la marchandise reste toujours, pour ainsi dire, étalée et à la disposition du public. C'est, sous des formes réservées, la théorie de la vente forcée. Mais la vente forcée implique la détermination légale du prix de vente et voilà pourquoi nous sommes dès ce jour sur la voie du maximum.

Que pouvait l'Assemblée ? Elle se sentait en face d'un troublant problème qui dépassait, à cette heure, sa force d'action. Guadet, qui présidait la séance, répondit aux pétitionnaires avec une bienveillance empressée et vague et le maire de Paris fut appelé à la barre pour rendre compte de la situation de la capitale. Il s'appliqua à amortir les couleurs, à estomper les effets. Il voulait rassurer les esprits et en même temps laisser à l'Assemblée législative, toute la responsabilité.

« Depuis quelques jours, dit-il, un mouvement sourd se faisait sentir dans Paris. Le peuple témoignait ouvertement son mécontentement sur la hausse considérable du sucre et de plusieurs autres denrées. Il s'assemblait en groupe dans les lieux publics et tout annonçait une explosion prochaine. Le vendredi (c'est-à-dire le 20 janvier) les murmures et les propos allaient croissant ; plusieurs commissaires de police commençaient même à réclamer la force publique. Dans la nuit de vendredi au samedi, le feu s'est manifesté à l'hôtel de la Force. Cet événement répandit une grande alarme... On est encore incertain de savoir si cet accident est dû à un hasard ou à quelque dessein prémédité... Ce que nous ne pouvons passer sous silence, c'est le zèle infatigable de M. le Commandant général de la garde nationale... Nous devons encore vous instruire, Messieurs, que nul bâtiment étranger à ceux de la Force n'a été atteint par les flammes, et celui qui vous a dit que le feu avait consumé des magasins remplis de sucre a été induit en erreur.

« A l'instant même où cet événement fâcheux nous occupait tout entier, on semait, comme à plaisir, les bruits les plus alarmants ; on nous annonçait que les mêmes désastres avaient lieu à la Conciergerie, au Châtelet, à Bicêtre... Ce qui était plus réel, c'était un rassemblement au faubourg Saint-Marceau, autour d'un magasin rempli de sucre ; M. le Maire de Paris et M. le Procureur général syndic s'y rendirent. Ils trouvèrent un nombre assez considérable de citoyens et de citoyennes. Après quelques représentations, ils les engagèrent à choisir douze d'entre eux pour s'expliquer sur la demande qu'ils avaient à former, ce qu'ils firent à l'instant. Et ici, nous devons dire, pour l'honneur de ces citoyens, qu'ils commencèrent par nous déclarer qu'ils n'étaient pas venus pour piller. Ils nous le répétèrent avec cette inquiétude de la probité, qui craignait qu'on ne pût les en soupçonner.

« Ils nous ajoutèrent que le sucre, que plusieurs autres denrées s'étaient subitement élevés à un prix que le pauvre ne pouvait plus atteindre, qu'il y avait là-dessous des manœuvres coupables et qu'il fallait absolument faire baisser ce prix.

« Après leur avoir fait sentir que les troubles portés au commerce, loin de produire l'effet de diminuer les prix, ne pouvaient que les augmenter, nous leur dîmes qu'il n'était pas en notre pouvoir de taxer les marchandises ; que, s'ils avaient des représentations à faire, la loi leur ouvrait un moyen paisible et digne d'hommes libres, celui de la pétition, qu'ils pouvaient s'assembler tranquillement et dresser leurs griefs.

« Ils se retirèrent bien persuadés de cette vérité et tout fut calme. Ils ne se firent point délivrer, comme on vous l'a dit, du sucre à 22 sous la livre. Le reste de la soirée se passa dans le plus grand calme ; on transféra de l'hôtel de la Force les prisonniers pour dettes à Sainte-Pélagie, le tout dans le plus grand ordre.

« Nous ne fûmes pas néanmoins sans inquiétude pour le lendemain dimanche ; ce jour, dans des moments de fermentation, est ordinairement un des plus difficiles à passer. M. le Commandant général prit les dispositions les plus sages. Il distribua les forces dans les endroits qui paraissaient les plus menacés. Cette journée fut beaucoup plus paisible que nous lie pouvions l'espérer.

« Il y eut néanmoins un épicier dans la rue du Faubourg-Saint-Denis qui, intimidé par 'une grande affluence de monde rassemblé autour de sa boutique, distribua une certaine quantité de sucre à 24 et 26 sous la livre.

« Nous avions la consolation de croire que le lendemain tout serait apaisé : quel fut notre étonnement, quelle fut surtout notre inquiétude lorsqu'entre 10 et 11 heures du matin, des lettres arrivèrent de toutes parts, qui nous annonçaient des groupa et des rassemblements nombreux dans différents quartiers ? Un de ces rassemblements se porta même à la mairie.

« Il était parti de la section des Gravilliers et suivait un cavalier d'ordonnance, porteur d'une lettre du commissaire de cette section. M. le Maire se présenta à ces citoyens et parvint aisément à leur faire entendre le langage de la raison et de la justice.

« Il leur représenta que c'étaient les ennemis de la chose publique qui cherchaient à occasionner un grand trouble, à opposer les citoyens aux citoyens, et surtout à mettre la garde nationale aux prises avec les habitants ; qu'il fallait éviter ce piège en se conduisant avec sagesse ; et en recourant à la voie que la loi ouvrait à tous les citoyens, celle de la pétition. Ils se retirèrent satisfaits et promirent de porter la paix parmi ceux qui les avaient députés.

« M. le Commandant général de la garde nationale arrivait en même temps qu'eux. Il fit part à M. le Maire des avis multiples qu'il avait requis de son côté, ils se concertèrent ensemble, craignirent que la chose ne devînt très sérieuse et qu'on ne fût obligé d'avoir recours à de grandes mesures. M. le Maire convoqua à l'instant et extraordinairement le Conseil municipal ; déjà, plusieurs membres étaient à leur poste, et il se rendit avec M. le Commandant au Directoire du département, dont les membres furent également convoqués ; là, on discuta les différents partis qu'on pourrait prendre à raison des circonstances. Deux heures entières se passèrent sans recevoir de nouvelles fâcheuses et déjà nous jouissions de la satisfaction de penser que le calme était rétabli ; mais, bientôt, plusieurs officiers de la garde nationale se présentèrent pour nous faire des récits affligeants.

« On nous dit que les rassemblements dans les rues Saint-Martin, du Cimetière Saint-Nicolas, Chapon et des Gravilliers étaient considérables ; que des portes de magasins avaient été enfoncées, des vitres cassées, la garde nationale forcée, que le peuple tentait de la désarmer et qu'un commandant de bataillon avait été pris au collet et avait été grièvement insulté.

« Nous sentîmes alors qu'il n'y avait pas un moment à perdre, que des officiers municipaux devaient se rendre à l'instant dans ces différents' endroits, parler au nom de la loi, toujours puissante sur l'esprit des bons citoyens et rappeler ceux qui étaient égarés. M. le Maire, M. le substitut de la commune et un autre officier municipal partirent de l'Hôtel de Ville, accompagnés de quelques grenadiers et d'un certain nombre de cavaliers et se portèrent dans toutes les rues dont nous venons de parler.

« Ils entrèrent chez MM. Chol et Boscary, ils aperçurent des vitres qui avaient été cassées ; mais les magasins n'avaient point été pillés.

« Les vitres de la maison du sieur Blot avaient pareillement été cassées ; mais on n'y avait point non plus enlevé de marchandises.

« Le magasin, rue des Gravilliers, cul-de-sac de Rome, était fermé. On nous dit que dans un endroit il avait été livré, aux citoyens attroupés, de la cassonade à 10 sous la livre.

« Lors de notre arrivée dans ces différents endroits, le peuple s'était déjà écoulé, et nous n'y avons rencontré qu'un petit nombre de curieux, dont les dispositions étaient rassurantes.

« Dans notre marche, nous apprîmes avec plaisir qu'il n'y avait également plus rien dans la rue des Lombards. De retour à l'Hôtel de Ville, un officier vint prévenir M. le Commandant général, qu'un rassemblement assez considérable était à la porte d'un épicier du Faubourg Saint-Antoine et M. le Commandant y envoya à l'instant des forces.

« Il établit aussi un certain nombre d'hommes pour passer la nuit dans chacune des maisons qui avaient été exposées à être forcées.

« Le Corps municipal dans cette circonstance difficile n'a négligé, comme vous le voyez, Messieurs, aucun des moyens qui étaient en son pouvoir pour le maintien de l'ordre et de la tranquillité, et il n'en négligera aucun. Il a arrêté que ses séances tiendraient, sans désemparer, jusqu'à ce que le calme soit rétabli ; mais il sent en même temps combien il serait dangereux que l'on exagérât au dehors, les mouvements qui viennent de l'agiter et qui, il faut l'espérer, n'auront pas les suites fâcheuses que s'en promettent sans doute les ennemis de notre liberté et de notre bonheur.

« C'est à vous, Messieurs, qu'il appartient de peser, dans votre sagesse, ce que les moments où nous sommes exigent : de préparer les grands moyens d'ordre et de tranquillité, d'assurer le salut de cette grande cité à laquelle tient si essentiellement le salut de l'Empire. »

Ce qui ressort de l'exposé de Pétion, c'est la soudaine puissance d'action du peuple, c'est sa volonté bien affirmée de n'être pas dupe dans le grand mouvement révolutionnaire. L'agitation fut assez étendue ; elle se produisit au faubourg Saint-Marceau, au faubourg Saint-Antoine et au cœur de Paris, dans les quartiers Saint-Denis, Saint-Martin et des Gravilliers. C'est tout le peuple, tout le prolétariat et toute l'artisanerie parisienne qui remuaient. Et la bourgeoisie révolutionnaire n'osait plus, comme lors de l'émeute contre Réveillon ou des premiers mouvements de paysans de 1789, parler « de brigands ». Ce sont, comme dit Pétion, des « citoyens » qui n'entendent pas laisser aux accapareurs et monopoleurs de la bourgeoisie, le bénéfice de la Révolution. Cette fois, ce n'est plus contre l'hôtel de Castries et contre des nobles, c'est contre des bourgeois révolutionnaires, grands acheteurs de biens nationaux, qu'est dirigé le mouvement. Lorsque Fauchet, le 21 janvier, signala le premier à l'Assemblée, les troubles de Paris et les accaparements, il déclara que l'église Sainte-Opportune, l'église Saint-Hilaire et l'église Saint-Benoît étaient pleines de sucre et de café. C'étaient évidemment des hommes de la Révolution qui avaient acheté ces églises et qui les avaient transformées en grands magasins. C'était donc bien contre une puissance nouvelle, sortie de la Révolution, que le prolétariat et le peuple s'agitaient. Un moment, Pétion se demanda si la situation n'allait pas devenir sérieuse, si la garde nationale et le peuple qui, quelques mois auparavant, avaient eu au Champ-de-Mars une si tragique rencontre, n'allaient pas se heurter de nouveau, et cette fois à propos d'une question de subsistance. La prudence de Pétion, ses sages atermoiements, qui permirent aux passions de se calmer, épargnèrent à la Révolution ce malheur ; mais on commence à sentir dans Paris le tressaillement de la force populaire, plus consciente d'elle-même, fière des sacrifices qu'elle a déjà consentis à la Révolution, des services qu'elle lui a rendus et décidée à ne pas laisser confisquer, par les agioteurs et les capitalistes, la joie des temps nouveaux. Oh ! le peuple n'a pas encore essayé d'analyser le mécanisme social. Il ne démêle pas clairement que ces coups de spéculation sont un effet presque inévitable de la concurrence marchande et de la propriété privée. Mais, du moins, il oppose à ce désordre son droit. Il est prêt non à transformer la propriété, mais à en corriger, par une intervention vigoureuse et la force de la loi, les excès les plus criants. Il ne doute pas que, jusque sur le domaine de la propriété, la loi ne puisse et ne doive protéger la liberté vraie, la liberté réelle des hommes, celle de vivre. Et ainsi se forment lentement, obscurément, dans le peuple, les idées qui trouveront dans la législation régulatrice de la Convention d'abord, dans le communisme de Babeuf ensuite, leur expression. En janvier 1792, ces tendances étaient bien indécises encore, puisque les pétitionnaires mêmes qui parlaient au nom du peuple, n'osaient pas demander nettement la taxation légale des marchandises. A cette indécision générale des esprits et des forces, correspondait assez bien la manière conciliante et vague de Pétion. Mais on pressent le jour où la brutalité des événements voudra des pensées plus fermes.

