HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE II. — LA GUERRE OU LA PAIX

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

 

LES REGRETS DE BARNAVE

En tout cas, il est certain qu'en octobre et novembre 1791, c'est une politique toute constitutionnelle et pacifique qu'ils conseillaient à la Cour. Barnave, dans le livre si remarquable dont j'ai cité déjà bien des parties, a très nettement marqué son point de vue. Il affirme d'abord que les puissances voulaient la paix :

« Quiconque, dit-il, aux considérations générales joint quelques connaissances des affaires dans ce temps et particulièrement ceux qui ont vu les dépêches diplomatiques, ne peuvent avoir aucun doute en ce point. Lorsque les affaires intérieures parurent pacifiées, les puissances se regardèrent comme déchargées d'un poids immense, n'ayant plus à soutenir à leur péril la cause d'un roi arrêté, emprisonné et détrôné ; les conventions qui parurent subsister entre elles, et particulièrement ce qui nous concernait dans le fameux traité de Pillnitz, n'avaient pour objet que le retour éventuel des mêmes événements ; à la vérité, la situation des choses et l'ordre nouveau ne leur paraissaient pas assez bien établis pour qu'elles se prononçassent à cet égard, mais toutes leurs vues hostiles étaient arrêtées, et elles attendaient de connaître la marche que prendraient nos affaires intérieures pour fixer définitivement leurs résolutions à notre égard. Quoique les émigrés défigurassent étrangement et la situation du royaume quant à l'ordre public, et les moyens de défense, leurs cris ne produisaient qu'un effet médiocre sur les cabinets qui, tout à fait indifférents aux intérêts de ces proscrits, ne mesuraient leur conduite que sur leur propre politique. »

Et Barnave, sous le titre : « Marche qu'il fallait suivre », précise la politique qu'évidemment il conseillait à la Cour : « C'était donc la marche de nos affaires intérieures qui devait décider les résolutions des puissances et faire notre sort en tous sens. Il ne fallait pas une profonde politique pour concevoir ce que cette marche devait être ; elle était si claire que déjà elle se présentait à tous les esprits, si bientôt diverses causes ne se fussent réunies pour tromper et corrompre l'opinion publique.

« Il fallait donc :

« 1° Achever de rétablir l'ordre et de comprimer l'anarchie ; une législature qui l'aurait voulu fortement et qui eût su se faire respecter, l'eût effectué dans trois mois.

« 2° Fortifier les autorités nouvelles contre l'anarchie populaire et établir entre elles la subordination et les rapports constitutionnels, qui seuls pouvaient leur donner une marche régulière ; cinq à six décrets d'une forte sévérité suffisaient pour cela.

« 3° Presser le recouvrement des impôts, afin de pourvoir aux besoins publics. La circulation des assignats, comme je l'ai dit, favorisait puissamment l'établissement du nouveau système d'impôts et l'excellent ministre qui était alors à la tète de cette partie, l'eût mise promptement dans le meilleur état, pour peu qu'il eût été soutenu et favorisé.

« 4° Mettre la défense militaire sur un pied respectable sans être ruineux et s'attacher surtout à rétablir la subordination qui depuis quelques mois avait fait de grands progrès dans l'armée.

« 5° S'attacher à maintenir l'harmonie entre les deux premiers pouvoirs constitutionnels.

« 6° Se mettre en état constitué, faire des lois, régler l'éducation publique, etc., etc.

« 7° Ne s'occuper des affaires étrangères que pour terminer par négociation les difficultés relatives aux princes possessionnés en Alsace, seul chef sérieux de querelle entre les étrangers et nous, mais qui, perpétuant les débats, pouvait sans cesse aigrir les esprits. Ne songer d'ailleurs aucunement aux émigrés et aux puissances ; montrer à leur égard la tranquillité de la force ; ne donner aux étrangers aucun signe de crainte et, en même temps, aucun sujet d'offense, et marquer par toute sa conduite que, déterminé à ne jamais reconnaître leur influence dans nos affaires intérieures, on l'était également à les laisser faire tranquillement les leurs, et à laisser en paix leur système de gouvernement comme on voulait qu'ils y laissassent le nôtre.

« Si l'on eût suivi cette marche, il n'est pas douteux que tous les obstacles n'eussent bientôt disparu.

« Bientôt aussi les puissances, cessant de nous craindre comme un corps contagieux et commençant à nous considérer comme une puissance organisée, auraient commencé à spéculer à notre égard, suivant les vues ordinaires de la politique ; chacune eût recherché notre alliance et redouté notre inimitié, nous serions rentrés dans le système général de l'Europe où nous aurions été les maîtres d'adopter les vues que notre nouvelle manière d'exister nous eût fait paraître avantageuses. »

Voilà les conseils que donnait, voilà les perspectives qu'ouvrait Barnave à Marie-Antoinette et à Louis XVI et il y ajoutait à coup sûr, reprenant la pensée de Mirabeau, que par là le roi s'assurerait d'abord tranquillité et sécurité, puis, dans des conditions nouvelles, un pouvoir plus grand qu'autrefois, à la tête d'un peuple libre et plus fort. Sans doute la Cour feignait d'entrer dans ces vues, mais elle dupait Barnave, car, tandis qu'il voulait que la royauté fît un usage vigoureux, conservateur et monarchique, mais loyal, de la Constitution, elle n'en simulait le respect que pour en mieux ménager la révision forcée sous la menace de l'étranger. Malgré tout, par ses relations mêmes avec des révolutionnaires constituants, elle accréditait l'idée qu'elle acceptait enfin la Constitution et, cachant ainsi son jeu, elle ne donnait presque pas prise à ses adversaires. En tout cas, sa conduite apparente était assez correcte, assez légale pour endormir un peuple déjà fatigué et surmené.

Trompée par ces apparences, l'Assemblée législative pouvait facilement aussi incliner au modérantisme et glisser peu à peu sous le pouvoir et l'intrigue du roi. On a vu avec quelle rapidité elle avait retiré ses premières mesures agressives ; elle paraissait peu faite pour la bataille continue, vigoureuse, contre l'autorité royale.

Préoccupée de dresser les comptes des finances publiques, préoccupée aussi de raffermir l'administration pour assurer partout la libre circulation des grains, elle pouvait fort bien, croyant ne consolider que l'ordre public, renforcer à l'excès le pouvoir de Louis XVI, au moment où celui-ci négociait avec l'étranger pour imposer à la France tout au moins une Constitution aristocratique avec une Chambre haute où la puissance héréditaire de la noblesse aurait soutenu la puissance héréditaire du roi.

La reine, dans une lettre du 7 décembre, confie à Fersen qu'elle se prend à espérer dans la Législative : « Notre position est un peu meilleure et il semble que tout ce qui s'appelle constitutionnel se rallie pour faire une grande force contre les républicains et les Jacobins ; ils ont rangé une grande partie de la garde pour eux, surtout la garde soldée, qui sera organisée et enrégimentée sous peu de jours. Ils sont dans les meilleures dispositions et brûlent de faire un massacre des Jacobins. Ceux-ci font toutes les atrocités dont ils sont capables, mais ils n'ont dans ce moment que les brigands et les scélérats pour eux ; je dis dans ce moment, car d'un jour à l'autre tout change dans ce pays-ci et on ne s'y reconnaît plus. »

Brissot, qui avait déjà senti la force presque écrasante des modérés dans l'assemblée électorale de Paris où il n'avait été élu qu'à grand'peine, ne se faisait pas d'illusion sur la Législative. Il savait bien qu'il serait besoin d'une terrible secousse pour la hausser de nouveau à l'énergie révolutionnaire. Seule une éruption violente de lave pouvait soulever l'énorme amas d'intérêts mélangés, intérêts anciens et intérêts nouveaux, qui obstruait le cratère de la Révolution ; et quelle autre flamme que celle du patriotisme surchauffé par la guerre pourrait faire jaillir de nouveau la force populaire, attiédie et comme figée ? Quelle autre force que la terreur de ce spectacle effrayant et grandiose pourrait mater les modérés ?

 

LES MINISTRES

Quant aux ministres, ils n'étaient, au moment où commençaient les débats de la Législative, ni une garantie pour la Révolution, ni une force pour le roi. On se souvient que la plupart d'entre eux étaient entrés en fonctions depuis un an, après le départ de Necker. Le ministère était formé d'éléments assez variés, mais également médiocres. Les plus honnêtes d'entre eux, comme le garde des sceaux Duport-Dutertre, s'étaient laissé surprendre par les événements de Varennes. Il est à peine croyable qu'aucun indice ne leur ait révélé tout le plan de conspiration et de fuite de la famille royale. Il n'y eut probablement pas trahison, mais faiblesse, incapacité, je ne sais quelle habitude paresseuse de sentir autour de soi une intrigue de Cour et de ne point faire effort pour la démêler.

Le ministre des Affaires étrangères, Montmorin, avait un rôle particulièrement ambigu. H avait ménagé la gauche de l'Assemblée constituante, et il était en fonction depuis la fin de 1789. Il était le seul du ministère Necker qui fût resté à son poste, après la disgrâce du grand homme. Il servait d'intermédiaire officieux entre la Constituante et la Cour.

Quand M. de Mercy, qui correspondait avec Mirabeau par l'intermédiaire de La Marck, quitta Paris en août 1790, il fut convenu que le ministre Montmorin serait mis dans la confidence des rapports de Mirabeau et de la Cour. Mais débile, de volonté faible, d'esprit fuyant et de petite santé, Montmorin ne s'engagea jamais bien avant en aucun sens. D'une part, il ne sut pas conquérir sur le roi et la reine assez d'autorité pour les maintenir dans la voie de la Révolution. D'autre part, bien qu'il semble impossible qu'il n'ait pas deviné les préparatifs de fuite, il ne fut jamais le confident du roi et de la reine.

Fersen déclare expressément que Bouillé et lui, en France, étaient les seules personnes dans le secret ; et comment la Cour l'eût-elle confié à Montmorin puisqu'elle voulait le cacher à Mirabeau ? Montmorin semble avoir évité d'approfondir les intrigues qu'il soupçonnait, de peur d'être obligé de prendre un parti et d'assumer des responsabilités.

Quand s'ouvre la Législative les événements le pressent et il va être obligé d'adopter une conduite un peu ferme et nette. D'abord, l'acceptation de la Constitution par le roi rétablit les relations officielles entre la royauté constitutionnelle et les puissances étrangères. En même temps, la diplomatie occulte de la Cour continue ; quel jeu jouera Montmorin ? La situation devient difficile et même périlleuse, d'autant plus que l'irritation croissante de l'Assemblée contre les émigrés, les discours de Brissot et d'Isnard, les premiers décrets contre les princes, les menaces grondantes contre l'Autriche, tout annonçait une période d'orages, de difficultés et de dangers. Montmorin se déroba.

 

DÉMISSION DE MONTMORIN

Je ne puis m'expliquer qu'ainsi sa retraite. C'est le 31 octobre 1791, onze jours après le discours de Brissot, qu'il annonça sa démission à l'Assemblée : « Dès le mois d'avril dernier, j'avais donné ma démission à Sa Majesté, mais la distance qui me séparait de celui qu'elle m'avait destiné pour successeur me força de continuer mon travail jusqu'à la réception de sa réponse qui fut un refus. Depuis, je ne trouvai plus où placer ma démission, et l'espérance d'être encore de quelque utilité à la chose publique et au roi put seule me consoler de la nécessité de rester dans le ministère, au milieu des circonstances qui en rendaient les fonctions si périlleuses pour moi. Aujourd'hui Sa Majesté a daigné agréer ma démission. »

Sybel commet donc une légère erreur matérielle lorsqu'il dit que c'est le décret du 29 novembre contre les prêtres et les émigrés qui détermina la retraite de Montmorin, elle était décidée et annoncée dès la fin d'octobre. Mais c'est bien la difficulté croissante des choses qui décida Montmorin au départ. Sybel paraît croire que c'est parce que Montmorin ne put faire adopter par la Cour une politique vigoureuse contre la Révolution qu'il se retira. Et le témoignage de Mallet du Pan auquel Sybel se réfère est en effet très précis.

