LE DISCOURS D'ISNARD Isnard,
une fois de plus, s'abandonna à son enthousiasme guerrier, et jamais il ne
fut plus éloquent, jamais aussi il ne fut plus dangereux. Déjà ce qui va se
mêler bientôt d'orgueil brutal, de nationalisme guerrier à la Révolution
française éclate dans sa parole : on dirait, à l'entendre, que la Révolution
a hérité de la superbe de Louis XVI ; il parle d'affranchir le monde avec un
accent de conquête et un air de supériorité ; ce n'est plus la seule liberté,
c'est la puissance et la gloire qui exaltent les âmes, et les premières
fumées de la grande ivresse napoléonienne commencent à obscurcir les
cerveaux. Ecoutez Isnard : il commence par démontrer rapidement que la
vigueur des démarches projetées aura pour effet de consolider la paix en
effrayant les puissances ; mais il se hâte d'ajouter : « La
mesure proposée est commandée par ce que nous devons à la dignité de la
Nation. « LE FRANÇAIS EST DEVENU LE PEUPLE LE
PLUS MARQUANT DE L'UNIVERS
; il faut que sa conduite réponde à sa nouvelle destinée. Esclave, il fut
intrépide et grand ; libre, serait-il faible et timide ? (Applaudissements.) Sous Louis XIV, le plus fier
des despotes, il lutta avec avantage contre une partie de l'Europe ;
aujourd'hui que ses bras sont' déchainés, craindrait-il l'Europe entière ? « Traiter
tous les peuples en frères, respecter leur repos, mais exiger d'eux les mêmes
égards ; ne faire aucune insulte, mais n'en souffrir aucune ; ne tirer le
glaive qu'à la voix de la patrie, mais ne le renfermer qu'au chant de la
victoire (Applaudissements) ; renoncer à toute conquête, mais vaincre quiconque voudrait la
conquérir ; fidèle dans ses engagements, mais forçant les autres à remplir
les leurs ; généreux, magnanime dans toutes ses actions, mais terrible dans
ses justes vengeances ; enfin, toujours prêt à combattre, à mourir, à
disparaître même tout entier du globe plutôt que de se remettre aux fers ;
voilà je crois, quel doit être le caractère du Français devenu libre.
(Applaudissements répétés.) « Ce
peuple se couvrirait d'une honte ineffaçable, si son premier pas dans la
brillante carrière que je vois s'ouvrir devant lui était marqué par la
lâcheté : je voudrais que ce pas fût tel qu'il étonnât les nations, leur
donnât la plus sublime idée de l'énergie de notre caractère, leur imprimât un
long souvenir, consolidât à jamais la Révolution et fît époque dans
l'histoire. (Applaudissements.) « Et
ne croyez pas, Messieurs, que notre position du moment s'oppose à ce que la
France puisse, au besoin, frapper les plus grands coups. « On se trompe, dit
Montesquieu, si l'on croit qu'un peuple qui est en état de révolution pour la
liberté est disposé à être conquis ; il est prêt au contraire à conquérir les
autres. » Et cela est très vrai, parce que l'étendard de la liberté est
celui de la victoire et que les temps de la Révolution sont ceux de l'oubli
des affaires domestiques en faveur de la chose publique, du sacrifice des
fortunes, des dévouements généreux, de l'amour de la patrie, de
l'enthousiasme guerrier. Ne craignez donc pas, Messieurs, que l'énergie du
peuple ne réponde pas à la vôtre ; craignez, au contraire, qu'il ne se
plaigne que vos décrets ne répondent pas à tout son courage. (Applaudissements.) « ...
Non, nous ne tromperons pas ainsi la confiance du peuple. Levons-nous, dans
cette circonstance, à toute la hauteur de notre mission. Parlons à nos
ministres, à notre roi, à l'Europe, le langage qui convient aux représentants
de la France. Disons aux ministres que jusqu'ici la Nation n'a pas été
satisfaite de leur conduite... (Applaudissements) ; que désormais ils n'ont à
choisir qu'entre la reconnaissance publique ou la vengeance des lois ; que ce
n'est pas en vain qu'ils oseraient se jouer d'un grand peuple et que par le
mot « responsabilité » nous entendons la « mort ». (Nouveaux
applaudissements dans la salle et dans les tribunes.) « Disons
au roi qu'il est de son intérêt, de son très grand intérêt de défendre de
bonne foi la Constitution ; que sa couronne tient à la conservation de ce
palladium ; disons-lui qu'il n'oublie jamais que ce n'est que par le peuple
et pour le peuple qu'il est roi ; que la Nation est son souverain et qu'il
est sujet de la loi. (Applaudissements.) « Disons
à l'Europe que les Français voudraient la paix, mais que, si on les force à
tirer l'épée, ils en jetteront le fourreau bien loin et n'iront le chercher
que couronnés des lauriers de la victoire ; et que, quand même ils seraient
vaincus, leurs ennemis ne jouiraient pas du triomphe, parce qu'ils ne
régneraient que sur des cadavres. (Applaudissements.) « Disons
à l'Europe que nous respecterons toutes les constitutions des divers Empires,
mais que si les cabinets des cours étrangères tentent de susciter une guerre
des rois contre la France, nous leur susciterons une guerre des peuples
contre les rois. (Applaudissements.) « Disons-lui
que dix millions de Français, embrasés du feu de la liberté, armés du glaive,
de la raison, de l'éloquence, pourraient, si on les irrite, changer la face
du monde et faire trembler tous les tyrans sur leurs trônes. « Enfin,
disons bien que tous les combats que se livrent les peuples par ordre des
despotes... (Applaudissements.) « N'applaudissez
pas, Messieurs, n'applaudissez pas : respectez mon enthousiasme, c'est celui
de la liberté. « Disons-lui
que tous les combats que se livrent les peuples par ordre des despotes,
ressemblent aux coups que deux amis, excités par une instigation perfide, se
portent dans l'obscurité ; le jour vient-il à paraître, ils jettent leurs
armes, s'embrassent et se vengent de celui qui les trompait. (Bruit et
applaudissements.)
De même si, au moment que les armées ennemies lutteront avec les nôtres, le
génie de la philosophie frappe leurs yeux, les peuples s'embrasseront à la
face des tyrans détrônés, de la terre consolée et du ciel satisfait. (Applaudissements.) « Je
conclus par demander que l'Assemblée adopte à l'unanimité le projet de décret
proposé : je dis à l'unanimité, parce que ce n'est que par cet accord parfait
des représentants de la Nation que nous parviendrons à inspirer aux Français
une entière confiance, à les réunir tous dans un même esprit, à en imposer
sérieusement à tous nos ennemis et à prouver que, lorsque la patrie est en
danger, il n'existe qu'une volonté dans l'Assemblée nationale. » (Vifs
applaudissements prolongés dans la salle et dans les tribunes.) Il y a,
en ce discours d'Isnard, un étonnant mélange d'héroïsme et de rodomontades,
d'enthousiasme sacré pour la liberté et de griserie militaire, d'amour de
l'humanité et de forfanterie nationale. Ce n'est pas encore la guerre
systématique de propagande : on annonce qu'on respectera les « constitutions
des autres Empires » ; mais Isnard s'anime si fort en parlant de la guerre
des peuples contre les rois, qu'il est visible qu'il la désire. Et il ne
songe pas un moment à se demander si la liberté ainsi portée au monde non par
la puissance de l'exemple, niais par la brutalité des armes, ne se changera
pas bientôt pour la France et pour le monde en une immense servitude
militaire. Il
célèbre déjà « les lauriers de la victoire » qui couronneront les héros de la
liberté ; il n'entrevoit pas le front de César qui, un jour, s'ombragera seul
de ces lauriers. Et puis
quelle disproportion entre la véhémence de ce langage et l'état réel des
choses en Europe ! Il semble, à entendre Isnard, que le sol déjà soit envahi,
et pourtant il n'est pas certain, à cette heure, qu'avec une grande vigueur
de politique intérieure et une grande habileté diplomatique, la France ne
réussisse pas à éviter la guerre, à sauver tout ensemble la liberté et la
paix. Mais
les esprits perdaient toute mesure : Brissot pouvait se féliciter de son
œuvre. Un de ses adversaires a dit de lui qu'il excellait « à allumer la
paille ». L'imagination
un peu vaine d'Isnard, l'ardente paille de Provence, s'était allumée en
effet, et cette « paille allumée », emportée au loin en un tourbillon de
paroles, d'enthousiasme, d'héroïsme et de vanité, • va mettre le feu à
l'univers et dévorer bientôt la liberté elle-même. L'Assemblée
adopte à l'unanimité le projet de décret nouveau apporté par le Comité et, à
l'unanimité aussi, elle charge son président modéré, Vienot-Vaublanc, de lire
au roi une vigoureuse adresse qu'il avait rédigée. Tous les partis semblaient
marcher à la fois vers la guerre. ROBESPIERRE ENTREVOIT LE PÉRIL Pourtant,
les démocrates commencent à entrevoir le péril. Robespierre, rentré d'Arras,
prend la parole, le 28 novembre, aux Jacobins. Il se sent tout à coup
enveloppé d'une atmosphère surchauffée, et n'ose pas combattre directement la
politique de guerre. Peut-être
même, surpris par la violence du mouvement soudain qui, pendant son absence
et en quelques semaines, s'était déchaîné, il n'a pas encore pris parti. Mais il
est visible qu'en tout cas il a démêlé d'emblée ce qu'il y avait dans la
politique de Brissot d'incohérence et d'hypocrisie. Incohérence, s'il
s'imagine qu'il suffira, pour dissiper les inquiétudes et rasséréner
l'horizon, d'attaquer les petits princes des bords du Rhin. Hypocrisie, s'il
prévoit que cette première escarmouche conduira à une grande guerre contre
l'Autriche, mais la dissimule au pays pour l'entraîner plus aisément. Et il
semble tout d'abord que c'est une rupture immédiate et franche que conseille
Robespierre. « Il
faut dire à Léopold : vous violez le droit des gens en souffrant les
rassemblements de quelques rebelles que nous sommes loin de craindre, mais
qui sont insultants pour la Nation. Nous vous sommons de les dissiper dans
tel délai, ou nous vous déclarons la guerre au nom de la Nation française et
au nom de toutes les Nations ennemies des tyrans... Il faut imiter ce Romain
qui, chargé au nom du Sénat de demander la décision d'un ennemi de la
République, ne lui laissa aucun délai. Il faut tracer autour de Léopold le
cercle que Popilius traça autour de Mithridate. Voilà le décret qui convient
à la Nation française et à ses représentants. » Ainsi
Robespierre semble d'abord ne combattre la politique belliqueuse de la
Gironde que par une surenchère. Est-ce chez lui entraînement ? ou tactique ?
Voulait-il diminuer les chances de guerre en ouvrant devant le pays la
perspective d'une grande guerre redoutable et coûteuse ? Ou bien cherche-t-il
d'abord à ménager sa popularité, à éviter le choc trop violent de l'opinion
déjà entraînée ? Ce n'est pas, en tout cas, par des discours équivoques,
comme celui du 28, où la pensée de la paix se cachait sous une affectation
ultra-belliqueuse, qu'il pouvait ramener les esprits et ce discours du 28 a
quelque chose de faux et de pénible. Cette première période guerrière n'est
pas une période de sincérité. Tous les partis, à travers un semblant
d'exaltation, équivoquent et rusent. MARAT DÉNONCE LA POLITIQUE DE GUERRE Marat,
comme si en cette question de la guerre, son entendement était stupéfié,
avait gardé le silence après la séance du 27, après celle du 29, après la
motion Daverhoult, après la démarche de l'Assemblée au roi. Cherchait-il sa
voie ? Était-il assourdi par l'éloquence guerrière d'Isnard et se
demandait-il si lui-même n'allait pas souffler d'un souffle furieux dans la
trompette ? Mais, tout à coup, dans son numéro du 1er décembre, il se
réveille comme en sursaut, se reproche son trop long silence, dénonce la
politique de guerre et commence une vigoureuse campagne contre la Gironde. Je
me demande si quelque avis ne lui était point venu de Robespierre, en qui il
eut toujours pleine confiance. Après avoir analysé le discours de Ruhl,
prononcé quatre jours avant, Marat dit : « Voilà
à coup sûr le discours d'un fripon payé pour engager l'Assemblée dans la
démarche impolitique et désastreuse de provoquer une rupture avec quelques
petits princes de l'Empire et d'avoir bientôt sur les bras tous leurs alliés.