Ces mouvements du peuple effrayèrent vivement la bourgeoisie marchande. Plusieurs des négociants menacés, ou protestèrent ou même jetèrent un défi. L'un d'eux, Delbé, se disant américain (était-ce un personnage réel ou bien le pseudonyme collectif de plusieurs négociants à la fois arrogants et timides ?) somma l'Assemblée de faire respecter son droit de propriété, qu'il poussait jusqu'au droit d'accaparement, avec des chiffres qui sont une bravade. Sa pétition, d'une forme provocante, fut lue sous les murmures : « Hier matin, disait-il, une section de la capitale, admise à la barre, est venue, les Droits de l'Homme à la main, réclamer une loi contre tous les accapareurs et singulièrement contre ceux des denrées coloniales, dont la rareté commence à se faire sentir. Aujourd'hui, citoyen domicilié, père de famille, je viens me dénoncer moi-même comme un de ces hommes qu'on cherche à rendre odieux parce qu'ils croient pouvoir disposer librement d'une propriété légitime.

« Je suis, Monsieur le Président, un ci-devant propriétaire d'habitations considérables dans cette île malheureuse qui n'existe peut-être plus. Mes propriétés sont dévastées, mes habitations brûlées, mes dernières récoltes, embarquées avant les désordres, me sont heureusement parvenues. Je déclare donc que j'ai reçu avant le mois de septembre, 2 milliers de sucre, 1 millier de café, 100 milliers d'indigo et 250 milliers de coton.

« Les denrées sont là, dans ma maison et dans mon magasin, mais ne seront jamais cachées, parce qu'un citoyen ne saurait rougir d'avoir exploité de belles manufactures qui faisaient la prospérité de sa patrie.

« Ces marchandises valent aujourd'hui 8 millions, suivant le cours ordinaire des choses elles doivent en valoir incessamment plus de 15. Je plains fort, Monsieur le Président, ceux qui estiment assez peu les représentants du peuple pour solliciter des décrets attentatoires au droit sacré de propriété ; mais moi, je leur rendrai un hommage plus pur, en mettant la mienne sous la sauvegarde de ses principes ; je déclare donc à l'Assemblée nationale, qui me lit et à l'Europe entière qui entend cette adresse, que ma volonté bien expresse est de ne vendre actuellement à aucun prix des denrées dont je suis le propriétaire. (Murmures.) Elles sont à moi ; elles représentent des sommes que j'ai versées dans un autre hémisphère, les terres que je possédais et que je n'ai plus, en un mot, ma fortune entière et celle de mes enfants. Il me conviendra peut-être de les doter en sucre et en café. Toujours est-il vrai que je ne veux les vendre à aucun prix, et je le répète bien haut pour que qui que ce soit n'en doute. (Murmures.) Mais en même temps, il ne me convient pas, après avoir été incendié en Amérique d'être pillé en France. C'est pour faire un noble essai de la Constitution, c'est pour connaître jusqu'à quel point elle peut garantir la propriété que j'adjure ici la force publique... (Murmures.) Plusieurs membres : « A l'ordre du jour ! » D'autres membres : « Non, non, achevez ! »... de protéger un citoyen qui ne contraint personne à lui demander son bien, mais qui proteste de vouloir garder en nature celui qu'il a récolté. (Murmures.) Veuillez donc, Monsieur le Président, donner des ordres à M. le maire d'entourer mes magasins d'une garde suffisante dont il est juste que je supporte les frais. Je demande surtout que cet ordre soit donné avant d'ouvrir la discussion sur la demande de la section des Gobelins, qui prétendait hier fixer le prix des denrées sans avoir eu l'attention d'indiquer aux législateurs le point délicat où la propriété finit et où l'accaparement commence.

« Signé : JOSEPH-FRANÇOIS DELBÉ, Américain, citoyen actif de la section de Popincourt, grenadier volontaire dans le bataillon de cette section, rue de Charonne, n° 158 bis. »

C'est sans doute une mystification, mais c'est aussi une manœuvre de la contre-Révolution, cherchant à effrayer les propriétaires et à opposer, en un contraste violent, le droit de propriété, poussé jusqu'à l'absolu, aux réclamations populaires. Dans le cerveau exaspéré de quelque propriétaire des fies avait pu éclore cette étrange fantaisie de polémique sociale, en forme de pétition. Mais il y avait une autre pétition plus authentique et de forme plus sérieuse. C'était celle d'un banquier, Boscary, membre de l'Assemblée Législative, qui avait complété ses opérations de banque par des opérations de commerce. Il se mettait sous la protection de ses collègues de l'Assemblée :

« Monsieur le Président, le peuple, égaré par des gens mal intentionnés, s'est porté hier matin, chez moi, en foule, au moment où j'allais me rendre à l'Assemblée et m'a empêché de me rendre à mon poste. On lui insinue que ma maison de commerce, sous le nom de Ch. Boscary et Compagnie, avait fait des accaparements de denrées coloniales, assertion aussi fausse que calomnieuse. On a tenté d'entrer par force dans ma maison et on a cassé toutes mes vitres du premier étage (Bruit dans les tribunes) avant que la force publique ait pu m'accorder protection. Je suis encore menacé en ce moment, et, malgré la garde qu'on a voulu me donner, on jette des pierres contre mes fenêtres ; ma fortune, celle de mes amis sont en danger. J'invoque la loi, la sauvegarde de la propriété, non seulement pour moi, mais encore pour tous les négociants de Paris, qui ne sont pas exempts des égarements du peuple... (Murmures sourds.) Je ne m'attendais pas, Monsieur le Président, à devenir l'objet de la fureur du peuple. Je n'ai jamais fait de mal à personne ; j'ai fait le bien quand je l'ai pu. Personne plus que moi ne s'est livré à la Révolution. Constamment dans les places civiles et militaires, j'ai été le premier à défendre les propriétés en danger ; et aujourd'hui les miennes sont menacées. J'espère que le peuple, revenu de son égarement, me rendra l'estime et la justice que je mérite à tous égards. Je vous prie, Monsieur le Président, de communiquer de suite à l'Assemblée, cette lettre importante pour moi. (Rire dans les tribunes.)

« Signé : BOSCARY, député de Paris. »

La bourgeoisie commerçante et modérée, dont Boscary était un des principaux représentants, est, si l'on me passe le mot, toute ahurie de ce soulèvement populaire. Il lui semblait en effet s'être « livrée » toute entière à la Révolution, et elle entrevoit soudain avec stupeur qu'au-delà du cercle un peu étroit de ses pensées, d'autres forces s'agitent. Malgré l'indignation d'une partie de l'Assemblée, les tribunes couvrirent de huées et coupèrent de quolibets la lettre du banquier révolutionnaire. Plusieurs députés voulaient qu'on passât à l'ordre du jour sur la lettre de Boscary, comme sur celle du mystérieux et ironique Delbé, niais l'Assemblée renvoya la pétition au pouvoir exécutif. Curieuses escarmouches entre ces deux fractions du Tiers Etat, qui ont fait ensemble la Révolution, qui souvent encore la sauveront ensemble, mais qui commencent à se heurter l'une l'autre, et à prendre figure de classes hostiles !

 

PROTECTIONNISME OU LIBRE ÉCHANGE

Au problème, qui lui était posé alors sur le prix des denrées coloniales, la Législative n'avait pas de solution. Son Comité du commerce songea un moment à lui proposer la suppression du droit de 9 livres par quintal qui frappait le sucre étranger à son entrée en France, mais il reconnut vite que ce serait inutile ; car la France, par l'abondance de sa production, dominant le marché du sucre, les cours du sucre en France ne tarderaient pas à régler les cours du sucre dans le monde entier.

Dès lors, les étrangers ne pourraient pas importer du sucre en France, à un cours inférieur au cours même de France, et aucune baisse de prix ne se produirait. Pouvait-on d'autre part, interdire l'exportation des sucres de France ? Mais c'est avec ses sucres exportés que la France payait la plus grande partie des marchandises qu'elle tirait du dehors. Le Comité concluait donc qu'il n'y avait rien à faire, qu'il n'y avait par conséquent pas à délibérer sur la question proposée. L'Assemblée murmura, mais nul n'essaya d'indiquer une solution précise. Ducos, le brillant député de Bordeaux, effrayé à l'idée que des mesures de prohibition ou de restriction commerciales pourraient être proposées qui ruineraient nos ports, les combattit avec un talent remarquable, sans rien ajouter au forù1 à la thèse du Comité. Mais, jamais avec plus d'élégance et de netteté, ne fut expliqué le mécanisme international du commerce du sucre. C'est en ces discours si substantiels et si lumineux que se révèle la forte éducation économique et positive de la bourgeoisie du XVIIIe siècle, sur laquelle Taine s'est si lourdement trompé. « Trois moyens, dit-il, ont été proposés à cette Assemblée pour opérer une réduction du prix des sucres :

« Le premier est de permettre aux étrangers l'introduction du sucre dans nos ports ; le second d'en protéger la sortie hors du royaume ; le troisième (une loi sur la circulation des billets de confiance) mérite la plus sérieuse attention.

« Je crois le premier moyen complètement inutile. En effet, pour en retirer quelque avantage, il faudrait pouvoir attendre de la liberté d'importation dans nos ports une quantité de sucre étranger assez considérable pour former une concurrence qui fît baisser le prix des nôtres ; or, voilà ce que vous ne pouvez pas espérer. Vous n'ignorez pas qu'aucune des nations commerçantes, qui possèdent des colonies, ne recueille une assez grande quantité de sucre pour en former l'objet d'un grand débouché et pour exporter l'excédent de sa consommation. L'Angleterre, qui est après nous celle des puissances commerçantes dont les plantations en fournissent le plus, n'en exporte qu'une très faible partie. L'aisance de ses habitants y a rendu l'usage du sucre plus général et plus considérable que parmi nous. Le gouvernement avait, à la vérité, encouragé par une prime et par une restitution de droit à la sortie appelée drawback l'exportation du sucre raffiné ; mais, effrayé de l'augmentation subite de cette denrée dans les marchés de France, il vient de supprimer le drawback et la prime. — Ducos veut dire qu'attirés par le bénéfice que leur promettait, au moins pendant quelques jours, le haut prix du sucre en France, les raffineurs anglais auraient envoyé leurs sucres en masse s'ils y avaient été encouragés encore par la prime.et le drawback ; dès lors, le marché anglais aurait été dégarni de sucres et les consommateurs d'Angleterre l'auraient payé trop cher. L'Angleterre supprima donc tous les stimulants à l'exportation. — C'est nous, continue l'orateur, qui fournissons presque tout le reste de l'Europe de cette denrée, et la plupart des commerçants étrangers ne pourraient user de la liberté, que vous leur accorderiez, que pour nous rapporter les mêmes sucres qu'ils auraient exportés de nos ports.

Qu'importe, dira-t-on peut-être, si l'accaparement a tellement fait renchérir cette marchandise en France, que les étrangers trouvent encore du bénéfice à nous revendre celle qu'ils nous ont achetée à un prix beaucoup plus bas, il y a quelques mois ? Mais, ceux qui proposeraient cette objection raisonneraient sur une erreur de fait qu'il faut détruire. Telle est notre influence sur nos voisins, pour le prix des denrées coloniales, que leur cours suit toujours à peu près, dans les marchés du Nord, les variations qu'ils éprouvent dans les nôtres. Le sucre augmente-t-il à Bordeaux et à Nantes ? Il augmente à Amsterdam et à Hambourg dans une proportion assez constamment uniforme ; diminue-t-il dans nos places de commerce ? La baisse se fait aussitôt ressentir en Allemagne et en Hollande. La raison en est simple. La France ne retient que la huitième partie, à peu prés, du sucre qu'elle retire de ses colonies, le reste est acheté dans ses ports, par des commissionnaires pour le compte des étrangers. Ainsi le prix des sucres éprouvera chez nos voisins ainsi que chez vous un surhaussement extraordinaire qui ne leur laissera la perspective d'aucun profit dans la réexportation en France ; je tire d'autres conséquences de ces faits, c'est que les accaparements dont vous vous indignez avec tant de raison sont faits pour le compte des négociants étrangers et que les consommateurs de Hollande et d'Allemagne souffriront ainsi que le peuple de la France des nouvelles manœuvres de nos agioteurs. Dans le moment même où les citoyens de Paris murmuraient du surhaussement du prix du sucre à 42 sous la livre, on l'enlevait à Bordeaux pour les étrangers à 290 livres le quintal, ce qui fait près d'un écu par livre.

