HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE IV. — LA QUESTION COLONIALE

 

 

 

Ce n'est pas, je l'ai déjà dit et démontré, une France appauvrie et comme anémiée par le ralentissement de l'activité économique, qui va livrer bataille à. l'Europe. Au contraire, grande fut dans l'année 1792 l'activité des échanges et de la production. Pourtant, la France est menacée dans son commerce, dès la fin de 1791, par les troubles des colonies ; à Saint-Domingue, comme nous l'avons vu, un terrible soulèvement des noirs, secondés par une partie des mulâtres, avait répondu à la politique incertaine de la Constituante, menée par la faction égoïste et avide des colons blancs dont Barnave, lés Lameth et le club de l'hôtel Massiac furent les représentants.

C'est le 27 octobre 1791 que la Législative fut saisie de la question par des lettres que lui communiqua François de Neufchâteau. Elles annonçaient une révolte des noirs. Et aussitôt, le parti modéré, le parti conservateur, chercha à accabler les démocrates. Ce sont eux, disait-on, qui, par leurs prédications insensées, par les idées d'égalité, par les promesses d'affranchissement qu'ils ont fait parvenir aux colonies, ont soulevé les noirs et préparé la ruine de Saint-Domingue, la ruine de la France.

La réponse était aisée, car les noirs esclaves ne se seraient pas soulevés, si les mulâtres libres et propriétaires étaient restés unis aux colons blancs, et ils seraient restés unis à ceux-ci si on leur avait accordé l'égalité des droits politiques, si, sous la Constituante, les modérés et les colons n'avaient point réussi à paralyser le décret de mai qui accordait le droit de vote aux hommes de couleur libres ; si plus tard même, en septembre, ils n'avaient pas obtenu l'annulation du décret de mai.

Brissot, étourdiment, commença par nier l'authenticité des lettres qui annonçaient le soulèvement des noirs ; mais ces nouvelles ne tardèrent pas à être confirmées, et la bataille s'engagea, une des plus grandes batailles économiques et sociales de ce temps, entre l'orgueil de race et l'idée d'égalité, entre les Droits de l'Homme et la propriété entendue comme la consécration même de l'esclavage.

 

LES PLAINTES DES NÉGOCIANTS

Les modérés demandèrent d'abord et d'urgence que des troupes de secours fussent expédiées à Saint-Domingue. Les grandes villes marchandes, celles surtout qui avaient avec Saint-Domingue les relations d'affaires les plus étendues, envoyèrent à l'Assemblée les lettres et les députations les plus pressantes. Un grand nombre de négociants de la ville de La Rochelle écrivirent à la Législative le 6 novembre :

... « Vous aurez partagé, Messieurs, les sentiments que nous inspirent les détails affreux qui viennent de nous parvenir, mais ce que vous ne vous persuaderez jamais, c'est la consternation, c'est le désespoir qui règnent dans nos ports.

« Il n'est aucun d'entre nous, dans les malheurs qui affligent Saint-Domingue, qui n'ait à craindre pour un frère, un parent, un ami ; personne enfin qui n'envisage dans la ruine des colonies, la perte de sa fortune et l'anéantissement de tous ses moyens de subsistance et de travail. Vous êtes chargés, Messieurs, du dépôt de la félicité publique. Ce dépôt embrasse, dans sa vaste étendue, la colonie de Saint-Domingue... Des vaisseaux, des munitions, des vivres, du numéraire, des troupes, des commandants patriotes et sages, voilà, Messieurs, ce que nous recommandons à votre sagesse. »

Ainsi, les trois cents négociants qui avaient signé cette pétition prenaient brutalement parti pour les colons blancs si criminellement et si témérairement égoïstes. Ils demandaient seulement des armes pour écraser les noirs soulevés et les mulâtres qui combattaient avec eux ; ils, ne désiraient aucune mesure d'équité qui, en apaisant au moins les mulâtres, isolât et désarmât les noirs. Et pourtant, même au point de vue mercantile, il était absurde d'espérer la pacification de l'île par le seul emploi de la force au service du privilège.

Même égoïsme et même aveuglement chez les négociants de Bordeaux. Le Directoire du département de la Gironde écrit le 5 novembre. De même le Directoire du district de Bordeaux ; ils annoncent l'envoi de députés chargés « d'offrir à la Nation des vaisseaux pour le transport des troupes et des vivres ». La délégation bordelaise parla ainsi le 10 novembre : « Les citoyens de Bordeaux nous ont députés vers vous pour vous conjurer de prendre dans la plus sérieuse considération les désastres arrivés à Saint-Domingue. Vous entretenir des malheurs qui désolent cette précieuse colonie, c'est vous exposer les nôtres, c'est vous peindre l'état de douleur et de deuil de toutes les places maritimes ; le même coup peut avoir atteint une autre possession d'Amérique ; il peut frapper de mort la principale branche de l'industrie nationale et tarir la source la plus féconde du crédit public. »

« Après une longue et pénible stagnation les opérations du commerce reprenaient enfin leur activité ; quarante-neuf vaisseaux étaient en armement à Bordeaux, le plus grand nombre destiné pour la colonie de Saint-Domingue, et la plupart pour l'infortunée partie du Nord. A la première nouvelle des ravages qui l'affligent, le découragement a succédé aux espérances, la consternation s'est répandue dans nos murs.

« Hé ! Quels Français entendraient froidement le récit des malheurs de leurs frères ! Les liens du sang, ceux de l'amitié, plus forts que ceux de l'intérêt, nous commandent de voler à leur secours et nous rendront faciles et chers tous les sacrifices.

« Mais, en nous occupant de soulager les maux des colons, n'est-il pas permis de jeter quelques regards autour de nous ? Les citoyens de Bordeaux, leurs administrateurs, seraient en proie à de nouvelles craintes si les travaux du port, déjà ralentis, demeuraient longtemps suspendus. Ces travaux si actifs, si variés, assuraient la subsistance d'une foule immense d'ouvriers de tout genre, et l'on ne peut se dissimuler que la tranquillité publique serait compromise, si cette classe intéressante de nos concitoyens était privée de cette unique ressource, dans la plus rigoureuse saison d'une année que l'état de nos récoltes pouvait faire regarder comme calamiteuse.

« Messieurs, le calme qui a si heureusement régné dans notre département et dans ceux qui nous environnent est dû peut-être aux exemples de bon ordre et de respect pour les lois qui ont distingué la ville de Bordeaux dans les moments les plus difficiles. Elle aspire aujourd'hui à donner une nouvelle preuve de son dévouement et c'est au moment même où un revers accablant menace sa prospérité qu'elle vient vous offrir ce qu'elle peut encore pour concourir à apaiser les troubles des colonies, et porter un secours indispensable à ceux de nos frères qui auront survécu à ces désastres et dont les propriétés laissent encore quelques espérances... » (Vifs applaudissements.)

Ainsi, pas un mot, je ne dis pas pour les esclaves, mais pour les hommes de couleur libres, qui avaient été si odieusement dépouillés par l'égoïsme et l'hypocrisie des colons blancs du droit même que la Constituante leur avait reconnu.

 

L'INTERVENTION DE MERLIN DE THIONVILLE

Malgré l'impatience des modérés, malgré la pression des ports, l'Assemblée hésitait à envoyer des troupes à Saint-Domingue ; car elle se doutait bien que ce serait un renfort à l'esprit d'oligarchie et de privilège et elle voulait attendre, en tout cas, d'être mieux renseignée. Merlin de Thionville, adversaire implacable de toute politique coloniale, avait adjuré l'Assemblée, le 6 novembre, de concentrer sur la frontière menacée par les despotes toutes les forces de la France ; et ses paroles avaient soulevé bien des murmures :

« Hé ! Messieurs, soyons conséquents dans nos principes : quel est l'esprit de la Constitution ? Sur quoi est-elle fondée ? C'est sur la liberté qui vous a fait briser vos fers... (Murmures.) Ah ! mon âme indignée s'est refusée à votre arrêté d'hier, qui vote des remerciements à la nation anglaise pour le soin qu'elle a pris de s'unir à des hommes pour river les fers d'autres hommes (Allons donc ! Allons donc !) ; aujourd'hui que vous voulez vous hâter de resserrer cette chaîne et vous oubliez que c'est par de saintes insurrections que vous avez rompu les vôtres ; soyez donc conséquents avec vous-mêmes, ou attendez-vous, avec vos principes d'aujourd'hui, à applaudir bientôt Léopold et les autres tyrans du monde quand ils auront anéanti votre liberté, et quand ils auront perdu la Patrie... Qu'on nous laisse nos forces dont sans doute nous aurons besoin plus tôt qu'on ne croit. » (Applaudissements dans les tribunes.)

Là était bien le nœud où était prise l'Assemblée : défendre en Europe la liberté au nom des Droits de l'Homme et maintenir aux îles la distinction des races et l'esclavage même ; la contradiction était cruelle, et Merlin y appuyait sans ménagement.

L'Assemblée troublée et irritée le huait ; mais elle n'osait pas prendre parti, et ajournait. Cependant Brissot, qui s'était ressaisi et qui avait reçu des documents, pressait l'Assemblée d'instituer un grand débat d'ensemble sur la situation des colonies. Le comité colonial où dominaient les amis des colons ne semblait pas se hâter d'apporter son rapport ; peut-être le dépouillement d'un très volumineux dossier était-il long. Peut-être aussi les modérés redoutaient-ils une discussion, où, de nouveau, des paroles de justice et de liberté retentiraient, que le vent de la Révolution, qui ne défaillait point aux grands espaces, porterait jusqu'aux Antilles. Pourtant Brissot avait annoncé que le 1" décembre, même si le Comité colonial n'était pas prêt, il ouvrirait, lui, le débat. Il fut ouvert en effet.

 

LE MANIFESTE DES COLONS BLANCS

Déjà le 30 novembre, les députés de l'Assemblée générale de la partie française de Saint-Domingue avaient été admis à la barre, et l'un d'eux, Millet, avait exposé la thèse des colons blancs. C'est un violent manifeste contre les démocrates, contre la Société des amis des noirs, contre Brissot, contre l'abbé Grégoire ; c'est la théorie de l'esclavage formulée par les propriétaires blancs des îles ; et comme je ne citerai pas d'autre document dans le même sens, je ferai à celui-ci des emprunts assez étendus. L'orateur s'applique d'abord à émouvoir la sensibilité de l'Assemblée par le tableau des attentats terribles des nègres :

... « Dans le même moment, l'atelier Flaville, celui-là même qui avait juré fidélité au procureur, s'arme, se révolte, entre dans les appartements des blancs, en massacre cinq attachés à l'habitation. La femme du procureur demande à genoux la vie de son mari ; les nègres sont inexorables ; ils assassinent l'époux en disant à l'épouse infortunée qu'elle et ses filles sont destinées à leurs plaisirs.

« M. Robert, charpentier, employé sur la même habitation, est saisi par ses nègres, qui le garottent entre deux planches et le scient avec lenteur. Un jeune homme de seize ans blessé dans deux endroits, échappe à la fureur de ces cannibales et c'est de lui que nous tenons ces faits.

« Là les torches succèdent aux poignards ; on met le feu aux cannes de l'habitation ; les bâtiments suivent de près... Un colon est égorgé par celui de ses nègres qu'il avait comblé de bienfaits ; son épouse, jetée sur son cadavre, est forcée d'assouvir la brutalité de ce scélérat...

« M. Potier, habitant du port Margot, avait appris à lire et à écrire à son nègre commandeur ; il lui avait donné la liberté dont il jouissait ; il lui avait légué 10.000 livres qu'on allait lui payer ; il avait donné pareillement à la mère de ce nègre une portion de terre sur laquelle elle recueillait du café ; le monstre soulève l'atelier de son bienfaiteur et celui de sa mère, embrase et consume leurs possessions, et pour cette action il est promu au généralat. »

J'arrête ici le récit de ces violences, de ces sauvageries, et n'essaierai point d'épiloguer. A vrai dire, le nègre dont il est parlé en dernier lieu, qui quoique personnellement libéré prend parti pour ses frères esclaves et va jusqu'à brûler l'atelier dont le maître avait fait don à sa mère, paraît une âme assez forte et grande. Mais il est certain que les esclaves noirs soulevés, portant dans leur sang africain des bestialités ardentes, portant dans leur cœur ulcéré les ferments aigris des vieilles douleurs et des vieilles haines furent plus d'une fois atroces et raffinèrent la cruauté jusqu'à l'invraisemblance. Mais la question qui se posait était celle-ci : Comment, tranquilles naguère, avaient-ils été ainsi excités à la révolte ? Et la faute n'en était-elle point à ceux qui ne comprirent pas que la Révolution de la France devait se traduire aux colonies par de loyales réformes ? Tout cet étalage de lubricité et de sang ne signifie donc rien et la conclusion de l'orateur sur ce point est tout à fait arbitraire et vaine.