Mallet écrit dans ses notes en novembre 1791 : « M. de Montmorin était l'homme fort du ministère, au moment de sa retraite. Malouet et moi l'avions décidé à présenter au roi un plan de conduite et à se servir des circonstances légalement, spécialement d'aller à l'Assemblée nationale et de leur dire que les puissances étrangères (dont il leur remettrait les dépêches) ne le croyant pas libre, il fallait constater cette liberté ; qu'en conséquence il demandait d'aller à Fontainebleau ou à Compiègne, de choisir un nouveau ministère, qui n'eût coopéré en rien à la Constitution et à son acceptation, et d'y aller avec sa garde propre. Ou l'Assemblée nationale eût refusé, et elle constatait la servitude du roi, ou elle eût accepté, et le roi se délivrait des chaînes de son Conseil, il s'en faisait un vigoureux des royalistes affectionnés. M. de Montmorin a insisté à trois reprises, il s'est jeté aux genoux de la reine, tout a été inutile, on s'est effrayé des conséquences et de la crainte d'une insurrection. »

Je ne crois pas un mot de ce récit, en ce qui touche Montmorin. Il trompait tout le monde ; il ne fut point fâché de persuader à Malouet et à Mallet du Pan, qui l'avaient chargé d'un message vigoureux et d'un plan redoutable, qu'il s'était heurté à l'inflexible résistance du roi et de la reine et que de désespoir il se retirait. S'il était parti par dégoût de voir ses conseils énergiques repoussés, il n'aurait pas demandé (d'ailleurs en vain), à rester au Conseil avec 50.000 livres de rente, sans portefeuille ministériel. Et nous ne le retrouverions pas mêlé à la politique occulte de Louis XVI.

Il cherchait simplement à éluder les responsabilités officielles, apparentes, qui pouvaient subitement devenir lourdes. Le roi, ne sachant quel fond faire sur ses services, ni quel jugement porter sur son caractère, ne le retint pas. En cette période étrange, les ressorts sont partout détendus, l'énergie populaire sommeille et le courage des ministres fléchit.

Quant à la Cour, elle est tellement à la dérive que, pour remplacer Montmorin et pourvoir au ministère le plus important à cette heure, celui des affaires étrangères, elle n'a aucun plan. Elle semble même redouter d'y avoir un homme à elle, de peur qu'il se perde et la perde. Elle ne s'occupe pas non plus d'y mettre un homme connu pour son dévouement à la Révolution et qui puisse apaiser les esprits en les rassurant. La reine écrit, le 19 octobre, quand Montmorin avait déjà remis sa démission au roi :

« J'ai vu M. du Moutier, qui désire fort aussi ce Congrès (des puissances). Il m'a même donné des idées pour les premières bases, que je trouve raisonnables. Il refuse le ministère et je l'y ai même engagé. C'est un homme à conserver pour un meilleur temps et il serait perdu. »

D'autre part, elle écrit à Mercy le 1er novembre : « Le malheur est que nous n'avons pas un homme ici auquel nous fier... M. de Ségur refuse les affaires étrangères, elles sont vacantes et la publicité de tous ces refus rend le choix presque impossible. »

Mercy insiste par une lettre du 6 novembre : « Il faut un ministère éclairé et fidèle et, s'il n'est pas possible .de l'établir ici, il conviendrait d'y suppléer, quoique très imparfaitement, par un Conseil secret, composé de quelques personnes d'une habileté reconnue, d'un attachement à toute épreuve et capables de suggérer la marche journalière à tenir. Rien n'annonce encore que l'on se soit occupé à former ce ministère convenable. Le choix de M. de Ségur a d'abord indiqué le contraire. Depuis son refus on annonce que M. de Sainte-Croix lui sera substitué. Ce dernier passe généralement pour le plus déterminé démagogue. Tous les cabinets répugneront à cette disposition et elle donnera lieu à des conjectures fâcheuses. Si ce choix porte sur ce système que le ministère actuel ne tiendra pas et que ceux dont on le compose sont voués d'avance à une chute prochaine, on en conclura dans les Cours étrangères que celle de France s'abandonne au hasard des Révolutions. »

La reine lui répond le 25 novembre : « C'est M. de Lessart (passé de l'intérieur aux affaires étrangères) qui garde le ministère des affaires étrangères. On a parlé un moment de M. de Sainte-Croix, mais jamais je ne l'aurais souffert. Pour ce que vous dites d'un Conseil secret, je crois que sous bien des rapports cela serait bon, mais il y a bien des choses aussi qui le rendent impossible. »

Et en M. de Lessart la reine témoigne, un peu après, qu'elle n'a aucune confiance. Ainsi tout est à l'abandon, ni ministère décidément constitutionnel, ni Conseil secret, aucune politique assurée. Au moment même où la Révolution semble n'avoir pas confiance en la Révolution, la royauté n'a pas confiance en la royauté, il y a partout je ne sais quelle acceptation atone et inquiète du provisoire ; si on n'entre pas à fond dans ce secret des esprits par l'analyse minutieuse des choses, comment pourrait-on comprendre l'extraordinaire ascendant que donna en quelques jours à la Gironde son audace, mêlée d'inconscience et de légèreté ? Elle osait et elle était la seule à oser.

Du ministre de la guerre Duportail et du ministre de la marine Bertrand de Moleville je dirai peu de chose. Duportail avait à vaincre de grandes difficultés ; les institutions militaires créées par la Constituante étaient très composites. Par exemple, c'était le ministre de la guerre qui devait recevoir et diriger sur la frontière les gardes nationaux ; mais c'étaient les directoires des départements qui étaient chargés de les recruter, de les équiper, de les armer. De là, des complications quotidiennes et même des dégoûts incessants que n'aurait pu vaincre qu'un dévouement héroïque à l'ordre nouveau. Or Duportail le supportait, mais ne l'aimait pas, et les moindres critiques de l'Assemblée législative le mettaient hors de lui. Ses qualités d'administrateur étaient ainsi frappées d'impuissance.

 

BERTRAND DE MOLEVILLE

Bertrand de Moleville était entré au ministère de la marine le 1er octobre, le jour même où l'Assemblée législative entrait en fonction. C'était un contre-révolutionnaire, un menteur et un fourbe. Ses mémoires sont pleins d'affirmations absurdes et de calomnies atroces contre les hommes de la Révolution et même des royalistes comme Mallet du Pan ne purent obtenir de lui le redressement d'assertions absolument fausses. Il se croyait très habile parce que dans l'administration de ce grand service de la marine, où les éléments contre-révolutionnaires abondaient, il affectait de respecter littéralement la Constitution, tout en en paralysant le succès par une sorte de- trahison sourde et de déloyauté continue. Il répète sans cesse qu'il fallait qu'on touchât le 'tuf de la Constitution et il fait l'aveu impudent de sa méthode de désorganisation sournoise. Par exemple, au moment où les hauts officiers semblent faire grève et refuser le commandement du port de Brest, dont les marins s'étaient plusieurs fois soulevés, un ancien chef d'escadre, M. de Peynier, se montra disposé à accepter.

« Depuis longtemps il habitait un château qu'il avait dans les montagnes de Bigorre, où il n'était en relation avec personne. J'imaginai un moyen de tirer parti de cette circonstance, de manière à augmenter ma popularité au Conseil et à rendre à M. de Peynier le service de lui faire apercevoir les conséquences de son acceptation. Je lus sa lettre le même jour au Conseil et, après lui avoir donné tous les éloges qu'il méritait, je proposai au roi, que j'avais mis dans le secret, de témoigner sa satisfaction à M. de Peynier, par une lettre, dont je lus le projet, et de le nommer sur-le-champ commandant de la marine à Brest, au lieu de M. de la Grandière, qui venait de refuser cette place.

« Ces deux propositions furent adoptées et fort applaudies par tous les ministres, qui étaient d'avis que j'expédiasse un courrier à M. de Peynier pour lui porter la lettre du roi ; mais j'observai qu'il la recevrait presque aussitôt par la poste qui partait le lendemain, et qu'il était d'autant plus inutile de faire la dépense d'un courrier extraordinaire que rien ne périclitait à Brest où M. Bernard de Marigny, excellent officier, commandait par intérim.

« Le véritable motif qui m'empêchait d'y mettre plus de diligence était l'importance que j'attachais à ne pas faire parvenir la lettre du roi à M. de Peynier avant celles que je m'attendais bien que ses amis lui écriraient, pour lui faire connaître l'état actuel de la marine et le mettre à portée de prendre un parti définitif avec connaissance dé cause ; il en résulta que M. de Peynier, dans sa réponse à la lettre du roi, refusa le commandement de la marine de Brest et rétracta son acceptation du nouveau grade dont il avait été pourvu. J'avoue que malgré mon serment à la Constitution, le rétablissement de la subordination dans les ports et sur les vaisseaux me paraissait impossible sous le nouveau régime, je croyais pouvoir désirer en conscience que tous les officiers distingués du corps de la marine abandonnassent, au moins pendant quelque temps, un service qu'ils ne pouvaient plus continuer avec honneur et sans s'exposer à être assassinés. »

Quel fourbe ! Mais ce système de trahison sournoise contre la Révolution n'avait rien de décidé et la politique royale semblait impuissante comme la Révolution elle-même.

 

LA MANŒUVRE DE LA GIRONDE

Dans ce désarroi général et dans cette sorte de paralysie momentanée des partis et des forces, Brissot, avec une audace extraordinaire, vit dans la guerre le seul moyen de déterminer un mouvement nouveau, d'aiguillonner l'énergie révolutionnaire, de mettre l'épreuve le roi et de le soumettre enfin à la Révolution ou de le renverser.

La guerre agrandissait le théâtre de l'action, de la liberté et de la gloire. Elle obligeait les traîtres à se découvrir et les intrigues obscures étaient abolies comme une fourmilière noyée par l'ouragan.

La guerre permettait aux partis du mouvement d'entraîner les modérés, de les violenter au besoin, car leur tiédeur pour la Révolution serait dénoncée comme une trahison envers la patrie elle-même.

La guerre enfin, par l'émotion de l'inconnu et du danger, par la surexcitation de la fierté nationale, ravivait l'énergie du peuple. H n'était plus possible de le conduire directement par les seules voies de la politique intérieure à l'assaut du pouvoir royal. Une sorte de cauchemar d'impuissance semblait peser sur la Révolution. Quoi ! Ni au 14 juillet, ni au 6 octobre, ni même après Varennes, nous n'avons pu ou renverser ou subordonner le roi ! Bien mieux, à chacun des combats qu'elle soutient, à chacune même des fautes qu'elle commet, la royauté semble grandir en force et, à l'heure où c'est le roi qui devrait être châtié, il n'y a que les démocrates qui soient poursuivis ! Pour rompre ce charme séculaire de la royauté, il faut qu'elle s'abandonne enfin à la Révolution ou que par la trahison flagrante contre la patrie, elle suscite contre elle la colère des citoyens déjà enfiévrés par la lutte contre l'étranger.

Ainsi la Gironde voulait faire de la guerre une formidable manœuvre de politique intérieure. Terrible responsabilité ! Quand nous pensons aux épreuves inouïes que la France va subir, quand nous songeons que cette surexcitation d'un moment sera payée par vingt années de césarisme sanglant et qu'ensuite de 1815 à 1848, on peut dire de 1815 à 1870, la France aura moins de liberté qu'elle n'en avait sous la Constitution de 1791, quand on songe que la propagande armée des principes révolutionnaires a surexcité contre nous le sentiment national des peuples et créé le formidable état militaire sous lequel plient les nations, on se demande si la Gironde avait le droit de jouer cette extraordinaire partie de dés.

La guerre n'était pas voulue par les souverains étrangers, et il semble que si le parti démocratique avait été uni, vigilant, prudent, s'il avait lutté contre les ministres suspects, s'il avait peu à peu imposé au roi des ministres patriotes, s'il avait travaillé sans relâche à propager les idées de la démocratie, s'il avait au besoin déclaré ouvertement la guerre à la royauté, il aurait pu consommer la Révolution sans la jeter dans les aventures extérieures. Mais, ce qui faisait la force de la politique girondine, c'est qu'en 1791 et 1792, elle apparaissait comme le seul moyen d'action ; la fatigue intérieure de la Nation obligeait les partis du mouvement à chercher des ressorts nouveaux. Michelet a dit, à propos de la guerre, que l'Océan de la Révolution débordait et que les Girondins venaient, portés sur la crête de ses vagues. Non, l'Océan de la Révolution ne débordait pas, il s'était affaissé au contraire, et c'est de peur que la Révolution immobilisée sur une nier plate fût à la merci de l'ennemi que la Gironde déchaînait la guerre comme un vent de tempête. Avec quelle étourderie ! Avec quelle imprévoyance et quelle infatuation ! Quand on compte, pour réaliser un plan de politique intérieure, sur les sentiments qu'excitera dans le peuple l'émotion de la guerre, quand on compte sur la colère que provoquera en lui la trahison, il faut s'attendre à toutes les fureurs et à tous les aveuglements ; il faut avoir fait d'avance le sacrifice entier de soi-même, il faut prévoir que le soupçon de trahison n'enveloppera pas seulement les traîtres, mais peut-être aussi les bons citoyens, il faut être prêt à pardonner au peuple qu'on aura ainsi soulevé, toutes les erreurs, toutes les violences.

Or, les Girondins se flattaient de gouverner à leur aise ces sombres flots. Ils se flattaient de marquer aux colères patriotiques et populaires leur limite et leur chemin. Ils se croyaient les guides infaillibles et à jamais souverains, les maîtres du noir Océan, et ils s'imaginaient que sous leur conduite la barque de la Révolution repasserait aisément le Styx de la guerre, après avoir porté aux enfers la royauté morte.