« Vous voyez, d'après ces faits, que même en supportant la perte du change, le prix de cette denrée ne permettra pas aux négociants étrangers des spéculations sur la vente de nos propres sucres dans nos ports. — Nos assignats subissaient une dépréciation très forte par rapport à la monnaie métallique ou aux valeurs étrangères ; par exemple avec 100 livres d'or on se procurait 150 livres d'assignats ; les étrangers avaient donc un bénéfice résultant du change quand ils achetaient en France, mais malgré ce bénéfice, telle était, selon Ducos, la tendance des sucres à s'élever sur les marchés étrangers au niveau des cours de France que les Anglais, les Allemands ou les Hollandais n'avaient aucun intérêt à nous acheter pour nous revendre. — Vous voyez encore que nous ne supporterons pas seuls l'accroissement de son prix et que la Nation trouve du moins un faible dédommagement de cette calamité momentanée dans l'augmentation de ses bénéfices avec les nations étrangères. Vous ne me verrez jamais donner mon assentiment aux mesures prohibitives qui vous seront proposées, mais, lorsque j'élèverai ma voix en faveur de la liberté du commerce, ce n'est pas une liberté partielle et illusoire que je réclamerai ; j'ai prouvé que celle qu'on a sollicitée ne pouvait produire aucun avantage en ce moment. Je ne lui trouve d'ailleurs d'autre inconvénient que d'être inutile et de donner, si elle était adoptée, une idée aussi désavantageuse qu'injuste des lumières de l'Assemblée en matière de commerce. La proposition qui vous est faite se réduit, en un mot, à permettre la libre importation en France, d'une denrée qui ne peut y venir de nulle part. Je conclus à ce qu'elle soit écartée.

« La grande mesure qui consiste à prohiber la sortie des sucres du royaume aurait des conséquences plus funestes. Elle ne peut être envisagée, sans effroi, par ceux qui ont des notions saines sur nos relations commerciales. J'ai annoncé que la France ne consomme qu'à peu près la huitième partie du sucre qu'elle reçoit de ses colonies ; elle en expédie donc annuellement les sept huitièmes pour l'étranger ; j'ajoute une seconde observation. Nous recevons le sucre de nos colonies de deux sortes : le brut qui n'a reçu que les premières préparations, et c'est presque uniquement de cette qualité que consomment les fabriques nationales, et le sucre terré qui a déjà reçu un commencement de raffinage et qui passe chez nos voisins. La valeur de cette dernière sorte est double à peu près de celle du sucre brut.

« Vous sentez maintenant qu'en prohibant la sortie de cet immense excédent de consommation

« 1° Vous privez la Nation d'une portion de revenu très considérable et très lucrative qu'on peut évaluer à plus de 30 millions par an ;

« 2° Vous lui enlevez la faculté de se libérer avantageusement des dettes qu'elle contracte chez l'étranger ; car il y a plus de profit à solder nos voisins avec du sucre, qui gagne, qu'avec des assignats, qui perdent ;

« 3° Vous paralysez entièrement le commerce des ports avec vos colonies ; car un armateur se garderait d'envoyer du vin et de la farine à Saint-Domingue pour recevoir en retour du sucre dont il n'aurait plus le débouché et sur lequel il perdrait, pour s'en défaire, une forte partie de son capital ;

« 4° Vous occasionnez dans les fortunes de vos concitoyens un bouleversement terrible, car il résulterait de la chute et du délaissement subit de cette denrée un grand nombre de faillites qui réduiraient dans la misère des citoyens industrieux et honnêtes, répandraient le désordre et l'alarme dans toutes les places de commerce, et ébranleraient la fortune publique et le crédit de vos assignats ;

« 5° Vous enlèveriez tout à coup le travail et la subsistance à la classe des ouvriers, des matelots de vos ports, qui ont déjà marqué leur patriotisme dans la Révolution par de grands sacrifices et qu'il faut secourir et ménager pour avoir à l'avenir les mêmes éloges à leur donner ;

« 6° Vous verriez bientôt éludées les dispositions tyranniques de cette loi prohibitive. Les étrangers iraient enlever eux-mêmes dans nos colonies le sucre qu'ils ne pourraient plus acheter dans les ports de France, car la toute puissance du législateur ne lutte qu'en succombant contre la nature des choses ;

« 7° Enfin, vous achèveriez de rendre onéreuses nos transactions commerciales avec les autres peuples, en occasionnant une baisse nouvelle dans le taux de nos changes. »

Voilà la théorie du libre échange absolu. Je note, en passant, que Ducos parle comme si les troubles de Saint-Domingue étaient un accident sans lendemain ; il ne fait même pas allusion à un arrêt possible des transactions et c'est une preuve nouvelle qu'en 1792, malgré leur gravité, les désordres coloniaux ne pesaient pas encore sur les affaires. Mais surtout, je constate que ce libre esprit de négoce international, qui se joue sans effort en des combinaisons universelles, répugnera aux lois de réglementation, de taxation. Les Girondins seront plus préoccupés de procurer à la France l'abondance et la circulation aisée des richesses que d'en régler, selon des lois de démocratie inflexible, la distribution.

Il faudra se souvenir du discours de Ducos quand nous entendrons, en 1793, Vergniaud opposer sa conception de la vie sociale, de la République commerçante, entreprenante et riche, aux thèses de Robespierre. Les Girondins ne sont pas indifférents à la condition des pauvres, au bien-être de la classe ouvrière ; mais il leur semble que la richesse générale de la Nation se réfléchira d'elle-même sur les ouvriers comme une lumière abondante éclaire tout, et, par ses reflets, pénètre là où ne frappait pas son rayon direct. Il est visible que Ducos se console de la perte momentanée que subissent les consommateurs par la hausse démesurée du sucre, en songeant au bénéfice que cette hausse procure à la Nation dans le commerce avec l'étranger. Enfin, pour ces hommes habitués aux entrecroisements, aux répercussions innombrables des phénomènes économiques sur le marché du monde, l'idée de fixer par la loi les prix des marchandises dans un pays devait être particulièrement chimérique, car, comment maintenir un niveau constant dans une rade ouverte où se faisaient sentir les mouvements de la vaste mer ? Comment assurer la fixité des prix quand la concurrence des autres nations et les subtiles combinaisons du négoce universel font varier nécessairement les prix d'un pays avec les prix de tous les autres ?

Les Girondins se plaisaient d'autant mieux à ces vastes perspectives du marché international que pour beaucoup de ses produits, par les draps dans le Levant, par le sucre dans le monde entier, la France y dominait ; et cet orgueil de la force commerciale de la France dans le monde contribuait, j'en suis certain, à animer le rêve d'expansion révolutionnaire que les hommes de la Gironde avaient formé.

Ils souhaitaient volontiers à la Révolution les horizons vastes auxquels, par le jeu presque infini de leurs affaires, ils étaient accoutumés. L'idée du maximum, de la réglementation intérieure du prix des denrées, des produits, des travaux n'entrera profondément dans les esprits et n'y prévaudra que lorsque le marché international sera presque détruit, lorsque la France sera comme bloquée par la guerre universelle.

Ainsi, en cette crise du sucre, dès janvier 1792, ce n'est pas seulement le conflit de la bourgeoisie et du peuple qui apparaît. On pressent en outre les dissentiments du groupe girondin et du peuple ouvrier. Les pétitionnaires des Gobelins ont menacé directement la bourgeoisie mercantile et feuillantine ; mais il y a aussi désaccord entre la tendance des pétitionnaires qui songent déjà, quoique timidement, à réglementer et la conception girondine.

 

LE PROBLÈME DE L'ACCAPAREMENT

Ducos sentit bien le péril, et il essaya d'envelopper de formes populaires son refus de s'associer à une loi contre les accaparements : « C'est à regret que je refuse d'appuyer les moyens d'arrêter les manœuvres infâmes des agioteurs, qui jouent entre eux la fortune publique ; mais, il faut l'avouer, une loi contre les accaparements est extrêmement difficile parce qu'elle pourrait envelopper dans une même proscription le commerçant industrieux avec l'avide accapareur ; parce qu'elle détruirait le commerce en l'entravant ; car il n'y a point de commerce sans liberté. Toutefois, je ne crois point que cette loi soit impossible, mais je crois qu'elle doit être mûrie avec une grande attention, parce qu'elle doit toucher les bornes du droit de propriété sans les dépasser. Je demanderai que le Comité de législation soit adjoint au Comité de commerce pour vous présenter, dans un bref délai, un projet de loi contre les accapareurs.

« Il est, au reste, n'en doutez point, un terme matériel aux maux dont les accapareurs tourmentent le peuple ; cette sorte d'agiotage doit se détruire par ses propres excès : la cherté des denrées diminuera la consommation ; l'échéance des engagements contractés par ces insensés les forcera à ouvrir leurs magasins ; vous verrez rentrer dans la circulation ces produits qu'ils en ont enlevés. Une grande concurrence doit amener une chute subite dans les valeurs, et les accapareurs seront les premières victimes de ce jeu funeste. (Murmures.) Heureux encore si d'honnêtes citoyens ne sont point entraînés dans l'abîme ; ceux-là seront dignes de vos regrets. Quant à ceux qui, depuis quelques mois, spéculent sur le pain du pauvre et s'enrichissent de ses cruelles privations, vous ne leur accorderez pas même un sentiment de pitié. Et moi qui sais leur trafic honteux, leurs opérations infâmes, désespéré de ne pouvoir imprimer sur leur front une marque d'ignominie, je ne quitterai pas du moins cette tribune sans leur avoir payé le tribut d'indignation que leur doit tout bon citoyen. » (L'Assemblée et les tribunes applaudissent à plusieurs reprises.)

La faiblesse de la Gironde apparaît en ces véhémentes paroles qui cachent une conclusion à peu près négative. L'Assemblée, il est vrai, sur la demande de Ducos, décida qu'il y avait lieu de présenter un projet de loi destiné à prévenir, d'une manière efficace, les accaparements et à punir les accapareurs. Mais c'était une pensée bien incertaine, et le projet ne fut même pas présenté à la Législative. Elle pensait presque tout entière, avec le député Massey, que « fixer le prix des denrées, cc serait porter atteinte aux principes de la Constitution, ce serait violer la propriété ».

Brissot, dans son journal le Patriote Français, se borna à quelques déclamations un peu vagues et à des assurances optimistes. Il était contrarié par ces troubles économiques qui risquaient de couper en deux la grande armée de la Révolution au moment même où il rêvait de la jeter sur l'Europe. Dans le numéro du 24 janvier, il fut très sévère pour les accapareurs : « Sans doute la loi doit sa protection à tout citoyen ; mais tout citoyen ne doit-il pas aussi son tribut de patriotisme ? De quel œil la patrie peut-elle envisager des hommes qui spéculent sur la misère publique, sur la baisse du change, sur la rareté du numéraire, sur le haut prix des denrées ? » Mais il s'empressait, dans le numéro du 26, de démontrer que la crise ne serait pas durable, que les prix tomberaient nécessairement, qu'il fallait arrêter les alarmes et répandre la confiance.

Le journal de Prudhomme, les Révolutions de Paris, s'applique tout ensemble à. justifier le peuple et à le calmer. Sous le titre : Mouvements du peuple contre les accapareurs, il publia un grand article que je regrette de ne pouvoir reproduire en entier, mais qui est un document social très important. Les tendances confuses des démocrates révolutionnaires, à ce moment, s'y traduisent dans leur complexité. Tantôt il semble non seulement justifier, mais animer le peuple : « Joseph-François Delbé, ou ceux auxquels il sert de masque, pour se venger de 'l'insurrection de ses nègres à Saint-Domingue, veut condamner les Parisiens à avoir continuellement sous leurs yeux deux millions de sucre et à s'en passer ; mais que dirait-il si le peuple, le prenant au mot, écrivait sur la porte de ses magasins, ainsi que sur celles des autres amas de comestibles, méchamment mis hors du commerce :

Salus populi suprema lex esto.