Quand ce conseil funeste ne serait pas suspect par les suites cruelles qu'il
aurait infailliblement s'il était adopté, peut-on douter qu'il ne soit parti
du cabinet des Tuileries puisque l'émissaire ministériel qui en était porteur
n'est rien moins que persuadé lui-même de sa nécessité ? C'est pour éteindre
UN FEU D'OPÉRA (c'est Marat lui-même qui imprime en gros caractères 'ce mot
de Ruhl) qu'il conseille d'allumer le flambeau de la guerre, pour le rare
avantage de n'être pas incommodé par la fumée. » Et
Marat, comprenant que déjà peut-être le flambeau est allumé, s'accuse de
négligence : « Je
regrette beaucoup de n'avoir pu m'occuper plus tôt de cet objet pour éventer
le piège ; je crains fort que les patriotes n'y soient pris, et je tremble
que l'Assemblée, hâtée par les jongleurs prostitués à la Cour, ne se prête
elle-même à entraîner la Nation dans l'abîme. » Ainsi,
contre la tactique de la Gironde, cherchant la guerre, ou pour abattre le
roi, ou pour le mettre sous la tutelle girondine, commence à s'affirmer la
tactique des démocrates disant que la guerre est un piège, qu'elle est voulue
par la Cour. LES RÉVOLUTIONS DE PARIS CONTRE BRISSOT En même
temps que Marat et, comme s'il y avait eu un mot d'ordre général donné au
parti d'avant-garde, le journal de Prudhomme, dans le numéro qui va jusqu'au
3 décembre, se met à combattre la politique de Brissot. Et son argument est
celui-ci : « Soyez
d'abord libres au dedans ; débarrassez-vous de la tyrannie intérieure qui est
un péril immédiat, au lieu de vous précipiter au dehors contre des périls
incertains. « L'intention de l'Assemblée nationale est de dire aux princes
d'Allemagne : Nous ne sommes pas contents des rassemblements que vous
permettez chez vous ; nous vous sommons de les faire cesser ou bien nous
devons vous déclarer la guerre. Représentants, cette mesure serait bonne si
vous représentiez un peuple entièrement libre. » Et il
demande que le veto royal soit supprimé : « Pourquoi
ne pas substituer la volonté nationale au veto royal ?... Si l'Assemblée
nationale était grande, elle aborderait fièrement la question, discuterait ce
veto pendant plusieurs séances (le veto sur le décret contre les émigrés),
elle en démontrerait la nullité, la perfidie du roi, et elle finirait par une
adresse aux départements. » Ainsi
le journal de Prudhomme voudrait que sur la question du veto l'Assemblée
provoquât une agitation dans tout le pays et le prît pour juge entre le roi
et elle. C'est un premier effort, un peu tardif, pour ramener dans le sens
d'une Révolution démocratique le torrent, maintenant gonflé à nouveau, des
énergies populaires que la Gironde rêvait de répandre sur le monde : « Si
l'Assemblée nationale prenait le parti que nous venons d'indiquer, si ce
parti était sanctionné par la majorité des départements, si la Nation et
l'Assemblée nationale cessaient de s'occuper, non pas du complot, mais des
conspirateurs (les émigrés), si elles les abandonnaient au mépris qu'ils
méritent, nous les verrions se disperser d'eux-mêmes et bientôt nous
rougirons de les avoir redoutés quelques moments. » Haute
sagesse, mais déjà un peu tardive, et contre laquelle l'instinct de lutte et
d'aventure éveillé dans le peuple prévaudra sans doute. Les
pétitionnaires des sections qui se succédaient à la barre de l'Assemblée,
pour protester contre le Directoire du département de Paris, poussaient
presque tous des cris belliqueux. L'adresse des citoyens de Calais disait : « C'est
la volonté de la Nation : LA GUERRE ! LA GUERRE ! » Et les tribunes, l'Assemblée
applaudissaient. Legendre, orateur de la députation du Théâtre-Français,
s'écriait, le 11 décembre : « Représentants
du peuple, ordonnez : l'aigle de la victoire et la renommée des siècles
planent sur vos têtes et sur les nôtres. Si le canon de lins ennemis se fait
entendre, la foudre de la liberté ébranlera la terre, éclairera l'univers,
frappera les tyrans... Faites forger des milliers de piques semblables à
celles des héros romains et armez-en tous les bras. » L'aigle
de la victoire. O imprudents ! qui ne savez pas qu'un jour cette aigle
romaine, devenue une aigle impériale, emportera dans ses serres la Révolution
meurtrie ! NARBONNE ET L'ULTIMATUM DU 14 DÉCEMBRE Pendant
que, sur la question de la guerre, les révolutionnaires commençaient à se
diviser et qu'un peu de réflexion contrariait l'entraînement aveugle des
premiers jours, que faisait la Cour ? H y avait à ce moment-là un changement
de ministère. Nous avons déjà vu que Montmorin, effrayé par les
responsabilités croissantes de son rôle ambigu, avait annoncé sa démission.
Le 29 novembre, le jour même où l'Assemblée décidait la démarche auprès du
roi, Louis XVI annonçait à la Législative qu'il avait remplacé aux affaires
étrangères Montmorin par Delessart, auparavant ministre de l'intérieur, et
qu'il avait appelé au ministère de l'intérieur Cahier de Gerville. Le
ministre de la guerre Duportail, effrayé aussi, annonçait sa démission, le 2
décembre, et était remplacé le 7 décembre par M. de Narbonne. Nous
savons déjà que la Cour n'avait pas pu ou n'avait pas osé mettre dans le
ministère, et notamment dans celui des affaires étrangères, des hommes à
elle, dévoués à sa politique occulte. Cahier de Gerville, qui était appelé à
l'intérieur, était un révolutionnaire constitutionnel modéré, mais assez
ferme. Le mouvement de la Révolution se communiquait nécessairement aux choix
ministériels faits par le roi ; et, voulant ruser avec le peuple
révolutionnaire, il évitait de prendre des ministres dont le nom fût un défi.
Mais il n'y eut que le choix du nouveau ministre de la guerre, de Narbonne,
qui eut quelque influence sur les événements. C'était
une sorte d'intrigant et d'aventurier d'ancien régime, jeté à demi dans la
Révolution, une sorte de Dumouriez, sans l'éclair du génie ou de la fortune.
La Cour ne l'aimait pas et même le méprisait : il était ou avait été l'amant
de la jeune Mm" de Staël, fille de Necker, qui dépensait avec les hommes
politiques le feu de son esprit, et avec les hommes d'épée le feu de son
tempérament. Elle pédantisait avec éloquence sur la Constitution et
Marie-Antoinette avait contre elle une double haine de reine et de femme.
Elle écrit à Fersen, le 7 décembre : « Le
comte Louis de Narbonne est enfin ministre de la guerre d'hier ; quelle
gloire pour en* de Staël et quel plaisir pour elle d'avoir toute l'armée... à
elle ! » Mais
elle ajoute : « Il
pourra être utile, s'il veut, ayant assez d'esprit' pour rallier les
constitutionnels et bien le ton qu'il faut pour parler à l'armée actuelle...
Mais comprenez-vous ma position et le rôle que je suis obligée de jouer toute
la journée ? Quelquefois je ne m'entends pas moi-même, et je suis obligée de
réfléchir pour voir si c'est bien moi qui parle, mais que voulez-vous ? Tout
cela est nécessaire, et croyez que nous serions encore bien plus bas que nous
ne sommes, si je n'avais pas pris ce parti tout de suite ; au moins
gagnons-nous du temps par là, et c'est tout ce qu'il faut. Quel bonheur, si
je puis un jour redevenir assez forte pour prouver à tous ces gueux que je ne
suis pas leur dupe ! » Ainsi
l'intrigue de trahison et de mensonge se compliquait à cette heure
prodigieusement. La Cour, en effet, va pousser la simulation révolutionnaire
jusqu'à accepter la guerre. Et même, elle va faire de la guerre sa politique.
Elle se prend à espérer que le roi pourra ainsi se mettre à la tête des
troupes et bientôt contenir la Révolution. C'est
le nouveau ministre, Narbonne, qui fait adopter à la Cour cette tactique qui
séduisait son ambition d'aventurier. Il aurait ainsi gloire et popularité,
puisqu'en marchant contre les émigrés il flattait la passion des patriotes et
bientôt, profitant de ce prestige, pour établir en France une sorte de
monarchie tempérée à la mode anglaise, il apparaissait comme le restaurateur
de l'autorité royale et le modérateur de la liberté. Rêve insensé, car après
avoir déchaîné la guerre et surexcité la passion révolutionnaire, comment
l'aventurier aurait-il pu maîtriser les événements ? L'esprit
du roi et de la reine était si désemparé qu'ils cédèrent pourtant à ces
illusions et à ce conseil et, dès le milieu de décembre, la politique de la
guerre subit une révolution ; ce n'est plus la guerre de la Gironde qui
s'annonce, c'est la guerre du roi et de la Cour. Sur les intentions et les
conceptions de Narbonne, le doute n'est pas possible. Bien des années après,
en des propos que M. Villemain a recueillis, il disait : « L'armée,
une fois formée, pouvait être pour Louis XVI un appui libérateur, un refuge
d'où il aurait soutenu la majorité saine et intimidé les clubs, comme
l'essaya et le voulut M. de La Fayette, mais trop tard et trop isolément. » Il
semble bien que c'est entre le 7 décembre, jour de son entrée en fonctions,
et le 11 décembre, que Narbonne éblouit et entraîna dans le sens de la guerre
le roi et la reine. Louis Blanc cite, à la date du 6 décembre, une lettre de
Marie-Antoinette à Mercy où tout le plan belliqueux de la Cour est exposé.
C'est le texte, aux trois quarts faussé, d'une lettre du 10 décembre. Louis Blanc
a été induit en erreur par une publication inexacte et même frauduleuse. Dès
l'entrée de Narbonne au ministère, Marie-Antoinette mettait vaguement en lui
quelque espérance ; elle pensait surtout qu'il pourrait servir de lien entre
les constitutionnels et la Cour, mais il ne parait pas qu'il eût encore
entraîné le roi et la reine dans la tactique de la guerre. Et même, lorsque
le 7 décembre, Narbonne parut pour la première fois à l'Assemblée,
Marie-Antoinette en parle avec défaveur : « M. de Narbonne, écrit-elle à
Fersen, a fait à son entrée à l'Assemblée un discours d'une platitude peu
croyable pour un homme d'esprit. » Mais,
le 14 décembre, c'est une toute autre allure. Le roi se rend à l'Assemblée
pour répondre au message du 30 novembre. Tous les ministres l'accompagnent, «
M. de Narbonne à la tête », comme nous l'apprend une lettre du 19 décembre de
l'abbé Salamon. M. de Narbonne faisait, si je puis employer une expression
toute moderne, figure de président du Conseil. Il apparaissait comme le chef
du ministère. Le roi debout et découvert lut à l'Assemblée une déclaration...
: « Vous
m'avez fait entendre qu'un mouvement général entraînait la Nation et que le
cri de tous les Français était : « Plutôt la guerre qu'une patience ruineuse
et avilissante. » Messieurs, j'ai pensé longtemps que les circonstances
exigeaient une grande circonspection dans les mesures ; qu'à peine sortis des
agitations et des orages d'une Révolution et au milieu des premiers essais
d'une Constitution naissante, il ne fallait négliger aucun des moyens qui
pouvaient préserver la France des maux incalculables de la guerre. Ces moyens
je les ai tous employés... L'Empereur a rempli ce qu'on devait attendre d'un
allié fidèle en défendant et dispersant tout rassemblement dans ses Etats.
Mes démarches n'ont pas eu le même succès auprès de quelques autres princes ;
des réponses peu mesurées ont été faites à mes réquisitions. Ces injustes
refus provoquent des déterminations d'un autre genre. La Nation a manifesté
son vœu, vous l'avez recueilli, vous en avez pesé les conséquences, vous me
l'avez exprimé par votre message ; Messieurs, vous ne m'avez pas prévenu ;
représentant du peuple, j'ai senti son injure et je vais vous faire connaitre
la résolution que j'ai prise pour en poursuivre la réparation. « Je
fais déclarer à l'électeur de Trèves que, si avant le 15 de janvier, ne fait
pas cesser dans ses Etats tout attroupement et toute disposition hostile de
la part des Français qui s'y sont réfugiés, je ne verrai plus en lui qu'un
ennemi de la France. (Vifs applaudissements et cris de : Vive le roi.) Je
ferai faire une semblable déclaration à tous ceux qui favoriseraient de même
des rassemblements contraires à la tranquillité du royaume et, en
garantissant aux étrangers toute la protection qu'ils doivent attendre de nos
lois, j'aurai bien le droit de demander que les outrages que les Français
peuvent avoir reçus soient promptement et complètement réparés. (Applaudissements.) « J'écris
à l'Empereur pour l'engager à continuer ses bons offices, et, s'il le faut, à
déployer son autorité comme chef de l'Empire pour éloigner les malheurs que
ne manquerait pas d'entraîner une plus longue obstination de quelques membres
du Corps germanique. Sans doute, on peut beaucoup attendre de son
intervention, mais je prends en même temps les mesures les plus propres à
faire respecter ces déclarations. (Applaudissements.) « Mais,
en nous abandonnant courageusement à cette résolution, hâtons-nous d'employer
les moyens qui, seuls, peuvent en assurer le succès. Portez votre attention,
Messieurs, sur l'état des finances, affermissez le crédit national, veillez
sur la fortune publique, que vos délibérations toujours soumises aux
principes constitutionnels prennent une marche grave, fière, imposante, la
seule qui convienne aux législateurs d'un grand Empire. (Vifs
applaudissements dans une partie de l'Assemblée et dans les tribunes.) Que
les pouvoirs constitués se respectent pour se rendre respectables et qu'ils
se prêtent un secours mutuel au lieu de se donner des entraves, et qu'enfin
on reconnaisse qu'ils sont distincts et non ennemis. Il est temps de montrer
aux Nations étrangères que le peuple français, ses représentants et son roi
ne font qu'un. » (Vifs applaudissements.) Et il
termina par ces paroles à la fois ambiguës et flatteuses : « Pour
moi, Messieurs, c'est vainement qu'on chercherait à environner de dégoût
l'exercice de l'autorité qui m'est confiée. Je le déclare devant la France
entière : rien ne pourra lasser ma persévérance, ni ralentir mes efforts. Il
rie tiendra pas à moi que la loi ne devienne l'appui des citoyens et l'effroi
des perturbateurs. (Vives acclamations.) Je conserverai fidèlement le dépôt
de la Constitution et aucune considération ne pourra me déterminer à souffrir
qu'il y soit porté atteinte et, si des hommes qui ne veulent que le désordre
et le trouble prennent occasion de cette fermeté pour Calomnier mes
intentions, je ne m'abaisserai pas à repousser par des paroles les
injurieuses défiances qu'ils se plairaient à répandre. Ceux qui observent la
marche du gouvernement avec un œil attentif, mais sans malveillance, doivent
reconnaître que jamais je ne m'écarte de la ligne constitutionnelle et que je
sens profondément qu'il est beau d'être le roi d'un peuple libre. » — Les
applaudissements se prolongent pendant plusieurs minutes. Plusieurs membres
font entendre dans l'Assemblée le cri de : Vive le roi des Français !
