LES TROUBLES DU SUCRE Devant
la Révolution qui, depuis deux années, semblait ne plus connaître ce péril,
la question des subsistances se posait de nouveau d'une manière aiguë. La
crainte de manquer de sucre et l'espoir que la rareté des denrées coloniales
en hausserait rapidement le prix, avaient décidé un grand nombre de marchands
à s'approvisionner largement, et ces achats considérables, se produisant à la
fois sur le marché du sucre, avaient déterminé précisément une hausse
immédiate et formidable. Les
ménages ouvriers, qui avaient déjà, au témoignage de Mercier, l'habitude de
déjeuner de café au lait, furent très irrités par ce qui leur semblait être
une manœuvre d'accaparement et il y eut un véritable soulèvement populaire. Ce
n'était pas seulement la crainte de voir manquer la marchandise qui avait
déterminé les marchands à s'approvisionner plus largement que de coutume ; ce
qu'on peut appeler l'action excitante des assignats et des opérations
révolutionnaires se produisait aussi. L'émission de près de deux milliards
d'assignats avait multiplié les moyens d'achat, et la bourgeoisie pour
réaliser ces assignats, cette monnaie de papier, en valeurs solides, se
hâtait d'acheter des marchandises, quand elle n'achetait pas du numéraire. De
là, une sorte de coup de fouet donné à la production et aux échanges ; mais,
de là aussi les brusques sursauts des prix, les mouvements soudains de
l'industrie et du commerce qui bondissaient, pour ainsi dire, ou se
cabraient. Les
caisses de billets de secours dont nous avons déjà parlé, et qui suppléaient
à l'insuffisance des petits assignats, ajoutaient encore à l'activité fébrile
de la circulation. Enfin les vastes immeubles d'Eglises, couvents, abbayes,
qui avaient été nationalisés et qui se vendaient rapidement, offraient au
commerce de grands locaux ; et l'idée d'y installer de riches dépôts de
marchandises venait naturellement aux bourgeois abondamment pourvus
d'assignats par le paiement des arrérages de la dette, par le remboursement
des charges de judicature et par les longs délais que leur accordait la loi
pour le paiement par annuités des biens nationaux achetés. Ainsi, la hausse
subite du prix du sucre, qui se produisit en janvier et qui souleva Paris,
est un phénomène complexe où retentissaient pour ainsi dire toutes les forces
économiques de le Révolution. Et de plus, la bourgeoisie marchande et le
peuple ouvrier se trouvaient subitement aux prises, et un conflit de classes
s'éveillait. Les
contemporains saisirent toute la gravité du mouvement, toute sa portée
économique et sociale. L'Assemblée s'en émut. Le 23 janvier, elle accueillit
une députation des citoyens et citoyennes de la section des Gobelins qui
protestèrent avec violence contre les « accapareurs » :
« Représentants d'un peuple qui veut être libre, vivement alarmés des
dangers énormes qu'entraînent les accaparements de toute espèce, les citoyens
de la section des Gobelins, défenseurs de la liberté et exacts observateurs
de la loi, viennent avec confiance dénoncer, dans votre sein, la cause
effrayante du nouveau fléau qui nous menace de tous côtés, surtout dans la
capitale et qui frappe plus particulièrement les indigents. Cette masse
précieuse de citoyens, digne de votre sollicitude paternelle, n'a-t-elle fait
tant de sacrifices que pour voir sa subsistance dévorée par les traîtres ? Ne
serait-elle armée que pour protéger de vils accapareurs qui appellent la
force publique pour défendre leurs brigandages ? Qu'ils ne viennent pas nous
dire que la dévastation de nos îles est la seule cause de disette des denrées
coloniales. C'est leur agiotage insatiable qui renferme les trésors de
l'abondance, pour ne nous montrer que les squelettes hideux de la disette. Ce
fantôme alarmant disparaîtra à vos yeux si vous faites ouvrir ces magasins
immenses et clandestins établis en cette ville, dans les églises, les jeux de
paume et autres lieux publics, à Saint-Denis, au Pecq, à Saint-Germain et
autres villes avoisinant la capitale. Etendez vos regards paternels jusqu'au
Havre, Rouen et Orléans, et vous acquerrez la certitude réelle, que nous
avons tous, que nos magasins renferment au moins pour quatre années de
provisions de toutes espèces. Si vous différez de vous en assurer, vous devez
craindre une disette réelle, et les transports journaliers de ces denrées aux
pays qui nous les ont expédiées nous offrent maintenant l'idée monstrueuse du
retour des eaux à leur source. Nous entendons ces vils accapareurs et leurs
infâmes capitalistes nous objecter que la loi constitutionnelle de l'Etat
établit la liberté du commerce. Peut-il exister une loi destructive de la loi
fondamentale qui dit, article 4 des Droits de l'Homme : « La liberté
consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et
article 6 : « La loi n'a le droit de défendre que les actions
nuisibles à autrui ? » « Or,
nous vous le demandons, législateurs, nos représentants, n'est-ce pas nuire à
autrui d'accaparer les denrées de première nécessité pour ne les vendre qu'au
prix de l'or ? (Applaudissements dans les tribunes.) Et n'est-ce pas une chose
criminelle et nuisible à la société de consentir à un emploi désastreux des
remboursements faits mal à propos et injustement appliqués ? « Quel
scandale en effet de voir ces anciens magistrats de l'Assemblée constituante
— Cette allusion à l'ancien député feuillant Dandré, qui avait de vastes
magasins de denrées coloniales, est applaudie un peu par l'Assemblée et
beaucoup par les tribunes —, un de nos anciens représentants, coopérateur
de la loi, que nous venons invoquer, se déclarer sans pudeur aujourd'hui, le
chef des accapareurs et retenir la liberté du commerce dans les serres de ses
misérables associés ! La suppression des entrées promettait un avenir
heureux, elle nous découvrait la terre promise, nous comptions y toucher ;
une tempête, soulevée par l'égoïsme et la cupidité, semble nous en écarter ;
vous la dissiperez. Voilà le motif de nos réclamations. La fermeté des
mesures que vous avez déjà prises contre les ennemis du dehors ne permet pas
de douter que vous saurez distinguer et punir ceux du dedans. Nous vous les
dénonçons comme les seuls que nous ayons à craindre ! « Les
citoyens de la section des Gobelins ne se sont pas, ainsi qu'on l'a dit dans
cette assemblée, fait délivrer à un bas prix le sucre resserré dans une des
propriétés nationales de son arrondissement. On a indiscrètement calomnié une
section qui s'est fait un devoir sacré et saint d'obéir à la loi et de la
maintenir. (Vifs applaudissements.) « Nous
demandons que la municipalité soit autorisée, par vos ordres, à vouloir bien
surveiller les magasins, afin qu'ils ne puissent être enlevés et employés
d'une manière coupable, et qu'ils puissent au moins soulager le peuple qui
souffre assez depuis très longtemps par la cherté horrible où sont tous les
comestibles de première nécessité. » (Applaudissements.) C'est
d'une grande vigueur de ton. Il est vrai que les délégués protestent qu'ils
n'ont pas fixé par la force le prix du sucre, mais c'est de la loi même
qu'ils attendent la répression de toutes les manœuvres qui, selon eux,
haussent le prix des denrées. Ce n'est pas seulement, ce n'est pas surtout à
la rareté relative du sucre, résultant des troubles de Saint-Domingue, c'est
aux combinaisons des grands marchands qu'ils attribuent cette hausse. Et ils
accusent nettement la bourgeoisie d'avoir employé à des achats de spéculation
et d'accaparement les assignats qu'elle a reçus en remboursement de ses
charges de judicature. Ce n'est donc pas précisément contre l'ancien régime
que protestent les pétitionnaires, c'est contre l'abus que les classes
nouvelles, les classes bourgeoises, font des moyens d'action nouveaux créés
par la Révolution. Ainsi, c'est à l'intérieur de la Révolution même que se
dessine un antagonisme de classe, entre les consommateurs et les marchands,
entre les prolétaires ou artisans d'un côté et la bourgeoisie riche de
l'autre. Ce qui est remarquable aussi, c'est l'invocation précise de deux
articles de la Déclaration des Droits de l'Homme pour combattre des manœuvres
commerciales et capitalistes. Les
pétitionnaires n'entendent pas la liberté, telle que les Droits de l'Homme la
garantissent, comme une faculté indéterminée, et le jeu des forces
économiques a pour limite l'intérêt d'autrui. Déjà, dans la pétition des
ouvriers charpentiers, en juin 1791, une première application avait été faite
aux relations économiques et aux phénomènes sociaux de la Déclaration des
Droits. Dans la pensée du peuple, le mot liberté reçoit un sens plein et
concret qui est tout à l'opposé du laissez-passer et du laissez-faire. Les
pétitionnaires ne demandent pas précisément qu'une tarification légale des
prix des denrées intervienne, ils ne paraissent pas avoir songé à une loi du
maximum ; mais ils sont évidemment sur le chemin, car leur conclusion, assez
vague dans les termes, soit par manque de précision de la pensée même, soit
par prudence, ne peut avoir qu'un sens. Il faut que la municipalité surveille
les magasins pour empêcher que des quantités considérables de sucre soient
soustraites à la vente, immobilisées ou cachées. La municipalité fera défense
aux gros marchands de dissimuler le sucre et les denrées dans des dépôts
clandestins. Il faudra que la marchandise reste toujours, pour ainsi dire,
étalée et à la disposition du public. C'est, sous des formes réservées, la
théorie de la vente forcée. Mais la vente forcée implique la détermination
légale du prix de vente et voilà pourquoi nous sommes dès ce jour sur la voie
du maximum. Que
pouvait l'Assemblée ? Elle se sentait en face d'un troublant problème qui
dépassait, à cette heure, sa force d'action. Guadet, qui présidait la séance,
répondit aux pétitionnaires avec une bienveillance empressée et vague et le
maire de Paris fut appelé à la barre pour rendre compte de la situation de la
capitale. Il s'appliqua à amortir les couleurs, à estomper les effets. Il
voulait rassurer les esprits et en même temps laisser à l'Assemblée
législative, toute la responsabilité. « Depuis
quelques jours, dit-il, un mouvement sourd se faisait sentir dans Paris. Le
peuple témoignait ouvertement son mécontentement sur la hausse considérable
du sucre et de plusieurs autres denrées. Il s'assemblait en groupe dans les
lieux publics et tout annonçait une explosion prochaine. Le vendredi
(c'est-à-dire le 20 janvier) les murmures et les propos allaient croissant ;
plusieurs commissaires de police commençaient même à réclamer la force
publique. Dans la nuit de vendredi au samedi, le feu s'est manifesté à
l'hôtel de la Force. Cet événement répandit une grande alarme... On est
encore incertain de savoir si cet accident est dû à un hasard ou à quelque
dessein prémédité... Ce que nous ne pouvons passer sous silence, c'est le
zèle infatigable de M. le Commandant général de la garde nationale... Nous
devons encore vous instruire, Messieurs, que nul bâtiment étranger à ceux de
la Force n'a été atteint par les flammes, et celui qui vous a dit que le feu
avait consumé des magasins remplis de sucre a été induit en erreur. « A
l'instant même où cet événement fâcheux nous occupait tout entier, on semait,
comme à plaisir, les bruits les plus alarmants ; on nous annonçait que les
mêmes désastres avaient lieu à la Conciergerie, au Châtelet, à Bicêtre... Ce
qui était plus réel, c'était un rassemblement au faubourg Saint-Marceau,
autour d'un magasin rempli de sucre ; M. le Maire de Paris et M. le Procureur
général syndic s'y rendirent. Ils trouvèrent un nombre assez considérable de
citoyens et de citoyennes. Après quelques représentations, ils les engagèrent
à choisir douze d'entre eux pour s'expliquer sur la demande qu'ils avaient à
former, ce qu'ils firent à l'instant. Et ici, nous devons dire, pour
l'honneur de ces citoyens, qu'ils commencèrent par nous déclarer qu'ils
n'étaient pas venus pour piller. Ils nous le répétèrent avec cette inquiétude
de la probité, qui craignait qu'on ne pût les en soupçonner. « Ils
nous ajoutèrent que le sucre, que plusieurs autres denrées s'étaient
subitement élevés à un prix que le pauvre ne pouvait plus atteindre, qu'il y
avait là-dessous des manœuvres coupables et qu'il fallait absolument faire
baisser ce prix. « Après
leur avoir fait sentir que les troubles portés au commerce, loin de produire
l'effet de diminuer les prix, ne pouvaient que les augmenter, nous leur dîmes
qu'il n'était pas en notre pouvoir de taxer les marchandises ; que,
s'ils avaient des représentations à faire, la loi leur ouvrait un moyen
paisible et digne d'hommes libres, celui de la pétition, qu'ils pouvaient
s'assembler tranquillement et dresser leurs griefs. « Ils
se retirèrent bien persuadés de cette vérité et tout fut calme. Ils ne se
firent point délivrer, comme on vous l'a dit, du sucre à 22 sous la livre. Le
reste de la soirée se passa dans le plus grand calme ; on transféra de
l'hôtel de la Force les prisonniers pour dettes à Sainte-Pélagie, le tout
dans le plus grand ordre. « Nous
ne fûmes pas néanmoins sans inquiétude pour le lendemain dimanche ; ce jour,
dans des moments de fermentation, est ordinairement un des plus difficiles à
passer. M. le Commandant général prit les dispositions les plus sages. Il
distribua les forces dans les endroits qui paraissaient les plus menacés.
