Ce
n'est pas, je l'ai déjà dit et démontré, une France appauvrie et comme
anémiée par le ralentissement de l'activité économique, qui va livrer
bataille à. l'Europe. Au contraire, grande fut dans l'année 1792 l'activité
des échanges et de la production. Pourtant, la France est menacée dans son
commerce, dès la fin de 1791, par les troubles des colonies ; à
Saint-Domingue, comme nous l'avons vu, un terrible soulèvement des noirs,
secondés par une partie des mulâtres, avait répondu à la politique incertaine
de la Constituante, menée par la faction égoïste et avide des colons blancs
dont Barnave, lés Lameth et le club de l'hôtel Massiac furent les
représentants. C'est
le 27 octobre 1791 que la Législative fut saisie de la question par des
lettres que lui communiqua François de Neufchâteau. Elles annonçaient une
révolte des noirs. Et aussitôt, le parti modéré, le parti conservateur,
chercha à accabler les démocrates. Ce sont eux, disait-on, qui, par leurs
prédications insensées, par les idées d'égalité, par les promesses
d'affranchissement qu'ils ont fait parvenir aux colonies, ont soulevé les
noirs et préparé la ruine de Saint-Domingue, la ruine de la France. La
réponse était aisée, car les noirs esclaves ne se seraient pas soulevés, si
les mulâtres libres et propriétaires étaient restés unis aux colons blancs,
et ils seraient restés unis à ceux-ci si on leur avait accordé l'égalité des
droits politiques, si, sous la Constituante, les modérés et les colons
n'avaient point réussi à paralyser le décret de mai qui accordait le droit de
vote aux hommes de couleur libres ; si plus tard même, en septembre, ils
n'avaient pas obtenu l'annulation du décret de mai. Brissot,
étourdiment, commença par nier l'authenticité des lettres qui annonçaient le
soulèvement des noirs ; mais ces nouvelles ne tardèrent pas à être
confirmées, et la bataille s'engagea, une des plus grandes batailles
économiques et sociales de ce temps, entre l'orgueil de race et l'idée
d'égalité, entre les Droits de l'Homme et la propriété entendue comme la
consécration même de l'esclavage. LES PLAINTES DES NÉGOCIANTS Les
modérés demandèrent d'abord et d'urgence que des troupes de secours fussent
expédiées à Saint-Domingue. Les grandes villes marchandes, celles surtout qui
avaient avec Saint-Domingue les relations d'affaires les plus étendues,
envoyèrent à l'Assemblée les lettres et les députations les plus pressantes.
Un grand nombre de négociants de la ville de La Rochelle écrivirent à la
Législative le 6 novembre : ...
« Vous aurez partagé, Messieurs, les sentiments que nous inspirent les
détails affreux qui viennent de nous parvenir, mais ce que vous ne vous
persuaderez jamais, c'est la consternation, c'est le désespoir qui règnent
dans nos ports. « Il
n'est aucun d'entre nous, dans les malheurs qui affligent Saint-Domingue, qui
n'ait à craindre pour un frère, un parent, un ami ; personne enfin qui
n'envisage dans la ruine des colonies, la perte de sa fortune et
l'anéantissement de tous ses moyens de subsistance et de travail. Vous êtes
chargés, Messieurs, du dépôt de la félicité publique. Ce dépôt embrasse, dans
sa vaste étendue, la colonie de Saint-Domingue... Des vaisseaux, des
munitions, des vivres, du numéraire, des troupes, des commandants patriotes
et sages, voilà, Messieurs, ce que nous recommandons à votre sagesse. » Ainsi,
les trois cents négociants qui avaient signé cette pétition prenaient
brutalement parti pour les colons blancs si criminellement et si
témérairement égoïstes. Ils demandaient seulement des armes pour écraser les
noirs soulevés et les mulâtres qui combattaient avec eux ; ils, ne désiraient
aucune mesure d'équité qui, en apaisant au moins les mulâtres, isolât et
désarmât les noirs. Et pourtant, même au point de vue mercantile, il était
absurde d'espérer la pacification de l'île par le seul emploi de la force au
service du privilège. Même
égoïsme et même aveuglement chez les négociants de Bordeaux. Le Directoire du
département de la Gironde écrit le 5 novembre. De même le Directoire du
district de Bordeaux ; ils annoncent l'envoi de députés chargés
« d'offrir à la Nation des vaisseaux pour le transport des troupes et
des vivres ». La délégation bordelaise parla ainsi le 10 novembre :
« Les citoyens de Bordeaux nous ont députés vers vous pour vous conjurer
de prendre dans la plus sérieuse considération les désastres arrivés à
Saint-Domingue. Vous entretenir des malheurs qui désolent cette précieuse
colonie, c'est vous exposer les nôtres, c'est vous peindre l'état de douleur
et de deuil de toutes les places maritimes ; le même coup peut avoir atteint
une autre possession d'Amérique ; il peut frapper de mort la principale
branche de l'industrie nationale et tarir la source la plus féconde du crédit
public. » « Après
une longue et pénible stagnation les opérations du commerce reprenaient enfin
leur activité ; quarante-neuf vaisseaux étaient en armement à Bordeaux,
le plus grand nombre destiné pour la colonie de Saint-Domingue, et la plupart
pour l'infortunée partie du Nord. A la première nouvelle des ravages qui
l'affligent, le découragement a succédé aux espérances, la consternation
s'est répandue dans nos murs. « Hé
! Quels Français entendraient froidement le récit des malheurs de leurs
frères ! Les liens du sang, ceux de l'amitié, plus forts que ceux de
l'intérêt, nous commandent de voler à leur secours et nous rendront faciles
et chers tous les sacrifices. « Mais,
en nous occupant de soulager les maux des colons, n'est-il pas permis de
jeter quelques regards autour de nous ? Les citoyens de Bordeaux, leurs
administrateurs, seraient en proie à de nouvelles craintes si les travaux du
port, déjà ralentis, demeuraient longtemps suspendus. Ces travaux si actifs,
si variés, assuraient la subsistance d'une foule immense d'ouvriers de tout
genre, et l'on ne peut se dissimuler que la tranquillité publique serait
compromise, si cette classe intéressante de nos concitoyens était privée de
cette unique ressource, dans la plus rigoureuse saison d'une année que l'état
de nos récoltes pouvait faire regarder comme calamiteuse. « Messieurs,
le calme qui a si heureusement régné dans notre département et dans ceux qui
nous environnent est dû peut-être aux exemples de bon ordre et de respect
pour les lois qui ont distingué la ville de Bordeaux dans les moments les
plus difficiles. Elle aspire aujourd'hui à donner une nouvelle preuve de son
dévouement et c'est au moment même où un revers accablant menace sa
prospérité qu'elle vient vous offrir ce qu'elle peut encore pour concourir à
apaiser les troubles des colonies, et porter un secours indispensable à ceux
de nos frères qui auront survécu à ces désastres et dont les propriétés
laissent encore quelques espérances... » (Vifs applaudissements.) Ainsi,
pas un mot, je ne dis pas pour les esclaves, mais pour les hommes de couleur
libres, qui avaient été si odieusement dépouillés par l'égoïsme et
l'hypocrisie des colons blancs du droit même que la Constituante leur avait
reconnu. L'INTERVENTION DE MERLIN DE THIONVILLE Malgré
l'impatience des modérés, malgré la pression des ports, l'Assemblée hésitait
à envoyer des troupes à Saint-Domingue ; car elle se doutait bien que ce
serait un renfort à l'esprit d'oligarchie et de privilège et elle voulait
attendre, en tout cas, d'être mieux renseignée. Merlin de Thionville,
adversaire implacable de toute politique coloniale, avait adjuré l'Assemblée,
le 6 novembre, de concentrer sur la frontière menacée par les despotes toutes
les forces de la France ; et ses paroles avaient soulevé bien des murmures : « Hé
! Messieurs, soyons conséquents dans nos principes : quel est l'esprit de la
Constitution ? Sur quoi est-elle fondée ? C'est sur la liberté qui vous a
fait briser vos fers... (Murmures.) Ah ! mon âme indignée s'est refusée à votre arrêté
d'hier, qui vote des remerciements à la nation anglaise pour le soin qu'elle
a pris de s'unir à des hommes pour river les fers d'autres hommes (Allons donc !
Allons donc !)
; aujourd'hui que vous voulez vous hâter de resserrer cette chaîne et vous
oubliez que c'est par de saintes insurrections que vous avez rompu les vôtres
; soyez donc conséquents avec vous-mêmes, ou attendez-vous, avec vos
principes d'aujourd'hui, à applaudir bientôt Léopold et les autres tyrans du
monde quand ils auront anéanti votre liberté, et quand ils auront perdu la
Patrie... Qu'on nous laisse nos forces dont sans doute nous aurons besoin
plus tôt qu'on ne croit. » (Applaudissements dans les tribunes.) Là
était bien le nœud où était prise l'Assemblée : défendre en Europe la liberté
au nom des Droits de l'Homme et maintenir aux îles la distinction des races
et l'esclavage même ; la contradiction était cruelle, et Merlin y appuyait
sans ménagement. L'Assemblée
troublée et irritée le huait ; mais elle n'osait pas prendre parti, et
ajournait. Cependant Brissot, qui s'était ressaisi et qui avait reçu des
documents, pressait l'Assemblée d'instituer un grand débat d'ensemble sur la
situation des colonies. Le comité colonial où dominaient les amis des colons
ne semblait pas se hâter d'apporter son rapport ; peut-être le dépouillement
d'un très volumineux dossier était-il long. Peut-être aussi les modérés
redoutaient-ils une discussion, où, de nouveau, des paroles de justice et de
liberté retentiraient, que le vent de la Révolution, qui ne défaillait point
aux grands espaces, porterait jusqu'aux Antilles. Pourtant Brissot avait
annoncé que le 1" décembre, même si le Comité colonial n'était pas prêt,
il ouvrirait, lui, le débat. Il fut ouvert en effet. LE MANIFESTE DES COLONS BLANCS Déjà le
30 novembre, les députés de l'Assemblée générale de la partie française de
Saint-Domingue avaient été admis à la barre, et l'un d'eux, Millet, avait
exposé la thèse des colons blancs. C'est un violent manifeste contre les
démocrates, contre la Société des amis des noirs, contre Brissot, contre
l'abbé Grégoire ; c'est la théorie de l'esclavage formulée par les
propriétaires blancs des îles ; et comme je ne citerai pas d'autre document
dans le même sens, je ferai à celui-ci des emprunts assez étendus. L'orateur
s'applique d'abord à émouvoir la sensibilité de l'Assemblée par le tableau
des attentats terribles des nègres : ... « Dans
le même moment, l'atelier Flaville, celui-là même qui avait juré fidélité au
procureur, s'arme, se révolte, entre dans les appartements des blancs, en
massacre cinq attachés à l'habitation. La femme du procureur demande à genoux
la vie de son mari ; les nègres sont inexorables ; ils assassinent l'époux en
disant à l'épouse infortunée qu'elle et ses filles sont destinées à leurs
plaisirs. « M.
Robert, charpentier, employé sur la même habitation, est saisi par ses
nègres, qui le garottent entre deux planches et le scient avec lenteur. Un
jeune homme de seize ans blessé dans deux endroits, échappe à la fureur de
ces cannibales et c'est de lui que nous tenons ces faits. « Là
les torches succèdent aux poignards ; on met le feu aux cannes de
l'habitation ; les bâtiments suivent de près... Un colon est égorgé par celui
de ses nègres qu'il avait comblé de bienfaits ; son épouse, jetée sur son
cadavre, est forcée d'assouvir la brutalité de ce scélérat... « M.
Potier, habitant du port Margot, avait appris à lire et à écrire à son nègre
commandeur ; il lui avait donné la liberté dont il jouissait ; il lui avait
légué 10.000 livres qu'on allait lui payer ; il avait donné pareillement à la
mère de ce nègre une portion de terre sur laquelle elle recueillait du café ;
le monstre soulève l'atelier de son bienfaiteur et celui de sa mère, embrase
et consume leurs possessions, et pour cette action il est promu au généralat.