« Pour vous le dire en un mot, si les projets sanguinaires de ces hommes grossiers et féroces se réalisaient à l'égard des blancs, s'ils parvenaient à faire disparaître la race blanche de la colonie, on verrait bientôt Saint-Domingue offrir le tableau de toutes les atrocités de l'Afrique. Asservis à des maîtres absolus, déchirés par les guerres les plus cruelles, ils réduiraient en servitude les prisonniers qu'ils se seraient faits, et l'esclavage modéré sous lequel ils vivent parmi nous se changerait en un esclavage aggravé par tous les raffinements de la barbarie. »

Mais, en vérité, il ne s'agissait point de cela. Il ne s'agissait point d'exterminer les blancs et d'abandonner l'île aux seuls esclaves noirs se reconstituant en tribus africaines et s'asservissant ou se dévorant les uns les autres. Il ne s'agissait point de choisir entre l'esclavage « modéré », que les blancs concédaient aux noirs, et l'esclavage féroce, meurtrier, que les noirs anthropophages se seraient infligé les uns les autres. Les plus hardis, comme Marat, avaient demandé simplement que les hommes de couleur libres, les mulâtres propriétaires, fussent admis à l'égalité des droits politiques, que par leur accord, ainsi réalisé dans l'égalité, l'ordre fût maintenu et qu'un affranchissement graduel et prudent des esclaves débarrassât peu à peu la France de cette monstruosité, sans ébranler les bases de la vie économique coloniale. Voilà ce qu'avaient demandé jusqu'à ce moment les plus audacieux, et il était assez puéril d'opposer à ces vœux le fantastique tableau d'une Ille en sauvagerie où des démons noirs ayant promené partout leurs torches infernales auraient exterminé jusqu'au dernier des blancs. Il y a une grossière enluminure, à la fois puérile et violente, dans cet exposé créole. Mais voici une étrange idylle où l'âme esclavagiste s'épanouit tout entière avec une tranquille beauté.

« Nous vivions en paix, Messieurs, au milieu de nos esclaves. Un gouvernement paternel avait adouci depuis des années l'état des nègres, et nous osons dire que des millions d'Européens que tous les besoins assiègent, que toutes les misères poursuivent, recueillent moins de douceurs que ceux qu'on vous peignait et qu'on peignait au monde entier comme chargés de chaînes, expirants dans un long supplice. La situation des noirs en Afrique, sans propriétés, sans existence politique, sans existence civile, incessamment les jouets des fureurs imbéciles des tyrans qui partagent cette vaste et barbare contrée, est changée dans nos colonies en une condition supportable et douce. Ils n'avaient rien perdu, car la liberté dont ils ne jouissaient pas n'est pas encore une plante qui ait porté des fruits dans leur terre natale ; et, quoi qu'en puisse dire l'esprit de parti, quelques fictions qu'on puisse inventer, on ne persuadera jamais aux hommes instruits que les nègres d'Afrique jouissent d'une condition libre.

« Le dernier des voyageurs qui ont visité une partie, presque' inconnue jusqu'à présent de cet immense pays, n'a écrit dans son long et intéressant voyage qu'une histoire de sang et de fureur. Les hommes qui habitent l'Abyssinie, la Nubie, les Gallas et les Fonges, depuis les bords de l'Océan Indien jusqu'aux frontières de l'Egypte, semblent disputer de barbarie et de férocité aux hyènes et aux tigres que la nature y a fait naître. L'esclavage y est un titre d'honneur et la vie, dans ce terrible climat, est un bien qu'aucune loi ne protège et qu'un despote sanguinaire tient dans ses mains.

« Qu'un homme sensible et instruit compare le déplorable état des hommes en Afrique avec la condition douce et modérée dont ils jouissent dans nos colonies ; qu'il écarte les déclamations, les tableaux qu'une fausse philosophie se plaît à tracer bien plus pour s'acquérir un nom que pour venger l'humanité ; qu'il se rappelle le régime qui gouvernait nos nègres, avant qu'on les eût égarés, rendus nos ennemis ; à l'abri de tous les besoins de la vie, entourés d'une aisance inconnue dans la plupart des campagnes d'Europe, certains de la jouissance de leur propriété — car ils en avaient une et elle était sacrée —, soignés dans leurs maladies avec une dépense et une attention qu'on chercherait vainement dans les hôpitaux si vantés de l'Angleterre ; protégés, respectés dans les infirmités de l'âge ; en paix avec leurs enfants, leur famille, leurs affections ; assujettis à un travail calculé sur les forces de chaque individu, parce qu'on classait les individus et les travaux, et que l'intérêt, au défaut de l'humanité, aurait prescrit de s'occuper de la conservation des hommes ; affranchis quand ils avaient rendu quelques services importants : tel était le tableau vrai et non embelli du gouvernement de nos nègres, et ce gouvernement domestique se perfectionnait depuis dix ans surtout, avec une recherche dont vous ne trouverez aucun modèle en Europe.

« L'attachement le plus sincère liait le maître et les esclaves ; nous dormions en sûreté au milieu de ces hommes qui étaient devenus nos enfants, et plusieurs d'entre nous n'avaient ni serrures, ni verrous à leurs maisons.

« Ce n'est pas, Messieurs, et nous ne voulons pas le dissimuler, qu'il n'existât encore parmi les planteurs un petit nombre de maîtres durs et féroces, mais quel était le sort de ces hommes méchants ? Flétris par l'opinion, en horreur aux honnêtes gens, séquestrés de toute société, sans crédit dans leurs affaires, ils vivaient dans l'opprobre et le déshonneur et mouraient dans la misère et le désespoir. Leur nom ne se prononce qu'avec indignation dans la colonie, et leur réputation sert à éclairer ceux qui, inhabiles encore à l'administration des ateliers, pourraient être entraînés, par l'impétuosité de leur caractère, à des excès que l'expérience avaient montrés contraires à une bonne régie, que l'instruction et l'adoucissement des mœurs avaient contribué à faire proscrire.

« Nous adjurons ici, non ceux qui écrivent des romans pour se faire une réputation d'hommes sensibles, pour acquérir une popularité fugitive que l'indignation générale doit bientôt leur enlever, mais ceux qui ont visité les colonies, ceux qui les connaissent, qu'ils disent si le récit que nous avons fait n'est pas fidèle, si nous l'avons chargé pour vous intéresser à notre cause. »

Voilà le plaidoyer le plus audacieux qui ait été risqué en faveur de l'esclavage : prononcé par les propriétaires d'esclaves devant une Assemblée révolutionnaire, il apparaît comme un violent défi à la logique des événements et des idées. Il oblige la bourgeoisie troublée, bouleversée, à se recueillir, à s'interroger jusqu'au fond d'elle-même et à se demander si elle est avec la propriété, même esclavagiste, ou avec les Droits de l'Homme.

Nous nous rendons au conseil de l'orateur et nous écartons toute déclamation. Nous ne rappelons pas que, si terrible que pût être la condition des nègres en Afrique, dans leur pays natal, c'est de force, c'est contre leur gré qu'on les en arrachait. Nous ne dirons pas qu'il y aurait pour les négriers quelque hypocrisie à prétendre que c'est pour le bien des nègres, pour leur demi-libération qu'ils les volaient et les emportaient à fond de cale.

Il nous plaît de penser, et cela était souvent vrai, que les maîtres de Saint-Domingue et des Iles traitaient leurs esclaves avec douceur. Mais l'orateur est obligé de convenir lui-même qu'il y avait de mauvais maîtres, en sorte que l'esclave, même bien traité, n'avait pas de garantie, qu'il était à la merci d'un changement d'humeur, d'un accès de colère, d'un caprice de sensualité. Enfin, l'esclavage porte en lui cette contradiction mortelle : ou bien l'esclave est maltraité, battu, frappé et il se révolte ou s'affaisse, ou bien l'esclave est traité avec douceur, il entre peu à peu dans la famille, et cette douceur même, éveillant en lui des délicatesses et le rapprochant du maitre, l'achemine à comprendre et à vouloir la liberté.

La révolte des noirs ne témoignait pas précisément contre les colons ; elle pouvait révéler au contraire une longue accoutumance de fierté créée, dans le monde servile, par la modération et la bonté des maîtres. Mais la conséquence inévitable était là, le désir de la liberté devait s'éveiller un jour et, par ce désir muet au fond des cœurs et comme blotti sous les anciennes apparences de 'domesticité familiale et résignée, tous les rapports des maîtres et des esclaves étaient secrètement renversés. Ce qui manque vraiment, à cette heure, aux colons blancs, c'est une force de pensée suffisante. Ils raisonnent comme si on leur imputait à crime l'effroyable trafic de chair humaine qui, si longtemps, ravagea les côtes de l'Afrique. Ils raisonnent comme si on les accusait tous de brutalité, de férocité ; ils oublient que la marche même des événements, l'évolution des idées et des mœurs devaient mettre l'esclavage en péril et que la modération des bons maîtres en préparait la chute comme la violence des mauvais. Surtout ils oublient que même les colonies ne peuvent considérer la Révolution 'comme une quantité négligeable, et que du point de vue de la Déclaration des Droits de l'Homme l'aspect des problèmes est nécessairement tout nouveau.

Et qu'ont-ils fait pour s'adapter aux nécessités nouvelles ? Qu'ont-ils fait pour concilier avec les habitudes et les besoins de la production coloniale les institutions de liberté et les principes du droit humain ? Ils n'ont rien fait, rien, et ils n'ont même rien tenté. Ils n'ont su que ruser, équivoquer, mentir, fausser le sens des décrets de la Constituante, résister par la force d'inertie à ses lois les plus mesurées et les plus sages ; s'étendre, si je puis dire, dans leur orgueilleuse paresse d'esprit, s'immobiliser dans leurs préjugés de race. En ce moment même, devant l'Assemblée législative, à l'heure où Saint-Domingue est en feu et où il faut sous peine de périr chercher la vérité, ils rusent encore et ils trichent. C'est tricherie en effet que de poser ainsi au premier plan la question de l'esclavage que tous les partis dans la Constituante et au dehors avaient sinon écartée, au moins ajournée.

C'est tricherie aussi de concentrer toutes les responsabilités sur une société, sur la société des Amis des Noirs, comme si cette société, où fut Mirabeau, où était l'abbé Grégoire, n'était pas elle-même l'expression de l'esprit généreux du xviii' siècle, un des innombrables organes que sa pensée s'était créés.

C'est tricherie enfin et déloyauté de la part des colons blancs que de dissimuler les responsabilités qu'ils ont assumées eux-mêmes par leur conduite hautaine et fourbe contre les hommes de couleur libres. Ecoutez les accusations haineuses de ces bons esclavagistes qui s'en prennent au monde entier de l'incendie que leur imprévoyance égoïste a allumé :

« Cependant, Messieurs, une société se forme dans le sein de la France et prépare de loin le déchirement et les convulsions auxquels nous sommes en proie. Obscure et modeste dans le commencement, elle ne montre que le désir de l'adoucissement du sort des esclaves, mais cet adoucissement si perfectionné dans les îles françaises, elle en ignorait tous les moyens, tandis que nous nous en occupions sans cesse, et loin de pouvoir y recourir, elle nous forçait d'y renoncer en semant l'esprit d'insubordination parmi nos esclaves et l'inquiétude parmi nous. Pour adoucir de plus en plus le sort des esclaves, pour multiplier les affranchissements, il aurait fallu conserver précieusement la sécurité des maîtres, mais ce moyen sage n'eût produit aucun effet sur la renommée, la gloire ordonnait d'abandonner les colonies pour les livrer aux déclamateurs, pour nous environner d'alarmes et de terreurs, pour préparer des malheurs que nous avons prédits dès les premiers travaux des Amis des Noirs et qui viennent enfin de se réaliser. »

C'est toujours le même sophisme des conservateurs. Ils proclament qu'ils réaliseraient des réformes s'ils étaient seuls à les réclamer. Mais ils demandent en même temps le maintien de la traite des noirs qui assure dans des conditions odieuses le recrutement indéfini des esclaves.

