HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE II. — LA GUERRE OU LA PAIX

 

TROISIÈME PARTIE.

 

 

LE DISCOURS D'ISNARD

Isnard, une fois de plus, s'abandonna à son enthousiasme guerrier, et jamais il ne fut plus éloquent, jamais aussi il ne fut plus dangereux. Déjà ce qui va se mêler bientôt d'orgueil brutal, de nationalisme guerrier à la Révolution française éclate dans sa parole : on dirait, à l'entendre, que la Révolution a hérité de la superbe de Louis XVI ; il parle d'affranchir le monde avec un accent de conquête et un air de supériorité ; ce n'est plus la seule liberté, c'est la puissance et la gloire qui exaltent les âmes, et les premières fumées de la grande ivresse napoléonienne commencent à obscurcir les cerveaux. Ecoutez Isnard : il commence par démontrer rapidement que la vigueur des démarches projetées aura pour effet de consolider la paix en effrayant les puissances ; mais il se hâte d'ajouter :

« La mesure proposée est commandée par ce que nous devons à la dignité de la Nation.

« LE FRANÇAIS EST DEVENU LE PEUPLE LE PLUS MARQUANT DE L'UNIVERS ; il faut que sa conduite réponde à sa nouvelle destinée. Esclave, il fut intrépide et grand ; libre, serait-il faible et timide ? (Applaudissements.) Sous Louis XIV, le plus fier des despotes, il lutta avec avantage contre une partie de l'Europe ; aujourd'hui que ses bras sont' déchainés, craindrait-il l'Europe entière ?

« Traiter tous les peuples en frères, respecter leur repos, mais exiger d'eux les mêmes égards ; ne faire aucune insulte, mais n'en souffrir aucune ; ne tirer le glaive qu'à la voix de la patrie, mais ne le renfermer qu'au chant de la victoire (Applaudissements) ; renoncer à toute conquête, mais vaincre quiconque voudrait la conquérir ; fidèle dans ses engagements, mais forçant les autres à remplir les leurs ; généreux, magnanime dans toutes ses actions, mais terrible dans ses justes vengeances ; enfin, toujours prêt à combattre, à mourir, à disparaître même tout entier du globe plutôt que de se remettre aux fers ; voilà je crois, quel doit être le caractère du Français devenu libre. (Applaudissements répétés.)

« Ce peuple se couvrirait d'une honte ineffaçable, si son premier pas dans la brillante carrière que je vois s'ouvrir devant lui était marqué par la lâcheté : je voudrais que ce pas fût tel qu'il étonnât les nations, leur donnât la plus sublime idée de l'énergie de notre caractère, leur imprimât un long souvenir, consolidât à jamais la Révolution et fît époque dans l'histoire. (Applaudissements.)

« Et ne croyez pas, Messieurs, que notre position du moment s'oppose à ce que la France puisse, au besoin, frapper les plus grands coups. « On se trompe, dit Montesquieu, si l'on croit qu'un peuple qui est en état de révolution pour la liberté est disposé à être conquis ; il est prêt au contraire à conquérir les autres. » Et cela est très vrai, parce que l'étendard de la liberté est celui de la victoire et que les temps de la Révolution sont ceux de l'oubli des affaires domestiques en faveur de la chose publique, du sacrifice des fortunes, des dévouements généreux, de l'amour de la patrie, de l'enthousiasme guerrier. Ne craignez donc pas, Messieurs, que l'énergie du peuple ne réponde pas à la vôtre ; craignez, au contraire, qu'il ne se plaigne que vos décrets ne répondent pas à tout son courage. (Applaudissements.)

« ... Non, nous ne tromperons pas ainsi la confiance du peuple. Levons-nous, dans cette circonstance, à toute la hauteur de notre mission. Parlons à nos ministres, à notre roi, à l'Europe, le langage qui convient aux représentants de la France. Disons aux ministres que jusqu'ici la Nation n'a pas été satisfaite de leur conduite... (Applaudissements) ; que désormais ils n'ont à choisir qu'entre la reconnaissance publique ou la vengeance des lois ; que ce n'est pas en vain qu'ils oseraient se jouer d'un grand peuple et que par le mot « responsabilité » nous entendons la « mort ». (Nouveaux applaudissements dans la salle et dans les tribunes.)

« Disons au roi qu'il est de son intérêt, de son très grand intérêt de défendre de bonne foi la Constitution ; que sa couronne tient à la conservation de ce palladium ; disons-lui qu'il n'oublie jamais que ce n'est que par le peuple et pour le peuple qu'il est roi ; que la Nation est son souverain et qu'il est sujet de la loi. (Applaudissements.)

« Disons à l'Europe que les Français voudraient la paix, mais que, si on les force à tirer l'épée, ils en jetteront le fourreau bien loin et n'iront le chercher que couronnés des lauriers de la victoire ; et que, quand même ils seraient vaincus, leurs ennemis ne jouiraient pas du triomphe, parce qu'ils ne régneraient que sur des cadavres. (Applaudissements.)

« Disons à l'Europe que nous respecterons toutes les constitutions des divers Empires, mais que si les cabinets des cours étrangères tentent de susciter une guerre des rois contre la France, nous leur susciterons une guerre des peuples contre les rois. (Applaudissements.)

« Disons-lui que dix millions de Français, embrasés du feu de la liberté, armés du glaive, de la raison, de l'éloquence, pourraient, si on les irrite, changer la face du monde et faire trembler tous les tyrans sur leurs trônes.

« Enfin, disons bien que tous les combats que se livrent les peuples par ordre des despotes... (Applaudissements.)

« N'applaudissez pas, Messieurs, n'applaudissez pas : respectez mon enthousiasme, c'est celui de la liberté.

« Disons-lui que tous les combats que se livrent les peuples par ordre des despotes, ressemblent aux coups que deux amis, excités par une instigation perfide, se portent dans l'obscurité ; le jour vient-il à paraître, ils jettent leurs armes, s'embrassent et se vengent de celui qui les trompait. (Bruit et applaudissements.) De même si, au moment que les armées ennemies lutteront avec les nôtres, le génie de la philosophie frappe leurs yeux, les peuples s'embrasseront à la face des tyrans détrônés, de la terre consolée et du ciel satisfait. (Applaudissements.)

« Je conclus par demander que l'Assemblée adopte à l'unanimité le projet de décret proposé : je dis à l'unanimité, parce que ce n'est que par cet accord parfait des représentants de la Nation que nous parviendrons à inspirer aux Français une entière confiance, à les réunir tous dans un même esprit, à en imposer sérieusement à tous nos ennemis et à prouver que, lorsque la patrie est en danger, il n'existe qu'une volonté dans l'Assemblée nationale. » (Vifs applaudissements prolongés dans la salle et dans les tribunes.)

Il y a, en ce discours d'Isnard, un étonnant mélange d'héroïsme et de rodomontades, d'enthousiasme sacré pour la liberté et de griserie militaire, d'amour de l'humanité et de forfanterie nationale. Ce n'est pas encore la guerre systématique de propagande : on annonce qu'on respectera les « constitutions des autres Empires » ; mais Isnard s'anime si fort en parlant de la guerre des peuples contre les rois, qu'il est visible qu'il la désire. Et il ne songe pas un moment à se demander si la liberté ainsi portée au monde non par la puissance de l'exemple, niais par la brutalité des armes, ne se changera pas bientôt pour la France et pour le monde en une immense servitude militaire.

Il célèbre déjà « les lauriers de la victoire » qui couronneront les héros de la liberté ; il n'entrevoit pas le front de César qui, un jour, s'ombragera seul de ces lauriers.

Et puis quelle disproportion entre la véhémence de ce langage et l'état réel des choses en Europe ! Il semble, à entendre Isnard, que le sol déjà soit envahi, et pourtant il n'est pas certain, à cette heure, qu'avec une grande vigueur de politique intérieure et une grande habileté diplomatique, la France ne réussisse pas à éviter la guerre, à sauver tout ensemble la liberté et la paix.

Mais les esprits perdaient toute mesure : Brissot pouvait se féliciter de son œuvre. Un de ses adversaires a dit de lui qu'il excellait « à allumer la paille ».

L'imagination un peu vaine d'Isnard, l'ardente paille de Provence, s'était allumée en effet, et cette « paille allumée », emportée au loin en un tourbillon de paroles, d'enthousiasme, d'héroïsme et de vanité, • va mettre le feu à l'univers et dévorer bientôt la liberté elle-même.

L'Assemblée adopte à l'unanimité le projet de décret nouveau apporté par le Comité et, à l'unanimité aussi, elle charge son président modéré, Vienot-Vaublanc, de lire au roi une vigoureuse adresse qu'il avait rédigée. Tous les partis semblaient marcher à la fois vers la guerre.

 

ROBESPIERRE ENTREVOIT LE PÉRIL

Pourtant, les démocrates commencent à entrevoir le péril. Robespierre, rentré d'Arras, prend la parole, le 28 novembre, aux Jacobins. Il se sent tout à coup enveloppé d'une atmosphère surchauffée, et n'ose pas combattre directement la politique de guerre.

Peut-être même, surpris par la violence du mouvement soudain qui, pendant son absence et en quelques semaines, s'était déchaîné, il n'a pas encore pris parti.

Mais il est visible qu'en tout cas il a démêlé d'emblée ce qu'il y avait dans la politique de Brissot d'incohérence et d'hypocrisie. Incohérence, s'il s'imagine qu'il suffira, pour dissiper les inquiétudes et rasséréner l'horizon, d'attaquer les petits princes des bords du Rhin. Hypocrisie, s'il prévoit que cette première escarmouche conduira à une grande guerre contre l'Autriche, mais la dissimule au pays pour l'entraîner plus aisément.

Et il semble tout d'abord que c'est une rupture immédiate et franche que conseille Robespierre.

« Il faut dire à Léopold : vous violez le droit des gens en souffrant les rassemblements de quelques rebelles que nous sommes loin de craindre, mais qui sont insultants pour la Nation. Nous vous sommons de les dissiper dans tel délai, ou nous vous déclarons la guerre au nom de la Nation française et au nom de toutes les Nations ennemies des tyrans... Il faut imiter ce Romain qui, chargé au nom du Sénat de demander la décision d'un ennemi de la République, ne lui laissa aucun délai. Il faut tracer autour de Léopold le cercle que Popilius traça autour de Mithridate. Voilà le décret qui convient à la Nation française et à ses représentants. »

Ainsi Robespierre semble d'abord ne combattre la politique belliqueuse de la Gironde que par une surenchère. Est-ce chez lui entraînement ? ou tactique ? Voulait-il diminuer les chances de guerre en ouvrant devant le pays la perspective d'une grande guerre redoutable et coûteuse ? Ou bien cherche-t-il d'abord à ménager sa popularité, à éviter le choc trop violent de l'opinion déjà entraînée ? Ce n'est pas, en tout cas, par des discours équivoques, comme celui du 28, où la pensée de la paix se cachait sous une affectation ultra-belliqueuse, qu'il pouvait ramener les esprits et ce discours du 28 a quelque chose de faux et de pénible. Cette première période guerrière n'est pas une période de sincérité. Tous les partis, à travers un semblant d'exaltation, équivoquent et rusent.

 

MARAT DÉNONCE LA POLITIQUE DE GUERRE

Marat, comme si en cette question de la guerre, son entendement était stupéfié, avait gardé le silence après la séance du 27, après celle du 29, après la motion Daverhoult, après la démarche de l'Assemblée au roi. Cherchait-il sa voie ? Était-il assourdi par l'éloquence guerrière d'Isnard et se demandait-il si lui-même n'allait pas souffler d'un souffle furieux dans la trompette ? Mais, tout à coup, dans son numéro du 1er décembre, il se réveille comme en sursaut, se reproche son trop long silence, dénonce la politique de guerre et commence une vigoureuse campagne contre la Gironde. Je me demande si quelque avis ne lui était point venu de Robespierre, en qui il eut toujours pleine confiance. Après avoir analysé le discours de Ruhl, prononcé quatre jours avant, Marat dit :

« Voilà à coup sûr le discours d'un fripon payé pour engager l'Assemblée dans la démarche impolitique et désastreuse de provoquer une rupture avec quelques petits princes de l'Empire et d'avoir bientôt sur les bras tous leurs alliés. Quand ce conseil funeste ne serait pas suspect par les suites cruelles qu'il aurait infailliblement s'il était adopté, peut-on douter qu'il ne soit parti du cabinet des Tuileries puisque l'émissaire ministériel qui en était porteur n'est rien moins que persuadé lui-même de sa nécessité ? C'est pour éteindre UN FEU D'OPÉRA (c'est Marat lui-même qui imprime en gros caractères 'ce mot de Ruhl) qu'il conseille d'allumer le flambeau de la guerre, pour le rare avantage de n'être pas incommodé par la fumée. »

Et Marat, comprenant que déjà peut-être le flambeau est allumé, s'accuse de négligence :

« Je regrette beaucoup de n'avoir pu m'occuper plus tôt de cet objet pour éventer le piège ; je crains fort que les patriotes n'y soient pris, et je tremble que l'Assemblée, hâtée par les jongleurs prostitués à la Cour, ne se prête elle-même à entraîner la Nation dans l'abîme. »

Ainsi, contre la tactique de la Gironde, cherchant la guerre, ou pour abattre le roi, ou pour le mettre sous la tutelle girondine, commence à s'affirmer la tactique des démocrates disant que la guerre est un piège, qu'elle est voulue par la Cour.