» J'arrête
ici le récit de ces violences, de ces sauvageries, et n'essaierai point
d'épiloguer. A vrai dire, le nègre dont il est parlé en dernier lieu, qui
quoique personnellement libéré prend parti pour ses frères esclaves et va
jusqu'à brûler l'atelier dont le maître avait fait don à sa mère, paraît une
âme assez forte et grande. Mais il est certain que les esclaves noirs
soulevés, portant dans leur sang africain des bestialités ardentes, portant
dans leur cœur ulcéré les ferments aigris des vieilles douleurs et des
vieilles haines furent plus d'une fois atroces et raffinèrent la cruauté
jusqu'à l'invraisemblance. Mais la question qui se posait était celle-ci :
Comment, tranquilles naguère, avaient-ils été ainsi excités à la révolte ? Et
la faute n'en était-elle point à ceux qui ne comprirent pas que la Révolution
de la France devait se traduire aux colonies par de loyales réformes ? Tout
cet étalage de lubricité et de sang ne signifie donc rien et la conclusion de
l'orateur sur ce point est tout à fait arbitraire et vaine. « Pour
vous le dire en un mot, si les projets sanguinaires de ces hommes grossiers
et féroces se réalisaient à l'égard des blancs, s'ils parvenaient à faire
disparaître la race blanche de la colonie, on verrait bientôt Saint-Domingue
offrir le tableau de toutes les atrocités de l'Afrique. Asservis à des
maîtres absolus, déchirés par les guerres les plus cruelles, ils réduiraient
en servitude les prisonniers qu'ils se seraient faits, et l'esclavage modéré
sous lequel ils vivent parmi nous se changerait en un esclavage aggravé par
tous les raffinements de la barbarie. » Mais,
en vérité, il ne s'agissait point de cela. Il ne s'agissait point
d'exterminer les blancs et d'abandonner l'île aux seuls esclaves noirs se
reconstituant en tribus africaines et s'asservissant ou se dévorant les uns
les autres. Il ne s'agissait point de choisir entre l'esclavage « modéré »,
que les blancs concédaient aux noirs, et l'esclavage féroce, meurtrier, que
les noirs anthropophages se seraient infligé les uns les autres. Les plus
hardis, comme Marat, avaient demandé simplement que les hommes de couleur
libres, les mulâtres propriétaires, fussent admis à l'égalité des droits
politiques, que par leur accord, ainsi réalisé dans l'égalité, l'ordre fût
maintenu et qu'un affranchissement graduel et prudent des esclaves
débarrassât peu à peu la France de cette monstruosité, sans ébranler les
bases de la vie économique coloniale. Voilà ce qu'avaient demandé jusqu'à ce
moment les plus audacieux, et il était assez puéril d'opposer à ces vœux le
fantastique tableau d'une Ille en sauvagerie où des démons noirs ayant
promené partout leurs torches infernales auraient exterminé jusqu'au dernier
des blancs. Il y a une grossière enluminure, à la fois puérile et violente,
dans cet exposé créole. Mais voici une étrange idylle où l'âme esclavagiste
s'épanouit tout entière avec une tranquille beauté. « Nous
vivions en paix, Messieurs, au milieu de nos esclaves. Un gouvernement
paternel avait adouci depuis des années l'état des nègres, et nous osons dire
que des millions d'Européens que tous les besoins assiègent, que toutes les
misères poursuivent, recueillent moins de douceurs que ceux qu'on vous
peignait et qu'on peignait au monde entier comme chargés de chaînes,
expirants dans un long supplice. La situation des noirs en Afrique, sans
propriétés, sans existence politique, sans existence civile, incessamment les
jouets des fureurs imbéciles des tyrans qui partagent cette vaste et barbare
contrée, est changée dans nos colonies en une condition supportable et douce.
Ils n'avaient rien perdu, car la liberté dont ils ne jouissaient pas n'est
pas encore une plante qui ait porté des fruits dans leur terre natale ; et,
quoi qu'en puisse dire l'esprit de parti, quelques fictions qu'on puisse
inventer, on ne persuadera jamais aux hommes instruits que les nègres
d'Afrique jouissent d'une condition libre. « Le
dernier des voyageurs qui ont visité une partie, presque' inconnue jusqu'à
présent de cet immense pays, n'a écrit dans son long et intéressant voyage
qu'une histoire de sang et de fureur. Les hommes qui habitent l'Abyssinie, la
Nubie, les Gallas et les Fonges, depuis les bords de l'Océan Indien jusqu'aux
frontières de l'Egypte, semblent disputer de barbarie et de férocité aux
hyènes et aux tigres que la nature y a fait naître. L'esclavage y est un
titre d'honneur et la vie, dans ce terrible climat, est un bien qu'aucune loi
ne protège et qu'un despote sanguinaire tient dans ses mains. « Qu'un
homme sensible et instruit compare le déplorable état des hommes en Afrique
avec la condition douce et modérée dont ils jouissent dans nos colonies ;
qu'il écarte les déclamations, les tableaux qu'une fausse philosophie se
plaît à tracer bien plus pour s'acquérir un nom que pour venger l'humanité ;
qu'il se rappelle le régime qui gouvernait nos nègres, avant qu'on les eût
égarés, rendus nos ennemis ; à l'abri de tous les besoins de la vie, entourés
d'une aisance inconnue dans la plupart des campagnes d'Europe, certains de la
jouissance de leur propriété — car ils en avaient une et elle était sacrée —,
soignés dans leurs maladies avec une dépense et une attention qu'on
chercherait vainement dans les hôpitaux si vantés de l'Angleterre ; protégés,
respectés dans les infirmités de l'âge ; en paix avec leurs enfants, leur
famille, leurs affections ; assujettis à un travail calculé sur les forces de
chaque individu, parce qu'on classait les individus et les travaux, et que
l'intérêt, au défaut de l'humanité, aurait prescrit de s'occuper de la
conservation des hommes ; affranchis quand ils avaient rendu quelques
services importants : tel était le tableau vrai et non embelli du
gouvernement de nos nègres, et ce gouvernement domestique se perfectionnait
depuis dix ans surtout, avec une recherche dont vous ne trouverez aucun
modèle en Europe. « L'attachement
le plus sincère liait le maître et les esclaves ; nous dormions en sûreté au
milieu de ces hommes qui étaient devenus nos enfants, et plusieurs d'entre
nous n'avaient ni serrures, ni verrous à leurs maisons. « Ce
n'est pas, Messieurs, et nous ne voulons pas le dissimuler, qu'il n'existât
encore parmi les planteurs un petit nombre de maîtres durs et féroces, mais
quel était le sort de ces hommes méchants ? Flétris par l'opinion, en horreur
aux honnêtes gens, séquestrés de toute société, sans crédit dans leurs
affaires, ils vivaient dans l'opprobre et le déshonneur et mouraient dans la
misère et le désespoir. Leur nom ne se prononce qu'avec indignation dans la
colonie, et leur réputation sert à éclairer ceux qui, inhabiles encore à
l'administration des ateliers, pourraient être entraînés, par l'impétuosité
de leur caractère, à des excès que l'expérience avaient montrés contraires à
une bonne régie, que l'instruction et l'adoucissement des mœurs avaient
contribué à faire proscrire. « Nous
adjurons ici, non ceux qui écrivent des romans pour se faire une réputation
d'hommes sensibles, pour acquérir une popularité fugitive que l'indignation
générale doit bientôt leur enlever, mais ceux qui ont visité les colonies,
ceux qui les connaissent, qu'ils disent si le récit que nous avons fait n'est
pas fidèle, si nous l'avons chargé pour vous intéresser à notre cause. » Voilà
le plaidoyer le plus audacieux qui ait été risqué en faveur de l'esclavage :
prononcé par les propriétaires d'esclaves devant une Assemblée
révolutionnaire, il apparaît comme un violent défi à la logique des
événements et des idées. Il oblige la bourgeoisie troublée, bouleversée, à se
recueillir, à s'interroger jusqu'au fond d'elle-même et à se demander si elle
est avec la propriété, même esclavagiste, ou avec les Droits de l'Homme. Nous
nous rendons au conseil de l'orateur et nous écartons toute déclamation. Nous
ne rappelons pas que, si terrible que pût être la condition des nègres en
Afrique, dans leur pays natal, c'est de force, c'est contre leur gré qu'on
les en arrachait. Nous ne dirons pas qu'il y aurait pour les négriers quelque
hypocrisie à prétendre que c'est pour le bien des nègres, pour leur
demi-libération qu'ils les volaient et les emportaient à fond de cale. Il nous
plaît de penser, et cela était souvent vrai, que les maîtres de
Saint-Domingue et des Iles traitaient leurs esclaves avec douceur. Mais
l'orateur est obligé de convenir lui-même qu'il y avait de mauvais maîtres,
en sorte que l'esclave, même bien traité, n'avait pas de garantie, qu'il
était à la merci d'un changement d'humeur, d'un accès de colère, d'un caprice
de sensualité. Enfin, l'esclavage porte en lui cette contradiction mortelle :
ou bien l'esclave est maltraité, battu, frappé et il se révolte ou
s'affaisse, ou bien l'esclave est traité avec douceur, il entre peu à peu
dans la famille, et cette douceur même, éveillant en lui des délicatesses et
le rapprochant du maitre, l'achemine à comprendre et à vouloir la liberté. La
révolte des noirs ne témoignait pas précisément contre les colons ; elle
pouvait révéler au contraire une longue accoutumance de fierté créée, dans le
monde servile, par la modération et la bonté des maîtres. Mais la conséquence
inévitable était là, le désir de la liberté devait s'éveiller un jour et, par
ce désir muet au fond des cœurs et comme blotti sous les anciennes apparences
de 'domesticité familiale et résignée, tous les rapports des maîtres et des
esclaves étaient secrètement renversés. Ce qui manque vraiment, à cette
heure, aux colons blancs, c'est une force de pensée suffisante. Ils
raisonnent comme si on leur imputait à crime l'effroyable trafic de chair
humaine qui, si longtemps, ravagea les côtes de l'Afrique. Ils raisonnent
comme si on les accusait tous de brutalité, de férocité ; ils oublient que la
marche même des événements, l'évolution des idées et des mœurs devaient
mettre l'esclavage en péril et que la modération des bons maîtres en
préparait la chute comme la violence des mauvais. Surtout ils oublient que
même les colonies ne peuvent considérer la Révolution 'comme une quantité
négligeable, et que du point de vue de la Déclaration des Droits de l'Homme
l'aspect des problèmes est nécessairement tout nouveau. Et
qu'ont-ils fait pour s'adapter aux nécessités nouvelles ? Qu'ont-ils fait
pour concilier avec les habitudes et les besoins de la production coloniale
les institutions de liberté et les principes du droit humain ? Ils n'ont rien
fait, rien, et ils n'ont même rien tenté. Ils n'ont su que ruser, équivoquer,
mentir, fausser le sens des décrets de la Constituante, résister par la force
d'inertie à ses lois les plus mesurées et les plus sages ; s'étendre, si je
puis dire, dans leur orgueilleuse paresse d'esprit, s'immobiliser dans leurs
préjugés de race. En ce moment même, devant l'Assemblée législative, à
l'heure où Saint-Domingue est en feu et où il faut sous peine de périr
chercher la vérité, ils rusent encore et ils trichent. C'est tricherie en
effet que de poser ainsi au premier plan la question de l'esclavage que tous
les partis dans la Constituante et au dehors avaient sinon écartée, au moins
ajournée. C'est
tricherie aussi de concentrer toutes les responsabilités sur une société, sur
la société des Amis des Noirs, comme si cette société, où fut Mirabeau, où
était l'abbé Grégoire, n'était pas elle-même l'expression de l'esprit
généreux du xviii' siècle, un des innombrables organes que sa pensée s'était
créés. C'est
tricherie enfin et déloyauté de la part des colons blancs que de dissimuler
les responsabilités qu'ils ont assumées eux-mêmes par leur conduite hautaine
et fourbe contre les hommes de couleur libres. Ecoutez les accusations
haineuses de ces bons esclavagistes qui s'en prennent au monde entier de
l'incendie que leur imprévoyance égoïste a allumé : « Cependant,
Messieurs, une société se forme dans le sein de la France et prépare de loin
le déchirement et les convulsions auxquels nous sommes en proie. Obscure et
modeste dans le commencement, elle ne montre que le désir de l'adoucissement
du sort des esclaves, mais cet adoucissement si perfectionné dans les îles
françaises, elle en ignorait tous les moyens, tandis que nous nous en
occupions sans cesse, et loin de pouvoir y recourir, elle nous forçait d'y
renoncer en semant l'esprit d'insubordination parmi nos esclaves et
l'inquiétude parmi nous. Pour adoucir de plus en plus le sort des esclaves,
pour multiplier les affranchissements, il aurait fallu conserver
précieusement la sécurité des maîtres, mais ce moyen sage n'eût produit aucun
effet sur la renommée, la gloire ordonnait d'abandonner les colonies pour les
livrer aux déclamateurs, pour nous environner d'alarmes et de terreurs, pour
préparer des malheurs que nous avons prédits dès les premiers travaux des
Amis des Noirs et qui viennent enfin de se réaliser. » C'est
toujours le même sophisme des conservateurs. Ils proclament qu'ils
réaliseraient des réformes s'ils étaient seuls à les réclamer. Mais ils
demandent en même temps le maintien de la traite des noirs qui assure dans
des conditions odieuses le recrutement indéfini des esclaves. « Bientôt,
disent-ils, cette société demandera que la traite des noirs soit supprimée ;
c'est-à-dire que les profits qui peuvent en résulter pour le commerce
français soient livrés aux étrangers ; car jamais sa romanesque philosophie
ne persuadera à toutes les puissances de l'Europe que c'est pour elles un
devoir d'abandonner la culture des colonies et de laisser les 'habitants de
l'Afrique en proie à la barbarie de leurs tyrans plutôt que de les employer
ailleurs et sous des maîtres plus heureux à exploiter une terre qui
demeurerait inculte sans eux et dont les riches productions sont, pour la
nation qui les possède, une source féconde d'industrie et de prospérité. » Mais
les délégués de Saint-Domingue ignoraient-ils donc qu'au Parlement anglais la
question de la suppression de la traite était posée depuis des années, que
Wilberforce, par son admirable persévérance, ralliait peu à peu à son projet
des minorités croissantes et qu'il avait déterminé un tel mouvement des
esprits que bientôt, le 2 avril 1792, Pitt lui-même interviendra à la Chambre
des Communes en un discours célèbre pour demander l'abolition de la traite ?