« Bientôt, disent-ils, cette société demandera que la traite des noirs soit supprimée ; c'est-à-dire que les profits qui peuvent en résulter pour le commerce français soient livrés aux étrangers ; car jamais sa romanesque philosophie ne persuadera à toutes les puissances de l'Europe que c'est pour elles un devoir d'abandonner la culture des colonies et de laisser les 'habitants de l'Afrique en proie à la barbarie de leurs tyrans plutôt que de les employer ailleurs et sous des maîtres plus heureux à exploiter une terre qui demeurerait inculte sans eux et dont les riches productions sont, pour la nation qui les possède, une source féconde d'industrie et de prospérité. »

Mais les délégués de Saint-Domingue ignoraient-ils donc qu'au Parlement anglais la question de la suppression de la traite était posée depuis des années, que Wilberforce, par son admirable persévérance, ralliait peu à peu à son projet des minorités croissantes et qu'il avait déterminé un tel mouvement des esprits que bientôt, le 2 avril 1792, Pitt lui-même interviendra à la Chambre des Communes en un discours célèbre pour demander l'abolition de la traite ? Il cst vrai que la motion de Wilberforce : « C'est l'opinion du Comité (c'est-à-dire de la Chambre des Communes délibérant en Comité) que le commerce fait par des sujets anglais dans le but d'obtenir des esclaves sur la côte d'Afrique doit être aboli » ne fut adopté qu'avec l'adjonction du mot « graduellement » proposé par Dundas. Mais il paraissait bien dès lors que ce commerce abominable était frappé à mort. On pouvait le pressentir dès la fin de 1791, au moment où parlaient à la Législative nos esclavagistes, et il leur fallait vraiment quelque impudence pour prétendre que la Société des Amis des Noirs livrerait aux étrangers les bénéfices de la traite.

Ils se plaignent que la Déclaration des Droits, « ouvrage immortel et salutaire à des hommes éclairés, mais inapplicable et par cela même dangereux dans notre régime », soit envoyée à profusion dans les colonies ; qu'elle y soit lue et commentée dans les ateliers et qu'on annonce ouvertement que la liberté des nègres est prononcée par elle. Mais, en vérité, il ne dépendait ni des Amis des Noirs, ni des colons blancs de supprimer l'immense et inévitable retentissement de la Révolution. Et si les colons redoutaient une commotion trop brusque, ils devaient précisément associer à leur cause les hommes de couleur libres, les appeler à l'égalité politique, et créer ainsi, dans le sens de la Révolution, une force modératrice qui permettrait de ne procéder que prudemment et graduellement à la libération des esclaves eux-mêmes.

Or, les orgueilleux, les insensés, semblèrent s'ingénier à blesser les mulâtres : pitoyables sont les explications des colons sur cette question des hommes de couleur libres, la seule qui eût été pratiquement posée sous la Constituante :

« Lorsqu'on a su, disent-ils, qu'on s'était vainement flatté de faire prononcer par l'Assemblée nationale l'affranchissement des esclaves, on a cherché à porter le désordre parmi nous, en l'engageant à traiter elle-même la question des hommes de couleur.

« Nous avions demandé à faire nous-mêmes nos lois sur ce point, qui exigeait de grands ménagements et une grande prudence dans l'application ; nous avions annoncé que ces lois seraient humaines et justes. Mais un tel bienfait, accordé par les colons blancs, qui aurait à jamais resserré les liens d'affection et de bienveillance qui existaient entre ces deux classes d'hommes, est présenté par les Amis des Noirs comme une prétention de la vanité et un moyen d'éluder de justes réclamations. »

Oui, vanité puérile, hypocrisie et mensonge ! Si les colons blancs avaient réellement l'intention d'accorder aux hommes de couleur libres l'égalité des droits politiques, pourquoi avoir lutté si violemment et si sournoisement tout ensemble pour empêcher la Constituante de voter cette égalité et pour annuler ensuite le décret rendu ?

Il n'était vraiment pas blessant pour les colons que les hommes de couleur reçoivent la charte de leurs droits de la grande assemblée souveraine. Par quel calcul suprême d'orgueil prétendaient-ils humilier encore les hommes de couleur en laissant tomber sur eux l'égalité comme une aumône ? Et, s'ils voulaient que cette législation nouvelle fût un lien entre les « deux classes d'hommes », s'ils prétendaient à la reconnaissance des hommes de couleur, ils avaient un moyen décisif de la mériter : c'était d'encourager l'Assemblée nationale à voter une loi de justice et de l'appliquer ensuite loyalement.

Enfin, comme pour se faire une arme des malheurs mêmes qu'ils avaient créés, les députés des colons terminaient leur réquisitoire devant la Législative en demandant non seulement l'envoi de troupes et de secours, mais l'interdiction, la condamnation « de tous les écrits séditieux » des Amis des Noirs.

La Législative entendit en silence cette diatribe. Elle flattait certaines passions conservatrices : mais elle était terriblement compromettante. La Constituante avait pu se persuader qu'elle ne légiférait pas sur l'esclavage. Par une sorte de pudeur, où il entrait bien de l'hypocrisie bourgeoise, mais aussi quelque respect de l'humanité, elle statuait sur les hommes de couleur libres ; mais, tout en garantissant aux colons « leurs propriétés » c'est-à-dire, en fait, le maintien de l'esclavage, elle n'avait pas voulu prononcer le mot d'esclaves ; le jour où un de ses membres, comme pour en finir avec des réticences qui pour les colons étaient un danger, voulut introduire dans un texte de loi, le mot « esclave », il y eut un soulèvement dans l'Assemblée.

Ainsi, par une ignorance voulue, l'Assemblée avait maintenu le statu quo, mais elle n'avait pas fait entrer officiellement l'esclavage dans le système de la Révolution. Maintenant, par la révolte des noirs, la question de l'esclavage sortait de l'arrière-plan obscur, où, par une sorte de consentement universel, on l'avait reléguée. L'esclavage noir bondissait la torche à la main et l'éclat de sa fureur ne permettait plus les sous-entendus savants par où s'était sauvée la Constituante.

Les colons blancs eux-mêmes, pressés d'affirmer leur « droit », parlaient ouvertement d'esclavage : « Nous vivions heureux au milieu de nos esclaves. » Et la Législative était condamnée à entendre la justification systématique, presque la glorification de l'esclavage. Elle était condamnée à entendre la sentence d'excommunication éternelle portée contre une partie de l'humanité jetée hors du droit humain.

« Ces hommes grossiers sont incapables de connaître la liberté et d'en jouir avec sagesse et la loi imprudente qui détruirait leurs préjugés serait pour eux et pour nous un arrêt de mort. »

Voilà un préjugé vital, éternellement nécessaire à la vie sociale. Les noirs, qui sont des hommes mais qui ne le savaient pas et qui se classaient eux-mêmes en-dessous de l'homme, il faut qu'on les maintienne à jamais dans cette erreur dégradante, mais indispensable. Et c'est à la Législative qu'on demande de s'associer à cette déformation méthodique de l'humanité. C'est devant elle qu'on fait de la traite des noirs une nécessité éternelle, une spéculation nationale fructueuse à laquelle le patriotisme même interdit de toucher. Il dut y. avoir un grand malaise dans l'Assemblée pendant que les propriétaires d'esclaves parlaient ; je ne note au procès-verbal ni applaudissements ni murmures. A la fin seulement quand le Président de l'Assemblée, Ducastel, invita les délégués aux honneurs de la séance, l'extrême-gauche éclata en murmures, et Basire s'écria :

« Comment, Monsieur le Président, vous invitez à la séance des hommes qui viennent d'outrager la philosophie et la liberté, qui viennent d'insulter... ? » Mais ces paroles mêmes de Basire excitèrent toutes les passions conservatrices ou bourgeoises de l'Assemblée. Si elle subissait avec gène la glorification de l'esclavage, elle n'entendait rien faire pour le supprimer et elle vota à une grande majorité l'impression du discours des délégués. Mais qu'importent ces fureurs propriétaires et capitalistes ? Qu'importent cette audace des colons Mânes et l'égoïsme complice des armateurs des ports, négriers ou commanditaires d'ateliers d'esclaves ? L'esclavage ne pouvait se sauver que dans le silence et, pour ainsi dire, dans l'éloignement. Tout ce qui le rapprochait, tout ce qui le mettait en contact immédiat avec la Déclaration des Droits de l'Homme, avec la force et la pensée de la Révolution, le mettait en péril.

 

L'INTERVENTION DE BRISSOT

Brissot intervint le 1" décembre et il fit des divers intérêts, des diverses forces sociales et politiques en lutte à Saint-Domingue une analyse magistrale, quoique parfois tendancieuse :

« On peut, dit-il, distinguer la population de Saint-Domingue en quatre classes : colons blancs ayant de grandes propriétés ; petits blancs sans propriété et vivant d'industrie ; gens de couleur ayant une propriété ou une industrie honnête ; les esclaves enfin.

« Les colons blancs doivent être divisés en deux classes, relativement à la fortune et à l'ordre dans leurs affaires.

« Il en est qui ont de vastes propriétés et qui doivent peu parce qu'ils mettent de l'ordre dans leurs affaires. Il en est un plus grand nombre qui doivent beaucoup, parce qu'il y a un grand désordre dans leurs affaires.

« Les premiers aiment la France, sont attachés et soumis à ses lois, parce qu'ils sentent le besoin qu'ils ont de sa protection pour conserver leurs propriétés et l'ordre. Ces premiers colons aiment et soutiennent les hommes de couleur, parce qu'ils les regardent comme les vrais boulevards de la colonie, comme les hommes les plus propres à arrêter les révoltes des noirs. Du nombre de ces colons respectables était M. Gérard, député de la précédente Assemblée. Il ne cessait de tempérer la fougue de ses collègues, qui ne votaient que pour des moyens violents, parce que ces moyens leur paraissaient très propres à créer des troubles nécessaires à leur existence fastueuse et insolvable.

« Les colons dissipateurs, écrasés de dettes, n'aiment ni les lois françaises, ni les hommes de couleur, et voici pourquoi : ils sentent bien qu'un Etat libre ne peut subsister sans bonnes lois et sans le respect dû à ses engagements ; ainsi, tôt ou tard, ils seront contraints par les mêmes lois à payer leurs dettes ; ils y seront bien plus rigoureusement contraints que sous le despotisme, parce que le despotisme se laisse capter par ses flatteurs aristocrates ét leur accorde des lettres de répit, des arrêts de surséance et empêche la loi des saisies de s'exécuter. Mais la liberté ne connaît ni lettres de répit, ni arrêts de surséance. Elle dit et dira bientôt à chacun dans les îles : Si tu dois, paye ou quitte tes propriétés à ton créancier.

« D'un autre côté, les colons prodigues, endettés, n'aiment pas mieux les citoyens de couleur que les noirs, parce qu'ils prévoient bien que ces hommes de couleur presque tous exempts de dettes et réguliers dans leurs affaires, seront toujours portés à défendre les lois et que leur courage, leur nombre et leur zèle peuvent seuls, et même sans le concours des troupes européennes, garantir l'exécution des lois.

« Un autre motif anime les colons blancs dissipateurs contre les hommes de couleur : c'est le préjugé d'avilissement auquel ils les ont condamnés et que ceux-ci veulent secouer enfin. Ils leur font un crime de leur amour pour l'égalité ; et, tandis qu'ils tonnent contre le despotisme ministériel, ils veulent sanctifier et faire sanctifier par une assemblée d'hommes libres le despotisme de la peau blanche...

« C'est par là qu'on explique tout à la fois dans le cœur du même colon sa haine contre l'homme de couleur qui réclame ses droits, contre le négociant qui réclame sa créance, contre le gouvernement libre qui veut que justice soit faite à tous.

« Aussi, Messieurs, devez-vous regarder les ennemis de ces hommes de couleur comme les plus violents ennemis de notre Constitution. Ils la détestent parce qu'ils y voient l'anéantissement de l'orgueil et des préjugés ; ils regrettent, ils ramèneraient l'ancien état de choses, s'ils y voyaient des garants qu'ils pourront impunément opprimer, sans être eux-mêmes opprimés par les ministres.

« La cause des hommes de couleur est donc la cause des patriotes, de l'ancien Tiers Etat, du peuple enfin si longtemps opprimé.

« Ici, je dois vous prévenir, Messieurs, que lorsque je vous peindrai ces colons qui, depuis trois ans, emploient les manœuvres les plus criminelle pour rompre les liens qui les attachent à la mère patrie, pour écraser les gens de couleur, je n'entends parler que de cette classe de colons indigents malgré leurs immenses propriétés, factieux malgré leur indigence, orgueilleux malgré leur profonde ineptie, audacieux malgré leur lâcheté, factieux sans moyens de l'être, ces colons enfin que leurs vices et leurs dettes portent sans cesse aux troubles et qui depuis trois ans ont dirigé les diverses assemblées coloniales vers une aristocratie indépendante. Voulez-vous les juger en un clin d'œil ? Méditez ce mot de l'un d'eux, qui le disait pour flagorner le monarque alors puissant : « Sire, votre Cour est toute créole. » Il avait raison, il y avait entre eux parenté de vices, d'aristocratie et de despotisme. (Applaudissements.)