Ce cri est répété par les tribunes et par un grand nombre de citoyens qui
s'étaient introduits dans la salle à la suite du roi et qui s'étaient placés
dans l'extrémité de la partie droite. Les tribunes des deux extrémités de la
salle et tes membres de l'Assemblée placés à l'extrême gauche ont gardé le
plus profond silence. En
vérité, c'était bien joué et le sémillant aventurier qui avait soufflé ce
discours au roi[1] avait fait largement les
choses. Le langage royal était assez populaire et décidé dans le sens de la
Constitution, pour que l'importun souvenir de Varennes parût se dissiper. Et
la tactique nouvelle était bien définie : conquérir décidément la popularité
en paraissant suivre, ou même devancer le mouvement belliqueux des esprits ;
limiter étroitement la guerre ; mettre hors de cause l'Empereur d'Allemagne
et affirmer ses bonnes intentions, réserver l'ultimatum aux petits princes du
Rhin et avoir ainsi une guerre bénigne, mais qui tromperait l'appétit de
mouvement de la Nation et qui permettrait au roi de prendre le commandement
des troupes. Jusque-là le roi et Narbonne marchaient d'accord. Au-delà, leur
pensée secrète bifurquait, le ministre croyait qu'il suffirait du prestige
ainsi conquis, pour réviser la Constitution, le roi s'obstinait à penser que
le concours des puissances, réunies en Congrès, y serait nécessaire et il
espérait que la guerre ferait surgir des incidents qui nécessiteraient la
tenue de ce Congrès. En
attendant, le roi affirmait sa volonté constitutionnelle, et, quand il
parlait des dégoûts dont on « environnait l'exercice de son autorité », on ne
sut s'il parlait des émigrés ou des révolutionnaires. L'Assemblée ne chercha
point à préciser, et c'est avec des transports d'enthousiasme qu'elle allait
vers l'abîme. Car, quel pire désastre pour la Révolution, que la guerre ainsi
accaparée par la Cour et conduite avec tant d'arrière-pensées traîtresses !
Mais les esprits étaient si échauffés et la Gironde les avait si étourdiment
passionnés du feu de la guerre que toute clairvoyance semblait perdue.
Pourtant l'extrême-gauche dans l'Assemblée et dans les tribunes garda le
silence. Robespierre et Marat avaient réussi à éveiller un commencement de
défiance. LA POLITIQUE DES FEUILLANTS Les
conseillers secrets de la Cour depuis Varennes, les Lameth, Duport, Barnave,
avaient-ils poussé le roi dans la voie aventureuse ouverte par Narbonne ? Les
contemporains l'ont pensé ; l'abbé de Salamon chargé de renseigner la Cour de
Rome, écrivait le 19 décembre au cardinal Zelada : « Les
Constituants, ne sachant de quel moyen se servir pour écraser les Jacobins et
pour faire aller la Constitution, ont pensé qu'il fallait prendre les dits
Jacobins au mot et déclarer la guerre, parce qu'il en arriverait une
explosion quelconque qui pourrait amener le but désiré, c'est-à-dire la
Constitution un peu mitigée. Louis de Narbonne, vif, ayant de l'esprit et de
l'ambition, voulant se soutenir dans une place hérissée des écueils les plus
scabreux, persuadé qu'un ministre de la guerre ne peut être vraiment en
activité que pendant la guerre, non seulement a goûté ce projet des
Constituants ses amis, mais on assure que c'est lui qui l'a proposé dans le
Conseil et l'a fait voir au roi comme le seul moyen de déjouer l'Assemblée et
les Jacobins et l'a fait adopter. C'est d'après cette résolution que nous
avons vu sortir de la presse le pitoyable discours qu'on a mis dans la bouche
du roi. » Il
paraît bien que Barnave, du moins, n'encouragea pas cette politique ; il
aurait voulu le maintien absolu de la paix, mais d'autres « constituants »
semblent avoir conseillé l'aventure. Barnave, sous le titre : Fautes de la
nouvelle Assemblée, écrit ceci : « La
conduite du gouvernement et du parti constitutionnel eût été de s'opposer
décidément à la guerre et en général de résister fortement sur toutes les
choses décisives, mais hors de là d'éviter toutes les secousses... Si les
ministres, ayant arrêté entre eux ces mesures, en ont envoyé le résumé au
roi, et ont cru qu'elles auraient plus de poids auprès de lui, appuyées de
l'opinion de deux anciens députés qui, quelques mois auparavant, avaient
contribué à conserver son trône et sa personne, c'est ce que j'ignore
absolument, mais c'est ce qui pourrait être vrai. « Le
gouvernement n'a jamais eu de marche suivie et a presque toujours donné
dans les pièges que ses adversaires ont voulu lui tendre ; à peine ceux-ci
osaient-ils parler ouvertement de guerre qu'on fit prononcer au roi, dans le
mois de décembre, un discours où il semblait l'annoncer à la Nation, et
vouloir pousser la Nation dans ce sens ; c'est alors que la guerre a paru
vraisemblable, le parti dit modéré, qui jusque-là l'avait en horreur, voyant
le gouvernement à la tête de cette opinion, a commencé à l'adopter, et le peu
d'hommes prévoyants qui voulurent résister à cette frénésie ont passé pour
des endormeurs. » Ainsi,
en décembre, au moment où Narbonne entraîne le roi à la politique de guerre
limitée, Barnave est résolument opposé à toute guerre : mais il est visible
qu'autour de lui les révolutionnaires modérés et monarchistes se laissent
gagner aussi à la tactique du ministre aventureux. Sans doute les Lameth et
Duport résistèrent moins que Barnave. C'est peut-être son impuissance à faire
agréer ses conseils et le dépit de voir l'influence secrète, qu'il avait su
se ménager auprès du roi et de la reine, abolie en un jour par la brillante
étourderie de Narbonne, qui décida Barnave à quitter Paris. Sans doute aussi
le terrible enchevêtrement des choses intérieures et des choses extérieures
lui fit-il peur. Il quitta Paris, c'est lui-même qui nous l'apprend, dans les
premiers jours de janvier 1792, pour revenir dans ses foyers. LE DISCOURS DE NARBONNE Narbonne
ne cacha point d'ailleurs à l'Assemblée que c'était lui qui avait suggéré au
roi cette politique. Il
affecta, dans la séance même du 14 et aussitôt après le roi, de parler en
grand ministre dirigeant, et il signifia nettement que, par lui, c'est le
parti modéré, le parti constitutionnel qui allait prendre la direction de la
guerre, lui donner son caractère et ses limites : « C'est la même
nation, c'est la même puissance qui combattit sous Louis XIV ; voudrions-nous
laisser penser que notre gloire dépendait d'un seul homme et qu'un siècle ne
rappelle qu'un nom ? Non, Messieurs, je ne l'ai pas cru lorsque j'ai
désiré le parti que le roi vient de prendre. Je sais qu'on a déjà voulu,
qu'on voudra peut-être encore calomnier ce parti que, parmi les hommes qui
l'avaient ardemment réclamé, il en est qui se sont préparés à le combattre
dès que le gouvernement a paru l'adopter ; mais vous déconcerterez de tels
systèmes, et l'on persuadera difficilement à une Nation courageuse que de
vains discours suffisent à la défense de sa liberté. » Après
ce coup aux Jacobins, et même sans doute à la Gironde, Narbonne précise bien,
par le choix même des chefs, que ce sont les révolutionnaires nettement
monarchistes et modérés qui auront la conduite des opérations. « Trois
armées ont paru nécessaires, M. de Rochambeau, M. de Luckner, M. de La
Fayette. » (Triple salve d'applaudissements.) Enfin,
découvrant hardiment son jeu, c'est aux forces d'ordre et de conservation
qu'il fait appel et il démontre que la guerre doit être l'occasion de
renforcer le pouvoir exécutif, c'est-à-dire royal. « Nous aurons le soin de
prouver à l'Europe que les malheurs intérieurs, dont nous avons d'autant plus
à gémir que nous nous sommes quelquefois peut-être refusés à les réprimer,
naissaient de l'ardeur inquiète de la liberté, et qu'au moment où sa cause
appellerait une défense ouverte, la vie et les propriétés seraient en sûreté
parfaite dans l'intérieur du royaume. Nous ne reconnaîtrons d'ennemis que
ceux que nous aurons à combattre et tout homme sans défense sera devenu
sacré. Ainsi nous vengerons l'honneur de notre caractère, que de longs
troubles auraient pu apprendre à méconnaître. Si le funeste cri de guerre se
fait entendre, il sera du moins pour nous le signal tant désiré de l'ordre et
de la justice ; nous sentirons, combien l'exact paiement des impôts auquel
tiennent le crédit et le sort des créanciers de l'Etat, la protection des
colonies, dont les richesses commerciales dépendent ; l'exécution des lois,
force de toutes les autorités, la confiance accordée au gouvernement pour lui
donner les moyens nécessaires d'assurer la fortune publique et les propriétés
particulières, le respect pour les puissances qui garderaient la neutralité ;
nous sentirons, dis-je, combien de tels devoirs nous sont impérieusement
commandés par l'honneur de la Nation et la cause de la liberté. » Et
Narbonne annonçait qu'il partait immédiatement pour faire une tournée
d'inspection sur la frontière : il demandait un premier crédit de vingt-cinq
millions. La
Gironde fut à la fois réjouie et inquiétée par ce discours. Réjouie : car
elle voyait bien que de cette première guerre limitée sortirait bientôt
nécessairement la guerre générale, la grande épreuve de la royauté ;
inquiétée : car Narbonne semblait, au moins pour un temps, prendre à la
Gironde sa guerre, faire de la guerre de la Révolution la guerre du roi.
Moment étrange où pour tous les partis la guerre est une manœuvre de
politique intérieure : manœuvre du roi qui espère réaliser par là son rêve
d'un Congrès des souverains ; manœuvre des constitutionnels qui veulent
rétablir le pouvoir exécutif et mater les influences jacobines ; manœuvre de
la Gironde qui veut jeter la royauté en pleine mer, en pleine tempête pour
prendre enfin le gouvernail du vieux navire pavoisé aux couleurs nouvelles,
ou pour le couler à fond. Et, pour jouer ce jeu, pour accepter d'abord la
direction de la Cour dans une guerre destinée à combattre la Cour, pour
s'exposer sans peur aux intrigues et trahisons royales et à l'hostilité
générale des souverains de l'Europe incessamment provoqués, il fallait aux
révolutionnaires de la Gironde une telle foi dans la Révolution et dans la
France nouvelle, dans la force rayonnante de la liberté et dans l'héroïsme du
peuple, qu'on ne sait si l'on doit détester leur étourderie guerrière ou
admirer leur enthousiasme. Qui
sait après tout si la coalition des rois ne se fût pas formée enfin malgré
toute la prudence et toute la réserve des partis révolutionnaires ? Qui sait
si cette coalition aidée par la lente et sourde trahison royale n'aurait pas
peu à peu enserré, enveloppé la France pacifique et s'il n'y avait point
sagesse à prendre l'offensive, à jeter au monde l'épée de la Révolution ? La
raison hésite et se trouble devant ce formidable problème et, résignée, elle
se laisse porter par le destin. LE JEU DE BRISSOT Brissot,
dès la séance du 14, répondant au ministre de la guerre, marqua sa mauvaise
humeur du langage qui venait d'être tenu par Narbonne. « Je suis bien loin,
dit-il, de m'opposer à l'impression du compte que vient de rendre le ministre
de la guerre ; ce compte mérite la plus sérieuse attention ; mais j'aurais
désiré qu'aux nombreuses vérités qu'il contient on n'y eût point mêlé
d'injustes préventions plus propres... (Murmures, rires et exclamations ;
applaudissements dans les tribunes.) Je demande que la discussion de ce
compte important ne commence qu'après l'impression, et qu'elle soit ajournée
à samedi prochain, et l'on verra si les patriotes méritent les préventions
dont on les accable. » (Applaudissements dans les tribunes.) Ainsi,
Brissot ne retourne pas en arrière. Il ne déclare pas qu'effrayé par
l'intrigue de modérantisme, qui pourrait maintenant fausser la guerre, il
renonce à conseiller celle-ci. Il proteste au contraire que les « patriotes
», les démocrates continuent à la désirer. A
partir de ce jour, la Gironde joue à l'égard de Narbonne un jeu très
compliqué. Elle le ménage, parce qu'en disposant le gouvernement à la guerre
il sert inconsciemment la Révolution ou du moins la politique girondine.
