HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE II. — LA GUERRE OU LA PAIX

 

QUATRIÈME PARTIE.

 

 

LES OBJECTIONS DE DAVERHOULT

Daverhoult, qui avait poussé, comme nous l'avons vu, aux premières démarches vigoureuses contre les émigrés et les électeurs et qui avait ainsi ouvert les voies de la guerre générale, s'effraie maintenant des vastes plans belliqueux de la Gironde et il les dénonce avec force et précision.

« Si donc j'ai prouvé que cette ligue des princes n'est que défensive, qu'il dépend de nous seuls de déjouer par nos opérations intérieures les desseins de ceux qui voudraient modifier notre Constitution dans un congrès, s'il n'est pas moins prouvé que tous les princes ont besoin de la paix, et déjà ils vous en ont donné la preuve en dispersant les attroupements qui portaient atteinte à votre tranquillité intérieure, que deviennent alors les phrases de ceux qui voudraient vous exciter à faire une guerre injuste ?

« Ce n'est pas devant vous et dans une discussion où il s'agit du salut de la chose publique, que je sais composer avec la vérité.

« L'on vous induit en erreur lorsque, bâtissant sur des hypothèses et en vous circonvenant de vaines terreurs, l'on veut vous engager à attaquer l'Empereur pour forcer cette ligue de princes à prendre le caractère offensif ; car, la déclaration que le traité de 1756 est rompu et la satisfaction qu'on demande équivalent à une déclaration de guerre. C'est donc par une misérable équivoque qu'on a opposé, dans cette tribune, la dignité de la Nation française à celle d'un seul homme couronné. Tant que les Nations nos voisines n'auront pas changé leur gouvernement, l'homme qui est à leur tête est leur représentant de fait et sa dignité devient la dignité nationale.

« Je ne vous répéterai pas que le traité avec l'Autriche vous est onéreux, toute la France le sait, il est inutile d'en donner des preuves, et ce n'est pas ici qu'on doit débiter des lieux communs, mais ce qui est digne de votre attention, c'est d'examiner si c'est dans l'instant où vous n'avez aucun autre allié, où toutes les liaisons entre les différentes Cours sont formées, que vous devez, non seulement rompre ce traité, mais forcer Léopold à la guerre, sur l'espoir douteux que d'autres puissances formeront des traités avec vous.

« Est-ce d'après des données aussi incertaines que nous devons agir, Messieurs, lorsqu'il s'agit du salut public ? Et, s'il m'est permis de me servir d'une phrase aussi triviale, est-ce en bâtissant des châteaux en Espagne que nous défendrons la liberté et la Constitution française ?

« Ne vous le dissimulez pas, l'Empereur et la Prusse qui, seuls, ont cinq cent mille baïonnettes à leurs ordres resteront unis et seront forts de l'alliance de toutes les autres puissances quand la guerre sera injuste de votre part et qu'elle ne sera pas nécessitée aux yeux de tous les peuples par la conduite de ces mêmes puissances.

« L'on vous a donné l'exemple de l'Angleterre, mais l'on ne vous a pas dit que, supérieure sur mer à toutes les autres puissances, elle n'avait rien à craindre pour elle-même par sa position. L'on vous a cité Charles XII, mais l'on vous a passé Pultawa sous silence.

« Messieurs, soyons vrais ; les amis de la liberté voudraient venir au secours de la philosophie outragée par la ligue des princes, ils voudraient appeler tous les peuples à cette liberté, et propager une sainte insurrection ; voilà le véritable motif des démarches inconsidérées qu'on vous propose. Mais devez-vous laisser à la philosophie elle-même le soin d'éclairer l'univers, pour fonder, par des progrès plus lents mais plus sûrs, le bonheur du genre humain et l'alliance fraternelle de tous les peuples ? Ou bien devez-vous, pour hâter ces effets, risquer la perte de votre liberté et celle du genre humain, en proclamant les Droits de l'Homme au milieu du carnage et de la destruction ?

« Cette entreprise ne sera noble, grande, digne de vous, que lorsque, provoqués à une guerre devenue juste et nécessaire, l'attaque sera le seul moyen de défense, lorsqu'en vous constituant en état de guerre effective, vous pourrez prouver à l'univers entier, qui vous contemple, et à la France, qui vous a confié ses plus chers intérêts, que c'est pour maintenir sa Constitution, dont vous êtes les gardiens, que vous allez confier son sort et le sang de vos frères au hasard des combats.

« Laissons donc à la philosophie le soin d'éclairer l'univers et si l'aveuglement de cette ligue des princes devance l'heure qui a été marquée de toute éternité pour fonder le seul empire durable, celui de la raison, plaignons le sort de l'humanité souffrante, qui alors ne verrait luire ces beaux jours qu'après un orage aussi terrible. »

 

LA RÉPLIQUE DE BRISSOT

Le discours de Daverhoult porta, et Brissot se crut obligé de lui répondre par une note du Patriote Français (26 janvier).

« M. Daverhoult a rejeté mon projet, parce que, dit-il, il porte sur une fausse hypothèse de ligue entre diverses puissances contre la France. Je réponds : 1° que ce n'est point une hypothèse, que la ligue est prouvée par les différents actes que j'ai rapportés.

« 2° Je dis que mon système roule sur ce dilemme : ou l'Empereur veut nous attaquer ou il ne veut que nous effrayer ; dans le premier cas il faut le prévenir, dans le second, le forcer à reculer.

« Ni M. Daverhoult ni les orateurs qui m'ont attaqué n'ont répondu à ce dilemme. »

La réplique de Brissot était pitoyable. D'abord il n'avait pas démontré du tout l'existence d'tine ligue offensive. Et puis, cette prétention d'enfermer dans un dilemme la réalité mouvante et multiple du monde était odieusement ridicule. La vérité est que l'Empereur était pris entre des forces très divergentes et des exigences très opposées. Il souffrait des périls de sa sœur, mais il ne voulait pas déclarer la guerre à l'aventure. Ses sentiments fraternels, le point d'honneur monarchique lui conseillaient d'intervenir, mais son intérêt politique lui conseillait l'abstention. Et il manœuvrait pour concilier ces nécessités contraires. Il pouvait donc dépendre de la France elle-même et de l'Assemblée que l'esprit de Léopold inclinât enfin d'un côté plutôt que de l'autre, et la rouerie pédantesque et plate de Brissot enfermant dans les branches grêles d'un dilemme la formidable question de la paix ou de la guerre et l'avenir même de l'humanité libre apparaît, dans cette note, d'une façon bien déplaisante.

En fait, dans tout le débat, une seule parole vraie et profonde avait été dite, c'est celle de Vergniaud, signalant l'état d'anxiété, d'angoisse qui poussait le pays à brusquer une décision, il fallait obliger la maladie « à se déclarer ». Mais nul, dans l'Assemblée, n'avait eu le courage de dire : Cette angoisse, d'où nous vient-elle ? Est-ce du dehors ou du dedans ?

En fait, ce sont les rapports de la Révolution et de la Royauté traîtresse, sournoise, paralysante, qui auraient dû être abordés.

La Législative a fui le problème terrible ; elle s'est réfugiée dans la guerre immense, comme un homme obsédé se réfugie dans la tempête pour étourdir un souci qu'il ne peut chasser, pour calmer l'énervement d'un doute insoluble. Et le médiocre Méphistophélès de la Gironde a guetté cette heure de lassitude intime de la Révolution pouf lui faire conclure un pacte de guerre.

Au moment où j'écris le monde entier est encore lié par ce pacte. Quand donc l'humanité socialiste le brisera-t-elle ?

Il est tellement fort et il a si étroitement lié, depuis plus d'un siècle, les consciences et les esprits, que même les plus hauts penseurs, même ceux qui ont un grand cœur pacifique et fraternel ne semblent pas concevoir que la Révolution ait pu être séparée de la guerre.

En cette même séance du 17 janvier, Condorcet, n'essayant même pas d'appuyer Daverhoult et de s'opposer aux démarches irréparables, s'ingénie seulement à épurer la guerre de toute pensée trop grossière de conquête, et à la restreindre. Il croit qu'une diplomatie franchement révolutionnaire pourrait aisément nouer des alliances, surtout avec l'Angleterre, et il demande que le pouvoir exécutif renouvelle tout son personnel de représentants au dehors.

 

LE JUGEMENT DE CABET

Plus tard, le noble et doux communiste Cabet, écrivant, en 1832, un chapitre sur la Révolution française, ne se pose même pas le problème. Il ne semble pas soupçonner qu'une autre politique fût possible que celle des Feuillants, royaliste et pacifique, ou celle des Girondins, révolutionnaire et belliqueuse.

« Cependant les patriotes, qui reçoivent chaque jour des avertissements et que mille apparences inquiètent et effraient, se demandent sans cesse : Mais le roi ne nous trahit-il pas ? L'étranger n'a-t-il pas résolu la guerre ?

« Les Constituants et les modérés, réunis dans le club des Feuillants (doctrinaires et juste-milieu d'alors), voulant concentrer tout le pouvoir dans la bourgeoisie, redoutant le peuple proprement dit, croient ou feignent de croire à la sincérité de Louis XVI, ou du moins se flattent que la douceur et les concessions vaincront enfin ses répugnances pour la Révolution ; ils prétendent que les rois craignent la France bien plus qu'elle ne doit les craindre elle-même ; que c'est pour eux surtout que la paix est un besoin impérieux ; que leurs menaces ne sont que des fanfaronnades ; que leurs préparatifs sont purement défensifs, qu'il faut éviter toutes les mesures qui pourraient les inquiéter et qu'on évitera la guerre si la Révolution est sage. Leur devise est légalité, constitution, confiance, modération et paix.

« Louis XVI choisit ses ministres parmi eux, mais il conspire avec ceux qui veulent se rendre ses complices et trompe les autres ; il leur cache ses correspondances particulières, les résolutions hostiles des étrangers, leurs préparatifs d'attaque et même leur marche vers nos frontières.

« D'un autre côté, il invoque sans cesse une Constitution qui lui donne assez de pouvoir pour qu'il puisse trouver moyen de la renverser...

« Les autres, en beaucoup plus grand nombre, parmi lesquels se trouvent les fameux Girondins, le duc d'Orléans et son fils, réunis dans le club des Jacobins, sont convaincus que Louis XVI ne se résignera jamais à la diminution de son ancienne autorité ; qu'il conspire contre la Constitution ; qu'il s'entend avec l'émigration et avec l'étranger ; que l'intérêt des rois est d'étouffer la Révolution ; qu'ils veulent non seulement rétablir le pouvoir absolu, mais surtout démembrer le royaume ; que leurs préparatifs sont hostiles ; que la guerre est inévitable ; que le danger est imminent et pressant ; enfin, que le salut public exige qu'on se prépare à la guerre et qu'on fasse expliquer catégoriquement les gouvernements étrangers sur leurs intentions et leurs projets. »

Ce tableau tracé par Cabet serait admirable en sa brièveté si, à propos de la question de la guerre, il n'y avait quelques traits inexacts et brouillés, et aussi une singulière lacune. Ce ne sont pas les modérés tout d'abord, ce ne sont pas les Feuillants qui ont voulu persuader au pays que les souverains étrangers veulent la paix et ont peur de la France. C'est la Gironde, c'est Brissot. Et c'est Brissot aussi qui combat la « défiance ».

Il n'est pas vrai non plus que les modérés se soient tous et systématiquement opposés à la guerre, à toute guerre. Sous l'inspiration de Narbonne, de Madame de Staël et même de quelques-uns des anciens Constituants, ils ont voulu tenter l'aventure[1].

Enfin, Cabet oublie complètement et semble même ignorer l'immense effort de Robespierre, du journal de Prudhomme, d'une très notable partie des Jacobins pour ne se livrer ni à la Cour, ni à la Gironde, ni au modérantisme, ni à la guerre, et pour diriger vers la démocratie et la paix le torrent des forces révolutionnaires.