« Cette espèce d'hommes a le plus grand empire sur une autre classe non moins dangereuse, celle appelée « les petits blancs », composée d'aventuriers, d'hommes sans principes et presque tous sans mœurs. Cette classe est le vrai fléau des colonies, parce qu'elle ne se recrute que de la lie de l'Europe. Cette classe voit avec jalousie les hommes de couleur, soit les artisans parce que ceux-ci travaillant mieux et à meilleur marché, sont plus recherchés, soit les propriétaires, parce que leurs richesses excitent leur envie et abaissent leur orgueil. Cette classe ne soupire qu'après les troubles, parce qu'elle aime le pillage, qu'après l'indépendance, parce que, maîtres de la colonie, les petits blancs espèrent se partager les dépouilles des hommes de couleur.

« Les petits blancs remplissent principalement les villes habitées par une autre classe d'hommes plus respectable, celle des négociants et commissionnaires attachés par leurs intérêts à la France, attachés à la cause des hommes de couleur, parce qu'ils y voient une augmentation de consommation et de prospérité.

« Quels sont donc enfin ces hommes de couleur dont les gémissements se font entendre depuis si longtemps dans la France ? Ce ne sont pas, Messieurs (et il importe de le répéter souvent pour écarter les insinuations perfides des colons), ce ne sont pas des noirs esclaves ; ce sont des hommes qui doivent médiatement ou immédiatement leurs jours au sang européen, mêlé avec du sang africain. Ne frémissez-vous pas, Messieurs, en pensant à l'atrocité du blanc qui veut avilir un mulâtre ? C'est son sang qu'il avilit ; c'est le front de son fils même qu'il marque du sceau de l'ignominie ; c'est pour frapper son fils, qu'il emprunte le glaive de la loi, ou qu'il veut le rendre infâme.

« Observez encore que les hommes de couleur, qui réclament l'égalité des droits politiques avec les blancs leurs frères, sont presque tous comme eux, libres, propriétaires, contribuables ; et plus qu'eux, ils sont les véritables appuis de la colonie : ils en forment le Tiers Etat si laborieux et cependant si méprisé par des êtres si profondément vicieux, inutiles et stupides. Ces derniers, pour se dispenser d'être justes envers eux, avaient l'imprudence d'annoncer à la France au commencement de la Révolution, qu'il n'y avait pas de Tiers Etat aux îles, sans doute pour ôter au peuple français ce sentiment de tendresse paternelle qui l'aurait porté vers les hommes utiles qui essuyaient le même sort que lui dans un autre hémisphère ; mais ce n'est pas le moment d'entrer dans ces détails, je me borne ici à analyser les diverses espèces d'hommes qui habitent Saint-Domingue, parce que là vous trouverez le fil qui vous conduira sûrement à la cause des troubles.

« La dernière classe est celle des esclaves, classe nombreuse, puisqu'elle se monte à plus de 400.000 âmes, tandis que les blancs, mulâtres et nègres libres, forment à peine la sixième partie de cette population.

« Je ne m'arrêterai pas à vous peindre le sort de ces malheureux arrachés à leur liberté, à leur patrie, pour arroser un sol étranger de leurs sueurs et de leur sang, sans aucun espoir, et sous les coups de fouet de maîtres barbares. Malgré le double supplice de l'esclavage et de la liberté des autres, l'esclavage de Saint-Domingue a été tranquille jusqu'à ces derniers troubles, même au milieu des violentes commotions qui ont ébranlé nos îles ; il a parfois entendu le mot enchanteur de liberté ; son cœur s'est ému, car le cœur d'un noir bat aussi pour la liberté (applaudissements) ; et cependant il s'est tu, il a continué de porter les fers pendant deux ans et demi et, s'il les a secoués, c'est à l'instigation d'hommes atroces que vous parviendrez à connaître.

‘Telles sont les espèces d'hommes qui habitent Saint-Domingue ; et, d'après le tableau rapide que j'en ai tracé, on peut deviner les sentiments qui ont dû animer chaque classe à la nouvelle de la Révolution française. Les colons honnêtes et bons propriétaires ont eu la certitude d'éloigner à jamais le despotisme ministériel, de le remplacer par un gouvernement colonial et populaire ; et ils ont aimé la Révolution. Les hommes de couleur y ont trouvé l'espoir d'anéantir le préjugé qui les tenait dans l'opprobre, de 'ressusciter leurs droits ; et ils ont aimé la Révolution. Les colons dissipateurs, qui jusque-là avaient rampé dans l'antichambre des intendants, gouverneurs ou ministres, ont vu avec délices le moment de leur humiliation ; et pour leur rendre leur mépris et leur insolence, ils ont prôné la liberté, comme ces vrais caméléons en politique, que nous avons vus successivement valets de la Cour, valets du peuple, qui ont pris, quitté, repris, les signes de la servitude et la cocarde nationale. (Applaudissements.) Les colons ont renversé les ministres du despotisme, parce que, comme les nobles de France, ils ont espéré s'y associer seuls.

« Les petits blancs, jusque-là retenus dans leurs terres par l'administration, souvent punis par elle, ont saisi avec avidité les occasions de déchirer, de mettre en pièces les idoles devant lesquelles ils étaient forcés de se prosterner. Ainsi, le premier cri, le cri général dans les îles, a été pour la liberté ; le second a été pour le despotisme personnel parmi les colons dissipateurs et les petits blancs, tandis que les colons honnêtes et les hommes de couleur ne voulaient que l'ordre, la paix et l'égalité ; et de là, Messieurs, la source des combats qui ont déchiré nos îles. »

J'ai tenu à reproduire ce large tableau, cette puissante analyse sociale, d'abord parce qu'elle donne en effet la clef des événements, et ensuite parce qu'elle prouve une fois de plus combien le reproche « d'idéologie » adressé à la Révolution, si idéaliste à la fois et si réaliste, est superficiel et vain. Ce n'est pas que chacun de ces grands traits n'appelât quelque retouche, quelque atténuation. Ainsi, des lettres mêmes que j'ai citées sous la Constituante il ressort que les petits blancs étaient plus partagés que ne le dit Brissot. Quelques-uns au moins prenaient parti pour les hommes de couleur, soit par esprit de justice et générosité, soit par haine de l'aristocratie blanche. Mais, de même que nous avons vu la plèbe chrétienne s'unir contre les juifs au patriciat chrétien, dans l'espoir d'un facile pillage, il est probable que la plèbe des petits colons blancs, sans consistance sociale et sans esprit de classe, s'associait à l'aristocratie des grands propriétaires blancs pour humilier d'abord et dépouiller bientôt les mulâtres propriétaires.

Peut-être aussi, quand Brissot montre l'esprit d'aristocratie et d'oligarchie d'une partie des colons blancs, exagère-t-il un peu l'influence que leur état de débiteurs obérés a exercée sur leur conduite. L'orgueil, le désir de maintenir dans la dépendance les mulâtres et d'écarter à jamais de l'île toute pensée d'émanciper les esclaves suffisaient à expliquer leur résistance, leurs velléités de séparatisme. C'est pourtant un trait exact et profond d'avoir signalé cet endettement d'un grand nombre de colons factieux et les fureurs rétrogrades que leur suggérait leur gêne éclatante. Sont-ils allés, comme Brissot l'affirme dans la suite de son discours, jusqu'à rêver ou même jusqu'à machiner leur séparation d'avec la France ? Ont-ils voulu ériger les îles en Etat quasi-indépendant ? Ont-ils même songé à remplacer la souveraineté de la France par une sorte de protectorat américain ou anglais ? Les colons et les modérés ont protesté avec violence contre ces imputations. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a eu, si je puis dire, une sorte de séparatisme constitutionnel. Les grands colons blancs ont prétendu que la Déclaration des Droits de l'Homme n'était pas faite pour les colonies, que les lois des assemblées françaises ne valaient pas pour eux ; et ils les ont traitées comme quantités négligeables. Les assemblées coloniales, en tout ce qui touche le statut des personnes, ont prétendu à la souveraineté.

Quelle solution proposaient dans cette crise extraordinaire Brissot et ses amis ? Il pouvait y avoir quelque hésitation parmi les Girondins. Brissot, député de Paris, était libre dans ses mouvements ; ceux qui, comme Gensonné, comme Vergniaud, représentaient Bordeaux et cette grande bourgeoisie des ports très attachée à la Révolution mais très attachée aussi à sa fortune coloniale, étaient plus embarrassés. Il faut leur rendre cette justice qu'ils ne reculèrent point devant le devoir. Brissot qui résolvait assez volontiers les problèmes par un acte de mise en accusation, proposa un décret violent : il dissolvait les assemblées coloniales existantes, citait devant la Haute Cour leurs principaux membres accusés d'avoir trahi la France, et avec eux le gouverneur Blanchelande coupable de n'avoir pas dénoncé leurs menées de séparatisme et de trahison, instituait de nouvelles assemblées coloniales qui seraient élues par le concours de tous les hommes libres, blancs ou de couleur, sous les seules conditions générales d'éligibilité et d'électorat fixées pour les citoyens français.

Enfin, il décidait l'envoi de commissaires pris dans l'Assemblée et ayant le mandat formel de faire procéder, à Saint-Domingue, à la Martinique, à Saint-Lucas, à la Guadeloupe, à l'exécution de ces dispositions énergiques. C'était la conclusion logique de son discours qui se terminait par ces paroles menaçantes : « toutes ces trahisons ne resteront pas impunies ».

Mais cette conclusion était plus incomplète encore qu'elle n'était violente ; et ici encore apparaît cet étrange esprit de Brissot qui souvent devinait juste, débrouillait des problèmes compliqués, se jetait en avant, comme par un mouvement impulsif, sur des routes aventureuses, mais ne regardait jamais toute l'étendue du champ d'action et n'allait pas jusqu'au bout des résolutions nécessaires. Il restait toujours à mi-chemin entre la prudence et la grande audace qui redevient de la prudence. A son décret, vigoureux en apparence, il manquait une clause essentielle : le règlement de la condition des esclaves noirs. Brissot paraissait oublier qu'ils étaient en pleine révolte. Au moment où ils se dressaient menaçants, formidables, traduire en accusation leurs ennemis directs, les grands colons blancs des assemblées coloniales, c'était surexciter leur espoir. Or, que leur offrait le décret de Brissot ? Rien. Il exterminait l'influence de l'oligarchie des blancs : il n'organisait pas une démocratie coloniale où les noirs, graduellement affranchis, auraient accès ; c'était une terrible lacune.

 

VERGNIAUD, GUADET ET LA CONVENTION DE PORT-AU-PRINCE

Vergniaud et Guadet n'entrèrent pas dans le système à la fois effrayant et vain de Brissot. Ils limitèrent beaucoup plus étroitement le problème. Soucieux de ménager les susceptibilités et les craintes des grands négociants de Bordeaux, ils ne s'opposent pas au départ immédiat des troupes destinées à Saint-Domingue. Mais ils demandent que la force armée ait pour mandat de protéger toutes les conventions, toutes les combinaisons qui rapprochaient les colons blancs et les hommes de couleur libres. Deux choses les aidaient à trouver une solution moyenne. D'abord il y avait eu entre les colons blancs et les hommes de couleur libres, dans la région de Port-au-Prince, un concordat, à la date du 11 septembre. Les colons blancs épouvantés par le soulèvement des noirs, avaient essayé de ramener à eux les hommes de couleur libres ; ils s'étaient engagés — ne connaissant pas encore, naturellement le décret du 23 septembre par lequel la Constituante annulait son décret de mai — à respecter le décret de mars, à assurer aux hommes de couleur libres l'égalité des droits politiques.

« ARTICLE PREMIER. — Les citoyens blancs feront cause commune avec les citoyens de couleur et contribueront de toutes leurs forces et de tous leurs moyens à l'exécution littérale de tous les points des décrets et instructions de l'Assemblée nationale, sanctionnés par le roi ; et ce, sans restriction et sans se permettre aucune interprétation.

« ART. 2. — Les citoyens blancs promettent et s'obligent de ne jamais s'opposer directement ni indirectement à l'exécution du décret du 15 mai dernier qui, dit-on, n'est pas encore parvenu officiellement dans cette colonie ; de protester même contre toutes protestations et réclamations contraires aux dispositions du susdit décret, ainsi que contre toute adresse à l'Assemblée nationale, au roi, aux 83 départements et aux différentes Chambres de commerce de France, pour obtenir la révocation de ce décret bienfaisant.