Cette journée fut beaucoup plus paisible que nous lie pouvions l'espérer. « Il
y eut néanmoins un épicier dans la rue du Faubourg-Saint-Denis qui, intimidé
par 'une grande affluence de monde rassemblé autour de sa boutique, distribua
une certaine quantité de sucre à 24 et 26 sous la livre. « Nous
avions la consolation de croire que le lendemain tout serait apaisé : quel
fut notre étonnement, quelle fut surtout notre inquiétude lorsqu'entre 10 et
11 heures du matin, des lettres arrivèrent de toutes parts, qui nous
annonçaient des groupa et des rassemblements nombreux dans différents
quartiers ? Un de ces rassemblements se porta même à la mairie. « Il
était parti de la section des Gravilliers et suivait un cavalier
d'ordonnance, porteur d'une lettre du commissaire de cette section. M. le
Maire se présenta à ces citoyens et parvint aisément à leur faire entendre le
langage de la raison et de la justice. « Il
leur représenta que c'étaient les ennemis de la chose publique qui
cherchaient à occasionner un grand trouble, à opposer les citoyens aux
citoyens, et surtout à mettre la garde nationale aux prises avec les
habitants ; qu'il fallait éviter ce piège en se conduisant avec sagesse ; et
en recourant à la voie que la loi ouvrait à tous les citoyens, celle de la
pétition. Ils se retirèrent satisfaits et promirent de porter la paix parmi
ceux qui les avaient députés. « M.
le Commandant général de la garde nationale arrivait en même temps qu'eux. Il
fit part à M. le Maire des avis multiples qu'il avait requis de son côté, ils
se concertèrent ensemble, craignirent que la chose ne devînt très sérieuse et
qu'on ne fût obligé d'avoir recours à de grandes mesures. M. le Maire
convoqua à l'instant et extraordinairement le Conseil municipal ; déjà,
plusieurs membres étaient à leur poste, et il se rendit avec M. le Commandant
au Directoire du département, dont les membres furent également convoqués ;
là, on discuta les différents partis qu'on pourrait prendre à raison des
circonstances. Deux heures entières se passèrent sans recevoir de nouvelles
fâcheuses et déjà nous jouissions de la satisfaction de penser que le calme
était rétabli ; mais, bientôt, plusieurs officiers de la garde nationale se
présentèrent pour nous faire des récits affligeants. « On
nous dit que les rassemblements dans les rues Saint-Martin, du Cimetière
Saint-Nicolas, Chapon et des Gravilliers étaient considérables ; que des
portes de magasins avaient été enfoncées, des vitres cassées, la garde
nationale forcée, que le peuple tentait de la désarmer et qu'un commandant de
bataillon avait été pris au collet et avait été grièvement insulté. « Nous
sentîmes alors qu'il n'y avait pas un moment à perdre, que des officiers
municipaux devaient se rendre à l'instant dans ces différents' endroits,
parler au nom de la loi, toujours puissante sur l'esprit des bons citoyens et
rappeler ceux qui étaient égarés. M. le Maire, M. le substitut de la commune
et un autre officier municipal partirent de l'Hôtel de Ville, accompagnés de
quelques grenadiers et d'un certain nombre de cavaliers et se portèrent dans
toutes les rues dont nous venons de parler. « Ils
entrèrent chez MM. Chol et Boscary, ils aperçurent des vitres qui avaient été
cassées ; mais les magasins n'avaient point été pillés. « Les
vitres de la maison du sieur Blot avaient pareillement été cassées ; mais on
n'y avait point non plus enlevé de marchandises. « Le
magasin, rue des Gravilliers, cul-de-sac de Rome, était fermé. On nous dit
que dans un endroit il avait été livré, aux citoyens attroupés, de la
cassonade à 10 sous la livre. « Lors
de notre arrivée dans ces différents endroits, le peuple s'était déjà écoulé,
et nous n'y avons rencontré qu'un petit nombre de curieux, dont les
dispositions étaient rassurantes. « Dans
notre marche, nous apprîmes avec plaisir qu'il n'y avait également plus rien
dans la rue des Lombards. De retour à l'Hôtel de Ville, un officier vint
prévenir M. le Commandant général, qu'un rassemblement assez considérable
était à la porte d'un épicier du Faubourg Saint-Antoine et M. le Commandant y
envoya à l'instant des forces. « Il
établit aussi un certain nombre d'hommes pour passer la nuit dans chacune des
maisons qui avaient été exposées à être forcées. « Le
Corps municipal dans cette circonstance difficile n'a négligé, comme vous le
voyez, Messieurs, aucun des moyens qui étaient en son pouvoir pour le
maintien de l'ordre et de la tranquillité, et il n'en négligera aucun. Il a
arrêté que ses séances tiendraient, sans désemparer, jusqu'à ce que le calme
soit rétabli ; mais il sent en même temps combien il serait dangereux que
l'on exagérât au dehors, les mouvements qui viennent de l'agiter et qui, il
faut l'espérer, n'auront pas les suites fâcheuses que s'en promettent sans
doute les ennemis de notre liberté et de notre bonheur. « C'est
à vous, Messieurs, qu'il appartient de peser, dans votre sagesse, ce que les
moments où nous sommes exigent : de préparer les grands moyens d'ordre et de
tranquillité, d'assurer le salut de cette grande cité à laquelle tient si
essentiellement le salut de l'Empire. » Ce qui
ressort de l'exposé de Pétion, c'est la soudaine puissance d'action du
peuple, c'est sa volonté bien affirmée de n'être pas dupe dans le grand
mouvement révolutionnaire. L'agitation fut assez étendue ; elle se produisit
au faubourg Saint-Marceau, au faubourg Saint-Antoine et au cœur de Paris,
dans les quartiers Saint-Denis, Saint-Martin et des Gravilliers. C'est tout
le peuple, tout le prolétariat et toute l'artisanerie parisienne qui
remuaient. Et la bourgeoisie révolutionnaire n'osait plus, comme lors de
l'émeute contre Réveillon ou des premiers mouvements de paysans de 1789,
parler « de brigands ». Ce sont, comme dit Pétion, des « citoyens » qui
n'entendent pas laisser aux accapareurs et monopoleurs de la bourgeoisie, le
bénéfice de la Révolution. Cette fois, ce n'est plus contre l'hôtel de
Castries et contre des nobles, c'est contre des bourgeois révolutionnaires,
grands acheteurs de biens nationaux, qu'est dirigé le mouvement. Lorsque
Fauchet, le 21 janvier, signala le premier à l'Assemblée, les troubles de
Paris et les accaparements, il déclara que l'église Sainte-Opportune,
l'église Saint-Hilaire et l'église Saint-Benoît étaient pleines de sucre et
de café. C'étaient évidemment des hommes de la Révolution qui avaient acheté
ces églises et qui les avaient transformées en grands magasins. C'était donc
bien contre une puissance nouvelle, sortie de la Révolution, que le
prolétariat et le peuple s'agitaient. Un moment, Pétion se demanda si la
situation n'allait pas devenir sérieuse, si la garde nationale et le peuple
qui, quelques mois auparavant, avaient eu au Champ-de-Mars une si tragique
rencontre, n'allaient pas se heurter de nouveau, et cette fois à propos d'une
question de subsistance. La prudence de Pétion, ses sages atermoiements, qui
permirent aux passions de se calmer, épargnèrent à la Révolution ce malheur ;
mais on commence à sentir dans Paris le tressaillement de la force populaire,
plus consciente d'elle-même, fière des sacrifices qu'elle a déjà consentis à
la Révolution, des services qu'elle lui a rendus et décidée à ne pas laisser
confisquer, par les agioteurs et les capitalistes, la joie des temps
nouveaux. Oh ! le peuple n'a pas encore essayé d'analyser le mécanisme
social. Il ne démêle pas clairement que ces coups de spéculation sont un
effet presque inévitable de la concurrence marchande et de la propriété
privée. Mais, du moins, il oppose à ce désordre son droit. Il est prêt non à
transformer la propriété, mais à en corriger, par une intervention vigoureuse
et la force de la loi, les excès les plus criants. Il ne doute pas que,
jusque sur le domaine de la propriété, la loi ne puisse et ne doive protéger
la liberté vraie, la liberté réelle des hommes, celle de vivre. Et ainsi se
forment lentement, obscurément, dans le peuple, les idées qui trouveront dans
la législation régulatrice de la Convention d'abord, dans le communisme de
Babeuf ensuite, leur expression. En janvier 1792, ces tendances étaient bien
indécises encore, puisque les pétitionnaires mêmes qui parlaient au nom du
peuple, n'osaient pas demander nettement la taxation légale des marchandises.
A cette indécision générale des esprits et des forces, correspondait assez
bien la manière conciliante et vague de Pétion. Mais on pressent le jour où
la brutalité des événements voudra des pensées plus fermes. Ces
mouvements du peuple effrayèrent vivement la bourgeoisie marchande. Plusieurs
des négociants menacés, ou protestèrent ou même jetèrent un défi. L'un d'eux,
Delbé, se disant américain (était-ce un personnage réel ou bien le pseudonyme
collectif de plusieurs négociants à la fois arrogants et timides ?) somma
l'Assemblée de faire respecter son droit de propriété, qu'il poussait
jusqu'au droit d'accaparement, avec des chiffres qui sont une bravade. Sa
pétition, d'une forme provocante, fut lue sous les murmures : « Hier matin,
disait-il, une section de la capitale, admise à la barre, est venue, les
Droits de l'Homme à la main, réclamer une loi contre tous les accapareurs et
singulièrement contre ceux des denrées coloniales, dont la rareté commence à
se faire sentir. Aujourd'hui, citoyen domicilié, père de famille, je viens me
dénoncer moi-même comme un de ces hommes qu'on cherche à rendre odieux parce
qu'ils croient pouvoir disposer librement d'une propriété légitime. « Je
suis, Monsieur le Président, un ci-devant propriétaire d'habitations
considérables dans cette île malheureuse qui n'existe peut-être plus. Mes
propriétés sont dévastées, mes habitations brûlées, mes dernières récoltes,
embarquées avant les désordres, me sont heureusement parvenues. Je déclare
donc que j'ai reçu avant le mois de septembre, 2 milliers de sucre, 1 millier
de café, 100 milliers d'indigo et 250 milliers de coton. « Les
denrées sont là, dans ma maison et dans mon magasin, mais ne seront jamais
cachées, parce qu'un citoyen ne saurait rougir d'avoir exploité de belles
manufactures qui faisaient la prospérité de sa patrie. « Ces
marchandises valent aujourd'hui 8 millions, suivant le cours ordinaire des
choses elles doivent en valoir incessamment plus de 15. Je plains fort,
Monsieur le Président, ceux qui estiment assez peu les représentants du
peuple pour solliciter des décrets attentatoires au droit sacré de propriété
; mais moi, je leur rendrai un hommage plus pur, en mettant la mienne sous la
sauvegarde de ses principes ; je déclare donc à l'Assemblée nationale, qui
me lit et à l'Europe entière qui entend cette adresse, que ma volonté bien
expresse est de ne vendre actuellement à aucun prix des denrées dont je suis
le propriétaire. (Murmures.) Elles sont à moi ; elles représentent des
sommes que j'ai versées dans un autre hémisphère, les terres que je possédais
et que je n'ai plus, en un mot, ma fortune entière et celle de mes enfants.
Il me conviendra peut-être de les doter en sucre et en café. Toujours est-il
vrai que je ne veux les vendre à aucun prix, et je le répète bien haut pour
que qui que ce soit n'en doute. (Murmures.) Mais en même temps, il ne me
convient pas, après avoir été incendié en Amérique d'être pillé en France.
C'est pour faire un noble essai de la Constitution, c'est pour connaître
jusqu'à quel point elle peut garantir la propriété que j'adjure ici la force
publique... (Murmures.) Plusieurs membres : « A l'ordre du jour ! » D'autres
membres : « Non, non, achevez ! »... de protéger un citoyen
qui ne contraint personne à lui demander son bien, mais qui proteste de
vouloir garder en nature celui qu'il a récolté. (Murmures.) Veuillez donc, Monsieur le
Président, donner des ordres à M. le maire d'entourer mes magasins d'une
garde suffisante dont il est juste que je supporte les frais. Je demande
surtout que cet ordre soit donné avant d'ouvrir la discussion sur la demande
de la section des Gobelins, qui prétendait hier fixer le prix des denrées
sans avoir eu l'attention d'indiquer aux législateurs le point délicat où la
propriété finit et où l'accaparement commence. « Signé : JOSEPH-FRANÇOIS DELBÉ, Américain, citoyen actif de la
section de Popincourt, grenadier volontaire dans le bataillon de cette
section, rue de Charonne, n° 158 bis. » C'est
sans doute une mystification, mais c'est aussi une manœuvre de la
contre-Révolution, cherchant à effrayer les propriétaires et à opposer, en un
contraste violent, le droit de propriété, poussé jusqu'à l'absolu, aux
réclamations populaires. Dans le cerveau exaspéré de quelque propriétaire des
fies avait pu éclore cette étrange fantaisie de polémique sociale, en forme
de pétition. Mais il y avait une autre pétition plus authentique et de forme
plus sérieuse. C'était celle d'un banquier, Boscary, membre de l'Assemblée
Législative, qui avait complété ses opérations de banque par des opérations
de commerce. Il se mettait sous la protection de ses collègues de l'Assemblée
: « Monsieur
le Président, le peuple, égaré par des gens mal intentionnés, s'est porté
hier matin, chez moi, en foule, au moment où j'allais me rendre à l'Assemblée
et m'a empêché de me rendre à mon poste. On lui insinue que ma maison de
commerce, sous le nom de Ch. Boscary et Compagnie, avait fait des
accaparements de denrées coloniales, assertion aussi fausse que calomnieuse.