Il cst vrai que la motion de Wilberforce : « C'est l'opinion du Comité
(c'est-à-dire de la Chambre des Communes délibérant en Comité) que le
commerce fait par des sujets anglais dans le but d'obtenir des esclaves sur
la côte d'Afrique doit être aboli » ne fut adopté qu'avec l'adjonction
du mot « graduellement » proposé par Dundas. Mais il paraissait bien dès lors
que ce commerce abominable était frappé à mort. On pouvait le pressentir dès
la fin de 1791, au moment où parlaient à la Législative nos esclavagistes, et
il leur fallait vraiment quelque impudence pour prétendre que la Société des
Amis des Noirs livrerait aux étrangers les bénéfices de la traite. Ils se
plaignent que la Déclaration des Droits, « ouvrage immortel et salutaire à
des hommes éclairés, mais inapplicable et par cela même dangereux dans notre
régime », soit envoyée à profusion dans les colonies ; qu'elle y soit lue et
commentée dans les ateliers et qu'on annonce ouvertement que la liberté des
nègres est prononcée par elle. Mais, en vérité, il ne dépendait ni des Amis
des Noirs, ni des colons blancs de supprimer l'immense et inévitable
retentissement de la Révolution. Et si les colons redoutaient une commotion
trop brusque, ils devaient précisément associer à leur cause les hommes de
couleur libres, les appeler à l'égalité politique, et créer ainsi, dans le
sens de la Révolution, une force modératrice qui permettrait de ne procéder
que prudemment et graduellement à la libération des esclaves eux-mêmes. Or, les
orgueilleux, les insensés, semblèrent s'ingénier à blesser les mulâtres :
pitoyables sont les explications des colons sur cette question des hommes de
couleur libres, la seule qui eût été pratiquement posée sous la Constituante
: « Lorsqu'on
a su, disent-ils, qu'on s'était vainement flatté de faire prononcer par
l'Assemblée nationale l'affranchissement des esclaves, on a cherché à porter
le désordre parmi nous, en l'engageant à traiter elle-même la question des
hommes de couleur. « Nous
avions demandé à faire nous-mêmes nos lois sur ce point, qui exigeait de
grands ménagements et une grande prudence dans l'application ; nous avions
annoncé que ces lois seraient humaines et justes. Mais un tel bienfait,
accordé par les colons blancs, qui aurait à jamais resserré les liens
d'affection et de bienveillance qui existaient entre ces deux classes
d'hommes, est présenté par les Amis des Noirs comme une prétention de la
vanité et un moyen d'éluder de justes réclamations. » Oui,
vanité puérile, hypocrisie et mensonge ! Si les colons blancs avaient
réellement l'intention d'accorder aux hommes de couleur libres l'égalité des
droits politiques, pourquoi avoir lutté si violemment et si sournoisement
tout ensemble pour empêcher la Constituante de voter cette égalité et pour
annuler ensuite le décret rendu ? Il
n'était vraiment pas blessant pour les colons que les hommes de couleur
reçoivent la charte de leurs droits de la grande assemblée souveraine. Par
quel calcul suprême d'orgueil prétendaient-ils humilier encore les hommes de
couleur en laissant tomber sur eux l'égalité comme une aumône ? Et, s'ils
voulaient que cette législation nouvelle fût un lien entre les « deux
classes d'hommes », s'ils prétendaient à la reconnaissance des hommes de
couleur, ils avaient un moyen décisif de la mériter : c'était d'encourager
l'Assemblée nationale à voter une loi de justice et de l'appliquer ensuite
loyalement. Enfin,
comme pour se faire une arme des malheurs mêmes qu'ils avaient créés, les
députés des colons terminaient leur réquisitoire devant la Législative en
demandant non seulement l'envoi de troupes et de secours, mais
l'interdiction, la condamnation « de tous les écrits séditieux » des Amis des
Noirs. La
Législative entendit en silence cette diatribe. Elle flattait certaines
passions conservatrices : mais elle était terriblement compromettante. La
Constituante avait pu se persuader qu'elle ne légiférait pas sur l'esclavage.
Par une sorte de pudeur, où il entrait bien de l'hypocrisie bourgeoise, mais
aussi quelque respect de l'humanité, elle statuait sur les hommes de couleur
libres ; mais, tout en garantissant aux colons « leurs propriétés »
c'est-à-dire, en fait, le maintien de l'esclavage, elle n'avait pas voulu
prononcer le mot d'esclaves ; le jour où un de ses membres, comme pour en
finir avec des réticences qui pour les colons étaient un danger, voulut
introduire dans un texte de loi, le mot « esclave », il y eut un soulèvement
dans l'Assemblée. Ainsi,
par une ignorance voulue, l'Assemblée avait maintenu le statu quo, mais elle
n'avait pas fait entrer officiellement l'esclavage dans le système de la
Révolution. Maintenant, par la révolte des noirs, la question de l'esclavage
sortait de l'arrière-plan obscur, où, par une sorte de consentement
universel, on l'avait reléguée. L'esclavage noir bondissait la torche à la
main et l'éclat de sa fureur ne permettait plus les sous-entendus savants par
où s'était sauvée la Constituante. Les
colons blancs eux-mêmes, pressés d'affirmer leur « droit »,
parlaient ouvertement d'esclavage : « Nous vivions heureux au milieu de nos
esclaves. » Et la Législative était condamnée à entendre la justification
systématique, presque la glorification de l'esclavage. Elle était condamnée à
entendre la sentence d'excommunication éternelle portée contre une partie de
l'humanité jetée hors du droit humain. « Ces
hommes grossiers sont incapables de connaître la liberté et d'en jouir avec
sagesse et la loi imprudente qui détruirait leurs préjugés serait pour eux et
pour nous un arrêt de mort. » Voilà
un préjugé vital, éternellement nécessaire à la vie sociale. Les noirs, qui
sont des hommes mais qui ne le savaient pas et qui se classaient eux-mêmes en-dessous
de l'homme, il faut qu'on les maintienne à jamais dans cette erreur
dégradante, mais indispensable. Et c'est à la Législative qu'on demande de
s'associer à cette déformation méthodique de l'humanité. C'est devant elle
qu'on fait de la traite des noirs une nécessité éternelle, une spéculation
nationale fructueuse à laquelle le patriotisme même interdit de toucher. Il
dut y. avoir un grand malaise dans l'Assemblée pendant que les propriétaires
d'esclaves parlaient ; je ne note au procès-verbal ni applaudissements ni
murmures. A la fin seulement quand le Président de l'Assemblée, Ducastel,
invita les délégués aux honneurs de la séance, l'extrême-gauche éclata en
murmures, et Basire s'écria : « Comment,
Monsieur le Président, vous invitez à la séance des hommes qui viennent
d'outrager la philosophie et la liberté, qui viennent d'insulter... ? » Mais
ces paroles mêmes de Basire excitèrent toutes les passions conservatrices ou
bourgeoises de l'Assemblée. Si elle subissait avec gène la glorification de
l'esclavage, elle n'entendait rien faire pour le supprimer et elle vota à une
grande majorité l'impression du discours des délégués. Mais qu'importent ces
fureurs propriétaires et capitalistes ? Qu'importent cette audace des colons
Mânes et l'égoïsme complice des armateurs des ports, négriers ou
commanditaires d'ateliers d'esclaves ? L'esclavage ne pouvait se sauver que
dans le silence et, pour ainsi dire, dans l'éloignement. Tout ce qui le
rapprochait, tout ce qui le mettait en contact immédiat avec la Déclaration
des Droits de l'Homme, avec la force et la pensée de la Révolution, le
mettait en péril. L'INTERVENTION DE BRISSOT Brissot
intervint le 1" décembre et il fit des divers intérêts, des diverses
forces sociales et politiques en lutte à Saint-Domingue une analyse
magistrale, quoique parfois tendancieuse : « On
peut, dit-il, distinguer la population de Saint-Domingue en quatre classes :
colons blancs ayant de grandes propriétés ; petits blancs sans propriété et
vivant d'industrie ; gens de couleur ayant une propriété ou une industrie
honnête ; les esclaves enfin. « Les
colons blancs doivent être divisés en deux classes, relativement à la fortune
et à l'ordre dans leurs affaires. « Il
en est qui ont de vastes propriétés et qui doivent peu parce qu'ils mettent
de l'ordre dans leurs affaires. Il en est un plus grand nombre qui doivent
beaucoup, parce qu'il y a un grand désordre dans leurs affaires. « Les
premiers aiment la France, sont attachés et soumis à ses lois, parce qu'ils
sentent le besoin qu'ils ont de sa protection pour conserver leurs propriétés
et l'ordre. Ces premiers colons aiment et soutiennent les hommes de couleur,
parce qu'ils les regardent comme les vrais boulevards de la colonie, comme
les hommes les plus propres à arrêter les révoltes des noirs. Du nombre de
ces colons respectables était M. Gérard, député de la précédente Assemblée.
Il ne cessait de tempérer la fougue de ses collègues, qui ne votaient que
pour des moyens violents, parce que ces moyens leur paraissaient très propres
à créer des troubles nécessaires à leur existence fastueuse et insolvable. « Les
colons dissipateurs, écrasés de dettes, n'aiment ni les lois françaises, ni
les hommes de couleur, et voici pourquoi : ils sentent bien qu'un Etat libre
ne peut subsister sans bonnes lois et sans le respect dû à ses engagements ;
ainsi, tôt ou tard, ils seront contraints par les mêmes lois à payer leurs
dettes ; ils y seront bien plus rigoureusement contraints que sous le
despotisme, parce que le despotisme se laisse capter par ses flatteurs
aristocrates ét leur accorde des lettres de répit, des arrêts de surséance et
empêche la loi des saisies de s'exécuter. Mais la liberté ne connaît ni
lettres de répit, ni arrêts de surséance. Elle dit et dira bientôt à chacun
dans les îles : Si tu dois, paye ou quitte tes propriétés à ton créancier. « D'un
autre côté, les colons prodigues, endettés, n'aiment pas mieux les citoyens
de couleur que les noirs, parce qu'ils prévoient bien que ces hommes de
couleur presque tous exempts de dettes et réguliers dans leurs affaires,
seront toujours portés à défendre les lois et que leur courage, leur nombre
et leur zèle peuvent seuls, et même sans le concours des troupes européennes,
garantir l'exécution des lois. « Un
autre motif anime les colons blancs dissipateurs contre les hommes de couleur
: c'est le préjugé d'avilissement auquel ils les ont condamnés et que ceux-ci
veulent secouer enfin. Ils leur font un crime de leur amour pour l'égalité ;
et, tandis qu'ils tonnent contre le despotisme ministériel, ils veulent
sanctifier et faire sanctifier par une assemblée d'hommes libres le
despotisme de la peau blanche... « C'est
par là qu'on explique tout à la fois dans le cœur du même colon sa haine
contre l'homme de couleur qui réclame ses droits, contre le négociant qui
réclame sa créance, contre le gouvernement libre qui veut que justice soit
faite à tous. « Aussi,
Messieurs, devez-vous regarder les ennemis de ces hommes de couleur comme les
plus violents ennemis de notre Constitution. Ils la détestent parce qu'ils y
voient l'anéantissement de l'orgueil et des préjugés ; ils regrettent, ils
ramèneraient l'ancien état de choses, s'ils y voyaient des garants qu'ils
pourront impunément opprimer, sans être eux-mêmes opprimés par les ministres. « La
cause des hommes de couleur est donc la cause des patriotes, de l'ancien
Tiers Etat, du peuple enfin si longtemps opprimé. « Ici,
je dois vous prévenir, Messieurs, que lorsque je vous peindrai ces colons
qui, depuis trois ans, emploient les manœuvres les plus criminelle pour
rompre les liens qui les attachent à la mère patrie, pour écraser les gens de
couleur, je n'entends parler que de cette classe de colons indigents malgré
leurs immenses propriétés, factieux malgré leur indigence, orgueilleux malgré
leur profonde ineptie, audacieux malgré leur lâcheté, factieux sans moyens de
l'être, ces colons enfin que leurs vices et leurs dettes portent sans cesse
aux troubles et qui depuis trois ans ont dirigé les diverses assemblées
coloniales vers une aristocratie indépendante. Voulez-vous les juger en un
clin d'œil ? Méditez ce mot de l'un d'eux, qui le disait pour flagorner le
monarque alors puissant : « Sire, votre Cour est toute créole. » Il avait
raison, il y avait entre eux parenté de vices, d'aristocratie et de
despotisme. (Applaudissements.) « Cette
espèce d'hommes a le plus grand empire sur une autre classe non moins
dangereuse, celle appelée « les petits blancs », composée d'aventuriers,
d'hommes sans principes et presque tous sans mœurs. Cette classe est le vrai
fléau des colonies, parce qu'elle ne se recrute que de la lie de l'Europe.