Dans la tradition révolutionnaire, dans l'image un peu déformée que se transmettent les générations, la guerre et la Révolution sont liées. Et c'est, si je puis dire, cette superposition d'images qui, plus d'une fois, permit aux républicains et aux bonapartistes de marcher d'accord contre les menaces et les retours offensifs de l'ancien régime.

 

L'OPINION DE LAPONNERAYE

Chose curieuse. L'ardent robespierriste Laponneraye, qui connaissait à fond la vie de Robespierre, dont il a édité les œuvres, dans les leçons populaires qu'il faisait, en 1831, sur l'Histoire de la Révolution, n'a pas même signalé les grands efforts de Robespierre pour maintenir la paix. Il signale pourtant, avec une clairvoyance aiguisée par la haine la duplicité des Girondins dans la préparation de la guerre : « Il ne manquait plus au triomphe des Girondins que de compromettre le roi avec l'Europe et de le mettre dans la nécessité de faire la guerre aux despotes conjurés pour le rétablir dans ses anciennes prérogatives : ils l'entreprirent et le succès couronna leurs efforts... Cependant il était encore possible au ministère de Louis XVI (en avril) de prévenir les hostilités sans déshonneur ; il aima mieux les entreprendre...

« Le gant est jeté, la lice est ouverte, les partis vont se précipiter l'un contre l'autre. Une lutte sanglante va s'engager pour vingt-cinq ans ; pendant un quart de siècle l'Europe roulera contre la France, la France roulera contre l'Europe, débordera sur l'Europe, et ce duel d'un peuple contre vingt peuples, d'une Nation contre un monde entier, se terminera par une invasion honteuse que l'un des plus grands capitaines de l'époque aura value à notre malheureuse patrie. D'abord défensive, la guerre deviendra offensive, car il n'est pas dans notre caractère d'attendre l'ennemi derrière des retranchements ; c'est au pas de charge et la baïonnette en avant que les Français se battent. Juste, légitime et toute de propagande, tant qu'elle soutiendra les intérêts de la Révolution, cette guerre, quelques années plus tard, deviendra inique, conquérante, spoliatrice, quand un soldat ennemi de la liberté s'en sera emparé pour la faire servir à ses projets ambitieux. »

Voilà comment, en 1831, un robespierriste exalté, qui adorait son héros comme un saint, résumait le grand drame de révolution et de guerre dont nous cherchons en ce moment les origines. Il n'est point dupe de la manœuvre girondine et il ne croit pas que la guerre fût inévitable ; mais comme cette indication est discrète et timide ! comme il néglige, de peur sans doute de scandaliser les ouvriers qui l'écoutaient, de signaler la lutte, si glorieuse pourtant, que soutint Robespierre contre les entraînements belliqueux ! Et il semble accepter cette « guerre de propagande » à laquelle Robespierre opposait de si fortes objections.

Ainsi, le torrent éblouissant et trouble, où la Gironde a mêlé les flots de la Révolution et les flots de la guerre, s'est creusé un lit jusque dans la conscience de roc des Montagnards et de, leurs héritiers.

C'est peut-être parce que la paix, l'harmonie internationale, nous apparaît à nous comme une condition absolue de l'avènement prolétarien et de la révolution sociale que nous portons jusque dans le passé, jusque dans la Révolution de la démocratie bourgeoise ce parti pris de paix.

Ce serait fausser le sens de l'histoire que de substituer notre sensibilité à celle des hommes de 92, mais en signalant ce qu'il y eut dès lors, dans la politique belliqueuse, d'intrigues, de sophismes et d'obscur énervement, nous préservons peut-être les générations nouvelles des déclamations héroïques et vaines qui ne propagent plus que les haines ineptes ou basses et l'esprit de réaction.

 

LE DÉCRET DU 25 JANVIER 1792

Comme conclusion à tous ces débats de janvier, l'Assemblée rendit, dans la séance du 25, un décret qui ressemblait vraiment à une déclaration de guerre :

« I. — Le roi sera invité, par un message, à déclarer à l'Empereur qu'il ne peut désormais traiter avec aucune puissance qu'au nom de la Nation française, et en vertu des pouvoirs qui lui sont délégués par la Constitution.

« II. — Le roi sera invité à demander à l'Empereur si, comme chef de la maison d'Autriche, il entend vivre en paix et en bonne intelligence avec la Nation française et s'il renonce à tout traité et convention dirigés contre la souveraineté, l'indépendance et la- sûreté de la Nation.

« III. — Le roi sera invité à déclarer à l'Empereur qu'à défaut par lui de donner à la Nation, avant le 1er mars prochain, pleine et entière satisfaction sur les points ci-dessus rapportés, son silence, ainsi que toute réponse évasive et dilatoire, seront regardés comme une déclaration de guerre.

« IV. — Le roi sera invité à continuer de prendre les mesures les plus promptes pour que les troupes françaises soient en état d'entrer en campagne au premier ordre qui leur en sera donné.

« L'Assemblée nationale charge son comité diplomatique de lui faire incessamment son rapport sur le traité du 17 mai 1756. »

Comme pour souligner le sens guerrier de ce décret, le maréchal de Rochambeau, commandant d'un des trois corps d'armée, concentré sur la frontière, prit séance ce même jour à l'Assemblée. Il lui demanda diverses mesures d'ordre militaire, et il termina par ces mots chaleureusement applaudis : « J'espère, messieurs, que par le fruit de vos déclarations, vous voudrez bien aider à soutenir le zèle qui anime, pour le service de l'Etat, une vieillesse plus que sexagénaire et l'âme encore brûlante d'un corps épuisé. » Le souffle héroïque et chaud de la Révolution rajeunissait les corps et les âmes.

Quel effet produisit ce décret de l'Assemblée sur la Cour de France, sur l'empereur d'Allemagne, sur les ministres de Louis XVI ? Il est clair que la guerre apparut à tous infiniment plus probable et plus proche. Mais rien de décisif ne jaillit encore.

 

MERCY ET L'ESPIONNAGE AUTRICHIEN

Mercy, averti par les débats de l'Assemblée, commence à prévoir la guerre, et il organise, d'accord avec la reine, un service d'espionnage. « Ce qui s'est passé à l'Assemblée, écrit-il à la reine le 24 janvier, justifie l'opinion que l'on a eue à Vienne de l'inutilité et même des inconvénients d'un Congrès. Il parait que le moment approche où les Cours s'expliqueront entre elles d'une manière précise ; on doit en être informé incessamment. Si la guerre éclate, il sera bien important que l'on sache, aux Tuileries, les mouvements de chaque jour et les intrigues de tous les partis. Il faudrait, à cet effet, des observateurs bien intelligents et actifs. On croit avoir des preuves que... y serait très propre. Par son canal, on établirait un concert de notions et de mesures ; sans cet accord, bien des choses essentielles échapperont. On supplie de faire attention à cette remarque. » C'est la trahison royale qui se précise.

 

LA QUESTION DE POLOGNE

Mais, malgré l'attitude tous les jours plus agressive de l'Assemblée, malgré même le décret, l'Empereur hésite encore. Il est vivement préoccupé de ses grands desseins en Pologne. Depuis des années, il manœuvrait pour soustraire la Pologne à l'influence russe et prussienne, pour la sauver de l'anarchie et pour y installer une monarchie héréditaire, alliée à l'Autriche et sur laquelle celle-ci aurait une grande autorité morale. Le 3 mai 1791, une révolution dans ce sens s'était opérée en Pologne, sous la conduite du roi Stanislas, enfin acquis aux vues de Léopold II. Le droit de veto, c'est-à-dire le droit reconnu à tout noble d'arrêter, par sa seule opposition, toute décision de la Diète, fut aboli.

Des garanties furent données aux paysans, des droits politiques furent accordés à la bourgeoisie, et un système de deux Chambres fut institué. Le ministère devait gouverner au nom d'une monarchie héréditaire. Et c'est dans la maison de l'Electeur de Saxe, alliée à la maison d'Autriche, que la couronne de Pologne devait être fixée. Ainsi, la Pologne et la Saxe réunies, associées, constituaient en Allemagne, contre la Prusse et la Russie, une force de premier ordre, et l'influence de l'Autriche dans le monde était singulièrement accrue : la Prusse ne pouvait plus lui arracher l'Allemagne. La Russie ne pouvait plus contrarier ses progrès en Turquie. On devine qu'il était cruel à Léopold II de renoncer à ce plan magnifique pour entreprendre une guerre onéreuse et périlleuse contre la Révolution.

Il lui était cruel de négocier avec la Prusse une entente contre la France, et de se condamner par là même à abandonner ses desseins en Pologne que la Prusse ne pouvait tolérer. Aussi, s'efforçait-il encore d'ajourner tout au moins la rupture avec la France et le mémoire qu'il adressa à Marie-Antoinette, le 31 janvier, répond certainement à ses pensées.

 

LE MÉMOIRE DE L'EMPEREUR DU 31 JANVIER 1792

Bien que la reine lui eût écrit d'envoyer une réponse « qu'on pût montrer », il est clair que c'est bien la politique de l'Empereur lui-même qui s'exprime dans ce mémoire : « 31 janvier 1792. Très chère sœur, je crois ne pouvoir mieux témoigner ma tendre amitié pour vous et pour le roi, en ces moments critiques, qu'en vous ouvrant mes sentiments sans la moindre réserve. Je m'en acquitte avec la plus entière cordialité par ce mémoire que je vous envoie pour servir de réponse à celui que vous m'avez fait parvenir par le canal du comte de Mercy. Charmé de voir que nos idées et nos vues se rencontrent dans les points les plus essentiels, je ne puis que bien augurer de l'issue ; elle sera à la fois tranquille et heureuse si elle répond aux vœux que me dicte l'attachement vif et éternel avec lequel je vous embrasse. »

Léopold II expose d'abord le plan de révision constitutionnelle qui, selon lui, devrait être appliqué : « Les imperfections de la nouvelle Constitution française rendent indispensable d'y acheminer des modifications pour lui assurer une existence solide et tranquille. L'Empereur applaudit à cet égard à la sagesse des bornes que Leurs Majestés Très Chrétiennes mettent à leurs désirs et à leurs vues.

« Le rétablissement de l'ancien régime est une chose impossible à exécuter, inconciliable avec la prospérité de la France. Le renversement des bases essentielles de la Constitution serait incompatible avec l'esprit actuel de la Nation et exposerait aux derniers malheurs. Lier cette Constitution avec les principes fondamentaux de la monarchie est le seul but auquel on peut raisonnablement viser.

« Les objets compris dans ce but sont tracés avec la précision la plus satisfaisante dans le mémoire envoyé par la reine[2]. Conserver au trône sa dignité et la convenance nécessaire pour obtenir le respect et l'obéissance aux lois ; assurer tous les droits, accorder tous les intérêts ; et, regardant comme objets accessoires les formes du régime ecclésiastique, judiciaire et féodal, rendre toutefois, dans la Constitution, à la noblesse un élément politique qui lui manque, comme partie intégrante de toute monarchie. Ces points d'amendement renferment tout ce qu'il est nécessaire de vouloir...

« Il y a quatre mois que l'Empereur partageait l'espoir que le temps, aidé de la raison et de l'expérience, suffirait seul pour réaliser les amendements. Les communications secrètes ci-jointes prouveront la bonne foi avec laquelle il seconda, sur cet espoir, la détermination du roi et de la reine et qu'il ne tint point à ses soins que les mêmes vues n'aient été adoptées par toutes les Cours — elles l'ont toutefois été par la plupart, et même par toutes, eu égard à l'effet —, ainsi que par les frères du roi et par les émigrés.