La politique de la Gironde va donc se préciser ainsi. Elle ménagera le roi, pour ne pas découvrir trop brutalement son jeu. Elle harcèlera et attaquera les ministres jusqu'à ce qu'elle les ait obligés à prendre à l'égard de l'étranger une attitude provocatrice. Elle grossira les futiles incidents de frontière créés par la présence de quelques milliers d'émigrés à Coblentz ou à Worms. Au lieu de calmer les susceptibilités nationales, elle les excitera sans cesse, et elle entraînera l'Assemblée, d'ultimatum en ultimatum, à déclarer la guerre. Elle se tiendra prête soit à gouverner au nom du roi, s'il se remet en ses mains, soit à le renverser dans la grande crise de la guerre et à proclamer la République. Et, par un jeu d'une duplicité incroyable, elle excitera tout ensemble et rassurera le pays, elle préparera la guerre en disant que les puissances ne la veulent pas, ne peuvent pas la vouloir.

Tout d'abord, l'Assemblée, après le premier éblouissement du discours de Brissot, parut sentir le danger et des conseils de prudence furent donnés. Koch, député du Haut-Rhin, démontra, dans la séance du 12 octobre, que les rassemblements d'émigrés ne pouvaient en aucune manière constituer un danger.

 

VERGNIAUD CONSEILLE L'OFFENSIVE

Vergniaud reprit, le 25, la thèse de Brissot et affirma que pour la France de la Révolution, la sécurité serait dans l'offensive : « Certes je n'ai point l'intention d'étaler ici de vaines alarmes dont je suis bien éloigné d'être frappé moi-même. Non, ils ne sont pas redoutables ces factieux aussi ridicules qu'insolents, qui décorent leur rassemblement criminel du nom bizarre de France extérieure ; chaque jour, leurs ressources s'épuisent. L'augmentation de leur nombre ne fait que les pousser plus rapidement vers la pénurie la plus absolue de tous moyens d'existence. Les roubles de la fière Catherine et les millions de la Hollande se consument en voyages, en négociations, en préparatifs désordonnés et ne suffisent pas d'ailleurs au faste des chefs de la rébellion. Bientôt, on verra ces superbes mendiants qui n'ont pu s'acclimater à la terre de l'égalité, expier dans la honte et dans la misère les crimes de leur orgueil et tourner des yeux trempés de larmes vers la patrie qu'ils ont abandonnée ; et, quand leur rage, plus forte que leur repentir, les précipiterait les armes à la main sur son territoire, s'ils n'ont pas de soutien chez les puissances étrangères, s'ils sont livrés à leurs propres forces, que seraient-ils si ce n'est de misérables pygmées qui, dans un accès de délire, se hasarderaient à parodier l'entreprise des Titans contre le Ciel ? (Applaudissements.)

« Quant aux Empires dont ils implorent les secours, ils sont trop éloignés et trop fatigués par la guerre du Nord pour que nous ayons de grandes craintes à concevoir de leurs projets. D'ailleurs, l'acceptation de l'acte constitutionnel par le roi parait avoir dérangé toutes les combinaisons hostiles. Les dernières nouvelles annoncent que la Russie et la Suède désarment, que dans les Pays-Bas les émigrés ne reçoivent d'autres secours que ceux de l'hospitalité.

« Croyez surtout, Messieurs, que les rois ne sont pas sans inquiétude. Ils savent qu'il n'y a pas de Pyrénées pour l'esprit philosophique qui vous a rendu la liberté, ils frémiraient d'envoyer leurs soldats sur une terre encore brûlante de ce feu sacré, ils trembleraient qu'un jour de bataille ne fit de deux armées ennemies un peuple de frères (Applaudissements) ; mais si, enfin, il fallait mesurer ses forces et son courage, nous nous souviendrions que quelques milliers de Grecs combattant pour la liberté triomphèrent d'un million de Perses, et, combattant pour la même cause, avec le même courage, nous aurions l'espérance d'obtenir le même triomphe.

« Mais, quelque rassuré que je sois sur les événements que nous cache l'avenir, je n'en sens pas moins la nécessité de nous faire un rempart de toutes les précautions qu'indique la prudence. Le ciel est encore assez orageux pour qu'il n'y ait pas une grande légèreté à se croire entièrement à l'abri de la tempête, aucun voile ne nous cache la malveillance des puissances étrangères, elle est authentiquement prouvée par la chaîne des faits que M. Brissot a si énergiquement développés dans son discours. Les outrages faits aux couleurs nationales et l'entrevue de Pillnitz sont un avertissement, que leur haine nous a donné, et dont la sagesse nous fait un devoir de profiter. Leur inaction actuelle cache peut-être une dissimulation profonde : On a tâché de nous diviser. Qui sait si on ne veut pas nous inspirer une dangereuse sécurité ? »

Et, après avoir ainsi excité l'alarme, après avoir grossi le danger que les émigrés pouvaient indirectement faire courir à la France, Vergniaud ajoute :

« Ici j'entends une voix qui s'écrie : Où sont les preuves légales des faits que vous avancez ? Quand vous les produirez, il sera temps de punir les coupables. O vous qui tenez ce langage, que n'étiez-vous dans le Sénat de Rome lorsque Cicéron dénonça la conspiration de Catilina ! Vous lui auriez demandé aussi la preuve légale !... Des preuves légales ! Attendez une invasion que votre courage repoussera sans doute, mais qui livrera au pillage et à la mort vos départements frontières et leurs infortunés habitants. Des preuves légales ! Vous comptez donc pour rien le sang qu'elles vous coûteraient. Ah ! prévenons plutôt les désordres qui pourraient nous les procurer.

« Prenons enfin des mesures rigoureuses, ne souffrons plus que des factieux qualifient notre générosité de faiblesse, imposons à l'Europe par la fierté de notre contenance, dissipons le fantôme de contre-Révolution autour duquel vont se rallier les insensés qui la" désirent, débarrassons la Nation de ce bourdonnement d'insectes avides de son sang qui l'inquiètent et la fatiguent, et rendons le calme an peuple. » (Applaudissements.)

Et Vergniaud concluait à des mesures sévères contre tous les émigrés, mais particulièrement contre les frères du roi, en un couplet sentimental et ému sur le roi lui-même :

« On parle de la douleur profonde dont sera pénétré le roi. Brutus immola des enfants criminels à sa patrie. Le cœur de Louis XVI ne sera pas mis à une si rude épreuve, mais il est digne du roi d'un peuple libre de se montrer assez grand pour acquérir la gloire de Brutus... Si les princes se montraient insensibles aux accents de la tendresse en même temps qu'ils résisteraient à ses ordres, ne serait-ce pas une preuve, aux yeux de la France et de l'Europe, que, mauvais frères et mauvais citoyens, ils sont aussi jaloux d'usurper par une contre-Révolution l'autorité dont la Constitution investit le roi que de renverser la Constitution elle-même ? (Vifs applaudissements.)

« Dans cette grande occasion, leur conduite lui dévoilera le fond de leur cœur et, s'il a le chagrin de n'y pas trouver les sentiments d'amour et d'obéissance qu'ils lui doivent, qu'ardent défenseur de la Constitution et de la liberté il s'adresse aux cœurs des Français, il y trouvera de quoi se dédommager de ses pertes. » (Vifs applaudissements.)

 

LE DÉCRET CONTRE MONSIEUR

L'Assemblée, le 31 octobre, rendit le décret suivant :

« L'Assemblée nationale considérant que l'héritier présomptif de la Couronne est mineur et que Louis-Stanislas-Xavier, prince français, parent majeur, premier appelé à la régence, est absent du royaume, en exécution de l'article 2 de la section III de la Constitution française, déclare que Louis-Stanislas-Xavier, prince français, est requis de rentrer dans le royaume sous le délai de deux mois, à compter du jour où la proclamation du Corps législatif aura été publiée dans la Ville de Paris, lieu actuel de ses séances.

« Dans le cas où Louis-Stanislas-Xavier, prince français, ne serait pas rentré dans le royaume à l'expiration du délai ci7dessus fixé, il sera censé avoir abdiqué son droit à la régence, conformément à l'article 2 de l'acte constitutionnel.

« L'Assemblée nationale décrète qu'en -exécution du décret du 30 de ce mois, la proclamation dont suit la teneur sera imprimée, affichée et publiée sous trois jours dans la Ville de Paris, et que le pouvoir exécutif fera rendre compte à l'Assemblée nationale, dans les trois jours suivants, des mesures qu'il aura prises pour l'exécution du présent décret.

« PROCLAMATION

« Louis-Stanislas-Xavier, prince français, l'Assemblée nationale vous requiert, en vertu de la Constitution française, titre III, chapitre 2, section III, article 2, de rentrer dans le royaume dans le délai de deux mois, à compter de ce jour, faute de quoi, et après l'expiration dudit délai, vous serez censé avoir abdiqué votre droit éventuel à la régence. »

C'était une manifestation assez vaine, car on savait bien que Monsieur ne rentrerait pas ; et que lui importait d'être dépouillé de la régence par une assemblée révolutionnaire qu'il se promettait de briser ? Mais la Législative voulait paraître agir.

 

LE DÉCRET CONTRE LES ÉMIGRÉS

Le 8 novembre, un modéré, Ducastel, proposa au nom du Comité un projet de décret contre tous les émigrés :

« L'Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité de législation civile et criminelle, considérant que l'intérêt

102LA LÉGISLATIVE

sacré de la patrie rappelle tous les Français fugitifs ; que la loi leur assure une protection entière ; que néanmoins la plupart se rassemblent sous des chefs ennemis de la Constitution ; qu'ils sont suspects de conspiration contre l'Empire et que la générosité nationale peut leur accorder encore le temps de se repentir ; mais que, s'ils ne se divisent pas dans ce délai, ils décèleront leurs criminels projets en demeurant rassemblés ; qu'alors ils seront des conjurés manifestes ; qu'ils devront être poursuivis et punis comme tels, et que déjà la tranquillité publique exige des mesures rigoureuses, décrète ce qui suit :

« ARTICLE PREMIER. — Les Français rassemblés au-delà des frontières du royaume sont, dès ce moment, déclarés suspects de conjuration contre la patrie. »

Cet article fut décrété à l'unanimité ; le difficile, en effet, n'était pas de faire une déclaration générale et vague, le difficile était d'organiser des sanctions efficaces, et les incertitudes se manifestèrent dès l'article 2 :

« Si, au 1er janvier 1792, ils sont encore en ce moment en état de rassemblement, ils seront déclarés coupables de conjuration et ils seront poursuivis comme tels et punis de mort. »

La phrase était terrible. Mais comment démontrer d'une façon juridique et certaine qu'il y avait en effet « rassemblement » et que tel individu déterminé participait au rassemblement ? Couthon signale la difficulté avec brièveté et avec force :

« Le rassemblement est un crime, point de doute à cet égard ; mais, Messieurs, le grand embarras c'est d'établir le fait qui constitue le rassemblement. Pouvez-vous le faire par la voie ordinaire de l'information ? Vous n'aurez d'autres témoins que les Français en fuite eux-mêmes et vous savez quel cas on pourrait faire de leur témoignage. » (Murmures.)

Couthon propose donc de substituer à la preuve proprement dite une présomption légale et il soumet à l'Assemblée le projet suivant :

« Seront réputés en état de rassemblement jusqu'à la preuve du contraire et seront poursuivis et punis comme conspirateurs ceux des Français qui, sans cause légitime justifiée, resteraient hors du royaume et n'y rentreraient pas avant le 1er janvier 1792. »

Une partie de l'Assemblée murmura. Mais, dès lors la doctrine du salut public commence à s'affirmer avec force. Le député Gorguereau déclara :

« Je pense que lorsque vous avez une conviction intime que toute la France, toute l'Europe partage avec vous, lorsque vous avez une conviction qui sera celle de la postérité, je crois, Messieurs, que ces preuves morales doivent suffire à l'homme d'Etat. Il faut sauver l'Etat et vous ne le sauverez pas, si vous voulez faire juger les conspirateurs comme des perturbateurs ordinaires de la tranquillité... La transition de l'Assemblée constituante à la législature actuelle doit être l'entière et absolue solution de continuité entre l'ancien régime et le nouveau. Sous l'ancien régime, tous les gens puissants échappaient à la loi, aujourd'hui la loi doit les atteindre par tous les moyens qui sont possibles et praticables. Je ne balance point à dire que vous devez renoncer à la Haute Cour nationale et aux tribunaux et aux formes judiciaires, parce que votre premier devoir est de sauver l'Empire qui est confié à votre sollicitude. » (Applaudissements.)