Mais, en même temps, elle s'applique à entrainer la guerre hors des voies que
Narbonne et le roi ont tracées. Il s'agit d'abord de redoubler de violence
contre les émigrés et les princes, pour aggraver la lutte de la Révolution et
de la Cour. Il s'agit ensuite d'étendre à l'empereur le conflit que le roi
voudrait limiter aux petits princes du Rhin[2]. Dès le
29 décembre, Brissot recommence la bataille. A propos du vote des 20 millions
demandés par le ministre de la guerre, il expose à nouveau dans un très long
discours toute la politique extérieure et intérieure. Il répète sur les
dispositions de l'Europe ce qu'il avait dit le 20 octobre. Une agression de
la plupart des souverains n'est pas à craindre. D'ailleurs, les peuples sont
amis de la France révolutionnaire. « Il ne faut pas se borner à examiner
maintenant les petites passions, les petits calculs et des rois et de leurs
ministres. « La
Révolution française a bouleversé toute la diplomatie. Quoique les nations ne
soient pas encore libres, toutes pèsent maintenant dans la balance politique
; les rois sont forcés de compter leurs vœux pour quelque chose... Le
sentiment de la nation anglaise sur la Révolution n'est plus douteux ; elle
l'aime... En Hongrie le serf lutte contre l'aristocratie, et l'aristocratie
contre le trône... Nous ne sommes pas cette poignée de bourgeois bataves, qui
voulaient conquérir la liberté sur le stathouder, sans partager avec la
classe indigente... « En
vain les cabinets politiques multiplieront les négociations secrètes ; en
vain ils s'agiteront, ils agiteront toute l'Europe pour attaquer la France,
tous leurs efforts échoueront, parce qu'en définitive il faut de l'or pour
payer les soldats, des soldats pour combattre et un grand concert pour avoir
beaucoup de soldats. Or, les peuples ne sont plus disposés à se laisser
épuiser pour une guerre de rois, de nobles et surtout pour une guerre
immorale, impie. » Ainsi,
Brissot croit que la guerre aura nécessairement un caractère démocratique et
populaire. Et il semble penser que déjà les souverains de l'Europe sont
tellement menacés ou paralysés par leurs peuples qu'une Révolution européenne
sera la conséquence presque immédiate d'une guerre sans péril. Déjà, dans son
journal, le 15 décembre, avec plus de netteté qu'il n'ose le faire à la
tribune, c'est sous la forme d'une propagande révolutionnaire armée qu'il
entrevoit la guerre. « La guerre ! la guerre ! écrit-il, tel est le
cri de tous les patriotes, tel est le vœu de tous les amis de la liberté
répandus sur la surface de l'Europe, qui n'attendent plus que cette heureuse
diversion pour attaquer et renverser leurs tyrans. « C'est
à cette guerre expiatoire, qui va renouveler la face du monde et planter
l'étendard de la liberté sur les palais des rois, sur les sérails des
sultans, sur les châteaux des petits tyrans féodaux, sur les temples des
papes et des muphtis, c'est à cette guerre sainte qu'Anacharsis Cloots est
venu inviter l'Assemblée nationale, au nom du genre humain dont il n'a jamais
mieux mérité d'être appelé l'ami. » Quel
abîme entre cette guerre de Révolution universelle et la guerre de
conservation monarchique voulue maintenant par la Cour ! Et quelle
intrépidité il fallait à la Gironde pour aller à l'une en passant par l'autre
! Mais elle s'ingénie à déborder la Cour de toutes parts. C'est avec tout le
vieux monde que Brissot veut mettre la Révolution aux prises : « Le
tableau que je viens de faire des puissances serait-il trompeur ? Quoique
tout leur commande la paix, les princes voudraient-ils la guerre ? Je veux le
croire un instant et je dis que nous devrions nous hâter de les prévenir. Qui
prévient son ennemi l'a vaincu à moitié. (Applaudissements.) C'était la tactique de Frédéric
et Frédéric était maitre en cet art. « Je
veux donc croire que l'Empereur et la Prusse, que la Suède et la Russie
soient sincères et de bonne foi dans les traités qu'ils viennent de conclure
; je veux croire qu'ils se soient engagés à détruire par la force la
Constitution française, ou à la modifier, à y amalgamer une Chambre haute,
une noblesse ; je veux croire que Our effectuer cet étrange amalgame, ils
aient besoin de convoquer un Congrès général des puissances de l'Europe ; je
veux croire qu'ils y citent la nation française, qu'ils la menacent si elle
ne se soumet pas. Je vous le demande, je le demande à la France entière :
quel est le lâche qui, pour sauver sa vie, accepterait une capitulation
ignominieuse ? (Applaudissements.) « La
guerre est nécessaire à la France sous tous les points de vue. Il la
faut pour son honneur ; car elle serait à jamais déshonorée si quelques
milliers de brigands pouvaient impunément braver 25 millions d'hommes libres.
Il la faut pour sa sûreté extérieure, car elle serait bien plus compromise si
nous attendions tranquillement dans nos foyers le feu et la flamme dont on
nous menace, que si, prévenant ces desseins hostiles, nous voulons les porter
nous-mêmes dans les cavernes des brigands qui osent nous braver. « Il
la faut pour assurer la tranquillité intérieure, car les mécontents ne
s'appuient que sur Coblentz, n'invoquent que Coblentz, ne sont insolents que
parce que Coblentz existe. (Applaudissements.) C'est le centre où aboutissent
toutes les relations des fanatiques et des privilégiés ; c'est donc à
Coblentz qu'il faut voler, si l'on veut détruire et la noblesse et le
fanatisme. » Comme
on voit, c'est le même thème que dans le discours du 20 octobre ; c'est le
même parti pris de guerre. Si l'hostilité des souverains contre la Révolution
est sérieuse, qu'on les attaque pour prévenir le danger ; si elle est
simulée, qu'on les attaque encore pour mettre fin à cette parade. C'est la
même contradiction étrange : le monde entier s'ouvrant à la propagande de la
Révolution, et puis soudain, cet horizon immense et tout empli de lumière
ardente se resserrant à la pauvre question des émigrés. Mais l'audace de
Brissot avait grandi dans l'intervalle comme la passion guerrière du pays et,
cette fois il ne craint pas d'exiger du roi, contre plusieurs grandes puissances,
des démarches violentes. La Russie n'a pas reconnu nos agents ; l'Espagne
témoigne du mauvais vouloir ; la Suède s'agite ; l'Empereur équivoque ; qu'à
tous des explications soient demandées ; que les ministres du roi soient
tenus de communiquer à l'Assemblée le résultat de ces démarches. Ainsi
le filet de guerre, qui semblait d'abord ne devoir capturer que les petits
princes du Rhin et les émigrés, s'élargit soudain sur toute l'Europe. Ainsi
les ministres sont enveloppés d'un réseau mortel ; car si leurs démarches
sont agressives, si elles provoquent des répliques du même ton, et s'ils
communiquent ces réponses à l'Assemblée, ils étendent malgré eux, la guerre à
toute l'Europe. S'ils ne font que des démarches incertaines, s'ils atténuent
les réponses hostiles qu'ils reçoivent, s'ils ne laissent parvenir à
l'Assemblée qu'une partie de la vérité, ils seront accusés de trahison et
c'est la Gironde qui prendra, au nom de la France révolutionnaire, la suite
des opérations. Brissot et Narbonne sont à ce moment comme deux pécheurs
montés dans la même barque. Mais Narbonne malgré le large geste de
fanfaronnade qui semble menacer toute l'étendue des eaux ne veut pêcher que
le menu fretin des princes. Brissot ne veut pas laisser échapper le gros
poisson, et Narbonne, en ce jeu frivole d'imitation menteuse, sera contraint
de travailler pour son rival, d'amorcer le gros poisson que l'autre prendra.
Qu'on me pardonne cette image : c'est ce qui se mêle de manœuvres et
d'intrigues à la première préparation de la guerre qui me l'a suggérée. Mais
déjà, en sa croissante effervescence, la Nation allait plus haut que tous ces
calculs, et, croyant la guerre inévitable elle s'apprêtait à combattre d'un
cœur héroïque ; elle s'efforçait aussi de retenir, dans l'orage de fer et de
feu qui allait éclater, sa sérénité humaine, sa grande tendresse pour les
nations. LE DISCOURS DE CONDORCET Hérault
de Séchelles, en cette même séance du 29 décembre, découvre « une vaste
conspiration contre la liberté de la France et la liberté future du genre
humain », donnant ainsi à la Révolution toute son ampleur d'humanité.
Condorcet se résigne à la guerre comme à une nécessité de salut pour la
liberté menacée ; mais cette guerre même, il s'applique pour ainsi dire à la
pénétrer de paix ; et il propose une adresse à la Nation, où à travers toutes
les tristes fumées des batailles, c'est encore la paix lumineuse qui
transparaît. C'est comme un sublime et douloureux effort pour concilier la
philosophie du XVIIIe siècle, la philosophie de la raison, de la paix, de la tolérance
avec la guerre inévitable ; c'est la promesse fraternelle jusque dans le
déploiement de la force, le rameau d'olivier bruissant au vent d'orage. « La
Nation française ne cessera pas de voir un peuple ami dans les habitants des
pays occupés par les rebelles et gouvernés par les principes qui les
protègent. Les citoyens paisibles dont ses armées couvriront le territoire,
ne seront point des ennemis pour elle ; ils ne seront même pas des sujets. La
force publique, dont elle deviendra momentanément dépositaire, ne sera
employée que pour assurer leur tranquillité et maintenir leurs lois. Fière d'avoir
reconquis les droits de la Nation, elle ne les outragera point dans les
autres hommes. Jalouse de son indépendance, résolue à s'ensevelir sous ses
ruines plutôt que de souffrir qu'on osât lui dicter des lois, ou même
garantir les siennes, elle ne portera point atteinte à l'indépendance des
autres nations. Ses soldats se conduiront sur une terre étrangère comme ils
se conduiraient sur celle de leur patrie s'ils étaient forcés d'y combattre,
les maux involontaires que ses troupes auraient fait éprouver aux citoyens
seront réparés... La France présentera au monde le spectacle nouveau d'une
nation vraiment libre, soumise aux règles de la justice, au milieu des orages
de la guerre et respectant partout, en tout temps, à l'égard de tous les
hommes, les droits qui sont les mêmes pour tous. » (Applaudissements.) Evidemment
Condorcet répugne à la guerre. Il en reconnaît ou paraît en reconnaître la
nécessité : mais on dirait que, renonçant à contrarier directement le
mouvement belliqueux, il essaie une sorte de diversion en rappelant la
Révolution à son idéal pacifique. Surtout il semble redouter « la guerre de
propagande ». Il comprend que libérer les autres peuples par la force ce
serait encore les asservir. Quelques jours avant, l'orateur populaire Louvet
s'était écrié à l'Assemblée, avec un lyrisme extraordinaire : « La
guerre ! et qu'à l'instant la France se lève en armes. Se pourrait-il que la
coalition des tyrans fût complète ? Ah ! tant mieux pour l'univers !
Qu'aussitôt, prompts comme l'éclair, des milliers de citoyens soldats se
précipitent sur tous les domaines .de la féodalité ! Qu'ils ne s'arrêtent
qu'où finira la servitude ; que les palais soient entourés de baïonnettes ;
qu'on dépose la Déclaration des Droits dans les chaumières ; que l'homme, en
tous lieux instruit et délivré, reprenne le sentiment de sa dignité première
! Que le genre humain se relève et respire ! Que les nations n'en fassent
plus qu'une ; et que cette incommensurable famille de frères envoie ses
plénipotentiaires sacrés, jurer sur l'autel de l'égalité du droit, de la
liberté des cultes, de l'éternelle philosophie, de la souveraineté populaire,
jurer la paix universelle ! » Cet
enthousiasme démesuré inquiétait Condorcet : il prévoyait qu'à vouloir
réaliser par les armes la fraternité universelle et l'universelle paix, la
France de la Révolution risquerait d'accroître les conflits et les haines ;
que d'ailleurs aucune négociation séparée avec divers Etats ne restait
possible dans ce système. Et il demandait que les lois des autres peuples et
leurs préjugés mêmes fussent respectés. Mais,
n'était-ce point ôter à l'esprit de guerre un de ses aliments ? Condorcet, en
mathématicien qui calcule les forces, semblait renoncer à refouler
l'extraordinaire mouvement guerrier déchaîné depuis des mois : mais il
s'appliquait à le contenir. L'OPPOSITION DE. ROBESPIERRE Le
journal de Prudhomme et Robespierre luttent directement : ils essaient de
briser le courant de guerre plus violent tous les jours. Dans le numéro du 17
au 24 décembre, les Révolutions de Paris publient un vigoureux article
sur les dangers d'une guerre offensive. « Que le roi, que les ministres
et la Cour veuillent la guerre, que les aristocrates veuillent la guerre ;
que les fanatiques veuillent la guerre ; que tous les ennemis de la liberté
veuillent la guerre, cela n'est point étonnant ; la guerre ne peut que servir
leurs projets homicides ; mais que nombre de patriotes veuillent aussi la
guerre ; que l'opinion des patriotes puisse être partagée sur la guerre,
c'est ce que l'on ne comprend pas et pourtant c'est une vérité dont nous
sommes les témoins... « L'honneur
français est blessé ! Et ce sont de prétendus patriotes qui tiennent ce
langage ! Louis XVI aussi, Narbonne aussi, les Feuillants et les ministériels
aussi parlent à la Nation le langage de l'honneur. Encore une fois, les
hommes libres n'ont su jamais ce qu'était l'honneur. L'honneur est l'apanage
des esclaves ; l'honneur est le talisman perfide avec lequel on a vu les
despotes fouler aux pieds la sainte humanité. « Depuis
le 14 juillet, nous n'entendions plus parler d'honneur. Pourquoi tout à coup
reproduire ce mot et le substituer à celui de vertu ? Qu'un peuple soit
vertueux, qu'il soit fort, c'est tout pour lui, mais l'honneur... L'honneur
est à Coblentz, et qu'importe à la Nation française l'opinion de quelques
tyrans, de quelques esclaves qui ont fui à l'aurore de la liberté ?... C'est
pourtant au nom de cet honneur que Brissot a demandé la guerre. » Et
quelques jours après, commentant une adresse de Vergniaud qui contenait ces
mots : la gloire nous attend, le courageux journal s'écriait : « La gloire,
nous n'en voulons pas, nous ne voulons que le bonheur. » Et il ajoutait ces
graves et belles paroles : « Espérons du moins que l'Assemblée
n'autorisera pas les peuples étrangers à suivre ses préceptes, ceux de la
résistance à l'oppression. » Les
discours que Robespierre prononça contre la guerre aux Jacobins le 2 janvier
et le 11 janvier 1792 étaient admirables de courage, de pénétration et de
puissance ; et je regrette bien -vivement de ne pouvoir les citer en entier.