« ART. 3. — Ont demandé lés susdits citoyens la convocation prochaine et l'ouverture des assemblées primaires et coloniales pour tous les citoyens actifs, aux termes de l'article 4 des instructions de l'Assemblée nationale du 28 mars 1790.

« ART. 4. — De députer directement à l'Assemblée coloniale, et de nommer des députés choisis parmi les citoyens de couleur qui auront comme ceux des citoyens libres, voix consultative et délibérative...

« ART. 7.— Demandent les citoyens de couleur que, conformément à la loi du 11 février dernier, et pour ne laisser aucun doute sur la sincérité de la réunion prête à s'opérer, toutes proscriptions cessent et soient révoquées dès ce moment ; que toutes les personnes proscrites, décrétées et contre lesquelles il serait intervenu des jugements pour raison de troubles survenus dans la colonie depuis le commencement de la Révolution, soient de suite rappelées et mises sous la protection sacrée et immédiate de tous les citoyens ; que réparation solennelle et authentique soit faite à leur honneur. »

Si cet esprit-là avait dominé dans la colonie dès le début, s'il y avait été général et sincère, il est clair que l'accord des colons blancs et des hommes de couleur libres aurait prévenu les troubles et permis d'aborder prudemment et dans la paix le problème de l'esclavage. Mais, au moment même où les commissaires de la garde nationale des colons blancs de Port-au-Prince et les commissaires de la garde nationale des hommes de couleur de la même ville délibèrent sur les « moyens les plus capables d'opérer la réunion des citoyens de toutes les classes et d'arrêter les progrès et les suites d'une insurrection qui menace également toutes les parties de la colonie », on sent qu'il n'y a là qu'un accord local précaire et plein de sous-entendus.

Ainsi, tandis que tous les articles sont adoptés purement et simplement, celui qui a trait à l'amnistie pour les hommes de couleur se termine par cette mention : Accepté en ce qui nous concerne. Les commissaires n'osaient pas se porter garants des sentiments de ceux qu'ils représentaient. Et les hommes de couleur traduisent leur juste défiance à l'article 11. « Observent en outre, les susdits citoyens de couleur, que la sincérité dont les citoyens blancs viennent de leur donner une preuve ne leur permet pas de garder le silence sur les craintes dont ils sont agités ; et, en conséquence, ils déclarent qu'ils ne perdront jamais de vue la reconnaissance de leurs droits et de ceux de leurs frères des autres quartiers ; qu'ils verraient avec beaucoup de peine et de douleur la réunion, prête à s'opérer au Port-au-Prince et autres lieux de la dépendance, souffrir des difficultés dans les autres endroits de la colonie ; auquel cas ils déclarent que rien ne saurait les empêcher de se réunir à ceux des leurs qui, par suite des anciens abus du régime colonial, éprouveraient des obstacles à la reconnaissance de leurs droits, et par conséquent à leur félicité. »

Ainsi, les hommes de couleur, si cruellement dupés depuis deux ans, se réservent noblement la liberté de se joindre à leurs frères si l'accord conclu à Port-au-Prince entre les deux races ne s'étend pas à toute l’île. On voit combien était fragile cette convention. Et elle fut d'ailleurs considérée à peu près comme nulle par la plupart des colons blancs. Le ton et les paroles de la délégation entendue par l'Assemblée législative montrent assez que ce contrat de Port-au-Prince n'exprimait pas le véritable état des esprits. Pourtant,' Vergniaud, Guadet, Ducos, prenaient au sérieux ce concordat, et toute leur politique tendait à le généraliser, à le consolider. Peut-être se flattaient-ils, en effet, de l'espoir de mettre ainsi un terme aux troubles. Peut-être aussi étaient-ils heureux de dire aux négociants bordelais qu'après tout, en assurant aux hommes de couleur libres, l'égalité des droits politiques, ils ne faisaient que sanctionner le vœu des colons blancs eux-mêmes. Enfin, ce concordat leur fournissait un moyen de tourner le décret rendu par l'Assemblée Constituante le 21 décembre. Celle-ci avait annulé son décret du 15 mars et elle avait décidé que les assemblées coloniales trancheraient en dernier ressort toutes les questions relatives au droit politique. C'était l'abdication complète devant l'hôtel Massiac. Mais il semblait difficile d'obtenir de la Législative une décision formellement contraire à celle de la Constituante. Aussi Vergniaud et ses amis se plaçaient-ils, pour ainsi dire, en dehors de l'action légale. Ils se saisissaient du contrat conclu à Port-au-Prince comme d'une convention privée, et ils chargeaient les troupes envoyées à Saint-Domingue d'en assurer l'application et d'en favoriser l'extension. En même temps la Gironde s'appliquait à dissocier, autant que possible, l'intérêt des négociants des ports de France de l'intérêt des colons blancs. A vrai dire, il n'y avait pas les uns aux autres un lien commercial. Les grands armateurs et commerçants de Bordeaux n'avaient aucun intérêt à maintenir l'île de Saint-Domingue sous le joug d'une oligarchie blanche. L'accession des hommes de couleur libres à l'égalité politique ne pouvait en rien compromettre les échanges ; elle les eût favorisés au contraire en donnant une base plus large à l'ordre colonial. Mais beaucoup de négociants des ports étaient des commanditaires, les créanciers des propriétaires blancs de Saint-Domingue ; et, par crainte de perdre leurs fonds, ils soutenaient aveuglément les prétentions de leurs débiteurs.

 

NOUVELLE INTERVENTION DE BRISSOT

La Gironde s'efforça de démontrer aux capitalistes de Bordeaux qu'ils avaient mieux à faire et que leur véritable intérêt était d'organiser aux colonies une procédure légale permettant aux créanciers de recouvrer aisément leur créance. Quelques membres de la Société des Amis de la Constitution de Bordeaux, soit par conviction, soit pour aider les députés girondins à sortir d'une situation difficile, écrivirent à l'Assemblée une lettre en ce sens et Brissot se hâta d'en triompher le 3 décembre :

« Quel que soit le parti que vous preniez, dit-il, le plus pressant est sans doute d'inspirer la confiance aux commerçants et aux armateurs qui communiquent directement avec les colonies et qui peuvent leur faire des avances salutaires. Ainsi, vous ne pourrez inspirer cette confiance qu'en détruisant un vice radical dans le régime des colonies, vice qui nécessairement entraîne beaucoup de désordre et de défiance dans les capitalistes, et arrête la rapidité des défrichements. Toutes les plantations pour être défrichées ont exigé des avances de la métropole et cependant les plantations ne peuvent être saisies par le négociant pour le payement de ses avances, lorsqu'il demande son remboursement à un planteur infidèle ou de mauvaise volonté. Le créancier est actuellement à sa merci ; la crainte du despotisme de son débiteur l'engage à de nouvelles avances, pour ne pas perdre celles qu'il a déjà faites, et celui-ci, sûr de donner la loi, ne met pas de bornes à ses demandes, toujours accompagnées de la menace de ruiner son créancier. De là, cette indépendance si absolue des colons de toute loi, de tout principe, de toute moralité ; de là, leur luxe effréné, leur fantaisie sans bornes, en un mot leur conduite en tout semblable à celle de ces riches dissipateurs qu'une éducation mauvaise a livré à tous les vices, de là aussi les rapports dispendieux entre eux et leurs créanciers, qui renchérissent aux planteurs les choses dont ils ont besoin, tant pour faire prospérer leurs établissements que pour leur consommation journalière.

« Des hommes entourés d'esclaves dès leur berceau, des hommes qu'aucun lien ne retient peuvent-ils apprendre les règles et les devoirs d'une sage économie ? Et celui qui leur prête peut-il prendre d'autres précautions que par des conditions qui lui servent de primes d'assurances contre un débiteur toujours menacé ? Aussi ne faut-il pas s'étonner de ce fardeau toujours accablant de dettes, qui fait sans cesse désirer aux colons un changement d'état et qui met leurs créanciers dans une appréhension continuelle.

« C'est moins la perte du commerce et des colonies que les capitalistes redoutent (car ils portent sur des conventions solidement fondées) qu'une banqueroute qui, tout à la fois, ferait disparaître des capitaux considérables et suspendrait pour un long temps leurs rapports habituels. Et voilà, Messieurs, le secret de la coalition qui a existé si longtemps entre les colons et les négociants. Les premiers faisaient durement la loi aux autres. Ils disaient au commerce : prête-nous ton crédit en France pour écraser nos ennemis, flatter notre orgueil, etc. Telle est la coalition qui a produit en faveur des colonies, contre la philanthropie, ces adresses mendiées où le créancier maltraité venait encore défendre et prôner le débiteur qu'il détestait intérieurement. Telle est la coalition dont la ville de Bordeaux a la gloire d'avoir, la première, brisé les chaînes en s'élevant contre les prétentions injustes des colons ; elle a senti enfin qu'un commerce solide, surtout dans un pays libre, ne pouvait reposer que sur le respect des principes et des engagements et qu'il ne convenait pas à des hommes libres de mentir à leur conscience pour vendre quelques barriques de vin ou toucher quelques intérêts de leurs capitaux ; elle a senti qu'une bonne loi sur le commerce des colonies servirait mieux le commerce des colonies et la sûreté de sa dette qu'un trafic de mensonges et d'injures. (Applaudissements.)

« Dans les circonstances actuelles, venir au secours des armateurs de la Métropole, c'est venir au secours des colons : vous ouvrirez infailliblement à ceux-ci une nouvelle source de crédit, qui bientôt réparera leurs pertes. La loi que vous ferez pour donner aux créanciers le droit de saisie réelle sur les propriétés de leurs débiteurs, en ne lui donnant pas d'effet rétroactif, leur assurera des secours infiniment plus considérables et plus féconds que tout l'argent qu'il vous serait possible de tirer du Trésor de la Nation pour leur en faire un don ou un prêt... Eh ! pourquoi, messieurs, les colons s'opposeraient-ils à une loi qui réunit tant de caractères de justice ? Elle existe dans les colonies anglaises. C'est la première qu'eussent promulguée les Anglais si la trahison qui se disposait à les rendre maîtres de nos colonies eût pu réussir. »

L'effort de la Gironde était grand pour séparer les négociants des colons, et, à vrai dire, comment aurait-elle pu continuer aux colonies la politique de Brissot si elle avait eu contre elle la bourgeoisie des ports, que ses membres les plus éminents représentaient ?

 

LES DÉLÉGUÉS DE LA MARTINIQUE

La tactique de la Gironde fut servie très heureusement par les délégués de Saint-Pierre de la Martinique. A Saint-Pierre, comme nous l'avons vu, il y avait des négociants qui avaient joué à l'égard des grands propriétaires de l'intérieur de l'île, le rôle de prêteurs, de capitalistes que la bourgeoisie marchande des ports de France jouait à l'égard des propriétaires de Saint-Domingue. Or, les négociants vinrent à la barre de la Législative se plaindre précisément de la mauvaise foi et des calculs rétrogrades de leurs débiteurs obérés. Les délégués Crassous et Coquille Dugommier parlèrent à l'Assemblée le 7 décembre : « Je dois à la vérité de dire que les premiers accents de la liberté ont également ému tous les quartiers de la Martinique ; tous ont célébré avec quelque enthousiasme la destruction de la Bastille. Mais cette impression n'a pas eu partout les mêmes effets ; elle a été pure à Saint-Pierre ; les citoyens ont pensé qu'ils faisaient partie de la Nation, qu'ils ne pouvaient s'égarer en marchant avec elle ; ils ont tout rapporté au grand principe de l'égalité et de la liberté ; ils ont eu un comité, une municipalité, des assemblées populaires, une garde nationale ; ils ont oublié qu'ils étaient créanciers et dans la campagne ils ont eu pour amis, pour imitateurs, des paroisses entières, ou au moins de nombreux partisans. »

Mais, dans l'Assemblée coloniale, dont les citoyens de Saint-Pierre avaient provoqué la formation, ils ne tardent pas à être mis en minorité par les grands propriétaires. « La Cour des gouverneurs, les propriétaires de grandes habitations, les commandants de milice ou aspirants à l'être, presque tous débiteurs obérés, soumirent la Révolution au calcul de leur intérêt et de leur orgueil, et l'Assemblée coloniale ne fut plus pour eux qu'un moyen de s'ériger en puissance. »

Les délégués de Saint-Pierre rappellent (nous avons déjà noté le fait) que les propriétaires blancs parvinrent à animer les mulâtres contre les négociants et capitalistes de Saint-Pierre. Rien ne pouvait plus gravement indisposer les négociants de France que cette coalition. Quoi ! les colons blancs de Saint-Domingue se plaignent que les hommes de couleur libres, longtemps rebutés par eux, font cause commune avec les noirs soulevés ! Et les colons blancs de la Martinique, pour se rebeller contre leurs créanciers, contre des négociants, ameutent les hommes de couleur libres et les esclaves mêmes ! Ces colons blancs ne sont-ils donc pas partout, à Saint-Domingue, comme à la Martinique, des débiteurs sans scrupule ? La bourgeoisie de Bordeaux devait ressentir quelque inquiétude, et les délégués de Saint-Pierre firent impression assurément quand ils montrèrent, par l'exemple du sieur Dubuc, à quelles combinaisons de trahison et d'infamie les débiteurs des îles pouvaient recourir pour échapper à leurs dettes. « Le sieur Dubuc père, ci-devant dans les bureaux de la marine et intendant général des colonies, doit à l'Etat une somme capitale de 1.580.627 livres d'argent de France et deux années d'intérêt montant à 26.000 livres. Cette somme reconnue par un contrat passé avec M. de Castries, ministre de la marine, le 22 février 1786, est hypothéquée sur une habitation située au quartier de la Trinité-Martinique : elle lui fut avancée pour servir à l'établissement d'une raffinerie.