 

LES RÉVOLUTIONS DE PARIS CONTRE BRISSOT

En même temps que Marat et, comme s'il y avait eu un mot d'ordre général donné au parti d'avant-garde, le journal de Prudhomme, dans le numéro qui va jusqu'au 3 décembre, se met à combattre la politique de Brissot. Et son argument est celui-ci :

« Soyez d'abord libres au dedans ; débarrassez-vous de la tyrannie intérieure qui est un péril immédiat, au lieu de vous précipiter au dehors contre des périls incertains. « L'intention de l'Assemblée nationale est de dire aux princes d'Allemagne : Nous ne sommes pas contents des rassemblements que vous permettez chez vous ; nous vous sommons de les faire cesser ou bien nous devons vous déclarer la guerre. Représentants, cette mesure serait bonne si vous représentiez un peuple entièrement libre. »

Et il demande que le veto royal soit supprimé :

« Pourquoi ne pas substituer la volonté nationale au veto royal ?... Si l'Assemblée nationale était grande, elle aborderait fièrement la question, discuterait ce veto pendant plusieurs séances (le veto sur le décret contre les émigrés), elle en démontrerait la nullité, la perfidie du roi, et elle finirait par une adresse aux départements. »

Ainsi le journal de Prudhomme voudrait que sur la question du veto l'Assemblée provoquât une agitation dans tout le pays et le prît pour juge entre le roi et elle. C'est un premier effort, un peu tardif, pour ramener dans le sens d'une Révolution démocratique le torrent, maintenant gonflé à nouveau, des énergies populaires que la Gironde rêvait de répandre sur le monde :

« Si l'Assemblée nationale prenait le parti que nous venons d'indiquer, si ce parti était sanctionné par la majorité des départements, si la Nation et l'Assemblée nationale cessaient de s'occuper, non pas du complot, mais des conspirateurs (les émigrés), si elles les abandonnaient au mépris qu'ils méritent, nous les verrions se disperser d'eux-mêmes et bientôt nous rougirons de les avoir redoutés quelques moments. »

Haute sagesse, mais déjà un peu tardive, et contre laquelle l'instinct de lutte et d'aventure éveillé dans le peuple prévaudra sans doute.

Les pétitionnaires des sections qui se succédaient à la barre de l'Assemblée, pour protester contre le Directoire du département de Paris, poussaient presque tous des cris belliqueux. L'adresse des citoyens de Calais disait : « C'est la volonté de la Nation : LA GUERRE ! LA GUERRE ! » Et les tribunes, l'Assemblée applaudissaient. Legendre, orateur de la députation du Théâtre-Français, s'écriait, le 11 décembre :

« Représentants du peuple, ordonnez : l'aigle de la victoire et la renommée des siècles planent sur vos têtes et sur les nôtres. Si le canon de lins ennemis se fait entendre, la foudre de la liberté ébranlera la terre, éclairera l'univers, frappera les tyrans... Faites forger des milliers de piques semblables à celles des héros romains et armez-en tous les bras. »

L'aigle de la victoire. O imprudents ! qui ne savez pas qu'un jour cette aigle romaine, devenue une aigle impériale, emportera dans ses serres la Révolution meurtrie !

 

NARBONNE ET L'ULTIMATUM DU 14 DÉCEMBRE

Pendant que, sur la question de la guerre, les révolutionnaires commençaient à se diviser et qu'un peu de réflexion contrariait l'entraînement aveugle des premiers jours, que faisait la Cour ? H y avait à ce moment-là un changement de ministère. Nous avons déjà vu que Montmorin, effrayé par les responsabilités croissantes de son rôle ambigu, avait annoncé sa démission. Le 29 novembre, le jour même où l'Assemblée décidait la démarche auprès du roi, Louis XVI annonçait à la Législative qu'il avait remplacé aux affaires étrangères Montmorin par Delessart, auparavant ministre de l'intérieur, et qu'il avait appelé au ministère de l'intérieur Cahier de Gerville. Le ministre de la guerre Duportail, effrayé aussi, annonçait sa démission, le 2 décembre, et était remplacé le 7 décembre par M. de Narbonne.

Nous savons déjà que la Cour n'avait pas pu ou n'avait pas osé mettre dans le ministère, et notamment dans celui des affaires étrangères, des hommes à elle, dévoués à sa politique occulte. Cahier de Gerville, qui était appelé à l'intérieur, était un révolutionnaire constitutionnel modéré, mais assez ferme. Le mouvement de la Révolution se communiquait nécessairement aux choix ministériels faits par le roi ; et, voulant ruser avec le peuple révolutionnaire, il évitait de prendre des ministres dont le nom fût un défi. Mais il n'y eut que le choix du nouveau ministre de la guerre, de Narbonne, qui eut quelque influence sur les événements.

C'était une sorte d'intrigant et d'aventurier d'ancien régime, jeté à demi dans la Révolution, une sorte de Dumouriez, sans l'éclair du génie ou de la fortune. La Cour ne l'aimait pas et même le méprisait : il était ou avait été l'amant de la jeune Mm" de Staël, fille de Necker, qui dépensait avec les hommes politiques le feu de son esprit, et avec les hommes d'épée le feu de son tempérament. Elle pédantisait avec éloquence sur la Constitution et Marie-Antoinette avait contre elle une double haine de reine et de femme. Elle écrit à Fersen, le 7 décembre :

« Le comte Louis de Narbonne est enfin ministre de la guerre d'hier ; quelle gloire pour en* de Staël et quel plaisir pour elle d'avoir toute l'armée... à elle ! »

Mais elle ajoute :

« Il pourra être utile, s'il veut, ayant assez d'esprit' pour rallier les constitutionnels et bien le ton qu'il faut pour parler à l'armée actuelle... Mais comprenez-vous ma position et le rôle que je suis obligée de jouer toute la journée ? Quelquefois je ne m'entends pas moi-même, et je suis obligée de réfléchir pour voir si c'est bien moi qui parle, mais que voulez-vous ? Tout cela est nécessaire, et croyez que nous serions encore bien plus bas que nous ne sommes, si je n'avais pas pris ce parti tout de suite ; au moins gagnons-nous du temps par là, et c'est tout ce qu'il faut. Quel bonheur, si je puis un jour redevenir assez forte pour prouver à tous ces gueux que je ne suis pas leur dupe ! »

Ainsi l'intrigue de trahison et de mensonge se compliquait à cette heure prodigieusement. La Cour, en effet, va pousser la simulation révolutionnaire jusqu'à accepter la guerre. Et même, elle va faire de la guerre sa politique. Elle se prend à espérer que le roi pourra ainsi se mettre à la tête des troupes et bientôt contenir la Révolution.

C'est le nouveau ministre, Narbonne, qui fait adopter à la Cour cette tactique qui séduisait son ambition d'aventurier. Il aurait ainsi gloire et popularité, puisqu'en marchant contre les émigrés il flattait la passion des patriotes et bientôt, profitant de ce prestige, pour établir en France une sorte de monarchie tempérée à la mode anglaise, il apparaissait comme le restaurateur de l'autorité royale et le modérateur de la liberté. Rêve insensé, car après avoir déchaîné la guerre et surexcité la passion révolutionnaire, comment l'aventurier aurait-il pu maîtriser les événements ?

L'esprit du roi et de la reine était si désemparé qu'ils cédèrent pourtant à ces illusions et à ce conseil et, dès le milieu de décembre, la politique de la guerre subit une révolution ; ce n'est plus la guerre de la Gironde qui s'annonce, c'est la guerre du roi et de la Cour. Sur les intentions et les conceptions de Narbonne, le doute n'est pas possible. Bien des années après, en des propos que M. Villemain a recueillis, il disait :

« L'armée, une fois formée, pouvait être pour Louis XVI un appui libérateur, un refuge d'où il aurait soutenu la majorité saine et intimidé les clubs, comme l'essaya et le voulut M. de La Fayette, mais trop tard et trop isolément. »

Il semble bien que c'est entre le 7 décembre, jour de son entrée en fonctions, et le 11 décembre, que Narbonne éblouit et entraîna dans le sens de la guerre le roi et la reine. Louis Blanc cite, à la date du 6 décembre, une lettre de Marie-Antoinette à Mercy où tout le plan belliqueux de la Cour est exposé. C'est le texte, aux trois quarts faussé, d'une lettre du 10 décembre. Louis Blanc a été induit en erreur par une publication inexacte et même frauduleuse.

Dès l'entrée de Narbonne au ministère, Marie-Antoinette mettait vaguement en lui quelque espérance ; elle pensait surtout qu'il pourrait servir de lien entre les constitutionnels et la Cour, mais il ne parait pas qu'il eût encore entraîné le roi et la reine dans la tactique de la guerre. Et même, lorsque le 7 décembre, Narbonne parut pour la première fois à l'Assemblée, Marie-Antoinette en parle avec défaveur : « M. de Narbonne, écrit-elle à Fersen, a fait à son entrée à l'Assemblée un discours d'une platitude peu croyable pour un homme d'esprit. »

Mais, le 14 décembre, c'est une toute autre allure. Le roi se rend à l'Assemblée pour répondre au message du 30 novembre. Tous les ministres l'accompagnent, « M. de Narbonne à la tête », comme nous l'apprend une lettre du 19 décembre de l'abbé Salamon. M. de Narbonne faisait, si je puis employer une expression toute moderne, figure de président du Conseil. Il apparaissait comme le chef du ministère. Le roi debout et découvert lut à l'Assemblée une déclaration... :

« Vous m'avez fait entendre qu'un mouvement général entraînait la Nation et que le cri de tous les Français était : « Plutôt la guerre qu'une patience ruineuse et avilissante. » Messieurs, j'ai pensé longtemps que les circonstances exigeaient une grande circonspection dans les mesures ; qu'à peine sortis des agitations et des orages d'une Révolution et au milieu des premiers essais d'une Constitution naissante, il ne fallait négliger aucun des moyens qui pouvaient préserver la France des maux incalculables de la guerre. Ces moyens je les ai tous employés... L'Empereur a rempli ce qu'on devait attendre d'un allié fidèle en défendant et dispersant tout rassemblement dans ses Etats. Mes démarches n'ont pas eu le même succès auprès de quelques autres princes ; des réponses peu mesurées ont été faites à mes réquisitions. Ces injustes refus provoquent des déterminations d'un autre genre. La Nation a manifesté son vœu, vous l'avez recueilli, vous en avez pesé les conséquences, vous me l'avez exprimé par votre message ; Messieurs, vous ne m'avez pas prévenu ; représentant du peuple, j'ai senti son injure et je vais vous faire connaitre la résolution que j'ai prise pour en poursuivre la réparation.

« Je fais déclarer à l'électeur de Trèves que, si avant le 15 de janvier, ne fait pas cesser dans ses Etats tout attroupement et toute disposition hostile de la part des Français qui s'y sont réfugiés, je ne verrai plus en lui qu'un ennemi de la France. (Vifs applaudissements et cris de : Vive le roi.) Je ferai faire une semblable déclaration à tous ceux qui favoriseraient de même des rassemblements contraires à la tranquillité du royaume et, en garantissant aux étrangers toute la protection qu'ils doivent attendre de nos lois, j'aurai bien le droit de demander que les outrages que les Français peuvent avoir reçus soient promptement et complètement réparés. (Applaudissements.)

« J'écris à l'Empereur pour l'engager à continuer ses bons offices, et, s'il le faut, à déployer son autorité comme chef de l'Empire pour éloigner les malheurs que ne manquerait pas d'entraîner une plus longue obstination de quelques membres du Corps germanique. Sans doute, on peut beaucoup attendre de son intervention, mais je prends en même temps les mesures les plus propres à faire respecter ces déclarations. (Applaudissements.)

« Mais, en nous abandonnant courageusement à cette résolution, hâtons-nous d'employer les moyens qui, seuls, peuvent en assurer le succès. Portez votre attention, Messieurs, sur l'état des finances, affermissez le crédit national, veillez sur la fortune publique, que vos délibérations toujours soumises aux principes constitutionnels prennent une marche grave, fière, imposante, la seule qui convienne aux législateurs d'un grand Empire. (Vifs applaudissements dans une partie de l'Assemblée et dans les tribunes.) Que les pouvoirs constitués se respectent pour se rendre respectables et qu'ils se prêtent un secours mutuel au lieu de se donner des entraves, et qu'enfin on reconnaisse qu'ils sont distincts et non ennemis. Il est temps de montrer aux Nations étrangères que le peuple français, ses représentants et son roi ne font qu'un. » (Vifs applaudissements.)

Et il termina par ces paroles à la fois ambiguës et flatteuses :

« Pour moi, Messieurs, c'est vainement qu'on chercherait à environner de dégoût l'exercice de l'autorité qui m'est confiée. Je le déclare devant la France entière : rien ne pourra lasser ma persévérance, ni ralentir mes efforts. Il rie tiendra pas à moi que la loi ne devienne l'appui des citoyens et l'effroi des perturbateurs. (Vives acclamations.) Je conserverai fidèlement le dépôt de la Constitution et aucune considération ne pourra me déterminer à souffrir qu'il y soit porté atteinte et, si des hommes qui ne veulent que le désordre et le trouble prennent occasion de cette fermeté pour Calomnier mes intentions, je ne m'abaisserai pas à repousser par des paroles les injurieuses défiances qu'ils se plairaient à répandre. Ceux qui observent la marche du gouvernement avec un œil attentif, mais sans malveillance, doivent reconnaître que jamais je ne m'écarte de la ligne constitutionnelle et que je sens profondément qu'il est beau d'être le roi d'un peuple libre. » — Les applaudissements se prolongent pendant plusieurs minutes. Plusieurs membres font entendre dans l'Assemblée le cri de : Vive le roi des Français ! Ce cri est répété par les tribunes et par un grand nombre de citoyens qui s'étaient introduits dans la salle à la suite du roi et qui s'étaient placés dans l'extrémité de la partie droite. Les tribunes des deux extrémités de la salle et tes membres de l'Assemblée placés à l'extrême gauche ont gardé le plus profond silence.