11 nous plaît que ce soit le parti le plus nettement démocratique, celui qui
voulait faire de la souveraineté du peuple une vérité, qui ait le plus
énergiquement résisté à la guerre ; plus tard, quand la guerre sera
déchaînée, quand la France de la Révolution devra défendre sa liberté contre
l'univers conjuré, les révolutionnaires démocrates la soutiendront avec une
énergie implacable ; mais, tant que la paix leur a paru possible, ils ont
lutté, même contre la passion du peuple, pour maintenir la paix. Est-ce
à dire qu'il n'y ait ni erreur, ni lacune, ni insuffisance, dans la thèse de
Robespierre ? Pour détourner les révolutionnaires de la voie guerrière où ils
étaient déjà engagés, il avait besoin d'exciter leur défiance. Et il
insistait au-delà du vrai sur la part prise par la Cour au mouvement de
guerre. Robespierre voyait dans la guerre une machination du roi : il se
trompait[3]. Longtemps le roi et la reine
avaient redouté la guerre. C'est seulement quand ils virent le mouvement
presque irrésistible des esprits que, conseillés par Narbonne, ils songèrent
à l'utiliser, à prendre la direction des opérations. Mais, au moment où parlait
Robespierre, il était bien vrai que la guerre serait, en tout cas, conduite
par la Cour et rattachée par elle à son plan de contre-Révolution. « Si
des traits ingénieux, si la peinture brillante et prophétique des succès
d'une guerre terminée par les embrassements fraternels de tous les peuples de
l'Europe sont des raisons suffisantes pour décider une question aussi
sérieuse, je conviendrai que M. Brissot l'a parfaitement résolue ; mais son
discours m'a paru présenter un vice, qui n'est rien dans un discours
académique, et qui est de quelque importance dans la plus grande de toutes
les discussions politiques ; c'est qu'il a sans cesse évité le point
fondamental de la question pour élever à côté tout son système sur une base
absolument ruineuse. « Certes,
j'aime tout autant que M. Brissot une guerre entreprise pour étendre le règne
de la liberté, et je pourrais me livrer aussi au plaisir d'en raconter
d'avance toutes les merveilles. Si j'étais maître des destinées de la France,
si je pouvais, à mon gré, diriger ses forces et ses ressources, j'aurais
envoyé dès longtemps une armée en Brabant, j'aurais secouru les Liégeois et
brisé les fers des Bataves ; ces expéditions sont fort de mon goût ; je
n'aurais point, il est vrai, déclaré la guerre à des sujets rebelles ; je
leur aurais ôté jusqu'à la volonté de se rassembler ; je n'aurais pas permis
à des ennemis plus formidables et plus près de nous (la Cour) de les protéger
et de nous susciter an dedans des dangers plus sérieux. Mais, dans les
circonstances où se trouve mon pays, je jette un regard inquiet autour de
moi, et je me demande si la guerre que l'on fera sera celle que
l'enthousiasme nous promet : je me demande qui la propose, comment, dans
quelles circonstances et pourquoi ? « C'est
là, c'est dans notre situation toute extraordinaire que réside toute la
question. Vous en avez sans cesse détourné vos regards ; mais j'ai prouvé ce
qui était clair pour tout le monde, que la proposition de la guerre actuelle
était le résultat d'un projet formé dès longtemps par les ennemis intérieurs
de notre liberté ; je vous en ai montré le but ; je vous ai indiqué les
moyens d'exécution ; d'autres vous ont prouvé qu'elle n'était qu'un piège
visible ; il n'est personne qui n'ait aperçu ce piège en songeant que c'était
après avoir constamment protégé les émigrations et les émigrants rebelles,
qu'on proposait de déclarer la guerre à leurs protecteurs, en même temps
qu'on défendait encore les ennemis du dedans, confédérés avec eux. « Vous
êtes convenu vous-même que la guerre convenait aux émigrés, qu'elle plaisait
au ministère, aux intrigants de la Cour, à cette faction nombreuse dont les
chefs trop connus dirigent depuis longtemps toutes les démarches du pouvoir
exécutif. Toutes les trompettes de l'aristocratie et du gouvernement en
donnent à la fois le signal ; enfin, quiconque pourrait croire que la
conduite de la Cour depuis le commencement de cette Révolution n'a pas
toujours été en opposition avec les principes de l'égalité et le respect pour
les droits du peuple serait regardé comme un insensé, s'il était de bonne foi
; quiconque pourrait dire que la Cour propose une mesure aussi décisive que
la guerre sans la rapporter à son plan ne donnerait pas une idée plus
avantageuse de son jugement ; or, pouvez-vous dire qu'il est indifférent au
bien de l'Etat, que l'entreprise de la guerre soit dirigée par l'amour de la
liberté, ou par l'esprit de despotisme, par la fidélité ou par la perfidie ?
Cependant qu'avez-vous répondu à tous ces faits décisifs ? Qu'avez-vous dit
pour dissiper tant de justes soupçons ? « La
défiance, avez-vous dit dans votre premier discours, la défiance est un
état affreux ; elle empêche les deux pouvoirs d'agir de concert ; elle
empêche le peuple de croire aux démonstrations du pouvoir exécutif, attiédit
son attachement, relâche sa soumission. « La
défiance est un état affreux ! Est-ce là le langage d'un homme libre qui
croit que la liberté ne peut être achetée à trop haut prix ? Elle empêche les
deux pouvoirs d'agir de concert ! Est-ce encore vous qui parlez ainsi ? Quoi
! c'est la défiance du peuple qui empêche le pouvoir exécutif de marcher et
ce n'est pas sa volonté propre ? » Sur ce
point, Robespierre presse impitoyablement Brissot. Il semble, en effet, que
là Robespierre avait un avantage marqué ; car si la guerre était déclarée,
c'était d'abord la guerre de la Cour. Et Brissot était obligé de dire avec
certitude : Le roi ne trahira pas, ou de dire avec audace : Si nous sommes
trahis, tant mieux, car sous le coup de la trahison, la guerre échappera à la
direction de la Cour. Brissot
disait à la fois les deux choses. Tantôt il se plaignait, en effet, de
l'excès de défiance et semblait faire crédit « à l'esprit merveilleux » de
Narbonne. Tantôt il proclamait que le salut serait précisément dans la
trahison. Aux Jacobins même, il avait dit, dans le discours auquel répondait Robespierre
: « Connaissez-vous un peuple, s'écrie-t-on, qui ait conquis sa liberté en
soutenant une guerre étrangère, civile et religieuse, sous les auspices du
despotisme qui le trompait ? « Mais
que nous importe l'existence ou la non existence d'un pareil fait ?
Existe-t-il donc dans l'histoire ancienne une révolution semblable à la nôtre
? Montrez-nous un peuple qui après douze siècles d'esclavage a repris sa
liberté ! Nous créerons ce qui n'a pas existé. « Oui,
ou nous vaincrons et les émigrés et les prêtres et les Electeurs, et alors
nous établirons notre crédit public et notre prospérité, ou nous serons
battus et trahis..., et les traîtres seront enfin convaincus et ils seront
punis, et nous pourrons faire disparaître enfin ce qui s'oppose à la grandeur
de la Nation française. Je l'avouerai, messieurs, je n'ai qu'une crainte,
c'est -que nous ne soyons pas trahis. NOUS AVONS BESOIN DE GRANDES TRAHISONS : NOTRE SALUT EST
LÀ ; car il
existe encore de fortes doses de poison dans le sein de la France, et il faut
de fortes explosions pour l'expulser : le corps est bon, il n'y a rien à
craindre. » Je
crois que c'est une des paroles les plus audacieuses qui aient été dites par
des hommes à la veille de grands événements. Mais observez bien que Brissot,
malgré tout, ne fait ici que des hypothèses_ : il prévoit la possibilité de
la trahison ; il ne la redoute pas : il la désire, au contraire, parce
qu'elle purgera la France et la Révolution du poison secret qui les paralyse.
Mais Brissot n'ose pas dire d'une façon directe et positive : « L'état des
esprits est tel à la Cour, la logique du despotisme royal est telle que nous
serons d'abord nécessairement trahis, et c'est à travers le feu de la
trahison que nous parviendrons à la grande guerre révolutionnaire,
républicaine et libératrice. » Non,
Brissot manœuvre et équivoque. De même qu'il désire et prépare la guerre avec
les grandes puissances de l'Europe, mais rassure la Nation en lui persuadant
qu'elles veulent la paix ; de même, il se prépare à compléter la Révolution
grâce à la trahison royale manifestée dans la guerre, mais il se garde bien
d'annoncer comme inévitable cette trahison. Ainsi, il flotte ou parait
flotter d'une conception à une autre, de la guerre avec la Cour à la guerre
contre la Cour. Il ne
veut pas ou n'ose pas choisir, et Robespierre profite de cette incertitude,
de cet embarras, pour le transformer en un allié, en un complaisant de la
Cour. La tactique était habile, mais elle ne répondait pas à la grandeur du
problème et à la grandeur du péril. Robespierre se trompait et rapetissait le
débat quand il disait que la guerre avait été voulue, préparée, machinée, par
la famille royale[4]. C'est,
au contraire, d'une partie de la Nation que venaient les impulsions
belliqueuses, et la Cour entrait dans le mouvement une fois créé, pour le
conduire, le fausser et l'exploiter. Robespierre aurait été bien plus fort
s'il avait dit toute la vérité. Mais, peut-être ne la voyait-il pas. Il
n'avait pas le sens de ces vastes mouvements confus, de ces impatiences
instinctives, de ce besoin d'action brutale et immédiate qui saisissent
parfois une nation énervée par l'attente, l'incertitude et le péril. S'il
avait vu clair, si la petite intrigue de la Cour ne lui avait pas caché
l'effervescence nationale, il aurait dit à Brissot : « Oui, la Nation
commence à perdre patience et elle va vers la guerre pour déployer sa force,
pour en prendre conscience, pour acculer tous ses ennemis masqués à jeter
leur masque. Mais il reste à la Cour assez de puissance pour égarer le
mouvement. Oui, il se peut, même si la Cour trahit, que la force
révolutionnaire puisse traverser cette période de trahison ; mais au prix de quelles
épreuves ! et que signifie surtout cette diversion ? Concevez-vous vraiment
la guerre comme un purgatif nécessaire pour la Révolution ? et si vraiment
elle ne peut trouver dans sa sagesse, dans son amour de la liberté, la force
nécessaire pour éliminer la contre-Révolution, n'y a-t-il pas danger à jeter
dans les aventures guerrières une Nation aussi peu assurée de sa propre
conscience ? » Là
était le véritable problème. La guerre est-elle vraiment nécessaire à la
Révolution ? La guerre est-elle vraiment commandée par notre politique
intérieure ? Et
j'ose dire que, dans leurs conclusions opposées, Brissot et Robespierre
commirent tous deux la même faute. Tous deux, ils manquèrent de foi en la
Révolution. Oui,
malgré ses apparences d'audace, malgré ses téméraires paradoxes sur la
trahison, Brissot n'avait pas une suffisante confiance en la Révolution,
puisqu'il pensait que la guerre était une convulsion nécessaire, disons le
mot, un « vomitif nécessaire », pour que l'organisme de la
Révolution rejetât les éléments malades qu'il contenait. Et Robespierre aussi
n'avait pas assez de foi en la Révolution, puisqu'il n'affirmait pas la
possibilité d'une action révolutionnaire intérieure capable d'expulser immédiatement
tous ces éléments mauvais. A ceux
qui s'enfiévraient et voulaient marcher sur Coblentz, il fallait dire : «
Non, marchons sur les Tuileries. » Or, Robespierre disait bien ou laissait
bien entendre que le véritable péril était non à Coblentz mais aux Tuileries
: il ne proposait pas, il ne laissait pas espérer une action révolutionnaire
prochaine. L'horizon, de plus en plus chargé et troublé, devait être dégagé
par un coup de foudre : coup de foudre de la guerre, ou coup de foudre d'une-
Révolution populaire et républicaine. Robespierre ne promettait, ne désirait
ni l'un ni l'autre. Il était tout ensemble pour la paix avec le dehors et
pour la légalité au dedans : c'était trop demander à un peuple dont les nerfs
ou excités ou affaiblis vibraient de nouveau après quelques mois d'atonie[5]. Aussi,
son action contre la guerre, si elle fut grande et noble, ne fut pas
efficace. Mais quel sens merveilleux de la réalité, surtout quel sens des
difficultés, des obstacles chez cet homme que d'habitude on qualifie
d'idéologue, de théoricien abstrait ! Et comme il dissipe les rêves vains de
ceux qui croyaient, comme le dit le journal de Prudhomme, « en portant au
peuple la Déclaration des Droits de l'Homme à la pointe des baïonnettes »,
établir sans effort la liberté universelle ! « N'importe, dit-il à Brissot
avec une ironie puissante, vous vous chargez vous-même de la conquête de
l'Allemagne, d'abord ; vous promenez notre armée triomphante chez tous les
peuples voisins ; vous établissez partout des municipalités, des directoires,
des assemblées nationales, et vous vous écriez vous-même que cette pensée est
sublime, comme si le destin des empires se réglait par des figures de
rhétorique. -Nos généraux conduits par vous ne sont plus que les
missionnaires de la Constitution ; notre camp, qu'une école de droit public ;
les satellites des monarques étrangers, loin de mettre aucun obstacle à
l'exécution de ce projet, volent au-devant de nous, mais pour nous écouter. « Il
est fâcheux que la vérité et le bon sens démentent ces magnifiques
prédictions ; il est dans la nature des choses que la marche de la raison
soit lentement progressive. Le gouvernement le plus vicieux trouve un
puissant appui dans les habitudes, dans les préjugés, dans l'éducation des
peuples. Le despotisme même déprave l'esprit des hommes jusqu'à s'en
faire adorer, et jusqu'à rendre la liberté suspecte et effrayante au premier
abord. La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d'un politique
est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple
étranger pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n'aime
les missionnaires armés, et le premier conseil, que donnent la nature et la
prudence, c'est de les repousser comme des ennemis. J'ai dit qu'une telle
invasion pourrait réveiller l'idée de l’embrasement du Palatinat et des
dernières guerres, plus facilement qu'elle ne ferait germer des idées
constitutionnelles, parce que la- masse du peuple, dans ces contrées, connaît
mieux ces faits que notre constitution. Les récits des hommes éclairés qui
les connaissent, démentent tout ce qu'on nous raconte de l'ardeur avec
laquelle elles soupirent après notre constitution et nos armées. Avant que
les effets de notre Révolution se fassent sentir chez les nations étrangères,
il faut qu'elle soit consolidée. Vouloir leur donner la liberté avant de
l'avoir nous-mêmes conquise, c'est assurer à la fois notre servitude et celle
du monde entier ; c'est se former des choses une idée exagérée et absurde, de
penser que, dès le moment où un peuple se donne une constitution, tous les
autres répondent au même instant à ce signal. « L'exemple
de l'Amérique, que vous avez cité, aurait-il suffi pour briser nos fers, si
le temps et le concours des plus heureuses circonstances n'avaient amené
insensiblement cette Révolution ? La Déclaration des Droits n'est point la
lumière du soleil qui éclaire au même instant tous les hommes ; ce n'est
point la foudre qui frappe en même temps tous les trônes. Il est plus facile
de l'écrire sur le papier ou de la graver sur l'airain que de rétablir dans
le cœur des hommes les sacrés caractères effacés par l'ignorance, par les
passions et par le despotisme. Que dis-je ? N'est-elle pas tous les jours
méconnue, foulée aux pieds, ignorée même parmi vous qui l'avez promulguée ? L'égalité
des droits est-elle ailleurs que dans les principes de notre charte
constitutionnelle ? « Le
despotisme, l'aristocratie, ressuscitée sous des formes nouvelles, ne
relève-t-elle pas sa tête hideuse ? N'opprime-t-elle pas encore la faiblesse,
la vertu, l'innocence, au nom des lois et de la liberté même ? La
Constitution, que l'on dit fille de la Déclaration des Droits,
ressemble-t-elle de fait à sa mère ?... Comment donc pouvez-vous croire
qu'elle opérera, dans le moment même que nos ennemis intérieurs auront marqué
pour la guerre les prodiges qu'elle n'a pu accomplir encore ? » La
suite des événements a montré que Robespierre avait raison d'annoncer la
résistance des peuples à la Révolution armée. Certes, les grandes guerres de
la Révolution ont ébranlé en bien des pays le régime ancien, mais elles ne
l'y ont point abattu et il y a plus d'une nation à qui il a fallu plus d'un
siècle pour conquérir une partie seulement des libertés que possédait la
France en 1792. Qui peut dire que la seule propagande de l'exemple aurait agi
avec plus de lenteur ? Mais les guerres de la Révolution suscitèrent partout
un nationalisme belliqueux et âpre, et l'on ne peut songer sans un regret
poignant à ce que seraient les rapports des peuples et la civilisation
générale si la paix avait pu être maintenue par la Révolution. Robespierre,
pour détruire les illusions propagées par la Gironde, atteint à une
profondeur d'analyse sociale, et, si l'on me passe le mot, de réalisme
révolutionnaire qu'on ne peut pas ne pas admirer. Lui qui dit parfois, en
paroles vagues, que c'est « le peuple » qui a fait la Révolution, il
reconnaît qu'il a fallu d'abord un ébranlement des classes privilégiées
elles-mêmes et, en tout cas, des classes riches. « Voulez-vous,
dit-il, un contre-poison sûr ti toutes les illusions que l'on vous
présente ? Réfléchissez seulement sur la marche naturelle des révolutions.