« Longtemps avant la Révolution, le sieur Dubuc avait écrit contre la réunion du commerce à Saint-Pierre, afin de l'attirer dans le quartier de sa raffinerie. En 1787, on avait déterminé l'Assemblée coloniale de ce temps à faire porter l'impôt de la colonie sur le commerce de Saint-Pierre, et il avait inspiré à la campagne le désir de détruire cette ville.

« La ville fut déclarée ennemie de la colonie, parce qu'elle était amie de la Métropole ; sa perte fut jurée, parce qu'elle était un obstacle invincible à l'exécution des .projets : et ces projets, je les trouve dans les lettres du sieur Bellevue-Blanchetières, député extraordinaire de l'Assemblée coloniale. Je ne vous citerai point ses diatribes amères contre l'Assemblée constituante et contre, le nouvel ordre de choses, mais, le 28 mars 1790, il écrivait au sieur Dubuc fils :

« Je crois possible qu'au moment où vous lirez cette lettre, si elle vous parvient, vous soyez aux Anglais. Songez que si cela arrivait, il y aurait un grand coup à faire au sujet de la dette de M. Dubuc envers le roi. Cette dette appartiendrait au roi d'Angleterre ; il s'agirait de présenter des arrangements, faits ici, qui ôteraient aux vainqueurs le droit de l'exiger. »

Vraiment, c'était prendre bien vite son parti de la domination de l'Angleterre et, quand on est aussi prompt à prévoir que la victoire de l'ennemi permettra d'éluder une dette envers la France, 'on n'est pas très éloigné de la désirer.

Ainsi les négociants de Saint-Pierre aidaient la Gironde à éveiller la défiance de la bourgeoisie des ports de France contre les colons blancs.

Mais, dans toutes ces luttes, la question des esclaves n'était pas nettement posée. En fait, devant la Législative, c'était deux systèmes différents de répression contre les noirs soulevés qui étaient aux prises. Les délégués des colons de Saint-Domingue voulaient que la France envoyât des troupes pour écraser à la fois les esclaves noirs et les hommes de couleur libres qui s'étaient joints à eux.

La Gironde, avec Guadet et Vergniaud, voulait que l'on prît pour base de pacification le concordat du 11 septembre, conclu à Port-au-Prince, que l'on réconciliât les colons blancs et les hommes de couleur par l'égalité politique et qu'avec cette force reconstituée, on arrêtât le soulèvement des esclaves. Mais, pour désarmer ceux-ci, nul ne proposait de leur faire une concession ou une promesse.

 

LE DISCOURS DE BLANCGILLY

Blancgilly, député du département des Bouches-du-Rhône, s'émut de ce silence et il avait préparé des observations sur « l'inutilité absolue des moyens qu'on prend pour apaiser les troubles de Saint-Domingue si l'on n'améliore pas en même temps le sort des nègres esclaves, si l'on n'interdit pas aux colons les rigueurs excessives qu'ils se permettent d'exercer sur eux. »

Il y disait :

« Peut-on être surpris de la révolte des nègres ? Quel est celui qui n'a pas entendu dire, dès son enfance, que les colonies périraient par un massacre général ? Quel est celui qui n'a pas entendu parler des nombreuses tentatives que les nègres font depuis plus d'un siècle pour secouer le joug de leur intolérable captivité ? Quel est enfin celui qui peut ignorer que la vengeance des esclaves renversera les plus grands empires ? »

Et il constatait que, tout entière à la querelle des colons blancs et des mulâtres, l'Assemblée paraissait oublier les esclaves noirs :

« Quoi ! la plus nombreuse, la plus outragée des trois classes n'a aucune sorte de droits et de plaintes à faire valoir ? N'était-il pas naturel de mettre en question les motifs de son désespoir, au lieu de rappeler à l'ordre de la question celui d'entre nous qui a voulu prononcer un seul mot en faveur des nègres ?... Le sort affreux des nègres esclaves n'est pas assez connu et ceux qui en ont quelque idée pensent sans doute qu'il n'est guère possible d'y porter du soulagement... Il importe de détromper sur la prétendue impossibilité de diminuer, sans inconvénients, les rigueurs excessives de l'esclavage. »

Et le député des Bouches-du-Rhône, se laissant aller à ses souvenirs, expose quelques-unes des atrocités, que sans doute il entendit, dès son enfance, conter aux navigateurs :

« Déchirés par lambeaux, on en a vu mille fois expirer sous le fouet ou se détruire eux-mêmes en frappant de la tête sur la pierre où ils étaient enchaînés. Pouvez-vous croire que des femmes prêtes à accoucher ne sont pas épargnées ? Pouvez-vous croire qu'après huit ans de travail, l'homme le plus robuste, devenu perclus de ses forces, est alors impitoyablement renvoyé, réduit à se nourrir de souris et de bêtes mortes ? Souvent le voyageur a rencontré sur sa route cette scène effroyable d'un cadavre qui dévore un autre cadavre. Vous nommerai-je deux frères fameux, riches colons de Port-au-Prince, qui ont fait périr plusieurs de leurs nègres dans le feu, et un entre autres dont le crime était d'avoir trop salé un ragoût ? Vous en nommerai-je quelques-uns de la Martinique qui naguère en ont fait brûler sur des bûchers ? La Guadeloupe en a produit un qui faisait périr lentement les siens en leur faisant avaler de la cendre brûlante ; et, quand parfois ils brisent leurs chaînes, vous attendriez-vous d'apprendre qu'on va à la chasse de ces malheureux fugitifs comme on va à la chasse des bêtes fauves, qu'on les relance avec des chiens et qu'après les avoir terrassés on porte leur tête en triomphe à la ville ?... C'est à ce prix que sont cultivées les riches productions destinées à nos délices. »

Blancgilly proposait un plan d'émancipation graduelle et de garanties qu'il faut citer, car c'est le premier, si je ne me trompe, qui ait été soumis à une Assemblée française et, à ce titre, quoiqu'il n'ait pas été discuté, quoiqu'il n'ait même pas été porté à la tribune, mais communiqué seulement par la voie de l'impression, quoiqu'il parût alors une tentative à demi-scandaleuse qu'il fallait tenir dans l'ombre, il est le prélude des lois d'affranchissement et il a, à ce titre, une véritable importance historique :

« ARTICLE PREMIER. — Dans toute l'étendue des possessions françaises, les colons ne pourront, sous aucun prétexte, maltraiter de coups leurs, esclaves et la disposition du Code noir qui limite le nombre des coups de fouet est abolie.

« ART. 2. — Le colon qui aura maltraité de coups son esclave perdra tout pouvoir sur lui. Sera le colon convaincu de son délit quand six témoins autres que ses esclaves déposeront le fait en témoignage judiciaire. Le tribunal de la police recevra la plainte verbale de l'esclave. Il jugera trois jours après l'audition des témoins et prononcera l'affranchissement s'il y a lieu.

« ART. 3. — Le colon qui aura à se plaindre de quelqu'un de ses esclaves à raison de travail auquel il se refuserait, ou pour cause de vol, se pourvoira en redressement d'après la disposition ci-après. Il y aura une maison de force au chef-lieu de tous les cantons. Cette maison, appelée le dépôt des nègres, recevra ceux contre lesquels leurs maîtres auront porté des plaintes. Ils y pourront être échangés de gré à gré, pour tel temps déterminé, entre les maîtres contractants ; et, si l'échange ne peut s'effectuer, le nègre sera détenu prisonnier, nourri aux dépens de son maitre...

« ART. 6. — Les nègres qui ne pourront plus travailler à cause d'infirmité ou de vieillesse, continueront à recevoir leur subsistance comme à l'ordinaire, et les maîtres qui s'y refuseraient contraints de les nourrir à l'hospice de l'hôpital où les nègres se présenteront.

« ART. 7. — Les esclaves, qui auront des moyens suffisants pour se racheter, le pourront dès à présent s'ils le demandent. Le prix du rachat sera fixé au prix moyen des ventes de traite faites sur les lieux dans le courant d'une année. L'acte d'affranchissement sera délivré sans frais et sans perception d'aucuns droits.

« ART. 8. — Les enfants des nègres esclaves seront désormais libres en naissant. Les maîtres pourront en exiger les services proportionnés à leur âge jusqu'à douze ans, moyennant la nourriture, el, après cette époque, les enfants nègres pourront exiger deux sols par jour en sus jusqu'à dix-sept ans révolus, s'ils veulent rester auprès de leurs maîtres...

« ART. 10. — Les nègres, qui sont actuellement esclaves depuis quatre ans avec un maître, seront libres et affranchis dans l'espace de quatre ans à dater de la publication de la présente loi. Les nègres nouveaux seront libres et affranchis sous les mêmes obligations après huit ans à compter de leur premier achat de traite. A cette époque, ils seront obligés de travailler ou à leur propre compte ou à la journée. Le prix de la journée sera de 6 francs argent des colonies avec la nourriture. Dans les villes, le prix de la journée ne sera pas fixé, mais les municipalités seront tenues de limiter le nombre des nègres de fatigue en sorte que le commerce ne souffre pas et que les nègres de la campagne ne refluent pas dans les villes. »

Il est inutile de discuter la valeur de ce plan, puisque l'Assemblée n'en délibéra même pas. Mais c'est le premier effort législatif précis pour résoudre le problème de l'esclavage et, si dédaigné et presque suspect qu'il ait été, il garde pour l'histoire une haute valeur.

Il y avait accord des partis, à la Législative, pour écarter la question des esclaves noirs. Mais, même le projet de Guadet et de Vergniaud, si modéré pourtant, qui prenait acte du concordat entre les hommes de couleur libres et les colons blancs et en recommandait l'extension, se heurtait à la résistance de la majorité. Les modérés alléguaient que la Constituante, par son décret de septembre qui avait force constitutionnelle, avait aboli les décrets antérieurs favorables aux hommes de couleur et remis aux assemblées coloniales le soin de décider souverainement. Intervenir pour donner une force quasi-légale à un concordat qui donnait aux hommes de couleur libres les droits politiques, c'était se substituer aux assemblées coloniales, c'était briser ou fausser le décret de la Constituante : c'était violer la Constitution elle-même. Et telle était la puissance des intérêts propriétaires, tel était aussi, dans la Législative à ses débuts, le respect presque superstitieux de l'œuvre de la Constituante que Vergniaud et Guadet durent renoncer à leur motion.

 

LE DÉCRET DU 7 DÉCEMBRE 1791

Il fallut que Gensonné, député de Bordeaux, l'atténuât au point de lui enlever toute vertu, en demandant non pas que les accords fussent étendus à toute l'île, mais seulement qu'on empêchât les atteintes qui y pouvaient être portées. Voici ce pâle et inefficace décret, adopté le 7 décembre :

« L'Assemblée nationale, considérant que l'union entre les blancs et les hommes de couleur libres a contribué principalement à arrêter la révolte des nègres de Saint-Domingue ; que cette union a donné lieu à différents accords entre les blancs et les hommes de couleur et à divers arrêtés pris à l'égard des hommes de couleur, les 20 et 25 septembre dernier, par l'Assemblée coloniale séant au Cap ;

« Décrète que le roi sera invité à donner des ordres afin que les forces nationales destinées pour Saint-Domingue ne puissent être employées que pour réprimer la révolte des noirs, sans qu'elles puissent agir directement ou indirectement pour protéger ou favoriser les atteintes qui pourraient être portées à l'état des hommes de couleur libres, tel qu'il a été fixé à Saint-Domingue, à l'époque du 25 septembre dernier. »

Mais l'assemblée coloniale du Cap n'avait nullement reconnu le droit politique des hommes de couleur libres. Elle leur avait seulement donné le droit de s'assembler pour faire des pétitions et elle avait « son intention d'améliorer leur situation ». C'était misérablement équivoque et le décret de la Législative, pauvre reflet incertain de ces hypocrisies coloniales, ne pouvait rien pour apaiser l'île.