On a tenté d'entrer par force dans ma maison et on a cassé toutes mes vitres
du premier étage (Bruit dans les tribunes) avant que la force publique ait
pu m'accorder protection. Je suis encore menacé en ce moment, et, malgré la
garde qu'on a voulu me donner, on jette des pierres contre mes fenêtres ; ma
fortune, celle de mes amis sont en danger. J'invoque la loi, la sauvegarde de
la propriété, non seulement pour moi, mais encore pour tous les négociants de
Paris, qui ne sont pas exempts des égarements du peuple... (Murmures
sourds.) Je ne
m'attendais pas, Monsieur le Président, à devenir l'objet de la fureur du
peuple. Je n'ai jamais fait de mal à personne ; j'ai fait le bien quand je
l'ai pu. Personne plus que moi ne s'est livré à la Révolution. Constamment
dans les places civiles et militaires, j'ai été le premier à défendre les
propriétés en danger ; et aujourd'hui les miennes sont menacées. J'espère
que le peuple, revenu de son égarement, me rendra l'estime et la justice que
je mérite à tous égards. Je vous prie, Monsieur le Président, de communiquer
de suite à l'Assemblée, cette lettre importante pour moi. (Rire dans les
tribunes.) « Signé : BOSCARY, député de Paris. » La
bourgeoisie commerçante et modérée, dont Boscary était un des principaux
représentants, est, si l'on me passe le mot, toute ahurie de ce soulèvement
populaire. Il lui semblait en effet s'être « livrée » toute entière à la
Révolution, et elle entrevoit soudain avec stupeur qu'au-delà du cercle un
peu étroit de ses pensées, d'autres forces s'agitent. Malgré l'indignation
d'une partie de l'Assemblée, les tribunes couvrirent de huées et coupèrent de
quolibets la lettre du banquier révolutionnaire. Plusieurs députés voulaient
qu'on passât à l'ordre du jour sur la lettre de Boscary, comme sur celle du
mystérieux et ironique Delbé, niais l'Assemblée renvoya la pétition au
pouvoir exécutif. Curieuses escarmouches entre ces deux fractions du Tiers
Etat, qui ont fait ensemble la Révolution, qui souvent encore la sauveront
ensemble, mais qui commencent à se heurter l'une l'autre, et à prendre figure
de classes hostiles ! PROTECTIONNISME OU LIBRE ÉCHANGE Au
problème, qui lui était posé alors sur le prix des denrées coloniales, la
Législative n'avait pas de solution. Son Comité du commerce songea un moment
à lui proposer la suppression du droit de 9 livres par quintal qui frappait
le sucre étranger à son entrée en France, mais il reconnut vite que ce serait
inutile ; car la France, par l'abondance de sa production, dominant le marché
du sucre, les cours du sucre en France ne tarderaient pas à régler les cours
du sucre dans le monde entier. Dès
lors, les étrangers ne pourraient pas importer du sucre en France, à un cours
inférieur au cours même de France, et aucune baisse de prix ne se produirait.
Pouvait-on d'autre part, interdire l'exportation des sucres de France ? Mais
c'est avec ses sucres exportés que la France payait la plus grande partie des
marchandises qu'elle tirait du dehors. Le Comité concluait donc qu'il n'y
avait rien à faire, qu'il n'y avait par conséquent pas à délibérer sur la
question proposée. L'Assemblée murmura, mais nul n'essaya d'indiquer une
solution précise. Ducos, le brillant député de Bordeaux, effrayé à l'idée que
des mesures de prohibition ou de restriction commerciales pourraient être
proposées qui ruineraient nos ports, les combattit avec un talent
remarquable, sans rien ajouter au forù1 à la thèse du Comité. Mais, jamais
avec plus d'élégance et de netteté, ne fut expliqué le mécanisme
international du commerce du sucre. C'est en ces discours si substantiels et
si lumineux que se révèle la forte éducation économique et positive de la
bourgeoisie du XVIIIe siècle, sur laquelle Taine s'est si lourdement trompé. « Trois
moyens, dit-il, ont été proposés à cette Assemblée pour opérer une réduction
du prix des sucres : « Le
premier est de permettre aux étrangers l'introduction du sucre dans nos ports
; le second d'en protéger la sortie hors du royaume ; le troisième (une loi
sur la circulation des billets de confiance) mérite la plus sérieuse
attention. « Je
crois le premier moyen complètement inutile. En effet, pour en retirer
quelque avantage, il faudrait pouvoir attendre de la liberté d'importation
dans nos ports une quantité de sucre étranger assez considérable pour former
une concurrence qui fît baisser le prix des nôtres ; or, voilà ce que vous ne
pouvez pas espérer. Vous n'ignorez pas qu'aucune des nations commerçantes,
qui possèdent des colonies, ne recueille une assez grande quantité de sucre
pour en former l'objet d'un grand débouché et pour exporter l'excédent de sa
consommation. L'Angleterre, qui est après nous celle des puissances
commerçantes dont les plantations en fournissent le plus, n'en exporte qu'une
très faible partie. L'aisance de ses habitants y a rendu l'usage du sucre
plus général et plus considérable que parmi nous. Le gouvernement avait, à la
vérité, encouragé par une prime et par une restitution de droit à la sortie
appelée drawback l'exportation du sucre raffiné ; mais, effrayé de
l'augmentation subite de cette denrée dans les marchés de France, il vient de
supprimer le drawback et la prime. — Ducos veut dire qu'attirés par le
bénéfice que leur promettait, au moins pendant quelques jours, le haut prix
du sucre en France, les raffineurs anglais auraient envoyé leurs sucres en
masse s'ils y avaient été encouragés encore par la prime.et le drawback ; dès
lors, le marché anglais aurait été dégarni de sucres et les consommateurs d'Angleterre
l'auraient payé trop cher. L'Angleterre supprima donc tous les stimulants à
l'exportation. — C'est nous, continue l'orateur, qui fournissons
presque tout le reste de l'Europe de cette denrée, et la plupart des
commerçants étrangers ne pourraient user de la liberté, que vous leur
accorderiez, que pour nous rapporter les mêmes sucres qu'ils auraient
exportés de nos ports. Qu'importe,
dira-t-on peut-être, si l'accaparement a tellement fait renchérir cette
marchandise en France, que les étrangers trouvent encore du bénéfice à nous
revendre celle qu'ils nous ont achetée à un prix beaucoup plus bas, il y a
quelques mois ? Mais, ceux qui proposeraient cette objection
raisonneraient sur une erreur de fait qu'il faut détruire. Telle est notre
influence sur nos voisins, pour le prix des denrées coloniales, que leur
cours suit toujours à peu près, dans les marchés du Nord, les variations
qu'ils éprouvent dans les nôtres. Le sucre augmente-t-il à Bordeaux et à
Nantes ? Il augmente à Amsterdam et à Hambourg dans une proportion assez
constamment uniforme ; diminue-t-il dans nos places de commerce ? La baisse
se fait aussitôt ressentir en Allemagne et en Hollande. La raison en est
simple. La France ne retient que la huitième partie, à peu prés, du sucre
qu'elle retire de ses colonies, le reste est acheté dans ses ports, par des
commissionnaires pour le compte des étrangers. Ainsi le prix des sucres
éprouvera chez nos voisins ainsi que chez vous un surhaussement
extraordinaire qui ne leur laissera la perspective d'aucun profit dans la
réexportation en France ; je tire d'autres conséquences de ces faits, c'est
que les accaparements dont vous vous indignez avec tant de raison sont faits
pour le compte des négociants étrangers et que les consommateurs de Hollande
et d'Allemagne souffriront ainsi que le peuple de la France des nouvelles
manœuvres de nos agioteurs. Dans le moment même où les citoyens de Paris
murmuraient du surhaussement du prix du sucre à 42 sous la livre, on
l'enlevait à Bordeaux pour les étrangers à 290 livres le quintal, ce qui fait
près d'un écu par livre. « Vous
voyez, d'après ces faits, que même en supportant la perte du change, le prix
de cette denrée ne permettra pas aux négociants étrangers des spéculations
sur la vente de nos propres sucres dans nos ports. — Nos assignats
subissaient une dépréciation très forte par rapport à la monnaie métallique
ou aux valeurs étrangères ; par exemple avec 100 livres d'or on se procurait
150 livres d'assignats ; les étrangers avaient donc un bénéfice résultant du
change quand ils achetaient en France, mais malgré ce bénéfice, telle était,
selon Ducos, la tendance des sucres à s'élever sur les marchés étrangers au
niveau des cours de France que les Anglais, les Allemands ou les Hollandais
n'avaient aucun intérêt à nous acheter pour nous revendre. — Vous voyez
encore que nous ne supporterons pas seuls l'accroissement de son prix et que
la Nation trouve du moins un faible dédommagement de cette calamité
momentanée dans l'augmentation de ses bénéfices avec les nations étrangères.
Vous ne me verrez jamais donner mon assentiment aux mesures prohibitives
qui vous seront proposées, mais, lorsque j'élèverai ma voix en faveur de la
liberté du commerce, ce n'est pas une liberté partielle et illusoire que je
réclamerai ; j'ai prouvé que celle qu'on a sollicitée ne pouvait produire
aucun avantage en ce moment. Je ne lui trouve d'ailleurs d'autre inconvénient
que d'être inutile et de donner, si elle était adoptée, une idée aussi
désavantageuse qu'injuste des lumières de l'Assemblée en matière de commerce.
La proposition qui vous est faite se réduit, en un mot, à permettre la libre
importation en France, d'une denrée qui ne peut y venir de nulle part. Je
conclus à ce qu'elle soit écartée. « La
grande mesure qui consiste à prohiber la sortie des sucres du royaume aurait
des conséquences plus funestes. Elle ne peut être envisagée, sans effroi, par
ceux qui ont des notions saines sur nos relations commerciales. J'ai annoncé
que la France ne consomme qu'à peu près la huitième partie du sucre qu'elle
reçoit de ses colonies ; elle en expédie donc annuellement les sept huitièmes
pour l'étranger ; j'ajoute une seconde observation. Nous recevons le sucre de
nos colonies de deux sortes : le brut qui n'a reçu que les premières
préparations, et c'est presque uniquement de cette qualité que consomment les
fabriques nationales, et le sucre terré qui a déjà reçu un commencement de
raffinage et qui passe chez nos voisins. La valeur de cette dernière sorte est
double à peu près de celle du sucre brut. « Vous
sentez maintenant qu'en prohibant la sortie de cet immense excédent de
consommation « 1°
Vous privez la Nation d'une portion de revenu très considérable et très
lucrative qu'on peut évaluer à plus de 30 millions par an ; « 2°
Vous lui enlevez la faculté de se libérer avantageusement des dettes qu'elle
contracte chez l'étranger ; car il y a plus de profit à solder nos voisins
avec du sucre, qui gagne, qu'avec des assignats, qui perdent ; « 3°
Vous paralysez entièrement le commerce des ports avec vos colonies ; car un
armateur se garderait d'envoyer du vin et de la farine à Saint-Domingue pour
recevoir en retour du sucre dont il n'aurait plus le débouché et sur lequel
il perdrait, pour s'en défaire, une forte partie de son capital ; « 4°
Vous occasionnez dans les fortunes de vos concitoyens un bouleversement
terrible, car il résulterait de la chute et du délaissement subit de cette
denrée un grand nombre de faillites qui réduiraient dans la misère des
citoyens industrieux et honnêtes, répandraient le désordre et l'alarme dans
toutes les places de commerce, et ébranleraient la fortune publique et le
crédit de vos assignats ; « 5°
Vous enlèveriez tout à coup le travail et la subsistance à la classe des
ouvriers, des matelots de vos ports, qui ont déjà marqué leur patriotisme
dans la Révolution par de grands sacrifices et qu'il faut secourir et ménager
pour avoir à l'avenir les mêmes éloges à leur donner ; « 6°
Vous verriez bientôt éludées les dispositions tyranniques de cette loi
prohibitive. Les étrangers iraient enlever eux-mêmes dans nos colonies le
sucre qu'ils ne pourraient plus acheter dans les ports de France, car la
toute puissance du législateur ne lutte qu'en succombant contre la nature des
choses ; « 7°
Enfin, vous achèveriez de rendre onéreuses nos transactions commerciales avec
les autres peuples, en occasionnant une baisse nouvelle dans le taux de nos
changes. » Voilà
la théorie du libre échange absolu. Je note, en passant, que Ducos parle
comme si les troubles de Saint-Domingue étaient un accident sans lendemain ;
il ne fait même pas allusion à un arrêt possible des transactions et c'est
une preuve nouvelle qu'en 1792, malgré leur gravité, les désordres coloniaux
ne pesaient pas encore sur les affaires. Mais surtout, je constate que ce
libre esprit de négoce international, qui se joue sans effort en des
combinaisons universelles, répugnera aux lois de réglementation, de taxation.
Les Girondins seront plus préoccupés de procurer à la France l'abondance et
la circulation aisée des richesses que d'en régler, selon des lois de
démocratie inflexible, la distribution. Il
faudra se souvenir du discours de Ducos quand nous entendrons, en 1793,
Vergniaud opposer sa conception de la vie sociale, de la République
commerçante, entreprenante et riche, aux thèses de Robespierre. Les Girondins
ne sont pas indifférents à la condition des pauvres, au bien-être de la
classe ouvrière ; mais il leur semble que la richesse générale de la Nation
se réfléchira d'elle-même sur les ouvriers comme une lumière abondante
éclaire tout, et, par ses reflets, pénètre là où ne frappait pas son rayon
direct. Il est visible que Ducos se console de la perte momentanée que
subissent les consommateurs par la hausse démesurée du sucre, en songeant au
bénéfice que cette hausse procure à la Nation dans le commerce avec
l'étranger. Enfin, pour ces hommes habitués aux entrecroisements, aux
répercussions innombrables des phénomènes économiques sur le marché du monde,
l'idée de fixer par la loi les prix des marchandises dans un pays devait être
particulièrement chimérique, car, comment maintenir un niveau constant dans
une rade ouverte où se faisaient sentir les mouvements de la vaste mer ?