Couthon réduisit son amendement aux princes et aux fonctionnaires publics :

« Seront réputés prévenus d'attentat et de complot contre la sûreté générale et contre la Constitution et seront mis, en conséquence, en état d'accusation, ceux des princes français et des fonctionnaires publics qui resteraient hors du royaume et n'y rentreraient pas d'ici au premier janvier prochain. »

Sous cette forme nouvelle, l'amendement de Couthon fut adopté à la presque unanimité, en addition à l'article 2 du Comité, adopté également. La suite fut adoptée presque sans débat :

« ART. 3. — Dans les quinze premiers jours du même mois, la Haute Cour nationale sera convoquée s'il y a lieu.

« ART. 4. — Les revenus des émigrés condamnés par contumace seront, pendant leur vie, perçus au profit de la Nation, sans préjudice des droits des femmes, enfants et des créanciers, dont la légitimité aura été reconnue antérieurement au présent décret.

« ART. 5. — Dès à présent, tous les revenus des princes français absents du royaume seront séquestrés. Nul paiement de traitement, pension ou revenus quelconques ne pourra être fait directement ou indirectement auxdits princes, leurs mandataires ou délégués, jusqu'à ce qu'il ait été autrement décidé par l'Assemblée nationale, sous peine de responsabilité et de deux années de gêne contre les ordonnateurs et payeurs. La même disposition est applicable, en ce qui touche leurs traitements et pensions, à tous les fonctionnaires publics, civils ou militaires et aux pensionnés de l'Etat.

« ART. 6. — Toutes les diligences nécessaires pour la perception et le séquestre, décrétés par les deux articles précédents, seront faites à la requête des procureurs-syndics des départements, sur la poursuite des procureurs-syndics de chaque district où seront les dits revenus, et les deniers en provenant seront versés dans, les caisses des receveurs de district, qui en demeureront comptables. Les procureurs-syndics feront parvenir tous les mois au ministère de l'intérieur, qui en rendra compte aussi à l'Assemblée chaque mois, l'état des diligences qui auront été faites pour l'exécution de l'article ci-dessus.

« ART. 7. — Tous fonctionnaires publics absents du royaume sans cause légitime avant l'amnistie prononcée par la loi du 15 septembre 1791 et qui n'étaient pas rentrés en France, sont privés de leurs places et de tout traitement.

« ART. 8. — Tous fonctionnaires publics absents du royaume sans cause légitime depuis l'amnistie sont aussi déchus de leurs places et traitements et, en outre, de leurs droits de citoyens actifs.

« ART. 9. — Aucun fonctionnaire public ne pourra sortir du royaume sans un congé du ministre dans le département duquel il sera, sous les peines portées ci-dessus.

« ART. 10. — Tout officier militaire, de quelque grade qu'il soit, qui abandonnera ses fonctions sans congé ou démission acceptée, sera réputé coupable de désertion et puni comme le soldat déserteur (Vifs applaudissements.)

« ART. 11. — Aux termes de la loi, il sera formé une cour martiale dans chaque division de l'armée pour juger les délits militaires commis depuis l'amnistie ; des accusateurs publics poursuivront en outre, comme coupables de vol, les personnes qui ont enlevé des effets ou des deniers appartenant aux régiments français.

« ART. 12. — Tout Français qui, hors du royaume, embauchera et enrôlera des individus pour qu'ils se rendent aux rassemblements énoncés dans les articles 1 et 2 du présent décret sera puni de mort. La même peine aura lieu contre toute personne qui commettra le même crime en France.

« ART. 13. — Il sera sursis à la sortie hors du royaume de toute espèce d'armes, chevaux, munitions. »

Et enfin voici l'article 14 qui amorçait les hostilités :

« L'Assemblée nationale charge son comité diplomatique de lui proposer les mesures que le roi sera prié de prendre, au nom de la Nation, à l'égard des puissances étrangères limitrophes qui souffrent, sur leur territoire, les rassemblements des Français fugitifs. »

La séance fut levée à six heures au milieu des applaudissements et des acclamations des tribunes.

La politique de la Gironde triomphait. Les modérés, après une faible tentative de résistance, avaient dû consentir aux lois contre les émigrés ; ils n'auraient pu s'obstiner sans être accusés de couvrir de leur indulgence une conjuration armée contre la patrie. Puis, si le roi sanctionnait les décrets, il était pris dans l'engrenage ; les mesures contre les émigrés resteraient vaines si les puissances étrangères ne dispersaient pas les rassemblements ; de là évidemment des complications diplomatiques d'où la guerre pouvait sortir, et la guerre donnerait un nouvel élan à la Révolution. Si, au contraire, le roi refusait sa sanction aux décrets, il devenait évident à tous que seule une grande crise, à la fois extérieure et intérieure, pourrait remettre en mouvement la Révolution. Enfin, la vanité même des lois promulguées contre les émigrants, qui étaient hors d'atteinte, suggérerait naturellement au pays l'idée d'une action plus décisive. Brissot pouvait attendre avec confiance les événements. Son plan commençait à se développer dans les faits.

 

LES INQUIÉTUDES DES RÉVOLUTIONS DE PARIS

En quelques démocrates, pourtant, la défiance s'éveille. Robespierre est encore absent de Paris, il prend à Arras quelques semaines de repos et, sans doute, il commence à s'inquiéter, puisque quinze jours après il rentre. Le journal de Prudhomme exprime de vagues inquiétudes ; il ne parait pas se douter encore que la marche adoptée conduit à la guerre. Mais il se demande si on ne trompe pas la Nation :

« Ce que tout le monde se demande et ce que personne ne sait, ce sont les suites qu7aura le décret. D'abord il parait bien singulier que le projet en ait été présenté par M. Ducastel, qui avait annoncé des vues toutes contraires dans le courant de la discussion, et plus étonnant encore que ce même décret n'ait pas essuyé d'opposition marquée de la part des ministériels... Le serpent est sous l'herbe. Prenons bien garde que ce ne soit un piège ou tout au moins un jeu. Il ne suffit pas que l'Assemblée nationale ait prononcé, il faut que le roi sanctionne, et sanctionnera-t-il ? Signera-t-il l'arrêt de mort de ses frères ? S'il ne le fait pas, quel parti prendre ? S'il le fait, comment croire à sa bonne foi ? Et supposé que le roi ait sanctionné, supposé qu'il ne contrarie pas l'exécution du décret, les émigrants attroupés se diviseront-ils ? Rentreront-ils en France ? Auront-ils le courage d'être repentants ? Tous les indices tendent à faire croire que non ; ces misérables se laisseront aller à un faux sentiment de gloire ; ils ne se sépareront pas ; ils attaqueront leur patrie ; s'il en est ainsi, plus de pitié, que la loi soit inflexible pour les condamnations judiciaires, comme le sera l'épée des braves gardes nationales des frontières ; il faut que les conjurés trouvent la mort civile en dedans ; il faut qu'ils tombent sous le fer des tyrannicides au dehors ; mais que l'Assemblée nationale prenne garde aux ministres ; qu'elle prenne garde au roi ; qu'elle prenne garde à tout ce qui approche de lui ; si elle n'avait rendu le décret que pour tromper le peuple, si elle n'en surveille exactement l'exécution... la hache est levée, il faut qu'elle frappe de grands coups. »

 

MARAT CRAINT UN PIÈGE

Il n'y a évidemment dans l'esprit des révolutionnaires du journal de Prudhomme que perplexité et obscurité. Ils n'avertissent pas le peuple qu'il ne faut pas grossir artificiellement la question des émigrés, car, ainsi exagérée, elle n'aura d'autre solution que la guerre. Ils font de grands gestes de menace et servent, sans s'en douter, la politique belliqueuse de la Gironde. Marat aussi tâtonne encore. Il parait croire à une agression imminente des puissances étrangères, et il écrit le 4 novembre :

« En dépit des assurances pacifiques de Montmorin, et de son propre aveu, nous avons donc toujours contre nous les puissances dont nous avions à craindre des projets hostiles ; après un pareil aveu, était-ce bien la peine d'entreprendre de nous bercer encore ? Mais que dis-je ? sa retraite soudaine est le plus sûr indice que nous sommes sur le point d'être attaqués par ces puissances si pacifiques. Aujourd'hui qu'une explosion terrible va mettre le sceau de l'évidence à ses impostures et à ses machinations, il tremble que chaque instant ne vienne à découvrir toute la noirceur des manœuvrescriminelles qu'il a employées pour nous les mettre sur les bras, et il se joue de la loi de responsabilité en échappant, par la fuite, à sa trop juste punition. »

Mais si Marat se trompe sur les dispositions des puissances en ce moment, du moins évite-t-il tout ce qui peut créer des chances de guerre. Il ramène à leur vraie valeur les mesures de l'Assemblée contre les émigrants. Il montre qu'elles seront vaines, que l'essentiel est de combattre, en France même, le pouvoir royal. »

Il écrit le 12 novembre :

« Le lecteur irréfléchi aura sans doute été scandalisé de mon jugement sur le décret contre les émigrés contre-révolutionnaires ; et cela doit être, il faut des lumières que le commun des hommes n'a pas pour en apercevoir les vices à travers des apparences de sévérité, bien propres à en imposer à la multitude qui ne pense pas. Faites retentir aux oreilles du peuple les grands mots d'amour de la patrie, de monarchie, de liberté, de défense des droits de l'homme, de souveraineté de la Nation ; peu en peine si les fripons qui les ont dans la bouche s'en servent pour l'enchaîner, il les applaudit à tout rompre... Que sera-ce si vous paraissez sévir contre des hommes qu'il est habitué à regarder comme ses ennemis, comme des traîtres et des conspirateurs ? A l'ouïe de la confiscation des biens de ceux qui seraient condamnés, il a poussé des cris d'allégresse, sans s'embarrasser s'ils le seront jamais. A l'ouïe de la peine de mort portée contre les chefs des conjurés, il a fait éclater ses transports sans songer si cette peine pourra jamais les atteindre...

« Que faire, me disait un patriote un peu revenu de sa joie, à l'ouïe de mon commentaire sur le décret qu'il me remit ? — Nous préparer à la guerre civile, qui est enfin inévitable, l'attendre et commencer par écraser nos ennemis du dedans, qui occupent toutes les places d'autorité et de confiance ; ce n'est qu'après les avoir exterminés que nous pourrons agir avec efficacité contre nos ennemis du dehors, quelque nombreux qu'ils soient. Avant cela, tout ce que nous entreprendrons sera complètement inutile ; car, à supposer le législateur enfin déterminé à sauver la France et à faire triompher la liberté (ce que je suis bien loin de croire), quel fonctionnaire public chargera-t-il de 'l'exécution de ses décrets qui ne soit vendu ou prêt à se vendre au prince ? Or le prince lui-même est le chef des conspirateurs contre la patrie. Tant qu'il aura les clefs du trésor public, soyez sûr qu'il sera l'âme de toutes les affaires. »

Ainsi, ce que veut Marat, c'est que la Révolution s'achève au dedans directement et non par le funeste détour de la guerre ; c'est que la Révolution mette dans tous les postes d'autorité des agents fidèles et qu'elle finisse par donner l'assaut aux Tuileries ; c'est un 10 août, sans déclaration préalable de guerre aux puissances, que conseille Marat ; et si tous les révolutionnaires démocrates s'étaient entendus pour calmer l'effervescence du peuple contre le péril factice des émigrés et concentrer sur l'ennemi du dedans l'énergie populaire, là était le salut de la Révolution. Il n'est pas démontré que les puissances auraient osé prendre l'offensive contre la Révolution victorieuse au dedans de ses ennemis. En tout cas, il fallait tenter cette chance de la Révolution avec la paix au lieu d'attiser les conflits extérieurs pour réchauffer à la flamme de la guerre la Révolution. On devine que Marat, qui ne fait encore que manifester une sorte de malaise, ne tardera pas à prendre position contre la politique girondine.

 

LE VETO DU ROI

Le roi fit savoir à l'Assemblée, le 12 novembre, par le garde des sceaux Duport-Dutertre, qu'il donnait, sa sanction au décret contre son frère. Quant au décret d'ensemble contre les émigrés, il faisait dire qu'il examinerait : c'était la formule officielle du refus de sanction. L'Assemblée accueillit cette communication dans un profond ' silence. Mais le garde des sceaux Duport-Dutertre ayant voulu expliquer pourquoi le roi avait refusé la- sanction, des murmures s'élevèrent et l'Assemblée déclara qu'elle n'avait pas à entendre des explications.

Le choc immédiat entre l'Assemblée et le roi fut beaucoup moins rude qu'on ne l'aurait imaginé. Cambon alla même jusqu'à dire : « Nos ennemis ont en ce moment la preuve la plus imposante que le roi est libre au milieu de ses peuples, même de résister au vœu général ; il vient de mettre son veto sur un décret très important. (Applaudissements.) Je m'applaudis de cet acte de représentant qu'il vient d'exercer ; c'est la plus grande marque d'attachement qu'il ait pu donner à la Constitution. » (Applaudissements.)