Les nouvelles parvenues à l'Assemblée en décembre, janvier, février, mars, accrurent l'émotion publique ; les troubles s'étendaient : les hommes de couleur libres, exaspérés, peu confiants dans les concordats précaires conclus en quelques points de l'île, s'unissaient aux noirs soulevés ou même les soulevaient. Et il semblait même que là où les hommes de couleur libres restaient calmes, les esclaves noirs ne se soulevaient pas. Il devenait donc tous les jours plus évident que s'il restait une chance d'apaiser l’île, c'était de ramener les mulâtres en leur restituant les droits politiques.

 

LE DISCOURS DE GUADET EN FAVEUR DES HOMMES DE COULEUR

En vain les modérés, les représentants des colons blancs s'obstinaient-ils dans la résistance. La nécessité devenait plus pressante tous les jours : d'ailleurs, l'influence de la Gironde grandissait, et, dans la deuxième moitié de mars, juste au moment où le ministère girondin arrivait au pouvoir, le débat décisif s'engagea. C'est Guadet qui, avec une éloquence incisive et véhémente, soutint que le décret du 24 septembre rendu par la Constituante ne faisait pas partie de la Constitution, qu'on pouvait donc le modifier, et que la politique le conseillait.

Comme pour bien marquer, en cette question si disputée des colonies, la victoire des Girondins sur les Feuillants, c'est le discours de Barnave en septembre 1791 que Guadet cita plus d'une fois, pour le réfuter : et cette sorte de combat rétrospectif contre Barnave atteste le grand souvenir laissé par le jeune et brillant avocat de bourgeoisie modérée. « Je n'examine, s'écria Guadet, que le principe posé par M. Barnave et, m'emparant de ses propres expressions, répétant avec lui que le passé est le préliminaire de l'avenir, je vous dirai : voulez-vous sauver Saint-Domingue ? Révoquez le décret du 24 septembre et maintenez celui du mois de mars. Il n'y a plus à cet égard ni doute ni incertitude, toutes les parties intéressées ont reconnu que c'est à cette mesure que tient le salut des colonies ; un concordat passé entre elles a proscrit d'avance, comme funeste, le décret du 24 septembre. Vouloir le faire exécuter, ce serait vouloir la subversion entière des colonies, ce serait appeler sur le royaume les plus grands, les plus terribles désastres. Hâtez-vous donc, m'écrierai-je à mon tour, de décider dès à présent la question comme j'ai l'honneur de vous la proposer. Ne craignez pas une grande, profonde et décisive démarche qui doit infailliblement sauver la patrie ; votre délibération va décider aujourd'hui du sort de la France, car, ne vous y trompez pas, si, maintenant le décret du 24 septembre, vous laissez dans les mains des colons blancs l'état politique des hommes de couleur, Saint-Domingue est perdu, et vous léguez à vos successeurs non pas seulement une guerre éternelle et des troubles interminables, mais, au lieu de la colonie la plus florissante du monde, des ruines et des monceaux de cendres. »

Dénonçant la pusillanimité et la fausse vue de Barnave, il dit avec force : « Les représentants du peuple crurent les oppresseurs plus forts que les opprimés et ils abandonnèrent ces derniers de peur de voir la colonie périr avec eux. Mais heureusement ce calcul si décourageant pour les amis de la liberté s'est trouvé faux ; les tyrans (c'est-à-dire les colons blancs) ont été les plus faibles, ils ont été vaincus, que dis-je, vaincus, ils n'ont pas osé résister ; ils n'ont pas osé se prévaloir de ce décret auquel les factieux de leur parti avaient eu le courage de prétendre que le salut des colonies était attaché ; ils l'ont annulé d'avance, et ce n'est que dans cette mesure qu'ils ont trouvé le salut de leurs propriétés, de leur vie, de la colonie entière... Quel motif vous arrêterait donc encore ? O vous qui rendîtes ce décret barbare, mais nécessaire dans votre pensée, que tardez-vous à le révoquer ? Vous m'avez donné un remède pour me guérir, il est démontré qu'il va me tuer, souffrirez-vous que je l'avale, et ne m'arracherez-vous pas des mains la coupe fatale ? (Applaudissements réitérés).

« Pardonnez, Messieurs, si j'insiste autant sur ce point, mais la difficulté est là toute entière. Car, je le dis à regret, mais les fonctions que je remplis ici m'en font la loi ; ce qu'il faut examiner avant tout, c'est de savoir lequel des deux décrets, ou de celui du 8 mars, ou de celui du 24 septembre, doit perdre les colonies ; non qu'à mes yeux le sort de la France soit éternellement lié à leur conservation, mais parce qu'il l'est au moins en ce moment ; mais parce qu'après les maux inséparables d'une révolution, au milieu des efforts qu'on fait de toutes parts pour la faire rétrograder et des dangers de plus d'un genre qui nous menacent, la perte subite de nos colonies pourrait être l'époque de la perte de notre liberté.

« Ainsi, me dira-t-on, vous sacrifiez les principes à l'intérêt ; vous mettez la politique avant la justice... Ah ! Messieurs, loin de moi cette idée : la politique vient des hommes et la justice vient de Dieu ; j'espère ne l'oublier jamais. » (Applaudissements.)

Notez au passage ce trait de déisme qu'on n'a pas relevé, je crois, et que nous rappellerons lorsque bientôt Guadet accusera violemment Robespierre pour avoir prononcé aux Jacobins le mot de Providence.

Je me hâte et ne puis donner qu'une bien faible idée du merveilleux discours de Guadet, si pressant, si varié de ton et où une argumentation coupante et agressive est secondée par une vive émotion humaine. Je ne relève plus que deux points, ce qu'il dit de l'opinion des ports, et ce qu'il dit du prétendu caractère constitutionnel et irrévocable du décret du 24 septembre : « On m'opposera peut-être le vœu contraire qu'ont exprimé plusieurs villes de commerce et on me répétera ce que disait M. Barnave, le 24 septembre, que l'intérêt des commerçants est ici l'intérêt de la France elle-même. Mais, parmi ces villes de commerce, on voudra bien ne pas comprendre la plus importante de toutes, celle de Bordeaux, qui n'a cessé de réclamer, en faveur des hommes de couleur libres, l'exercice des droits de citoyen, et qui, fière de cette conduite autant que des injures qu'elle lui a méritées de la part de M. Marthe de Gouy, ne l'a jamais démentie et ne la démentira jamais. Parmi les villes de commerce dont le vœu est contraire à la révocation du décret du 24 septembre, on voudra bien ne pas comprendre aussi celle de Nantes qui, éclairée enfin sur les véritables troubles de Saint-Domingue et sur les moyens de les arrêter, vient, par une pétition signée de 600 citoyens, d'indiquer, comme un de ces moyens, la révocation du décret du 24 septembre.

« Que reste-t-il donc ? Le Havre. Or, il est bon de savoir que cette place n'a de relations commerciales dans nos colonies qu'avec les blancs, qu'elle a d'ailleurs des maisons de commerce établies et qu'ainsi la cause des colons blancs est en quelque sorte la sienne.

« Eh ! sans cela, Messieurs, concevrait-on l'acharnement dont les commerçants de cette ville ont fait preuve contre les hommes de couleur ? Concevrait-on que cette ville, où il y a d'ailleurs du patriotisme, eût pu devenir un foyer de conjuration contre les principes d'humanité et de justice, qui dirigèrent l'Assemblée nationale constituante, à l'égard des hommes de couleur, jusqu'à l'époque du 18 mai ? Concevrait-on la joie barbare qu'elle fit éclater à la nouvelle du supplice d'Ogé ? Concevrait-on les malédictions dont elle chargea la mémoire de cette infortunée victime de la fureur des coloris blancs ? »

Ainsi les Girondins se flattaient, sans doute avec quelque exagération, d'avoir amené à eux, dans cette question, presque toute la bourgeoisie des ports. Ils avaient réussi en tout cas à la diviser'.

Sur le second point, après avoir démontré, non sans quelque subtilité, que l'Assemblée constituante, quand elle rendit son décret du 24 septembre, avait épuisé son pouvoir constituant, puisqu'elle avait déjà déclaré elle-même que ses travaux étaient terminés, Guadet s'écrie : « Je n'insisterai pas, Messieurs, sur ce que le principe que je combats ici a d'offensant pour la souveraineté du peuple ; je me contenterai d'observer que s'il est d'un bon citoyen de faire éclater son respect et son amour pour la Constitution, il n'est pas d'un homme libre d'afficher l'idolâtrie pour le corps constituant et de prétendre que, semblable à Dieu, il conserve sa toute-puissance après avoir fini son œuvre. » (Applaudissements.)

Parole remarquable : car pour la première fois, je crois, la souveraineté du peuple était mise au-dessus de la Constitution de 1791. « L'idolâtrie » pour le livre sacré, que les jeunes gens et les vieillards avaient porté processionnellement à la Législative, est atteinte. Et, en vérité, l'Assemblée constituante, en la question des colonies, avait été si imprévoyante et si versatile que la France ne pouvait être liée à jamais par le dernier de ses décrets contradictoires.

 

LE DÉCRET DU 24 MARS 1792

Malgré d'habiles répliques de Viénot-Vaublanc et de Mathieu Dumas, l'Assemblée adopta la motion girondine, à la presque unanimité. Gensonné en donna une dernière lecture le 24 mars 1792.

« L'Assemblée nationale, considérant que les ennemis de la chose publique ont profité de ce genre de discorde pour livrer les colonies au danger d'une subversion totale, en soulevant les ateliers, en désorganisant la force publique et en divisant les citoyens dont les efforts réunis pouvaient seuls préserver leurs propriétés des horreurs du pillage et de l'incendie ;

« Que cet odieux complot paraît lié aux projets de conspiration qu'on a formés contre la Nation française et qui devaient éclater à la fois dans les deux hémisphères ;

« Considérant qu'elle a lieu d'espérer de l'amour de tous les colons pour leur patrie, qu'oubliant les causes de leur désunion et les torts respectifs qui en ont été la suite, ils se livreront sans réserve à la douceur d'une réunion franche et sincère qui peut seule prévenir les troubles dont ils ont tous été également victimes et les faire jouir des avantages d'une paix solide et durable :

« Décrète qu'il y a urgence. L'Assemblée nationale reconnaît et déclare que les hommes de couleur et nègres libres doivent jouir ainsi que les colons blancs de l'égalité des droits politiques ; et, après avoir décrété l'urgence, décrète ce qui suit :

« ARTICLE PREMIER. — Immédiatement après la publication du présent décret, il sera procédé dans chacune des colonies françaises des îles du Vent et Sous-le-Vent à la réélection des assemblées coloniales et des municipalités dans les formes prescrites par le décret du 8 mars 1790 et l'instruction de l'Assemblée nationale du 28 du même mois ;

« ART. 2. — Les personnes de couleur, mulâtres et nègres libres, jouiront, ainsi que les colons blancs, de l'égalité des droits politiques ; ils seront admis à voter dans toutes les assemblées primaires et électorales et seront éligibles à toutes les places, lorsqu'ils rempliront d'ailleurs les conditions prescrites par l'article 4 de l'instruction du 28 mars.

« ART. 3. — Il sera nommé, par le roi, des commissaires civils au nombre de trois pour la colonie de Saint-Domingue et de quatre pour les îles de la Martinique, de la Guadeloupe, de Sainte-Lucie et de Tabago.

« ART. 4. — Les commissaires sont autorisés à prononcer la suspension et même la dissolution des assemblées coloniales actuellement existantes, à prendre toutes les mesures nécessaires pour accélérer la convocation des assemblées paroissiales et y entretenir l'union, l'ordre et la paix ; comme aussi à prononcer provisoirement, saune recours à l'Assemblée nationale, sur toutes les questions qui pourront s'élever sur la régularité des convocations, la tenue des assemblées, la forme des élections et l'éligibilité des citoyens.

« ART. 5. — Ils sont également autorisés à prendre toutes les informations qu'ils pourront se procurer sur les auteurs des troubles de Saint-Domingue et leur continuation, si elle avait lieu, à s'assurer de la personne des coupables, à les mettre en état d'arrestation et à les faire traduire en France pour y être mis en accusation, en vertu d'un décret du Corps législatif, s'il y a lieu.