En vérité, c'était bien joué et le sémillant aventurier qui avait soufflé ce discours au roi[1] avait fait largement les choses. Le langage royal était assez populaire et décidé dans le sens de la Constitution, pour que l'importun souvenir de Varennes parût se dissiper. Et la tactique nouvelle était bien définie : conquérir décidément la popularité en paraissant suivre, ou même devancer le mouvement belliqueux des esprits ; limiter étroitement la guerre ; mettre hors de cause l'Empereur d'Allemagne et affirmer ses bonnes intentions, réserver l'ultimatum aux petits princes du Rhin et avoir ainsi une guerre bénigne, mais qui tromperait l'appétit de mouvement de la Nation et qui permettrait au roi de prendre le commandement des troupes. Jusque-là le roi et Narbonne marchaient d'accord. Au-delà, leur pensée secrète bifurquait, le ministre croyait qu'il suffirait du prestige ainsi conquis, pour réviser la Constitution, le roi s'obstinait à penser que le concours des puissances, réunies en Congrès, y serait nécessaire et il espérait que la guerre ferait surgir des incidents qui nécessiteraient la tenue de ce Congrès.

En attendant, le roi affirmait sa volonté constitutionnelle, et, quand il parlait des dégoûts dont on « environnait l'exercice de son autorité », on ne sut s'il parlait des émigrés ou des révolutionnaires. L'Assemblée ne chercha point à préciser, et c'est avec des transports d'enthousiasme qu'elle allait vers l'abîme. Car, quel pire désastre pour la Révolution, que la guerre ainsi accaparée par la Cour et conduite avec tant d'arrière-pensées traîtresses ! Mais les esprits étaient si échauffés et la Gironde les avait si étourdiment passionnés du feu de la guerre que toute clairvoyance semblait perdue. Pourtant l'extrême-gauche dans l'Assemblée et dans les tribunes garda le silence. Robespierre et Marat avaient réussi à éveiller un commencement de défiance.

 

LA POLITIQUE DES FEUILLANTS

Les conseillers secrets de la Cour depuis Varennes, les Lameth, Duport, Barnave, avaient-ils poussé le roi dans la voie aventureuse ouverte par Narbonne ? Les contemporains l'ont pensé ; l'abbé de Salamon chargé de renseigner la Cour de Rome, écrivait le 19 décembre au cardinal Zelada :

« Les Constituants, ne sachant de quel moyen se servir pour écraser les Jacobins et pour faire aller la Constitution, ont pensé qu'il fallait prendre les dits Jacobins au mot et déclarer la guerre, parce qu'il en arriverait une explosion quelconque qui pourrait amener le but désiré, c'est-à-dire la Constitution un peu mitigée. Louis de Narbonne, vif, ayant de l'esprit et de l'ambition, voulant se soutenir dans une place hérissée des écueils les plus scabreux, persuadé qu'un ministre de la guerre ne peut être vraiment en activité que pendant la guerre, non seulement a goûté ce projet des Constituants ses amis, mais on assure que c'est lui qui l'a proposé dans le Conseil et l'a fait voir au roi comme le seul moyen de déjouer l'Assemblée et les Jacobins et l'a fait adopter. C'est d'après cette résolution que nous avons vu sortir de la presse le pitoyable discours qu'on a mis dans la bouche du roi. »

Il paraît bien que Barnave, du moins, n'encouragea pas cette politique ; il aurait voulu le maintien absolu de la paix, mais d'autres « constituants » semblent avoir conseillé l'aventure. Barnave, sous le titre : Fautes de la nouvelle Assemblée, écrit ceci :

« La conduite du gouvernement et du parti constitutionnel eût été de s'opposer décidément à la guerre et en général de résister fortement sur toutes les choses décisives, mais hors de là d'éviter toutes les secousses... Si les ministres, ayant arrêté entre eux ces mesures, en ont envoyé le résumé au roi, et ont cru qu'elles auraient plus de poids auprès de lui, appuyées de l'opinion de deux anciens députés qui, quelques mois auparavant, avaient contribué à conserver son trône et sa personne, c'est ce que j'ignore absolument, mais c'est ce qui pourrait être vrai.

« Le gouvernement n'a jamais eu de marche suivie et a presque toujours donné dans les pièges que ses adversaires ont voulu lui tendre ; à peine ceux-ci osaient-ils parler ouvertement de guerre qu'on fit prononcer au roi, dans le mois de décembre, un discours où il semblait l'annoncer à la Nation, et vouloir pousser la Nation dans ce sens ; c'est alors que la guerre a paru vraisemblable, le parti dit modéré, qui jusque-là l'avait en horreur, voyant le gouvernement à la tête de cette opinion, a commencé à l'adopter, et le peu d'hommes prévoyants qui voulurent résister à cette frénésie ont passé pour des endormeurs. »

Ainsi, en décembre, au moment où Narbonne entraîne le roi à la politique de guerre limitée, Barnave est résolument opposé à toute guerre : mais il est visible qu'autour de lui les révolutionnaires modérés et monarchistes se laissent gagner aussi à la tactique du ministre aventureux. Sans doute les Lameth et Duport résistèrent moins que Barnave. C'est peut-être son impuissance à faire agréer ses conseils et le dépit de voir l'influence secrète, qu'il avait su se ménager auprès du roi et de la reine, abolie en un jour par la brillante étourderie de Narbonne, qui décida Barnave à quitter Paris. Sans doute aussi le terrible enchevêtrement des choses intérieures et des choses extérieures lui fit-il peur. Il quitta Paris, c'est lui-même qui nous l'apprend, dans les premiers jours de janvier 1792, pour revenir dans ses foyers.

 

LE DISCOURS DE NARBONNE

Narbonne ne cacha point d'ailleurs à l'Assemblée que c'était lui qui avait suggéré au roi cette politique.

Il affecta, dans la séance même du 14 et aussitôt après le roi, de parler en grand ministre dirigeant, et il signifia nettement que, par lui, c'est le parti modéré, le parti constitutionnel qui allait prendre la direction de la guerre, lui donner son caractère et ses limites : « C'est la même nation, c'est la même puissance qui combattit sous Louis XIV ; voudrions-nous laisser penser que notre gloire dépendait d'un seul homme et qu'un siècle ne rappelle qu'un nom ? Non, Messieurs, je ne l'ai pas cru lorsque j'ai désiré le parti que le roi vient de prendre. Je sais qu'on a déjà voulu, qu'on voudra peut-être encore calomnier ce parti que, parmi les hommes qui l'avaient ardemment réclamé, il en est qui se sont préparés à le combattre dès que le gouvernement a paru l'adopter ; mais vous déconcerterez de tels systèmes, et l'on persuadera difficilement à une Nation courageuse que de vains discours suffisent à la défense de sa liberté. »

Après ce coup aux Jacobins, et même sans doute à la Gironde, Narbonne précise bien, par le choix même des chefs, que ce sont les révolutionnaires nettement monarchistes et modérés qui auront la conduite des opérations. « Trois armées ont paru nécessaires, M. de Rochambeau, M. de Luckner, M. de La Fayette. » (Triple salve d'applaudissements.)

Enfin, découvrant hardiment son jeu, c'est aux forces d'ordre et de conservation qu'il fait appel et il démontre que la guerre doit être l'occasion de renforcer le pouvoir exécutif, c'est-à-dire royal. « Nous aurons le soin de prouver à l'Europe que les malheurs intérieurs, dont nous avons d'autant plus à gémir que nous nous sommes quelquefois peut-être refusés à les réprimer, naissaient de l'ardeur inquiète de la liberté, et qu'au moment où sa cause appellerait une défense ouverte, la vie et les propriétés seraient en sûreté parfaite dans l'intérieur du royaume. Nous ne reconnaîtrons d'ennemis que ceux que nous aurons à combattre et tout homme sans défense sera devenu sacré. Ainsi nous vengerons l'honneur de notre caractère, que de longs troubles auraient pu apprendre à méconnaître. Si le funeste cri de guerre se fait entendre, il sera du moins pour nous le signal tant désiré de l'ordre et de la justice ; nous sentirons, combien l'exact paiement des impôts auquel tiennent le crédit et le sort des créanciers de l'Etat, la protection des colonies, dont les richesses commerciales dépendent ; l'exécution des lois, force de toutes les autorités, la confiance accordée au gouvernement pour lui donner les moyens nécessaires d'assurer la fortune publique et les propriétés particulières, le respect pour les puissances qui garderaient la neutralité ; nous sentirons, dis-je, combien de tels devoirs nous sont impérieusement commandés par l'honneur de la Nation et la cause de la liberté. »

Et Narbonne annonçait qu'il partait immédiatement pour faire une tournée d'inspection sur la frontière : il demandait un premier crédit de vingt-cinq millions.

La Gironde fut à la fois réjouie et inquiétée par ce discours. Réjouie : car elle voyait bien que de cette première guerre limitée sortirait bientôt nécessairement la guerre générale, la grande épreuve de la royauté ; inquiétée : car Narbonne semblait, au moins pour un temps, prendre à la Gironde sa guerre, faire de la guerre de la Révolution la guerre du roi. Moment étrange où pour tous les partis la guerre est une manœuvre de politique intérieure : manœuvre du roi qui espère réaliser par là son rêve d'un Congrès des souverains ; manœuvre des constitutionnels qui veulent rétablir le pouvoir exécutif et mater les influences jacobines ; manœuvre de la Gironde qui veut jeter la royauté en pleine mer, en pleine tempête pour prendre enfin le gouvernail du vieux navire pavoisé aux couleurs nouvelles, ou pour le couler à fond. Et, pour jouer ce jeu, pour accepter d'abord la direction de la Cour dans une guerre destinée à combattre la Cour, pour s'exposer sans peur aux intrigues et trahisons royales et à l'hostilité générale des souverains de l'Europe incessamment provoqués, il fallait aux révolutionnaires de la Gironde une telle foi dans la Révolution et dans la France nouvelle, dans la force rayonnante de la liberté et dans l'héroïsme du peuple, qu'on ne sait si l'on doit détester leur étourderie guerrière ou admirer leur enthousiasme.

Qui sait après tout si la coalition des rois ne se fût pas formée enfin malgré toute la prudence et toute la réserve des partis révolutionnaires ? Qui sait si cette coalition aidée par la lente et sourde trahison royale n'aurait pas peu à peu enserré, enveloppé la France pacifique et s'il n'y avait point sagesse à prendre l'offensive, à jeter au monde l'épée de la Révolution ? La raison hésite et se trouble devant ce formidable problème et, résignée, elle se laisse porter par le destin.

 

LE JEU DE BRISSOT

Brissot, dès la séance du 14, répondant au ministre de la guerre, marqua sa mauvaise humeur du langage qui venait d'être tenu par Narbonne. « Je suis bien loin, dit-il, de m'opposer à l'impression du compte que vient de rendre le ministre de la guerre ; ce compte mérite la plus sérieuse attention ; mais j'aurais désiré qu'aux nombreuses vérités qu'il contient on n'y eût point mêlé d'injustes préventions plus propres... (Murmures, rires et exclamations ; applaudissements dans les tribunes.) Je demande que la discussion de ce compte important ne commence qu'après l'impression, et qu'elle soit ajournée à samedi prochain, et l'on verra si les patriotes méritent les préventions dont on les accable. » (Applaudissements dans les tribunes.)

Ainsi, Brissot ne retourne pas en arrière. Il ne déclare pas qu'effrayé par l'intrigue de modérantisme, qui pourrait maintenant fausser la guerre, il renonce à conseiller celle-ci. Il proteste au contraire que les « patriotes », les démocrates continuent à la désirer.

A partir de ce jour, la Gironde joue à l'égard de Narbonne un jeu très compliqué. Elle le ménage, parce qu'en disposant le gouvernement à la guerre il sert inconsciemment la Révolution ou du moins la politique girondine. Mais, en même temps, elle s'applique à entrainer la guerre hors des voies que Narbonne et le roi ont tracées. Il s'agit d'abord de redoubler de violence contre les émigrés et les princes, pour aggraver la lutte de la Révolution et de la Cour. Il s'agit ensuite d'étendre à l'empereur le conflit que le roi voudrait limiter aux petits princes du Rhin[2].

Dès le 29 décembre, Brissot recommence la bataille. A propos du vote des 20 millions demandés par le ministre de la guerre, il expose à nouveau dans un très long discours toute la politique extérieure et intérieure. Il répète sur les dispositions de l'Europe ce qu'il avait dit le 20 octobre. Une agression de la plupart des souverains n'est pas à craindre. D'ailleurs, les peuples sont amis de la France révolutionnaire. « Il ne faut pas se borner à examiner maintenant les petites passions, les petits calculs et des rois et de leurs ministres.

« La Révolution française a bouleversé toute la diplomatie. Quoique les nations ne soient pas encore libres, toutes pèsent maintenant dans la balance politique ; les rois sont forcés de compter leurs vœux pour quelque chose... Le sentiment de la nation anglaise sur la Révolution n'est plus douteux ; elle l'aime... En Hongrie le serf lutte contre l'aristocratie, et l'aristocratie contre le trône... Nous ne sommes pas cette poignée de bourgeois bataves, qui voulaient conquérir la liberté sur le stathouder, sans partager avec la classe indigente...