Comment assurer la fixité des prix quand la concurrence des autres nations et
les subtiles combinaisons du négoce universel font varier nécessairement les
prix d'un pays avec les prix de tous les autres ? Les
Girondins se plaisaient d'autant mieux à ces vastes perspectives du marché
international que pour beaucoup de ses produits, par les draps dans le
Levant, par le sucre dans le monde entier, la France y dominait ; et cet
orgueil de la force commerciale de la France dans le monde contribuait, j'en
suis certain, à animer le rêve d'expansion révolutionnaire que les hommes de
la Gironde avaient formé. Ils
souhaitaient volontiers à la Révolution les horizons vastes auxquels, par le
jeu presque infini de leurs affaires, ils étaient accoutumés. L'idée du
maximum, de la réglementation intérieure du prix des denrées, des produits,
des travaux n'entrera profondément dans les esprits et n'y prévaudra que
lorsque le marché international sera presque détruit, lorsque la France sera
comme bloquée par la guerre universelle. Ainsi,
en cette crise du sucre, dès janvier 1792, ce n'est pas seulement le conflit
de la bourgeoisie et du peuple qui apparaît. On pressent en outre les
dissentiments du groupe girondin et du peuple ouvrier. Les pétitionnaires des
Gobelins ont menacé directement la bourgeoisie mercantile et feuillantine ;
mais il y a aussi désaccord entre la tendance des pétitionnaires qui songent
déjà, quoique timidement, à réglementer et la conception girondine. LE PROBLÈME DE L'ACCAPAREMENT Ducos
sentit bien le péril, et il essaya d'envelopper de formes populaires son
refus de s'associer à une loi contre les accaparements : « C'est à
regret que je refuse d'appuyer les moyens d'arrêter les manœuvres infâmes des
agioteurs, qui jouent entre eux la fortune publique ; mais, il faut l'avouer,
une loi contre les accaparements est extrêmement difficile parce qu'elle
pourrait envelopper dans une même proscription le commerçant industrieux avec
l'avide accapareur ; parce qu'elle détruirait le commerce en l'entravant ;
car il n'y a point de commerce sans liberté. Toutefois, je ne crois point que
cette loi soit impossible, mais je crois qu'elle doit être mûrie avec une
grande attention, parce qu'elle doit toucher les bornes du droit de propriété
sans les dépasser. Je demanderai que le Comité de législation soit adjoint au
Comité de commerce pour vous présenter, dans un bref délai, un projet de loi
contre les accapareurs. « Il
est, au reste, n'en doutez point, un terme matériel aux maux dont les
accapareurs tourmentent le peuple ; cette sorte d'agiotage doit se détruire
par ses propres excès : la cherté des denrées diminuera la consommation ;
l'échéance des engagements contractés par ces insensés les forcera à ouvrir
leurs magasins ; vous verrez rentrer dans la circulation ces produits qu'ils
en ont enlevés. Une grande concurrence doit amener une chute subite dans les
valeurs, et les accapareurs seront les premières victimes de ce jeu funeste. (Murmures.) Heureux encore si d'honnêtes citoyens ne
sont point entraînés dans l'abîme ; ceux-là seront dignes de vos regrets.
Quant à ceux qui, depuis quelques mois, spéculent sur le pain du pauvre et
s'enrichissent de ses cruelles privations, vous ne leur accorderez pas même
un sentiment de pitié. Et moi qui sais leur trafic honteux, leurs opérations
infâmes, désespéré de ne pouvoir imprimer sur leur front une marque
d'ignominie, je ne quitterai pas du moins cette tribune sans leur avoir payé
le tribut d'indignation que leur doit tout bon citoyen. » (L'Assemblée et
les tribunes applaudissent à plusieurs reprises.) La
faiblesse de la Gironde apparaît en ces véhémentes paroles qui cachent une
conclusion à peu près négative. L'Assemblée, il est vrai, sur la demande de
Ducos, décida qu'il y avait lieu de présenter un projet de loi destiné à
prévenir, d'une manière efficace, les accaparements et à punir les
accapareurs. Mais c'était une pensée bien incertaine, et le projet ne fut
même pas présenté à la Législative. Elle pensait presque tout entière, avec
le député Massey, que « fixer le prix des denrées, cc serait porter atteinte
aux principes de la Constitution, ce serait violer la propriété ». Brissot,
dans son journal le Patriote Français, se borna à quelques déclamations un
peu vagues et à des assurances optimistes. Il était contrarié par ces
troubles économiques qui risquaient de couper en deux la grande armée de la
Révolution au moment même où il rêvait de la jeter sur l'Europe. Dans le
numéro du 24 janvier, il fut très sévère pour les accapareurs : « Sans
doute la loi doit sa protection à tout citoyen ; mais tout citoyen ne doit-il
pas aussi son tribut de patriotisme ? De quel œil la patrie peut-elle
envisager des hommes qui spéculent sur la misère publique, sur la baisse du
change, sur la rareté du numéraire, sur le haut prix des denrées ? »
Mais il s'empressait, dans le numéro du 26, de démontrer que la crise ne
serait pas durable, que les prix tomberaient nécessairement, qu'il fallait
arrêter les alarmes et répandre la confiance. Le
journal de Prudhomme, les Révolutions de Paris, s'applique tout ensemble à.
justifier le peuple et à le calmer. Sous le titre : Mouvements du peuple
contre les accapareurs, il publia un grand article que je regrette de ne
pouvoir reproduire en entier, mais qui est un document social très important.
Les tendances confuses des démocrates révolutionnaires, à ce moment, s'y
traduisent dans leur complexité. Tantôt il semble non seulement justifier,
mais animer le peuple : « Joseph-François Delbé, ou ceux auxquels il
sert de masque, pour se venger de 'l'insurrection de ses nègres à
Saint-Domingue, veut condamner les Parisiens à avoir continuellement sous
leurs yeux deux millions de sucre et à s'en passer ; mais que dirait-il si le
peuple, le prenant au mot, écrivait sur la porte de ses magasins, ainsi que
sur celles des autres amas de comestibles, méchamment mis hors du commerce : Salus populi suprema lex esto. De par le peuple Deux millions de sucre à vendre A 30 sous la livre. « Car
il faut être de bon compte : est-il juste qu'une population laborieuse et
indigente de 600.000 âmes se prive d'un comestible quelconque, parce qu'il
plaira à une douzaine d'individus vindicatifs, ou rapaces, de fermer leurs
magasins ou de centupler leurs bénéfices ? Et puisque ces propriétaires se
mettent sans façon au-dessus des règles de l'honnêteté et des principes de
l'humanité, peut-on avoir le courage de faire un crime au peuple de se placer
un moment au-dessus des lois impuissantes de la société civile ?... Et qui
mérite plus que le peuple, plus que le peuple de Paris, tous les égards, tous
les ménagements, sinon de la loi qui n'en connaît point, du moins de ses
législateurs et des magistrats ?... Il a tout enduré et on lui fait un crime
quand, perdant patience un moment, il se porte avec quelque énergie devant
plusieurs de ses églises, converties en magasins de sucre, dont on lui
surfait le prix avec une impudence rare. Est-ce donc un si grand crime que de
se porter rue des Ecouffes, au Jeu de Paume, ou bien du côté de la Râpée ?
après qu'on lui a dit : Bon peuple ! écoute : Dandré, qui t'a fait payer si
cher la justice en Provence et qui a vendu ta Constitution au château des
Tuileries, fait en ce moment avec l'or de la liste civile de grands amas de
sucre, de compagnie avec Finot et Charlemagne, afin d'épuiser ta bourse en te
le revendant. « Les
Leleu et compagnie, qui ne te sont déjà que trop connus, profitent de ta
détresse et se vengent des disgrâces que la loi vient de leur faire éprouver
dans leur commerce des grains et farines, en emmagasinant du café et du sucre
dans les petites écuries du roi, et chez un sieur Bloque, tenant des voitures
de deuil, rue Chapon au Marais (ils en ont pour deux années ; les registres
de l'amirauté en font foi, tu peux les consulter) et aussi dans un autre
dépôt, à l'Abbaye Saint-Germain. « Laborde
a fait un emprunt à quatre pour cent dans les mêmes intentions ; Cabanis,
négociant, rue du Cimetière-Saint-Nicolas, chez un chapelier ; Gomard et les
frères Duval, rue Saint-Martin, et beaucoup d'autres se sont ligués pour te
revendre, sans pudeur, une denrée, à laquelle ils savent que tu es attaché,
et s'applaudissent de servir tout à la fois leurs intérêts et ceux de la
Cour, où ils ont des complices. » En
reporter exact, le journaliste des Révolutions rectifie en note une erreur de
détail qu'il vient de commettre. « C'est à tort qu'on a répandu qu'il y
avait un dépôt de sucre dans l'Abbaye Saint-Germain. Nous nous sommes assurés
du fait par nous-mêmes, et nous pouvons assurer que dans un immense magasin,
servant jadis de cellier à la maison, et loué depuis un an à M. Laurent de
Mézières fils, banquier et commissionnaire, rue Saint-Benoît, nous n'avons vu
que deux cent quarante pièces de vin, cent soixante-deux pipes d'eau-de-vie,
cinquante balles de soude, et quarante-un millions de café, appartenant à
divers négociants de Nantes et du Havre, dont il a fait déclaration à la
Municipalité. » Il est
curieux de voir la bourgeoisie révolutionnaire, au moment même où elle
installe ses marchandises dans les locaux d'église et dans les celliers des
moines, enfin sécularisés, et où il lui paraît sans doute qu'elle accomplit
ainsi la Révolution, exposée tout à coup à l'accusation d'accaparement et aux
colères du peuple. La Révolution entrechoque soudain les deux forces qui sont
en elle. Mais
les démocrates des Révolutions de Paris, tout en plaidant ainsi pour le
peuple, l'avertissent que ces accaparements sont un plan formé par ses
ennemis pour l'irriter et le porter à des désordres et -à des excès qui
compromettraient la Révolution elle-même. Ils l'adjurent donc de ne pas
tomber dans le piège et de se méfier des pillards que la contre-Révolution
mêle aux rangs du peuple pour le discréditer. Visiblement, toute la
bourgeoisie révolutionnaire, même la plus démocrate, souffre impatiemment non
seulement ces agitations, mais ces problèmes. Sous couleur de dénoncer les
manœuvres des ennemis du peuple, elle immobilise le peuple lui-même. « Citoyens
! voilà comme nous sommes traités par nos ennemis domestiques, envers
lesquels nous nous montrons encore si généreux. Ils ont commencé par
accaparer les marchandises fabriquées contre lesquelles ils échangent leurs
assignats, à toute perte, pour discréditer le papier national et pour frapper
de mort le commerce en paraissant le vivifier ; mais ils lui enlevaient sa
base, en ne tenant pas compte du signe de la fortune publique. Cette première
menée n'a pas fait aux patriotes tout le mal qu'on en espérait. Les
manufactures ne purent suffire aux demandes, la main-d'œuvre augmenta en
conséquence dans une progression rapide ; le salaire des artisans s'éleva en
proportion du prix des choses ouvragées ; l'industrie du moins prospérait et
semblait repousser la misère. Ce n'était pas là le compte des infâmes
spéculateurs ; leur intention n'étant pas la prospérité publique, ils
changèrent de batterie en se disant : Accaparons les matières premières et
faisons en sorte que le fabricant ne puisse s'en procurer ni pour or, ni pour
argent, ni pour assignats ; du moins, établissons un taux si excessif qu'on
n'ose plus s'en approcher, qu'on ne puisse plus y atteindre. « Le
fabricant, déjà grevé par le prix de la main-d'œuvre, aimera mieux rester
dans l'inaction que de faire travailler à perte ; dès lors, il congédiera ses
ouvriers. Ceux-ci, sans besogne et sans pain, maudiront une Révolution qui
les réduit à l'indigence et leur obstrue tous les débouchés de l'industrie ;
ils regretteront les nobles qui les faisaient vivre, les riches qui leur
donnaient de l'emploi. «
Faisons que sous quinze jours il n'y ait aucune fabrique en activité, faute
de matières premières ; accaparons jusqu'au papier, aux ardoises et aux
épingles ; à cette calamité joignons-en une qui touche encore de plus près le
peuple : emmagasinons les denrées superflues d'abord, mais que le luxe
d'autrefois a rendues aujourd'hui de première nécessité. La Révolution des
colonies nous en donne un beau prétexte. La loi est là toute prête à protéger
les accaparements et à défendre les accapareurs ; et le peuple en viendra à
maudire une loi qui lui défend de toucher à des denrées dont il ne peut se
passer : il maudira les législateurs. » Il est
bien clair que, là où le journal de Prudhomme dénonce un plan de
contre-Révolution, il n'y a que l'effet naturel des intérêts privés dans les
conditions nouvelles créées par la Révolution. La liberté absolue du commerce
et de l'industrie, que n'arrêtait plus aucune gêne corporative, et la
disponibilité d'une masse énorme de monnaie de papier incitaient la
bourgeoisie révolutionnaire, animée d'ailleurs par le feu des événements, à
multiplier, à agrandir ses opérations. De là la constitution de vastes magasins
: de là des commandes importantes aux manufactures ; et il est bien clair que
dès que les manufactures accroissaient leur production, la pensée devait venir
soit aux manufacturiers eux-mêmes, soit aux spéculateurs de s'approvisionner
largement des matières premières nécessaires à l'industrie ; le prix de
celles-ci montait conséquemment ; et la production manufacturière se trouvait
ainsi soumise à deux forces opposées, une force d'impulsion et une force
d'inhibition. L'abondance des assignats agissait comme un aiguillon ; la
cherté des matières premières agissait comme un frein. L'interprétation
tendancieuse des phénomènes économiques n'a donc aucune valeur, mais il y a
intérêt à retenir de l'article, d'abord, comme nous l'avons souvent démontré
par des témoignages décisifs, qu'il y avait à cette époque une grande
activité industrielle, et ensuite que le conflit naissant entre la
bourgeoisie et le peuple n'était pas précisément un conflit entre ouvriers et
patrons. Ce
conflit, nous l'avons vu, en juin 1791, à propos de la grande grève des
charpentiers, qui s'étendit à presque toute la France. Mais, en général, les
crises sociales de la Révolution ayant été surtout des crises de
subsistances, c'est bien plutôt entre la bourgeoisie commerçante et
l'ensemble du peuple, y compris les artisans et une partie des fabricants,
que se produisait le choc. A cette date, les prolétaires ne formulent aucune
plainte contre les industriels, contre les fabricants ; il semble que ceux-ci
ont su adapter le prix de la main-d'œuvre, le salaire, au cours des denrées ;
et l'activité même de la production, qui rendait nécessaire une grande
quantité de main-d'œuvre, obligeait les manufacturiers à traiter
raisonnablement les ouvriers. En fait, dans cette période, ouvriers et
fabricants semblent avoir les mêmes intérêts et les mêmes ennemis ; tandis
que les « monopoleurs », les « accapareurs » affligent et pressurent les
ouvriers, en élevant le prix des denrées, ils affligent et gênent les fabricants
en élevant le prix de la matière première. Il était d'ailleurs moins facile
de concentrer l'industrie que de concentrer le commerce, de créer soudain de
grandes manufactures ou usines que de créer de grands magasins. Ainsi c'est
surtout dans l'ordre commercial et beaucoup moins dans l'ordre industriel que
se manifestait l'action capitaliste, surexcitée par la liberté absolue et par
l'abondance de la monnaie de papier. Il plaisait au journal de Prudhomme de
voir un complot dans ces phénomènes économiques qui dérivaient de la nature
même des choses et des institutions nouvelles. Peut-être
à vrai dire, les démocrates bourgeois ne se rendaient-ils compte qu'à demi
des inévitables effets capitalistes de la Révolution. Peut-être aussi, la
joie des contre-révolutionnaires, qui espéraient bien tirer parti de ces
agitations, leur suggérait-elle l'idée qu'ils en étaient les seuls artisans.