Dans les Etats constitués comme presque tous les pays de l'Europe, il y a
trois puissances : le monarque, les aristocrates et le peuple, ou plutôt le
peuple est nul. S'il arrive une révolution dans ces pays, elle ne peut être
que graduelle, elle commence par les nobles, par le clergé, par les riches,
et le peuple les soutient lorsque son intérêt s'accorde avec le leur pour
résister à la puissance dominante, qui est celle du monarque. C'est ainsi que
parmi nous ce sont les parlements, les nobles, le clergé, les riches, qui ont
donné le branle à la Révolution ; ensuite le peuple est venu. Ils s'en
sont repentis ou, du moins, ils ont voulu arrêter la Révolution lorsqu'ils
ont vu que le peuple pouvait recouvrer sa souveraineté ; mais ce sont eux qui
l'ont commencée ; et, sans leur résistance et leurs faux calculs, la Nation
serait encore sous le joug du despotisme. D'après cette vérité historique et
morale, vous pouvez juger à quel point vous devez compter sur les nations de
l'Europe en général, car, chez elles, loin de donner le signal de
l'insurrection, les aristocrates, avertis par notre exemple même, sont aussi
ennemis du peuple et de l'égalité que les nôtres, se sont ligués comme eux
avec le gouvernement pour retenir le peuple dans l'ignorance et dans les
fers. » Aussi,
il est chimérique, selon Robespierre, d'espérer une rapide expansion
universelle de la Révolution, et c'est sur les forces contre-révolutionnaires
de France qu'il faut concentrer son effort : « Mais, que dis-je ?
Avons-nous des ennemis au dedans ? Vous n'en connaissez pas : vous ne
connaissez que Coblentz. N'avez-vous pas dit que le siège du mal est à
Coblentz ? Il n'est donc pas à Paris ? Il n'y a donc aucune relation entre
Coblentz et un autre lieu qui n'est pas loin de nous ?... Apprenez donc qu'au
jugement de tous les Français éclairés le véritable Coblentz est en France...
Je décourage la Nation, dites-vous : non, je l'éclaire ; éclairer des hommes
libres c'est réveiller leur courage, c'est empêcher que leur courage même ne
devienne l'écueil de leur liberté ; et, n'eussé-je fait autre chose que de
dévoiler tant de pièges, que de réfuter tant de fausses idées et de mauvais
principes, que d'arrêter les élans d'un enthousiasme dangereux, j'aurais
avancé l'esprit public et servi la patrie ! » Oui,
mais ce qui manquait au discours de Robespierre, c'était le souffle
révolutionnaire : il semblait ne pas plus espérer le succès d'un mouvement
populaire au dedans que le succès de la guerre. « Lorsque le peuple
s'éveille et déploie sa force et sa majesté, ce qui arrive une fois dans des
siècles, tout plie devant lui, le despotisme se prosterne contre terre et
contrefait le mort comme un animal lâche et féroce à l'aspect du lion ; mais
bientôt il se relève, il se rapproche du peuple d'un air caressant, il
substitue la ruse à la force, on le croit converti, on a entendu sortir de sa
bouche le mot de liberté, le peuple s'abandonne à la joie, à l'enthousiasme,
on accumule en ses mains des trésors immenses que lui livre la fortune
publique, on lui donne une puissance colossale, il peut offrir des appâts
irrésistibles à l'ambition et à la cupidité de ses partisans, quand le peuple
ne peut payer ses serviteurs que de son estime... Le moment arrive où la
division règne partout, où tous les pièges des tyrans sont tendus, où la
ligue de tous les ennemis de la liberté est entièrement formée, où les
dépositaires de l'autorité publique en sont les chefs, où la portion des
citoyens qui a le plus d'influence par ses lumières et par sa fortune est
prête à se ranger de leur parti. Voilà la Nation placée entre la servitude et
la guerre civile. 11 est, impossible que toutes les parties d'un empire ainsi
divisé se soulèvent à la fois, et toute insurrection partielle est regardée
comme un acte de révolte... » Mais,
qui ne voit que par ce pessimisme, Robespierre faisait le jeu de la Gironde
et de la guerre ? Si la Révolution est à ce point enlisée, et si elle ne peut
se sauver ni par un soulèvement général ni par une insurrection partielle,
essayons du moins la grande diversion girondine. Robespierre n'a pas entrevu
le 20 juin : il n'a pas cru à la possibilité du 10 août et sa critique toute
négative ne pouvait arrêter l'élan des passions étourdies et ardentes
soulevées par la Gironde. Il
fallait à ce moment un parti de l'action, qui ne fût pas un parti de la
guerre. Robespierre n'a pas su le susciter et la guerre restait la seule
issue. Mais, pendant tous ces débats, entre Robespierre et Brissot
grandissaient les haines ; c'est là que commence le conflit de la Gironde et
de la Montagne. Les Girondins, au moment où ils croyaient pouvoir réaliser un
plan qui leur donnait le pouvoir, qui mettait la royauté à leur merci et qui
faisait éclater la Révolution sur le monde, se heurtaient soudain à
l'opposition inflexible d'un patriote, d'un démocrate dont l'autorité morale
était immense. Ils sentaient leur échapper une partie de l'opinion, une
partie de la force révolutionnaire, à l'heure même où ils avaient espéré
éblouir tous les esprits, entraîner toutes les forces. Et Robespierre,
méticuleux, ombrageux, personnel, souffrait dans son orgueil aussi bien que
dans sa prudence, de l'audace brillante et fanfaronne de la Gironde. Les
adversaires paraissaient d'abord se ménager ; mais bientôt ils se portèrent
des coups très rudes. Les Girondins étaient des calomniateurs étourdis.
Robespierre était un calomniateur profond. Brissot, avec beaucoup de légèreté
et de mauvaise foi, représenta comme un outrage au peuple les paroles de
circonspection prononcées par Robespierre. Et celui-ci insinua tous les jours
plus perfidement que Brissot et ses amis faisaient le jeu de la Cour[6]. En fait, parce qu'ils
voulaient la guerre et qu'ils la voulaient tout de suite, avec n'importe
quels instruments, les Girondins assumaient des responsabilités redoutables.
Le jeu savant et cruel de Robespierre sera de les solidariser avec le frivole
Narbonne, avec La Fayette, couvert du sang du peuple au Champ-de-Mars, et
bientôt avec Dumouriez. Robespierre, qui n'agissait pas, qui ne s'engageait
pas à fond, était beaucoup plus difficile à atteindre. LES NÉGOCIATIONS AVEC L'AUTRICHE A
travers ces disputes, la Révolution penchait de plus en plus vers la guerre
et l'effet des provocations systématiques de la Gironde commençait à se faire
sentir. Le 31 décembre 1791, le ministre des affaires étrangères, Delessart,
communiquait à l'Assemblée une note que le ministre autrichien, le prince de
Kaunitz, avait remise le 21 à l'ambassadeur de France : « Le
chancelier de Cour et d'Etat à l'honneur de lui communiquer de son côté : que
Monseigneur l'électeur de Trèves vient également de faire part à l'Empereur
de la note que le ministre de Vienne à Coblentz avait été chargé de présenter
; que ce prince a fait connaître en même temps à Sa Majesté Impériale qu'il
avait adopté à l'égard des rassemblements armés des émigrés et réfugiés
français, et à l'égard des fournitures d'armes et des munitions de guerre les
mêmes principes et règlements qui ont été adoptés dans les Pays-Bas
autrichiens, mais que, se répandant de vives inquiétudes parmi ses sujets et
dans les environs, la tranquillité des frontières et Etats pouvait être
troublée par des incursions et violences, nonobstant cette sage mesure,
Monseigneur a réclamé l'assistance de l'Empereur pour le cas que l'événement
réalisât ses inquiétudes : « Que
l'Empereur est parfaitement tranquille sur les intentions justes et modérées
du roi très chrétien, et non moins convaincu du très grand intérêt qu'a le
gouvernement français à ne point provoquer tous les princes souverains
étrangers par des voies de fait contre l'un d'eux, mais que l'expérience
journalière ne rassurait point assez sur la stabilité et la prépondérance du
principe modéré en France, et sur la subordination des pouvoirs, et surtout
des provinces et des municipalités pour ne point devoir appréhender que les
voies de fait ne soient exercées malgré les intentions du roi et malgré les
dangers des conséquences. Sa Majesté Impériale se voit nécessitée, tant par
suite de son amitié pour l'électeur de Trèves que par les considérations
qu'elle doit à l'intérêt général de l'Allemagne comme co-État, à ses propres
intérêts comme voisin, d'enjoindre au maréchal de Bender, commandant général
de ses troupes aux Pays-Bas, de porter aux Etats de S. A. S. E. (l'électeur de
Trèves) les secours
les plus prompts et les plus efficaces au cas qu'ils fussent violés par des
incursions hostiles ou imminemment menacées d'icelles. « L'Empereur
est trop sincèrement attaché à Sa Majesté très chrétienne et prend trop de
part au bien-être de la France et au repos général pour ne pas vivement
désirer d'éloigner cette extrémité et les suites infaillibles qu'elle
entraînerait tant de la part du chef et des Etats de l'Empire germanique que
de la part des autres souverains réunis en concert pour le maintien de la
tranquillité publique et pour la sûreté et l'honneur des couronnes, et c'est
par un effet de ce désir, que le chancelier de Cour et d'Etat est chargé de
s'en ouvrir, sans rien dissimuler vis-à-vis de M. l'ambassadeur de France. » Ce
n'était pas encore la guerre, mais c'était un grand pas vers la guerre, et
Brissot en tressaillait de joie. D'abord, en exprimant ses vues sur la marche
des partis en France, l'Empereur blessait la fierté nationale et
révolutionnaire, si excitée déjà. Ensuite il parlait d'un concert des
souverains et, quoiqu'il lui assignât un rôle purement défensif, il suggérait
par là l'idée que le Congrès contre-révolutionnaire n'était pas abandonné.