« En vain les cabinets politiques multiplieront les négociations secrètes ; en vain ils s'agiteront, ils agiteront toute l'Europe pour attaquer la France, tous leurs efforts échoueront, parce qu'en définitive il faut de l'or pour payer les soldats, des soldats pour combattre et un grand concert pour avoir beaucoup de soldats. Or, les peuples ne sont plus disposés à se laisser épuiser pour une guerre de rois, de nobles et surtout pour une guerre immorale, impie. »

Ainsi, Brissot croit que la guerre aura nécessairement un caractère démocratique et populaire. Et il semble penser que déjà les souverains de l'Europe sont tellement menacés ou paralysés par leurs peuples qu'une Révolution européenne sera la conséquence presque immédiate d'une guerre sans péril. Déjà, dans son journal, le 15 décembre, avec plus de netteté qu'il n'ose le faire à la tribune, c'est sous la forme d'une propagande révolutionnaire armée qu'il entrevoit la guerre. « La guerre ! la guerre ! écrit-il, tel est le cri de tous les patriotes, tel est le vœu de tous les amis de la liberté répandus sur la surface de l'Europe, qui n'attendent plus que cette heureuse diversion pour attaquer et renverser leurs tyrans.

« C'est à cette guerre expiatoire, qui va renouveler la face du monde et planter l'étendard de la liberté sur les palais des rois, sur les sérails des sultans, sur les châteaux des petits tyrans féodaux, sur les temples des papes et des muphtis, c'est à cette guerre sainte qu'Anacharsis Cloots est venu inviter l'Assemblée nationale, au nom du genre humain dont il n'a jamais mieux mérité d'être appelé l'ami. »

Quel abîme entre cette guerre de Révolution universelle et la guerre de conservation monarchique voulue maintenant par la Cour ! Et quelle intrépidité il fallait à la Gironde pour aller à l'une en passant par l'autre ! Mais elle s'ingénie à déborder la Cour de toutes parts. C'est avec tout le vieux monde que Brissot veut mettre la Révolution aux prises : « Le tableau que je viens de faire des puissances serait-il trompeur ? Quoique tout leur commande la paix, les princes voudraient-ils la guerre ? Je veux le croire un instant et je dis que nous devrions nous hâter de les prévenir. Qui prévient son ennemi l'a vaincu à moitié. (Applaudissements.) C'était la tactique de Frédéric et Frédéric était maitre en cet art.

« Je veux donc croire que l'Empereur et la Prusse, que la Suède et la Russie soient sincères et de bonne foi dans les traités qu'ils viennent de conclure ; je veux croire qu'ils se soient engagés à détruire par la force la Constitution française, ou à la modifier, à y amalgamer une Chambre haute, une noblesse ; je veux croire que Our effectuer cet étrange amalgame, ils aient besoin de convoquer un Congrès général des puissances de l'Europe ; je veux croire qu'ils y citent la nation française, qu'ils la menacent si elle ne se soumet pas. Je vous le demande, je le demande à la France entière : quel est le lâche qui, pour sauver sa vie, accepterait une capitulation ignominieuse ? (Applaudissements.)

« La guerre est nécessaire à la France sous tous les points de vue. Il la faut pour son honneur ; car elle serait à jamais déshonorée si quelques milliers de brigands pouvaient impunément braver 25 millions d'hommes libres. Il la faut pour sa sûreté extérieure, car elle serait bien plus compromise si nous attendions tranquillement dans nos foyers le feu et la flamme dont on nous menace, que si, prévenant ces desseins hostiles, nous voulons les porter nous-mêmes dans les cavernes des brigands qui osent nous braver.

« Il la faut pour assurer la tranquillité intérieure, car les mécontents ne s'appuient que sur Coblentz, n'invoquent que Coblentz, ne sont insolents que parce que Coblentz existe. (Applaudissements.) C'est le centre où aboutissent toutes les relations des fanatiques et des privilégiés ; c'est donc à Coblentz qu'il faut voler, si l'on veut détruire et la noblesse et le fanatisme. »

Comme on voit, c'est le même thème que dans le discours du 20 octobre ; c'est le même parti pris de guerre. Si l'hostilité des souverains contre la Révolution est sérieuse, qu'on les attaque pour prévenir le danger ; si elle est simulée, qu'on les attaque encore pour mettre fin à cette parade. C'est la même contradiction étrange : le monde entier s'ouvrant à la propagande de la Révolution, et puis soudain, cet horizon immense et tout empli de lumière ardente se resserrant à la pauvre question des émigrés. Mais l'audace de Brissot avait grandi dans l'intervalle comme la passion guerrière du pays et, cette fois il ne craint pas d'exiger du roi, contre plusieurs grandes puissances, des démarches violentes. La Russie n'a pas reconnu nos agents ; l'Espagne témoigne du mauvais vouloir ; la Suède s'agite ; l'Empereur équivoque ; qu'à tous des explications soient demandées ; que les ministres du roi soient tenus de communiquer à l'Assemblée le résultat de ces démarches.

Ainsi le filet de guerre, qui semblait d'abord ne devoir capturer que les petits princes du Rhin et les émigrés, s'élargit soudain sur toute l'Europe. Ainsi les ministres sont enveloppés d'un réseau mortel ; car si leurs démarches sont agressives, si elles provoquent des répliques du même ton, et s'ils communiquent ces réponses à l'Assemblée, ils étendent malgré eux, la guerre à toute l'Europe. S'ils ne font que des démarches incertaines, s'ils atténuent les réponses hostiles qu'ils reçoivent, s'ils ne laissent parvenir à l'Assemblée qu'une partie de la vérité, ils seront accusés de trahison et c'est la Gironde qui prendra, au nom de la France révolutionnaire, la suite des opérations. Brissot et Narbonne sont à ce moment comme deux pécheurs montés dans la même barque. Mais Narbonne malgré le large geste de fanfaronnade qui semble menacer toute l'étendue des eaux ne veut pêcher que le menu fretin des princes. Brissot ne veut pas laisser échapper le gros poisson, et Narbonne, en ce jeu frivole d'imitation menteuse, sera contraint de travailler pour son rival, d'amorcer le gros poisson que l'autre prendra. Qu'on me pardonne cette image : c'est ce qui se mêle de manœuvres et d'intrigues à la première préparation de la guerre qui me l'a suggérée. Mais déjà, en sa croissante effervescence, la Nation allait plus haut que tous ces calculs, et, croyant la guerre inévitable elle s'apprêtait à combattre d'un cœur héroïque ; elle s'efforçait aussi de retenir, dans l'orage de fer et de feu qui allait éclater, sa sérénité humaine, sa grande tendresse pour les nations.

 

LE DISCOURS DE CONDORCET

Hérault de Séchelles, en cette même séance du 29 décembre, découvre « une vaste conspiration contre la liberté de la France et la liberté future du genre humain », donnant ainsi à la Révolution toute son ampleur d'humanité. Condorcet se résigne à la guerre comme à une nécessité de salut pour la liberté menacée ; mais cette guerre même, il s'applique pour ainsi dire à la pénétrer de paix ; et il propose une adresse à la Nation, où à travers toutes les tristes fumées des batailles, c'est encore la paix lumineuse qui transparaît. C'est comme un sublime et douloureux effort pour concilier la philosophie du XVIIIe siècle, la philosophie de la raison, de la paix, de la tolérance avec la guerre inévitable ; c'est la promesse fraternelle jusque dans le déploiement de la force, le rameau d'olivier bruissant au vent d'orage. « La Nation française ne cessera pas de voir un peuple ami dans les habitants des pays occupés par les rebelles et gouvernés par les principes qui les protègent. Les citoyens paisibles dont ses armées couvriront le territoire, ne seront point des ennemis pour elle ; ils ne seront même pas des sujets. La force publique, dont elle deviendra momentanément dépositaire, ne sera employée que pour assurer leur tranquillité et maintenir leurs lois. Fière d'avoir reconquis les droits de la Nation, elle ne les outragera point dans les autres hommes. Jalouse de son indépendance, résolue à s'ensevelir sous ses ruines plutôt que de souffrir qu'on osât lui dicter des lois, ou même garantir les siennes, elle ne portera point atteinte à l'indépendance des autres nations. Ses soldats se conduiront sur une terre étrangère comme ils se conduiraient sur celle de leur patrie s'ils étaient forcés d'y combattre, les maux involontaires que ses troupes auraient fait éprouver aux citoyens seront réparés... La France présentera au monde le spectacle nouveau d'une nation vraiment libre, soumise aux règles de la justice, au milieu des orages de la guerre et respectant partout, en tout temps, à l'égard de tous les hommes, les droits qui sont les mêmes pour tous. » (Applaudissements.)

Evidemment Condorcet répugne à la guerre. Il en reconnaît ou paraît en reconnaître la nécessité : mais on dirait que, renonçant à contrarier directement le mouvement belliqueux, il essaie une sorte de diversion en rappelant la Révolution à son idéal pacifique. Surtout il semble redouter « la guerre de propagande ». Il comprend que libérer les autres peuples par la force ce serait encore les asservir. Quelques jours avant, l'orateur populaire Louvet s'était écrié à l'Assemblée, avec un lyrisme extraordinaire : « La guerre ! et qu'à l'instant la France se lève en armes. Se pourrait-il que la coalition des tyrans fût complète ? Ah ! tant mieux pour l'univers ! Qu'aussitôt, prompts comme l'éclair, des milliers de citoyens soldats se précipitent sur tous les domaines .de la féodalité ! Qu'ils ne s'arrêtent qu'où finira la servitude ; que les palais soient entourés de baïonnettes ; qu'on dépose la Déclaration des Droits dans les chaumières ; que l'homme, en tous lieux instruit et délivré, reprenne le sentiment de sa dignité première ! Que le genre humain se relève et respire ! Que les nations n'en fassent plus qu'une ; et que cette incommensurable famille de frères envoie ses plénipotentiaires sacrés, jurer sur l'autel de l'égalité du droit, de la liberté des cultes, de l'éternelle philosophie, de la souveraineté populaire, jurer la paix universelle ! »

Cet enthousiasme démesuré inquiétait Condorcet : il prévoyait qu'à vouloir réaliser par les armes la fraternité universelle et l'universelle paix, la France de la Révolution risquerait d'accroître les conflits et les haines ; que d'ailleurs aucune négociation séparée avec divers Etats ne restait possible dans ce système. Et il demandait que les lois des autres peuples et leurs préjugés mêmes fussent respectés.

Mais, n'était-ce point ôter à l'esprit de guerre un de ses aliments ? Condorcet, en mathématicien qui calcule les forces, semblait renoncer à refouler l'extraordinaire mouvement guerrier déchaîné depuis des mois : mais il s'appliquait à le contenir.

 

L'OPPOSITION DE. ROBESPIERRE

Le journal de Prudhomme et Robespierre luttent directement : ils essaient de briser le courant de guerre plus violent tous les jours. Dans le numéro du 17 au 24 décembre, les Révolutions de Paris publient un vigoureux article sur les dangers d'une guerre offensive. « Que le roi, que les ministres et la Cour veuillent la guerre, que les aristocrates veuillent la guerre ; que les fanatiques veuillent la guerre ; que tous les ennemis de la liberté veuillent la guerre, cela n'est point étonnant ; la guerre ne peut que servir leurs projets homicides ; mais que nombre de patriotes veuillent aussi la guerre ; que l'opinion des patriotes puisse être partagée sur la guerre, c'est ce que l'on ne comprend pas et pourtant c'est une vérité dont nous sommes les témoins...

« L'honneur français est blessé ! Et ce sont de prétendus patriotes qui tiennent ce langage ! Louis XVI aussi, Narbonne aussi, les Feuillants et les ministériels aussi parlent à la Nation le langage de l'honneur. Encore une fois, les hommes libres n'ont su jamais ce qu'était l'honneur. L'honneur est l'apanage des esclaves ; l'honneur est le talisman perfide avec lequel on a vu les despotes fouler aux pieds la sainte humanité.

« Depuis le 14 juillet, nous n'entendions plus parler d'honneur. Pourquoi tout à coup reproduire ce mot et le substituer à celui de vertu ? Qu'un peuple soit vertueux, qu'il soit fort, c'est tout pour lui, mais l'honneur... L'honneur est à Coblentz, et qu'importe à la Nation française l'opinion de quelques tyrans, de quelques esclaves qui ont fui à l'aurore de la liberté ?... C'est pourtant au nom de cet honneur que Brissot a demandé la guerre. »

Et quelques jours après, commentant une adresse de Vergniaud qui contenait ces mots : la gloire nous attend, le courageux journal s'écriait : « La gloire, nous n'en voulons pas, nous ne voulons que le bonheur. » Et il ajoutait ces graves et belles paroles : « Espérons du moins que l'Assemblée n'autorisera pas les peuples étrangers à suivre ses préceptes, ceux de la résistance à l'oppression. »

Les discours que Robespierre prononça contre la guerre aux Jacobins le 2 janvier et le 11 janvier 1792 étaient admirables de courage, de pénétration et de puissance ; et je regrette bien -vivement de ne pouvoir les citer en entier. 11 nous plaît que ce soit le parti le plus nettement démocratique, celui qui voulait faire de la souveraineté du peuple une vérité, qui ait le plus énergiquement résisté à la guerre ; plus tard, quand la guerre sera déchaînée, quand la France de la Révolution devra défendre sa liberté contre l'univers conjuré, les révolutionnaires démocrates la soutiendront avec une énergie implacable ; mais, tant que la paix leur a paru possible, ils ont lutté, même contre la passion du peuple, pour maintenir la paix.