Il n'est pas aisé de comprendre pourquoi Louis XVI a refusé sa sanction à ce décret. En fait, il n'était pas très dangereux pour les émigrés. C'est contre les fonctionnaires publics seuls que la peine de la confiscation était portée ; contre les autres émigrés, la preuve légale de la participation au rassemblement restait difficile à faire et il semble que, puisque Louis XVI avait à ce moment pour tactique de gagner la confiance du peuple, il aurait pu sanctionner le décret.

Sans doute il craignit de surexciter encore les émigrés et de les pousser à des démarches imprudentes en paraissant les abandonner. Ne perdrait-il pas le peu d'autorité qu'il avait encore sur eux s'ils pouvaient l'accuser de les avoir livrés à la Révolution ? Pour amortir auprès de l'Assemblée et du pays l'effet de son refus de sanction, le roi fit connaître à l'Assemblée, le 16 novembre, une proclamation aux émigrants et une lettre à ses frères. Il pressait les émigrants de rentrer, de renoncer à tout projet de violence. « Revenez, c'est le vœu de chacun de vos concitoyens ; c'est la volonté de votre roi. » Il pressait aussi ses frères de le rejoindre. « Je vais prouver, par un acte bien solennel et dans une circonstance qui vous intéresse, que je puis agir librement. Prouvez-moi que vous êtes mon frère et Français en cédant à mes instances. Votre véritable place est auprès de moi. Votre intérêt, vos sentiments vous conseillent également de venir la reprendre et je vous y invite et, s'il le faut, je vous l'ordonne. »

Vains appels et dont Louis XVI connaissait bien l'inanité. Mais ces documents suffirent à empêcher tout mouvement d'opinion un peu vif contre le refus de sanction. Le pays aimait à se persuader que le roi, tout en prouvant sa liberté par ce refus même, essayait loyalement de mettre un terme aux agitations des émigrés et aux intrigues des princes, et le conflit entre la royauté et la Révolution ne se précisait pas.

Le 15 novembre, à la Législative, c'est le chef des modérés Viénot-Vaublanc qui succède à Vergniaud au fauteuil de la présidence.

 

LA QUESTION CLÉRICALE

Mais une autre question brûlante est jetée dans l'Assemblée : il devenait urgent de réprimer les manœuvres factieuses des prêtres réfractaires. Le 12 novembre, au nom du Comité de Législation, le rapporteur Veiriçu faisait une peinture très inquiétante de l'agitation cléricale. « Il n'est pas de moyens que les prêtres perturbateurs n'emploient pour renverser s'il est possible la Constitution que nous avons juré de défendre, pour l'anéantir dans les horreurs d'une guerre civile. Insinuations perfides, mesures sinistres, propos séditieux, écrits incendiaires, calomnies contre la loi qui nous a arrachés à la servitude, désordres domestiques, insultes envers les autorités constituées, refus des sacrements, par les curés non remplacés, envers ceux qui ont acquis des biens nationaux ; coalition de ces prêtres avec les ci-devant nobles ; rébellions ouvertes à l'installation des curés amis de la pureté de l'Evangile ; outrages sanglants faits à ceux-ci au pied même des autels ; rassemblements formés devant les églises pour troubler le service divin ; hordes de femmes égarées et séditieuses ; curés chassés, poursuivis, assassinés ; enfin, citoyens aigris, formés par une haine fanatique et prêts à s'entr'égorger, voilà, Messieurs, l'idée rapide et générale des maux qui désolent une partie de l'Empire français. »

Mais le Comité où dominaient des influences modérées, se bornait à proposer, le 14 novembre, un projet de décret exigeant des prêtres le serment civique et privant de leurs pensions et traitements ceux qui ne le prêteraient point.

Isnard fit de nouveau gronder ses foudres : « Je soutiens, Messieurs, qu'il n'est qu'une loi vraiment appropriée à ce genre de délit c'est celle d'exiler hors du royaume le prêtre perturbateur. (Applaudissements dans les tribunes.) C'est là le moyen qui fut employé contre les Jésuites, et les Jésuites furent oubliés ; ce n'est que par l'exil que vous pourrez faire cesser l'influence contagieuse du coupable ; il faut le séparer de ses prosélytes ; car, si en le punissant de toute autre manière, vous lui laissez la faculté de prêcher, de messer (Rires) et de confesser (et vous ne pourriez pas la lui ôter s'il reste dans le royaume) ; il vous fera plus de mal puni, qu'absous. Je regarde les prêtres perturbateurs comme des pestiférés qu'il faut renvoyer dans les lazarets d'Espagne et d'Italie... (Applaudissements, murmures et approbations.) Il faut punir le prêtre coupable. Toute voie de pacification est désormais inutile, et je demande, en effet, ce qu'ont produit jusqu'ici tant de pardons réitérés. Notre indulgence a augmenté l'audace de nos ennemis ; il faut donc changer de système et employer enfin des moyens de rigueur. Hé ! qu'on ne me dise pas qu'en voulant réduire le fanatisme on redoublera sa force, ce monstre n'est plus ce qu'il était ; il ne peut vivre longtemps dans l'atmosphère de la liberté ; déjà blessé par la philosophie, il n'opposera qu'une faible résistance ; abrégeons sa dangereuse et convulsive agonie, en l'immolant avec le glaive de la loi. L'univers applaudira à cette grande exécution, car de tous les temps et chez tous les peuples les prêtres fanatiques ont été les fléaux des sociétés, les assassins de l'espèce humaine ; toutes les pages de l'histoire sont tachées de leurs crimes ; partout ils aveuglent un peuple crédule, ils tourmentent l'innocence par la crainte et trop souvent ils vendent au crime ce ciel que Dieu n'accorde qu'à la vertu. » (Applaudissements répétés.)

Ainsi, la lutte se précisait, nette et violente, entre la Révolution et l'Eglise. Mais Isnard, girondin fougueux, témoigne une vaste impatience de combat qui semble menacer tout l'univers. Le vent de sa parole sème au loin des germes ardents de guerre.

« Et vous croiriez, s'écrie-t-il avec un singulier mélange d'inspiration et d'emphase, vous croiriez que la Révolution française, la plus étonnante qu'ait éclairée le soleil, révolution qui tout à coup arrache au despotisme son sceptre de fer, à l'aristocratie ses verges, à la théocratie ses mines d'or ; qui déracine le chêne féodal, foudroie le cyprès parlementaire, désarme l'intolérance, déchire le froc, renverse le piédestal de la noblesse, brise le talisman de la superstition, étouffe la chicane ; détruit les fiscalités ; révolution, qui sans doute va émouvoir tous les peuples, forcer la couronne à fléchir devant les lois, placer les ministres entre le devoir et le supplice et verser le bonheur dans le monde entier, s'opérera paisiblement, sans que l'on puisse tenter de nouveau de la faire avorter ? Non, il faut un dénouement à la Révolution française. »

C'est cette hâte, cette fièvre d'en finir avec tous les ennemis du dedans et du dehors qui anime en ce moment la Gironde. Dès qu'elle parle et à propos de toutes les questions, c'est l'horizon universel qui s'enflamme. Cet enthousiasme belliqueux est plein de grandeur, mais aussi, pour la liberté, plein de péril. L'Assemblée fut un peu effrayée du discours d'Isnard. Un membre cria : « Je demande que ce discours soit renvoyé à Marat. » Et malgré l'insistance de la gauche, l'Assemblée refusa d'en voter l'impression. Entre les lois trop conciliantes du comité et les lois d'exil proposées par Isnard, elle cherchait un moyen terme. Et elle demanda un nouveau rapport et un nouveau projet au Comité.

 

LE PROJET DE FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU

Le projet présenté par François de Neufchâteau fut adopté presque en son entier. Il y eut discussion assez vive sur l'article 7, où Isnard renouvela sans succès la proposition de déporter les prêtres factieux. Elle fut repoussée, mais le rapporteur, François de Neufchâteau, se borna à objecter qu'elle était « prématurée ». Et il ajouta : « Elle est une des mesures générales qui vous sont réservées après avoir entendu les comptes que vous demandez aux directoires des départements. »

La Révolution se ménageait ainsi cette arme redoutable. Il y eut débat aussi sur un article additionnel d'Albitte. Celui-ci craignait évidemment d'exaspérer une partie des populations catholiques en leur refusant tout moyen de culte si elles ne se ralliaient pas au prêtre constitutionnel. Il proposa ceci : « Les églises ou édifices nationaux ne pourront être employés à l'usage gratuit d'aucun autre culte que celui qui est entretenu aux frais de la Nation. Pourra néanmoins toute association religieuse acheter celles desdites églises, non employées audit culte, pour y exercer publiquement le sien, sous la surveillance des autorités constituées, en se conformant aux lois de police et d'ordre public. » Cela paraissait très libéral, mais c'était la destruction de la loi, à moins que ce ne fût une disposition tout à fait vaine. Si les catholiques, qui ne reconnaissaient point le prêtre constitutionnel, pouvaient acheter les édifices non consacrés au culte légal dans les paroisses où celui-ci serait nul, les édifices religieux appartiendraient bientôt aux prêtres réfractaires. Mais ceux-ci, allait-on exiger d'eux le serment ? Si on le leur demandait, l'amendement Albitte n'avait plus d'objet. S'ils en étaient dispensés, toute la loi tombait, et des prêtres, ayant refusé le serment, étaient autorisés à dire publiquement la messe dans les édifices mêmes, qui, la veille, servaient au culte, sous la seule condition que les fidèles groupés autour d'eux les eussent acquis de leurs deniers.

Vergniaud, Guadet, désirant sans doute ne pas pousser jusqu'au bout la guerre religieuse, semblèrent un moment sympathiques à la motion Albitte. Mais quelle inconséquence dans la Gironde ! Ils craignaient de surexciter au dedans le fanatisme catholique ; ils voulaient autant que possible amortir le conflit entre le culte constitutionnel et les habitudes anciennes, et, en même temps, ils toléraient et ils encourageaient les manœuvres de Brissot qui, du fond du Comité diplomatique comme à la tribune de l'Assemblée, poussait à la guerre contre l'Europe. Comme si le conflit tragique de la Révolution avec l'étranger n'allait pas aggraver d'un coefficient formidable tous les conflits intérieurs ! La trompette guerrière du girondin Isnard déchirait les oreilles et exaspérait les nerfs, au moment même où ses amis essayaient d'adoucir un peu le choc des préjugés catholiques et de la Révolution. François de Neufchâteau démontra aisément, au nom du Comité, que la disposition d'Albitte, qui rouvrait les temples aux prêtres réfractaires, était en contradiction avec toute la loi qui les frappait et, pour obtenir le vote définitif de l'ensemble, il résuma en quelques formules brèves et fortes la doctrine laïque de la Révolution :

« Je demande si l'on peut invoquer la tolérance pour des opinions qui ne sont pas des opinions théologiques, mais bien évidemment des principes de troubles, des motifs de sédition, des germes de discorde et de guerre intestine. Je demande s'il y a de la dureté, s'il y a de la persécution de la part du législateur à vouloir prévenir ces troubles, en obligeant des prêtres suspects de tenir à un système aussi contraire à l'ordre social, à la prestation d'un serment civique. Je demande si l'on peut accorder à ceux qui refusent de s'y soumettre la faculté d'exercer un prétendu culte particulier, qui ne diffère véritablement du culte salarié par l'Etat, qu'en ce que les ministres de ce dernier ont eu le mérite de se montrer citoyens et de coopérer par leur patriotisme à la Révolution qui nous a rendu la liberté et l'égalité des droits.

« Messieurs, je me résume.

« L'Eglise est dans l'Etat et l'Etat n'est pas dans l'Eglise. Vous ne commettrez point la faute d'admettre un empire dans un empire ; vous ne subordonnerez point la société générale, la grande famille, le peuple souverain, dont les intérêts vous sont confiés, à l'ambition et à la cupidité de quelques individus. Vous direz à ces individus que, s'ils sont de bonne foi, ils ne doivent pas se refuser à en donner la preuve, que si leur Eglise veut être reçue dans l'Etat, il faut qu'elle se soumette aux lois de l'Etat ; qu'il faut que ses ministres prêtent serment d'obéissance et de fidélité à l'Etat. » (Applaudissements répétés.)

Comme on voit, la Législative est plus éloignée encore, s'il est possible, que la Constituante, de toute idée de séparer l'Eglise de l'Etat. Au contraire, l'Eglise doit être liée par la loi de l'Etat, par la loi de la Révolution. Et, nous-mêmes, le jour où la République aura supprimé le budget des cultes et dénoncé le Concordat, nous ne devrons pas oublier la forte pensée révolutionnaire ; et l'organisation ecclésiastique, ne devra pas former « un empire dans un empire ».

 

LE DÉCRET CONTRE LES PRÊTRES RÉFRACTAIRES

Sous l'impression des vigoureuses paroles de Neufchâteau, la Législative vota, le 29 novembre 1791, toute une loi de police religieuse, autour de laquelle vont se livrer de grandes batailles et qu'il importe de faire connaître en entier dans son texte même.