« Ce n'est pas que l'Empereur ne persiste encore à croire que le but devra et pourra être rempli sans troubles et sans guerre, car il est intimement convaincu que rien de solide ne pourra être effectué qu'en se conciliant la volonté et l'appui de la classe la plus nombreuse de la Nation, composée de ceux qui, voulant la paix, l'ordre et la liberté, sont aussi fortement attachés à la monarchie ; mais parce qu'ils ne sont pas tous parfaitement d'accord, parce qu'ils sont lents à se mouvoir et à se déterminer, parce que leur attachement à la Constitution est plus obstiné qu'éclairé, tout porte l'Empereur à craindre que cette même classe de gens, abandonnée à elle-même, ou se laissera toujours maîtriser, ou que ses bonnes intentions seront prévenues et rendues infructueuses par le parti républicain, dont le fanatisme dans les uns et la perversité des autres supplée au nombre par une énergie d'activité, d'intrigues et de mesures fermes et concertées qui doit nécessairement l'emporter sur le découragement, la désunion ou l'indifférence des premiers. Plus les chefs (si bien caractérisés dans le mémoire) qui dirigent ce parti sentent que le temps et le calme anéantiront leur crédit, plus ils se livrent à des mesures désespérées et violentes, et cherchent d'entraîner la Nation à des extrémités irrémédiables pour subvenir, par un fanatisme universel, à la détresse des ressources et à l'insuffisance des moyens constitutionnels.

« Telle est la vraie source de la crise actuelle. C'est par un dessein prémédité de réchauffer le zèle révolutionnaire de la Nation que les rassemblements des émigrés, qui n'arrivaient pas en somme totale à quatre mille hommes et qu'il était facile de contenir par des mesures analogues à l'insignifiance du danger, ont servi de prétexte à un armement de cent cinquante mille hommes rassemblés en trois armées sur les frontières de l'empire germanique. Au lieu des ménagements dus à la conduite modérée de l'Empereur qui venait d'y mettre le comble par le désarmement des émigrés aux Pays-Bas, au lieu de se réconcilier des princes de l'empire qu'on a dépouillés au fond contre la teneur des traités, on force l'Empereur et l'Empire, par des déclarations impérieuses et menaçantes et par des armements excessifs, à pourvoir de leur côté à la sûreté de leur frontière et à la tranquillité de leur Etat...

« Les vœux des pervers qui ont amené ces extrémités seraient comblés si l'Empereur, ulcéré par une telle conduite et désespérant absolument du succès des moyens conciliants, se laissait entraîner à des projets de rupture, épousant hautement la cause des émigrés et se réunissant avec ceux qui désirent une contre-Révolution parfaite. Ils attendent sans doute avec impatience ce moment pour accabler le parti modéré, et pour précipiter la Nation, par des mesures violentes, dans ce nouvel état de choses pire que l'état actuel et accompagné de maux sans nombre qu'il n'y aura plus moyen d'empêcher ni de changer.

« L'Empereur préservera, s'il est possible, la France et l'Europe entière d'un tel dénouement. Il augmentera d'abord ses forces de l'Autriche antérieure d'environ six mille hommes, puisque ce moyen est indispensable, quand on ne considérerait que l'esprit d'insurrection qui germe déjà dans les contrées de l'Allemagne qui bordent le Rhin. Il concourra à des armements plus considérables encore et proportionnés à ceux de la France, puisque ces derniers compromettent immédiatement la sûreté et l'honneur de l'Empire germanique et le repos des Pays-Bas. Mais, renfermant le but de ces mesures dans les motifs de défensive et de précaution qui en rendent l'emploi nécessaire, bien loin d'abandonner et contredire les principes sages et salutaires dont il partage la conviction avec le roi et la reine, il tournera tous ses soins à les combiner avec les mesures dont il s'agit, et à les faire adopter également par toutes les Cours qui prendront part au nouveau concert, en proposant pour bases essentielles de celui-ci, et pour condition sine qua non de son concours :

« Que la cause et les prétentions des émigrés ne seront point soutenues ; qu'on ne s'ingérera dans les affaires internes de la France par aucune mesure active, hors le cas que la sûreté du roi et de sa famille soit compromise par de nouveaux dangers évidents, et qu'on ne visera enfin dans aucun cas à un renversement de la Constitution, mais se bornera à en favoriser l'amendement d'après les principes ci-dessus et par des voies douces et conciliantes. »

Ainsi, à la fin de janvier encore, l'Empereur d'Allemagne désirait la paix et s'obstinait à l'espérer. Il est vrai que le plan de Constitution semi-aristocratique qu'il prévoit est absolument chimérique et rétrograde. Mais, comme il ne veut point intervenir pour l'imposer, qu'importe à fa France ? qu'importe à la Révolution ?

Il est vrai encore qu'il annonce qu'il interviendra si la « sûreté » de Louis XVI et de Marie-Antoinette est évidemment en péril. Mais il lui était vraiment malaisé de tenir à sa sœur un autre langage. Et non seulement il ne veut point de la guerre, mais, selon les vues des constitutionnels, il tente de persuader au roi et à la reine de France que la guerre les perdrait.

 

LE VRAI PROBLÈME

Mais, qu'est-ce à dire ? Est-ce que nous admettons un instant que la Révolution devait tolérer une intervention quelconque, même pacifique, même conciliante, de l'étranger dans ses affaires intérieures ? Non, non ; qu'il n'y ait plus de malentendus : le premier devoir de la Révolution, la condition du salut et de la vie même, c'était d'affirmer qu'elle voulait se développer librement, évoluer à son gré, et que ni menace ni conseil ne la détourneraient de sa voie. Mais la Gironde jetait la Révolution sur l'étranger, sur l'Empereur, au moment même où celui-ci se refusait précisément à toute intervention.

Qu'est-ce à dire encore ? Prétendons-nous que par plus de sagesse, la guerre aurait été certainement évitée ? Non, non ; il ne peut y avoir ici une certitude. Peut-être, malgré tout, le choc de la démocratie révolutionnaire et de l'Europe absolutiste et féodale se serait produit. Il est probable même que le jour où la Révolution, rompant avec l'équivoque, et châtiant la trahison, le mensonge et le parjure, aurait porté la main sur la royauté et le roi, l'étranger se serait ému.

Ce ne sont pas les menaces de Léopold ou ses outrages au parti républicain qui devaient arrêter la Révolution dans sa marche logique et nécessaire vers la République. Mais, ce que je dis, c'est que la Gironde, au moment où elle a déclaré la guerre, ne pouvait pas croire et ne croyait pas en effet que la guerre fût inévitable, c'est qu'elle a tout fait pour la déchaîner. C'est qu'elle a oublié que si la France avait attendu le choc de l'Europe et si elle avait commencé par se débarrasser au dedans de la trahison royale avant de provoquer l'étranger, elle aurait été beaucoup mieux armée pour soutenir la lutte. Ce que je dis, c'est que compter sur la guerre pour fanatiser la Révolution, c'était compter sur l'alcool pour surexciter les forces et les courages. Oui, la Gironde a cru que la Révolution défaillait à demi, qu'elle ne saurait pas sans ce stimulant factice, dompter la contre-Révolution, abattre la royauté, et elle lui a fait avaler presque traîtreusement l'alcool de la guerre, un alcool d'orgueil, de soupçon et de fureur, qui bientôt livrera la liberté déprimée au césarisme et à la réaction.

Mais qu'est-ce à dire enfin ? C'est que même si nous ne nous trompons pas, même s'il est vrai que l'étourderie ambitieuse et vaniteuse de la Gironde a jeté la Révolution dans des chemins d'aventures, nous devons de cette erreur des hommes tirer une leçon pour l'avenir, non un argument contre la Révolution elle-même.

Elle reste, dans le monde, le droit, l'espoir de la liberté, et tout notre cœur sera avec elle dans la formidable bataille, que témérairement peut-être et nerveusement elle engagera avant l'heure contre les puissances d'oppression, de ténèbres, de médiocrité, qui guettaient toutes ses imprudences, surveillaient tous ses mouvements et mesuraient à leur courte pensée l'essor de son rêve.

Dans la paix, s'il est possible, à travers la guerre s'il le faut, nous suivrons le grand peuple de la Bastille devenu le grand peuple de Valmy ; mais que dans la coupe de la Révolution les générations nouvelles boivent l'héroïsme pur de la liberté, non le résidu fermenté des passions guerrières.

 

LA MISSION DE SIMOLIN

L'Empereur, à cette date, est si incertain encore que la reine Marie-Antoinette se croit obligée de l'aiguillonner. Elle, qui avait jusqu'ici évité de s'engager avec l'impératrice Catherine de Russie, suspecte à ses yeux de trop de complaisance pour les émigrés, elle recourt à elle maintenant, et c'est Simolin, le chargé d'affaires de la Russie à Paris, que la reine envoie à Vienne pour presser son frère. Elle a pris son parti : comme la Gironde, elle veut en finir, et elle préfère décidément la guerre, avec tous ses périls, à l'état d'inquiétude et de tension nerveuse où elle vivait depuis si longtemps. Ainsi, c'est à peu près à la même date que la Révolution et la royauté se décidèrent à la grande épreuve.

La reine écrit, dans les premiers jours de février, au comte de Mercy : « M. de S... (Simolin) qui va vous joindre, Monsieur, veut bien se charger de mes commissions... L'ignorance totale où je suis des dispositions du cabinet de Vienne rend tous les jours ma position plus affligeante et plus critique. Je ne sais quelle contenance faire, ni quel ton prendre ; tout le monde m'accuse de dissimulation et de fausseté, et personne ne peut croire (avec raison) qu'un frère s'intéresse assez peu à l'affreuse position de sa sœur pour l'exposer sans cesse sans rien lui dire. Oui, il m'expose et mille fois plus que s'il agissait ; la haine, la méfiance, l'insolence sont les trois mobiles qui font agir dans ce moment ce pays-ci.

« Ils sont insolents par excès de peur, et parce qu'en même temps ils croient qu'on ne fera rien du dehors. Cela est clair, il n'y a qu'à voir les moments où ils ont cru que réellement les puissances allaient prendre le ton qui leur convient, notamment à l'office du 21 décembre de l'Empereur, personne n'a osé parler ni remuer jusqu'à ce qu'ils fussent rassurés.

« Que l'Empereur donc sente une fois ses propres injures ; qu'il se montre à la tête des autres puissances avec une force, mais une force imposante, et je vous assure que tout tremblera ici. Il n'y a plus à s'inquiéter pour notre sûreté, c'est ce pays-ci qui" provoque à la guerre ; c'est l'Assemblée qui la veut.

La marche constitutionnelle que le roi a prise le met à l'abri d'un côté, et de l'autre son existence et celle de son fils sont si nécessaires à tous les scélérats qui nous entourent, que cela fait notre sûreté ; et je le dis, il n'y a rien de pis que de rester comme nous sommes, et il n'y a plus aucun secours à attendre du temps ni de l'intérieur.

‘c Le premier moment sera difficile à passer ici, mais il faudra une grande prudence et circonspection. Je pense comme vous qu'il faudrait des gens habiles et sûrs, mais où les trouver ? »

Que de ténèbres descendant à cette heure sur la terre de France ! Pendant que la Révolution s'énerve et pendant que les Girondins lui persuadent que l'Empereur qui cherche à éluder le combat, est l'ennemi qu'il faut abattre, voilà la reine qui prend pour de la peur les inévitables délais que se ménagent les Girondins pour entraîner le pays à l'idée de la guerre. Surmenée d'incertitudes, la reine se précipite aussi comme les Girondins sur le chemin où elle doit périr, et où ils périront. La voilà maintenant qui provoque son frère hésitant à envahir la France.