De par le peuple

Deux millions de sucre à vendre

A 30 sous la livre.

« Car il faut être de bon compte : est-il juste qu'une population laborieuse et indigente de 600.000 âmes se prive d'un comestible quelconque, parce qu'il plaira à une douzaine d'individus vindicatifs, ou rapaces, de fermer leurs magasins ou de centupler leurs bénéfices ? Et puisque ces propriétaires se mettent sans façon au-dessus des règles de l'honnêteté et des principes de l'humanité, peut-on avoir le courage de faire un crime au peuple de se placer un moment au-dessus des lois impuissantes de la société civile ?... Et qui mérite plus que le peuple, plus que le peuple de Paris, tous les égards, tous les ménagements, sinon de la loi qui n'en connaît point, du moins de ses législateurs et des magistrats ?... Il a tout enduré et on lui fait un crime quand, perdant patience un moment, il se porte avec quelque énergie devant plusieurs de ses églises, converties en magasins de sucre, dont on lui surfait le prix avec une impudence rare. Est-ce donc un si grand crime que de se porter rue des Ecouffes, au Jeu de Paume, ou bien du côté de la Râpée ? après qu'on lui a dit : Bon peuple ! écoute : Dandré, qui t'a fait payer si cher la justice en Provence et qui a vendu ta Constitution au château des Tuileries, fait en ce moment avec l'or de la liste civile de grands amas de sucre, de compagnie avec Finot et Charlemagne, afin d'épuiser ta bourse en te le revendant.

« Les Leleu et compagnie, qui ne te sont déjà que trop connus, profitent de ta détresse et se vengent des disgrâces que la loi vient de leur faire éprouver dans leur commerce des grains et farines, en emmagasinant du café et du sucre dans les petites écuries du roi, et chez un sieur Bloque, tenant des voitures de deuil, rue Chapon au Marais (ils en ont pour deux années ; les registres de l'amirauté en font foi, tu peux les consulter) et aussi dans un autre dépôt, à l'Abbaye Saint-Germain.

« Laborde a fait un emprunt à quatre pour cent dans les mêmes intentions ; Cabanis, négociant, rue du Cimetière-Saint-Nicolas, chez un chapelier ; Gomard et les frères Duval, rue Saint-Martin, et beaucoup d'autres se sont ligués pour te revendre, sans pudeur, une denrée, à laquelle ils savent que tu es attaché, et s'applaudissent de servir tout à la fois leurs intérêts et ceux de la Cour, où ils ont des complices. »

En reporter exact, le journaliste des Révolutions rectifie en note une erreur de détail qu'il vient de commettre. « C'est à tort qu'on a répandu qu'il y avait un dépôt de sucre dans l'Abbaye Saint-Germain. Nous nous sommes assurés du fait par nous-mêmes, et nous pouvons assurer que dans un immense magasin, servant jadis de cellier à la maison, et loué depuis un an à M. Laurent de Mézières fils, banquier et commissionnaire, rue Saint-Benoît, nous n'avons vu que deux cent quarante pièces de vin, cent soixante-deux pipes d'eau-de-vie, cinquante balles de soude, et quarante-un millions de café, appartenant à divers négociants de Nantes et du Havre, dont il a fait déclaration à la Municipalité. »

Il est curieux de voir la bourgeoisie révolutionnaire, au moment même où elle installe ses marchandises dans les locaux d'église et dans les celliers des moines, enfin sécularisés, et où il lui paraît sans doute qu'elle accomplit ainsi la Révolution, exposée tout à coup à l'accusation d'accaparement et aux colères du peuple. La Révolution entrechoque soudain les deux forces qui sont en elle.

Mais les démocrates des Révolutions de Paris, tout en plaidant ainsi pour le peuple, l'avertissent que ces accaparements sont un plan formé par ses ennemis pour l'irriter et le porter à des désordres et -à des excès qui compromettraient la Révolution elle-même. Ils l'adjurent donc de ne pas tomber dans le piège et de se méfier des pillards que la contre-Révolution mêle aux rangs du peuple pour le discréditer. Visiblement, toute la bourgeoisie révolutionnaire, même la plus démocrate, souffre impatiemment non seulement ces agitations, mais ces problèmes. Sous couleur de dénoncer les manœuvres des ennemis du peuple, elle immobilise le peuple lui-même.

« Citoyens ! voilà comme nous sommes traités par nos ennemis domestiques, envers lesquels nous nous montrons encore si généreux. Ils ont commencé par accaparer les marchandises fabriquées contre lesquelles ils échangent leurs assignats, à toute perte, pour discréditer le papier national et pour frapper de mort le commerce en paraissant le vivifier ; mais ils lui enlevaient sa base, en ne tenant pas compte du signe de la fortune publique. Cette première menée n'a pas fait aux patriotes tout le mal qu'on en espérait. Les manufactures ne purent suffire aux demandes, la main-d'œuvre augmenta en conséquence dans une progression rapide ; le salaire des artisans s'éleva en proportion du prix des choses ouvragées ; l'industrie du moins prospérait et semblait repousser la misère. Ce n'était pas là le compte des infâmes spéculateurs ; leur intention n'étant pas la prospérité publique, ils changèrent de batterie en se disant : Accaparons les matières premières et faisons en sorte que le fabricant ne puisse s'en procurer ni pour or, ni pour argent, ni pour assignats ; du moins, établissons un taux si excessif qu'on n'ose plus s'en approcher, qu'on ne puisse plus y atteindre.

« Le fabricant, déjà grevé par le prix de la main-d'œuvre, aimera mieux rester dans l'inaction que de faire travailler à perte ; dès lors, il congédiera ses ouvriers. Ceux-ci, sans besogne et sans pain, maudiront une Révolution qui les réduit à l'indigence et leur obstrue tous les débouchés de l'industrie ; ils regretteront les nobles qui les faisaient vivre, les riches qui leur donnaient de l'emploi.

« Faisons que sous quinze jours il n'y ait aucune fabrique en activité, faute de matières premières ; accaparons jusqu'au papier, aux ardoises et aux épingles ; à cette calamité joignons-en une qui touche encore de plus près le peuple : emmagasinons les denrées superflues d'abord, mais que le luxe d'autrefois a rendues aujourd'hui de première nécessité. La Révolution des colonies nous en donne un beau prétexte. La loi est là toute prête à protéger les accaparements et à défendre les accapareurs ; et le peuple en viendra à maudire une loi qui lui défend de toucher à des denrées dont il ne peut se passer : il maudira les législateurs. »

Il est bien clair que, là où le journal de Prudhomme dénonce un plan de contre-Révolution, il n'y a que l'effet naturel des intérêts privés dans les conditions nouvelles créées par la Révolution. La liberté absolue du commerce et de l'industrie, que n'arrêtait plus aucune gêne corporative, et la disponibilité d'une masse énorme de monnaie de papier incitaient la bourgeoisie révolutionnaire, animée d'ailleurs par le feu des événements, à multiplier, à agrandir ses opérations. De là la constitution de vastes magasins : de là des commandes importantes aux manufactures ; et il est bien clair que dès que les manufactures accroissaient leur production, la pensée devait venir soit aux manufacturiers eux-mêmes, soit aux spéculateurs de s'approvisionner largement des matières premières nécessaires à l'industrie ; le prix de celles-ci montait conséquemment ; et la production manufacturière se trouvait ainsi soumise à deux forces opposées, une force d'impulsion et une force d'inhibition. L'abondance des assignats agissait comme un aiguillon ; la cherté des matières premières agissait comme un frein. L'interprétation tendancieuse des phénomènes économiques n'a donc aucune valeur, mais il y a intérêt à retenir de l'article, d'abord, comme nous l'avons souvent démontré par des témoignages décisifs, qu'il y avait à cette époque une grande activité industrielle, et ensuite que le conflit naissant entre la bourgeoisie et le peuple n'était pas précisément un conflit entre ouvriers et patrons.

Ce conflit, nous l'avons vu, en juin 1791, à propos de la grande grève des charpentiers, qui s'étendit à presque toute la France. Mais, en général, les crises sociales de la Révolution ayant été surtout des crises de subsistances, c'est bien plutôt entre la bourgeoisie commerçante et l'ensemble du peuple, y compris les artisans et une partie des fabricants, que se produisait le choc. A cette date, les prolétaires ne formulent aucune plainte contre les industriels, contre les fabricants ; il semble que ceux-ci ont su adapter le prix de la main-d'œuvre, le salaire, au cours des denrées ; et l'activité même de la production, qui rendait nécessaire une grande quantité de main-d'œuvre, obligeait les manufacturiers à traiter raisonnablement les ouvriers. En fait, dans cette période, ouvriers et fabricants semblent avoir les mêmes intérêts et les mêmes ennemis ; tandis que les « monopoleurs », les « accapareurs » affligent et pressurent les ouvriers, en élevant le prix des denrées, ils affligent et gênent les fabricants en élevant le prix de la matière première. Il était d'ailleurs moins facile de concentrer l'industrie que de concentrer le commerce, de créer soudain de grandes manufactures ou usines que de créer de grands magasins. Ainsi c'est surtout dans l'ordre commercial et beaucoup moins dans l'ordre industriel que se manifestait l'action capitaliste, surexcitée par la liberté absolue et par l'abondance de la monnaie de papier. Il plaisait au journal de Prudhomme de voir un complot dans ces phénomènes économiques qui dérivaient de la nature même des choses et des institutions nouvelles.

Peut-être à vrai dire, les démocrates bourgeois ne se rendaient-ils compte qu'à demi des inévitables effets capitalistes de la Révolution. Peut-être aussi, la joie des contre-révolutionnaires, qui espéraient bien tirer parti de ces agitations, leur suggérait-elle l'idée qu'ils en étaient les seuls artisans. Il se peut d'ailleurs très bien que des hommes stipendiés par La contre-Révolution fussent mêlés aux mouvements populaires : « Si le peuple a fait porter son ressentiment sur les marchands détailleurs il a commis un délit grave et une injustice criante ; mais ce n'est pas le vrai peuple qui s'est oublié à ce point ; ce n'est pas lui qui s'est fait délivrer le sucre, par pains, à 20 et 25 sous la livre. Le peuple est trop pauvre pour faire de telles acquisitions, ce sont les riches, ce sont les ministériels (le ministère en janvier est royaliste et feuillant), les amis de la Cour, les amis des blancs, les. correspondants des émigrés qui ont endoctriné de mauvais sujets pour soulever le peuple, pour amener une révolte, un commencement de contre-Révolution et pour faire dire, en montrant des pains de sucre tout entiers achetés par violence à 20 sous la livre, qu'il 'n'y a plus de sûreté dans Paris pour les gros négociants, ainsi que pour les détaillants, que les propriétés sont violées, que la liberté du commerce était nulle, et que Paris ne deviendra jamais un entrepôt digne de rivaliser avec Amsterdam si on n'y respecte pas les variations du prix des marchandises. »

Ainsi, malgré les grandes colères contre la spéculation, c'est encore à la liberté absolue du commerce que concluait le journal de Prudhomme comme Ducos : et la première phrase de l'article indiquait nettement qu'il n'y avait pas lieu de recourir à la loi : « Il se commet actuellement à Paris et dans les principales villes de plusieurs départements un délit national, un grand délit, et contre lequel cependant la loi ne peut ni ne doit prononcer. »

En fait, cette politique d'attente, de manifestations oratoires et d'inaction légale à l'égard de la spéculation ou accaparement ou même de la hausse naturelle des denrées était possible en 1792 ; car s'il y avait alors un état économique un peu excité et instable, il n'y avait ni souffrance aiguë, ni perturbation profonde.