« L'Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport des commissaires civils envoyés dans le département de la Vendée, les pétitions d'un grand nombre de citoyens et le rapport du Comité de législation civile et criminelle sur les troubles excités dans plusieurs départements du royaume, par les ennemis du bien public, sous prétexte de religion ;

« Considérant que le contrat social doit lier comme il doit également protéger tous les membres de l'Etat ;

« Qu'il importe de définir sans équivoque les termes de cet engagement, afin qu'une confusion dans les mots n'en puisse opérer une dans les idées ; que le serment purement civique est la caution que tout citoyen doit donner de sa fidélité à la loi et de son attachement à la société, et que la différence des opinions religieuses ne peut être un empêchement de prêter serment, puisque la Constitution assure à tout citoyen la liberté entière de ses opinions en matière de religion, pourvu « que leur manifestation ne trouble pas l'ordre » ou « ne porte pas à des actes nuisibles à la sûreté publique » ;

« Que le ministre d'un culte, en refusant de reconnaître l'acte constitutionnel qui l'autorise à professer ses opinions religieuses, sans lui imposer d'autre obligation que le respect pour « l'ordre établi par la loi » et pour la « sûreté publique », annoncerait par ce refus même que son intention n'est pas de les respecter : Qu'en ne voulant pas reconnaitre la loi il abdiquerait volontairement les avantages que celle-là seule peut lui garantir ;

« Que l'Assemblée nationale, pressée de se livrer aux grands objets qui appellent son attention pour l'affermissement du crédit et le système des finances, s'est vue, avec regret, obligée de tourner ses premiers regards sur des désordres qui tendent à compromettre toutes les parties du service public, en empêchant l'assiette prompte et le recouvrement paisible des contributions ;

« Qu'en remontant à la source de ces désordres, elle a entendu la voix de tous les citoyens éclairés proclamer dans l'Empire cette grande vérité que la religion n'est pour les ennemis de la Constitution qu'un prétexte, dont ils abusent, et un instrument dont ils osent se servir pour troubler la terre au nom du ciel ;

« Que leurs délits mystérieux échappent aisément aux mesures ordinaires, qui n'ont point de prise sur les cérémonies clandestines, dans lesquelles leurs trames sont enveloppées, et par lesquelles ils exercent sur les consciences un empire invisible ;

« Qu'il est temps enfin de percer ces ténèbres, afin qu'on puisse discerner le citoyen paisible et de bonne foi du prêtre turbulent et machinateur, qui regrette les anciens abus et ne peut pardonner à la Révolution de les avoir détruits ;

« Que ces motifs exigent impérieusement que le Corps législatif prenne de grandes mesures politiques pour réprimer les factieux, qui couvrent leur complot d'un voile sacré ;

« Que l'efficacité de ces nouvelles mesures dépend en grande partie du patriotisme, de la prudence et de la fermeté des corps municipaux et administratifs, et de l'énergie que leur impulsion peut communiquer à toutes les autorités constituées ;

« Que les administrations de département surtout peuvent, dans ces circonstances, rendre le plus grand service à la Nation et se couvrir de gloire en s'empressant de répondre à la confiance de l'Assemblée nationale, qui se plaira toujours à distinguer leurs services, mais qui, en même temps, réprimera sévèrement les fonctionnaires publics dont la tiédeur dans l'exécution de la loi ressemblerait à une connivence tacite avec les ennemis de la Constitution ;

« Qu'enfin, c'est toujours au progrès de la saine raison et à l'opinion publique bien dirigée qu'il est réservé d'achever le triomphe de la loi, d'ouvrir les yeux des habitants des campagnes sur la perfidie intéressée de ceux qui veulent leur faire croire que les législateurs constituants ont touché à la religion de leurs pères et de prévenir, pour l'honneur des Français, dans ce siècle de lumière, le renouvellement des scènes horribles dont la superstition n'a malheureusement que trop souillé leur histoire dans les siècles où l'ignorance des peuples était un des ressorts du gouvernement.

« L'Assemblée nationale décrète préalablement l'urgence et décrète définitivement ce qui suit. »

Ce beau préambule, qui faisait appel tout ensemble à la force de la loi et à la force de l'opinion éclairée, pouvait légitimer des mesures plus rigoureuses encore que celles qu'allait prendre à ce moment la Législative ; car en réalité, il constatait que le clergé réfractaire, refusant le nouveau pacte, le « Contrat social », se mettait lui-même hors la loi, hors la Nation. C'est dès maintenant la justification théorique des lois d'exil et de déportation contre les prêtres insoumis que la Révolution ne portera que quelques mois plus tard.

Dès le 29 novembre, elle décide à une immense majorité :

« ARTICLE PREMIER. — Dans la huitaine à compter de la publication du présent décret tous les ecclésiastiques, autres que ceux qui se sont conformés au décret du 27 novembre dernier, seront tenus de se présenter par devant la municipalité du lieu de leur domicile, d'y prêter le serment civique dans les termes de l'article 5 du titre 2 de la Constitution et de signer le procès-verbal qui en sera dressé sans frais.

« ART. 2. — A l'expiration du délai ci-dessus, chaque municipalité fera parvenir au directoire du département, par la voie du district, un tableau des ecclésiastiques domiciliés dans sa section, en distinguant ceux qui auront prêté le serment civique et ceux qui l'auront refusé. Ces tableaux serviront à former les listes dont il sera parlé ci-après.

« ART. 3. — Ceux des ministres du culte catholique qui ont donné l'exemple de la soumission aux lois et de l'attachement à leur patrie en prêtant le serment civique suivant la formule prescrite par le décret du 27 novembre 1790, et qui ne l'ont pas rétracté, sont dispensés de toute formalité nouvelle. Ils sont invariablement maintenus dans tous les droits qui leur ont été attribués par les décrets précédents.

« ART. 4. — Quant aux autres ecclésiastiques, aucun d'eux ne pourra désormais toucher, réclamer ou obtenir de pension ou de traitement sur le Trésor public qu'en représentant la preuve de la prestation du serment civique, conformément à l'article 1er ci-dessus. Les trésoriers, receveurs ou payeurs, qui auront fait des paiements contre la teneur du présent décret, seront condamnés à en restituer le montant et privés de leur état.

« ART. 5. — Il sera composé tous les ans une masse des pensions dont les ecclésiastiques auront été privés par leur refus ou leur rétractation du serment. Cette masse sera répartie entre les 83 départements pour être employée, par les conseils généraux des communes, soit en travaux de charité pour les indigents valides, soit en secours pour les indigents invalides.

« ART. 6. — Outre la déchéance de tout traitement et pension, les ecclésiastiques qui auront refusé de prêter le serment civique ou qui le rétracteront après l'avoir prêté, seront, par ce refus ou cette rétractation même, réputés suspects de révolte contre la loi et de mauvaises intentions contre la patrie et comme tels plus particulièrement soumis et recommandés à la surveillance des autorités constituées.

« ART. 7. — En conséquence, tout ecclésiastique ayant refusé de prêter le serment civique ou qui le rétractera après l'avoir prêté, qui se trouvera dans une commune où il surviendra des troubles dont les opinions religieuses seront la cause ou le prétexte, pourra, en vertu d'un arrêté du directoire du département, sur l'avis de celui du district, être éloigné premièrement du lieu de son domicile ordinaire sans préjudice de la dénonciation aux tribunaux, suivant la gravité des circonstances.

« ART. 8. — En cas de désobéissance à l'arrêté du directoire du département, les contrevenants seront poursuivis devant les tribunaux et punis de l'emprisonnement dans le chef-lieu du département ; le terme de cet emprisonnement ne pourra excéder une année.

« ART. 9. — Tout ecclésiastique qui sera convaincu d'avoir provoqué la désobéissance à la loi et aux autorités constituées sera puni de deux années de détention.

« ART. 10. - Si, à l'occasion des troubles religieux, il s'élève dans une commune des séditions qui nécessitent le déplacement de la force armée, les frais avancés par le Trésor public pour cet objet seront supportés par les citoyens domiciliés dans la commune, sauf leur recours contre les chefs, instigateurs et complices des émeutes.

« ART. 11. — Si des corps ou des individus chargés des fonctions publiques négligent ou refusent d'employer les moyens que la loi leur confie pour prévenir ou réprimer ces émeutes, ils en seront personnellement responsables, ils seront poursuivis, jugés et punis conformément à la loi du 3 août 1791.

« ART. 12. — Les églises et édifices employés au culte dont les frais sont payés par l'Etat ne pourront servir à aucun autre culte. Les églises et oratoires nationaux, que les corps administratifs auront déclarés n'être pas nécessaires pour l'exercice du culte dont les frais seront payés par la Nation, pourront être achetés ou affermés par les citoyens attachés à un autre culte quelconque, pour y exercer publiquement ce culte sous la surveillance de la police et de l'administration, mais cette faculté ne pourra s'étendre aux ecclésiastiques qui se seront refusés au serment civique exigé par l'article 1er du présent décret (ou qui l'auraient rétracté) et qui, par ce refus ou cette rétractation, sont déclarés, suivant l'article 6, suspects de révolte contre la loi et de mauvaises intentions contre la patrie. »

Suivaient des dispositions d'ordre réglementaire. La loi était rigoureuse. Le serment civique, le serment de fidélité à toute la Constitution — y compris la Constitution civile du clergé — était exigé de tous les prêtres ; s'ils s'y refusaient, non seulement ils perdaient tout traitement, toute pension, mais ils étaient déclarés suspects, placés sous la surveillance des autorités administratives, et, au moindre trouble de leur commune, éloignés de leur domicile ; c'était pour ainsi dire l'exil à l'intérieur et, en cas de délit, la prison.

De plus, une responsabilité pécuniaire collective, avec recours contre les auteurs et complices des troubles, était imposée aux communes dont le mouvement factieux nécessiterait l'intervention de la force publique. La Révolution était enfin résolue à se défendre contre la funeste agitation cléricale. Il y avait un intérêt immense à ce que la loi fût sanctionnée et appliquée, car l'intrigue de l'Eglise exploitant contre la Révolution le fanatisme imbécile des populations accoutumées au joug depuis des siècles, était infiniment plus dangereuse pour la liberté naissante que tous les rassemblements d'émigrés hors des frontières :C'est sur ce point que devait porter tout l'effort, ou au moins le principal effort de la Révolution. Et pour le roi lui-même, s'il avait été capable d'une pensée libre et un peu étendue, il y avait un intérêt très grand à mettre fin à l'agitation des prêtres, car l'autorité royale, telle que la Constitution la définissait, ne pouvait s'affermir et fonctionner à l'aise que lorsque le pays révolutionnaire serait rassuré contre tout retour offensif du régime passé.

 

LES FEUILLANTS CONSEILLENT AU ROI LA RÉSISTANCE

Or, l'opposition de l'Eglise éveillait toutes les défiances, toutes les colères de la Révolution. La bigoterie du roi, son étroitesse de pensée, son impuissance même à pratiquer jusqu'au bout le système de simulation et d'hypocrisie constitutionnelle qu'il avait adopté, l'empêchèrent de s'associer à la Révolution dans sa lutte contre l'Eglise. Mais les modérés, par quelle aberration conseillèrent-ils au roi de repousser ces lois de défense de la Révolution ? Ils savaient bien pourtant que l'Eglise serait encouragée par le refus de la sanction et que le fanatisme catholique, se développant par son impunité même, acculerait bientôt la Révolution à des mesures plus rigoureuses encore.

Et puis, en ces mois de novembre et décembre 1791, les modérés ne voulaient pas la guerre. Ils n'étaient pas entrés encore dans les plans aventureux et louches de trahison.

Ils pressentaient ce qu'un conflit armé avec l'Europe déchaînerait en France de passions brûlantes, et ils avaient peur de ce redoutable inconnu. Par quelle folie firent-ils donc le jeu de Brissot qui comptait précisément, pour rendre inévitable une grande diversion au dehors, sur l'échec de toute la politique révolutionnaire au dedans ?

Comment se fait-il que Lameth, Duport, Barnave surtout, dont les vues pourtant sont d'habitude si nettes, n'aient pas senti le danger ? Barnave, dans ses études sur la Révolution, marque avec beaucoup de force et de clarté les périls que recélait, pour la monarchie constitutionnelle et pour le parti modéré, la politique guerrière de la Gironde. Et, dans le plan de politique apaisée, avisée et prudente, qu'il trace, il ne dit pas un mot de la question religieuse. Elle ne pouvait lui échapper pourtant, et il n'en ignorait pas la gravité, car c'est lui précisément qui avait demandé et obtenu à la Constituante le premier décret imposant aux prêtres le serment, ce même décret du 27 novembre 1790 qu'invoque un an plus tard la Législative.