Elle promet de trahir autant que le lui permettront les médiocres instruments dont elle dispose. Et tout cela parce que la royauté ne s'est pas résignée une minute sincèrement à accepter une Constitution qui modernisait, renouvelait peut-être pour des siècles, la force de la royauté ! O aveuglement ! petitesse des égoïsmes ! tyrannie des habitudes ! étourderie des ambitions ! Que la force décide et que la foudre prononce, puisque dans cette obscurité universelle la seule lumière possible est celle de l'éclair, éclair de la guerre ! éclair de la mort ! et que le destin de chacun s'accomplisse.

Fersen, qui était à Bruxelles, note dans son journal, à la date du 9 février, le passage de Simolin : « Simolin arrivé à onze heures sans aucun obstacle ; dîné avec lui chez le baron de Breteuil. Il va à Vienne de la part de la reine, instruire l'Empereur de leur position, de l'état de la France et de leur désir positif d'être secourus. Il les a vus secrètement ; la reine lui a dit : « Dites à l'Empereur que la Nation a trop besoin du roi et de son fils pour qu'ils aient rien à craindre, c'est eux qu'il est intéressant de sauver ; quant à moi, je ne crains rien, el j'aime mieux courir tous les dangers possibles que de vivre plus longtemps dans l'état d'avilissement et de malheur où je suis.

« Simolin a été touché aux larmes de sa conversation. Il m'a parlé de lettres charmantes de la reine à l'Empereur, à l'impératrice et au prince de Kaunitz. M. de Mercy, qu'il a vu, lui a tenu le même langage que de coutume. Simolin lui a reproché la conduite que l'Empereur avait tenue, si différente de celle indiquée dans ses déclarations de Padoue, et qu'il avait trompé les puissances ; il a été forcé d'en convenir. »

Ainsi la reine compte que le roi et son fils paraîtront si nécessaires à la Nation que celle-ci les épargnera même au cours d'une guerre entreprise en leur nom et pour eux. Et il ne lui vient pas un instant à la pensée qu'il est abominable de trahir un peuple qui est attaché encore à son roi par de tels liens ! Au moment même où elle croit que l'ascendant du roi dominera la Nation, même dans l'effroyable crise d'une guerre déclarée pour le roi, elle ne songe pas qu'à être le serviteur fidèle de la Constitution et du peuple il aurait sans péril une autorité immense et douce !

Mais ici encore, notez que Mercy tient à Simolin « son langage habituel », c'est-à-dire qu'il s'efforce autant que possible d'amoindrir les chances de guerre, de rabattre les fumées d'orgueil et d'étourderie. Lui-même d'ailleurs l'écrit à Marie-Antoinette, le 11 février :

« Je ne saurai assez répéter qu'il serait injuste de rejeter sur l'Empereur des hésitations et des retards qui ne dépendent point de lui. Il est évidemment démontré que ce monarque, qui se trouve le premier à la brèche, n'est dans le fait secondé efficacement par personne. On lui excite mille tracasseries, on lui cause mille embarras ; l'Angleterre contrarie toutes les mesures, et les princes français les déjouent d'une autre manière. J'ai recueilli le peu de forces qui me restent pour avoir avec M. Simolin un entretien bien substantiel sur l'état des choses. Je lui ai dit et le langage qu'il convenait de tenir à Vienne, et la manière la plus utile d'y montrer les objets tels qu'ils sont. Je crois qu'il s'acquittera bien de la commission... L'explosion ne peut manquer d'être très prochaine, mais l'essentiel est qu'elle soit générale, et on a recommandé particulièrement de surveiller l'Espagne... »

Encore des tactiques d'ajournement. Léopold trouve que les émigrés demandent trop et que l'Angleterre ne fait pas assez, et il lie si bien son action à une action universelle de l'Europe, en ce moment impossible, qu'en réalité il se dérobe. Mercy avait comme alourdi Simolin, à son passage à Bruxelles, de ces décourageantes pensées. Amortir toutes les passions et gagner du temps était la seule pensée de l'Empereur, de Kaunitz et de son confident Mercy.

 

LA REINE APPELLE FERSEN

Cependant la décision de la reine était bien prise, car elle venait d'appeler Fersen auprès d'elle. Celui-ci, jouant sa tête, partait déguisé de Bruxelles, le samedi 11 février à neuf heures et demie. La reine savait que Fersen était pour la guerre et, si elle le priait de venir, c'était pour confirmer en elle cette résolution dangereuse ; elle avait besoin, à la veille de cette crise formidable, d'avoir à côté d'elle un cœur qui sentait comme le sien. Jamais sa solitude n'avait été plus profonde. Les conseils des constitutionnels, de Lameth, de Duport. lui étaient cruellement importuns, puisqu'elle voulait la guerre et qu'ils ne la voulaient pas.

Le ministre des affaires étrangères, Delessart, que la Gironde accusera tout à l'heure de complicité criminelle avec la Cour, travaillait contre la guerre, c'est-à-dire à la fois contre la Cour et contre la Gironde. Entre lui et la reine, il n'y avait aucune communication. C'est tout à fait en secret qu'elle avait reçu Simolin, et il était chargé d'un message que le ministre ignorait. Et au moment où elle se décidait à la guerre, la reine se sentait plus éloignée que jamais des sœurs de Louis XVI, car c'est dans une toute autre pensée qu'elle s'y décidait ; elle gardait toujours au cœur sa haine contre les émigrés et contre les princes frères du roi. Le roi lui-même était indécis et pesant. Avec un seul homme maintenant elle pouvait parler en confiance, avec celui qui, pour préparer la fuite de Varennes, avait affronté tous les périls ; un mutuel amour, mélancolique et combattu, liait Fersen à la reine, et cet amour s'était exalté chez l'un jusqu'an sacrifice, chez l'autre jusqu'à l'acceptation du sacrifice. Il est vrai que le voyage était aussi dangereux pour la reine que pour Fersen. Reconnu, l'ancien cocher du départ pour Varennes était perdu, mais la reine, suspectée ou accusée d'avoir machiné un nouveau projet de fuite, pouvait être compromise aussi. Leur émotion dut être grande quand, dans le mystère toujours menacé des Tuileries, ils s'entretinrent de ce triste voyage de Varennes, quand la reine en conta quelques détails à Fersen qui les a notés dans son journal.

Mais ce poignant retour du passé ne pouvait être que d'une heure. C'est l'avenir qu'il fallait régler. Fersen essaie de nouveau de décider le roi à fuir, ou tout au moins à combiner la fuite avec la guerre. Fersen se fait auprès du roi le représentant des tendances absolutistes. Il lui semble que si Louis XVI, après la déclaration de guerre, reste au milieu de la Révolution et avec le rôle de médiateur que prévoit pour lui l'empereur d'Allemagne, Louis XVI fera trop de concessions aux idées nouvelles. Qu'il s'évade, au contraire, qu'il consente à être enlevé par les envahisseurs, ce n'est plus comme négociateur entre la Révolution et la contre-Révolution qu'il interviendra, mais comme chef des forces contre-révolutionnaires.

« Le 14 (février), mardi : Très beau et très doux. Vu le roi à six heures du soir. Il ne veut pas partir, et il ne peut pas à cause de l'extrême surveillance ; mais, dans le vrai, il s'en fait un scrupule, ayant si souvent promis de rester, car c'est un honnête homme. Il a cependant consenti, lorsque les armées seront arrivées, à aller avec des contrebandiers, toujours par les bois, et se faire rencontrer par un détachement de troupes. légères. Il veut que le congrès ne s'occupe d'abord que de ses réclamations et, si on les accordait, insister alors pour qu'il sorte de Paris dans un lieu fixé pour la ratification. Si on refuse, il consent que les puissances agissent et se soumet à tous les dangers. Il croit ne rien risquer, car les rebelles en ont besoin pour obtenir une capitulation. Il (le roi) portait le cordon rouge. Il voit qu'il n'y a de ressource que la force, mais, par une suite de sa faiblesse, il croit impossible de reprendre toute son autorité. Je lui prouvai le contraire, dis que c'était par la force et que les puissances le désirent ainsi. Il en convint. Cependant, à moins d'être toujours encouragé, je ne suis pas sûr qu'il ne soit tenté de négocier avec les rebelles. Ensuite il me dit : « Ah ! ça, nous sommes entre nous et nous pouvons parler. Je sais qu'on me taxe de faiblesse et d'irrésolution, mais personne ne s'est jamais trouvé dans ma position. Je sais que j'ai manqué le moment, c'était le 14 juillet ; il fallait s'en aller et je le voulais ; mais comment faire quand Monsieur lui-même me priait de ne pas partir, et que le maréchal de Broglie, qui commandait, me répondait : — Oui, nous pouvons aller à Metz, mais que ferons-nous quand nous y serons ? — J'ai manqué le moment, et depuis je ne l'ai pas retrouvé. J'ai « été abandonné de tout le monde. » Il me pria de prévenir les puissances qu'elles ne devaient pas être étonnées de tout ce qu'il était obligé de faire, qu'il y était obligé et que c'était l'effet de la contrainte. « Il faut, dit-il, qu'on me mette tout à fait de côté et qu'on me laisse faire. »

Quel désarroi ! quelle chute ! Je ne parle pas de ce projet puéril d'aller à travers bois à la rencontre de l'avant-garde étrangère pour se faire enlever. Mais, comment ce roi, qui reconnaît lui-même qu'il ne peut pas recouvrer toute son autorité ancienne, et que par conséquent la Révolution était inévitable, comment s'obstine-t-il à la combattre encore ? Et surtout comment le roi des Français a-t-il assez perdu le sens de la France pour croire qu'elle aura peur à la première démarche de l'ennemi et que, tremblante, elle se réfugiera auprès de lui ? Quoi, ce peuple, qui, si souvent dans son histoire tourmentée, se redressa du fond des abîmes par un magnifique courage, va se prosterner maintenant aux pieds de l'envahisseur ? Voilà la véritable abdication du roi. Voilà la véritable déchéance. Il ne sait plus ce qu'est la Nation dont il est le chef. Fersen repartit pour Bruxelles le 23 février.

 

L'EMPEREUR SE DÉCIDE ENFIN

Cependant l'Empereur finissait par arrêter son plan, de concert avec la Prusse, mais combien incertain encore ! Il semble bien qu'il s'était décidé à une intervention dans les affaires intérieures de la France, c'est-à-dire à la guerre. Car, selon les conventions fixées entre l'Autriche et la Prusse, Mercy écrit à la reine, le 16 février

« 1° Les puissances étrangères, en s'abstenant de rien prescrire sur le mode (de l'autorité royale) n'en sont pas moins autorisées à exiger qu'il en existe un convenable.

« 2° Que la France fasse cesser ses démonstrations hostiles contre l'Allemagne en écartant les trois armées de cinquante mille hommes chacune, ouvertement annoncées pour agir brutalement.

« 3° Que les princes possessionnés en Alsace, et aussi injustement que violemment dépouillés de ce que leur garantissent les traités les plus solennels, soient rétablis dans l'intégrité de leurs droits et possessions.

« 4° Qu'Avignon et le comtat Venaissin soient restitués au pape.

« 5° Que le gouvernement français reconnaisse la validité des traités qui subsistent entre lui et les autres puissances de l'Europe. »

Rien qu'à formuler ces conditions, l'Empereur aurait soulevé la France. Mais il veut éviter encore ce qui peut amener une explosion.