Il se peut d'ailleurs très bien que des hommes stipendiés par La
contre-Révolution fussent mêlés aux mouvements populaires : « Si le peuple a
fait porter son ressentiment sur les marchands détailleurs il a commis un
délit grave et une injustice criante ; mais ce n'est pas le vrai peuple qui
s'est oublié à ce point ; ce n'est pas lui qui s'est fait délivrer le sucre,
par pains, à 20 et 25 sous la livre. Le peuple est trop pauvre pour faire de
telles acquisitions, ce sont les riches, ce sont les ministériels (le
ministère en janvier est royaliste et feuillant), les amis de la Cour, les
amis des blancs, les. correspondants des émigrés qui ont endoctriné de
mauvais sujets pour soulever le peuple, pour amener une révolte, un
commencement de contre-Révolution et pour faire dire, en montrant des pains
de sucre tout entiers achetés par violence à 20 sous la livre, qu'il 'n'y a
plus de sûreté dans Paris pour les gros négociants, ainsi que pour les
détaillants, que les propriétés sont violées, que la liberté du commerce
était nulle, et que Paris ne deviendra jamais un entrepôt digne de rivaliser
avec Amsterdam si on n'y respecte pas les variations du prix des
marchandises. » Ainsi,
malgré les grandes colères contre la spéculation, c'est encore à la liberté
absolue du commerce que concluait le journal de Prudhomme comme Ducos : et la
première phrase de l'article indiquait nettement qu'il n'y avait pas lieu de
recourir à la loi : « Il se commet actuellement à Paris et dans les
principales villes de plusieurs départements un délit national, un grand
délit, et contre lequel cependant la loi ne peut ni ne doit prononcer. » En
fait, cette politique d'attente, de manifestations oratoires et d'inaction
légale à l'égard de la spéculation ou accaparement ou même de la hausse
naturelle des denrées était possible en 1792 ; car s'il y avait alors un état
économique un peu excité et instable, il n'y avait ni souffrance aiguë, ni
perturbation profonde. LA QUESTION FINANCIÈRE L'assignat,
qui portait la Révolution, n'était pas sérieusement ébranlé et son crédit
paraissait suffire même à de nouvelles et vastes émissions. Pourtant, en ce
crédit de l'assignat ; quelques points noirs commençaient à apparaître. La
situation budgétaire n'était pas bonne. Le budget de la Révolution dans les
années 1791 et 1792 s'élevait, en moyenne, à 700 millions par an. Or si les
dépenses s'élevaient réellement à ce chiffre, il s'en faut que les recettes,
les « rentrées », fussent égales ; les impositions de l'ancien régime avaient
été abolies et les impositions nouvelles, impôt foncier, contribution
personnelle mobilière, calculée, suivant un tarif assez compliqué, d'après la
valeur locative de l'appartement occupé par les citoyens, n'avaient pas encore
sérieusement fonctionné. Les administrations des départements, des districts,
des communes étaient en retard pour la répartition de l'impôt, pour la
confection des rôles ; et, malgré l'effort des sociétés patriotiques, de
sourdes résistances contre-révolutionnaires paralysaient en plus d'un point
le service fiscal. Quand la Législative débuta, elle dut constater que les
années 1790 et 1791 laissaient un arriéré de 700 millions ; la moitié de
l'impôt seulement était rentrée. Et naturellement, il fallait faire face à ce
déficit par les assignats. Créés pour parer à des besoins extraordinaires, au
paiement des dettes effroyables de l'ancien régime, au remboursement des
offices, ils semblaient destinés en outre à porter le poids des dépenses
ordinaires de la Révolution. Ce fardeau aurait écrasé le crédit de l'assignat
; mais les révolutionnaires espéraient (et sans la guerre leur espoir eût été
réalisé) que l'ordre fiscal nouveau ne tarderait pas à s'établir et que les
rentrées pleines suffiraient aux dépenses. Il y avait néanmoins à cet égard
quelque inquiétude et quelque malaise. En
second lieu, le rapport de l'assignat à son gage territorial restait assez
mal défini. Ce qui faisait la valeur et la solidité de l'assignat, c'est
qu'il était hypothéqué sur les biens nationaux ; les assignats étant admis au
paiement des biens d'Eglise mis en vente, il est clair que les assignats
devaient garder leur crédit tant que la valeur des biens à vendre serait
manifestement supérieure au chiffre des assignats émis. Or l'écart était
encore très grand. Tandis que le rapporteur de l'ancien Comité des finances
de la Constituante, M. de Montesquiou, dans un mémoire communiqué à la
Législative, évaluait à 3 milliards 200 millions l'ensemble des biens vendus
ou à vendre et que Cambon semblait adopter à peu près ce chiffre, c'est
seulement à 1.300 millions que s'élevaient les émissions d'assignats votées
par la Constituante. Non seulement le gage territorial de l'assignat était
donc à cette date plus que suffisant et surabondant, mais le gage se
réalisait vite. Les ventes connues à la fin de 1791 s'élevaient à 903
millions ; et comme 114 districts n'avaient pas encore envoyé leurs relevés,
c'est à.1.500 millions qu'il convenait d'évaluer dès cette date l'ensemble
des ventes faites. Par conséquent il était certain que d'échéance en échéance
les assignats, servant au paiement des domaines acquis, allaient entrer à la
Caisse de l'extraordinaire. Ils y étaient brûlés à mesure qu'ils revenaient
et ainsi le poids de l'émission était énormément allégé. Mais le
fonctionnement de ce mécanisme avait quelque chose d'incertain. Le paiement
des biens acquis se faisait par annuités : parmi les acheteurs, les uns se
libéraient avant terme ; les autres profitaient jusqu'au bout des délais
accordés par la loi ; en sorte que la rentrée et le brûlement des assignats
suivaient une marche irrégulière ; et, tandis que les émissions nouvelles
jetaient les assignats par coups de cent millions ou même de plusieurs
centaines de millions sur le marché, c'est d'un mouvement traînant et
intermittent que les assignats revenaient. Or, plus était grand l'intervalle
de temps qui séparait le moment où l'assignat était émis du moment où il
rentrait pour être brûlé après avoir acquitté le prix des biens nationaux,
plus il y avait de chance pour que l'imprévu des événements vint troubler ce
mécanisme. On
pouvait craindre par exemple que la Révolution, acculée par la guerre à des
dépenses exceptionnelles, cessât de brûler les assignats qui faisaient retour
; et, malgré toutes les précautions prises pour donner à ce brûlement forme
authentique, jamais la Révolution ne parvint à persuader à tout le pays que
les assignats étaient détruits à mesure qu'ils rentraient à la Caisse de
l'extraordinaire : aussi on pouvait craindre une surcharge de l'émission.
D'ailleurs, il était impossible d'adapter exactement le chiffre des assignats
émis à la valeur un peu incertaine des biens mis en vente et il était certain
que des assignats resteraient en circulation quand tous les biens seraient
déjà vendus. On
n'aurait pu en effet les retirer brusquement sans enlever au pays des moyens
d'échange dont il avait un besoin absolu. Mais il fallait ainsi prévoir au
bout de la grande opération des ventes toute une période où les assignats,
ceux du moins qui ne seraient pas encore rentrés, ne porteraient plus sur un
gage territorial. Montesquiou montrait avec raison que cette hypothèse
n'avait rien de redoutable ; il prévoyait (si l'émission ne dépassait pas le
chiffre fixé par la Constituante) qu'en 1799 il ne resterait plus que 400 ou
500 millions d'assignats en circulation. Et il ajoutait :« C'est à cette
époque que, peut-être, on sentirait la nécessité de ne pas priver la
circulation du royaume d'une monnaie fictive qui, réduite à une juste
proportion, serait très utile et ne pourrait plus nuire. « L'établissement
d'une banque nationale qui absorberait alors le reste des assignats et qui y
substituerait des billets payables à vue assurerait dans l'année 1800 le
terme absolu de l'opération. » Il n'y en avait pas moins dans le jeu des
émissions et des rentrées d'assignats quelque chose d'un peu indéterminé et
flottant qui pouvait diminuer le crédit de l'assignat. Mais un
autre péril le menaçait : l'Assemblée constituante avait ordonné la
liquidation des offices supprimés. Cette opération était nécessairement un
peu lente : et, pour ne pas priver trop longtemps les propriétaires de ces
offices du capital de leur charge, elle avait décidé qu'ils recevraient une
reconnaissance provisoire, qui leur permettrait d'acheter des biens
nationaux. Le directeur du service de la liquidation, Dufresne Saint-Léon,
signale le danger à la Législative dans un important mémoire du 9 décembre :
« Les propriétaires d'offices supprimés ont le droit de me demander des
reconnaissances provisoires, susceptibles d'être admises en paiement de
domaines nationaux jusqu'à concurrence de la moitié de la finance présumée de
leurs offices non liquidés. « Ce
n'est pas sans scrupule que j'ai obéi à la loi à cet égard parce que j'ai
toujours considéré cette opération comme une création d'assignats qui, bien
qu'ordonnée par la loi et rendue publique tous les mois dans les comptes de
la Caisse de l'extraordinaire, n'est pas aussi immédiatement sous les yeux du
peuple. » Ainsi,
il y avait par là une sorte d'émission quasi occulte d'assignats s'ajoutant à
l'émission publique et ces reconnaissances qui, dans le paiement des biens
nationaux, étaient admises comme les assignats, faisaient concurrence à
ceux-ci et, en diminuant la valeur de leur gage risquaient d'en amoindrir le
crédit. Or, c'est sur de gros chiffres que portait cette liquidation, 12.000
offices avaient été supprimés : les liquidations déjà faites s'élevaient à
318.856.000 livres et le commissaire liquidateur, Dufresne Saint-Léon,
évaluait à 800 millions la liquidation totale des offices. De là pouvaient
naître obscurément sous forme de reconnaissances provisoires, d'innombrables
assignats. Au
demeurant, comme c'est surtout au paiement de la dette exigible que la
Révolution, soucieuse avant tout d'éviter la banqueroute, avait destiné les
assignats, l'indétermination où était encore la dette exigible elle-même
frappait aussi les assignats. UNE PROPOSITION DE CLAVIÈRE L'habile
financier Clavière, qui avait travaillé avec Mirabeau et qui était très
dépité de n'avoir pas été élu à l'Assemblée législative, demanda à être admis
à la barre pour signaler le péril où cet état incertain de la dette mettait
le crédit des assignats. Il affirma avec force que beaucoup de prétendues
créances étaient véreuses ou suspectes, qu'une liquidation hâtive et
désordonnée consacrait bien des fraudes et il demanda que la liquidation et
le paiement de ces créances fussent suspendus jusqu'à ce qu'un examen étendu
et profond ait permis de fixer l'ensemble de la dette et d'en vérifier le
détail. Continuer ces paiements avant d'avoir tout contrôlé, c'était
s'exposer à accroître tous les jours l'émission des assignats. Clavière
était dès ce moment le financier de la Gironde. Lui-même avait été mêlé à
bien des spéculations ; il avait été accusé jadis de s'être servi de la plume
de Mirabeau pour amener une baisse des actions de la Compagnie des Eaux et sa
proposition, si elle était calculée pour soulager le crédit de la Révolution
et la charge des assignats, pouvait l'avoir été aussi pour déterminer une
baisse subite de tous les titres soumis à liquidation. Vergniaud, qui
présidait ce jour-là (5 novembre), loua « son génie ». Il y avait en effet
dans sa conception quelque chose de hardi et de populaire. Elle menaçait
surtout les privilégiés d'ancien régime, les porteurs de créances suspectes,
les détenteurs d'offices immoraux que la Cour avait prodigués. Elle fermait
ou semblait fermer, selon l'expression de Clavière lui-même, « la tranchée
qui menaçait le gage des assignats », par la concurrence des reconnaissances
de liquidation. Enfin, comme Clavière, après avoir ainsi préservé le crédit
de l'assignat, demandait la création de coupons d'assignats de 10 sous,
c'est-à-dire la création d'une monnaie de papier commode au peuple, le succès
de sa proposition fut très vif un moment dans le parti populaire. Et
Brissot, en décembre, s'engagea à fond dans le même sens. Mais l'Assemblée
résistait. Elle était troublée par les réclamations violentes de tous les
porteurs de titres, et elle craignait que le mot de suspension de paiement ne
fût interprété par le pays dans le sens d'une banqueroute ; les formidables
paroles de Mirabeau retentissaient dans les mémoires et la Législative, par
une motion solennelle et presque unanime, repoussa toute suspension, tout
ajournement de paiement comme contraire à la foi publique. C'était s'obliger
par là même à dépasser tout de suite le chiffre d'émission d'assignats fixé
par la Constituante. Cambon,
qui avait conquis d'emblée une autorité éminente dans l'Assemblée, par la
clarté de son esprit, la vigueur de son caractère et l'immensité de son
labeur, était dès lors le chien de garde grondeur qui veillait sur le crédit
de la Révolution. Lui aussi, il avait accueilli avec quelque complaisance
secrète la motion de Clavière ; il aurait voulu la pleine lumière dans les
finances révolutionnaires avant qu'un seul assignat nouveau fût émis. Mais le
sentiment véhément de l'Assemblée contre toute suspension des paiements l’avertit
de chercher des combinaisons plus modérées. H proposa à la Législative, le 24
novembre, d'assigner à tous les créanciers un délai pour produire leurs
titres ; passé ce délai, leur dette cesserait d'être « exigible » ; elle ne
serait point annulée, mais elle serait consolidée en dette perpétuelle et la
Nation n'aurait plus qu'à servir les intérêts sans être obligée d'en
rembourser le capital en assignats. Mais si
tous ces efforts et de Clavière et de Brissot et de Cambon lui-même
témoignent qu'à cette date les hommes prévoyants se préoccupaient de limiter
l'émission et de prévenir la dépréciation de l'assignat, ils ne dispensèrent
pas la Révolution, dont les besoins étaient immenses, de dépasser, dès la fin
de 1791, la ligne marquée par la Constituante. Et, malgré une résistance
suprême de Cambon, demandant que l'on ne procédât au remboursement des
créances que par numéro, au fur et à mesure que des assignats rentreraient à
la Caisse comme prix des biens nationaux, la Législative rendit le 17
décembre le décret suivant : « La
somme d'assignats à mettre en circulation qui, d'après le décret du 1"
novembre dernier est fixée à 1.400 millions, sera portée à 1.600 millions. »
La Constituante avait déjà forcé elle-même le chiffre qu'elle avait fixé
d'abord ; elle avait prévu une émission supplémentaire de 100 millions en
assignats de 5 livres ; en quelques mois la Législative poussait jusqu'au
chiffre de 1.600 millions. LES PETITS ASSIGNATS L'Assemblée
se préoccupait en même temps de créer ou de multiplier les petits coupons.