Est-ce à dire qu'il n'y ait ni erreur, ni lacune, ni insuffisance, dans la thèse de Robespierre ? Pour détourner les révolutionnaires de la voie guerrière où ils étaient déjà engagés, il avait besoin d'exciter leur défiance. Et il insistait au-delà du vrai sur la part prise par la Cour au mouvement de guerre. Robespierre voyait dans la guerre une machination du roi : il se trompait[3]. Longtemps le roi et la reine avaient redouté la guerre. C'est seulement quand ils virent le mouvement presque irrésistible des esprits que, conseillés par Narbonne, ils songèrent à l'utiliser, à prendre la direction des opérations. Mais, au moment où parlait Robespierre, il était bien vrai que la guerre serait, en tout cas, conduite par la Cour et rattachée par elle à son plan de contre-Révolution.

« Si des traits ingénieux, si la peinture brillante et prophétique des succès d'une guerre terminée par les embrassements fraternels de tous les peuples de l'Europe sont des raisons suffisantes pour décider une question aussi sérieuse, je conviendrai que M. Brissot l'a parfaitement résolue ; mais son discours m'a paru présenter un vice, qui n'est rien dans un discours académique, et qui est de quelque importance dans la plus grande de toutes les discussions politiques ; c'est qu'il a sans cesse évité le point fondamental de la question pour élever à côté tout son système sur une base absolument ruineuse.

« Certes, j'aime tout autant que M. Brissot une guerre entreprise pour étendre le règne de la liberté, et je pourrais me livrer aussi au plaisir d'en raconter d'avance toutes les merveilles. Si j'étais maître des destinées de la France, si je pouvais, à mon gré, diriger ses forces et ses ressources, j'aurais envoyé dès longtemps une armée en Brabant, j'aurais secouru les Liégeois et brisé les fers des Bataves ; ces expéditions sont fort de mon goût ; je n'aurais point, il est vrai, déclaré la guerre à des sujets rebelles ; je leur aurais ôté jusqu'à la volonté de se rassembler ; je n'aurais pas permis à des ennemis plus formidables et plus près de nous (la Cour) de les protéger et de nous susciter an dedans des dangers plus sérieux. Mais, dans les circonstances où se trouve mon pays, je jette un regard inquiet autour de moi, et je me demande si la guerre que l'on fera sera celle que l'enthousiasme nous promet : je me demande qui la propose, comment, dans quelles circonstances et pourquoi ?

« C'est là, c'est dans notre situation toute extraordinaire que réside toute la question. Vous en avez sans cesse détourné vos regards ; mais j'ai prouvé ce qui était clair pour tout le monde, que la proposition de la guerre actuelle était le résultat d'un projet formé dès longtemps par les ennemis intérieurs de notre liberté ; je vous en ai montré le but ; je vous ai indiqué les moyens d'exécution ; d'autres vous ont prouvé qu'elle n'était qu'un piège visible ; il n'est personne qui n'ait aperçu ce piège en songeant que c'était après avoir constamment protégé les émigrations et les émigrants rebelles, qu'on proposait de déclarer la guerre à leurs protecteurs, en même temps qu'on défendait encore les ennemis du dedans, confédérés avec eux.

« Vous êtes convenu vous-même que la guerre convenait aux émigrés, qu'elle plaisait au ministère, aux intrigants de la Cour, à cette faction nombreuse dont les chefs trop connus dirigent depuis longtemps toutes les démarches du pouvoir exécutif. Toutes les trompettes de l'aristocratie et du gouvernement en donnent à la fois le signal ; enfin, quiconque pourrait croire que la conduite de la Cour depuis le commencement de cette Révolution n'a pas toujours été en opposition avec les principes de l'égalité et le respect pour les droits du peuple serait regardé comme un insensé, s'il était de bonne foi ; quiconque pourrait dire que la Cour propose une mesure aussi décisive que la guerre sans la rapporter à son plan ne donnerait pas une idée plus avantageuse de son jugement ; or, pouvez-vous dire qu'il est indifférent au bien de l'Etat, que l'entreprise de la guerre soit dirigée par l'amour de la liberté, ou par l'esprit de despotisme, par la fidélité ou par la perfidie ? Cependant qu'avez-vous répondu à tous ces faits décisifs ? Qu'avez-vous dit pour dissiper tant de justes soupçons ?

« La défiance, avez-vous dit dans votre premier discours, la défiance est un état affreux ; elle empêche les deux pouvoirs d'agir de concert ; elle empêche le peuple de croire aux démonstrations du pouvoir exécutif, attiédit son attachement, relâche sa soumission.

« La défiance est un état affreux ! Est-ce là le langage d'un homme libre qui croit que la liberté ne peut être achetée à trop haut prix ? Elle empêche les deux pouvoirs d'agir de concert ! Est-ce encore vous qui parlez ainsi ? Quoi ! c'est la défiance du peuple qui empêche le pouvoir exécutif de marcher et ce n'est pas sa volonté propre ? »

Sur ce point, Robespierre presse impitoyablement Brissot. Il semble, en effet, que là Robespierre avait un avantage marqué ; car si la guerre était déclarée, c'était d'abord la guerre de la Cour. Et Brissot était obligé de dire avec certitude : Le roi ne trahira pas, ou de dire avec audace : Si nous sommes trahis, tant mieux, car sous le coup de la trahison, la guerre échappera à la direction de la Cour.

Brissot disait à la fois les deux choses. Tantôt il se plaignait, en effet, de l'excès de défiance et semblait faire crédit « à l'esprit merveilleux » de Narbonne. Tantôt il proclamait que le salut serait précisément dans la trahison. Aux Jacobins même, il avait dit, dans le discours auquel répondait Robespierre : « Connaissez-vous un peuple, s'écrie-t-on, qui ait conquis sa liberté en soutenant une guerre étrangère, civile et religieuse, sous les auspices du despotisme qui le trompait ?

« Mais que nous importe l'existence ou la non existence d'un pareil fait ? Existe-t-il donc dans l'histoire ancienne une révolution semblable à la nôtre ? Montrez-nous un peuple qui après douze siècles d'esclavage a repris sa liberté ! Nous créerons ce qui n'a pas existé.

« Oui, ou nous vaincrons et les émigrés et les prêtres et les Electeurs, et alors nous établirons notre crédit public et notre prospérité, ou nous serons battus et trahis..., et les traîtres seront enfin convaincus et ils seront punis, et nous pourrons faire disparaître enfin ce qui s'oppose à la grandeur de la Nation française. Je l'avouerai, messieurs, je n'ai qu'une crainte, c'est -que nous ne soyons pas trahis. NOUS AVONS BESOIN DE GRANDES TRAHISONS : NOTRE SALUT EST LÀ ; car il existe encore de fortes doses de poison dans le sein de la France, et il faut de fortes explosions pour l'expulser : le corps est bon, il n'y a rien à craindre. »

Je crois que c'est une des paroles les plus audacieuses qui aient été dites par des hommes à la veille de grands événements. Mais observez bien que Brissot, malgré tout, ne fait ici que des hypothèses_ : il prévoit la possibilité de la trahison ; il ne la redoute pas : il la désire, au contraire, parce qu'elle purgera la France et la Révolution du poison secret qui les paralyse. Mais Brissot n'ose pas dire d'une façon directe et positive : « L'état des esprits est tel à la Cour, la logique du despotisme royal est telle que nous serons d'abord nécessairement trahis, et c'est à travers le feu de la trahison que nous parviendrons à la grande guerre révolutionnaire, républicaine et libératrice. »

Non, Brissot manœuvre et équivoque. De même qu'il désire et prépare la guerre avec les grandes puissances de l'Europe, mais rassure la Nation en lui persuadant qu'elles veulent la paix ; de même, il se prépare à compléter la Révolution grâce à la trahison royale manifestée dans la guerre, mais il se garde bien d'annoncer comme inévitable cette trahison. Ainsi, il flotte ou parait flotter d'une conception à une autre, de la guerre avec la Cour à la guerre contre la Cour.

Il ne veut pas ou n'ose pas choisir, et Robespierre profite de cette incertitude, de cet embarras, pour le transformer en un allié, en un complaisant de la Cour. La tactique était habile, mais elle ne répondait pas à la grandeur du problème et à la grandeur du péril. Robespierre se trompait et rapetissait le débat quand il disait que la guerre avait été voulue, préparée, machinée, par la famille royale[4].

C'est, au contraire, d'une partie de la Nation que venaient les impulsions belliqueuses, et la Cour entrait dans le mouvement une fois créé, pour le conduire, le fausser et l'exploiter. Robespierre aurait été bien plus fort s'il avait dit toute la vérité. Mais, peut-être ne la voyait-il pas. Il n'avait pas le sens de ces vastes mouvements confus, de ces impatiences instinctives, de ce besoin d'action brutale et immédiate qui saisissent parfois une nation énervée par l'attente, l'incertitude et le péril. S'il avait vu clair, si la petite intrigue de la Cour ne lui avait pas caché l'effervescence nationale, il aurait dit à Brissot : « Oui, la Nation commence à perdre patience et elle va vers la guerre pour déployer sa force, pour en prendre conscience, pour acculer tous ses ennemis masqués à jeter leur masque. Mais il reste à la Cour assez de puissance pour égarer le mouvement. Oui, il se peut, même si la Cour trahit, que la force révolutionnaire puisse traverser cette période de trahison ; mais au prix de quelles épreuves ! et que signifie surtout cette diversion ? Concevez-vous vraiment la guerre comme un purgatif nécessaire pour la Révolution ? et si vraiment elle ne peut trouver dans sa sagesse, dans son amour de la liberté, la force nécessaire pour éliminer la contre-Révolution, n'y a-t-il pas danger à jeter dans les aventures guerrières une Nation aussi peu assurée de sa propre conscience ? »

Là était le véritable problème. La guerre est-elle vraiment nécessaire à la Révolution ? La guerre est-elle vraiment commandée par notre politique intérieure ?

Et j'ose dire que, dans leurs conclusions opposées, Brissot et Robespierre commirent tous deux la même faute. Tous deux, ils manquèrent de foi en la Révolution.

Oui, malgré ses apparences d'audace, malgré ses téméraires paradoxes sur la trahison, Brissot n'avait pas une suffisante confiance en la Révolution, puisqu'il pensait que la guerre était une convulsion nécessaire, disons le mot, un « vomitif nécessaire », pour que l'organisme de la Révolution rejetât les éléments malades qu'il contenait. Et Robespierre aussi n'avait pas assez de foi en la Révolution, puisqu'il n'affirmait pas la possibilité d'une action révolutionnaire intérieure capable d'expulser immédiatement tous ces éléments mauvais.

A ceux qui s'enfiévraient et voulaient marcher sur Coblentz, il fallait dire : « Non, marchons sur les Tuileries. » Or, Robespierre disait bien ou laissait bien entendre que le véritable péril était non à Coblentz mais aux Tuileries : il ne proposait pas, il ne laissait pas espérer une action révolutionnaire prochaine. L'horizon, de plus en plus chargé et troublé, devait être dégagé par un coup de foudre : coup de foudre de la guerre, ou coup de foudre d'une- Révolution populaire et républicaine. Robespierre ne promettait, ne désirait ni l'un ni l'autre. Il était tout ensemble pour la paix avec le dehors et pour la légalité au dedans : c'était trop demander à un peuple dont les nerfs ou excités ou affaiblis vibraient de nouveau après quelques mois d'atonie[5].

Aussi, son action contre la guerre, si elle fut grande et noble, ne fut pas efficace. Mais quel sens merveilleux de la réalité, surtout quel sens des difficultés, des obstacles chez cet homme que d'habitude on qualifie d'idéologue, de théoricien abstrait ! Et comme il dissipe les rêves vains de ceux qui croyaient, comme le dit le journal de Prudhomme, « en portant au peuple la Déclaration des Droits de l'Homme à la pointe des baïonnettes », établir sans effort la liberté universelle ! « N'importe, dit-il à Brissot avec une ironie puissante, vous vous chargez vous-même de la conquête de l'Allemagne, d'abord ; vous promenez notre armée triomphante chez tous les peuples voisins ; vous établissez partout des municipalités, des directoires, des assemblées nationales, et vous vous écriez vous-même que cette pensée est sublime, comme si le destin des empires se réglait par des figures de rhétorique. -Nos généraux conduits par vous ne sont plus que les missionnaires de la Constitution ; notre camp, qu'une école de droit public ; les satellites des monarques étrangers, loin de mettre aucun obstacle à l'exécution de ce projet, volent au-devant de nous, mais pour nous écouter.

« Il est fâcheux que la vérité et le bon sens démentent ces magnifiques prédictions ; il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement progressive. Le gouvernement le plus vicieux trouve un puissant appui dans les habitudes, dans les préjugés, dans l'éducation des peuples. Le despotisme même déprave l'esprit des hommes jusqu'à s'en faire adorer, et jusqu'à rendre la liberté suspecte et effrayante au premier abord. La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d'un politique est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n'aime les missionnaires armés, et le premier conseil, que donnent la nature et la prudence, c'est de les repousser comme des ennemis. J'ai dit qu'une telle invasion pourrait réveiller l'idée de l’embrasement du Palatinat et des dernières guerres, plus facilement qu'elle ne ferait germer des idées constitutionnelles, parce que la- masse du peuple, dans ces contrées, connaît mieux ces faits que notre constitution. Les récits des hommes éclairés qui les connaissent, démentent tout ce qu'on nous raconte de l'ardeur avec laquelle elles soupirent après notre constitution et nos armées. Avant que les effets de notre Révolution se fassent sentir chez les nations étrangères, il faut qu'elle soit consolidée. Vouloir leur donner la liberté avant de l'avoir nous-mêmes conquise, c'est assurer à la fois notre servitude et celle du monde entier ; c'est se former des choses une idée exagérée et absurde, de penser que, dès le moment où un peuple se donne une constitution, tous les autres répondent au même instant à ce signal.