Cette classe voit avec jalousie les hommes de couleur, soit les artisans
parce que ceux-ci travaillant mieux et à meilleur marché, sont plus
recherchés, soit les propriétaires, parce que leurs richesses excitent leur
envie et abaissent leur orgueil. Cette classe ne soupire qu'après les
troubles, parce qu'elle aime le pillage, qu'après l'indépendance, parce que,
maîtres de la colonie, les petits blancs espèrent se partager les dépouilles
des hommes de couleur. « Les
petits blancs remplissent principalement les villes habitées par une autre
classe d'hommes plus respectable, celle des négociants et commissionnaires
attachés par leurs intérêts à la France, attachés à la cause des hommes de
couleur, parce qu'ils y voient une augmentation de consommation et de
prospérité. « Quels
sont donc enfin ces hommes de couleur dont les gémissements se font entendre
depuis si longtemps dans la France ? Ce ne sont pas, Messieurs (et il importe
de le répéter souvent pour écarter les insinuations perfides des colons), ce
ne sont pas des noirs esclaves ; ce sont des hommes qui doivent médiatement
ou immédiatement leurs jours au sang européen, mêlé avec du sang africain. Ne
frémissez-vous pas, Messieurs, en pensant à l'atrocité du blanc qui veut
avilir un mulâtre ? C'est son sang qu'il avilit ; c'est le front de son fils
même qu'il marque du sceau de l'ignominie ; c'est pour frapper son fils,
qu'il emprunte le glaive de la loi, ou qu'il veut le rendre infâme. « Observez
encore que les hommes de couleur, qui réclament l'égalité des droits
politiques avec les blancs leurs frères, sont presque tous comme eux, libres,
propriétaires, contribuables ; et plus qu'eux, ils sont les véritables appuis
de la colonie : ils en forment le Tiers Etat si laborieux et cependant si
méprisé par des êtres si profondément vicieux, inutiles et stupides. Ces
derniers, pour se dispenser d'être justes envers eux, avaient l'imprudence
d'annoncer à la France au commencement de la Révolution, qu'il n'y avait pas
de Tiers Etat aux îles, sans doute pour ôter au peuple français ce sentiment
de tendresse paternelle qui l'aurait porté vers les hommes utiles qui
essuyaient le même sort que lui dans un autre hémisphère ; mais ce n'est pas
le moment d'entrer dans ces détails, je me borne ici à analyser les diverses
espèces d'hommes qui habitent Saint-Domingue, parce que là vous trouverez le
fil qui vous conduira sûrement à la cause des troubles. « La
dernière classe est celle des esclaves, classe nombreuse, puisqu'elle se
monte à plus de 400.000 âmes, tandis que les blancs, mulâtres et nègres
libres, forment à peine la sixième partie de cette population. « Je
ne m'arrêterai pas à vous peindre le sort de ces malheureux arrachés à leur
liberté, à leur patrie, pour arroser un sol étranger de leurs sueurs et de
leur sang, sans aucun espoir, et sous les coups de fouet de maîtres barbares.
Malgré le double supplice de l'esclavage et de la liberté des autres,
l'esclavage de Saint-Domingue a été tranquille jusqu'à ces derniers troubles,
même au milieu des violentes commotions qui ont ébranlé nos îles ; il a
parfois entendu le mot enchanteur de liberté ; son cœur s'est ému, car le
cœur d'un noir bat aussi pour la liberté (applaudissements) ; et cependant il s'est tu, il
a continué de porter les fers pendant deux ans et demi et, s'il les a
secoués, c'est à l'instigation d'hommes atroces que vous parviendrez à
connaître. ‘Telles
sont les espèces d'hommes qui habitent Saint-Domingue ; et, d'après le
tableau rapide que j'en ai tracé, on peut deviner les sentiments qui ont dû
animer chaque classe à la nouvelle de la Révolution française. Les colons
honnêtes et bons propriétaires ont eu la certitude d'éloigner à jamais le
despotisme ministériel, de le remplacer par un gouvernement colonial et
populaire ; et ils ont aimé la Révolution. Les hommes de couleur y ont trouvé
l'espoir d'anéantir le préjugé qui les tenait dans l'opprobre, de
'ressusciter leurs droits ; et ils ont aimé la Révolution. Les colons
dissipateurs, qui jusque-là avaient rampé dans l'antichambre des intendants,
gouverneurs ou ministres, ont vu avec délices le moment de leur humiliation ;
et pour leur rendre leur mépris et leur insolence, ils ont prôné la liberté,
comme ces vrais caméléons en politique, que nous avons vus successivement
valets de la Cour, valets du peuple, qui ont pris, quitté, repris, les signes
de la servitude et la cocarde nationale. (Applaudissements.) Les colons ont renversé les
ministres du despotisme, parce que, comme les nobles de France, ils ont
espéré s'y associer seuls. « Les
petits blancs, jusque-là retenus dans leurs terres par l'administration,
souvent punis par elle, ont saisi avec avidité les occasions de déchirer, de
mettre en pièces les idoles devant lesquelles ils étaient forcés de se
prosterner. Ainsi, le premier cri, le cri général dans les îles, a été pour
la liberté ; le second a été pour le despotisme personnel parmi les colons
dissipateurs et les petits blancs, tandis que les colons honnêtes et les
hommes de couleur ne voulaient que l'ordre, la paix et l'égalité ; et de là,
Messieurs, la source des combats qui ont déchiré nos îles. » J'ai
tenu à reproduire ce large tableau, cette puissante analyse sociale, d'abord
parce qu'elle donne en effet la clef des événements, et ensuite parce qu'elle
prouve une fois de plus combien le reproche « d'idéologie » adressé à la
Révolution, si idéaliste à la fois et si réaliste, est superficiel et vain.
Ce n'est pas que chacun de ces grands traits n'appelât quelque retouche,
quelque atténuation. Ainsi, des lettres mêmes que j'ai citées sous la
Constituante il ressort que les petits blancs étaient plus partagés que ne le
dit Brissot. Quelques-uns au moins prenaient parti pour les hommes de
couleur, soit par esprit de justice et générosité, soit par haine de
l'aristocratie blanche. Mais, de même que nous avons vu la plèbe chrétienne
s'unir contre les juifs au patriciat chrétien, dans l'espoir d'un facile
pillage, il est probable que la plèbe des petits colons blancs, sans
consistance sociale et sans esprit de classe, s'associait à l'aristocratie
des grands propriétaires blancs pour humilier d'abord et dépouiller bientôt
les mulâtres propriétaires. Peut-être
aussi, quand Brissot montre l'esprit d'aristocratie et d'oligarchie d'une
partie des colons blancs, exagère-t-il un peu l'influence que leur état de
débiteurs obérés a exercée sur leur conduite. L'orgueil, le désir de
maintenir dans la dépendance les mulâtres et d'écarter à jamais de l'île
toute pensée d'émanciper les esclaves suffisaient à expliquer leur
résistance, leurs velléités de séparatisme. C'est pourtant un trait exact et
profond d'avoir signalé cet endettement d'un grand nombre de colons factieux
et les fureurs rétrogrades que leur suggérait leur gêne éclatante. Sont-ils
allés, comme Brissot l'affirme dans la suite de son discours, jusqu'à rêver
ou même jusqu'à machiner leur séparation d'avec la France ? Ont-ils voulu
ériger les îles en Etat quasi-indépendant ? Ont-ils même songé à remplacer la
souveraineté de la France par une sorte de protectorat américain ou anglais ?
Les colons et les modérés ont protesté avec violence contre ces imputations.
Ce qui est sûr, c'est qu'il y a eu, si je puis dire, une sorte de séparatisme
constitutionnel. Les grands colons blancs ont prétendu que la Déclaration des
Droits de l'Homme n'était pas faite pour les colonies, que les lois des
assemblées françaises ne valaient pas pour eux ; et ils les ont traitées
comme quantités négligeables. Les assemblées coloniales, en tout ce qui
touche le statut des personnes, ont prétendu à la souveraineté. Quelle
solution proposaient dans cette crise extraordinaire Brissot et ses amis ? Il
pouvait y avoir quelque hésitation parmi les Girondins. Brissot, député de
Paris, était libre dans ses mouvements ; ceux qui, comme Gensonné, comme
Vergniaud, représentaient Bordeaux et cette grande bourgeoisie des ports très
attachée à la Révolution mais très attachée aussi à sa fortune coloniale,
étaient plus embarrassés. Il faut leur rendre cette justice qu'ils ne
reculèrent point devant le devoir. Brissot qui résolvait assez volontiers les
problèmes par un acte de mise en accusation, proposa un décret violent : il
dissolvait les assemblées coloniales existantes, citait devant la Haute Cour
leurs principaux membres accusés d'avoir trahi la France, et avec eux le
gouverneur Blanchelande coupable de n'avoir pas dénoncé leurs menées de
séparatisme et de trahison, instituait de nouvelles assemblées coloniales qui
seraient élues par le concours de tous les hommes libres, blancs ou de
couleur, sous les seules conditions générales d'éligibilité et d'électorat
fixées pour les citoyens français. Enfin,
il décidait l'envoi de commissaires pris dans l'Assemblée et ayant le mandat
formel de faire procéder, à Saint-Domingue, à la Martinique, à Saint-Lucas, à
la Guadeloupe, à l'exécution de ces dispositions énergiques. C'était la
conclusion logique de son discours qui se terminait par ces paroles
menaçantes : « toutes ces trahisons ne resteront pas impunies ». Mais
cette conclusion était plus incomplète encore qu'elle n'était violente ; et
ici encore apparaît cet étrange esprit de Brissot qui souvent devinait juste,
débrouillait des problèmes compliqués, se jetait en avant, comme par un
mouvement impulsif, sur des routes aventureuses, mais ne regardait jamais
toute l'étendue du champ d'action et n'allait pas jusqu'au bout des
résolutions nécessaires. Il restait toujours à mi-chemin entre la prudence et
la grande audace qui redevient de la prudence. A son décret, vigoureux en
apparence, il manquait une clause essentielle : le règlement de la condition
des esclaves noirs. Brissot paraissait oublier qu'ils étaient en pleine
révolte. Au moment où ils se dressaient menaçants, formidables, traduire en
accusation leurs ennemis directs, les grands colons blancs des assemblées
coloniales, c'était surexciter leur espoir. Or, que leur offrait le décret de
Brissot ? Rien. Il exterminait l'influence de l'oligarchie des blancs : il
n'organisait pas une démocratie coloniale où les noirs, graduellement
affranchis, auraient accès ; c'était une terrible lacune. VERGNIAUD, GUADET ET LA CONVENTION DE PORT-AU-PRINCE Vergniaud
et Guadet n'entrèrent pas dans le système à la fois effrayant et vain de
Brissot. Ils limitèrent beaucoup plus étroitement le problème. Soucieux de
ménager les susceptibilités et les craintes des grands négociants de
Bordeaux, ils ne s'opposent pas au départ immédiat des troupes destinées à
Saint-Domingue. Mais ils demandent que la force armée ait pour mandat de
protéger toutes les conventions, toutes les combinaisons qui rapprochaient
les colons blancs et les hommes de couleur libres. Deux choses les aidaient à
trouver une solution moyenne. D'abord il y avait eu entre les colons blancs
et les hommes de couleur libres, dans la région de Port-au-Prince, un
concordat, à la date du 11 septembre. Les colons blancs épouvantés par le
soulèvement des noirs, avaient essayé de ramener à eux les hommes de couleur
libres ; ils s'étaient engagés — ne connaissant pas encore, naturellement le
décret du 23 septembre par lequel la Constituante annulait son décret de mai
— à respecter le décret de mars, à assurer aux hommes de couleur libres
l'égalité des droits politiques. « ARTICLE PREMIER. — Les citoyens blancs feront
cause commune avec les citoyens de couleur et contribueront de toutes leurs
forces et de tous leurs moyens à l'exécution littérale de tous les points des
décrets et instructions de l'Assemblée nationale, sanctionnés par le roi ; et
ce, sans restriction et sans se permettre aucune interprétation. « ART. 2. — Les citoyens blancs
promettent et s'obligent de ne jamais s'opposer directement ni indirectement
à l'exécution du décret du 15 mai dernier qui, dit-on, n'est pas encore
parvenu officiellement dans cette colonie ; de protester même contre toutes
protestations et réclamations contraires aux dispositions du susdit décret,
ainsi que contre toute adresse à l'Assemblée nationale, au roi, aux 83
départements et aux différentes Chambres de commerce de France, pour obtenir
la révocation de ce décret bienfaisant. « ART. 3. — Ont demandé lés susdits
citoyens la convocation prochaine et l'ouverture des assemblées primaires et
coloniales pour tous les citoyens actifs, aux termes de l'article 4 des
instructions de l'Assemblée nationale du 28 mars 1790. « ART. 4. — De députer directement à
l'Assemblée coloniale, et de nommer des députés choisis parmi les citoyens de
couleur qui auront comme ceux des citoyens libres, voix consultative et
délibérative... « ART. 7.— Demandent les citoyens de
couleur que, conformément à la loi du 11 février dernier, et pour ne laisser
aucun doute sur la sincérité de la réunion prête à s'opérer, toutes
proscriptions cessent et soient révoquées dès ce moment ; que toutes les personnes
proscrites, décrétées et contre lesquelles il serait intervenu des jugements
pour raison de troubles survenus dans la colonie depuis le commencement de la
Révolution, soient de suite rappelées et mises sous la protection sacrée et
immédiate de tous les citoyens ; que réparation solennelle et authentique
soit faite à leur honneur. » Si cet
esprit-là avait dominé dans la colonie dès le début, s'il y avait été général
et sincère, il est clair que l'accord des colons blancs et des hommes de
couleur libres aurait prévenu les troubles et permis d'aborder prudemment et
dans la paix le problème de l'esclavage. Mais, au moment même où les
commissaires de la garde nationale des colons blancs de Port-au-Prince et les
commissaires de la garde nationale des hommes de couleur de la même ville
délibèrent sur les « moyens les plus capables d'opérer la réunion des
citoyens de toutes les classes et d'arrêter les progrès et les suites d'une
insurrection qui menace également toutes les parties de la colonie », on sent
qu'il n'y a là qu'un accord local précaire et plein de sous-entendus. Ainsi,
tandis que tous les articles sont adoptés purement et simplement, celui qui a
trait à l'amnistie pour les hommes de couleur se termine par cette mention :
Accepté en ce qui nous concerne. Les commissaires n'osaient pas se porter
garants des sentiments de ceux qu'ils représentaient. Et les hommes de
couleur traduisent leur juste défiance à l'article 11. « Observent en
outre, les susdits citoyens de couleur, que la sincérité dont les citoyens
blancs viennent de leur donner une preuve ne leur permet pas de garder le
silence sur les craintes dont ils sont agités ; et, en conséquence, ils
déclarent qu'ils ne perdront jamais de vue la reconnaissance de leurs droits
et de ceux de leurs frères des autres quartiers ; qu'ils verraient avec
beaucoup de peine et de douleur la réunion, prête à s'opérer au
Port-au-Prince et autres lieux de la dépendance, souffrir des difficultés
dans les autres endroits de la colonie ; auquel cas ils déclarent que rien ne
saurait les empêcher de se réunir à ceux des leurs qui, par suite des anciens
abus du régime colonial, éprouveraient des obstacles à la reconnaissance de
leurs droits, et par conséquent à leur félicité. » Ainsi,
les hommes de couleur, si cruellement dupés depuis deux ans, se réservent
noblement la liberté de se joindre à leurs frères si l'accord conclu à
Port-au-Prince entre les deux races ne s'étend pas à toute l’île. On voit
combien était fragile cette convention. Et elle fut d'ailleurs considérée à
peu près comme nulle par la plupart des colons blancs. Le ton et les paroles
de la délégation entendue par l'Assemblée législative montrent assez que ce
contrat de Port-au-Prince n'exprimait pas le véritable état des esprits.