« ART. 6. — Les commissaires civils seront tenus, à cet effet, d'adresser à l'Assemblée nationale une expédition en forme des procès-verbaux qu'ils auront dressés et des déclarations qu'ils auront reçues concernant lesdits prévenus.

« ART. 7.— L'Assemblée nationale autorise les commissaires civils à requérir la force publique toutes les fois qu'ils le jugeront convenable, soit pour leur propre sûreté, soit pour l'exécution des ordres qu'ils auront donnés en vertu des précédents articles.

« ART. 8. — Le pouvoir exécutif est chargé de faire passer dans les colonies une force armée suffisante et composée en grande partie de gardes nationales...

« ART. 11. — Les comités de législation, de commerce et des colonies réunis s'occuperont incessamment de la rédaction d'un projet de loi pour assurer aux créanciers l'exercice de l'hypothèque sur les biens de leurs débiteurs dans toutes nos colonies. »

Ce décret capital marque, dans la question coloniale, la fin de la politique des Feuillants et de l'oligarchie des colons blancs. Les dispositions prises sont assez rigoureuses pour que, cette fois, le décret soit exécuté. Il est vrai que les commissaires civils sont nommés par le roi. L'Assemblée n'avait pas osé les nommer elle-même. Dans la rédaction primitive, Gensonné avait prévu cependant que les commissaires seraient pris hors de l'Assemblée mais nommés par elle. C'était l'acheminement aux délégations souveraines que donnera plus tard la Convention. Mais la Législative se récria ; et la question préalable fut votée à la presque unanimité, d'un côté par les Feuillants, qui ne voulaient pas faire une brèche irréparable au pouvoir exécutif, d'autre part par les Girondins,' qui affectaient d'être rassurés sur les actes du roi par le choix des nouveaux ministres.

Merlin de Thionville, qui représentait presque seul à l'Assemblée la politique anticoloniale, qui avait demandé, au grand scandale de tous ses collègues, que les intérêts coloniaux fussent séparés des intérêts de la métropole et que Saint-Domingue payât elle-même plus tard les frais de l'expédition destinée à la secourir, Merlin s'opposa à ce que les commissaires fussent nommés par l'Assemblée. Il voulait laisser toute la responsabilité au roi ; et, en même temps, il parlait, lui aussi, de sa confiance aux nouveaux ministres.

Cambon s'éleva contre la nomination par le roi. Il voulait le concours de l'Assemblée et du roi pour le choix des commissaires. « Je vois avec peine, dit-il, que les amis de la liberté concourent eux-mêmes à protéger les agents du roi parce qu'un nouveau ministère entre en fonctions. » En fait, les choix qui furent faits donnèrent satisfaction à la Gironde, puisque trois mois après, le 15 juin, Vergniaud proposa et fit adopter sans débat un décret additionnel qui accroissait les pouvoirs des commissaires civils, leur donnait le droit de dissoudre non seulement les assemblées coloniales, mais encore les assemblées provinciales et les municipalités, leur conférait le pouvoir de requérir les forces navales pour assurer leur débarquement et les revêtait d'insignes officiels destinés à rendre leur pouvoir visible. « Les commissaires civils porteront, dans l'exercice de leurs fonctions, un ruban tricolore, passé en sautoir, auquel sera suspendue une médaille d'or, portant d'un côté ces mots : la Nation, la loi et le roi, et de l'autre ceux-ci : Commissaire civil. » C'est déjà l'écharpe des conventionnels envoyés aux armées.

 

LA RÉPLIQUE DE BARNAVE

Guadet, dans son discours, ne s'était pas borné à réfuter les rapports et les théories de Barnave à la Constituante. Il l'avait attaqué personnellement avec une véhémence extrême. Il avait dit que Barnave avait pris « pour les fureurs de Saint-Domingue les fureurs de l'hôtel Massiac » et que Barnave et Malouet étaient allés à l'hôtel de Massiac même se concerter avec les représentants des colons.

Théodore de Lameth (ses deux frères, Alexandre et Charles, ayant été constituants ne pouvaient siéger à la Législative), se leva pour défendre son ami. Sa voix fut couverte par les huées. De Grenoble, Barnave envoya, le 2 avril, une réponse à Guadet. Sur le fond des choses elle était faible : Barnave ne pourra pas se défendre devant l'histoire d'avoir encouragé, par ses complaisances aux colons blancs, une résistance égoïste qu'un peu de fermeté eût brisée aisément. Mais, où il prenait sa revanche, c'est lorsqu'il signalait, en termes menaçants et un peu vagues, les lacunes, l'insuffisance du décret appuyé par Guadet, et dont la question immense des esclaves noirs était absente.

« Du reste, disait Barnave, il ne faut pas se le dissimuler, le parti que l'on vient d'adopter entraîne d'immenses conséquences ; il échauffe, il hâte, il précipite une grande crise de la nature. Au point où nous sommes arrivés, la plus funeste erreur serait d'imaginer qu'on a fondé un ordre durable et de fermer les yeux sur l'avenir ; soit qu'on veuille ou favoriser ou ralentir l'effet de cette grande impulsion, il est également nécessaire de la prévoir, car si l'on ne prenait à temps des mesures puissantes, ou pour prévenir, ou pour diriger le mouvement qu'elle imprime, les choses livrées à elles-mêmes arriveraient en peu d'années à des résultats plus terribles encore que ceux qu'on a vus, et tous les systèmes seraient confondus dans une calamité commune. »

C'est en ouvrant ces vastes et sombres perspectives que Barnave se vengeait de la Gironde : et il est vrai qu'après le décret qui donnait satisfaction aux hommes de couleur libres, devenus, par la combinaison des événements, les alliés des esclaves noirs, ceux-ci allaient recevoir un nouvel élan vers la liberté ; or, pour régler cet élan ou pour lui ouvrir une voie, le projet voté par la Législative ne faisait rien.

Ducos s'était risqué, le 26 mars, à proposer à l'Assemblée un projet en quatre articles dont l'article 1er disait : « Tout enfant mulâtre sera libre en naissant quel que soit l'état de sa mère ». L'Assemblée vota avec colère la question préalable, et Ducos ne put même pas soutenir à la tribune son opinion.

 

LE TRAFIC COLONIAL EN 1792

Les troubles de Saint-Domingue jetèrent assurément quelque malaise dans les ports et dans l'activité générale du pays. Le chiffre des échanges entre la France et les îles était si élevé, il représentait une part si importante de l'activité économique de la France, que la seule crainte de voir ce grand trafic aboli, ou même suspendu, ou simplement réduit, agitait gravement les esprits et les intérêts.

Pourtant, il faut se garder de croire que, du coup et dès l'année 1792, les transactions de la France avec les îles du Vent et les îles Sous-le-Vent sont sérieusement menacées. Les cris d'effroi des colons avaient déterminé d'abord une sorte de panique, mais on ne tarda pas à s'apercevoir que le mal était assez limité, que le nombre des établissements incendiés et mis vraiment hors d'état de produire était faible et qu'en bien des points les mulâtres et les hommes de couleur libres, rassurés à demi par les concordats conclus par les colons, avaient pu ou apaiser ou prévenir les soulèvements d'esclaves.

Ainsi, de grands essaims de navires continuaient à s'envoler de nos quais vers les îles lointaines, y portant les vins et les draps, les produits de France, et rapportant le sucre et le café.

Le journal de Brissot dit formellement, à la- date du mercredi, 25 janvier : « En supposant deux cents sucreries brûlées, ce qui est au-dessus de la vérité, ce ne serait pas un sixième dans le produit ordinaire de Saint-Domingue, et observez que si les cases ont été brûlées, les cannes à sucre ne l'ont pas été. »

Si l'on se défie de l'affirmation de Brissot, qui pouvait chercher à atténuer un désastre dont les modérés et les colons blancs l'accusaient frénétiquement d'être le principal auteur, il me semble bien du moins que le langage des orateurs de tous les partis ne peut laisser aucun doute. Dans la grande discussion de mars, les Girondins et les modérés paraissent d'accord pour reconnaître que les ravages ont été arrêtés. Guadet dit : « Qui est-ce qui a arrêté la révolte des esclaves à Saint-Domingue ? La réunion des hommes de couleur libres et des colons blancs. Qui est-ce qui l'a prévenue à la Martinique ? La réunion des hommes de couleur libres et des colons. C'est à celte mesure, à cette mesure unique que toutes les nouvelles officielles de la Martinique et de Saint-Domingue attribuent la conservation de ces fies. »

Ces paroles ne soulèvent aucune protestation. L'Assemblée savait donc que le désastre avait été enrayé.

L'orateur modéré, Mathieu Dumas, trace un tableau très sombre de l'état de Saint-Domingue, mais où il apparaît bien que les relations de commerce de la France avec les grandes Iles, si elles sont quelque peu troublées et comme saccadées, ne sont pas précisément amoindries. Il me semble qu'il pressent des périls futurs plutôt qu'il ne constate des dommages immédiats.

« Nous parviendrons, je l'espère, à apaiser les troubles de la colonie, mais ils ont eu déjà une influence fatale sur le commerce et sur la navigation nationale. Les étrangers se pressent d'envahir une partie de celui qui était exclusivement réservé à nos ports. Les administrateurs et les tribunaux sont sans force pour s'opposer à ces entreprises ; elles seront de plus en plus colorées du prétexte de porter du secours à ces contrées désolées. Ces liaisons ne seront même plus revêtues des déguisements auxquels l'interlope avait recours ; et, tandis que nous sauverons les débris de cette colonie, nous la perdrons de fait, en perdant son commerce. Un sentiment généreux et fraternel anime tous les ports et y multipliera les armements, mais une juste épouvante frappe nos négociants et nos navigateurs. Ils portent à la colonie des secours que nous devons exciter et encourager par toutes sortes de moyens ; mais ils sont menacés de n'obtenir que de faibles retours et à des prix exorbitants... Il est temps de rassurer cette nombreuse partie de la population qui reçoit sa subsistance des colonies et qui, à son tour, les a fait longtemps prospérer ; il est temps que Saint-Domingue puisse compter sur des expéditions régulières et bien préférables à ces liaisons passagères, tantôt rares, tantôt fréquentes, qui aujourd'hui procureront une grande abondance et qui dans peu laisseraient la colonie dans la disette. Hâtons-nous de circonscrire le commerce étranger dans ses anciennes limites ; faisons, tandis qu'il en est temps encore, cesser des habitudes qui ne pourraient se prolonger qu'au détriment de la fortune publique et par la ruine d'une multitude de Français. »

En somme, Mathieu Dumas ne paraît pas croire que la force productive de la colonie et sa puissance d'achat soient sérieusement atteintes. Il craint surtout que le besoin urgent où était Saint-Domingue de grains, d'approvisionnements et de matériaux de construction n'encourage les étrangers, Anglais ou Américains, à y apporter leurs produits, et qu'ainsi se créent des habitudes défavorables au commerce français. L'Assemblée essaya de parer à ce danger par l'article 12 du décret :

« L'Assemblée nationale, désirant venir au secours de la colonie de Saint-Domingue, met à la disposition du ministre de la marine une somme de six millions pour y faire parvenir des subsistances, des matériaux de construction, des animaux et des instruments aratoires. »

Plus tard, le ministre de la marine fut autorisé à prélever ces six millions sur les versements que faisaient les Etats-Unis, qui étaient encore, à ce moment, débiteurs de la Fiance : et il est curieux de suivre, dans la correspondance du représentant américain, Gouverneur Morris, les négociations sur cet objet. Les ministres français pressaient les Etats-Unis de hâter le paiement. Morris proposait des combinaisons qui auraient assuré aux Etats-Unis « l'avantage de voir employer de fortes sommes à l'achat d'objets qui soient les produits de notre pays et l'industrie de ses habitants laborieux ». (21 décembre 1792.)

Je crois donc pouvoir conclure que les troubles de Saint-Domingue, s'ils semèrent l'inquiétude et blessèrent gravement quelques intérêts, ne suffirent pas à arrêter, dans l'année 1792, l'activité économique de la France. Et l'on est moins surpris de constater que, dans cette année même, l'essor des manufactures coïncide avec les désordres des colonies. Il n'y eut pas arrêt des transactions.

Mais un moment, dans le mois de janvier 1792, les affaires coloniales eurent leur répercussion sur le prix du sucre. Il monta rapidement d'une manière extraordinaire, de 30 sous à 3 livres. Il doubla en quelques jours : le peuple de Paris, exaspéré, se souleva, pilla magasins et boutiques.