Enfin et surtout, comme Brissot l'avait espéré, ce n'était plus la rencontre
de la Révolution et des émigrés, c'était la mise en contact direct de la
Révolution et de l'Empereur, c'était donc la possibilité de la grande guerre,
de celle que la Cour ne voulait pas et que voulait la Gironde. Le roi
dissimula sa frayeur et il envoya à l'Assemblée la déclaration suivante : « Dans
la réponse que je fais à l'Empereur, je lui répète que je n'ai rien demandé
que de juste à l'électeur de Trèves, rien dont l'Empereur n'eût lui-même
donné l'exemple. Je lui rappelle le soin que la Nation française a pris de
prévenir sur-le-champ les rassemblements de Brabançons, qui paraissaient
vouloir se former dans le voisinage des Pays-Bas Autrichiens. Enfin, je lui
renouvelle le vœu de la France pour la conservation de la paix, mais en même
temps je lui déclare que si, à l'époque que j'ai fixée, l'électeur de Trèves
n'a pas effectivement et réellement dissipé les rassemblements qui existent
dans ses Etats, rien ne m'empêchera de proposer à l'Assemblée nationale,
comme je l'ai annoncé, d'employer la force des armes pour l'y contraindre. (Applaudissements.) « Si
cette déclaration ne produit pas l'effet que je dois espérer, si la destinée
de la France est d'avoir à combattre ses enfants et ses alliés, je ferai
connaître à l'Europe la justice de notre cause ; le peuple français la
soutiendra par son courage et la Nation verra que je n'ai point d'autres
intérêts que les siens et que je regarderai toujours le maintien de sa
dignité et de sa sûreté comme le plus essentiel de mes devoirs. » (Vifs applaudissements.) Pendant
que le roi, lié par ses premières démarches, entraîné d'ailleurs par
Narbonne, parle ainsi à l'Assemblée et à la France et semble résigné à la
guerre, même contre l'Autriche, la Cour fait des efforts ambigus et
incohérents pour empêcher la guerre, tout au moins avec l'Empereur[7]. La reine, en cette crise, eut
recours aux lumières de ses conseillers constitutionnels, des Lameth, de
Duport, de Barnave. LE MÉMOIRE DES FEUILLANTS Il ne
semble pas qu'ils eussent été d'accord sur la tactique conseillée par
Narbonne. Il est permis de conjecturer que Lameth et Duport ne l'avaient
point blâmée. Barnave y était nettement opposé, au contraire ; mais tous se
retrouvaient unis pour prévenir toute extension de la guerre, tout conflit
entre le roi et l'Empereur. C'est à ce moment, quelques jours avant que
Barnave quittât décidément Paris, qu'ils rédigèrent ensemble le mémoire
envoyé par la reine à l'Empereur. Je rappelle le témoignage de Fersen qui est
très net à cet égard : Mémoire
de la reine à l'Empereur, détestable, fait par Barnave, Lameth et Duport ;
veut effrayer l'Empereur, lui prouver que son intérêt est de ne pas faire la
guerre (8
janvier 1792). C'est
évidemment le mémoire dont parle Marie-Antoinette dans sa lettre de janvier à
son frère Léopold II : « J'ai
une occasion bien sûre d'ici à Bruxelles et j'en profite, mon cher frère,
pour vous dire un mot. Vous recevrez avec celle-ci un mémoire que je suis
obligée de vous envoyer, de même que la lettre que j'ai été forcée de vous
écrire au mois de juillet. Il y avait aussi une lettre, mais comme elle dit
la même chose que le mémoire, je me suis dispensée de l'écrire. Il est bien
essentiel que vous me fassiez une réponse que je 'puisse montrer et où vous
ayez l'air de croire que je pense tout ce qui est dans ces deux pièces,
précisément comme vous m'avez répondu cet été. » Pourquoi
donc Marie-Antoinette est-elle obligée de transcrire et d'envoyer à
l'Empereur les mémoire et lettre rédigés par Barnave, Lameth et Duport ? Elle
a intérêt évidemment à ménager les constitutionnels ; mais si ; sur la
question de la guerre, ils ne traduisaient pas, au moins à quelque degré, la
pensée de la Cour, elle saurait bien en avertir avec précision son frère.
Elle décline seulement la responsabilité des vues que contient le mémoire sur
la politique intérieure de la France[8]. Ce mémoire n'est pas tout de
Barnave, puisqu'il est consacré en partie à justifier la politique de
Narbonne, que Barnave n'approuvait pas, mais il est certain qu'il y a
collaboré. En dehors du témoignage précis de Fersen, le style même de
certains morceaux équivaut à la signature pour ceux qui ont quelque habitude
de la manière de Barnave. « Pour
juger sainement des affaires françaises, non seulement il ne faut prêter
l'oreille à aucun parti, puisqu'ils sont tous également aveuglés par leur
intérêt ou leurs passions ; il ne faut pas mieux espérer que l'on connaîtra
l'état des choses par les opinions que l'on entend énoncer. Les opinions en
ce moment ne sont ni assez universelles, ni assez profondes pour servir
d'indications sûres aux hommes qui veulent raisonner en politique. Il faut
compter pour beaucoup le caractère français et cette propriété qu'il a de
s'oublier pour des idées générales et abstraites de liberté, patriotisme,
gloire, monarchie, etc., en tout d'obéir à des impulsions soudaines et
rapides. Il en résulte qu'il est plus facile de le guider au milieu des événements
en disposant avec art les objets de sa haine ou de son affection que de
soumettre sa conduite au calcul. » Et les
auteurs du mémoire, après avoir analysé les esprits, tentent de persuader à
l'Empereur qu'entre une minorité républicaine et une minorité
contre-révolutionnaire il y a une grande majorité de citoyens modérés et
paisibles qui reprendront la direction des affaires si la paix est maintenue.
Ils manifestent donc l'inquiétude très vive que leur donne l'office de
l'Empereur du 21 décembre. « L'ordre
donné au maréchal de Bender de secourir l'électeur de Trèves en cas d'attaque
ou d'hostilités imminentes a produit ici le plus fâcheux effet, l'obscurité
des motifs allégués pour cette démarche y a beaucoup contribué : on a cru
voir que l'Empereur renonçait au système de modération et de justice qu'il
avait suivi jusqu'à ce moment pour adopter des vues contraires au bonheur et
à la tranquillité de la France. Personne n'a pensé qu'un prince aussi éclairé
pût partager les absurdes craintes de l'électeur de Trèves de se voir attaqué
par des municipalités ou des provinces sans l'ordre du roi. On en a généralement
conclu que l'Empereur avait saisi ce prétexte pour soutenir les princes et
faire approcher ses troupes du territoire français. Un cri général de guerre
s'est fait entendre et on ne doute plus ici qu'elle n'ait lieu. « Mais
avant que de s'engager de manière à ne plus pouvoir reculer, il faudrait
fixer ses regards sur les malheurs de tout genre et sur les suites de la
guerre. « On
conçoit facilement tout le mal qui en résulterait pour la France ; si l'on
devait à ce prix voir renaître l'ordre et la prospérité, on pourrait
consentir à faire ce terrible sacrifice, mais ce serait cruellement s'abuser
que de le penser. Si la guerre a lieu, elle sera terrible, elle se fera
d'après les principes les plus atroces, les hommes exaspérés, incendiaires,
auront le dessus, leurs conseils prédomineront dans l'opinion. Le roi, dans
la nécessité de combattre son beau-frère et son allié, sera environné de
défiances, et, pour ne pas les augmenter, il sera obligé de forcer les
mesures, d'exagérer ses intentions. Il ne pourra plus employer ni modération
ni prudence sans paraître d'accord avec l'Empereur et donner ainsi des armes
très fortes à ses ennemis, et même à cette partie des honnêtes gens qu'il est
toujours si facile de séduire. Les émigrés, comptant sur le secours de
l'Empereur, deviendront plus obstinés, plus difficiles à réduire, et la
querelle s'établissant ainsi entre deux partis extrêmes, les partis modérés,
raisonnables et l'intérêt véritable seront aussi oubliés que les principes de
l'humanité. » C'est
l'appel désespéré à la paix, c'est le cri d'agonie des constitutionnels, des
modérés, qui se sentent définitivement perdus par l'approche de la grande
guerre. En quelle mesure la reine s'associait-elle aux pensées qu'elle
transcrivait et transmettait ? Il est malaisé de le dire, car le fond de son
cœur devait être singulièrement trouble et mêlé. Elle devait redouter la
crise de la grande guerre qui allait, si je puis dire, surexciter toutes les
passions et tous les périls. Mais elle commençait à sentir aussi que toutes
les voies moyennes n'aboutissaient pas et elle pouvait espérer d'une grande
commotion le salut définitif. Ses amis les plus passionnés, comme Fersen,
désiraient la guerre. Elle recopiait donc le mémoire de Barnave et de Lameth
d'une main à demi machinale, d'une âme à demi consentante, se remettant
surtout au hasard des choses. Barnave devina toutes ces fragilités, et il
partit pour le Dauphiné, laissant dans les papiers des Tuileries des traces
qui lui furent mortelles. Est-ce
ce départ de Barnave qui a donné l'idée qu'entre la Cour et les
constitutionnels tout était rompu ? Le journal de Brissot écrit à la date du
16 janvier : « Le
règne des Barnave et des Lameth à la Cour est passé. Ils ont été disgraciés
samedi. On assure que le roi a dit : « Ces gens-là, avec leurs conseils, me
feraient perdre dix royaumes. » Ce qui
est probable, c'est qu'à mesure que croissaient les chances de guerre et que
la politique moyenne des Barnave et des Lameth devenait plus impraticable, la
Cour était plus tentée de se séparer d'eux et la transmission du mémoire à
l'Empereur fut le dernier effet de leur influence. Ce
n'est pas que dès ce moment la guerre fût certaine. L'Empereur n'était
toujours pas décidé à la provoquer, mais elle lui apparaissait comme de plus
en plus probable et, malgré ses défiances contre la Prusse, il signait avec
elle, le 4 janvier, un traité défensif. Mercy écrivait à la reine le 2
janvier : « L'électeur
de Trèves, intimidé par les menaces de guerre, s'est adressé à l'Empereur
pour être secouru. Le monarque a fait remettre une note à l'ambassadeur de
France, où il est dit qu'on n'attribue pas au roi le dessein d'attaquer
l'Allemagne, que si les factions forçaient la volonté du roi, en ce cas
l'Empereur serait obligé de soutenir ses co-États, et que par précaution
l'ordre est donné au maréchal de Bender de faire marcher un corps de troupes
au secours de l'électeur s'il était attaqué. Tout cela ne change point
essentiellement l'état des choses. L'électeur a dit qu'il ne permettrait
point de rassemblements chez lui ; on ne lui a pas demandé plus, donc il n'y
a pas de motif d'attaquer, mais les princes français voudraient profiter de
l'occasion pour entamer la querelle, et en cela ils suivent un faux système,
au lieu de laisser à l'Assemblée tout le tort et le blâme dont elle se
couvrira en faisant une agression injuste, faute qu'il est clair qu'elle
commettra et qui lui attirera le ressentiment de toute l'Europe. Il est donc
de bonne politique de tout ramener à ce plan ; cela posé, on croit que l'on
ne peut faire mieux que de garder la même contenance et le même maintien
jusqu'à ce que ceci prenne un développement décidé. Les nouvelles de Vienne,
où sans doute on aura envoyé, traceront une marelle certaine. Il est
moralement impossible que l'on finisse sans guerre civile ou étrangère ; il
est même probable que l'une et l'autre auront lieu en même temps. Quelque
critique que soit une pareille chance, elle peut relever le trône plus
promptement, plus sûrement que toute autre, et si on ne fait point de fautes,
si on s'attire et conserve l'opinion, on se verra en meilleur terrain que
l'on n'a jamais été ci-devant. » Puisque
la guerre commençait à paraître inévitable, les conseils de Barnave n'étaient
plus pour la Cour qu'un fardeau. Elle le secoua. BRISSOT REVIENT À LA CHARGE On
devine que l'office de l'Empereur, communiqué à l'Assemblée le 31 décembre,
fournit à Brissot une occasion nouvelle de presser les hostilités, d'engager
la Révolution dans la guerre. Le 17
janvier, dans le débat sur le rapport de Gensonné, il s'écria : « Le
masque est enfin tombé, votre ennemi véritable est connu ; l'ordre donné au
général Bender vous apprend son nom, c'est l'Empereur. Les électeurs
n'étaient que des prête-noms, les émigrants n'étaient qu'un instrument dans
sa main. C'est à la Haute Cour à venger la Nation de la révolte de ces
princes mendiants. (Applaudissements dans les tribunes.) « Cromwell
força la France et la Hollande à chasser Charles. Une pareille persécution
honorerait trop les princes, saisissez leurs biens et abandonnez-les à leur
néant. (Applaudissements.) « Les
électeurs ne sont pas plus dignes de votre colère ; la peur les fait
prosterner à vos pieds. (Applaudissements.) « Cependant
leur soumission peut n'être qu'un jeu ; mais qu'importe à une grande nation
cette hypocrisie de petits princes ? L'épée est toujours dans vos mains et
cette épée doit nous répondre de leur bonne conduite pour l'avenir. « Votre
ennemi véritable c'est l'Empereur ; c'est à lui, à lui seul, que vous devez
vous attacher, c'est lui que vous devez combattre. Vous devez le forcer à
rompre la ligue qu'il a formée contre vous ou vous devez le vaincre. Il n'y a
pas de milieu, car l'ignominie n'est pas un milieu pour un peuple libre. » (Applaudissements.) Vraiment,
à l'heure où nous commençons à pressentir que la guerre est inévitable, que
la France y est entraînée par les passions des hommes ou par la force des
choses, par l'énervement des esprits et par les manœuvres des partis, à la
veille de cette grande et tragique lutte où la Révolution sera aux prises
avec tout l'ancien régime et se débattra contre toutes les trahisons, nous
voudrions jeter un voile sur les fautes de ses amis, sur les intrigues de ses
défenseurs. Mais il est bien difficile de ne pas témoigner quelque impatience
à ce langage de Brissot. Pour
attiser les passions guerrières, pour surexciter l'orgueil et la colère, tous
les moyens lui sont bons et les contradictions les plus impudentes ne
l'effraient pas. Ce qu'il dit, en cette séance du 17 janvier, est exactement
le contraire de ce qu'il disait en octobre, en décembre et même au
commencement de janvier. Alors, pour rassurer la France, pour la prendre
doucement dans l'engrenage, il disait : « Nous avons affaire aux
électeurs, aux émigrés ; l'Empereur veut la paix, il a besoin de la paix. » Maintenant
que les électeurs dispersent les émigrés, Brissot s'écrie : « Que vous
importent les électeurs, que vous importent les émigrés ? C'est l'Empereur
qui est votre ennemi, c'est l'Empereur qu'il faut combattre. » C'est le
parti pris presque cynique de la guerre, c'est la guerre à tout prix. Je
serais presque tenté de dire que la seule excuse de la Gironde est
précisément dans la grossièreté de ses artifices. Pour qu'ils aient réussi,
il faut que la Nation éprouvât je ne sais quel besoin profond de dissiper par
une action décisive toutes les inquiétudes et tous les cauchemars. Mais dans
cette impatience nerveuse qui livre la France aux sophismes presque
outrageants, aux contradictions presque méprisantes de Brissot, je trouve, à
cette date, plus de débilité que de grandeur. L'APPEL AUX ARMES DE VERGNIAUD Vergniaud
couvrit d'un beau langage, et d'une sorte de noble passion oratoire, les
roueries politiciennes et belliqueuses de Brissot. « Je
ne vous parlerai pas de l'inquiétude vague qui tourmente les esprits, de
l'anxiété qui fatigue les cœurs, du découragement qui peut naître dans les
âmes faibles des longues angoisses de la Révolution. Je ne vous dirai
point qu'on emploiera tous les moyens de séduction pour faire dévier les
citoyens de la route du patriotisme. « De
toute part, vous marchez sur une lave brûlante, et je veux croire que vous
n'avez pas d'éruptions violentes à redouter. Mais je dirai : on a juré de-
maintenir la Constitution parce qu'on s'est flatté qu'on serait heureux par
elle. Si vous laissez les citoyens livrés sans cesse à des inquiétudes
déchirantes, à des convulsions continuelles, si vous permettez que leurs
ennemis les rendent trop longtemps malheureux, si vous laissez établir
l'opinion que ces malheurs ont leur source dans la Révolution, n'aurez-vous
pas à redouter, alors, que chaque jour n'éclaire une nouvelle défection de la
cause des peuples ?... « Or,
cet état d'incertitude et d'alarmes, ces présages cruels sont, ce me semble,
mille fois plus effrayants, plus terribles que l'état de guerre. Sans
doute la guerre traîne après elle de grandes calamités ; elle peut même
conduire à des fautes désastreuses ; mais enfin, pour un peuple qui ne veut
pas de l'existence sans la liberté, elle peut aussi conduire à la victoire,
et, par elle, assurer une paix tranquille et durable. Au contraire, l'état
dans lequel on voudrait vous faire rester est un véritable état de
destruction qui ne peut vous conduire qu'à l'opprobre et à la mort. (Vifs
applaudissements.) « Aux
armes donc, aux armes ; c'est le salut de la patrie et l'honneur qui le
commandent ; aux armes donc, aux armes ; ou bien, victimes d'une indolente
sécurité, d'une confiance déplorable, vous retomberez insensiblement et par
lassitude sous le joug de vos tyrans ; vous périrez sans gloire, vous
ensevelirez avec votre liberté l'espoir de là liberté du monde, et, devenus par-là
coupables envers le genre humain, vous n'aurez même pas la consolation
d'obtenir sa pitié dans vos malheurs. » (Vifs applaudissements.) C'est
bien, en effet, une sorte d'angoisse, la peur de s'enliser qui fit faire à la
Révolution un grand bond vers la guerre. Vergniaud
demande la rupture définitive du traité d'alliance conclu avec l'Autriche et
sur lequel reposait, depuis 1756, toute la politique de la royauté. « L'Europe,
dans ce moment, a les yeux fixés sur nous. Apprenons-lui enfin ce qu'est
l'Assemblée nationale de France. (Bravo ! Bravo ! Vifs
applaudissements.)