Pourtant,' Vergniaud, Guadet, Ducos, prenaient au sérieux ce concordat, et
toute leur politique tendait à le généraliser, à le consolider. Peut-être se
flattaient-ils, en effet, de l'espoir de mettre ainsi un terme aux troubles.
Peut-être aussi étaient-ils heureux de dire aux négociants bordelais qu'après
tout, en assurant aux hommes de couleur libres, l'égalité des droits
politiques, ils ne faisaient que sanctionner le vœu des colons blancs
eux-mêmes. Enfin, ce concordat leur fournissait un moyen de tourner le décret
rendu par l'Assemblée Constituante le 21 décembre. Celle-ci avait annulé son
décret du 15 mars et elle avait décidé que les assemblées coloniales
trancheraient en dernier ressort toutes les questions relatives au droit
politique. C'était l'abdication complète devant l'hôtel Massiac. Mais il
semblait difficile d'obtenir de la Législative une décision formellement
contraire à celle de la Constituante. Aussi Vergniaud et ses amis se
plaçaient-ils, pour ainsi dire, en dehors de l'action légale. Ils se
saisissaient du contrat conclu à Port-au-Prince comme d'une convention
privée, et ils chargeaient les troupes envoyées à Saint-Domingue d'en assurer
l'application et d'en favoriser l'extension. En même temps la Gironde
s'appliquait à dissocier, autant que possible, l'intérêt des négociants des
ports de France de l'intérêt des colons blancs. A vrai dire, il n'y avait pas
les uns aux autres un lien commercial. Les grands armateurs et commerçants de
Bordeaux n'avaient aucun intérêt à maintenir l'île de Saint-Domingue sous le
joug d'une oligarchie blanche. L'accession des hommes de couleur libres à
l'égalité politique ne pouvait en rien compromettre les échanges ; elle les
eût favorisés au contraire en donnant une base plus large à l'ordre colonial.
Mais beaucoup de négociants des ports étaient des commanditaires, les
créanciers des propriétaires blancs de Saint-Domingue ; et, par crainte de
perdre leurs fonds, ils soutenaient aveuglément les prétentions de leurs
débiteurs. NOUVELLE INTERVENTION DE BRISSOT La
Gironde s'efforça de démontrer aux capitalistes de Bordeaux qu'ils avaient
mieux à faire et que leur véritable intérêt était d'organiser aux colonies
une procédure légale permettant aux créanciers de recouvrer aisément leur
créance. Quelques membres de la Société des Amis de la Constitution de
Bordeaux, soit par conviction, soit pour aider les députés girondins à sortir
d'une situation difficile, écrivirent à l'Assemblée une lettre en ce sens et
Brissot se hâta d'en triompher le 3 décembre : « Quel
que soit le parti que vous preniez, dit-il, le plus pressant est sans doute
d'inspirer la confiance aux commerçants et aux armateurs qui communiquent
directement avec les colonies et qui peuvent leur faire des avances
salutaires. Ainsi, vous ne pourrez inspirer cette confiance qu'en détruisant
un vice radical dans le régime des colonies, vice qui nécessairement entraîne
beaucoup de désordre et de défiance dans les capitalistes, et arrête la
rapidité des défrichements. Toutes les plantations pour être défrichées ont
exigé des avances de la métropole et cependant les plantations ne peuvent
être saisies par le négociant pour le payement de ses avances, lorsqu'il
demande son remboursement à un planteur infidèle ou de mauvaise volonté. Le
créancier est actuellement à sa merci ; la crainte du despotisme de son
débiteur l'engage à de nouvelles avances, pour ne pas perdre celles qu'il a
déjà faites, et celui-ci, sûr de donner la loi, ne met pas de bornes à ses
demandes, toujours accompagnées de la menace de ruiner son créancier. De là,
cette indépendance si absolue des colons de toute loi, de tout principe, de
toute moralité ; de là, leur luxe effréné, leur fantaisie sans bornes, en un
mot leur conduite en tout semblable à celle de ces riches dissipateurs qu'une
éducation mauvaise a livré à tous les vices, de là aussi les rapports
dispendieux entre eux et leurs créanciers, qui renchérissent aux planteurs
les choses dont ils ont besoin, tant pour faire prospérer leurs
établissements que pour leur consommation journalière. « Des
hommes entourés d'esclaves dès leur berceau, des hommes qu'aucun lien ne
retient peuvent-ils apprendre les règles et les devoirs d'une sage économie ?
Et celui qui leur prête peut-il prendre d'autres précautions que par des
conditions qui lui servent de primes d'assurances contre un débiteur toujours
menacé ? Aussi ne faut-il pas s'étonner de ce fardeau toujours accablant de
dettes, qui fait sans cesse désirer aux colons un changement d'état et qui
met leurs créanciers dans une appréhension continuelle. « C'est
moins la perte du commerce et des colonies que les capitalistes redoutent
(car ils portent sur des conventions solidement fondées) qu'une banqueroute
qui, tout à la fois, ferait disparaître des capitaux considérables et
suspendrait pour un long temps leurs rapports habituels. Et voilà, Messieurs,
le secret de la coalition qui a existé si longtemps entre les colons et les
négociants. Les premiers faisaient durement la loi aux autres. Ils disaient
au commerce : prête-nous ton crédit en France pour écraser nos ennemis,
flatter notre orgueil, etc. Telle est la coalition qui a produit en faveur
des colonies, contre la philanthropie, ces adresses mendiées où le créancier
maltraité venait encore défendre et prôner le débiteur qu'il détestait
intérieurement. Telle est la coalition dont la ville de Bordeaux a la gloire
d'avoir, la première, brisé les chaînes en s'élevant contre les prétentions
injustes des colons ; elle a senti enfin qu'un commerce solide, surtout dans
un pays libre, ne pouvait reposer que sur le respect des principes et des
engagements et qu'il ne convenait pas à des hommes libres de mentir à leur
conscience pour vendre quelques barriques de vin ou toucher quelques intérêts
de leurs capitaux ; elle a senti qu'une bonne loi sur le commerce des
colonies servirait mieux le commerce des colonies et la sûreté de sa dette
qu'un trafic de mensonges et d'injures. (Applaudissements.) « Dans
les circonstances actuelles, venir au secours des armateurs de la Métropole,
c'est venir au secours des colons : vous ouvrirez infailliblement à ceux-ci
une nouvelle source de crédit, qui bientôt réparera leurs pertes. La loi que
vous ferez pour donner aux créanciers le droit de saisie réelle sur les
propriétés de leurs débiteurs, en ne lui donnant pas d'effet rétroactif, leur
assurera des secours infiniment plus considérables et plus féconds que tout
l'argent qu'il vous serait possible de tirer du Trésor de la Nation pour leur
en faire un don ou un prêt... Eh ! pourquoi, messieurs, les colons
s'opposeraient-ils à une loi qui réunit tant de caractères de justice ? Elle
existe dans les colonies anglaises. C'est la première qu'eussent promulguée
les Anglais si la trahison qui se disposait à les rendre maîtres de nos
colonies eût pu réussir. » L'effort
de la Gironde était grand pour séparer les négociants des colons, et, à vrai
dire, comment aurait-elle pu continuer aux colonies la politique de Brissot
si elle avait eu contre elle la bourgeoisie des ports, que ses membres les
plus éminents représentaient ? LES DÉLÉGUÉS DE LA MARTINIQUE La
tactique de la Gironde fut servie très heureusement par les délégués de
Saint-Pierre de la Martinique. A Saint-Pierre, comme nous l'avons vu, il y
avait des négociants qui avaient joué à l'égard des grands propriétaires de
l'intérieur de l'île, le rôle de prêteurs, de capitalistes que la bourgeoisie
marchande des ports de France jouait à l'égard des propriétaires de Saint-Domingue.