« La Nation française, écrit Mercy, est divisée en différents partis. Il est précieux d'entretenir cette division, elle seule peut opérer sans de violentes secousses la ruine de la Constitution. Si cette dernière est ouvertement attaquée par le dehors, alors tous les partis se réuniront pour la défendre, et la Nation entière, cédant au prestige de sa prétendue liberté et égalité, croira devoir lui faire le sacrifice de ses dissensions intérieures. »

Et, même en ce qui concerne les conditions précises et, semble-t-il, provocatrices, énumérées plus haut, Mercy ajoute, dans la même lettre du 16 février :

«Pour donner à ces propositions et déclarations le poids nécessaire à les faire valoir, l'Empereur offre, indépendamment de son armée déjà existante aux Pays-Bas, de faire marcher quarante mille hommes, pourvu que le roi de Prusse convienne d'employer une force égale au succès du plan proposé ; ces forces ne doivent pas débuter par être actives et ne peuvent même le devenir qu'autant que la Nation française, par quelque acte de violence et une réticence invincible, n'amenât par son propre fait les choses à un terme extrême. »

Toute cette politique de l'Autriche est encore ambiguë, suspendue, et ce n'est vraiment pas un torrent de guerre que la Révolution avait à refouler ou à détourner. Il semble bien que, si elle l'eût voulu, elle aurait eu quelques chances de sauver la paix sans abdication, sans concession aucune. Marie-Antoinette vit très bien qu'il y avait encore là des moyens dilatoires et, le 2 mars, elle répond à Mercy :

« La Nation est en effet divisée en différents partis, mais il n'y en a qu'un seul dominant les autres. Soit lâcheté, indolence ou division même intérieure dans leurs opinions, aucun n'ose se montrer, il n'y a qu'une force extérieure et, quand ils seront sûrs d'être soutenus, qu'ils auront le courage de se prononcer pour leur vrai intérêt et ceux du roi. Les idées de l'Empereur sont bonnes et les articles de la déclaration me paraissent bien, mais tout cela aurait été mieux il y a six mois. Cela fera perdre encore du temps et on n'en perd pas ici contre nous. Chaque jour amène sa calamité et aggrave le mal. La perte de toutes les fortunes particulières, la banqueroute, la cherté des grains, l'impossibilité de les transporter d'un endroit à un autre, le manque total de numéraire et le peu de confiance que l'on a dans le papier, et enfin la manière dont on avilit tous les jours davantage la puissance du roi, soit dans des écrits et paroles, soit en tout ce qu'on l'oblige de dire, d'écrire et de faire, tout annonce une crise prochaine et, s'il n'y a pas un soutien extérieur, comment pourra-t-il faire tourner cette crise à son avantage ? »

Voilà ce qu'écrit la reine le 2 mars. Or c'était la veille, 1er mars, que le ministre des affaires étrangères, Delessart avait communiqué à l'Assemblée législative la réponse de l'Empereur à la demande d'explication qui lui avait été faite par ordre de l'Assemblée. Et cette réponse même de l'Empereur parait à la reine ambiguë et peu intelligible.

« Je me dispense de parler de la dernière dépêche qui a été lue hier à l'Assemblée. La politique peut l'avoir dictée ; je ne la comprends pas assez pour la juger. Les suites et l'effet pourront seuls fixer mes idées sur elle. »

 

DELESSART ET NARBONNE

Le ministre des affaires étrangères, Delessart, se trouvait depuis deux mois dans une situation bien difficile et même périlleuse. Personnellement il voulait le maintien de la paix, il croyait que le parti modéré serait perdu par la guerre et il cherchait résolument à l'écarter. C'est dire qu'il ne collaborait pas avec la Cour qui, comme nous venons de le démontrer, appelait impatiemment la guerre à la fin de janvier et en février. La Cour cachait soigneusement à Delessart ses intentions belliqueuses. Bien mieux, Delessart avait de l'éloignement pour le ministre de la guerre, Narbonne, dont les fantaisies et les combinaisons lui semblaient très imprudentes. Delessart pensait que si on commençait à déchaîner la guerre on ne pourrait plus la contenir et, qu'ayant commencé par la guerre de parade de Narbonne 'on finirait nécessairement par la, vaste guerre de propagande de Brissot ; déjà la logique même de la politique belliqueuse faisait peu à peu dériver Narbonne vers la Gironde, qui le ménageait et parfois même dans ses journaux, le louait à demi aux dépens de ses collègues. Narbonne sentait bien qu'il s'userait en vaines démonstrations et manifestations, en revues et en mots brillants, s'il ne mettait pas la main, sur la politique extérieure et il cherchait à remplacer Delessart. Celui-ci, craignant à tout instant d'être entraîné hors de la ligne qu'il s'était tracée par une étourderie de Narbonne, cherchait à l'éliminer. Il y avait donc entre les deux ministres un conflit aigu. La reine note ce conflit dans une lettre du commencement de février à Mercy : « Il y a guerre ouverte dans ce moment-ci entre les ministres Delessart et Narbonne. Ce dernier sent bien que sa place est dangereuse et il veut avoir celle de l'autre ; pour cela ils se font attaquer tous les deux de tous côtés ; c'est pitoyable. Le meilleur des deux ne vaut rien du tout. »

Mais c'est surtout à l'égard de l'Assemblée que Delessart se trouvait dans une situation fausse et dangereuse. Il était chargé auprès de l'Empereur d'une mission tout à fait délicate. Il devait le sommer de s'expliquer sur ses sentiments intimes, lui arracher le secret de ses pensées, de ses desseins sur la Révolution. Faite sur un ton comminatoire ou même très pressant, cette demande entraînait immédiatement la guerre avec l'Autriche et, cette guerre, Delessart ne voulait pas en assumer la responsabilité, non par connivence avec la Cour, qui lui cachait ses démarches de trahison et qui le détestait, mais par prudence, par scrupule et aussi par attachement au parti constitutionnel et modéré qui avait ou croyait avoir besoin de la paix.

Faite au contraire sur un ton réservé, cette demande laissait les choses en l'état. Elle prolongeait la paix et les Girondins voulaient la guerre. Elle prolongeait aussi l'incertitude et l'échange d'observations diplomatiques qui allait se produire ne décidait rien. L'attente de ceux qui voulaient en finir soit par la guerre, soit par la certitude de la paix était trompée, et le ministre allait porter le poids des déceptions et des colères.

 

LA NOTE DU 1ER MARS

C'est le 1er mars que Delessart donna communication à l'Assemblée de la note qu'il avait adressée au cabinet de Vienne par l'intermédiaire de notre ambassadeur et des réponses qu'il avait reçues.

La lettre de Delessert était incolore et tiède. Il affirmait, parfois avec une certaine force, que la France ne permettrait pas que l'on touchât à sa Constitution ; mais parfois aussi il semblait plaider les circonstances atténuantes pour la Révolution. « Ce serait vainement qu'on entreprendrait de changer par la force des armes notre nouvelle Constitution ; elle est devenue, pour la grande majorité de la Nation, une espèce de religion qu'elle a embrassée avec enthousiasme, et qu'elle défendrait avec l'énergie qui appartient aux sentiments les plus exaltés. » (Applaudissements réitérés.)

... Et il ajoutait : « Vous m'avez mandé plusieurs fois, Monsieur, qu'on était extrêmement frappé à Vienne, du désordre apparent de notre administration, de l'insubordination des pouvoirs, du peu de respect qu'on témoignait parfois pour le roi. Il faut considérer que nous sortons à peine d'une des plus grandes Révolutions qui se soient jamais opérées ; que cette Révolution, dans ce qui la caractérise essentiellement, s'étant d'abord faite avec une extrême rapidité, s'est ensuite prolongée par les divisions, qui sont nées dans les différents partis, et par la lutte qui s'est établie entre les passions et les intérêts divers.

« Il était impossible que tant d'opposition et tant d'efforts, tant d'innovations e tant de secousses violentes ne laissassent pas après elles de longues agitations et l'on a lieu de s'attendre que le retour de l'ordre ne pourrait être que le fruit du temps. »

Delessart déclarait que c'étaient les menaces des émigrés qui surexcitaient les esprits : « Qu'on cesse de nous inquiéter, de nous menacer, de fournir des prétextes à ceux qui ne veulent que le désordre, et bientôt l'ordre renaîtra. (Applaudissements.)

« Au reste, ce déluge de libelles dont nous avons été si complètement inondés est considérablement diminué et diminue encore tous les jours. L'indifférence et le mépris sont les armes avec lesquelles il convient de combattre cette espèce de fléau. L'Europe pouvait-elle, s'agiter et s'en prendre à la Nation française parce qu'elle recèle dans son sein quelques déclamateurs et quelques folliculaires ; et voudrait-on leur faire l'honneur de leur répondre à coups de canon ? » (Rires et quelques applaudissements.)

Puis, il essayait de détourner l'Empereur de toute pensée d'agression en lui représentant les périls qu'aurait pour lui-même la victoire ; et cette hypothèse, qui semblait vouer la Révolution à la défaite, indisposa l'Assemblée. « Je reviens à l'objet essentiel, à la guerre. Est-il de l'intérêt de l'Empereur de se laisser entraîner à cette fatale mesure ? Je supposerai, si l'on veut, tout ce qu'il y a de plus favorable pour ses armes : Eh bien ! qu'en résultera-t-il ? Que l'Empereur finira par être plus embarrassé de ses succès qu'il ne l'eût été de ses revers et que le seul fruit qu'il réalisera de cette guerre sera le triste avantage d'avoir détruit son allié et d'avoir augmenté la puissance de ses ennemis et de ses rivaux. » (Murmures.)

Le ministre concluait sur un ton très modéré, très conciliant et un peu humble. « Vous devez chercher, Monsieur, à vous procurer des explications sur trois points : 1° Sur l'office du 21 décembre ; 2° Sur l'intervention de l'Empereur dans nos affaires intérieures ; 3° Sur ce que Sa Majesté impériale entend par les Souverains réunis en concert pour l'honneur et la sûreté des couronnes. Chacune de ces explications demandée à sa justice peut être donnée avec la dignité qui convient à sa personne et à sa puissance...

« Je nie résume, Messieurs, et je vais vous exprimer en un mot le vœu du Roi, celui de son conseil et, je ne crains pas de le dire, celui de la partie saine de la Nation : c'est la paix que nous voulons. Nous demandons à faire cesser cet état dispendieux de guerre dans lequel la fatalité des circonstances nous a entraînés ; nous demandons à revenir à l'état de paix. Mais on nous a donné de trop justes sujets d'inquiétude pour que nous n'ayons pas besoin d'être pleinement rassurés. »

Le vice essentiel de ce document, c'est d'accepter, pour ainsi dire, la discussion avec l'Empereur, avec l'étranger, sur nos affaires intérieures. C'est de s'efforcer d'obtenir la paix pour la Révolution en promettant qu'elle sera bien sage, en laissant espérer que si on ne l'inquiète point, elle ne dépassera pas une certaine ligne. Ce n'était donc qu'une reconnaissance conditionnelle de la Révolution que paraissait demander le ministre. Mais en vérité, comment aurait-il pu poser autrement la question ? En exigeant de l'Empereur, frère de Marie-Antoinette, la reconnaissance publique et inconditionnelle de la Révolution, en le sommant de déclarer qu'il n'attaquera en aucun cas, même si la France renverse la royauté, même si, à l'exemple de l'Angleterre de 1648, elle décapite le roi, la Gironde acculait l'Empereur ou à une déclaration qu'il ne pouvait faire, ou à la guerre. C'est seulement dans le silence que pouvaient s'accorder la liberté de la Révolution et les calculs pacifiques de Léopold.

Or, ce silence, la Gironde voulait avant tout qu'il fût rompu et le ministre des affaires étrangères, ne pouvant pas se taire et ne voulant pas prononcer d'irréparables paroles, était condamné à ce langage inerte et faible où ne vibraient certes pas la fierté de la Révolution et l'orgueil de la France[3]. C'est la Gironde qui, par ce que j'appellerai son audace sournoise, acculait peu à peu la France et l'Europe à la guerre, qu'elle n'osait pourtant proclamer d'emblée.