 

LA QUESTION FINANCIÈRE

L'assignat, qui portait la Révolution, n'était pas sérieusement ébranlé et son crédit paraissait suffire même à de nouvelles et vastes émissions. Pourtant, en ce crédit de l'assignat ; quelques points noirs commençaient à apparaître. La situation budgétaire n'était pas bonne. Le budget de la Révolution dans les années 1791 et 1792 s'élevait, en moyenne, à 700 millions par an. Or si les dépenses s'élevaient réellement à ce chiffre, il s'en faut que les recettes, les « rentrées », fussent égales ; les impositions de l'ancien régime avaient été abolies et les impositions nouvelles, impôt foncier, contribution personnelle mobilière, calculée, suivant un tarif assez compliqué, d'après la valeur locative de l'appartement occupé par les citoyens, n'avaient pas encore sérieusement fonctionné. Les administrations des départements, des districts, des communes étaient en retard pour la répartition de l'impôt, pour la confection des rôles ; et, malgré l'effort des sociétés patriotiques, de sourdes résistances contre-révolutionnaires paralysaient en plus d'un point le service fiscal. Quand la Législative débuta, elle dut constater que les années 1790 et 1791 laissaient un arriéré de 700 millions ; la moitié de l'impôt seulement était rentrée. Et naturellement, il fallait faire face à ce déficit par les assignats. Créés pour parer à des besoins extraordinaires, au paiement des dettes effroyables de l'ancien régime, au remboursement des offices, ils semblaient destinés en outre à porter le poids des dépenses ordinaires de la Révolution. Ce fardeau aurait écrasé le crédit de l'assignat ; mais les révolutionnaires espéraient (et sans la guerre leur espoir eût été réalisé) que l'ordre fiscal nouveau ne tarderait pas à s'établir et que les rentrées pleines suffiraient aux dépenses. Il y avait néanmoins à cet égard quelque inquiétude et quelque malaise.

En second lieu, le rapport de l'assignat à son gage territorial restait assez mal défini. Ce qui faisait la valeur et la solidité de l'assignat, c'est qu'il était hypothéqué sur les biens nationaux ; les assignats étant admis au paiement des biens d'Eglise mis en vente, il est clair que les assignats devaient garder leur crédit tant que la valeur des biens à vendre serait manifestement supérieure au chiffre des assignats émis. Or l'écart était encore très grand. Tandis que le rapporteur de l'ancien Comité des finances de la Constituante, M. de Montesquiou, dans un mémoire communiqué à la Législative, évaluait à 3 milliards 200 millions l'ensemble des biens vendus ou à vendre et que Cambon semblait adopter à peu près ce chiffre, c'est seulement à 1.300 millions que s'élevaient les émissions d'assignats votées par la Constituante. Non seulement le gage territorial de l'assignat était donc à cette date plus que suffisant et surabondant, mais le gage se réalisait vite. Les ventes connues à la fin de 1791 s'élevaient à 903 millions ; et comme 114 districts n'avaient pas encore envoyé leurs relevés, c'est à.1.500 millions qu'il convenait d'évaluer dès cette date l'ensemble des ventes faites. Par conséquent il était certain que d'échéance en échéance les assignats, servant au paiement des domaines acquis, allaient entrer à la Caisse de l'extraordinaire. Ils y étaient brûlés à mesure qu'ils revenaient et ainsi le poids de l'émission était énormément allégé.

Mais le fonctionnement de ce mécanisme avait quelque chose d'incertain. Le paiement des biens acquis se faisait par annuités : parmi les acheteurs, les uns se libéraient avant terme ; les autres profitaient jusqu'au bout des délais accordés par la loi ; en sorte que la rentrée et le brûlement des assignats suivaient une marche irrégulière ; et, tandis que les émissions nouvelles jetaient les assignats par coups de cent millions ou même de plusieurs centaines de millions sur le marché, c'est d'un mouvement traînant et intermittent que les assignats revenaient. Or, plus était grand l'intervalle de temps qui séparait le moment où l'assignat était émis du moment où il rentrait pour être brûlé après avoir acquitté le prix des biens nationaux, plus il y avait de chance pour que l'imprévu des événements vint troubler ce mécanisme.

On pouvait craindre par exemple que la Révolution, acculée par la guerre à des dépenses exceptionnelles, cessât de brûler les assignats qui faisaient retour ; et, malgré toutes les précautions prises pour donner à ce brûlement forme authentique, jamais la Révolution ne parvint à persuader à tout le pays que les assignats étaient détruits à mesure qu'ils rentraient à la Caisse de l'extraordinaire : aussi on pouvait craindre une surcharge de l'émission. D'ailleurs, il était impossible d'adapter exactement le chiffre des assignats émis à la valeur un peu incertaine des biens mis en vente et il était certain que des assignats resteraient en circulation quand tous les biens seraient déjà vendus.

On n'aurait pu en effet les retirer brusquement sans enlever au pays des moyens d'échange dont il avait un besoin absolu. Mais il fallait ainsi prévoir au bout de la grande opération des ventes toute une période où les assignats, ceux du moins qui ne seraient pas encore rentrés, ne porteraient plus sur un gage territorial. Montesquiou montrait avec raison que cette hypothèse n'avait rien de redoutable ; il prévoyait (si l'émission ne dépassait pas le chiffre fixé par la Constituante) qu'en 1799 il ne resterait plus que 400 ou 500 millions d'assignats en circulation. Et il ajoutait :« C'est à cette époque que, peut-être, on sentirait la nécessité de ne pas priver la circulation du royaume d'une monnaie fictive qui, réduite à une juste proportion, serait très utile et ne pourrait plus nuire.

« L'établissement d'une banque nationale qui absorberait alors le reste des assignats et qui y substituerait des billets payables à vue assurerait dans l'année 1800 le terme absolu de l'opération. » Il n'y en avait pas moins dans le jeu des émissions et des rentrées d'assignats quelque chose d'un peu indéterminé et flottant qui pouvait diminuer le crédit de l'assignat.

Mais un autre péril le menaçait : l'Assemblée constituante avait ordonné la liquidation des offices supprimés. Cette opération était nécessairement un peu lente : et, pour ne pas priver trop longtemps les propriétaires de ces offices du capital de leur charge, elle avait décidé qu'ils recevraient une reconnaissance provisoire, qui leur permettrait d'acheter des biens nationaux. Le directeur du service de la liquidation, Dufresne Saint-Léon, signale le danger à la Législative dans un important mémoire du 9 décembre : « Les propriétaires d'offices supprimés ont le droit de me demander des reconnaissances provisoires, susceptibles d'être admises en paiement de domaines nationaux jusqu'à concurrence de la moitié de la finance présumée de leurs offices non liquidés.

« Ce n'est pas sans scrupule que j'ai obéi à la loi à cet égard parce que j'ai toujours considéré cette opération comme une création d'assignats qui, bien qu'ordonnée par la loi et rendue publique tous les mois dans les comptes de la Caisse de l'extraordinaire, n'est pas aussi immédiatement sous les yeux du peuple. »

Ainsi, il y avait par là une sorte d'émission quasi occulte d'assignats s'ajoutant à l'émission publique et ces reconnaissances qui, dans le paiement des biens nationaux, étaient admises comme les assignats, faisaient concurrence à ceux-ci et, en diminuant la valeur de leur gage risquaient d'en amoindrir le crédit. Or, c'est sur de gros chiffres que portait cette liquidation, 12.000 offices avaient été supprimés : les liquidations déjà faites s'élevaient à 318.856.000 livres et le commissaire liquidateur, Dufresne Saint-Léon, évaluait à 800 millions la liquidation totale des offices. De là pouvaient naître obscurément sous forme de reconnaissances provisoires, d'innombrables assignats.

Au demeurant, comme c'est surtout au paiement de la dette exigible que la Révolution, soucieuse avant tout d'éviter la banqueroute, avait destiné les assignats, l'indétermination où était encore la dette exigible elle-même frappait aussi les assignats.

 

UNE PROPOSITION DE CLAVIÈRE

L'habile financier Clavière, qui avait travaillé avec Mirabeau et qui était très dépité de n'avoir pas été élu à l'Assemblée législative, demanda à être admis à la barre pour signaler le péril où cet état incertain de la dette mettait le crédit des assignats. Il affirma avec force que beaucoup de prétendues créances étaient véreuses ou suspectes, qu'une liquidation hâtive et désordonnée consacrait bien des fraudes et il demanda que la liquidation et le paiement de ces créances fussent suspendus jusqu'à ce qu'un examen étendu et profond ait permis de fixer l'ensemble de la dette et d'en vérifier le détail. Continuer ces paiements avant d'avoir tout contrôlé, c'était s'exposer à accroître tous les jours l'émission des assignats.

Clavière était dès ce moment le financier de la Gironde. Lui-même avait été mêlé à bien des spéculations ; il avait été accusé jadis de s'être servi de la plume de Mirabeau pour amener une baisse des actions de la Compagnie des Eaux et sa proposition, si elle était calculée pour soulager le crédit de la Révolution et la charge des assignats, pouvait l'avoir été aussi pour déterminer une baisse subite de tous les titres soumis à liquidation. Vergniaud, qui présidait ce jour-là (5 novembre), loua « son génie ». Il y avait en effet dans sa conception quelque chose de hardi et de populaire. Elle menaçait surtout les privilégiés d'ancien régime, les porteurs de créances suspectes, les détenteurs d'offices immoraux que la Cour avait prodigués. Elle fermait ou semblait fermer, selon l'expression de Clavière lui-même, « la tranchée qui menaçait le gage des assignats », par la concurrence des reconnaissances de liquidation. Enfin, comme Clavière, après avoir ainsi préservé le crédit de l'assignat, demandait la création de coupons d'assignats de 10 sous, c'est-à-dire la création d'une monnaie de papier commode au peuple, le succès de sa proposition fut très vif un moment dans le parti populaire.

Et Brissot, en décembre, s'engagea à fond dans le même sens. Mais l'Assemblée résistait. Elle était troublée par les réclamations violentes de tous les porteurs de titres, et elle craignait que le mot de suspension de paiement ne fût interprété par le pays dans le sens d'une banqueroute ; les formidables paroles de Mirabeau retentissaient dans les mémoires et la Législative, par une motion solennelle et presque unanime, repoussa toute suspension, tout ajournement de paiement comme contraire à la foi publique. C'était s'obliger par là même à dépasser tout de suite le chiffre d'émission d'assignats fixé par la Constituante.

Cambon, qui avait conquis d'emblée une autorité éminente dans l'Assemblée, par la clarté de son esprit, la vigueur de son caractère et l'immensité de son labeur, était dès lors le chien de garde grondeur qui veillait sur le crédit de la Révolution. Lui aussi, il avait accueilli avec quelque complaisance secrète la motion de Clavière ; il aurait voulu la pleine lumière dans les finances révolutionnaires avant qu'un seul assignat nouveau fût émis. Mais le sentiment véhément de l'Assemblée contre toute suspension des paiements l’avertit de chercher des combinaisons plus modérées. H proposa à la Législative, le 24 novembre, d'assigner à tous les créanciers un délai pour produire leurs titres ; passé ce délai, leur dette cesserait d'être « exigible » ; elle ne serait point annulée, mais elle serait consolidée en dette perpétuelle et la Nation n'aurait plus qu'à servir les intérêts sans être obligée d'en rembourser le capital en assignats.

Mais si tous ces efforts et de Clavière et de Brissot et de Cambon lui-même témoignent qu'à cette date les hommes prévoyants se préoccupaient de limiter l'émission et de prévenir la dépréciation de l'assignat, ils ne dispensèrent pas la Révolution, dont les besoins étaient immenses, de dépasser, dès la fin de 1791, la ligne marquée par la Constituante. Et, malgré une résistance suprême de Cambon, demandant que l'on ne procédât au remboursement des créances que par numéro, au fur et à mesure que des assignats rentreraient à la Caisse comme prix des biens nationaux, la Législative rendit le 17 décembre le décret suivant :

« La somme d'assignats à mettre en circulation qui, d'après le décret du 1" novembre dernier est fixée à 1.400 millions, sera portée à 1.600 millions. » La Constituante avait déjà forcé elle-même le chiffre qu'elle avait fixé d'abord ; elle avait prévu une émission supplémentaire de 100 millions en assignats de 5 livres ; en quelques mois la Législative poussait jusqu'au chiffre de 1.600 millions.