« L'exemple de l'Amérique, que vous avez cité, aurait-il suffi pour briser nos fers, si le temps et le concours des plus heureuses circonstances n'avaient amené insensiblement cette Révolution ? La Déclaration des Droits n'est point la lumière du soleil qui éclaire au même instant tous les hommes ; ce n'est point la foudre qui frappe en même temps tous les trônes. Il est plus facile de l'écrire sur le papier ou de la graver sur l'airain que de rétablir dans le cœur des hommes les sacrés caractères effacés par l'ignorance, par les passions et par le despotisme. Que dis-je ? N'est-elle pas tous les jours méconnue, foulée aux pieds, ignorée même parmi vous qui l'avez promulguée ? L'égalité des droits est-elle ailleurs que dans les principes de notre charte constitutionnelle ?

« Le despotisme, l'aristocratie, ressuscitée sous des formes nouvelles, ne relève-t-elle pas sa tête hideuse ? N'opprime-t-elle pas encore la faiblesse, la vertu, l'innocence, au nom des lois et de la liberté même ? La Constitution, que l'on dit fille de la Déclaration des Droits, ressemble-t-elle de fait à sa mère ?... Comment donc pouvez-vous croire qu'elle opérera, dans le moment même que nos ennemis intérieurs auront marqué pour la guerre les prodiges qu'elle n'a pu accomplir encore ? »

La suite des événements a montré que Robespierre avait raison d'annoncer la résistance des peuples à la Révolution armée. Certes, les grandes guerres de la Révolution ont ébranlé en bien des pays le régime ancien, mais elles ne l'y ont point abattu et il y a plus d'une nation à qui il a fallu plus d'un siècle pour conquérir une partie seulement des libertés que possédait la France en 1792. Qui peut dire que la seule propagande de l'exemple aurait agi avec plus de lenteur ? Mais les guerres de la Révolution suscitèrent partout un nationalisme belliqueux et âpre, et l'on ne peut songer sans un regret poignant à ce que seraient les rapports des peuples et la civilisation générale si la paix avait pu être maintenue par la Révolution.

Robespierre, pour détruire les illusions propagées par la Gironde, atteint à une profondeur d'analyse sociale, et, si l'on me passe le mot, de réalisme révolutionnaire qu'on ne peut pas ne pas admirer. Lui qui dit parfois, en paroles vagues, que c'est « le peuple » qui a fait la Révolution, il reconnaît qu'il a fallu d'abord un ébranlement des classes privilégiées elles-mêmes et, en tout cas, des classes riches.

« Voulez-vous, dit-il, un contre-poison sûr ti toutes les illusions que l'on vous présente ? Réfléchissez seulement sur la marche naturelle des révolutions. Dans les Etats constitués comme presque tous les pays de l'Europe, il y a trois puissances : le monarque, les aristocrates et le peuple, ou plutôt le peuple est nul. S'il arrive une révolution dans ces pays, elle ne peut être que graduelle, elle commence par les nobles, par le clergé, par les riches, et le peuple les soutient lorsque son intérêt s'accorde avec le leur pour résister à la puissance dominante, qui est celle du monarque. C'est ainsi que parmi nous ce sont les parlements, les nobles, le clergé, les riches, qui ont donné le branle à la Révolution ; ensuite le peuple est venu. Ils s'en sont repentis ou, du moins, ils ont voulu arrêter la Révolution lorsqu'ils ont vu que le peuple pouvait recouvrer sa souveraineté ; mais ce sont eux qui l'ont commencée ; et, sans leur résistance et leurs faux calculs, la Nation serait encore sous le joug du despotisme. D'après cette vérité historique et morale, vous pouvez juger à quel point vous devez compter sur les nations de l'Europe en général, car, chez elles, loin de donner le signal de l'insurrection, les aristocrates, avertis par notre exemple même, sont aussi ennemis du peuple et de l'égalité que les nôtres, se sont ligués comme eux avec le gouvernement pour retenir le peuple dans l'ignorance et dans les fers. »

Aussi, il est chimérique, selon Robespierre, d'espérer une rapide expansion universelle de la Révolution, et c'est sur les forces contre-révolutionnaires de France qu'il faut concentrer son effort : « Mais, que dis-je ? Avons-nous des ennemis au dedans ? Vous n'en connaissez pas : vous ne connaissez que Coblentz. N'avez-vous pas dit que le siège du mal est à Coblentz ? Il n'est donc pas à Paris ? Il n'y a donc aucune relation entre Coblentz et un autre lieu qui n'est pas loin de nous ?... Apprenez donc qu'au jugement de tous les Français éclairés le véritable Coblentz est en France... Je décourage la Nation, dites-vous : non, je l'éclaire ; éclairer des hommes libres c'est réveiller leur courage, c'est empêcher que leur courage même ne devienne l'écueil de leur liberté ; et, n'eussé-je fait autre chose que de dévoiler tant de pièges, que de réfuter tant de fausses idées et de mauvais principes, que d'arrêter les élans d'un enthousiasme dangereux, j'aurais avancé l'esprit public et servi la patrie ! »

Oui, mais ce qui manquait au discours de Robespierre, c'était le souffle révolutionnaire : il semblait ne pas plus espérer le succès d'un mouvement populaire au dedans que le succès de la guerre. « Lorsque le peuple s'éveille et déploie sa force et sa majesté, ce qui arrive une fois dans des siècles, tout plie devant lui, le despotisme se prosterne contre terre et contrefait le mort comme un animal lâche et féroce à l'aspect du lion ; mais bientôt il se relève, il se rapproche du peuple d'un air caressant, il substitue la ruse à la force, on le croit converti, on a entendu sortir de sa bouche le mot de liberté, le peuple s'abandonne à la joie, à l'enthousiasme, on accumule en ses mains des trésors immenses que lui livre la fortune publique, on lui donne une puissance colossale, il peut offrir des appâts irrésistibles à l'ambition et à la cupidité de ses partisans, quand le peuple ne peut payer ses serviteurs que de son estime... Le moment arrive où la division règne partout, où tous les pièges des tyrans sont tendus, où la ligue de tous les ennemis de la liberté est entièrement formée, où les dépositaires de l'autorité publique en sont les chefs, où la portion des citoyens qui a le plus d'influence par ses lumières et par sa fortune est prête à se ranger de leur parti. Voilà la Nation placée entre la servitude et la guerre civile. 11 est, impossible que toutes les parties d'un empire ainsi divisé se soulèvent à la fois, et toute insurrection partielle est regardée comme un acte de révolte... »

Mais, qui ne voit que par ce pessimisme, Robespierre faisait le jeu de la Gironde et de la guerre ? Si la Révolution est à ce point enlisée, et si elle ne peut se sauver ni par un soulèvement général ni par une insurrection partielle, essayons du moins la grande diversion girondine. Robespierre n'a pas entrevu le 20 juin : il n'a pas cru à la possibilité du 10 août et sa critique toute négative ne pouvait arrêter l'élan des passions étourdies et ardentes soulevées par la Gironde.

Il fallait à ce moment un parti de l'action, qui ne fût pas un parti de la guerre. Robespierre n'a pas su le susciter et la guerre restait la seule issue. Mais, pendant tous ces débats, entre Robespierre et Brissot grandissaient les haines ; c'est là que commence le conflit de la Gironde et de la Montagne. Les Girondins, au moment où ils croyaient pouvoir réaliser un plan qui leur donnait le pouvoir, qui mettait la royauté à leur merci et qui faisait éclater la Révolution sur le monde, se heurtaient soudain à l'opposition inflexible d'un patriote, d'un démocrate dont l'autorité morale était immense. Ils sentaient leur échapper une partie de l'opinion, une partie de la force révolutionnaire, à l'heure même où ils avaient espéré éblouir tous les esprits, entraîner toutes les forces. Et Robespierre, méticuleux, ombrageux, personnel, souffrait dans son orgueil aussi bien que dans sa prudence, de l'audace brillante et fanfaronne de la Gironde.

Les adversaires paraissaient d'abord se ménager ; mais bientôt ils se portèrent des coups très rudes. Les Girondins étaient des calomniateurs étourdis. Robespierre était un calomniateur profond. Brissot, avec beaucoup de légèreté et de mauvaise foi, représenta comme un outrage au peuple les paroles de circonspection prononcées par Robespierre. Et celui-ci insinua tous les jours plus perfidement que Brissot et ses amis faisaient le jeu de la Cour[6]. En fait, parce qu'ils voulaient la guerre et qu'ils la voulaient tout de suite, avec n'importe quels instruments, les Girondins assumaient des responsabilités redoutables. Le jeu savant et cruel de Robespierre sera de les solidariser avec le frivole Narbonne, avec La Fayette, couvert du sang du peuple au Champ-de-Mars, et bientôt avec Dumouriez. Robespierre, qui n'agissait pas, qui ne s'engageait pas à fond, était beaucoup plus difficile à atteindre.

 

LES NÉGOCIATIONS AVEC L'AUTRICHE

A travers ces disputes, la Révolution penchait de plus en plus vers la guerre et l'effet des provocations systématiques de la Gironde commençait à se faire sentir. Le 31 décembre 1791, le ministre des affaires étrangères, Delessart, communiquait à l'Assemblée une note que le ministre autrichien, le prince de Kaunitz, avait remise le 21 à l'ambassadeur de France :

« Le chancelier de Cour et d'Etat à l'honneur de lui communiquer de son côté : que Monseigneur l'électeur de Trèves vient également de faire part à l'Empereur de la note que le ministre de Vienne à Coblentz avait été chargé de présenter ; que ce prince a fait connaître en même temps à Sa Majesté Impériale qu'il avait adopté à l'égard des rassemblements armés des émigrés et réfugiés français, et à l'égard des fournitures d'armes et des munitions de guerre les mêmes principes et règlements qui ont été adoptés dans les Pays-Bas autrichiens, mais que, se répandant de vives inquiétudes parmi ses sujets et dans les environs, la tranquillité des frontières et Etats pouvait être troublée par des incursions et violences, nonobstant cette sage mesure, Monseigneur a réclamé l'assistance de l'Empereur pour le cas que l'événement réalisât ses inquiétudes :

« Que l'Empereur est parfaitement tranquille sur les intentions justes et modérées du roi très chrétien, et non moins convaincu du très grand intérêt qu'a le gouvernement français à ne point provoquer tous les princes souverains étrangers par des voies de fait contre l'un d'eux, mais que l'expérience journalière ne rassurait point assez sur la stabilité et la prépondérance du principe modéré en France, et sur la subordination des pouvoirs, et surtout des provinces et des municipalités pour ne point devoir appréhender que les voies de fait ne soient exercées malgré les intentions du roi et malgré les dangers des conséquences. Sa Majesté Impériale se voit nécessitée, tant par suite de son amitié pour l'électeur de Trèves que par les considérations qu'elle doit à l'intérêt général de l'Allemagne comme co-État, à ses propres intérêts comme voisin, d'enjoindre au maréchal de Bender, commandant général de ses troupes aux Pays-Bas, de porter aux Etats de S. A. S. E. (l'électeur de Trèves) les secours les plus prompts et les plus efficaces au cas qu'ils fussent violés par des incursions hostiles ou imminemment menacées d'icelles.

« L'Empereur est trop sincèrement attaché à Sa Majesté très chrétienne et prend trop de part au bien-être de la France et au repos général pour ne pas vivement désirer d'éloigner cette extrémité et les suites infaillibles qu'elle entraînerait tant de la part du chef et des Etats de l'Empire germanique que de la part des autres souverains réunis en concert pour le maintien de la tranquillité publique et pour la sûreté et l'honneur des couronnes, et c'est par un effet de ce désir, que le chancelier de Cour et d'Etat est chargé de s'en ouvrir, sans rien dissimuler vis-à-vis de M. l'ambassadeur de France. »

Ce n'était pas encore la guerre, mais c'était un grand pas vers la guerre, et Brissot en tressaillait de joie. D'abord, en exprimant ses vues sur la marche des partis en France, l'Empereur blessait la fierté nationale et révolutionnaire, si excitée déjà. Ensuite il parlait d'un concert des souverains et, quoiqu'il lui assignât un rôle purement défensif, il suggérait par là l'idée que le Congrès contre-révolutionnaire n'était pas abandonné. Enfin et surtout, comme Brissot l'avait espéré, ce n'était plus la rencontre de la Révolution et des émigrés, c'était la mise en contact direct de la Révolution et de l'Empereur, c'était donc la possibilité de la grande guerre, de celle que la Cour ne voulait pas et que voulait la Gironde. Le roi dissimula sa frayeur et il envoya à l'Assemblée la déclaration suivante :

« Dans la réponse que je fais à l'Empereur, je lui répète que je n'ai rien demandé que de juste à l'électeur de Trèves, rien dont l'Empereur n'eût lui-même donné l'exemple. Je lui rappelle le soin que la Nation française a pris de prévenir sur-le-champ les rassemblements de Brabançons, qui paraissaient vouloir se former dans le voisinage des Pays-Bas Autrichiens. Enfin, je lui renouvelle le vœu de la France pour la conservation de la paix, mais en même temps je lui déclare que si, à l'époque que j'ai fixée, l'électeur de Trèves n'a pas effectivement et réellement dissipé les rassemblements qui existent dans ses Etats, rien ne m'empêchera de proposer à l'Assemblée nationale, comme je l'ai annoncé, d'employer la force des armes pour l'y contraindre. (Applaudissements.)