 

LA RÉPONSE DE KAUNITZ

On comprend que la réponse de l'Empereur ait paru peu intelligible à Marie-Antoinette. Il 'st visible qu'il a cherché seulement, cette fois encore, à gagner du temps, sans rompre avec la France et sans s'humilier devant la Révolution. Mais le ministre Kaunitz exécuta cette opération avec une lourdeur, une ignorance des susceptibilités françaises et des passions révolutionnaires qui ne font pas grand honneur à la diplomatie autrichienne. Il s'abstint de formuler aucune des conditions, aucune des exigences : retour du comtat à la Papauté, rétablissement du pouvoir politique de la noblesse, qui servaient de base, à ce moment même, aux négociations incertaines de l'Autriche et de la Prusse.

Mais il parla des agitations de la France grossièrement et pesamment. Il avoua qu'à Pillnitz une convention avait été signée pour protéger le roi de France contre les progrès « de l'anarchie ». Il ajouta qu'après l'acceptation de la Constitution par le roi cette convention n'avait plus qu'une valeur toute « éventuelle ».

Et il accusa violemment les partis de gauche. « Tant que l'état intérieur de la France, au lieu d'inviter à partager l'augure favorable de M. Delessart sur la renaissance de l'ordre, l'autorité du gouvernement et l'exercice des lois, manifestera au contraire des symptômes journellement croissants d'inconsistance et de fermentation, les puissances amies de la France auront les plus justes sujets de craindre, pour le roi et la famille royale, le retour des mêmes extrémités qu'ils ont éprouvées plus d'une fois, et pour la France de la voir replongée dans le plus grand des maux dont un grand Etat puisse être attaqué, l'anarchie populaire.

« Mais c'est aussi des maux le plus contagieux pour les autres peuples ; et, tandis que plus d'un Etat étranger a déjà fourni les plus funestes exemples de ses progrès, il faudrait pouvoir contester aux autres puissances le même droit de maintenir leurs constitutions que la France réclame pour la sienne, pour ne pas convenir que jamais il n'a existé de motif d'alarme et de concert général plus légitime, plus urgent et plus essentiel à la tranquillité de l'Europe.

« Il faudrait pareillement pouvoir récuser le témoignage des événements journaliers les plus authentiques, pour attribuer la principale cause de cette fermentation intérieure de la France à la consistance qu'on prise les émigrés ou à leurs projets... Les armements des émigrés sont dissous, ceux de la France continuent. L'Empereur, bien loin d'appuyer leurs projets ou leurs prétentions, insiste sur leur tranquillité ; les princes de l'Empire suivent son exemple...

« Non, la vraie cause de cette fermentation et de toutes les conséquences qui en dérivent n'est que trop manifeste aux yeux de la France et de l'Europe entière. C'est l'influence et la violence du parti républicain (Violents murmures), condamné par les principes de la nouvelle Constitution, proscrit par l'Assemblée constituante, mais dont l'ascendant sur la législature présente est vu avec douleur et effroi par tous ceux qui ont le salut de la France sincèrement à cœur. »

Il avait très bien démêlé le plan de la Gironde, républicaniser la France au moyen de la guerre. « Ce sont les moteurs de ce parti qui, depuis que la nouvelle Constitution a prononcé l'inviolabilité du gouvernement monarchique, cherchent sans relâche d'en renverser ou saper les fondements, soit par des motions ou des attaques immédiates, soit par un plan suivi de l'anéantir dans le fait, en entraînant l'Assemblée législative à s'attribuer les fonctions essentielles du pouvoir exécutif ou en forçant le roi à céder à leurs désirs par les explosions qu'ils excitent et par les soupçons et les reproches que leurs manœuvres font retomber sur le roi.

« Comme ils ont été convaincus que la majeure partie de la Nation répugne à l'adoption de leur système de République, ou pour mieux dire d'anarchie, et comme ils désespèrent de réussir à l'y entraîner, si le calme se rétablit à l'intérieur et que la paix se maintienne au dehors, ils dirigent tous leurs efforts à l'entretien des troubles et à susciter une guerre étrangère.

« ... Voilà pourquoi, au lieu d'apaiser les secrètes inquiétudes que les puissances étrangères ont conçues depuis longtemps sur leurs menées sourdes, mais constatées, pour séduire d'autres peuples à l'insubordination et à la révolte, ils les trament aujourd'hui avec une publicité d'aveu et de mesures sans exemple dans l'histoire d'aucun gouvernement policé de la terre. Ils comptaient bien que les souverains devraient enfin cesser d'opposer l'indifférence et le mépris à leurs déclamations outrageantes et calomnieuses, lorsqu'ils verraient que l'Assemblée nationale non seulement les tolère dans son sein mais les accueille et en ordonne l'impression. (Murmures prolongés.) ... Malgré des procédés aussi provocants, l'Empereur donnera à la France la preuve la plus évidente de la constante sincérité de son attachement, en conservant de son côté le calme et la modération que son intérêt amical pour la situation de ce royaume lui inspire. » Et, en terminant, il se borne à dire qu'il défendrait les princes de l'Empire s'ils étaient attaqués.

Quel est le vrai sens de ce document-ci ? A des paroles agressives et blessantes se mêle le souci visible d'éviter la rupture. J'ai dit que l'Empereur voulait avant tout gagner du temps ; mais, ce n'était point pour mieux préparer la guerre, c'était pour laisser se produire des chances de paix. Evidemment, l'exemple de la France révolutionnaire, la sourde et inévitable propagande de la liberté l'inquiètent et l'irritent. Il ne déclare pas pourtant à la Révolution une guerre de principe, puisqu'il s'abrite derrière la Constituante, derrière la grande Assemblée qui proclama les Droits de l'Homme et la souveraineté des nations. Pourquoi, dès lors, voulant la paix, l'espérant encore, a-t-il prodigué à une partie notable et influente de l'Assemblée, les paroles outrageantes ? H en est sans doute plusieurs raisons. D'abord, tout en désirant la paix, l'Empereur est résigné à la guerre et commence à la croire inévitable : il désire surtout, si elle se produit, que la France ait la responsabilité de l'agression. Aussi n'évite-t-il pas très exactement d'irriter les esprits. Puis, il s'imaginait peut-être que la brutalité de ce langage ferait impression, et que les partis de gauche, aussi directement dénoncés, reculeraient. Etrange méconnaissance de la force d'élan de la Révolution[4]. J'imagine encore qu'en signalant tout haut le plan de la Gironde, de ce qu'il appelle le parti républicain, c'est-à-dire le dessein formé de surexciter la politique intérieure par la guerre extérieure, l'Empereur voulait avertir le roi et la reine qu'ils avaient bien tort de jouer avec le feu. Et il justifiait ainsi devant le monde, ses propres lenteurs, les hésitations et la prudence qui lui étaient si violemment reprochées par les intransigeants de l'émigration et de la monarchie.

 

LE TROUBLE DES CONSCIENCES

La paix restait donc possible, mais à une condition : c'est que la France révolutionnaire eût à ce moment l'esprit assez lucide et assez ferme pour bien voir toute la vérité. Il aurait fallu qu'un ministre des affaires étrangères pût donner à l'Assemblée, à son comité diplomatique, la preuve qu'en effet l'Empereur voulait la paix et résistait à la Cour. Il aurait fallu que le comité diplomatique et l'Assemblée puissent avoir confiance en ce ministre. Or, tout était trouble, faux, débile, dans cette triste incubation de la guerre ; tout était mensonge, trahison, duplicité, habileté basse, calcul sournois dans les partis. Le roi et la reine trahissaient. Ils trahissaient cyniquement, mais sans esprit de suite ; tantôt ils redoutaient la guerre, tantôt ils la souhaitaient, mais pour se sauver plus sûrement par l'appui de l'étranger. Les anciens Constituants qui voulaient la Constitution et la paix étaient engagés dans de louches négociations avec la Cour : ils acceptaient de faire passer à l'Empereur leur mémoire diplomatique par les mains de la reine, dont il est impossible que la loyauté ne leur fût pas suspecte. Les Girondins intriguaient et cherchaient à susciter la guerre par surprise.

Ils tournaient autour de la royauté d'un cœur hésitant et fourbe, rêvant parfois de la renverser dans une grande crise extérieure, mais se réservant aussi de s'installer en elle, comme des vainqueurs dans une antique maison, et de couvrir leur puissance ministérielle du prestige de la vieille monarchie. Robespierre enfin, qui n'aurait pu détourner les esprits de la fascination extérieure que par un grand effort de révolution intérieure, se bornait à montrer les Tuileries d'un geste vague et timide. La France de la Révolution était admirable hier, quand elle proclamait les Droits de l'Homme, sa foi sublime dans la raison, la liberté et la paix. Elle sera admirable, demain, quand elle défendra la Révolution menacée, l'avenir du monde contre l'infernale conspiration de toutes les tyrannies. Mais, dans cette période de préparation obscure et sournoise de la guerre, tout serait triste et bas si on ne sentait parfois du cœur profond du peuple monter la sublime espérance de l'universelle libération des hommes et un héroïque défi à toutes les puissances de la mort.

L'Assemblée entendit avec malaise toutes ces communications. Un moment, elle se laissa aller à applaudir Delessart : mais le mécontentement éclata vite.

 

ROUYER DÉNONCE DELESSART

De suite, à la séance du soir, Rouyer dénonça ce qu'il croyait être la connivence de l'Empereur et du ministre : « Je pourrais vous dire, s'écria-t-il, que le comité diplomatique lui-même, lorsque le ministre Delessart lui communiqua ces réponses insidieuses, lui a ri au nez en lui disant : « N'avez-vous pas honte de pareilles pièces qui ne « seront regardées, dans l'Assemblée que comme votre propre ouvrage ! » (Bravo ! bravo ! Applaudissements réitérés dans les tribunes.) ... Mais, est-il payé pour témoigner les craintes de la Nation à l'Empire, pour mentir aux puissances étrangères ? Un peuple libre n'a rien à craindre, il se joue des efforts qu'on peut diriger contre lui. Il ne veut et ne peut voir que des vaincus dans les despotes qui voudraient l'attaquer. Mais, tant que nous serons exposés à des mains mercenaires telles que les siennes, on nous fera tenir ce langage. Je dénonce donc le ministre des affaires étrangères, et dussé-je périr victime de mon patriotisme, je ne cesserai de le poursuivre jusqu'à ce que la loi ait prononcé entre l'accusateur et l'accusé. » (Bravo ! bravo ! Applaudissements réitérés.)

Voilà l'acte d'accusation lancé. Mercenaire ? Delessart ne l'était pas. Il ne trahissait pas la Révolution au profit de la Cour qui le détestait. Mais y avait-il connivence entre lui et l'Empereur ? Il y avait seulement concordance de vues. II y a eu un moment où les modérés constitutionnels, dont Delessart était l'organe, et l'Empereur ont eu les mêmes vues, les mêmes espérances. Delessart et l'Empereur voulaient également la paix et, voulant la paix, ils espéraient l'un et l'autre que la conduite de la Révolution ne passerait pas aux mains du parti de la Gironde, du parti de la guerre. Quand Rouyer et les ennemis du ministre disaient qu'il avait dicté et rédigé la réponse de l'Empereur, ils n'étaient point tout à fait hors du vrai. Car, d'une part, la lettre envoyée par Delessart à notre ambassadeur à Vienne ressemblait beaucoup au mémoire que Barnave, Lameth et Duport avaient fait tenir à l'Empereur dans les premiers jours de janvier par l'intermédiaire de la reine, et, d'autre part, la réponse publique que fait M. de Kaunitz ressemble trait pour trait au mémoire que l'Empereur fit parvenir à la reine en réponse au sien. C'est bien l'état d'esprit feuillant qui sert de lien entre les Tuileries et la Cour de Vienne. Ce sont les formules des Feuillants que l'Empereur emploie. Le sont les Feuillants notamment qui ont tracé dans leur mémoire le portrait de ce qu'ils appellent « le parti républicain », en termes presque identiques à ceux qu'emploie Kaunitz dans le document lu à l'Assemblée.