 

LES PETITS ASSIGNATS

L'Assemblée se préoccupait en même temps de créer ou de multiplier les petits coupons. L'Assemblée constituante avait créé presque exclusivement de gros assignats, de 2.000, 1.000, 200, 50 livres. Ainsi, pour les petites transactions, pour le paiement des salaires, pour le commerce de détail, la monnaie de papier manquait.

La Constituante décida en mai que 100 millions d'assignats de 5 livres seraient créés et remplaceraient 100 millions de gros assignats. Mais c'était bien peu de chose ; ces cent millions furent absorbés presque immédiatement par les administrations publiques qui en avaient besoin pour payer les prêtres, les officiers, les soldats ; et, bien qu'ils pussent ensuite se répandre dans le pays, la plupart des départements en étaient démunis. L'Assemblée législative voulut remédier énergiquement à ce mal. Elle considéra qu'elle devait agir avec l'assignat comme s'il était la seule monnaie, et le proportionner par conséquent à tout le détail des échanges. Elle adopta la formule de Cambon « que les assignats de petite valeur soient aussi multipliés que l'était le numéraire métallique ». Elle applaudit Merlin disant qu'il fallait faire « évanouir la magie de l'or et de l'argent ». Et elle décréta le 23 décembre que dans l'émission des assignats nouveaux, 100 millions seraient de 50 sous, 100 millions de 25 sous et 100 millions de 10 sous.

Par ces petites coupures des assignats, répondant à toutes les ramifications des échanges, la Révolution entrait enfin dans tout le réseau de la circulation et de la vie économique, dans les veinules et les artérioles et dans tout le système capillaire. C'était la prise de possession entière, profonde, de la vie sociale, par le signe révolutionnaire, par l'assignat.

Quels étaient, au commencement de 1792, les effets de cette masse d'assignats, ainsi accrue tout ensemble et divisée, sur le mouvement économique et social ? La question a des aspects multiples, et il faudrait analyser : 1° les rapports des assignats avec les valeurs étrangères ; 2° les rapports des diverses catégories d'assignats entre elles ; 3° les rapports des assignats avec la monnaie métallique ; 4° leurs rapports avec le prix des denrées et des matières premières de l'industrie ; puis, après ce travail d'analyse, combiner tous ces rapports et en suivre les effets sur l'ensemble de la production et des échanges et sur les rapports des classes. Dans cette étude forcément rapide, je ne puis qu'indiquer la méthode et marquer quelques grands traits.

Quand on parle de la dépréciation des assignats à telle ou telle période de la Révolution, on se sert d'une expression beaucoup trop générale, et qui, dans cette généralité, n'a même pas de sens, car le degré de dépréciation était très différent, selon que l'on comparait l'assignat à telle ou telle valeur.

Ainsi, à la fin de 1791 et au commencement de 1792, l'assignat perd, par rapport à la monnaie métallique française, ou plus précisément, il perd à Paris, par rapport aux écus, 20 p. 100. C'est, bien entendu, un chiffre moyen, car ces rapports de valeur variaient tous les jours.

Mais nous savons, par le comité des Finances, qu'à cette date, quand le service de la Trésorerie avait de petits paiements à faire, et que, n'ayant point d'assignats de 5 livres, il était obligé d'acheter des écus avec de gros assignats, il perdait 20 p. 100 ; il était obligé de donner 120 livres en assignats pour avoir 100 livres en écus.

La dépréciation est déjà forte, et elle s'accentuera bientôt ; mais elle n'inquiétait pas les contemporains autant que nous pourrions l'imaginer, car d'abord, l'assignat n'avait jamais été au pair, il avait toujours perdu au moins 7 à 8 p. 100 ; la monnaie métallique, devenue assez rare pour des causes multiples, apparaissait presque comme un objet de luxe et il semblait naturel de payer une prime pour se la procurer.

 

LA CRISE DES CHANGES

Mais, tandis que l'assignat ne perdait que 20 p. 100 sur la monnaie métallique française, il perdait, à cette date, 50 p. 100 sur les valeurs étrangères. Pour se procurer des monnaies ou des billets d'Allemagne, de Hollande, de Suisse, d'Angleterre, ou pour acheter des lettres de change payables à 'Londres, à Amsterdam, à Genève, à Hambourg, il fallait échanger 150 livres d'assignats contre 100 livres en valeurs étrangères. Ou bien, à prendre les choses par l'autre bout, les étrangers, avec 100 livres de leurs valeurs à eux, se procuraient en France 150 livres en assignats.

D'où vient cette extraordinaire baisse des changes étrangers, une des plus fortes que puisse subir un pays ? D'habitude, cette baisse du change révèle, dans le pays au détriment duquel elle se produit, un état inquiétant de langueur ou de crise. Lorsque la production y est très faible, lorsque ce pays est obligé d'acheter à l'étranger beaucoup plus qu'il ne 'peut lui vendre, il ne peut payer avec des produits nationaux les produits étrangers ; il est donc obligé d'acheter des valeurs étrangères pour payer ces produits étrangers, et, par suite, il est obligé de payer cher ces valeurs étrangères.

De là, rupture d'équilibre entre les valeurs du pays qui vend peu et achète beaucoup et les valeurs de l'autre pays qui vend plus qu'il n'achète.

Ou encore lorsqu'un pays, manquant de capitaux, ne peut développer ses entreprises intérieures qu'au moyen de capitaux étrangers, il est obligé, pour le service des intérêts, de faire de nombreux paiements à l'étranger. De là aussi, pour lui, baisse du change.

Ou encore, quand les affaires d'un pays sont mal conduites, quand ses finances sont obérées, quand ses entreprises industrielles sont incertaines et téméraires, quand une catastrophe financière ou commerciale peut atteindre le crédit de toutes les valeurs nationales, il est naturel que l'étranger n'achète qu'à bas prix ces valeurs tremblantes, et qu'il ne les reçoive en paiement qu'en leur faisant subir une déduction qui couvre ses risques. De toute façon, la baisse persistante des changes étrangers est un indice de malaise, de croissante anémie et de déséquilibre.

Et, si nous appliquions cette règle à la Révolution, il faudrait conclure que l'état économique de la France, en 179'2, était singulièrement inquiétant. Mais précisément, il n'est pas possible d'appliquer à un pays en révolution une règle qui ne convient qu'aux périodes normales.

A coup sûr, plusieurs causes réellement déprimantes agissaient, à cette date, sur le cours des changes. D'abord, l'énorme déficit de la récolte, en 1789, avait déterminé une grande exportation de notre numéraire à l'étranger. En second lieu, les médiocres rentrées budgétaires de 1790 et de 1791 pouvaient inspirer des doutes sur la solidité de nos finances. En troisième lieu, comme l'ancien régime avait contracté beaucoup d'emprunts à l'étranger, à Genève, à Hambourg, à Amsterdam, à Londres, auprès de tous les pays protestants riches de capitaux, les brusques remboursements auxquels procédait la Révolution faisaient affluer aux mains de l'étranger les valeurs de France, et celles-ci en étaient dépréciées.

Mais, c'est surtout une raison morale qui explique cette baisse des changes étrangers. L'étranger n'avait pas dans le succès de la Révolution française la même foi que la France elle-même. Sans entrer dans les passions des émigrés, il en accueillait les propos dénigrants, les prophéties sinistres ; et, tandis que la France se sentait préservée du péril par la force même de sa croyance, le doute était grand à l'étranger ; or, le doute c'était le discrédit.

Mais ici ce discrédit résulte plutôt d'une fausse vue des autres puissances que d'une diminution de vitalité de la France elle-même. Or, dans ces conditions, la baisse du change ne produisait point des effets défavorables, elle agissait même heureusement sur la production. Les étrangers aimaient mieux recevoir en paiement des marchandises que du papier déprécié et ils faisaient d'importantes commandes à nos manufactures. Ou encore, comme ils se procuraient à bon compte des assignats, et que ces assignats, dépréciés par rapport à la monnaie, n'avaient pas perdu leur puissance d'achat par rapport aux denrées, ils avaient intérêt à acheter, avec les assignats, beaucoup de marchandises et ainsi notre exportation montait rapidement, et aussi notre production. Enfin, comme nos industriels et commerçants ne pouvaient acheter des marchandises étrangères qu'en payant pour le change une forte prime, ils restreignaient les commandes au dehors, et la production nationale se trouvait protégée d'autant.

Ce sont là des avantages secondaires et momentanés qui résultent de la baisse du change, pour les pays dont le crédit est atteint ; par un effet singulier et paradoxal, ce discrédit de leur monnaie et de leurs valeurs agit comme une prime à l'exportation, comme une barrière à l'importation. Mais la France révolutionnaire avait cette chance tout à fait exceptionnelle de combiner ces avantages indirects de la baisse du change avec l'activité merveilleuse d'un pays en plein essor. C'est surtout une différence de température morale entre la France et le reste du monde qui déterminait contre la France la baisse du change. Elle avait donc à la fois la force d'un pays ardent, exubérant de vie, et les moyens factices de développement qui, pour les pays en décadence, résultent un moment de leur décadence même.

Nombreux sont les hommes de la Révolution qui comprirent que cette baisse des changes ne dénotait pas un affaiblissement de la France, ou qui même en firent valoir les avantages.

Le 13 décembre 1791, Delaunay (d'Angers) flétrit les manœuvres d'agiotage qui, suivant lui, créaient ou aggravaient la baisse du change et il constate, par là même, qu'elle ne dérive pas d'une diminution de la vie économique de la Nation.

« Je le dis avec douleur, s'écrie-t-il, il n'y a pas encore assez d'esprit public pour les finances, parce que le peuple n'est point financier. C'est pour cela que tout a été agiotage, brigandage, ténèbres. Nous sommes sans répression morale. Chez les Anglais, si leurs banquiers, leurs agents de change étaient assez peu citoyens pour faire ou favoriser des opérations notoirement calamiteuses, dans quelque temps heureux que ce fût et à plus forte raison lorsque la chose publique est en danger, ils seraient bientôt réduits à une nullité absolue par l'indignation publique. 11 existe, Messieurs, et je vous la dénonce, une grande conjuration contre le crédit des assignats et l'insatiable cupidité des agioteurs la favorise. Elle a pour but de faire monter le prix de toutes choses, afin que le peuple murmure... »

Et, arrivant à la question plus particulière des changes étrangers, Delaunay dit : « Le change est la valeur qu'on donne dans l'étranger à nos écus, car nos assignats sont actuellement des écus, que nos voisins n'osent pas admettre et, cependant, ils ne sont pas assez ineptes et insensés pour confondre les assignats sur les domaines nationaux avec le papier-monnaie sans hypothèque spéciale, sans forme ou époque de son remboursement. Ils savent d'ailleurs qu'ils pourraient nous payer avec nos assignats, comme ils nous rendraient nos écus. Pourquoi nos voisins n'osent-ils pas admettre nos assignats, comme nous les admettons nous-mêmes ? Ce sont les discours des ennemis de la Constitution retirés au milieu d'eux qui les alarment...

« Le repoussement de nos assignats par nos voisins est d'autant plus l'effet de la crainte que la hausse de l'argent leur a été et leur est encore préjudiciable. N'ont-ils pas éprouvé et n'éprouvent-ils pas tous les jours une perte énorme en réalisant les sommes que nous leur devons ? Cependant, le change est devenu tel qu'il suppose notre commerce détruit, nos manufactures abandonnées, nos terres désertes et incultes, et un besoin absolu des productions étrangères en tout genre ; tandis que, dans la vérité, toutes les ressources nationales n'ont jamais été plus actives et nos besoins de productions étrangères plus réduits.

« Pourquoi éprouvons-nous une perte énorme sur notre change ? Pourquoi, lorsque nos besoins sur les étrangers sont moindres que leurs besoins sur nous, le change continue-t-il à décliner ? »

Plus tard, la Convention répondra à ces questions passionnées par les mesures légales qui ramèneront l'assignat au prix de l'argent. Mesures efficaces dans la France close, mais qui n'auraient pas eu de prise sur le marché international. Mais, je le répète, très logiquement, Delaunay ne peut accuser l'agiotage sans constater que l'état général des affaires n'expliquait pas la baisse du change.