Je ne puis m'expliquer ce silence étrange, cette lacune surprenante dans la pensée et dans l'action de Barnave que par son désir de jouer auprès du roi et de la reine un rôle secret. Il craignait sans doute, en rappelant la part qu'il avait prise à la lutte contre l'Eglise et en demandant au roi de s'associer aux mesures nouvelles de la Révolution, de blesser la conscience de Louis XVI au point le plus douloureux et de compromettre à jamais son autorité de conseiller, son crédit de ministre occulte.

A la Législative même, le mouvement révolutionnaire en faveur de la loi avait été si vif que la résistance des modérés avait été très incertaine. Tous les orateurs constatent que c'est à une immense majorité que les articles les plus sévères sont adoptés. Mais voici qu'à peine la loi votée, les Feuillants commencent une campagne contre elle, et les membres du Directoire du département de Paris s'engagent à fond par la démarché la plus grave, la plus dangereuse. Une loi de la Constituante, comme nous l'avons vu, interdisait les pétitions collectives des corps constitués. Les membres du Directoire tournèrent la difficulté en signant à titre individuel, mais ils ajoutaient à leur nom leur qualité de membres du Directoire.

C'est le 8 décembre que Germain, Garnier, Brousse, Talleyrand-Périgord, Beaumetz, La Rochefoucauld, Desmeuniers, Blondel, Thion de la Chaume, Anson et Davais firent paraître leur adresse au roi[1]. Ils le suppliaient de ne pas sanctionner une loi, suivant eux inquisitoriale et intolérante, qui obligerait les administrateurs à forcer le secret des consciences de tous les prêtres ; qui, en interdisant

certaines formes de culte, surexciterait les passions religieuses et qui ramènerait en pleine Révolution le despotisme et l'arbitraire : « Vainement on dira que le prêtre non assermenté est suspect ; et sous le règne de Louis XIV les protestants n'étaient-ils pas suspects aux yeux du gouvernement lorsqu'ils ne voulaient pas se soumettre à la religion dominante ? Et les catholiques n'ont-ils pas été longtemps suspects en Angleterre ?

« Que l'on surveille les prêtres non assermentés, qu'on les frappe sans pitié au nom de la loi, s'ils l'enfreignent, mais que jusqu'à ce moment on respecte leur culte comme tout autre culte... »

Les modérés n'oubliaient qu'une chose : c'est qu'il y avait à ce moment même, dans plusieurs régions de la France, un commencement de guerre civile. Ils prétendaient que Paris devait à la politique tolérante de ses administrateurs, la paix religieuse dont ils jouissaient ; ils oubliaient qu'à Paris, l'ignorance et le fanatisme étaient moindres qu'en Vendée. Sans doute le Directoire de Paris fut inspiré par les Feuillants qui voyaient avec crainte la Révolution, qu'ils avaient cru immobiliser, reprendre sa marche. Une fois engagée dans la lutte religieuse, c'est aux partis de gauche, aux partis de vigueur et de combat qu'elle se livrerait. Le Directoire de Paris, mécontent du glissement de la Législative= voulait d'emblée arrêter le mouvement. Mais en même temps que les modérés considéraient comme négligeable le péril catholique, ils appelaient l'attention du roi sur les périls de l'émigration. Quel inexplicable renversement des proportions ! A côté de l'Eglise, fanatisant les masses et essayant de paralyser le cœur même de la Révolution, les rassemblements d'émigrés n'étaient qu'une fumée vaine, irritante peut-être, mais sans danger. Et comment ces modérés, ces prétendus sages, ne voient-ils pas que les mesures décisives qu'ils demandent contre les émigrés peuvent conduire rapidement à la guerre contre l'Europe et que cette guerre est la mort de la monarchie constitutionnelle et des partis tempérés ?

Les Feuillants font ici le jeu de la belliqueuse Gironde, avec une inconscience inouïe, et l'on se demande nécessairement si, de ce côté aussi, il n'y a pas une intrigue. Qui sait si aux modérés la guerre, que dirigerait le roi, n'apparaît pas, dès ce moment, comme une diversion utile, comme un moyen d'affermir l'autorité royale, tandis que pour les Girondins c'est un moyen de la supprimer ? En tout cas, il faut noter comme un inquiétant symptôme ces phrases de l'adresse du département de Paris :

« Au nom sacré de la liberté, de la Constitution et du bien public, nous vous prions, Sire, de refuser votre sanction au décret des 29 novembre et joues précédents sur les troubles religieux ; mais, en même temps nous vous conjurons de seconder de tout votre pouvoir, le vœu que l'Assemblée nationale vient de vous exposer avec tant de force et de raison contre les rebelles qui conspirent sur les frontières du royaume. Nous vous conjurons de prendre, sans- perdre un seul instant, des mesures fermes, énergiques et entièrement décisives, contre les insensés qui osent menacer le peuple français avec tant d'audace. »

 

LA PROTESTATION DES DÉMOCRATES

La démarche du Directoire de Paris produisit une émotion extraordinaire. Les démocrates y virent tout un plan du roi cherchant à provoquer une manifestation d'ensemble des Directoires de département, presque tous modérés, et à opposer cette force d'opinion au mouvement encore incertain de l'Assemblée. Un grand nombre de sections de Paris envoyèrent des délégués à la barre de l'Assemblée pour protester contre le Directoire de Paris. Ils le firent avec une violence extrême et ne ménagèrent ni le veto ni le roi. Camille Desmoulins, le 11 décembre, au nom de 300 signataires, présenta à l'Assemblée une pétition éblouissante d'esprit et pleine de menaces révolutionnaires.

« Dignes représentants, les applaudissements sont la liste civile du peuple, ne repoussez donc point la juste récompense qui vous est décernée par le peuple. Entendez des louanges courtes, comme vous avez entendu plus d'une fois une longue satire. Recueillir les éloges des bons citoyens et les injures des mauvais, c'est avoir réuni tous les suffrages. » (Applaudissements.)

Il perça de ses ironies Louis XVI :

« Prenant exemple de Dieu même, dont les commandements ne sont point impossibles, nous n'exigerons jamais du ci-devant souverain un amour impossible de la souveraineté nationale, et nous ne trouvons point mauvais qu'il oppose son veto précisément aux meilleurs décrets. »

Il accusa le Directoire de Paris d'avoir violé la loi sur les pétitions collectives. Il s'écria, comme pour associer la Législative à un plan de Révolution :

« Continuez, fidèles mandataires, et, si on s'obstine à ne pas vous permettre de sauver la Nation, eh bien, la Nation se sauvera elle-même, comme elle a déjà fait (Applaudissements), car enfin la puissance du veto royal a un terme ET ON N'EMPÊCHE POINT AVEC UN VETO LA PRISE DE LA BASTILLE. » (Applaudissements.)

C'était comme une annonce du 20 juin et du 10 août. Desmoulins termina par ces mots :

« Ne doutez plus de toute la puissance d'un peuple libre, mais si la tête sommeille, comment le bras agira-t-il ? Ne levez plus ce bras, ne levez plus la massue nationale pour écraser des insectes... Ce sont les chefs qu'il faut poursuivre. Frappez à la tête, servez-vous de la foudre contre les princes conspirateurs, de la verge contre un Directoire insolent, et exorcisez le démon du fanatisme par le jeûne. »

Desmoulins fut acclamé par la gauche, et il y a loin du ton agressif de ce discours à la longue élégie du 21 octobre. Visiblement, l'énergie révolutionnaire que les démocrates avaient cru un moment abattue se réveillait. Et il semble que dès lors le devoir des révolutionnaires était clair : provoquer contre le veto et contre le modérantisme une agitation populaire, insister pour l'application des décrets contre les prêtres factieux, faire sentir aux ministres qu'ils seraient responsables, sur leur tête, de toute politique de défaillance, de ruse ou de trahison et, si la royauté s'obstinait ou trichait, concentrer sur elle l'effort et emporter enfin la monarchie comme on avait emporté la Bastille ; pendant ce temps, armer le peuple aussi bien contre les ennemis du dedans que contre tous les périls possibles du dehors, mais se bien garder de déplacer l'action révolutionnaire en la portant au dehors, s'abstenir de toute provocation inutile qui déchaînerait la guerre.

Était-il donc impossible de porter plus haut l'animation révolutionnaire du peuple et d'aller à la République saris passer par les chemins de la guerre et par les dangereux détours imaginés par la Gironde ? Mais déjà le discours de Brissot du 21 octobre avait porté. Déjà une fièvre belliqueuse commençait à agiter le peuple imprudent, qui ne pouvait, à travers la fumée des batailles dont les cerveaux déjà s'enveloppaient, entrevoir les abîmes prochains de servitude militaire. Et, dans les discours des sections qui, en décembre, se succédaient à la barre de l'Assemblée, les cris de guerre retentissaient.

LE RAPPORT DE KOCH SUR LES RASSEMBLEMENTS DES ÉMIGRÉS

Comment avait grandi ce mouvement ? C'est le 22 novembre, qu'en exécution de la motion de Brissot et de Vergniaud, votée le 8, le Comité diplomatique fit son rapport à l'Assemblée sur « les mesures à prendre relativement aux puissances étrangères limitrophes qui souffrent sur leur territoire les rassemblements des Français fugitifs ».

Le rapporteur Koch tint un langage très modéré ; il annonça la paix : « Déjà, Messieurs, les principales puissances de l'Europe repoussent loin d'elles ces projets insensés de contre-Révolution, que la rage impuissante des ennemis de la Constitution cherche en vain à nous faire redouter. »

Le projet de décret soumis par lui était à la fois mesuré et vague : « L'Assemblée nationale, après avoir entendu son Comité diplomatique, considérant que les rassemblements, les attroupements et les enrôlements des fugitifs français, que favorisent les princes d'Empire, dans les cercles du Haut et du Bas-Rhin, de même que les violences exercées en différents temps contre des citoyens français sur le territoire de l'évêché de Strasbourg, au-delà du Rhin, sont des attentats contre le droit des gens et des contraventions manifestes aux lois publiques de l'Empiré, qu'ils ne sauraient non plus se concilier avec l'amitié et le bon voisinage que la Nation française désirerait d'entretenir avec tout le corps germanique, décrète que le pouvoir exécutif sera invité de prendre les mesures les plus promptes et les plus efficaces vis-à-vis des puissances étrangères pour faire cesser ces désordres, rétablir la tranquillité sur la frontière et obtenir des réparations convenables des outrages dont les citoyens de Strasbourg ont été plus particulièrement les victimes. »

Modéré, ai-je dit, et d'intention pacifique, dangereux pourtant, car c'était la voie ouverte à tous les hasards. Il n'y avait à ce moment-là qu'une chance de paix, c'était de dire : « Négligeons, dédaignons les intrigues des émigrés, ne nous engageons pas pour les atteindre dans des négociations qui peuvent conduire à la guerre ; préparons-nous seulement à nous défendre, et donnons à la Révolution une grande force au dedans, l'écume de l'émigration se brisera contre ce roc. » Voilà le langage de la paix ; tout le reste, même sous les formes les plus modérées, était, qu'on le voulût ou non, amorce de guerre, germe de guerre. Mais, le 6 novembre, il n'y avait pas encore, chez les démocrates, un parti de la paix.

L'absence de Robespierre, le silence de Marat sur les choses du dehors duraient toujours. C'est pourtant à ces débuts incertains de la politique belliqueuse qu'il aurait fallu s'opposer d'emblée : la modération même des premières formules et des premières démarches ne servait qu'à aggraver le péril en le déguisant.

 

LE DISCOURS DE RUIIL

Déjà, le 27 novembre, Ruhl et Daverhoult haussent le ton, et c'est l'amour-propre de la Nation qu'ils s'appliquent à aiguillonner. De plus, tandis que Brissot tenait encore compte, dans son discours du 21 octobre, de l'état complexe des choses et des esprits, ne peignait qu'une Europe à demi belliqueuse, Ruhl et Daverhoult, tout en raillant les émigrés, dénoncent les desseins guerriers des souverains et surexcitent les alarmes par des affirmations que nous savons aujourd'hui plus qu'à moitié fausses. Ruhl dit à l'Assemblée :

« Il n'y a donc, Messieurs, dans toute la vaste étendue de la Germanie, que trois prêtres, qui se préparent à lancer la foudre contre vous et à convertir la France entière en un monceau de cendres, et après avoir exterminé la race des mécréants dont la surface est couverte. Son Altesse Eminentissime Monseigneur le baron d'Erthal, archevêque-électeur de Mayence qui, de son chef, peut mettre 4.000 hommes sur pied, si les Mayençais, ses sujets, sont assez sots pour en vouloir faire la dépense ; Son Altesse Sérénissime Monseigneur de Trêves, qui peut fournir une armée de 7.000 hommes (Rires) en y comprenant les troupes auxiliaires de Monseigneur le prince de Neuwied, son voisin ; Son Altesse Sérénissime et Eminentissime Monseigneur Louis-René-Edouard, cardinal de Rohan, qui, abstraction faite de 600 ou 700 brigands qu'il a l'honneur de commander en chef (Rires et applaudissements), peut mettre sur pied une armée de 50 hommes, tous gens d'élite (Rires) ; car c'est à 50 hommes que se réduit tout au plus le contingent que les lois de l'Empire lui accordent.