Mais, je le répète, l'Empereur ayant besoin de la paix, mais pressé par les appels de sa sœur, Marie-Antoinette, se flattait de l'espoir que les événements ne l'obligeraient pas à intervenir, et il entrait ainsi tout naturellement dans le système des constitutionnels, sans qu'aucune trahison fût imputable à ceux-ci.

 

BRISSOT ATTAQUE

C'est à souligner cet accord des Feuillants et de l'Empereur, que Brissot s'applique d'abord : « Nous nous dispenserons, écrit-il, dans le Patriote français du 2 mars, de donner une longue analyse de cette réponse qui n'est qu'une paraphrase tudesque des morceaux les plus saillants de nos papiers ministériels... On ne s'attendait guère à voir l'Empereur s'ériger en avocat de la Constitution ; mais, c'est ce qu'il a encore de commun avec les Feuillants et, tout ce qui nous étonne, c'est qu'il n'ait pas cité la devise célèbre : la Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution. »

Puis, Brissot rappelle avec ironie les attaques de l'Empereur contre les sociétés populaires : « Il ne dissimule pas que, s'il conserve une armée en état d'observation passive, c'est pour empêcher cette terrible puissance des Jacobins de renverser la monarchie libre de la France, pour laquelle il se sent un si tendre intérêt, tel est encore le but du concert qu'il a formé avec diverses puissances : ce n'est pas trop d'une pareille ligue contre cette secte formidable. On pense bien que ces terreurs et ces menaces ont été accueillies des plus vifs éclats de rire : les ministériels semblaient rougir eux-mêmes de ces déclamations. On eût bien voulu quelques tirades contre les Républicains et les Jacobins ; mais en faire une puissance ! c'était couvrir de boue et les souffleurs et l'écolier.

« Une note de l'ambassadeur de Prusse, qui déclare que son maître adhère aux conclusions de l'Empereur et qu'il est obligé de s'opposer à toute espèce d'invasion sur le territoire de l'Empire, et un message du roi ont terminé cette comédie diplomatique.

« Le roi déclare à l'Empereur qu'il croit au-dessous de la dignité et de l'indépendance d'une grande Nation de discuter ces divers articles qui concernent la situation intérieure du royaume ; qu'il aurait désiré une réponse plus catégorique et plus précise, relativement à ce concert formé entre les puissances, et que ce concert n'a aucun objet, qu'il en demande la cessation pour mettre fin à des inquiétudes où la Nation ne veut ni ne peut rester. Il offre de désarmer si l'Empereur retire une partie de ses troupes.

« La simplicité et la clarté de cette réponse qui contrastait d'une manière frappante avec l'entortillage germanique des dépêches du cabinet de Vienne ont obtenu les applaudissements de l'Assemblée... Louis XIV, quoiqu'il ne fût pas roi d'une nation libre, aurait été moins patient ; mais, une nation libre aime à épuiser les bons procédés.

« Quelle que soit l'issue de cette réponse, les amis du peuple doivent se féliciter de cette journée.

« Elle a marqué l'ascendant de cette nation livrée à l'anarchie populaire. L'Empereur a obéi au vœu national en écrivant avant l'époque qui lui a été fixée.

« Il a été forcé de se justifier devant un peuple qu'on foulait aux pieds.

« Il a révélé le grand secret de l'intrigue qui unit les deux cabinets de Vienne et des Tuileries ; le même esprit les dirige, le pauvre esprit de quelques intrigants, qui, pour se venger des hommes et des sociétés qui les ont démasqués, empruntent des plumes royales et ministérielles, assez faibles pour se prêter à leurs plates manœuvres.

« Enfin, cette journée a tué et la diplomatie et la réputation de profondeur des cabinets politiques. Y a-t-il rien de plus pitoyable que ces dépêches ? On voit maintenant pourquoi les ministres aiment tant à s'envelopper de mystère : la faiblesse et l'ignorance en ont tant besoin. Et voilà le fruit d'une expérience de soixante ans ! Kaunitz dupe de jeunes ambitieux, bien ignorants et bien impudents ! Kaunitz se battre contre les Républicains et les Jacobins ! Quelle école à quatre-vingts ans ! Ces fautes ne s'effacent guère : il a donné sa mesure et celle de son maître, et avec cette mesure on ne subjugue point une grande Nation qui veut sa liberté. »

Brissot triomphe et se grise ; il plane au-dessus de l'Europe. Mais un moment sa vanité semble contrarier son dessein. Il est si fier d'avoir obtenu une réponse de l'Empereur aux sommations dictées par lui qu'il oublie un moment d'attiser la guerre. Car, si déjà, comme le dit Brissot, l'Empereur est humilié, quel besoin est-il de le poursuivre davantage et d'exiger de plus formelles déclarations ? S'il a consenti à cette humiliation plutôt que de rompre, pourquoi la Révolution ne s'applique-t-elle pas à ménager les chances de paix qui se manifestent ?

Si l'Empereur est le jouet des Feuillants, si Barnave, les Lameth, Duport le manœuvrent à leur gré, n'est-il point visible que l'Empereur espère, en modérant par eux les événements intérieurs de France, se dispenser d'une intervention qui l'effraie ? Pourquoi, dès lors, ne pas marcher d'un pas rapide et ferme dans les voies révolutionnaires sans être obsédé par le fantôme extérieur, sans chercher dans la guerre une diversion funeste ? Si la réponse de Louis XVI est simple et franche, si elle mérite les applaudissements de toute l'Assemblée, comment pourra-t-on attaquer la royauté ? Comment pourra-t-on attaquer aussi le ministre des affaires étrangères qui a rédigé au nom du roi cette réponse et qui a obtenu de l'Empereur une communication hâtive, humiliante pour celui-ci ? Cet article de Brissot était la meilleure défense du ministre que dix jours après Brissot fera décréter de trahison. Il était le meilleur plaidoyer pour la paix que la Gironde s'obstinera passionnément à rompre.

Et que signifient ces coquetteries avec Louis XVI qui, vraiment, à cette date, était traître à la Nation ? Mais qu'importaient à Brissot toutes ces contradictions ? Son cœur s'était gonflé un moment de vanité ; il s'était dit avec complaisance qu'il avait plus de fierté que Louis XIV. Avoir obligé un Empereur à répondre le faisait tressaillir d'aise. O pauvre parvenu qui n'avait pas la fierté de la Révolution et qui semblait avoir besoin pour elle des approbations impériales !

Que signifie encore cette sorte de rabaissement de son propre parti, des Républicains et des Jacobins ? Ils étaient en effet la force organisée de la Révolution. L'Empereur ne se trompait pas en constatant leur puissance. Les Jacobins relevèrent d'ailleurs le défi avec un juste orgueil. Mais Brissot, platement, rapetissa ses amis pour pouvoir railler l'Empereur. Vanité sans dignité et intrigue sans grandeur.

Mais Brissot, en qui une fumée de puéril orgueil a un moment suspendu et obscurci la pensée politique, ne tarde pas à comprendre que de la journée du P' mars il peut tirer un double parti. Il peut aigrir les susceptibilités nationales et exaspérer les nerfs du peuple en disant que l'Empereur a voulu se mêler de nos affaires et que sa réponse ambiguë laisse subsister les incertitudes épuisantes. Il peut aussi, en frappant Delessart, désorganiser le ministère, terroriser la Cour et la mettre enfin sous la tutelle de la Gironde.

Il écrit, le samedi 3 mars, à propos de la séance du soir du 1er, de celle où Rouyer parla :

« On avait eu le temps de réfléchir sur la farce diplomatique jouée le matin et l'on ava.it cru s'apercevoir qu'un des principaux acteurs en était maintenant le souffleur : c'était M. Delessart et il a été formellement dénoncé par M. Rouyer. M. Chartier a appuyé la dénonciation, et il a pensé qu'il y avait lieu à déclarer que le ministre avait perdu la confiance de la Nation. Le Comité diplomatique a été chargé d'examiner la note confidentielle de M. Delessart à notre ambassadeur à Vienne, note qu'on peut regarder comme le nœud de cette intrigue épistolaire. Au reste, la pièce va être imprimée, et l'on sera à portée de juger par la comparaison si les lettres et les réponses ne sortent pas de la male plume. »

 

NARBONNE ET BERTRAND DE MOLLEVILLE

Brissot va se recueillir pendant quelques jours et préparer le réquisitoire qui, en frappant Delessart, disloquera le ministère modéré et ouvrira à la Gironde le pouvoir ministériel. Devant cette tactique, l'intérêt évident du roi était de maintenir son ministère uni, de défendre Delessart, de garder Narbonne et de dire que l'un des deux ministres représentait la politique de paix, l'autre la vigilance guerrière. Mais le ministère était disloqué du dedans par le conflit sourd de Delessart et de Narbonne, surtout par le conflit aigu de Narbonne et du réactionnaire Bertrand. Celui-ci, très attaqué dans l'Assemblée, était exaspéré des manœuvres de popularité de Narbonne. Narbonne affectait une grande prévenance pour les comités de la Législative que Bertrand dédaignait. Le ministre de la marine se plaignait que Narbonne le fit attaquer dans les journaux jacobins. Et il est vrai que si le journal de Brissot, dans les premières journées de mars, attaque assez souvent Narbonne, c'est toujours avec un extrême ménagement, et la Chronique de Condorcet le loue souvent.

Mais le roi n'avait confiance qu'en Bertrand et celui-ci s'insinuait tous les jours plus avant dans la confiance de Louis XVI et lui rendait même des services privés, en lui procurant de la monnaie d'or, que le roi préférait aux assignats, par un prélèvement frauduleux sur la caisse de la marine.

Narbonne se sentit menacé. Il demanda aux généraux qu'il avait nommés : Rochambeau, Luckner, La Fayette, de le soutenir. Ceux-ci intervinrent par des lettres publiques qui irritèrent le roi, et il donna congé à Narbonne.

Brissot, le 9 mars, écrit : « Le roi a retiré ce matin le portefeuille de la guerre à M. Narbonne. On assure qu'il est remplacé par M. Degrave. Les motifs du renvoi ne sont pas bien certains. Les uns l'attribuent à l'intrigue du ministre Bertrand et de ses confrères qui le soutiennent ; d'autres croient que la Cour haïssait M. Narbonne, parce que, dans son opinion, il devenait trop populaire ; d'autres, enfin, donnent pour prétexte les lettres des généraux à M. Narbonne imprimées dans les journaux.

« Dans ces lettres les généraux Rochambeau et La Fayette prient le ministre de ne pas quitter sa place, dans un moment où il peut rendre de si grands services, et ils assurent que sa démission serait une calamité publique. On ne pouvait pas trouver de meilleur moyen pour perdre M. Narbonne.

« M. Narbonne a un tort à se reprocher. Il dit dans sa réponse qu'il avait voulu se retirer parce qu'il n'était pas d'accord avec un de ses collègues (M. Bertrand) dont il estime le caractère personnel, mais dont il n'approuve pas également la conduite ministérielle.

« Comment M. Narbonne estime-t-il le caractère d'un homme qui a menti à la face de l'Europe, qui a donné un démenti au roi dont il est le ministre, qui n'a cessé de montrer la mauvaise foi la plus effrontée ? »

 

LA MISE EN ACCUSATION DE DELESSART

Comment le roi n'hésitait-il point à se séparer ainsi de Narbonne ? S'être engagé, sur ses conseils, dans la politique de guerre limitée et le congédier juste à l'heure où le semblant de popularité qu'il avait acquis pouvait protéger la Cour, c'était une faute qui prouvait ou l'entière impuissance, ou l'entière incohérence de la royauté. Cette décision du roi perdait Delessart. N'osant pas blâmer ouvertement une décision du roi relative aux ministres, l'Assemblée va prendre sa revanche en décrétant un des ministres de trahison. Je ne m'arrêterai pas à analyser longuement l'acte d'accusation porté le 10 mars à la tribune.