« Si cette déclaration ne produit pas l'effet que je dois espérer, si la destinée de la France est d'avoir à combattre ses enfants et ses alliés, je ferai connaître à l'Europe la justice de notre cause ; le peuple français la soutiendra par son courage et la Nation verra que je n'ai point d'autres intérêts que les siens et que je regarderai toujours le maintien de sa dignité et de sa sûreté comme le plus essentiel de mes devoirs. » (Vifs applaudissements.)

Pendant que le roi, lié par ses premières démarches, entraîné d'ailleurs par Narbonne, parle ainsi à l'Assemblée et à la France et semble résigné à la guerre, même contre l'Autriche, la Cour fait des efforts ambigus et incohérents pour empêcher la guerre, tout au moins avec l'Empereur[7]. La reine, en cette crise, eut recours aux lumières de ses conseillers constitutionnels, des Lameth, de Duport, de Barnave.

 

LE MÉMOIRE DES FEUILLANTS

Il ne semble pas qu'ils eussent été d'accord sur la tactique conseillée par Narbonne. Il est permis de conjecturer que Lameth et Duport ne l'avaient point blâmée. Barnave y était nettement opposé, au contraire ; mais tous se retrouvaient unis pour prévenir toute extension de la guerre, tout conflit entre le roi et l'Empereur. C'est à ce moment, quelques jours avant que Barnave quittât décidément Paris, qu'ils rédigèrent ensemble le mémoire envoyé par la reine à l'Empereur. Je rappelle le témoignage de Fersen qui est très net à cet égard :

Mémoire de la reine à l'Empereur, détestable, fait par Barnave, Lameth et Duport ; veut effrayer l'Empereur, lui prouver que son intérêt est de ne pas faire la guerre (8 janvier 1792).

C'est évidemment le mémoire dont parle Marie-Antoinette dans sa lettre de janvier à son frère Léopold II :

« J'ai une occasion bien sûre d'ici à Bruxelles et j'en profite, mon cher frère, pour vous dire un mot. Vous recevrez avec celle-ci un mémoire que je suis obligée de vous envoyer, de même que la lettre que j'ai été forcée de vous écrire au mois de juillet. Il y avait aussi une lettre, mais comme elle dit la même chose que le mémoire, je me suis dispensée de l'écrire. Il est bien essentiel que vous me fassiez une réponse que je 'puisse montrer et où vous ayez l'air de croire que je pense tout ce qui est dans ces deux pièces, précisément comme vous m'avez répondu cet été. »

Pourquoi donc Marie-Antoinette est-elle obligée de transcrire et d'envoyer à l'Empereur les mémoire et lettre rédigés par Barnave, Lameth et Duport ? Elle a intérêt évidemment à ménager les constitutionnels ; mais si ; sur la question de la guerre, ils ne traduisaient pas, au moins à quelque degré, la pensée de la Cour, elle saurait bien en avertir avec précision son frère. Elle décline seulement la responsabilité des vues que contient le mémoire sur la politique intérieure de la France[8]. Ce mémoire n'est pas tout de Barnave, puisqu'il est consacré en partie à justifier la politique de Narbonne, que Barnave n'approuvait pas, mais il est certain qu'il y a collaboré. En dehors du témoignage précis de Fersen, le style même de certains morceaux équivaut à la signature pour ceux qui ont quelque habitude de la manière de Barnave.

« Pour juger sainement des affaires françaises, non seulement il ne faut prêter l'oreille à aucun parti, puisqu'ils sont tous également aveuglés par leur intérêt ou leurs passions ; il ne faut pas mieux espérer que l'on connaîtra l'état des choses par les opinions que l'on entend énoncer. Les opinions en ce moment ne sont ni assez universelles, ni assez profondes pour servir d'indications sûres aux hommes qui veulent raisonner en politique. Il faut compter pour beaucoup le caractère français et cette propriété qu'il a de s'oublier pour des idées générales et abstraites de liberté, patriotisme, gloire, monarchie, etc., en tout d'obéir à des impulsions soudaines et rapides. Il en résulte qu'il est plus facile de le guider au milieu des événements en disposant avec art les objets de sa haine ou de son affection que de soumettre sa conduite au calcul. »

Et les auteurs du mémoire, après avoir analysé les esprits, tentent de persuader à l'Empereur qu'entre une minorité républicaine et une minorité contre-révolutionnaire il y a une grande majorité de citoyens modérés et paisibles qui reprendront la direction des affaires si la paix est maintenue. Ils manifestent donc l'inquiétude très vive que leur donne l'office de l'Empereur du 21 décembre.

« L'ordre donné au maréchal de Bender de secourir l'électeur de Trèves en cas d'attaque ou d'hostilités imminentes a produit ici le plus fâcheux effet, l'obscurité des motifs allégués pour cette démarche y a beaucoup contribué : on a cru voir que l'Empereur renonçait au système de modération et de justice qu'il avait suivi jusqu'à ce moment pour adopter des vues contraires au bonheur et à la tranquillité de la France. Personne n'a pensé qu'un prince aussi éclairé pût partager les absurdes craintes de l'électeur de Trèves de se voir attaqué par des municipalités ou des provinces sans l'ordre du roi. On en a généralement conclu que l'Empereur avait saisi ce prétexte pour soutenir les princes et faire approcher ses troupes du territoire français. Un cri général de guerre s'est fait entendre et on ne doute plus ici qu'elle n'ait lieu.

« Mais avant que de s'engager de manière à ne plus pouvoir reculer, il faudrait fixer ses regards sur les malheurs de tout genre et sur les suites de la guerre.

« On conçoit facilement tout le mal qui en résulterait pour la France ; si l'on devait à ce prix voir renaître l'ordre et la prospérité, on pourrait consentir à faire ce terrible sacrifice, mais ce serait cruellement s'abuser que de le penser. Si la guerre a lieu, elle sera terrible, elle se fera d'après les principes les plus atroces, les hommes exaspérés, incendiaires, auront le dessus, leurs conseils prédomineront dans l'opinion. Le roi, dans la nécessité de combattre son beau-frère et son allié, sera environné de défiances, et, pour ne pas les augmenter, il sera obligé de forcer les mesures, d'exagérer ses intentions. Il ne pourra plus employer ni modération ni prudence sans paraître d'accord avec l'Empereur et donner ainsi des armes très fortes à ses ennemis, et même à cette partie des honnêtes gens qu'il est toujours si facile de séduire. Les émigrés, comptant sur le secours de l'Empereur, deviendront plus obstinés, plus difficiles à réduire, et la querelle s'établissant ainsi entre deux partis extrêmes, les partis modérés, raisonnables et l'intérêt véritable seront aussi oubliés que les principes de l'humanité. »

C'est l'appel désespéré à la paix, c'est le cri d'agonie des constitutionnels, des modérés, qui se sentent définitivement perdus par l'approche de la grande guerre. En quelle mesure la reine s'associait-elle aux pensées qu'elle transcrivait et transmettait ? Il est malaisé de le dire, car le fond de son cœur devait être singulièrement trouble et mêlé. Elle devait redouter la crise de la grande guerre qui allait, si je puis dire, surexciter toutes les passions et tous les périls. Mais elle commençait à sentir aussi que toutes les voies moyennes n'aboutissaient pas et elle pouvait espérer d'une grande commotion le salut définitif. Ses amis les plus passionnés, comme Fersen, désiraient la guerre. Elle recopiait donc le mémoire de Barnave et de Lameth d'une main à demi machinale, d'une âme à demi consentante, se remettant surtout au hasard des choses. Barnave devina toutes ces fragilités, et il partit pour le Dauphiné, laissant dans les papiers des Tuileries des traces qui lui furent mortelles.

Est-ce ce départ de Barnave qui a donné l'idée qu'entre la Cour et les constitutionnels tout était rompu ? Le journal de Brissot écrit à la date du 16 janvier :

« Le règne des Barnave et des Lameth à la Cour est passé. Ils ont été disgraciés samedi. On assure que le roi a dit : « Ces gens-là, avec leurs conseils, me feraient perdre dix royaumes. »

Ce qui est probable, c'est qu'à mesure que croissaient les chances de guerre et que la politique moyenne des Barnave et des Lameth devenait plus impraticable, la Cour était plus tentée de se séparer d'eux et la transmission du mémoire à l'Empereur fut le dernier effet de leur influence.

Ce n'est pas que dès ce moment la guerre fût certaine. L'Empereur n'était toujours pas décidé à la provoquer, mais elle lui apparaissait comme de plus en plus probable et, malgré ses défiances contre la Prusse, il signait avec elle, le 4 janvier, un traité défensif. Mercy écrivait à la reine le 2 janvier :

« L'électeur de Trèves, intimidé par les menaces de guerre, s'est adressé à l'Empereur pour être secouru. Le monarque a fait remettre une note à l'ambassadeur de France, où il est dit qu'on n'attribue pas au roi le dessein d'attaquer l'Allemagne, que si les factions forçaient la volonté du roi, en ce cas l'Empereur serait obligé de soutenir ses co-États, et que par précaution l'ordre est donné au maréchal de Bender de faire marcher un corps de troupes au secours de l'électeur s'il était attaqué. Tout cela ne change point essentiellement l'état des choses. L'électeur a dit qu'il ne permettrait point de rassemblements chez lui ; on ne lui a pas demandé plus, donc il n'y a pas de motif d'attaquer, mais les princes français voudraient profiter de l'occasion pour entamer la querelle, et en cela ils suivent un faux système, au lieu de laisser à l'Assemblée tout le tort et le blâme dont elle se couvrira en faisant une agression injuste, faute qu'il est clair qu'elle commettra et qui lui attirera le ressentiment de toute l'Europe. Il est donc de bonne politique de tout ramener à ce plan ; cela posé, on croit que l'on ne peut faire mieux que de garder la même contenance et le même maintien jusqu'à ce que ceci prenne un développement décidé. Les nouvelles de Vienne, où sans doute on aura envoyé, traceront une marelle certaine. Il est moralement impossible que l'on finisse sans guerre civile ou étrangère ; il est même probable que l'une et l'autre auront lieu en même temps. Quelque critique que soit une pareille chance, elle peut relever le trône plus promptement, plus sûrement que toute autre, et si on ne fait point de fautes, si on s'attire et conserve l'opinion, on se verra en meilleur terrain que l'on n'a jamais été ci-devant. »

Puisque la guerre commençait à paraître inévitable, les conseils de Barnave n'étaient plus pour la Cour qu'un fardeau. Elle le secoua.

 

BRISSOT REVIENT À LA CHARGE

On devine que l'office de l'Empereur, communiqué à l'Assemblée le 31 décembre, fournit à Brissot une occasion nouvelle de presser les hostilités, d'engager la Révolution dans la guerre.

Le 17 janvier, dans le débat sur le rapport de Gensonné, il s'écria : « Le masque est enfin tombé, votre ennemi véritable est connu ; l'ordre donné au général Bender vous apprend son nom, c'est l'Empereur. Les électeurs n'étaient que des prête-noms, les émigrants n'étaient qu'un instrument dans sa main. C'est à la Haute Cour à venger la Nation de la révolte de ces princes mendiants. (Applaudissements dans les tribunes.)

« Cromwell força la France et la Hollande à chasser Charles. Une pareille persécution honorerait trop les princes, saisissez leurs biens et abandonnez-les à leur néant. (Applaudissements.)

« Les électeurs ne sont pas plus dignes de votre colère ; la peur les fait prosterner à vos pieds. (Applaudissements.)

« Cependant leur soumission peut n'être qu'un jeu ; mais qu'importe à une grande nation cette hypocrisie de petits princes ? L'épée est toujours dans vos mains et cette épée doit nous répondre de leur bonne conduite pour l'avenir.

« Votre ennemi véritable c'est l'Empereur ; c'est à lui, à lui seul, que vous devez vous attacher, c'est lui que vous devez combattre. Vous devez le forcer à rompre la ligue qu'il a formée contre vous ou vous devez le vaincre. Il n'y a pas de milieu, car l'ignominie n'est pas un milieu pour un peuple libre. » (Applaudissements.)

Vraiment, à l'heure où nous commençons à pressentir que la guerre est inévitable, que la France y est entraînée par les passions des hommes ou par la force des choses, par l'énervement des esprits et par les manœuvres des partis, à la veille de cette grande et tragique lutte où la Révolution sera aux prises avec tout l'ancien régime et se débattra contre toutes les trahisons, nous voudrions jeter un voile sur les fautes de ses amis, sur les intrigues de ses défenseurs. Mais il est bien difficile de ne pas témoigner quelque impatience à ce langage de Brissot.

Pour attiser les passions guerrières, pour surexciter l'orgueil et la colère, tous les moyens lui sont bons et les contradictions les plus impudentes ne l'effraient pas. Ce qu'il dit, en cette séance du 17 janvier, est exactement le contraire de ce qu'il disait en octobre, en décembre et même au commencement de janvier. Alors, pour rassurer la France, pour la prendre doucement dans l'engrenage, il disait : « Nous avons affaire aux électeurs, aux émigrés ; l'Empereur veut la paix, il a besoin de la paix. »

Maintenant que les électeurs dispersent les émigrés, Brissot s'écrie : « Que vous importent les électeurs, que vous importent les émigrés ? C'est l'Empereur qui est votre ennemi, c'est l'Empereur qu'il faut combattre. » C'est le parti pris presque cynique de la guerre, c'est la guerre à tout prix. Je serais presque tenté de dire que la seule excuse de la Gironde est précisément dans la grossièreté de ses artifices. Pour qu'ils aient réussi, il faut que la Nation éprouvât je ne sais quel besoin profond de dissiper par une action décisive toutes les inquiétudes et tous les cauchemars. Mais dans cette impatience nerveuse qui livre la France aux sophismes presque outrageants, aux contradictions presque méprisantes de Brissot, je trouve, à cette date, plus de débilité que de grandeur.