Si vous vous conduisez avec l'énergie qui convient à un grand peuple, vous
obtiendrez ses applaudissements, son estime, et les alliances viendront
d'elles-mêmes s'offrir à vous. Si, au contraire, vous cédez à des
considérations pusillanimes, à des ménagements honteux, si vous négligez
l'occasion que la providence semble vous offrir pour rompre des liens
avilissants, si, lorsque la Nation a secoué le joug de ses despotes
intérieurs, vous consentez, vous, ses représentants, à la tenir dans
l'asservissement d'un despote étranger, j'oserai vous le dire, redoutez la
haine de la France et de l'Europe, le mépris de votre siècle et de la
postérité. » (Bravo ! Bravo ! Vifs applaudissements.) Oui,
mais où était, dans les faits, l'action de ce despotisme extérieur ? Et
était-ce là vraiment l'obstacle où se heurtait la Révolution ? « ...
Démosthène, tonnant contre Philippe, disait aux Athéniens : Vous vous
conduisez à l'égard du roi de Macédoine, comme les barbares se conduisent
dans nos jeux. Les frappez-vous au bras, ils portent la main au bras, les
frappez-vous à la tête, ils portent la main à la tête. Ils ne songent à se
défendre que lorsqu'ils sont blessés ; jamais leur prévoyance ne va jusqu'à
parer, le coup ; ainsi, vous, Athéniens, si l'on vous dit que Philippe arme,
vous armez, qu'il désarme vous désarmez, qu'il menace un de vos alliés, vous envoyez
une armée pour défendre Cet allié, qu'il menace une de vos villes, vous
envoyez une armée au secours de cette ville, en sorte que vous êtes aux
ordres de Philippe, c'est votre ennemi qui est votre général. « Et
moi aussi, s'il était possible que vous vous livrassiez à une dangereuse
sécurité, parce qu'on vous annonce que les émigrés s'éloignent de l'électorat
de Trèves ; si vous vous laissez séduire par des nouvelles insidieuses ou des
faits qui ne prouvent rien, ou des promesses insignifiantes ; et moi aussi,
je vous dirai : vous apprend-on qu'il se rassemble des émigrés à Worms et à
Coblentz, vous envoyez une armée sur les bords du Rhin, vous dit-on qu'ils se
réunissent dans les Pays-Bas, vous envoyez une armée en Flandre, vous dit-on
qu'ils s'enfoncent dans le sein de l'Allemagne, vous rappelez vos soldats
dans vos foyers. « Publie-t-on
des lettres, des offices dans lesquels on vous insulte ? Alors votre
indignation s'excite et vous voulez combattre. Vous adoucit-on par des
paroles flatteuses, vous leurre-t-on de fausses espérances, alors votre
courroux, docile aux insinuations, se calme : vous songez à la paix. Ainsi,
Messieurs, ce sont les émigrés et Léopold qui sont vos chefs. Ce sont eux qui
règlent tous vos mouvements. Ce sont eux qui disposent de vos citoyens, de
vos trésors, ils sont les arbitres de votre repos, ceux de votre destinée. » (Bravo ! Bravo
! Applaudissements réitérés.) J'ai
presque honte de paraître, commentateur attardé, épiloguer sur ces paroles
passionnées, d'où sont sortis des événements passionnés. A quoi sert-il que
je coure auprès de ce char de feu en répétant : Prenez garde ! Quel démon
d'aventure vous emporte ? Le char éblouissant et terrible, char de la liberté
et de la guerre, de la lumière et de la foudre, suit son chemin. Si bientôt
le dieu, à force de manier le glaive, devient César et si les peuples
éblouis, hébétés par tous les éclairs de la guerre, ne sont plus qu'une
immense foule d'esclaves aveugles, cela empêchera-t-il que la Gironde ait
bien parlé ? Pourtant s'il reste encore en ces heures ardentes quelque droit
à l'esprit critique et à la raison, comment Vergniaud se scandalise-t-il que
les précautions que prend un peuple libre soient adaptées aux mouvements
mêmes de la réalité ? Il
paraît que se prémunir contre un péril incertain et variable, c'est être
l'esclave de ce péril. Il paraît que, pour se délivrer de cet esclavage, il
faut aller tout droit au péril lui-même, éveiller la guerre endormie pour
n'avoir pas à en surveiller le sommeil. « Messieurs,
dit en terminant l'abondant et noble orateur, une grande pensée s'échappe en
ce moment de mon cœur, et c'est par elle que je finirai. Il me semble que les
mânes des générations qui dorment dans le tombeau se pressent dans ce temple
; qu'ils vous adjurent par les maux que leur fit souffrir l'esclavage d'en
préserver par votre énergie les générations futures ; exaucez ce vœu de
l'humanité si longtemps opprimée. Soyez pour l'avenir une providence
généreuse. Osez-vous associer à la justice éternelle ; sauvez la liberté des
efforts des tyrans ; vous serez tout à la fois les bienfaiteurs de votre
patrie et ceux du genre humain. » Il est
singulier qu'il ne se soit élevé aucune voix à la Législative, pas même celle
de Couthon, pour soutenir la thèse de Robespierre, pour protester contre la
guerre au nom de la démocratie et de la Révolution. Seuls des modérés
résistèrent. Mathieu Dumas déclara avec force qu'il n'y avait point de raison
solide de faire la guerre, que « c'était empoisonner l'avenir que
prendre pour une rupture formelle le dernier office de l'Empereur ». Il
attaqua les amis de Brissot qui « paraissent redouter que des démarches
satisfaisantes, que des actes sincères, qu'une paix solide ne leur enlèvent
leur chimère ». « Il
ne faut pas, ajoute-t-il, que le peuple abusé voie dans ce vœu terrible une
mesure de patriotisme ; son courage n'a pas besoin d'être excité ; vouloir ou
ne vouloir pas la guerre sont deux choses également absurdes, il faut la
faire si pour le maintien de la Constitution elle est inévitable, mais il ne
faut pas la rendre inévitable pour la faire. » Mais que pouvait ce calme langage ? |
[1]
Le discours avait été rédigé par les Lameth (BACOURT, Correspondance de Mirabeau avec La
Marck. t. III, p. 286). Les Lameth espéraient que Léopold obtiendrait la
soumission amiable des Electeurs allemands. Ils voulaient procurer au roi un
succès de prestige et pensaient éviter la guerre par une entente avec
l'Empereur. — Voir GLAGAU,
Die Pranzôsische Legislative und der Ursprung der Revolutions Kriege,
Berlin 1896. — A. M.
[2]
Jaurès se trompe en croyant que le roi ne voulait qu'une guerre limitée et
simulée. Le soir même du 14 décembre, Louis XVI envoya ses instructions au
baron de Breteuil, qui le représentait secrètement auprès des souverains, pour
lui prescrire d'agir sur l'Empereur afin que l'Electeur de Trèves ne fit pas
droit à son ultimatum et que la guerre devint générale : « Le parti de la
Révolution, disait-il, montrerait trop d'arrogance et ce succès soutiendrait la
machine pendant un temps ». Dès le 3 décembre. Louis XVI avait écrit
personnellement au roi de Prusse pour solliciter son intervention. (Voir SOREL, L'Europe et
la Révolution française, t. II, p. 332). — A. M.
[3]
Jaurès n'a pas fait attention à la correspondance de la reine avec Mercy
Argenteau, où sa volonté de guerre s'étale tout au long dès le mois de
septembre 1791. Elle s'exaspère des lenteurs de son frère Léopold, elle se
réjouit de l'initiative belliqueuse des Girondins. « Je crois, écrit-elle
à Mercy, le 9 décembre 1791, que nous allons déclarer la guerre, non pas à une
puissance qui aurait des moyens contre nous, nous sommes trop lâches pour cela,
mais aux Electeurs et à quelques princes d'Allemagne, dans l'espoir qu'ils ne
pourront se défendre. Les imbéciles ! ils ne voient pas que, s'ils font telle
chose, c'est nous servir, parce qu'enfin, Il faudra bien, si nous commençons,
que toutes les puissances s'en mêlent pour défendre les droits de chacun. » (Voir
la correspondance de Marie-Antoinette publiée par MM. de Bacourt et La
Rochetterie pour la Société d'Histoire contemporaine). Robespierre avait donc
vu très clair dans le jeu de la Cour. — A. M.
[4]
Robespierre n'ignorait pas que Brissot, Clavière, Isnard et Condorcet se
rencontraient avec Narbonne et Talleyrand dans le salon de de Staël (BEAULIEU, Mémoires,
t. III. p. 78 ; LACRETELLE,
Histoire, t. III, p. 32 ; DUMONT, Souvenirs, p. 372 ; DUMOURIEZ, Mémoires,
t. II, p. 132). Robespierre, non-seulement ne se trompait pas, mais il était
au-dessous de la vérité, car la duplicité royale dépassait ce qu'il avait
deviné. — A. M.
[5]
Robespierre répondant à Brissot aux Jacobins au début de janvier laissa percer
son dessein secret : « Une telle guerre ne peut que donner le change à
l'opinion publique, faire diversion aux justes inquiétudes de la nation et
prévenir la crise favorable que les attentats des ennemis de la liberté
auraient pu amener. » (BUCHEZ
et ROUX, Histoire
parlementaire, t. XIII, p. 134). Robespierre détestait donc la guerre parce
qu'elle retardait la crise qui renverserait le roi. M. Glagau a bien montré
qu'entre Robespierre et Brissot le désaccord était fondamental. Brissot se
contentait de ce que la Révolution avait donné au peuple. II craignait la
domination de la rue, l'assaut contre la propriété. Robespierre, au contraire,
qui avait lutté avec opiniâtreté contre la révision de la Constitution après le
massacre du Champ-de-Mars et qui avait déjà demandé à cette occasion la réunion
d'une Convention, n'attendait le salut que d'une crise intérieure qui
enlèverait à la bourgeoisie son privilège de classe, et, cette crise qui
renverserait la monarchie, il voulait la provoquer en se servant de la
Constitution elle-même comme d'une arme légale. (Voir GLAGAU, Die
Französische Legislative, p. 123 et suiv.). — A. M.
[6]
Ce n'était pas une insinuation, mais la vérité, comme le prouvent les lettres
de la reine. Voir l'importante étude de Georges Michon, Robespierre et la
guerre, dans les Annales révolutionnaires de 1920.
[7]
Jaurès confond la volonté pacifique des ministres feuillants avec la politique
guerrière du roi et de la reine qui trompaient leurs ministres. — A. M.
[8]
Dans une lettre à Mercy du début de février, Marie-Antoinette écrit : « Que
l'Empereur donc sente une fois ses propres injures ; qu'il se montre à la tête
des autres puissances avec une force, mais avec une force Imposante et je vous
assure que tout tremblera ici... etc. » Elle souhaitait donc que l'Empereur ne
fît pas droit aux demandes du mémoire des Feuillants qu'elle avait été obligée
d'envoyer. — A. M.