Au fond, tous les arguments peuvent se ramener à un seul : « Delessart est criminel de n'avoir pas tout fait pour amener la guerre. » Brissot lui reproche comme une félonie jusqu'à la prudence du langage diplomatique. Il lui reproche comme une félonie des paroles, des attitudes qui, hier encore, étaient celles de Brissot lui-même. « Il semblait, dit-il, que M. Delessart voulût dérober la connaissance (du concert des souverains), ou ne la donner que le plus tard possible ; il semblait se réserver cette matière nouvelle à des explications et à des négociations, pour tempérer l'ardeur de la Nation française qui brûlait d'attaquer et de se venger des insultes qu'elle avait reçues. »

« Un ministre habile et patriote aurait vu dans ce concert le foyer de tous les orages qui pouvaient menacer la France, il se fût attaché opiniâtrement à le dissiper. M. Delessart respectait au contraire ce foyer et ne s'attachait qu'à quelques ramifications ou rassemblements des émigrés, aux princes possessionnés. »

Or, nous savons qu'en fait ce concert offensif n'existait pas. Nous savons que Léopold avait toujours cherché des moyens dilatoires. Et nous nous rappelons que Brissot disait, il y a peu de temps : « C'est à Coblentz qu'est le foyer du mal. » Il assurait que l'Empereur voulait la paix, avait besoin de la paix.

Il pèse tous les mots de la lettre de Delessart : « Avec quelle faiblesse le ministre parle de ce concert, dont l'existence était si bien démontrée, dont l'objet était si contraire aux intérêts de la France. « On a été, dit-il, extrêmement frappé de ces expressions : les souverains réunis en concert ; on a cru y voir l'indice d'une ligue formée à l'insu de la France et peut-être contre elle ». L'indice ! comment une expression aussi lâche, aussi criminelle est-elle échappée au ministre ?

Ainsi Brissot va envoyer le ministre devant la Haute-Cour d'Orléans parce que l'expression indice, dans une correspondance diplomatique, ne lui parait pas assez forte.

Et encore : « L'affectation de M. Delessart à prêcher la paix n'était-elle pas encore plus propre à nous attirer la guerre ou au moins des réponses humiliantes ? Lisez la fin de sa lettre : C'est la paix que nous voulons... Qui ne sait ici, Messieurs, que le ministre autrichien ne devait voir dans ces cris pour la paix que les fureurs de l'impuissance et de la pusillanimité ?... »

C'est sur des raisons de cette force que Brissot fonde une demande de mise en accusation. Il y a treize griefs. Delessart était coupable « en ayant demandé bassement la paix ». C'est le grief n° 7. Il l'est encore, « en ayant communiqué au ministère autrichien des détails sur l'intérieur de la France qui pouvaient donner une fâcheuse opinion sur sa situation et provoquer des déterminations funestes pour elle », comme si Delessart en faisant allusion aux agitations, aux conflits qui suivaient naturellement en France le grand ébranlement révolutionnaire avait appris quoi que ce soit à l'étranger.

Et dans ce réquisitoire sophistique contre le ministre, pas un mot sur le roi, pas un mot sur la Cour. C'est toujours le même système d'hypocrisie et de mensonge. Depuis des mois, les habiles et les peureux faussent la conscience de la Révolution. Il est entendu que l'on ménagera le roi. Il est entendu qu'on surexcitera la passion nationale pour ranimer la passion révolutionnaire que l'on croit affaiblie. Avec ce parti pris de n'aborder la royauté que par ces détours, de ne l'attaquer qu'obliquement, on s'est condamné à mentir, à tricher ; et, n'osant pas dire au peuple la vérité rude et forte, qu'il faut décidément abattre la royauté et le roi, on affole le pays par des soupçons, par des romans de trahison. Sur Delessart, qui s'est borné à traduire honnêtement la politique pacifique des modérés, Brissot épuise ses ressources de plate dialectique, et contre le roi, qui trahit lui, qui livre la patrie, mais qui distribue encore les portefeuilles ministériels, Brissot n'a pas un mot de menace. Et pourtant si le roi ne trahit pas, au profit de qui trahit Delessart ?

 

VERGNIAUD MENACE LES TUILERIES

C'est un soulagement, après toutes ces roueries de sophiste et de pédant, d'entendre, en Bette même séance du 10 mars, le grand cri de colère et d'éloquence de Vergniaud contre les Tuileries :

« Permettez-moi, Messieurs, une réflexion. Lorsqu'on proposa à l'Assemblée constituante de décréter le despotisme de la religion chrétienne, Mirabeau prononça ces paroles mémorables : De cette tribune, où je vous parle, on aperçoit la fenêtre d'où la main d'un monarque français armé contre ses sujets par d'exécrables factieux, qui mêlaient des intérêts personnels aux intérêts sacrés de la religion, tira l'arquebuse qui fut le signal de la Saint-Barthélemy.

« Eh bien ! Messieurs, dans ce moment de crise où la patrie est en danger, où tant de conspirations s'ourdissent contre la liberté, moi aussi je m'écrie : Je vois de cette tribune les fenêtres d'un palais où des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la Constitution nous a donné, forgent les fers dont ils veulent nous enchaîner, et préparent les manœuvres qui doivent nous livrer à la maison d'Autriche. Je vois les fenêtres du palais où l'on trame la contre-Révolution, où l'on combine le moyen de nous replonger dans les horreurs de l'esclavage, après nous avoir fait passer par tous les désordres de l'anarchie et par toutes les fureurs de la guerre civile. (La salle retentit d'applaudissements.)

« Le jour est arrivé, Messieurs, où vous pouvez mettre un terme à tant d'audace, à tant d'insolence, et confondre enfin les conspirateurs. L'épouvante et la terreur sont souvent sorties, dans les temps antiques et au nom du despotisme, de ce palais fameux. Qu'elles y rentrent aujourd'hui au nom de la loi. (Applaudissements réitérés.) Qu'elles y pénètrent tous les cœurs. Que tous ceux qui l'habitent sachent que notre Constitution n'accorde l'inviolabilité qu'au roi. Qu'ils sachent que la loi y atteindra, sans distinction, tous les coupables, et qu'il n'y aura pas une seule tête, convaincue d'être criminelle, qui puisse échapper à son glaive. Je demande qu'on mette aux voix le décret d'accusation. ». — L'orateur descend de la tribune au milieu des applaudissements réitérés de l'Assemblée et du public.

Enfin, une main hardie déchirait le voile : la trahison royale était directement dénoncée. La Révolution retrouvait son accent de franchise et de puissance. La menace à la reine était terrible. L'acte d'accusation contre Delessart fut voté. Les amis de Marie-Antoinette furent pris de peur pour elle.

Fersen note ceci dans son journal, le 23 mars : « Trouvé Goguelat chez moi en rentrant. Il avait passé par Calais, Douvres et Ostende. Il était parti depuis huit jours. Leur situation (du roi et de la reine) fait horreur. On a entendu des députés dire : « Delessart sien tirera, mais la reine ne s'en tirera pas. » Deux autres, sur la terrasse des Feuillants, disaient, en parlant du départ du roi : « Ces bougres-là « ne partiront pas ; vous le verrez. »

Il écrit encore le 18 : « Le chevalier de Coigny avait mandé le projet des Jacobins de mettre la reine dans un couvent ou de la mener à Orléans pour la confronter avec Delessart. »

Vraiment l'épouvante et la terreur étaient entrées dans le palais au nom de la Révolution.

 

LA MORT DE L'EMPEREUR

Et presque au même moment, comme pour achever l'accablement de la Cour, la nouvelle de la mort de l'Empereur Léopold arrivait. Le journal de Brissot dit, le 11 mars : « La mort de l'Empereur n'est plus douteuse ; elle a été officiellement annoncée. Cette mort change tout le système politique de l'Allemagne. Cette nouvelle et celle du décret d'accusation contre M. Delessart ont répandu la consternation dans le château. »

A vrai dire, Brissot s'exagérait la confiance de la Cour en l'Empereur. Les amis intransigeants de Marie-Antoinette, les absolutistes ne s'affligèrent pas outre mesure de la mort du temporisateur qui ajournait sans cesse la guerre et qui voulait réconcilier la royauté française et la Révolution.

Fersen écrit, le jeudi 8 mars, à Bruxelles : « Le vicomte de Vérac, l'évêque et beaucoup de gens croyaient que cela allait tout changer et tout retarder, occasionner des longueurs. Je ne fus pas de cet avis, je le leur prouvai, et je sais que le baron de Breteuil avait été de mon avis. Je pris alors mon parti d'écrire à la reine mon opinion là-dessus. »

Et le lendemain : « Les généraux ne témoignaient pas le moindre chagrin, mais presque le contraire. Thugut dit au baron qu'il en était bien aise. Dans la ville, cela ne faisait aucune sensation, les officiers en étaient même contents. »

Mais, quoique la reine, pour ses desseins de contre-Révolution armée, n'eût pas à se louer de son frère, sa disparition subite aggravait encore, si je puis dire, l'inconnu.

En tout cas, le système des Feuillants, qui combinaient avec Léopold un régime de modération et de paix, s'effondrait au dehors par la mort de l'Empereur, comme il s'effondrait au dedans par l'acte d'accusation contre Delessart.

Acculés, frappés de terreur, Louis XVI et Marie-Antoinette n'avaient plus qu'une ressource : appeler un ministère girondin. Ils s'y résignèrent, et le mois de mars 1792 vit l'avènement gouvernemental de la Gironde. C'était un pas immense de la Révolution.

Quelles que fussent l'étourderie et l'ambition des Girondins, ils représentaient l'esprit révolutionnaire, prêt à dompter au dedans tous les factieux de la noblesse et du clergé, prêt à défier et à vaincre au dehors tous les tyrans conjurés, tous ceux qui menacent la liberté nouvelle, tous ceux aussi qui prétendent la limiter.

Pendant que la royauté traîtresse s'affole et se livre, les volontaires vont par milliers vers la frontière ; ils font, au passage, hommage de leur vie à l'Assemblée, qui suspend un moment ses tumultes et ses querelles pour les acclamer, et, purs de toute intrigue, ignorants de ce qui se mêlait de factice aux cris belliqueux de la Gironde, convaincus de la nécessité et de la sainteté de la guerre révolutionnaire, ils vont combattre, vaincre ou mourir, et en se libérant, libérer le monde.

 

 

 



[1] Il y avait en effet deux partis parmi les Feuillants ou plutôt deux clientèles, celle des Lameth était pacifique, celle de La Fayette, à laquelle se rattachait Narbonne, était belliqueuse. Voir l'excellent livre de Glagau. — A. M.

[2] Il s'agit du mémoire rédigé par les Feuillants et analysé plus haut. — A. M.

[3] Avant d'envoyer sa note officielle à l'Empereur, Delessart avait négocié à Paris avec le chargé d'affaires autrichien Blumendorf. (Voir la correspondance de Blumendorf avec Mercy, publiée par Eugène Hubert, Bruxelles, 1919). Un peu plus tard, il fit partir pour Vienne Barbé-Marbois avec des dépêches confidentielles, dans lesquelles Il demandait à Kaunitz de l'aider à rétablir l'ordre en France. — A. M.

[4] Il ne faisait que partager l'erreur de la reine et de Delessart lui-même, qui se réjouit de sa note. (Voir la correspondance de Blumendorf). — A. M.