Beugnot, le 23 décembre, explique la fuite de notre numéraire par des causes étrangères aux assignats, par le négoce avec les Indes où nous achetions des soieries et des épices, que la France payait non en produits mais en monnaie d'or et d'argent. Il l'explique aussi par le traité de commerce avec l'Angleterre qui, en ouvrant, depuis 1785, notre marché aux produits anglais, a déterminé la sortie de notre numéraire. Mais il ajoute : « La hausse du change dont on s'effraie si mal à propos, loin de nuire à nos manufactures, leur a donné une nouvelle énergie ; l'étranger, forcé de recevoir des capitaux de France, et ne pouvant ou ne voulant pas prendre de nos assignats, les reçoit en marchandises de fabrication française ; le consommateur, le négociant français, ne pouvant plus recourir aux denrées étrangères à cause de la hausse des changes, sont obligés de s'approvisionner dans les manufactures françaises. Ainsi, sous ces rapports, cette hausse des changes, dont on s'est tant alarmé, ne peut être, au contraire, que le thermomètre de l'activité de notre commerce et de la prospérité de nos manufactures ; c'est par ces principes qu'il faut juger de l'activité économique de la France ; non par les agitations de la rue Vivienne (où était la Bourse) dans le cours de ses effets. (Applaudissements.)

« Mais, si les manufactures françaises ont un degré d'activité qu'elles n'ont jamais eu, si elles ont plus de commandes que jamais, il est sûr qu'une somme de cent millions de numéraire subdivisé est évidemment insuffisante à leurs besoins. »

Deux mois après, le 18 février 1792, le ministre de l'Intérieur, Cahier de Gerville, dans son rapport général à l'Assemblée sur l'état du royaume, définit de même la condition économique de la France :

« Le commerce, dans le moment actuel, offre des résultats avantageux dont des gens mal intentionnés chercheraient vainement à diminuer l'importance. Toutes nos manufactures sont dans la plus grande activité ; un grand nombre d'individus qui languissaient dans la misère et l'inaction sont rendus au travail et peuvent du moins exister.

« Mais, je ne dissimulerai pas à l'Assemblée nationale qu'une grande partie de l'activité de nos manufactures est due à la soulte de notre commerce avec l'étranger, qui préfère les produits de notre industrie aux autres valeurs qu'il n'est pas disposé à recevoir. La défaveur de nos changes procure encore à l'étranger, pour ses achats, des facilités momentanées.

« L'augmentation très considérable de la consommation intérieure, résultant, soit des approvisionnements de tout genre, que les circonstances présentes nécessitent, soit des spéculations individuelles, doit encore être considérée comme une des causes de l'activité de nos manufactures. »

Et Cahier de Gerville indique, en même temps que les avantages immédiats de cet état économique, ce qu'il a de précaire. Il est bien certain, en effet, que lorsque toutes ces causes combinées qui accélèrent en France la consommation auront produit tout leur effet, lorsque tous les assignats disponibles aux mains de la bourgeoisie auront fait effort pour se convertir en marchandises, lorsque l'étranger se sera couvert de ce que lui doit la France en s'approvisionnant largement chez nous, toutes les marchandises, produits et matières premières monteront peu à peu à un prix où nos industriels ne pourront plus que difficilement atteindre, et où l'étranger, malgré le bénéfice du change, cessera ses achats. Il risque alors de se produire une dépression générale, ou même un arrêt de l'industrie ne trouvant plus une quantité suffisante de matière première à ouvrer. « D'après cette courte notice, ajoute le ministre, des causes accidentelles et momentanées de l'activité de nos fabriques, on reconnaît que notre commerce n'a point reçu d'accroissement absolu et indépendant, qu'il n'est pas dans un état de prospérité durable et que nous n'obtenons point une véritable augmentation de richesses nationales. Nos ouvriers vivent, nous soldons nos dettes avec les produits de notre industrie, voilà tout notre avantage ; mais il est grand, vu les circonstances. Il est d'ailleurs présumable que, quand les matières premières que nous tirons de l'étranger auront été consommées, nous serons obligés d'en faire de nouveaux approvisionnements, dont le prix augmentera considérablement, soit en raison de l'état des changes, soit en raison des valeurs qui serviront à les acquitter ; alors les produits de notre industrie ne pourront plus concourir avec les produits de celle de nos voisins. »

Le pronostic est un peu sombre, et peut-être Cahier de Gerville exagère-t-il ce qu'il y a de factice et de précaire dans le mouvement de travail et de richesse de cette période. En dehors de l'effet des changes étrangers, l'immense rénovation sociale qui s'accélérait tous les jours, le déplacement énorme de propriétés qui s'opérait et qui induisait les nouveaux propriétaires à des dépenses de transformation et d'aménagement, le goût du bien-être éveillé dans les rangs les plus humbles du Tiers Etat par la fierté révolutionnaire, tout contribuait à exciter, et d'une façon plus durable et plus profonde que ne l'indique le ministre, l'activité nationale. Mais les périls signalés par lui n'étaient pas vains, et nous avons déjà vu la crise partielle des sucres réaliser un moment en janvier, trois semaines après le rapport ministériel, ces prédictions inquiétantes.

Déjà Clavière, préoccupé d'effrayer la Législative sur les suites terribles d'une trop grande dépréciation de l'assignat, avait insisté sur les funestes effets de la baisse du change étranger. Au contraire de Beugnot, et bien plus que Cahier de Gerville, il signalait surtout les périls et laissait presque dans l'ombre les côtés favorables. Dans une lettre communiquée à l'Assemblée le 1.r décembre et où il réfute les objections que rencontrait son système de suspension, je lis ces graves paroles : « Le prix du change décidant de nos rapports avec l'étranger, ses variations ne se renferment pas dans les transactions des joueurs, elles affectent le prix des productions étrangères dont nous avons besoin ; le bas change les renchérit, il nuit par conséquent aux manufactures qui les emploient, il nous enlève sans cesse quelques parties de notre numéraire, car l'or et l'argent ne vont pas de France dans l'étranger par l'effet du bas change sans y laisser une partie de leur quantité en pure perte pour la France. Le bas change accuse toujours quelque grand désordre, il inspire des craintes, et même les relations commerciales qui reposent sur un crédit utile aux Français en sont interrompues ou affaiblies. Les assignats, portés pour quelque cause que ce soit en pays étranger, y tombent en discrédit, et ce discrédit, les faisant acheter à vil prix, cause une sorte d'attiédissement sur leur valeur dans le royaume même. Le bas change favorise sans doute la demande des productions françaises, niais cette demande est bornée par la consommation ; elle se règle encore plus sur le besoin que sur le prix de la marchandise, tandis que les opérations qui se combinent entre l'argent et l'or et le bas prix des changes n'ont pas de bornes. »

Mais, malgré ces craintes, un grand flot de vie, de production, de richesse, soulevait et entraînait la France de la Révolution ; portée par ce courant rapide et soudain grossi, elle allait avec je ne sais quel mélange de joie hardie et d'inquiétude, jetant un grand cri de colère quand elle se heurtait à une difficulté brusquement surgie, comme la crise du sucre, mais passant outre d'un mouvement intrépide, ou se flattant de remédier au péril par quelques décrets.

 

LA PREMIÈRE PROHIBITION

Un moment, en février et mars, la hausse fut si grande sur quelques matières premières nécessaires au travail industriel que l'Assemblée songea, par tous les moyens, à en abaisser le prix : le coton, par exemple, s'était élevé rapidement de 240 livres le quintal à 500 livres. La laine, brute ou filée, s'était élevée à peu près dans les mêmes proportions. Et beaucoup de manufacturiers, de fabricants, criaient : « Mais qu'allons-nous devenir ? Et comment travaillerons-nous ? Comment occuperons-nous nos ouvriers si les matières premières sont aussi coûteuses et si l'étranger, encouragé par le change, les accapare et les absorbe ? » Et, exploitant soudain avec une habileté grande la panique déchaînée par les hauts prix, les fabricants demandèrent à l'Assemblée de prohiber complètement la sortie d'un grand nombre de matières premières. Il y avait des précédents. Il s'en faut de beaucoup que l'Assemblée constituante ait appliqué sans réserve les principes de ce qu'on appelle la liberté commerciale. Elle avait frappé de droits d'entrée élevés les produits manufacturés de l'étranger. Et elle avait prohibé la sortie de plusieurs matières premières : du blé, nécessaire à la nourriture des hommes ; du lin, nécessaire à les vêtir, et des soies qui alimentaient de nombreux métiers.

C'est en vertu de ces exemples très puissants sur l'esprit de l'Assemblée que le Comité du commerce, organe des intérêts industriels, demanda que la loi prohibât la sortie « des cotons ou laines provenant des colonies françaises, des laines de France filées ou non filées, des chanvres crus, taillés ou apprêtés, des cuirs en vert ou salés et en vert, des gommes du Sénégal et des retailles de peaux et de parchemin ». La prohibition fut violemment soutenue par les députés Marant, Massey, Forfait, Arena. Celui-ci fut vivement applaudi par le peuple des tribunes qui croyait, en une sorte de nationalisme économique un peu étroit, que ces dispositions prohibitives assureraient du travail à tous les ouvriers de France. « Votre objet, quel est-il ? s'écria Arena : c'est que vos matières premières n'aillent pas à l'étranger alimenter les ouvriers des autres et rentrer en France augmentées du prix de la main-d'œuvre. » Le raisonnement était simple, trop simple, et répondait mal à l'infinie complication des phénomènes économiques. Marant s'écria que, sans la prohibition, 2 millions d'ouvriers allaient être menacés dans leur existence. Mais Emmery protesta avec violence que c'était là une simple manœuvre des manufacturiers contre le commerce et contre l'agriculture. Quoi ! les produits agricoles, la laine, le chanvre, le lin, ont été peu abondants cette année ; les cultivateurs, ayant peu à vendre, pouvaient du moins être dédommagés par la hausse des prix, et, en leur fermant les débouchés au dehors, on veut les mettre à la merci des fabricants ! on veut les obliger à livrer à vil prix leurs marchandises. Il fit remarquer que les colonies, au lieu d'envoyer leurs produits et notamment leurs cotons en France, où ils seraient immobilisés et dépréciés, les enverraient directement dans les pays étrangers et que la France perdrait avec le bénéfice du courtage son propre approvisionnement.

L'Assemblée fut sensible à ce péril, et de même qu'elle s'était refusée à prohiber l'exportation du sucre parce que les colonies l'auraient expédié directement aux autres nations, elle se refusa à interdire l'exportation du coton. Mais si elle reconnut l'impossibilité d'imposer ce régime prohibitif aux matières produites hors de France, elle s'appliqua, au contraire, à retenir en France, par mesure législative, les matières premières que produisait la France. Ainsi, le 24 février, elle décréta :

« L'Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité du commerce sur l'augmentation du prix des matières premières servant à la fabrication et sur leur exportation à l'étranger, considérant que la sortie du lin et des soies est déjà prohibée et qu'il n'est pas moins nécessaire de retenir les autres matières premières indispensables à nos manufactures ; considérant qu'il est de sa sollicitude de prévenir les maux que causerait à la France la disette des dites matières, si leur exportation continuait plus longtemps à être permise ; qu'elle doit conserver à tous les citoyens les moyens de pourvoir à leurs premiers besoins, et priver les ennemis de la chose publique de la faculté de faire passer à l'étranger, eu matières premières, la masse de leurs capitaux, décrète qu'il y a urgence et, après avoir préalablement prononcé l'urgence, décrète ce qui suit :

« ARTICLE PREMIER. — La sortie du royaume, par mer ou par terre, des laines filées ou non filées, des chanvres en masse, en filasse, layés ou apprêtés ; des peaux et cuirs secs et en vert, et des retailles de peaux et de parchemins, est provisoirement défendue.

« ART. 2. — La sortie des cotons en laine des colonies est provisoirement défendue jusqu'à ce que l'Assemblée nationale ait définitivement statué sur l'augmentation du droit à fixer sur l'exportation de cette denrée dans l'étranger.