L'Assemblée constituante avait créé presque exclusivement de gros assignats,
de 2.000, 1.000, 200, 50 livres. Ainsi, pour les petites transactions, pour
le paiement des salaires, pour le commerce de détail, la monnaie de papier
manquait. La
Constituante décida en mai que 100 millions d'assignats de 5 livres seraient
créés et remplaceraient 100 millions de gros assignats. Mais c'était bien peu
de chose ; ces cent millions furent absorbés presque immédiatement par les
administrations publiques qui en avaient besoin pour payer les prêtres, les
officiers, les soldats ; et, bien qu'ils pussent ensuite se répandre dans le
pays, la plupart des départements en étaient démunis. L'Assemblée législative
voulut remédier énergiquement à ce mal. Elle considéra qu'elle devait agir
avec l'assignat comme s'il était la seule monnaie, et le proportionner par
conséquent à tout le détail des échanges. Elle adopta la formule de Cambon «
que les assignats de petite valeur soient aussi multipliés que l'était le
numéraire métallique ». Elle applaudit Merlin disant qu'il fallait faire «
évanouir la magie de l'or et de l'argent ». Et elle décréta le 23 décembre
que dans l'émission des assignats nouveaux, 100 millions seraient de 50 sous,
100 millions de 25 sous et 100 millions de 10 sous. Par ces
petites coupures des assignats, répondant à toutes les ramifications des
échanges, la Révolution entrait enfin dans tout le réseau de la circulation
et de la vie économique, dans les veinules et les artérioles et dans tout le
système capillaire. C'était la prise de possession entière, profonde, de la
vie sociale, par le signe révolutionnaire, par l'assignat. Quels
étaient, au commencement de 1792, les effets de cette masse d'assignats,
ainsi accrue tout ensemble et divisée, sur le mouvement économique et social
? La question a des aspects multiples, et il faudrait analyser : 1° les
rapports des assignats avec les valeurs étrangères ; 2° les rapports des
diverses catégories d'assignats entre elles ; 3° les rapports des assignats
avec la monnaie métallique ; 4° leurs rapports avec le prix des denrées et
des matières premières de l'industrie ; puis, après ce travail d'analyse,
combiner tous ces rapports et en suivre les effets sur l'ensemble de la
production et des échanges et sur les rapports des classes. Dans cette étude forcément
rapide, je ne puis qu'indiquer la méthode et marquer quelques grands traits. Quand
on parle de la dépréciation des assignats à telle ou telle période de la
Révolution, on se sert d'une expression beaucoup trop générale, et qui, dans
cette généralité, n'a même pas de sens, car le degré de dépréciation était
très différent, selon que l'on comparait l'assignat à telle ou telle valeur. Ainsi,
à la fin de 1791 et au commencement de 1792, l'assignat perd, par rapport à
la monnaie métallique française, ou plus précisément, il perd à Paris, par
rapport aux écus, 20 p. 100. C'est, bien entendu, un chiffre moyen, car ces
rapports de valeur variaient tous les jours. Mais
nous savons, par le comité des Finances, qu'à cette date, quand le service de
la Trésorerie avait de petits paiements à faire, et que, n'ayant point
d'assignats de 5 livres, il était obligé d'acheter des écus avec de gros
assignats, il perdait 20 p. 100 ; il était obligé de donner 120 livres en
assignats pour avoir 100 livres en écus. La
dépréciation est déjà forte, et elle s'accentuera bientôt ; mais elle
n'inquiétait pas les contemporains autant que nous pourrions l'imaginer, car
d'abord, l'assignat n'avait jamais été au pair, il avait toujours perdu au
moins 7 à 8 p. 100 ; la monnaie métallique, devenue assez rare pour des
causes multiples, apparaissait presque comme un objet de luxe et il
semblait naturel de payer une prime pour se la procurer. LA CRISE DES CHANGES Mais,
tandis que l'assignat ne perdait que 20 p. 100 sur la monnaie métallique
française, il perdait, à cette date, 50 p. 100 sur les valeurs étrangères.
Pour se procurer des monnaies ou des billets d'Allemagne, de Hollande, de
Suisse, d'Angleterre, ou pour acheter des lettres de change payables à
'Londres, à Amsterdam, à Genève, à Hambourg, il fallait échanger 150 livres
d'assignats contre 100 livres en valeurs étrangères. Ou bien, à prendre les
choses par l'autre bout, les étrangers, avec 100 livres de leurs valeurs à
eux, se procuraient en France 150 livres en assignats. D'où
vient cette extraordinaire baisse des changes étrangers, une des plus fortes
que puisse subir un pays ? D'habitude, cette baisse du change révèle, dans le
pays au détriment duquel elle se produit, un état inquiétant de langueur ou
de crise. Lorsque la production y est très faible, lorsque ce pays est obligé
d'acheter à l'étranger beaucoup plus qu'il ne 'peut lui vendre, il ne peut
payer avec des produits nationaux les produits étrangers ; il est donc obligé
d'acheter des valeurs étrangères pour payer ces produits étrangers, et, par
suite, il est obligé de payer cher ces valeurs étrangères. De là,
rupture d'équilibre entre les valeurs du pays qui vend peu et achète beaucoup
et les valeurs de l'autre pays qui vend plus qu'il n'achète. Ou
encore lorsqu'un pays, manquant de capitaux, ne peut développer ses
entreprises intérieures qu'au moyen de capitaux étrangers, il est obligé,
pour le service des intérêts, de faire de nombreux paiements à l'étranger. De
là aussi, pour lui, baisse du change. Ou
encore, quand les affaires d'un pays sont mal conduites, quand ses finances
sont obérées, quand ses entreprises industrielles sont incertaines et
téméraires, quand une catastrophe financière ou commerciale peut atteindre le
crédit de toutes les valeurs nationales, il est naturel que l'étranger
n'achète qu'à bas prix ces valeurs tremblantes, et qu'il ne les reçoive en
paiement qu'en leur faisant subir une déduction qui couvre ses risques. De
toute façon, la baisse persistante des changes étrangers est un indice de
malaise, de croissante anémie et de déséquilibre. Et, si
nous appliquions cette règle à la Révolution, il faudrait conclure que l'état
économique de la France, en 179'2, était singulièrement inquiétant. Mais
précisément, il n'est pas possible d'appliquer à un pays en révolution une
règle qui ne convient qu'aux périodes normales. A coup
sûr, plusieurs causes réellement déprimantes agissaient, à cette date, sur le
cours des changes. D'abord, l'énorme déficit de la récolte, en 1789, avait
déterminé une grande exportation de notre numéraire à l'étranger. En second
lieu, les médiocres rentrées budgétaires de 1790 et de 1791 pouvaient
inspirer des doutes sur la solidité de nos finances. En troisième lieu, comme
l'ancien régime avait contracté beaucoup d'emprunts à l'étranger, à Genève, à
Hambourg, à Amsterdam, à Londres, auprès de tous les pays protestants riches
de capitaux, les brusques remboursements auxquels procédait la Révolution
faisaient affluer aux mains de l'étranger les valeurs de France, et celles-ci
en étaient dépréciées. Mais,
c'est surtout une raison morale qui explique cette baisse des changes
étrangers. L'étranger n'avait pas dans le succès de la Révolution française
la même foi que la France elle-même. Sans entrer dans les passions des
émigrés, il en accueillait les propos dénigrants, les prophéties sinistres ;
et, tandis que la France se sentait préservée du péril par la force même de
sa croyance, le doute était grand à l'étranger ; or, le doute c'était le
discrédit. Mais
ici ce discrédit résulte plutôt d'une fausse vue des autres puissances que
d'une diminution de vitalité de la France elle-même. Or, dans ces conditions,
la baisse du change ne produisait point des effets défavorables, elle
agissait même heureusement sur la production. Les étrangers aimaient mieux
recevoir en paiement des marchandises que du papier déprécié et ils faisaient
d'importantes commandes à nos manufactures. Ou encore, comme ils se
procuraient à bon compte des assignats, et que ces assignats, dépréciés par
rapport à la monnaie, n'avaient pas perdu leur puissance d'achat par rapport
aux denrées, ils avaient intérêt à acheter, avec les assignats, beaucoup de
marchandises et ainsi notre exportation montait rapidement, et aussi notre
production. Enfin, comme nos industriels et commerçants ne pouvaient acheter
des marchandises étrangères qu'en payant pour le change une forte prime, ils
restreignaient les commandes au dehors, et la production nationale se
trouvait protégée d'autant. Ce sont
là des avantages secondaires et momentanés qui résultent de la baisse du
change, pour les pays dont le crédit est atteint ; par un effet singulier et
paradoxal, ce discrédit de leur monnaie et de leurs valeurs agit comme une
prime à l'exportation, comme une barrière à l'importation. Mais la France
révolutionnaire avait cette chance tout à fait exceptionnelle de combiner ces
avantages indirects de la baisse du change avec l'activité merveilleuse d'un
pays en plein essor. C'est surtout une différence de température morale entre
la France et le reste du monde qui déterminait contre la France la baisse du
change. Elle avait donc à la fois la force d'un pays ardent, exubérant de
vie, et les moyens factices de développement qui, pour les pays en décadence,
résultent un moment de leur décadence même. Nombreux
sont les hommes de la Révolution qui comprirent que cette baisse des changes
ne dénotait pas un affaiblissement de la France, ou qui même en firent valoir
les avantages. Le 13
décembre 1791, Delaunay (d'Angers) flétrit les manœuvres d'agiotage qui,
suivant lui, créaient ou aggravaient la baisse du change et il constate, par
là même, qu'elle ne dérive pas d'une diminution de la vie économique de la
Nation. « Je
le dis avec douleur, s'écrie-t-il, il n'y a pas encore assez d'esprit public
pour les finances, parce que le peuple n'est point financier. C'est pour cela
que tout a été agiotage, brigandage, ténèbres. Nous sommes sans répression
morale. Chez les Anglais, si leurs banquiers, leurs agents de change étaient
assez peu citoyens pour faire ou favoriser des opérations notoirement
calamiteuses, dans quelque temps heureux que ce fût et à plus forte raison
lorsque la chose publique est en danger, ils seraient bientôt réduits à une
nullité absolue par l'indignation publique. 11 existe, Messieurs, et je vous
la dénonce, une grande conjuration contre le crédit des assignats et
l'insatiable cupidité des agioteurs la favorise. Elle a pour but de faire
monter le prix de toutes choses, afin que le peuple murmure... » Et,
arrivant à la question plus particulière des changes étrangers, Delaunay dit
: « Le change est la valeur qu'on donne dans l'étranger à nos écus, car
nos assignats sont actuellement des écus, que nos voisins n'osent pas
admettre et, cependant, ils ne sont pas assez ineptes et insensés pour
confondre les assignats sur les domaines nationaux avec le papier-monnaie
sans hypothèque spéciale, sans forme ou époque de son remboursement. Ils
savent d'ailleurs qu'ils pourraient nous payer avec nos assignats, comme ils
nous rendraient nos écus. Pourquoi nos voisins n'osent-ils pas admettre nos
assignats, comme nous les admettons nous-mêmes ? Ce sont les discours des
ennemis de la Constitution retirés au milieu d'eux qui les alarment... « Le
repoussement de nos assignats par nos voisins est d'autant plus l'effet de la
crainte que la hausse de l'argent leur a été et leur est encore
préjudiciable. N'ont-ils pas éprouvé et n'éprouvent-ils pas tous les jours
une perte énorme en réalisant les sommes que nous leur devons ? Cependant, le
change est devenu tel qu'il suppose notre commerce détruit, nos manufactures
abandonnées, nos terres désertes et incultes, et un besoin absolu des
productions étrangères en tout genre ; tandis que, dans la vérité, toutes les
ressources nationales n'ont jamais été plus actives et nos besoins de
productions étrangères plus réduits. « Pourquoi