Or, les négociants vinrent à la barre de la Législative se plaindre
précisément de la mauvaise foi et des calculs rétrogrades de leurs débiteurs
obérés. Les délégués Crassous et Coquille Dugommier parlèrent à l'Assemblée
le 7 décembre : « Je dois à la vérité de dire que les premiers accents
de la liberté ont également ému tous les quartiers de la Martinique ; tous
ont célébré avec quelque enthousiasme la destruction de la Bastille. Mais
cette impression n'a pas eu partout les mêmes effets ; elle a été pure à
Saint-Pierre ; les citoyens ont pensé qu'ils faisaient partie de la Nation,
qu'ils ne pouvaient s'égarer en marchant avec elle ; ils ont tout rapporté au
grand principe de l'égalité et de la liberté ; ils ont eu un comité, une
municipalité, des assemblées populaires, une garde nationale ; ils ont oublié
qu'ils étaient créanciers et dans la campagne ils ont eu pour amis, pour
imitateurs, des paroisses entières, ou au moins de nombreux partisans. » Mais,
dans l'Assemblée coloniale, dont les citoyens de Saint-Pierre avaient
provoqué la formation, ils ne tardent pas à être mis en minorité par les
grands propriétaires. « La Cour des gouverneurs, les propriétaires de
grandes habitations, les commandants de milice ou aspirants à l'être, presque
tous débiteurs obérés, soumirent la Révolution au calcul de leur intérêt et
de leur orgueil, et l'Assemblée coloniale ne fut plus pour eux qu'un moyen de
s'ériger en puissance. » Les
délégués de Saint-Pierre rappellent (nous avons déjà noté le fait) que les propriétaires blancs
parvinrent à animer les mulâtres contre les négociants et capitalistes de
Saint-Pierre. Rien ne pouvait plus gravement indisposer les négociants de
France que cette coalition. Quoi ! les colons blancs de Saint-Domingue se
plaignent que les hommes de couleur libres, longtemps rebutés par eux, font
cause commune avec les noirs soulevés ! Et les colons blancs de la
Martinique, pour se rebeller contre leurs créanciers, contre des négociants,
ameutent les hommes de couleur libres et les esclaves mêmes ! Ces colons
blancs ne sont-ils donc pas partout, à Saint-Domingue, comme à la Martinique,
des débiteurs sans scrupule ? La bourgeoisie de Bordeaux devait ressentir
quelque inquiétude, et les délégués de Saint-Pierre firent impression
assurément quand ils montrèrent, par l'exemple du sieur Dubuc, à quelles
combinaisons de trahison et d'infamie les débiteurs des îles pouvaient
recourir pour échapper à leurs dettes. « Le sieur Dubuc père, ci-devant dans
les bureaux de la marine et intendant général des colonies, doit à l'Etat une
somme capitale de 1.580.627 livres d'argent de France et deux années
d'intérêt montant à 26.000 livres. Cette somme reconnue par un contrat passé
avec M. de Castries, ministre de la marine, le 22 février 1786, est
hypothéquée sur une habitation située au quartier de la Trinité-Martinique :
elle lui fut avancée pour servir à l'établissement d'une raffinerie. « Longtemps
avant la Révolution, le sieur Dubuc avait écrit contre la réunion du commerce
à Saint-Pierre, afin de l'attirer dans le quartier de sa raffinerie. En 1787,
on avait déterminé l'Assemblée coloniale de ce temps à faire porter l'impôt
de la colonie sur le commerce de Saint-Pierre, et il avait inspiré à la
campagne le désir de détruire cette ville. « La
ville fut déclarée ennemie de la colonie, parce qu'elle était amie de la
Métropole ; sa perte fut jurée, parce qu'elle était un obstacle invincible à
l'exécution des .projets : et ces projets, je les trouve dans les lettres du
sieur Bellevue-Blanchetières, député extraordinaire de l'Assemblée coloniale.
Je ne vous citerai point ses diatribes amères contre l'Assemblée constituante
et contre, le nouvel ordre de choses, mais, le 28 mars 1790, il écrivait au
sieur Dubuc fils : « Je
crois possible qu'au moment où vous lirez cette lettre, si elle vous
parvient, vous soyez aux Anglais. Songez que si cela arrivait, il y aurait un
grand coup à faire au sujet de la dette de M. Dubuc envers le roi. Cette
dette appartiendrait au roi d'Angleterre ; il s'agirait de présenter des
arrangements, faits ici, qui ôteraient aux vainqueurs le droit de l'exiger.
» Vraiment,
c'était prendre bien vite son parti de la domination de l'Angleterre et,
quand on est aussi prompt à prévoir que la victoire de l'ennemi permettra
d'éluder une dette envers la France, 'on n'est pas très éloigné de la
désirer. Ainsi
les négociants de Saint-Pierre aidaient la Gironde à éveiller la défiance de
la bourgeoisie des ports de France contre les colons blancs. Mais,
dans toutes ces luttes, la question des esclaves n'était pas nettement posée.
En fait, devant la Législative, c'était deux systèmes différents de
répression contre les noirs soulevés qui étaient aux prises. Les délégués des
colons de Saint-Domingue voulaient que la France envoyât des troupes pour
écraser à la fois les esclaves noirs et les hommes de couleur libres qui
s'étaient joints à eux. La
Gironde, avec Guadet et Vergniaud, voulait que l'on prît pour base de
pacification le concordat du 11 septembre, conclu à Port-au-Prince, que l'on
réconciliât les colons blancs et les hommes de couleur par l'égalité
politique et qu'avec cette force reconstituée, on arrêtât le soulèvement des
esclaves. Mais, pour désarmer ceux-ci, nul ne proposait de leur faire une
concession ou une promesse. LE DISCOURS DE BLANCGILLY Blancgilly,
député du département des Bouches-du-Rhône, s'émut de ce silence et il avait
préparé des observations sur « l'inutilité absolue des moyens qu'on
prend pour apaiser les troubles de Saint-Domingue si l'on n'améliore pas en
même temps le sort des nègres esclaves, si l'on n'interdit pas aux colons les
rigueurs excessives qu'ils se permettent d'exercer sur eux. » Il y
disait : « Peut-on
être surpris de la révolte des nègres ? Quel est celui qui n'a pas entendu
dire, dès son enfance, que les colonies périraient par un massacre général ?
Quel est celui qui n'a pas entendu parler des nombreuses tentatives que les
nègres font depuis plus d'un siècle pour secouer le joug de leur intolérable
captivité ? Quel est enfin celui qui peut ignorer que la vengeance des
esclaves renversera les plus grands empires ? » Et il
constatait que, tout entière à la querelle des colons blancs et des mulâtres,
l'Assemblée paraissait oublier les esclaves noirs : « Quoi
! la plus nombreuse, la plus outragée des trois classes n'a aucune sorte de
droits et de plaintes à faire valoir ? N'était-il pas naturel de mettre en
question les motifs de son désespoir, au lieu de rappeler à l'ordre de la
question celui d'entre nous qui a voulu prononcer un seul mot en faveur des
nègres ?... Le sort affreux des nègres esclaves n'est pas assez connu et ceux
qui en ont quelque idée pensent sans doute qu'il n'est guère possible d'y
porter du soulagement... Il importe de détromper sur la prétendue
impossibilité de diminuer, sans inconvénients, les rigueurs excessives de
l'esclavage. » Et le
député des Bouches-du-Rhône, se laissant aller à ses souvenirs, expose
quelques-unes des atrocités, que sans doute il entendit, dès son enfance,
conter aux navigateurs : « Déchirés
par lambeaux, on en a vu mille fois expirer sous le fouet ou se détruire
eux-mêmes en frappant de la tête sur la pierre où ils étaient enchaînés.
Pouvez-vous croire que des femmes prêtes à accoucher ne sont pas épargnées ?
Pouvez-vous croire qu'après huit ans de travail, l'homme le plus robuste,
devenu perclus de ses forces, est alors impitoyablement renvoyé, réduit à se
nourrir de souris et de bêtes mortes ? Souvent le voyageur a rencontré sur sa
route cette scène effroyable d'un cadavre qui dévore un autre cadavre. Vous
nommerai-je deux frères fameux, riches colons de Port-au-Prince, qui ont fait
périr plusieurs de leurs nègres dans le feu, et un entre autres dont le crime
était d'avoir trop salé un ragoût ? Vous en nommerai-je quelques-uns de la
Martinique qui naguère en ont fait brûler sur des bûchers ? La Guadeloupe en
a produit un qui faisait périr lentement les siens en leur faisant avaler de
la cendre brûlante ; et, quand parfois ils brisent leurs chaînes, vous
attendriez-vous d'apprendre qu'on va à la chasse de ces malheureux fugitifs
comme on va à la chasse des bêtes fauves, qu'on les relance avec des chiens
et qu'après les avoir terrassés on porte leur tête en triomphe à la ville
?... C'est à ce prix que sont cultivées les riches productions destinées à
nos délices. » Blancgilly
proposait un plan d'émancipation graduelle et de garanties qu'il faut citer,
car c'est le premier, si je ne me trompe, qui ait été soumis à une Assemblée
française et, à ce titre, quoiqu'il n'ait pas été discuté, quoiqu'il n'ait
même pas été porté à la tribune, mais communiqué seulement par la voie de
l'impression, quoiqu'il parût alors une tentative à demi-scandaleuse qu'il
fallait tenir dans l'ombre, il est le prélude des lois d'affranchissement et
il a, à ce titre, une véritable importance historique : « ARTICLE PREMIER. — Dans toute l'étendue des
possessions françaises, les colons ne pourront, sous aucun prétexte,
maltraiter de coups leurs, esclaves et la disposition du Code noir qui limite
le nombre des coups de fouet est abolie. « ART. 2. — Le colon qui aura
maltraité de coups son esclave perdra tout pouvoir sur lui. Sera le colon
convaincu de son délit quand six témoins autres que ses esclaves déposeront
le fait en témoignage judiciaire. Le tribunal de la police recevra la plainte
verbale de l'esclave. Il jugera trois jours après l'audition des témoins et
prononcera l'affranchissement s'il y a lieu. « ART. 3. — Le colon qui aura à se
plaindre de quelqu'un de ses esclaves à raison de travail auquel il se
refuserait, ou pour cause de vol, se pourvoira en redressement d'après la
disposition ci-après. Il y aura une maison de force au chef-lieu de tous les
cantons. Cette maison, appelée le dépôt des nègres, recevra ceux contre
lesquels leurs maîtres auront porté des plaintes. Ils y pourront être
échangés de gré à gré, pour tel temps déterminé, entre les maîtres
contractants ; et, si l'échange ne peut s'effectuer, le nègre sera détenu
prisonnier, nourri aux dépens de son maitre... « ART. 6. — Les nègres qui ne
pourront plus travailler à cause d'infirmité ou de vieillesse, continueront à
recevoir leur subsistance comme à l'ordinaire, et les maîtres qui s'y
refuseraient contraints de les nourrir à l'hospice de l'hôpital où les nègres
se présenteront. « ART. 7. — Les esclaves, qui auront
des moyens suffisants pour se racheter, le pourront dès à présent s'ils le
demandent. Le prix du rachat sera fixé au prix moyen des ventes de traite
faites sur les lieux dans le courant d'une année. L'acte d'affranchissement
sera délivré sans frais et sans perception d'aucuns droits. « ART. 8. — Les enfants des nègres
esclaves seront désormais libres en naissant. Les maîtres pourront en exiger
les services proportionnés à leur âge jusqu'à douze ans, moyennant la
nourriture, el, après cette époque, les enfants nègres pourront exiger deux sols
par jour en sus jusqu'à dix-sept ans révolus, s'ils veulent rester auprès de
leurs maîtres... « ART. 10. — Les nègres, qui sont
actuellement esclaves depuis quatre ans avec un maître, seront libres et
affranchis dans l'espace de quatre ans à dater de la publication de la
présente loi. Les nègres nouveaux seront libres et affranchis sous les mêmes
obligations après huit ans à compter de leur premier achat de traite. A cette
époque, ils seront obligés de travailler ou à leur propre compte ou à la
journée. Le prix de la journée sera de 6 francs argent des colonies avec la
nourriture. Dans les villes, le prix de la journée ne sera pas fixé, mais les
municipalités seront tenues de limiter le nombre des nègres de fatigue en
sorte que le commerce ne souffre pas et que les nègres de la campagne ne
refluent pas dans les villes. » Il est
inutile de discuter la valeur de ce plan, puisque l'Assemblée n'en délibéra
même pas. Mais c'est le premier effort législatif précis pour résoudre le
problème de l'esclavage et, si dédaigné et presque suspect qu'il ait été, il
garde pour l'histoire une haute valeur. Il y
avait accord des partis, à la Législative, pour écarter la question des
esclaves noirs. Mais, même le projet de Guadet et de Vergniaud, si modéré
pourtant, qui prenait acte du concordat entre les hommes de couleur libres et
les colons blancs et en recommandait l'extension, se heurtait à la résistance
de la majorité. Les modérés alléguaient que la Constituante, par son décret
de septembre qui avait force constitutionnelle, avait aboli les décrets
antérieurs favorables aux hommes de couleur et remis aux assemblées
coloniales le soin de décider souverainement. Intervenir pour donner une
force quasi-légale à un concordat qui donnait aux hommes de couleur libres
les droits politiques, c'était se substituer aux assemblées coloniales,
c'était briser ou fausser le décret de la Constituante : c'était violer la
Constitution elle-même. Et telle était la puissance des intérêts
propriétaires, tel était aussi, dans la Législative à ses débuts, le respect
presque superstitieux de l'œuvre de la Constituante que Vergniaud et Guadet
durent renoncer à leur motion. LE DÉCRET DU 7 DÉCEMBRE 1791 Il
fallut que Gensonné, député de Bordeaux, l'atténuât au point de lui enlever
toute vertu, en demandant non pas que les accords fussent étendus à toute
l'île, mais seulement qu'on empêchât les atteintes qui y pouvaient être
portées. Voici ce pâle et inefficace décret, adopté le 7 décembre : « L'Assemblée
nationale, considérant que l'union entre les blancs et les hommes de couleur
libres a contribué principalement à arrêter la révolte des nègres de
Saint-Domingue ; que cette union a donné lieu à différents accords entre les
blancs et les hommes de couleur et à divers arrêtés pris à l'égard des hommes
de couleur, les 20 et 25 septembre dernier, par l'Assemblée coloniale séant
au Cap ; « Décrète
que le roi sera invité à donner des ordres afin que les forces nationales
destinées pour Saint-Domingue ne puissent être employées que pour réprimer la
révolte des noirs, sans qu'elles puissent agir directement ou indirectement
pour protéger ou favoriser les atteintes qui pourraient être portées à l'état
des hommes de couleur libres, tel qu'il a été fixé à Saint-Domingue, à
l'époque du 25 septembre dernier. » Mais
l'assemblée coloniale du Cap n'avait nullement reconnu le droit politique des
hommes de couleur libres. Elle leur avait seulement donné le droit de
s'assembler pour faire des pétitions et elle avait « son intention
d'améliorer leur situation ». C'était misérablement équivoque et le décret de
la Législative, pauvre reflet incertain de ces hypocrisies coloniales, ne
pouvait rien pour apaiser l'île. Les
nouvelles parvenues à l'Assemblée en décembre, janvier, février, mars,
accrurent l'émotion publique ; les troubles s'étendaient : les hommes de
couleur libres, exaspérés, peu confiants dans les concordats précaires
conclus en quelques points de l'île, s'unissaient aux noirs soulevés ou même
les soulevaient. Et il semblait même que là où les hommes de couleur libres
restaient calmes, les esclaves noirs ne se soulevaient pas. Il devenait donc
tous les jours plus évident que s'il restait une chance d'apaiser l’île, c'était
de ramener les mulâtres en leur restituant les droits politiques. LE DISCOURS DE GUADET EN FAVEUR DES HOMMES DE COULEUR En vain
les modérés, les représentants des colons blancs s'obstinaient-ils dans la
résistance. La nécessité devenait plus pressante tous les jours : d'ailleurs,
l'influence de la Gironde grandissait, et, dans la deuxième moitié de mars,
juste au moment où le ministère girondin arrivait au pouvoir, le débat
décisif s'engagea. C'est Guadet qui, avec une éloquence incisive et
véhémente, soutint que le décret du 24 septembre rendu par la Constituante ne
faisait pas partie de la Constitution, qu'on pouvait donc le modifier, et que
la politique le conseillait. Comme
pour bien marquer, en cette question si disputée des colonies, la victoire
des Girondins sur les Feuillants, c'est le discours de Barnave en septembre
1791 que Guadet cita plus d'une fois, pour le réfuter : et cette sorte de
combat rétrospectif contre Barnave atteste le grand souvenir laissé par le
jeune et brillant avocat de bourgeoisie modérée. « Je n'examine, s'écria
Guadet, que le principe posé par M. Barnave et, m'emparant de ses propres
expressions, répétant avec lui que le passé est le préliminaire de l'avenir,
je vous dirai : voulez-vous sauver Saint-Domingue ? Révoquez le décret du 24
septembre et maintenez celui du mois de mars. Il n'y a plus à cet égard ni
doute ni incertitude, toutes les parties intéressées ont reconnu que c'est à
cette mesure que tient le salut des colonies ; un concordat passé entre elles
a proscrit d'avance, comme funeste, le décret du 24 septembre. Vouloir le
faire exécuter, ce serait vouloir la subversion entière des colonies, ce
serait appeler sur le royaume les plus grands, les plus terribles désastres.