 

L'APPEL AUX ARMES DE VERGNIAUD

Vergniaud couvrit d'un beau langage, et d'une sorte de noble passion oratoire, les roueries politiciennes et belliqueuses de Brissot.

« Je ne vous parlerai pas de l'inquiétude vague qui tourmente les esprits, de l'anxiété qui fatigue les cœurs, du découragement qui peut naître dans les âmes faibles des longues angoisses de la Révolution. Je ne vous dirai point qu'on emploiera tous les moyens de séduction pour faire dévier les citoyens de la route du patriotisme.

« De toute part, vous marchez sur une lave brûlante, et je veux croire que vous n'avez pas d'éruptions violentes à redouter. Mais je dirai : on a juré de- maintenir la Constitution parce qu'on s'est flatté qu'on serait heureux par elle. Si vous laissez les citoyens livrés sans cesse à des inquiétudes déchirantes, à des convulsions continuelles, si vous permettez que leurs ennemis les rendent trop longtemps malheureux, si vous laissez établir l'opinion que ces malheurs ont leur source dans la Révolution, n'aurez-vous pas à redouter, alors, que chaque jour n'éclaire une nouvelle défection de la cause des peuples ?...

« Or, cet état d'incertitude et d'alarmes, ces présages cruels sont, ce me semble, mille fois plus effrayants, plus terribles que l'état de guerre. Sans doute la guerre traîne après elle de grandes calamités ; elle peut même conduire à des fautes désastreuses ; mais enfin, pour un peuple qui ne veut pas de l'existence sans la liberté, elle peut aussi conduire à la victoire, et, par elle, assurer une paix tranquille et durable. Au contraire, l'état dans lequel on voudrait vous faire rester est un véritable état de destruction qui ne peut vous conduire qu'à l'opprobre et à la mort. (Vifs applaudissements.)

« Aux armes donc, aux armes ; c'est le salut de la patrie et l'honneur qui le commandent ; aux armes donc, aux armes ; ou bien, victimes d'une indolente sécurité, d'une confiance déplorable, vous retomberez insensiblement et par lassitude sous le joug de vos tyrans ; vous périrez sans gloire, vous ensevelirez avec votre liberté l'espoir de là liberté du monde, et, devenus par-là coupables envers le genre humain, vous n'aurez même pas la consolation d'obtenir sa pitié dans vos malheurs. » (Vifs applaudissements.)

C'est bien, en effet, une sorte d'angoisse, la peur de s'enliser qui fit faire à la Révolution un grand bond vers la guerre.

Vergniaud demande la rupture définitive du traité d'alliance conclu avec l'Autriche et sur lequel reposait, depuis 1756, toute la politique de la royauté. « L'Europe, dans ce moment, a les yeux fixés sur nous. Apprenons-lui enfin ce qu'est l'Assemblée nationale de France. (Bravo ! Bravo ! Vifs applaudissements.) Si vous vous conduisez avec l'énergie qui convient à un grand peuple, vous obtiendrez ses applaudissements, son estime, et les alliances viendront d'elles-mêmes s'offrir à vous. Si, au contraire, vous cédez à des considérations pusillanimes, à des ménagements honteux, si vous négligez l'occasion que la providence semble vous offrir pour rompre des liens avilissants, si, lorsque la Nation a secoué le joug de ses despotes intérieurs, vous consentez, vous, ses représentants, à la tenir dans l'asservissement d'un despote étranger, j'oserai vous le dire, redoutez la haine de la France et de l'Europe, le mépris de votre siècle et de la postérité. » (Bravo ! Bravo ! Vifs applaudissements.)

Oui, mais où était, dans les faits, l'action de ce despotisme extérieur ? Et était-ce là vraiment l'obstacle où se heurtait la Révolution ?

« ... Démosthène, tonnant contre Philippe, disait aux Athéniens : Vous vous conduisez à l'égard du roi de Macédoine, comme les barbares se conduisent dans nos jeux. Les frappez-vous au bras, ils portent la main au bras, les frappez-vous à la tête, ils portent la main à la tête. Ils ne songent à se défendre que lorsqu'ils sont blessés ; jamais leur prévoyance ne va jusqu'à parer, le coup ; ainsi, vous, Athéniens, si l'on vous dit que Philippe arme, vous armez, qu'il désarme vous désarmez, qu'il menace un de vos alliés, vous envoyez une armée pour défendre Cet allié, qu'il menace une de vos villes, vous envoyez une armée au secours de cette ville, en sorte que vous êtes aux ordres de Philippe, c'est votre ennemi qui est votre général.

« Et moi aussi, s'il était possible que vous vous livrassiez à une dangereuse sécurité, parce qu'on vous annonce que les émigrés s'éloignent de l'électorat de Trèves ; si vous vous laissez séduire par des nouvelles insidieuses ou des faits qui ne prouvent rien, ou des promesses insignifiantes ; et moi aussi, je vous dirai : vous apprend-on qu'il se rassemble des émigrés à Worms et à Coblentz, vous envoyez une armée sur les bords du Rhin, vous dit-on qu'ils se réunissent dans les Pays-Bas, vous envoyez une armée en Flandre, vous dit-on qu'ils s'enfoncent dans le sein de l'Allemagne, vous rappelez vos soldats dans vos foyers.

« Publie-t-on des lettres, des offices dans lesquels on vous insulte ? Alors votre indignation s'excite et vous voulez combattre. Vous adoucit-on par des paroles flatteuses, vous leurre-t-on de fausses espérances, alors votre courroux, docile aux insinuations, se calme : vous songez à la paix. Ainsi, Messieurs, ce sont les émigrés et Léopold qui sont vos chefs. Ce sont eux qui règlent tous vos mouvements. Ce sont eux qui disposent de vos citoyens, de vos trésors, ils sont les arbitres de votre repos, ceux de votre destinée. » (Bravo ! Bravo ! Applaudissements réitérés.)

J'ai presque honte de paraître, commentateur attardé, épiloguer sur ces paroles passionnées, d'où sont sortis des événements passionnés. A quoi sert-il que je coure auprès de ce char de feu en répétant : Prenez garde ! Quel démon d'aventure vous emporte ? Le char éblouissant et terrible, char de la liberté et de la guerre, de la lumière et de la foudre, suit son chemin. Si bientôt le dieu, à force de manier le glaive, devient César et si les peuples éblouis, hébétés par tous les éclairs de la guerre, ne sont plus qu'une immense foule d'esclaves aveugles, cela empêchera-t-il que la Gironde ait bien parlé ? Pourtant s'il reste encore en ces heures ardentes quelque droit à l'esprit critique et à la raison, comment Vergniaud se scandalise-t-il que les précautions que prend un peuple libre soient adaptées aux mouvements mêmes de la réalité ?

Il paraît que se prémunir contre un péril incertain et variable, c'est être l'esclave de ce péril. Il paraît que, pour se délivrer de cet esclavage, il faut aller tout droit au péril lui-même, éveiller la guerre endormie pour n'avoir pas à en surveiller le sommeil.

« Messieurs, dit en terminant l'abondant et noble orateur, une grande pensée s'échappe en ce moment de mon cœur, et c'est par elle que je finirai. Il me semble que les mânes des générations qui dorment dans le tombeau se pressent dans ce temple ; qu'ils vous adjurent par les maux que leur fit souffrir l'esclavage d'en préserver par votre énergie les générations futures ; exaucez ce vœu de l'humanité si longtemps opprimée. Soyez pour l'avenir une providence généreuse. Osez-vous associer à la justice éternelle ; sauvez la liberté des efforts des tyrans ; vous serez tout à la fois les bienfaiteurs de votre patrie et ceux du genre humain. »

Il est singulier qu'il ne se soit élevé aucune voix à la Législative, pas même celle de Couthon, pour soutenir la thèse de Robespierre, pour protester contre la guerre au nom de la démocratie et de la Révolution. Seuls des modérés résistèrent. Mathieu Dumas déclara avec force qu'il n'y avait point de raison solide de faire la guerre, que « c'était empoisonner l'avenir que prendre pour une rupture formelle le dernier office de l'Empereur ». Il attaqua les amis de Brissot qui « paraissent redouter que des démarches satisfaisantes, que des actes sincères, qu'une paix solide ne leur enlèvent leur chimère ».

« Il ne faut pas, ajoute-t-il, que le peuple abusé voie dans ce vœu terrible une mesure de patriotisme ; son courage n'a pas besoin d'être excité ; vouloir ou ne vouloir pas la guerre sont deux choses également absurdes, il faut la faire si pour le maintien de la Constitution elle est inévitable, mais il ne faut pas la rendre inévitable pour la faire. »

Mais que pouvait ce calme langage ?

 

 

 



[1] Le discours avait été rédigé par les Lameth (BACOURT, Correspondance de Mirabeau avec La Marck. t. III, p. 286). Les Lameth espéraient que Léopold obtiendrait la soumission amiable des Electeurs allemands. Ils voulaient procurer au roi un succès de prestige et pensaient éviter la guerre par une entente avec l'Empereur. — Voir GLAGAU, Die Pranzôsische Legislative und der Ursprung der Revolutions Kriege, Berlin 1896. — A. M.

[2] Jaurès se trompe en croyant que le roi ne voulait qu'une guerre limitée et simulée. Le soir même du 14 décembre, Louis XVI envoya ses instructions au baron de Breteuil, qui le représentait secrètement auprès des souverains, pour lui prescrire d'agir sur l'Empereur afin que l'Electeur de Trèves ne fit pas droit à son ultimatum et que la guerre devint générale : « Le parti de la Révolution, disait-il, montrerait trop d'arrogance et ce succès soutiendrait la machine pendant un temps ». Dès le 3 décembre. Louis XVI avait écrit personnellement au roi de Prusse pour solliciter son intervention. (Voir SOREL, L'Europe et la Révolution française, t. II, p. 332). — A. M.

[3] Jaurès n'a pas fait attention à la correspondance de la reine avec Mercy Argenteau, où sa volonté de guerre s'étale tout au long dès le mois de septembre 1791. Elle s'exaspère des lenteurs de son frère Léopold, elle se réjouit de l'initiative belliqueuse des Girondins. « Je crois, écrit-elle à Mercy, le 9 décembre 1791, que nous allons déclarer la guerre, non pas à une puissance qui aurait des moyens contre nous, nous sommes trop lâches pour cela, mais aux Electeurs et à quelques princes d'Allemagne, dans l'espoir qu'ils ne pourront se défendre. Les imbéciles ! ils ne voient pas que, s'ils font telle chose, c'est nous servir, parce qu'enfin, Il faudra bien, si nous commençons, que toutes les puissances s'en mêlent pour défendre les droits de chacun. » (Voir la correspondance de Marie-Antoinette publiée par MM. de Bacourt et La Rochetterie pour la Société d'Histoire contemporaine). Robespierre avait donc vu très clair dans le jeu de la Cour. — A. M.

[4] Robespierre n'ignorait pas que Brissot, Clavière, Isnard et Condorcet se rencontraient avec Narbonne et Talleyrand dans le salon de de Staël (BEAULIEU, Mémoires, t. III. p. 78 ; LACRETELLE, Histoire, t. III, p. 32 ; DUMONT, Souvenirs, p. 372 ; DUMOURIEZ, Mémoires, t. II, p. 132). Robespierre, non-seulement ne se trompait pas, mais il était au-dessous de la vérité, car la duplicité royale dépassait ce qu'il avait deviné. — A. M.

[5] Robespierre répondant à Brissot aux Jacobins au début de janvier laissa percer son dessein secret : « Une telle guerre ne peut que donner le change à l'opinion publique, faire diversion aux justes inquiétudes de la nation et prévenir la crise favorable que les attentats des ennemis de la liberté auraient pu amener. » (BUCHEZ et ROUX, Histoire parlementaire, t. XIII, p. 134). Robespierre détestait donc la guerre parce qu'elle retardait la crise qui renverserait le roi. M. Glagau a bien montré qu'entre Robespierre et Brissot le désaccord était fondamental. Brissot se contentait de ce que la Révolution avait donné au peuple. II craignait la domination de la rue, l'assaut contre la propriété. Robespierre, au contraire, qui avait lutté avec opiniâtreté contre la révision de la Constitution après le massacre du Champ-de-Mars et qui avait déjà demandé à cette occasion la réunion d'une Convention, n'attendait le salut que d'une crise intérieure qui enlèverait à la bourgeoisie son privilège de classe, et, cette crise qui renverserait la monarchie, il voulait la provoquer en se servant de la Constitution elle-même comme d'une arme légale. (Voir GLAGAU, Die Französische Legislative, p. 123 et suiv.). — A. M.

[6] Ce n'était pas une insinuation, mais la vérité, comme le prouvent les lettres de la reine. Voir l'importante étude de Georges Michon, Robespierre et la guerre, dans les Annales révolutionnaires de 1920.

[7] Jaurès confond la volonté pacifique des ministres feuillants avec la politique guerrière du roi et de la reine qui trompaient leurs ministres. — A. M.

[8] Dans une lettre à Mercy du début de février, Marie-Antoinette écrit : « Que l'Empereur donc sente une fois ses propres injures ; qu'il se montre à la tête des autres puissances avec une force, mais avec une force Imposante et je vous assure que tout tremblera ici... etc. » Elle souhaitait donc que l'Empereur ne fît pas droit aux demandes du mémoire des Feuillants qu'elle avait été obligée d'envoyer. — A. M.