« Charge son Comité de commerce de lui présenter incessamment un projet de décret sur cette augmentation. »

On remarquera que, pour les cotons, cette interdiction de sortie toute provisoire ne s'applique qu'aux cotons venant des colonies. Cambon avait fait observer que Marseille recevait, pour les réexpédier, des cotons du Levant, que ces cotons étaient très faciles à distinguer de ceux des colonies et que, si on prohibait la sortie, le commerce marseillais les entreposerait au port de Livourne et qu'ainsi on aurait détourné de Marseille un grand courant commercial et compromis au lieu de l'assurer l'approvisionnement de nos manufactures. L'Assemblée lui donna raison, de même que déjà la Constituante avait excepté des mesures prohibitives les soies du Levant.

Même pour les laines, il fallut bien, avec lenteur, il est vrai, et mauvaise grâce, accorder quelques atténuations et exceptions ; après une première lecture en mars, une seconde en avril, l'Assemblée n'accorda que le 14 juin un décret qui permettait d'exporter à l'étranger les laines étrangères non filées qui justifieraient de leur origine. Le même décret accordait en outre aux fabricants de drap de Sedan, et aux manufacturiers de Rethel, de Reims, le bénéfice de l'exemption du droit sur les laines préparées qu'ils envoyaient filer à l'étranger et qu'ils faisaient rentrer en France. De même les entrepreneurs des retorderies de fils, dans le département du Nord et dans celui de l'Aisne, pouvaient envoyer ces fils à l'étranger pour y être blanchis et ensuite réimportés dans le royaume en franchise.

Mais ces exceptions mêmes ne font que marquer le souci de l'Assemblée de réserver le plus possible à la production française les matières premières nécessaires à l'industrie. Pour le coton, le droit à l'exportation fut décidément élevé à 50 livres le quintal. Visiblement, une sorte d'instinct avertit la France, en cette période de 1792, de se resserrer, de se clore. Le jeu des changes qui permet aux étrangers d'acheter à bon compte toutes les matières et marchandises l'oblige à se replier et à se défendre.

 

LA GUERRE ÉCONOMIQUE

En fait, c'est déjà la guerre qui commence sous forme économique entre la Révolution et le reste du monde. Si l'assignat est discrédité au dehors, c'est parce qu'il n'y a pas dans le reste de l'univers des forces suffisamment intéressées au succès de la Révolution. Elle éveillait dans l'esprit des peuples des sympathies partielles et incertaines. Mais ni la bourgeoisie allemande, ni la bourgeoisie hollandaise, ni la bourgeoisie anglaise, ni la classe ouvrière d'Amsterdam et de Londres n'avaient fait, si je puis dire, leur chose du succès de la Révolution. Si elles l'avaient espéré et voulu, elles auraient maintenu le cours de l'assignat et affirmé leur foi en la Révolution par leur toi en la monnaie de la Révolution. Le discrédit de l'assignat au dehors marque et mesure le discrédit de la Révolution elle-même dans l'esprit des peuples. Le monde n'y est pas préparé comme la France, et cette différence du niveau révolutionnaire se traduit par une différence correspondante dans le niveau de l'assignat en deçà et au-delà de nos frontières.

Dénoncer à ce sujet la spéculation, comme le faisait Delaunay, comme le faisait Clavière lui-même, était assez puéril et superficiel. Elle pouvait profiter, pour ses jeux innombrables, de ces différences de niveau ; elle pouvait les aggraver, mais c'est bien la désharmonie fondamentale de la France révolutionnaire et du reste du monde qui était la cause première et essentielle du discrédit de l'assignat sur les marchés extérieurs. Ce discrédit de l'assignat au dehors agissait comme une pompe aspirante sur nos produits, sur nos matières premières, et la production française se trouvait à la fois encouragée par la demande des produits, menacée par la demande des matières premières. La Révolution, troublée et tâtonnante, cherchait à parer au danger en prohibant l'exportation des matières nécessaires au travail national.

Si la Gironde, au lieu de se griser de mots sur la spéculation, avait réfléchi aux causes profondes de ce phénomène, elle y aurait vu le signe le plus certain, l'indice le plus exact de l'insuffisante préparation révolutionnaire du reste du monde et elle n'aurait pas accueilli avec un enthousiasme aussi facile l'idée d'une guerre universelle où à la propagande de la Révolution répondrait en un écho immense et immédiat la sympathie des peuples. Entre le resserrement économique auquel était dès ce moment obligée la France et la prodigieuse expansion révolutionnaire rêvée par la Gironde, il y avait une contradiction essentielle que ces esprits infatués et confiants ne démêlèrent pas. Ils disaient bien, il est vrai, que la guerre victorieuse rétablirait partout dans le inonde le cours des assignats. L'adresse que les Jacobins, sous l'influence belliqueuse de la Gironde, envoient aux sociétés affiliées, à la date du 17 janvier 1792, exprime cette espérance :

« Hâtons-nous donc..., plantons la liberté dans tous les pays qui nous avoisinent, formons une barrière de peuples libres entre nous et les tyrans ; faisons-les trembler sur leurs trônes chancelants, et rentrons ensuite dans nos foyers, dont la tranquillité ne sera plus troublée par de fausses alarmes, pires que le danger même. Bientôt la confiance renaît dans l'Empire, le crédit se rétablit, le change reprend son équilibre, nos assignats inondent l'Europe et intéressent ainsi nos voisins au succès de la Révolution qui, dès lors, n'a plus d'ennemis redoutables. »

La Gironde oubliait que si déjà les classes industrielles et commerçantes, les classes bourgeoises, seules capables de désirer ou de tenter efficacement une Révolution analogue à la nôtre, y avaient été fortement disposées, si les conditions économiques et politiques de leur développement en Angleterre, en Hollande, en Allemagne y avaient été très favorables, elles auraient solidarisé leurs intérêts de Révolution avec les nôtres par le crédit maintenu de l'assignat. La ligue des princes, des émigrés, des spéculateurs et des tyrans ne suffisait pas à expliquer cette sorte de chute de la Révolution dans toutes les Bourses de l'Europe où la bourgeoisie faisait loi. Et Robespierre, s'il avait été plus attentif aux phénomènes économiques, aurait pu invoquer ce discrédit de la monnaie révolutionnaire au dehors contre le rêve de facile et joyeuse expansion révolutionnaire qu'avec une étourderie héroïque et coupable les Girondins propageaient.

Mais si cette crise des changes attestait un déséquilibre entre la France et le monde, si elle menaçait aussi d'instabilité l'état économique et la production de la France, il est vrai qu'en 1792 une activité inouïe des manufactures préservait le peuple ouvrier de France du pire des maux : le chômage. Comme suite naturelle d'une énergique demande de main-d'œuvre, les salaires, ainsi que le constate l'article déjà cité des Révolutions de Paris, avaient une tendance à hausser. Nais le peuple des ouvriers et des artisans ne souffrit-il pas, à cette période, de la rareté des moyens de circulation et du renchérissement des denrées ?

 

LA CRISE DES PRIX

Il faut dire tout de suite que si l'assignat perdait, à la fin de 1791 et au commencement de 1792, 50 p. 100 sur les valeurs étrangères, 20 p. 100 sur les écus, il perdait bien moins par rapport aux denrées. C'est un phénomène indéniable et noté à cette époque par un très grand nombre d'observateurs. La monnaie métallique, l'or et l'argent étaient considérés comme une marchandise d'un ordre tout particulier. Qui avait de l'argent et de l'or se sentait à l'abri de toutes les crises, de toutes les surprises possibles dans le cours du papier ou des denrées. Facile à cacher et à conserver, la monnaie d'or et d'argent ne risquait pas de se corrompre comme les autres marchandises et elle gardait par rapport aux valeurs étrangères toute la puissance d'achat que perdaient les assignats. La monnaie d'or et d'argent était particulièrement demandée par ceux qui voulaient convertir en solidité métallique leurs valeurs de papier sans assumer les charges d'un négoce de marchandises, elle haussait ainsi exceptionnellement : à ce mouvement de hausse beaucoup de denrées ne participaient pas, toutes celles que des raisons particulières aussi ne désignaient pas, comme le sucre ou le coton, aux opérations d'agio.

Cailhasson, dans son rapport du 17 décembre, dit expressément :

« Tout le monde sait que, quand deux monnaies n'ont pas une même valeur, la plus faible chasse l'autre nécessairement. Alors celle-ci est à l'égard de la première, comme toutes les autres marchandises, sujette à des variations de prix. Et, lorsqu'une foule de circonstances tendent à la pousser hors des limites de l'Empire, elle doit subir une hausse considérable. Si la valeur de l'assignat dépendait de son échange et du prix de l'argent, nous aurions vu, dans les variations subites que l'agiotage produisait, ces jours derniers, tous les objets échangeables contre des assignats participer au même mouvement. CEPENDANT LE PAIN ET LES DENRÉES DE PREMIÈRE NÉCESSITÉ N'ONT PAS VARIÉ DE PRIX. »

Trois mois plus tard, et bien que la hausse inquiétante des prix se fût produite sur un grand nombre de marchandises, sur le cuir, sur le coton, sur le sucre, Condorcet constatait également, dans un admirable mémoire à l'Assemblée, le 12 mars, que la perte de l'assignat par rapport aux denrées, très difficile à calculer, était certainement moindre que la perte de l'assignat sur l'argent.

« Aussi, dit-il, l'on se tromperait si l'on jugeait de la perte réelle des assignats par le rapport de leur valeur à celle de l'argent monnayé, et c'est uniquement d'après les prix de certaines denrées que, par un calcul assez compliqué, et même auquel il serait difficile de donner des bases certaines, on pourrait déterminer cette dépréciation avec quelque exactitude. Mais, il est important de remarquer qu'elle est bien au-dessous de ce qu'indique le prix de l'argent et de détruire cette erreur que nos ennemis se plaisent à répéter. »

En fait, la hausse du prix des denrées fut peu sensible et, ce qui frappa surtout les contemporains, ce n'est pas qu'il y eût hausse, c'est que, malgré l'abolition des droits d'octroi et des droits d'aides, il n'y ait pas eu baisse. C'est là ce que note Hébert dans ces articles du Père Duchesne qui traduisaient avec une grande puissance les sentiments et les colères du peuple :

« Quoi donc, foutre ! s'écrie-t-il dans son numéro 83, qui correspond à cette période, n'aurions-nous rien gagné à la suppression des barrières ? On nous aura chargés de nouvelles impositions et nous paierons toujours les mêmes droits sur les subsistances ? »

Ainsi, il n'y a pas à cette date une crise de souffrance, mais au contraire un élan général d'activité et de prospérité, un vaste mouvement d'affaires :

« Les protestants, écrit le 12 décembre 1791 l'abbé Salamon, viennent encore d'ouvrir une nouvelle banque. »

Et cette surexcitation économique, si elle élevait parfois le prix des denrées, élevait aussi le travail et les salaires.

Le manque de petits assignats et de petite monnaie fut un moment pour les industriels et pour les ouvriers une grande gêne. En novembre, les petits assignats de 5 livres, encore très rares, sont tellement recherchés qu'ils font prime par rapport aux gros assignats. Le 28 novembre, Haussmann dit à l'Assemblée :

« Les petits assignats sont l'unique ressource du commerce et, si vous ne prenez pas toutes les mesures pour vous opposer à leur gaspillage, vous en priverez les départements.

« Les précautions les plus sévères doivent être prises dans cet échange. Il faut se garantir de cet agiotage qui, dans les paiements, substitue les gros assignats aux petits qui se vendent avec 7 ou 8 p.100 de bénéfice. » En sorte que, si le peuple avait eu dans les mains les assignats de 5 livres, il n'aurait pas souffert d'une dépréciation très grande, puisqu'ils perdaient moins que les gros assignats. Mais, d'autre part, l'assignat de 5 livres lui-même était incommode, tant que des assignats plus petits n'avaient pas été créés, car il était difficile de trouver à l'échanger contre de la monnaie plus petite, et cela, en plusieurs régions, pesait sur le petit assignat. Merlin, démontrant la nécessité de toutes petites coupures d'assignats, dit le 13 décembre : « Les assignats même de 5 livres sont tellement incommodes que, dans mon département, à Metz, par exemple, ils perdent 14 p. 100 (sur les écus) : ce qui produit une surhausse des denrées de première nécessité et qui forcerait peut-être le peuple à une nouvelle insurrection. »