Hâtez-vous donc, m'écrierai-je à mon tour, de décider dès à présent la
question comme j'ai l'honneur de vous la proposer. Ne craignez pas une
grande, profonde et décisive démarche qui doit infailliblement sauver la patrie
; votre délibération va décider aujourd'hui du sort de la France, car, ne
vous y trompez pas, si, maintenant le décret du 24 septembre, vous laissez
dans les mains des colons blancs l'état politique des hommes de couleur,
Saint-Domingue est perdu, et vous léguez à vos successeurs non pas seulement
une guerre éternelle et des troubles interminables, mais, au lieu de la
colonie la plus florissante du monde, des ruines et des monceaux de cendres.
» Dénonçant
la pusillanimité et la fausse vue de Barnave, il dit avec force : « Les
représentants du peuple crurent les oppresseurs plus forts que les opprimés
et ils abandonnèrent ces derniers de peur de voir la colonie périr avec eux.
Mais heureusement ce calcul si décourageant pour les amis de la liberté s'est
trouvé faux ; les tyrans (c'est-à-dire les colons blancs) ont été les plus faibles, ils
ont été vaincus, que dis-je, vaincus, ils n'ont pas osé résister ; ils n'ont
pas osé se prévaloir de ce décret auquel les factieux de leur parti avaient
eu le courage de prétendre que le salut des colonies était attaché ; ils
l'ont annulé d'avance, et ce n'est que dans cette mesure qu'ils ont trouvé le
salut de leurs propriétés, de leur vie, de la colonie entière... Quel motif
vous arrêterait donc encore ? O vous qui rendîtes ce décret barbare, mais
nécessaire dans votre pensée, que tardez-vous à le révoquer ? Vous m'avez
donné un remède pour me guérir, il est démontré qu'il va me tuer,
souffrirez-vous que je l'avale, et ne m'arracherez-vous pas des mains la
coupe fatale ? (Applaudissements réitérés). « Pardonnez,
Messieurs, si j'insiste autant sur ce point, mais la difficulté est là toute
entière. Car, je le dis à regret, mais les fonctions que je remplis ici m'en
font la loi ; ce qu'il faut examiner avant tout, c'est de savoir lequel des
deux décrets, ou de celui du 8 mars, ou de celui du 24 septembre, doit perdre
les colonies ; non qu'à mes yeux le sort de la France soit éternellement lié
à leur conservation, mais parce qu'il l'est au moins en ce moment ; mais
parce qu'après les maux inséparables d'une révolution, au milieu des efforts
qu'on fait de toutes parts pour la faire rétrograder et des dangers de plus
d'un genre qui nous menacent, la perte subite de nos colonies pourrait être
l'époque de la perte de notre liberté. « Ainsi,
me dira-t-on, vous sacrifiez les principes à l'intérêt ; vous mettez la
politique avant la justice... Ah ! Messieurs, loin de moi cette idée : la
politique vient des hommes et la justice vient de Dieu ; j'espère ne
l'oublier jamais. » (Applaudissements.) Notez
au passage ce trait de déisme qu'on n'a pas relevé, je crois, et que nous
rappellerons lorsque bientôt Guadet accusera violemment Robespierre pour
avoir prononcé aux Jacobins le mot de Providence. Je me
hâte et ne puis donner qu'une bien faible idée du merveilleux discours de
Guadet, si pressant, si varié de ton et où une argumentation coupante et
agressive est secondée par une vive émotion humaine. Je ne relève plus que
deux points, ce qu'il dit de l'opinion des ports, et ce qu'il dit du prétendu
caractère constitutionnel et irrévocable du décret du 24 septembre : « On
m'opposera peut-être le vœu contraire qu'ont exprimé plusieurs villes de
commerce et on me répétera ce que disait M. Barnave, le 24 septembre, que
l'intérêt des commerçants est ici l'intérêt de la France elle-même. Mais,
parmi ces villes de commerce, on voudra bien ne pas comprendre la plus
importante de toutes, celle de Bordeaux, qui n'a cessé de réclamer, en faveur
des hommes de couleur libres, l'exercice des droits de citoyen, et qui, fière
de cette conduite autant que des injures qu'elle lui a méritées de la part de
M. Marthe de Gouy, ne l'a jamais démentie et ne la démentira jamais. Parmi
les villes de commerce dont le vœu est contraire à la révocation du décret du
24 septembre, on voudra bien ne pas comprendre aussi celle de Nantes qui,
éclairée enfin sur les véritables troubles de Saint-Domingue et sur les
moyens de les arrêter, vient, par une pétition signée de 600 citoyens, d'indiquer,
comme un de ces moyens, la révocation du décret du 24 septembre. « Que
reste-t-il donc ? Le Havre. Or, il est bon de savoir que cette place n'a de
relations commerciales dans nos colonies qu'avec les blancs, qu'elle a
d'ailleurs des maisons de commerce établies et qu'ainsi la cause des colons
blancs est en quelque sorte la sienne. « Eh
! sans cela, Messieurs, concevrait-on l'acharnement dont les commerçants de
cette ville ont fait preuve contre les hommes de couleur ? Concevrait-on que
cette ville, où il y a d'ailleurs du patriotisme, eût pu devenir un foyer de
conjuration contre les principes d'humanité et de justice, qui dirigèrent
l'Assemblée nationale constituante, à l'égard des hommes de couleur, jusqu'à
l'époque du 18 mai ? Concevrait-on la joie barbare qu'elle fit éclater à la
nouvelle du supplice d'Ogé ? Concevrait-on les malédictions dont elle chargea
la mémoire de cette infortunée victime de la fureur des coloris blancs ? » Ainsi
les Girondins se flattaient, sans doute avec quelque exagération, d'avoir
amené à eux, dans cette question, presque toute la bourgeoisie des ports. Ils
avaient réussi en tout cas à la diviser'. Sur le
second point, après avoir démontré, non sans quelque subtilité, que
l'Assemblée constituante, quand elle rendit son décret du 24 septembre, avait
épuisé son pouvoir constituant, puisqu'elle avait déjà déclaré elle-même que
ses travaux étaient terminés, Guadet s'écrie : « Je n'insisterai pas,
Messieurs, sur ce que le principe que je combats ici a d'offensant pour la
souveraineté du peuple ; je me contenterai d'observer que s'il est d'un bon
citoyen de faire éclater son respect et son amour pour la Constitution, il
n'est pas d'un homme libre d'afficher l'idolâtrie pour le corps constituant
et de prétendre que, semblable à Dieu, il conserve sa toute-puissance après
avoir fini son œuvre. » (Applaudissements.) Parole
remarquable : car pour la première fois, je crois, la souveraineté du peuple
était mise au-dessus de la Constitution de 1791. « L'idolâtrie »
pour le livre sacré, que les jeunes gens et les vieillards avaient porté
processionnellement à la Législative, est atteinte. Et, en vérité,
l'Assemblée constituante, en la question des colonies, avait été si
imprévoyante et si versatile que la France ne pouvait être liée à jamais par
le dernier de ses décrets contradictoires. LE DÉCRET DU 24 MARS 1792 Malgré
d'habiles répliques de Viénot-Vaublanc et de Mathieu Dumas, l'Assemblée
adopta la motion girondine, à la presque unanimité. Gensonné en donna une
dernière lecture le 24 mars 1792. « L'Assemblée
nationale, considérant que les ennemis de la chose publique ont profité de ce
genre de discorde pour livrer les colonies au danger d'une subversion totale,
en soulevant les ateliers, en désorganisant la force publique et en divisant
les citoyens dont les efforts réunis pouvaient seuls préserver leurs
propriétés des horreurs du pillage et de l'incendie ; « Que
cet odieux complot paraît lié aux projets de conspiration qu'on a formés
contre la Nation française et qui devaient éclater à la fois dans les deux
hémisphères ; « Considérant
qu'elle a lieu d'espérer de l'amour de tous les colons pour leur patrie,
qu'oubliant les causes de leur désunion et les torts respectifs qui en ont
été la suite, ils se livreront sans réserve à la douceur d'une réunion
franche et sincère qui peut seule prévenir les troubles dont ils ont tous été
également victimes et les faire jouir des avantages d'une paix solide et
durable : « Décrète
qu'il y a urgence. L'Assemblée nationale reconnaît et déclare que les hommes
de couleur et nègres libres doivent jouir ainsi que les colons blancs de
l'égalité des droits politiques ; et, après avoir décrété l'urgence, décrète
ce qui suit : « ARTICLE PREMIER. — Immédiatement après la
publication du présent décret, il sera procédé dans chacune des colonies
françaises des îles du Vent et Sous-le-Vent à la réélection des assemblées
coloniales et des municipalités dans les formes prescrites par le décret du 8
mars 1790 et l'instruction de l'Assemblée nationale du 28 du même mois ; « ART. 2. — Les personnes de
couleur, mulâtres et nègres libres, jouiront, ainsi que les colons blancs, de
l'égalité des droits politiques ; ils seront admis à voter dans toutes les
assemblées primaires et électorales et seront éligibles à toutes les places,
lorsqu'ils rempliront d'ailleurs les conditions prescrites par l'article 4 de
l'instruction du 28 mars. « ART. 3. — Il sera nommé, par le
roi, des commissaires civils au nombre de trois pour la colonie de Saint-Domingue
et de quatre pour les îles de la Martinique, de la Guadeloupe, de
Sainte-Lucie et de Tabago. « ART. 4. — Les commissaires sont
autorisés à prononcer la suspension et même la dissolution des assemblées
coloniales actuellement existantes, à prendre toutes les mesures nécessaires
pour accélérer la convocation des assemblées paroissiales et y entretenir l'union,
l'ordre et la paix ; comme aussi à prononcer provisoirement, saune recours à
l'Assemblée nationale, sur toutes les questions qui pourront s'élever sur la
régularité des convocations, la tenue des assemblées, la forme des élections
et l'éligibilité des citoyens. « ART. 5. — Ils sont également
autorisés à prendre toutes les informations qu'ils pourront se procurer sur
les auteurs des troubles de Saint-Domingue et leur continuation, si elle
avait lieu, à s'assurer de la personne des coupables, à les mettre en état
d'arrestation et à les faire traduire en France pour y être mis en
accusation, en vertu d'un décret du Corps législatif, s'il y a lieu. « ART. 6. — Les commissaires civils
seront tenus, à cet effet, d'adresser à l'Assemblée nationale une expédition
en forme des procès-verbaux qu'ils auront dressés et des déclarations qu'ils
auront reçues concernant lesdits prévenus. « ART. 7.— L'Assemblée nationale
autorise les commissaires civils à requérir la force publique toutes les fois
qu'ils le jugeront convenable, soit pour leur propre sûreté, soit pour
l'exécution des ordres qu'ils auront donnés en vertu des précédents articles. « ART. 8. — Le pouvoir exécutif est
chargé de faire passer dans les colonies une force armée suffisante et
composée en grande partie de gardes nationales... « ART. 11. — Les comités de
législation, de commerce et des colonies réunis s'occuperont incessamment de
la rédaction d'un projet de loi pour assurer aux créanciers l'exercice de
l'hypothèque sur les biens de leurs débiteurs dans toutes nos colonies. » Ce
décret capital marque, dans la question coloniale, la fin de la politique des
Feuillants et de l'oligarchie des colons blancs. Les dispositions prises sont
assez rigoureuses pour que, cette fois, le décret soit exécuté. Il est vrai
que les commissaires civils sont nommés par le roi. L'Assemblée n'avait pas
osé les nommer elle-même. Dans la rédaction primitive, Gensonné avait prévu
cependant que les commissaires seraient pris hors de l'Assemblée mais nommés