« Ce ne sera donc pas, Messieurs, à des hordes barbares, mais à des soldats de l'Eglise teutonique, tous amplement munis de chapelets et de bénédictions, fort doux, au reste, et gens de très bonne composition que vous aurez à faire, quand Louis-Joseph de Bourbon, à la tête de tous ses chevaliers errants, viendra fondre sur vous et fera marcher devant lui la mort et le carnage. Mais, quoique j'aie lieu de supposer, Messieurs, que vous ne sauriez être fort effrayés de l'orage dont vous êtes menacés et que vous ne croyez pas assez forts pour obscurcir la sérénité du beau ciel qui vous éclaire, il n'en est pas moins vrai qu'il serait indigne de la majorité d'une grande Nation comme la nôtre de souffrir plus longtemps ce feu d'opéra, dont la fumée nous incommode (Applaudissements), et de nous laisser impunément injurier par d'affreux baladins, dont l'insolence mérite le fouet. Un simple particulier peut opposer le mépris aux forfanteries d'un spadassin, mais une grande Nation doit être jalouse de sa gloire, doit punir sévèrement les téméraires qui osent lui manquer de respect, doit anéantir dans son principe le moindre germe d'opposition à sa volonté suprême, dès que cette volonté a été solennellement dénoncée à la face de l'univers, dès qu'elle a été légitimement manifestée à tous les individus qui la composent.

« Ne vous méprenez pas, Messieurs, au sommeil apparent des despotes qui vous entourent : c'est le sommeil du lion qui guette sa proie et qui s'élance sur elle dès qu'il croit qu'elle ne pourra plus échapper à ses griffes, ni à sa dent carnassière. Ce Léopold qu'on vous a peint si pacifique, dont les ordres ostensibles sont si contraires aux applaudissements de nos émigrés, mais dont les ordres secrets vous sont inconnus, ce Léopold ne vous pardonnera jamais d'avoir mis en pratique le principe que les rois sont faits pour les peuples et que les peuples ne sont pas la propriété des rois. » (Applaudissements).

Avec quelle légèreté, avec quelle témérité Ruhl suppose ici à l'empereur d'Allemagne un plan secret d'agression ! Par les correspondances non plus seulement ostensibles, mais secrètes, que j'ai citées, nous savons au contraire qu'il était haï des émigrés, qu'il ne voulait pas s'engager dans la lutte et qu'il réduisait sa sœur Marie-Antoinette au désespoir. Ce sont ces suppositions étourdies et inexactes qui allumaient peu à peu dans les esprits le feu de la guerre.

 

LE DISCOURS DE DAVERHOULT

Daverhoult poussa aussi à la guerre, dans un discours où abondent les contradictions. Sa thèse peut se résumer ainsi : Les émigrés ne sont encore ni très nombreux, ni très dangereux, mais leur parti peut se grossir, et ils peuvent devenir un péril, s'ils dirigent une attaque imprévue contre la France, en un moment où celle-ci serait déchirée intérieurement par les factions. Les puissances étrangères sont divisées notamment par la question de Pologne, mais le jour où l'impunité des émigrés les aurait persuadées de notre faiblesse, le jour où la France déchirée par des luttes intestines semblerait une proie facile, elles se réconcilieraient pour nous attaquer. Conclusion : il faut prendre l'offensive.

Les émigrés comptent sur les troubles intérieurs qu'ils excitent et entretiennent par toutes sortes de moyens, ainsi que sur les relations secrètes qu'ils peuvent avoir conservées dans quelques-unes des places frontières. Soutenus par l'or étranger, en mesure pour profiter des événements et à portée d'en saisir l'occasion favorable plutôt qu'en force pour les faire naître, ils inquiètent, menacent, intriguent pour augmenter en nombre et temporisent afin de saisir le moment qui leur sera propice ; voilà leur situation militaire et leur système politique. Il suffit de l'annoncer pour prouver que le nôtre doit être formé en sens inverse.

« Tout délai de notre part entretient l'inquiétude des bons citoyens, refroidit leur zèle, augmente l'espoir des ennemis secrets, occasionne des séditions et prépare à ceux d'Outre-Rhin cet instant favorable qu'ils guettent.

« Ne nous laissons point éblouir ; nos forces ne seront respectables qu'autant qu'elles seront bien dirigées ; mais si nos ennemis exécutaient leur plan tandis qu'elles seraient en partie employées à réprimer des séditions ; si une quantité considérable de mécontents qui se trouvent dans l'intérieur se joignaient à l'armée ennemie ; si les alarmes et le désordre paralysaient une partie de nos moyens ; si l'incertitude des points d'attaque avait fait prendre le change à nos généraux, si la marche rapide de l'armée ennemie avait produit de la consternation dans les âmes faibles et rendu les patriotes de circonstance à leur premier caractère ; si dans cet instant il existait de la mésintelligence entre les deux pouvoirs ; si dans Paris même, à l'approche de- l'armée ennemie, il se trouvait des traîtres soudoyés par l'étranger, quelle serait notre position ?

« Permettez, Messieurs, que je cite un exemple récent. Proscrit en Hollande et sur le point d'y périr sur l'échafaud pour la cause de la liberté, j'ai vu cette cause sublime perdue en temporisations. C'est pour avoir employé des demi-moyens ; c'est pour n'avoir pas écrasé ses adversaires, lorsqu'il en était temps, c'est pour s'être attachée aux effets sans s'attaquer aux causes ; c'est pour avoir attendu jusqu'à ce que ses ennemis furent soutenus par une des puissances de premier ordre, que la Hollande est dans les chaînes.

« Ne croyez pas que, placés sur un théâtre plus vaste et pouvant disposer de moyens plus considérables, vous puissiez impunément mépriser l'exemple que la Hollande asservie donne aux nations. »

J'ai dit qu'en ce discours les contradictions abondaient. D'abord, si les émigrés ne doivent être dangereux qu'à raison des déchirements intérieurs de la France, c'est à une politique vigoureuse d'action révolutionnaire au dedans qu'il faut se livrer avant de soulever la tempête du dehors. Si la France ne doit pas attendre que ses ennemis cherchent leur heure, si elle doit les devancer, ce n'est pas seulement contre les émigrés, contre les petits princes d'Empire qui leur donnent asile qu'elle doit ouvrir les hostilités ; c'est contre tous les souverains ennemis ou suspects de l'Europe. Et ainsi, sous prétexte qu'il ne faut pas attendre l'heure où les émigrés seront soutenus par une des grandes puissances, il faut susciter contre la France de la Révolution la coalition des grandes puissances.

Enfin, Daverhoult redoute que les puissances étrangères nous attaquent juste à l'heure où il y aura des soulèvements intérieurs dans le royaume, juste à l'heure où il y aura mésintelligence entre les deux pouvoirs, c'est-à-dire entre l'Assemblée et le roi. Mais comment peut-il avoir l'assurance qu'en prenant l'offensive la France échappera à ces terribles éventualités ? Est-ce qu'il espère que la lutte sera finie d'un coup ? Et si elle se prolonge au contraire à travers des alternatives de revers et de succès, toutes les crises intérieures, toutes les anarchies peuvent se développer précisément quand l'ennemi redoublera d'efforts. En fait, tous les périls que Daverhoult veut éviter en prenant l'offensive se sont précisément déchaînés sur la France de la Révolution quand elle eut pris l'offensive : la révolte de la Vendée, le duel à mort entre la Révolution et le roi, les massacres de septembre où périrent ceux que le peuple, affolé par l'invasion, considéra comme « des traîtres soudoyés par l'étranger », tous les traits les plus sombres du terrible tableau tracé par Daverhoult se retrouvent précisément dans l'histoire de la Révolution belliqueuse. Par quelle illusion extraordinaire les hommes de 92 ont-ils pu croire qu'ils éviteraient tous les périls entrevus par eux en déchaînant les chances incalculables et formidables d'une guerre européenne ? Daverhoult termina son discours par une motion beaucoup plus ferme, beaucoup plus nettement agressive que celle du rapporteur Koch.

« L'Assemblée nationale décrète qu'une députation de vingt-quatre de ses membres se rendra près du roi, pour lui communiquer au nom de l'Assemblée sa sollicitude sur les dangers qui menacent la patrie, par la combinaison perfide des Français armés et attroupés au dehors du royaume et de ceux qui trament des complots au dedans, ou excitent les citoyens à la révolte contre la loi ; et pour déclarer au roi que la Nation verra avec satisfaction toutes les mesures sages que le roi pourra prendre, afin de requérir les électeurs de Trèves, Mayence, et l'évêque de Spire, qu'en conséquence du droit des gens ils dispersent, dans un délai de trois semaines, lesdits attroupements formés par des Français émigrés ; que ce sera avec la même confiance dans la sagesse de ses mesures que la Nation verra rassembler les forces nécessaires pour contraindre par la voie des armes ces princes à respecter le droit des gens, au cas qu'après ce délai expiré, les attroupements continuent d'exister.

« Et enfin que l'Assemblée nationale a cru devoir faire cette déclaration solennelle, pour que le roi fût à même de prouver dans les communications officielles de cette démarche imposante à la Diète de Ratisbonne et à toutes les cours de l'Europe que ses intentions et celles de la Nation française ne font qu'un. » (Applaudissements.)

Et si les princes refusent d'obéir à cette sommation ? s'ils demandent le secours de la Diète et celui de Léopold, chef de l'Empire ? Et encore si le roi, tout en se résignant à ces démarches, prépare par une trahison sourde la défaite de la France ? Il y a, dans la dernière phrase de la motion de Daverhoult, une ambiguïté terrible : cette preuve du loyalisme du roi, on ne sait si l'Assemblée veut lui fournir l'occasion de la donner à l'Europe ou à la France. La guerre conçue comme une sorte d'épreuve du feu pour éprouver la sincérité révolutionnaire du roi, quel sinistre détour ! et quelle défaillance de la Révolution elle-même, n'osant pas d'emblée démasquer le traître royal et le frapper directement au visage ! C'est à peine si quelques députés purent obtenir que la motion de Daverhoult ne fût pas votée d'enthousiasme.

Il y a en ce moment dans la conscience révolutionnaire je ne sais quel mélange admirable et trouble d'exaltation héroïque et d'énervement. La France de la Révolution était prête à jeter un défi au monde pour défendre sa liberté ; elle était prête, suivant les paroles mêmes de Ruhl, « à s'ensevelir sous les ruines du temple » plutôt que de livrer son droit. Elle voulait lutter, oser, « dussent même toutes les puissances de l'enfer s'armer contre elle, pour la replonger dans le gouffre affreux de l'esclavage ». Mais il lui manquait une forme suprême du courage : l'héroïsme tranquille, qui attend l'évidence du danger et qui ne se hâte pas vers le péril par une sorte de fascination maladive et de fiévreuse impatience.

Il y avait comme une hâte d'en finir qui suppose un admirable élan des forces morales, mais aussi un commencement de trouble. Ah ! quel service incomparable aurait rendu à la France l'homme ou le parti qui aurait su lui maintenir cette animation héroïque, mais en lui donnant plus de patience et de clairvoyance !

Mais il était peut-être au-dessus de l'humanité que toute une nation eût cette admirable sagesse dans cette admirable ferveur et cette parfaite possession de soi-même jusque dans l'ardeur sublime de se donner.

Le 29 novembre, deux jours après le discours de Daverhoult, le Comité diplomatique, entraîné par l'animation croissante des esprits, se rallia à la motion Daverhoult.

Il en sentait pourtant le danger et il essayait de l'atténuer un peu : Il demanda qu'on ne sommât point les électeurs du Rhin d'avoir à disperser les rassemblements dans le court délai de trois semaines.

« Il n'a pas paru sage à votre comité de recourir, dès à présent, à des voies menaçantes et offensantes avant d'avoir épuisé celles d'honnêteté que l'usage a consacrées entre les nations.

« Un pareil procédé serait d'autant moins juste que nous croyons pouvoir annoncer avec certitude qu'un grand nombre de princes et d'Etats de l'Empire ne demanderaient pas mieux que d'être débarrassés de ces fugitifs qui les molestent, et qu'ils sont eux-mêmes à soupirer après le moment où le calme renaîtra sur nos frontières. »

C'était la vérité même, mais que signifiait alors tout cet appareil de menace et de drame ?

Etrange tentation de solliciter la nuée dormante jusqu'à ce que l'éclair de la guerre ait jailli. Et que pouvaient ces timides réserves à l'heure où les esprits semblaient se charger d'électricité ?

 

 

 



[1] Cette adresse fut rédigée par Adrien Duport et Barnave (Notes et Souvenirs de Théodore Lameth, p. 117). — A. M.