éprouvons-nous une perte énorme sur notre change ? Pourquoi, lorsque nos
besoins sur les étrangers sont moindres que leurs besoins sur nous, le change
continue-t-il à décliner ? » Plus
tard, la Convention répondra à ces questions passionnées par les mesures
légales qui ramèneront l'assignat au prix de l'argent. Mesures efficaces dans
la France close, mais qui n'auraient pas eu de prise sur le marché
international. Mais, je le répète, très logiquement, Delaunay ne peut accuser
l'agiotage sans constater que l'état général des affaires n'expliquait pas la
baisse du change. Beugnot,
le 23 décembre, explique la fuite de notre numéraire par des causes
étrangères aux assignats, par le négoce avec les Indes où nous achetions des
soieries et des épices, que la France payait non en produits mais en monnaie
d'or et d'argent. Il l'explique aussi par le traité de commerce avec
l'Angleterre qui, en ouvrant, depuis 1785, notre marché aux produits anglais,
a déterminé la sortie de notre numéraire. Mais il ajoute : « La
hausse du change dont on s'effraie si mal à propos, loin de nuire à nos
manufactures, leur a donné une nouvelle énergie ; l'étranger, forcé de
recevoir des capitaux de France, et ne pouvant ou ne voulant pas prendre de
nos assignats, les reçoit en marchandises de fabrication française ; le consommateur,
le négociant français, ne pouvant plus recourir aux denrées étrangères à
cause de la hausse des changes, sont obligés de s'approvisionner dans les
manufactures françaises. Ainsi, sous ces rapports, cette hausse des changes,
dont on s'est tant alarmé, ne peut être, au contraire, que le thermomètre de
l'activité de notre commerce et de la prospérité de nos manufactures ; c'est
par ces principes qu'il faut juger de l'activité économique de la France ;
non par les agitations de la rue Vivienne (où était la Bourse) dans le cours
de ses effets. (Applaudissements.) « Mais,
si les manufactures françaises ont un degré d'activité qu'elles n'ont jamais
eu, si elles ont plus de commandes que jamais, il est sûr qu'une somme de
cent millions de numéraire subdivisé est évidemment insuffisante à leurs
besoins. » Deux
mois après, le 18 février 1792, le ministre de l'Intérieur, Cahier de
Gerville, dans son rapport général à l'Assemblée sur l'état du royaume,
définit de même la condition économique de la France : « Le
commerce, dans le moment actuel, offre des résultats avantageux dont des gens
mal intentionnés chercheraient vainement à diminuer l'importance. Toutes nos
manufactures sont dans la plus grande activité ; un grand nombre d'individus
qui languissaient dans la misère et l'inaction sont rendus au travail et
peuvent du moins exister. « Mais,
je ne dissimulerai pas à l'Assemblée nationale qu'une grande partie de
l'activité de nos manufactures est due à la soulte de notre commerce avec
l'étranger, qui préfère les produits de notre industrie aux autres valeurs
qu'il n'est pas disposé à recevoir. La défaveur de nos changes procure encore
à l'étranger, pour ses achats, des facilités momentanées. « L'augmentation
très considérable de la consommation intérieure, résultant, soit des
approvisionnements de tout genre, que les circonstances présentes
nécessitent, soit des spéculations individuelles, doit encore être considérée
comme une des causes de l'activité de nos manufactures. » Et
Cahier de Gerville indique, en même temps que les avantages immédiats de cet
état économique, ce qu'il a de précaire. Il est bien certain, en effet, que
lorsque toutes ces causes combinées qui accélèrent en France la consommation
auront produit tout leur effet, lorsque tous les assignats disponibles aux
mains de la bourgeoisie auront fait effort pour se convertir en marchandises,
lorsque l'étranger se sera couvert de ce que lui doit la France en
s'approvisionnant largement chez nous, toutes les marchandises, produits et
matières premières monteront peu à peu à un prix où nos industriels ne
pourront plus que difficilement atteindre, et où l'étranger, malgré le
bénéfice du change, cessera ses achats. Il risque alors de se produire une
dépression générale, ou même un arrêt de l'industrie ne trouvant plus une
quantité suffisante de matière première à ouvrer. « D'après cette courte
notice, ajoute le ministre, des causes accidentelles et momentanées de
l'activité de nos fabriques, on reconnaît que notre commerce n'a point reçu
d'accroissement absolu et indépendant, qu'il n'est pas dans un état de
prospérité durable et que nous n'obtenons point une véritable augmentation de
richesses nationales. Nos ouvriers vivent, nous soldons nos dettes avec les
produits de notre industrie, voilà tout notre avantage ; mais il est grand,
vu les circonstances. Il est d'ailleurs présumable que, quand les matières
premières que nous tirons de l'étranger auront été consommées, nous serons
obligés d'en faire de nouveaux approvisionnements, dont le prix augmentera
considérablement, soit en raison de l'état des changes, soit en raison des
valeurs qui serviront à les acquitter ; alors les produits de notre industrie
ne pourront plus concourir avec les produits de celle de nos voisins. » Le
pronostic est un peu sombre, et peut-être Cahier de Gerville exagère-t-il ce
qu'il y a de factice et de précaire dans le mouvement de travail et de
richesse de cette période. En dehors de l'effet des changes étrangers,
l'immense rénovation sociale qui s'accélérait tous les jours, le déplacement
énorme de propriétés qui s'opérait et qui induisait les nouveaux
propriétaires à des dépenses de transformation et d'aménagement, le goût du
bien-être éveillé dans les rangs les plus humbles du Tiers Etat par la fierté
révolutionnaire, tout contribuait à exciter, et d'une façon plus durable et
plus profonde que ne l'indique le ministre, l'activité nationale. Mais les
périls signalés par lui n'étaient pas vains, et nous avons déjà vu la crise
partielle des sucres réaliser un moment en janvier, trois semaines après le
rapport ministériel, ces prédictions inquiétantes. Déjà
Clavière, préoccupé d'effrayer la Législative sur les suites terribles d'une
trop grande dépréciation de l'assignat, avait insisté sur les funestes effets
de la baisse du change étranger. Au contraire de Beugnot, et bien plus que
Cahier de Gerville, il signalait surtout les périls et laissait presque dans
l'ombre les côtés favorables. Dans une lettre communiquée à l'Assemblée le
1.r décembre et où il réfute les objections que rencontrait son système de
suspension, je lis ces graves paroles : « Le prix du change décidant de
nos rapports avec l'étranger, ses variations ne se renferment pas dans les
transactions des joueurs, elles affectent le prix des productions étrangères
dont nous avons besoin ; le bas change les renchérit, il nuit par conséquent
aux manufactures qui les emploient, il nous enlève sans cesse quelques
parties de notre numéraire, car l'or et l'argent ne vont pas de France dans
l'étranger par l'effet du bas change sans y laisser une partie de leur
quantité en pure perte pour la France. Le bas change accuse toujours quelque
grand désordre, il inspire des craintes, et même les relations commerciales
qui reposent sur un crédit utile aux Français en sont interrompues ou
affaiblies. Les assignats, portés pour quelque cause que ce soit en pays étranger,
y tombent en discrédit, et ce discrédit, les faisant acheter à vil prix,
cause une sorte d'attiédissement sur leur valeur dans le royaume même. Le bas
change favorise sans doute la demande des productions françaises, niais cette
demande est bornée par la consommation ; elle se règle encore plus sur le
besoin que sur le prix de la marchandise, tandis que les opérations qui se
combinent entre l'argent et l'or et le bas prix des changes n'ont pas de
bornes. » Mais,
malgré ces craintes, un grand flot de vie, de production, de richesse,
soulevait et entraînait la France de la Révolution ; portée par ce courant
rapide et soudain grossi, elle allait avec je ne sais quel mélange de joie
hardie et d'inquiétude, jetant un grand cri de colère quand elle se heurtait
à une difficulté brusquement surgie, comme la crise du sucre, mais passant
outre d'un mouvement intrépide, ou se flattant de remédier au péril par
quelques décrets. LA PREMIÈRE PROHIBITION Un
moment, en février et mars, la hausse fut si grande sur quelques matières
premières nécessaires au travail industriel que l'Assemblée songea, par tous
les moyens, à en abaisser le prix : le coton, par exemple, s'était élevé
rapidement de 240 livres le quintal à 500 livres. La laine, brute ou filée,
s'était élevée à peu près dans les mêmes proportions. Et beaucoup de
manufacturiers, de fabricants, criaient : « Mais qu'allons-nous devenir
? Et comment travaillerons-nous ? Comment occuperons-nous nos ouvriers si les
matières premières sont aussi coûteuses et si l'étranger, encouragé par le
change, les accapare et les absorbe ? » Et, exploitant soudain avec
une habileté grande la panique déchaînée par les hauts prix, les fabricants
demandèrent à l'Assemblée de prohiber complètement la sortie d'un grand
nombre de matières premières. Il y avait des précédents. Il s'en faut de beaucoup
que l'Assemblée constituante ait appliqué sans réserve les principes de ce
qu'on appelle la liberté commerciale. Elle avait frappé de droits d'entrée
élevés les produits manufacturés de l'étranger. Et elle avait prohibé la
sortie de plusieurs matières premières : du blé, nécessaire à la nourriture
des hommes ; du lin, nécessaire à les vêtir, et des soies qui alimentaient de
nombreux métiers. C'est
en vertu de ces exemples très puissants sur l'esprit de l'Assemblée que le
Comité du commerce, organe des intérêts industriels, demanda que la loi
prohibât la sortie « des cotons ou laines provenant des colonies
françaises, des laines de France filées ou non filées, des chanvres crus,
taillés ou apprêtés, des cuirs en vert ou salés et en vert, des gommes du
Sénégal et des retailles de peaux et de parchemin ». La prohibition fut
violemment soutenue par les députés Marant, Massey, Forfait, Arena. Celui-ci
fut vivement applaudi par le peuple des tribunes qui croyait, en une sorte de
nationalisme économique un peu étroit, que ces dispositions prohibitives
assureraient du travail à tous les ouvriers de France. « Votre objet,
quel est-il ? s'écria Arena : c'est que vos matières premières n'aillent pas
à l'étranger alimenter les ouvriers des autres et rentrer en France
augmentées du prix de la main-d'œuvre. » Le raisonnement était simple, trop
simple, et répondait mal à l'infinie complication des phénomènes économiques.
Marant s'écria que, sans la prohibition, 2 millions d'ouvriers allaient être
menacés dans leur existence. Mais Emmery protesta avec violence que c'était
là une simple manœuvre des manufacturiers contre le commerce et contre
l'agriculture. Quoi ! les produits agricoles, la laine, le chanvre, le lin,
ont été peu abondants cette année ; les cultivateurs, ayant peu à vendre,
pouvaient du moins être dédommagés par la hausse des prix, et, en leur
fermant les débouchés au dehors, on veut les mettre à la merci des fabricants
! on veut les obliger à livrer à vil prix leurs marchandises. Il fit
remarquer que les colonies, au lieu d'envoyer leurs produits et notamment
leurs cotons en France, où ils seraient immobilisés et dépréciés, les
enverraient directement dans les pays étrangers et que la France perdrait
avec le bénéfice du courtage son propre approvisionnement. L'Assemblée
fut sensible à ce péril, et de même qu'elle s'était refusée à prohiber
l'exportation du sucre parce que les colonies l'auraient expédié directement
aux autres nations, elle se refusa à interdire l'exportation du coton. Mais
si elle reconnut l'impossibilité d'imposer ce régime prohibitif aux matières
produites hors de France, elle s'appliqua, au contraire, à retenir en France,
par mesure législative, les matières premières que produisait la France.