par elle. C'était l'acheminement aux délégations souveraines que donnera plus
tard la Convention. Mais la Législative se récria ; et la question préalable
fut votée à la presque unanimité, d'un côté par les Feuillants, qui ne
voulaient pas faire une brèche irréparable au pouvoir exécutif, d'autre part
par les Girondins,' qui affectaient d'être rassurés sur les actes du roi par
le choix des nouveaux ministres. Merlin
de Thionville, qui représentait presque seul à l'Assemblée la politique
anticoloniale, qui avait demandé, au grand scandale de tous ses collègues,
que les intérêts coloniaux fussent séparés des intérêts de la métropole et
que Saint-Domingue payât elle-même plus tard les frais de l'expédition
destinée à la secourir, Merlin s'opposa à ce que les commissaires fussent
nommés par l'Assemblée. Il voulait laisser toute la responsabilité au roi ;
et, en même temps, il parlait, lui aussi, de sa confiance aux nouveaux
ministres. Cambon
s'éleva contre la nomination par le roi. Il voulait le concours de
l'Assemblée et du roi pour le choix des commissaires. « Je vois avec peine,
dit-il, que les amis de la liberté concourent eux-mêmes à protéger les agents
du roi parce qu'un nouveau ministère entre en fonctions. » En fait, les choix
qui furent faits donnèrent satisfaction à la Gironde, puisque trois mois
après, le 15 juin, Vergniaud proposa et fit adopter sans débat un décret
additionnel qui accroissait les pouvoirs des commissaires civils, leur
donnait le droit de dissoudre non seulement les assemblées coloniales, mais
encore les assemblées provinciales et les municipalités, leur conférait le
pouvoir de requérir les forces navales pour assurer leur débarquement et les
revêtait d'insignes officiels destinés à rendre leur pouvoir visible. « Les
commissaires civils porteront, dans l'exercice de leurs fonctions, un ruban
tricolore, passé en sautoir, auquel sera suspendue une médaille d'or, portant
d'un côté ces mots : la Nation, la loi et le roi, et de l'autre ceux-ci : Commissaire
civil. » C'est déjà l'écharpe des conventionnels envoyés aux armées. LA RÉPLIQUE DE BARNAVE Guadet,
dans son discours, ne s'était pas borné à réfuter les rapports et les
théories de Barnave à la Constituante. Il l'avait attaqué personnellement
avec une véhémence extrême. Il avait dit que Barnave avait pris « pour les
fureurs de Saint-Domingue les fureurs de l'hôtel Massiac » et que Barnave et
Malouet étaient allés à l'hôtel de Massiac même se concerter avec les
représentants des colons. Théodore
de Lameth (ses deux frères, Alexandre et Charles, ayant été constituants ne
pouvaient siéger à la Législative), se leva pour défendre son ami. Sa voix
fut couverte par les huées. De Grenoble, Barnave envoya, le 2 avril, une
réponse à Guadet. Sur le fond des choses elle était faible : Barnave ne
pourra pas se défendre devant l'histoire d'avoir encouragé, par ses
complaisances aux colons blancs, une résistance égoïste qu'un peu de fermeté
eût brisée aisément. Mais, où il prenait sa revanche, c'est lorsqu'il
signalait, en termes menaçants et un peu vagues, les lacunes, l'insuffisance
du décret appuyé par Guadet, et dont la question immense des esclaves noirs
était absente. « Du
reste, disait Barnave, il ne faut pas se le dissimuler, le parti que l'on
vient d'adopter entraîne d'immenses conséquences ; il échauffe, il hâte, il
précipite une grande crise de la nature. Au point où nous sommes arrivés, la
plus funeste erreur serait d'imaginer qu'on a fondé un ordre durable et de
fermer les yeux sur l'avenir ; soit qu'on veuille ou favoriser ou ralentir
l'effet de cette grande impulsion, il est également nécessaire de la prévoir,
car si l'on ne prenait à temps des mesures puissantes, ou pour prévenir, ou
pour diriger le mouvement qu'elle imprime, les choses livrées à elles-mêmes
arriveraient en peu d'années à des résultats plus terribles encore que ceux
qu'on a vus, et tous les systèmes seraient confondus dans une calamité
commune. » C'est
en ouvrant ces vastes et sombres perspectives que Barnave se vengeait de la
Gironde : et il est vrai qu'après le décret qui donnait satisfaction aux
hommes de couleur libres, devenus, par la combinaison des événements, les
alliés des esclaves noirs, ceux-ci allaient recevoir un nouvel élan vers la
liberté ; or, pour régler cet élan ou pour lui ouvrir une voie, le projet
voté par la Législative ne faisait rien. Ducos
s'était risqué, le 26 mars, à proposer à l'Assemblée un projet en quatre
articles dont l'article 1er disait : « Tout enfant mulâtre sera libre en
naissant quel que soit l'état de sa mère ». L'Assemblée vota avec colère
la question préalable, et Ducos ne put même pas soutenir à la tribune son
opinion. LE TRAFIC COLONIAL EN 1792 Les
troubles de Saint-Domingue jetèrent assurément quelque malaise dans les ports
et dans l'activité générale du pays. Le chiffre des échanges entre la France
et les îles était si élevé, il représentait une part si importante de
l'activité économique de la France, que la seule crainte de voir ce grand
trafic aboli, ou même suspendu, ou simplement réduit, agitait gravement les
esprits et les intérêts. Pourtant,
il faut se garder de croire que, du coup et dès l'année 1792, les
transactions de la France avec les îles du Vent et les îles Sous-le-Vent sont
sérieusement menacées. Les cris d'effroi des colons avaient déterminé d'abord
une sorte de panique, mais on ne tarda pas à s'apercevoir que le mal était
assez limité, que le nombre des établissements incendiés et mis vraiment hors
d'état de produire était faible et qu'en bien des points les mulâtres et les
hommes de couleur libres, rassurés à demi par les concordats conclus par les
colons, avaient pu ou apaiser ou prévenir les soulèvements d'esclaves. Ainsi,
de grands essaims de navires continuaient à s'envoler de nos quais vers les
îles lointaines, y portant les vins et les draps, les produits de France, et
rapportant le sucre et le café. Le
journal de Brissot dit formellement, à la- date du mercredi, 25 janvier : « En
supposant deux cents sucreries brûlées, ce qui est au-dessus de la vérité, ce
ne serait pas un sixième dans le produit ordinaire de Saint-Domingue, et
observez que si les cases ont été brûlées, les cannes à sucre ne l'ont pas
été. » Si l'on
se défie de l'affirmation de Brissot, qui pouvait chercher à atténuer un
désastre dont les modérés et les colons blancs l'accusaient frénétiquement
d'être le principal auteur, il me semble bien du moins que le langage des
orateurs de tous les partis ne peut laisser aucun doute. Dans la grande
discussion de mars, les Girondins et les modérés paraissent d'accord pour
reconnaître que les ravages ont été arrêtés. Guadet dit : « Qui est-ce
qui a arrêté la révolte des esclaves à Saint-Domingue ? La réunion des hommes
de couleur libres et des colons blancs. Qui est-ce qui l'a prévenue à la
Martinique ? La réunion des hommes de couleur libres et des colons. C'est à
celte mesure, à cette mesure unique que toutes les nouvelles officielles de
la Martinique et de Saint-Domingue attribuent la conservation de ces fies. » Ces
paroles ne soulèvent aucune protestation. L'Assemblée savait donc que le
désastre avait été enrayé. L'orateur
modéré, Mathieu Dumas, trace un tableau très sombre de l'état de
Saint-Domingue, mais où il apparaît bien que les relations de commerce de la
France avec les grandes Iles, si elles sont quelque peu troublées et comme
saccadées, ne sont pas précisément amoindries. Il me semble qu'il pressent
des périls futurs plutôt qu'il ne constate des dommages immédiats. « Nous
parviendrons, je l'espère, à apaiser les troubles de la colonie, mais ils ont
eu déjà une influence fatale sur le commerce et sur la navigation nationale.
Les étrangers se pressent d'envahir une partie de celui qui était
exclusivement réservé à nos ports. Les administrateurs et les tribunaux sont
sans force pour s'opposer à ces entreprises ; elles seront de plus en plus
colorées du prétexte de porter du secours à ces contrées désolées. Ces
liaisons ne seront même plus revêtues des déguisements auxquels l'interlope
avait recours ; et, tandis que nous sauverons les débris de cette colonie, nous
la perdrons de fait, en perdant son commerce. Un sentiment généreux et
fraternel anime tous les ports et y multipliera les armements, mais une juste
épouvante frappe nos négociants et nos navigateurs. Ils portent à la colonie
des secours que nous devons exciter et encourager par toutes sortes de moyens
; mais ils sont menacés de n'obtenir que de faibles retours et à des prix
exorbitants... Il est temps de rassurer cette nombreuse partie de la
population qui reçoit sa subsistance des colonies et qui, à son tour, les a
fait longtemps prospérer ; il est temps que Saint-Domingue puisse compter sur
des expéditions régulières et bien préférables à ces liaisons passagères, tantôt
rares, tantôt fréquentes, qui aujourd'hui procureront une grande abondance et
qui dans peu laisseraient la colonie dans la disette. Hâtons-nous de
circonscrire le commerce étranger dans ses anciennes limites ; faisons,
tandis qu'il en est temps encore, cesser des habitudes qui ne pourraient se
prolonger qu'au détriment de la fortune publique et par la ruine d'une
multitude de Français. » En
somme, Mathieu Dumas ne paraît pas croire que la force productive de la
colonie et sa puissance d'achat soient sérieusement atteintes. Il craint
surtout que le besoin urgent où était Saint-Domingue de grains,
d'approvisionnements et de matériaux de construction n'encourage les
étrangers, Anglais ou Américains, à y apporter leurs produits, et qu'ainsi se
créent des habitudes défavorables au commerce français. L'Assemblée essaya de
parer à ce danger par l'article 12 du décret : «
L'Assemblée nationale, désirant venir au secours de la colonie de
Saint-Domingue, met à la disposition du ministre de la marine une somme de
six millions pour y faire parvenir des subsistances, des matériaux de
construction, des animaux et des instruments aratoires. » Plus
tard, le ministre de la marine fut autorisé à prélever ces six millions sur
les versements que faisaient les Etats-Unis, qui étaient encore, à ce moment,
débiteurs de la Fiance : et il est curieux de suivre, dans la correspondance
du représentant américain, Gouverneur Morris, les négociations sur cet objet.
Les ministres français pressaient les Etats-Unis de hâter le paiement. Morris
proposait des combinaisons qui auraient assuré aux Etats-Unis « l'avantage de
voir employer de fortes sommes à l'achat d'objets qui soient les produits de
notre pays et l'industrie de ses habitants laborieux ». (21 décembre
1792.) Je
crois donc pouvoir conclure que les troubles de Saint-Domingue, s'ils
semèrent l'inquiétude et blessèrent gravement quelques intérêts, ne suffirent
pas à arrêter, dans l'année 1792, l'activité économique de la France. Et l'on
est moins surpris de constater que, dans cette année même, l'essor des
manufactures coïncide avec les désordres des colonies. Il n'y eut pas arrêt
des transactions. Mais un moment, dans le mois de janvier 1792, les affaires coloniales eurent leur répercussion sur le prix du sucre. Il monta rapidement d'une manière extraordinaire, de 30 sous à 3 livres. Il doubla en quelques jours : le peuple de Paris, exaspéré, se souleva, pilla magasins et boutiques. |