Ainsi, le 24 février, elle décréta : « L'Assemblée
nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité du commerce sur
l'augmentation du prix des matières premières servant à la fabrication et sur
leur exportation à l'étranger, considérant que la sortie du lin et des soies
est déjà prohibée et qu'il n'est pas moins nécessaire de retenir les autres
matières premières indispensables à nos manufactures ; considérant qu'il est
de sa sollicitude de prévenir les maux que causerait à la France la disette
des dites matières, si leur exportation continuait plus longtemps à être
permise ; qu'elle doit conserver à tous les citoyens les moyens de pourvoir à
leurs premiers besoins, et priver les ennemis de la chose publique de la
faculté de faire passer à l'étranger, eu matières premières, la masse de
leurs capitaux, décrète qu'il y a urgence et, après avoir préalablement
prononcé l'urgence, décrète ce qui suit : « ARTICLE PREMIER. — La sortie du royaume, par
mer ou par terre, des laines filées ou non filées, des chanvres en masse, en
filasse, layés ou apprêtés ; des peaux et cuirs secs et en vert, et des
retailles de peaux et de parchemins, est provisoirement défendue. « ART. 2. — La sortie des cotons en
laine des colonies est provisoirement défendue jusqu'à ce que l'Assemblée
nationale ait définitivement statué sur l'augmentation du droit à fixer sur
l'exportation de cette denrée dans l'étranger. « Charge
son Comité de commerce de lui présenter incessamment un projet de décret sur
cette augmentation. » On
remarquera que, pour les cotons, cette interdiction de sortie toute
provisoire ne s'applique qu'aux cotons venant des colonies. Cambon avait fait
observer que Marseille recevait, pour les réexpédier, des cotons du Levant,
que ces cotons étaient très faciles à distinguer de ceux des colonies et que,
si on prohibait la sortie, le commerce marseillais les entreposerait au port
de Livourne et qu'ainsi on aurait détourné de Marseille un grand courant
commercial et compromis au lieu de l'assurer l'approvisionnement de nos
manufactures. L'Assemblée lui donna raison, de même que déjà la Constituante
avait excepté des mesures prohibitives les soies du Levant. Même
pour les laines, il fallut bien, avec lenteur, il est vrai, et mauvaise
grâce, accorder quelques atténuations et exceptions ; après une première
lecture en mars, une seconde en avril, l'Assemblée n'accorda que le 14 juin
un décret qui permettait d'exporter à l'étranger les laines étrangères non
filées qui justifieraient de leur origine. Le même décret accordait en outre
aux fabricants de drap de Sedan, et aux manufacturiers de Rethel, de Reims,
le bénéfice de l'exemption du droit sur les laines préparées qu'ils
envoyaient filer à l'étranger et qu'ils faisaient rentrer en France. De même
les entrepreneurs des retorderies de fils, dans le département du Nord et
dans celui de l'Aisne, pouvaient envoyer ces fils à l'étranger pour y être
blanchis et ensuite réimportés dans le royaume en franchise. Mais
ces exceptions mêmes ne font que marquer le souci de l'Assemblée de réserver
le plus possible à la production française les matières premières nécessaires
à l'industrie. Pour le coton, le droit à l'exportation fut décidément élevé à
50 livres le quintal. Visiblement, une sorte d'instinct avertit la France, en
cette période de 1792, de se resserrer, de se clore. Le jeu des changes qui
permet aux étrangers d'acheter à bon compte toutes les matières et
marchandises l'oblige à se replier et à se défendre. LA GUERRE ÉCONOMIQUE En
fait, c'est déjà la guerre qui commence sous forme économique entre la
Révolution et le reste du monde. Si l'assignat est discrédité au dehors,
c'est parce qu'il n'y a pas dans le reste de l'univers des forces
suffisamment intéressées au succès de la Révolution. Elle éveillait dans
l'esprit des peuples des sympathies partielles et incertaines. Mais ni la
bourgeoisie allemande, ni la bourgeoisie hollandaise, ni la bourgeoisie
anglaise, ni la classe ouvrière d'Amsterdam et de Londres n'avaient fait, si
je puis dire, leur chose du succès de la Révolution. Si elles l'avaient
espéré et voulu, elles auraient maintenu le cours de l'assignat et affirmé
leur foi en la Révolution par leur toi en la monnaie de la Révolution. Le
discrédit de l'assignat au dehors marque et mesure le discrédit de la
Révolution elle-même dans l'esprit des peuples. Le monde n'y est pas préparé
comme la France, et cette différence du niveau révolutionnaire se traduit par
une différence correspondante dans le niveau de l'assignat en deçà et au-delà
de nos frontières. Dénoncer
à ce sujet la spéculation, comme le faisait Delaunay, comme le faisait
Clavière lui-même, était assez puéril et superficiel. Elle pouvait profiter,
pour ses jeux innombrables, de ces différences de niveau ; elle pouvait les
aggraver, mais c'est bien la désharmonie fondamentale de la France
révolutionnaire et du reste du monde qui était la cause première et
essentielle du discrédit de l'assignat sur les marchés extérieurs. Ce
discrédit de l'assignat au dehors agissait comme une pompe aspirante sur nos
produits, sur nos matières premières, et la production française se trouvait
à la fois encouragée par la demande des produits, menacée par la demande des
matières premières. La Révolution, troublée et tâtonnante, cherchait à parer
au danger en prohibant l'exportation des matières nécessaires au travail
national. Si la
Gironde, au lieu de se griser de mots sur la spéculation, avait réfléchi aux
causes profondes de ce phénomène, elle y aurait vu le signe le plus certain,
l'indice le plus exact de l'insuffisante préparation révolutionnaire du reste
du monde et elle n'aurait pas accueilli avec un enthousiasme aussi facile
l'idée d'une guerre universelle où à la propagande de la Révolution
répondrait en un écho immense et immédiat la sympathie des peuples. Entre le
resserrement économique auquel était dès ce moment obligée la France et la
prodigieuse expansion révolutionnaire rêvée par la Gironde, il y avait une
contradiction essentielle que ces esprits infatués et confiants ne démêlèrent
pas. Ils disaient bien, il est vrai, que la guerre victorieuse rétablirait
partout dans le inonde le cours des assignats. L'adresse que les Jacobins,
sous l'influence belliqueuse de la Gironde, envoient aux sociétés affiliées,
à la date du 17 janvier 1792, exprime cette espérance : « Hâtons-nous
donc..., plantons la liberté dans tous les pays qui nous avoisinent, formons
une barrière de peuples libres entre nous et les tyrans ; faisons-les
trembler sur leurs trônes chancelants, et rentrons ensuite dans nos foyers,
dont la tranquillité ne sera plus troublée par de fausses alarmes, pires que
le danger même. Bientôt la confiance renaît dans l'Empire, le crédit se
rétablit, le change reprend son équilibre, nos assignats inondent l'Europe
et intéressent ainsi nos voisins au succès de la Révolution qui, dès lors,
n'a plus d'ennemis redoutables. » La
Gironde oubliait que si déjà les classes industrielles et commerçantes, les
classes bourgeoises, seules capables de désirer ou de tenter efficacement une
Révolution analogue à la nôtre, y avaient été fortement disposées, si les
conditions économiques et politiques de leur développement en Angleterre, en
Hollande, en Allemagne y avaient été très favorables, elles auraient
solidarisé leurs intérêts de Révolution avec les nôtres par le crédit
maintenu de l'assignat. La ligue des princes, des émigrés, des spéculateurs
et des tyrans ne suffisait pas à expliquer cette sorte de chute de la
Révolution dans toutes les Bourses de l'Europe où la bourgeoisie faisait loi.
Et Robespierre, s'il avait été plus attentif aux phénomènes économiques,
aurait pu invoquer ce discrédit de la monnaie révolutionnaire au dehors
contre le rêve de facile et joyeuse expansion révolutionnaire qu'avec une
étourderie héroïque et coupable les Girondins propageaient. Mais si
cette crise des changes attestait un déséquilibre entre la France et le
monde, si elle menaçait aussi d'instabilité l'état économique et la
production de la France, il est vrai qu'en 1792 une activité inouïe des
manufactures préservait le peuple ouvrier de France du pire des maux : le
chômage. Comme suite naturelle d'une énergique demande de main-d'œuvre, les
salaires, ainsi que le constate l'article déjà cité des Révolutions de Paris,
avaient une tendance à hausser. Nais le peuple des ouvriers et des artisans
ne souffrit-il pas, à cette période, de la rareté des moyens de circulation
et du renchérissement des denrées ? LA CRISE DES PRIX Il faut
dire tout de suite que si l'assignat perdait, à la fin de 1791 et au
commencement de 1792, 50 p. 100 sur les valeurs étrangères, 20 p. 100 sur les
écus, il perdait bien moins par rapport aux denrées. C'est un phénomène
indéniable et noté à cette époque par un très grand nombre d'observateurs. La
monnaie métallique, l'or et l'argent étaient considérés comme une marchandise
d'un ordre tout particulier. Qui avait de l'argent et de l'or se sentait à
l'abri de toutes les crises, de toutes les surprises possibles dans le cours
du papier ou des denrées. Facile à cacher et à conserver, la monnaie d'or et
d'argent ne risquait pas de se corrompre comme les autres marchandises et
elle gardait par rapport aux valeurs étrangères toute la puissance d'achat
que perdaient les assignats. La monnaie d'or et d'argent était
particulièrement demandée par ceux qui voulaient convertir en solidité
métallique leurs valeurs de papier sans assumer les charges d'un négoce de
marchandises, elle haussait ainsi exceptionnellement : à ce mouvement de
hausse beaucoup de denrées ne participaient pas, toutes celles que des
raisons particulières aussi ne désignaient pas, comme le sucre ou le coton,
aux opérations d'agio. Cailhasson,
dans son rapport du 17 décembre, dit expressément : « Tout
le monde sait que, quand deux monnaies n'ont pas une même valeur, la plus
faible chasse l'autre nécessairement. Alors celle-ci est à l'égard de la
première, comme toutes les autres marchandises, sujette à des variations de
prix. Et, lorsqu'une foule de circonstances tendent à la pousser hors des
limites de l'Empire, elle doit subir une hausse considérable. Si la valeur
de l'assignat dépendait de son échange et du prix de l'argent, nous aurions
vu, dans les variations subites que l'agiotage produisait, ces jours
derniers, tous les objets échangeables contre des assignats participer au
même mouvement. CEPENDANT LE PAIN ET LES DENRÉES DE PREMIÈRE NÉCESSITÉ N'ONT PAS VARIÉ DE
PRIX. » Trois
mois plus tard, et bien que la hausse inquiétante des prix se fût produite
sur un grand nombre de marchandises, sur le cuir, sur le coton, sur le sucre,
Condorcet constatait également, dans un admirable mémoire à l'Assemblée, le
12 mars, que la perte de l'assignat par rapport aux denrées, très difficile à
calculer, était certainement moindre que la perte de l'assignat sur l'argent. « Aussi,
dit-il, l'on se tromperait si l'on jugeait de la perte réelle des
assignats par le rapport de leur valeur à celle de l'argent monnayé, et c'est
uniquement d'après les prix de certaines denrées que, par un calcul assez
compliqué, et même auquel il serait difficile de donner des bases certaines,
on pourrait déterminer cette dépréciation avec quelque exactitude. Mais, il
est important de remarquer qu'elle est bien au-dessous de ce qu'indique le
prix de l'argent et de détruire cette erreur que nos ennemis se plaisent à
répéter. » En
fait, la hausse du prix des denrées fut peu sensible et, ce qui frappa
surtout les contemporains, ce n'est pas qu'il y eût hausse, c'est que, malgré
l'abolition des droits d'octroi et des droits d'aides, il n'y ait pas eu
baisse. C'est là ce que note Hébert dans ces articles du Père Duchesne qui
traduisaient avec une grande puissance les sentiments et les colères du
peuple : « Quoi
donc, foutre ! s'écrie-t-il dans son numéro 83, qui correspond à cette
période, n'aurions-nous rien gagné à la suppression des barrières ? On
nous aura chargés de nouvelles impositions et nous paierons toujours les
mêmes droits sur les subsistances ? » Ainsi,
il n'y a pas à cette date une crise de souffrance, mais au contraire un élan
général d'activité et de prospérité, un vaste mouvement d'affaires : « Les
protestants, écrit le 12 décembre 1791 l'abbé Salamon, viennent encore
d'ouvrir une nouvelle banque. » Et
cette surexcitation économique, si elle élevait parfois le prix des denrées,
élevait aussi le travail et les salaires. Le
manque de petits assignats et de petite monnaie fut un moment pour les
industriels et pour les ouvriers une grande gêne. En novembre, les petits
assignats de 5 livres, encore très rares, sont tellement recherchés qu'ils
font prime par rapport aux gros assignats. Le 28 novembre, Haussmann dit à
l'Assemblée : « Les
petits assignats sont l'unique ressource du commerce et, si vous ne prenez
pas toutes les mesures pour vous opposer à leur gaspillage, vous en priverez
les départements. « Les précautions les plus sévères doivent être prises dans cet échange. Il faut se garantir de cet agiotage qui, dans les paiements, substitue les gros assignats aux petits qui se vendent avec 7 ou 8 p.100 de bénéfice. » En sorte que, si le peuple avait eu dans les mains les assignats de 5 livres, il n'aurait pas souffert d'une dépréciation très grande, puisqu'ils perdaient moins que les gros assignats. Mais, d'autre part, l'assignat de 5 livres lui-même était incommode, tant que des assignats plus petits n'avaient pas été créés, car il était difficile de trouver à l'échanger contre de la monnaie plus petite, et cela, en plusieurs régions, pesait sur le petit assignat. Merlin, démontrant la nécessité de toutes petites coupures d'assignats, dit le 13 décembre : « Les assignats même de 5 livres sont tellement incommodes que, dans mon département, à Metz, par exemple, ils perdent 14 p. 100 (sur les écus) : ce qui produit une surhausse des denrées de première nécessité et qui forcerait peut-être le peuple à une nouvelle insurrection. » |