LES TENDANCES DE L'ASSEMBLÉE ET SES DÉBUTS La
Législative était une Assemblée assez inconsistante et hésitante. Presque
tous les nouveaux élus avaient une certaine expérience révolutionnaire. Au
moins dix-neuf d'entre eux sur vingt étaient des fonctionnaires électifs de
la Révolution : maires, juges de paix, administrateurs de département ou de
district, procureurs syndics, membres du directoire de département. Ils
avaient vu de près et surveillé les grandes opérations révolutionnaires, la
vente des biens nationaux. Ils avaient vu de près aussi les menées
contre-révolutionnaires, les intrigues des nobles, les révoltes des prêtres
insermentés. Ils étaient donc dévoués de tout cœur à l'ordre nouveau et
avertis de ses périls. Mais
ils n'avaient aucune politique bien nette. Beaucoup d'entre eux avaient été
élus sous l'impression des événements de juin 1791. Ils avaient vu la
Constituante se rallier désespérément à la royauté et il leur semblait
impossible de tenter un autre chemin. La sanglante journée du Champ-de-Mars,
dont la responsabilité fut attribuée aux démocrates, pesa aussi sur les
élections. A
Paris, les modérés l'emportèrent. Danton fut battu, et c'est à grand'peine
que Brissot fut élu après une dizaine de scrutins qui lui furent
défavorables. Pourtant, Paris, qui dans les élections pour la Législative
inclina vers les Feuillants, donna la majorité aux Jacobins et même ad'
Cordeliers dans les élections municipales. Pétion fut élu maire de Paris
contre La Fayette et Danton fut élu substitut du procureur de la Commune. Il
y avait incertitude et flottement. Et il semble, qu'on pouvait dire de la Législative
ce que Desmoulins disait, le 21 octobre 1792, de la Constitution elle-même :
« Placée entre l'état populaire et l'état despotique, comme la roue d'Ixion
entre deux pentes rapides, de manière que la moindre inclinaison devait la
précipiter d'un côté ou de l'autre. » La
Législative allait-elle renforcer l'autorité royale ? Allait-elle développer
au contraire la démocratie ? Tout d'abord, elle parut animée à l'égard de la
royauté d'une sorte d'esprit ombrageux, et même, si on peut dire, de
susceptibilité provinciale. Les journaux de la Cour raillaient les nouveaux
législateurs venus « en galoches et en parapluies ». Ils
signifiaient à l'Assemblée nouvelle que l'absence de toute aristocratie la
rendait presque ridicule. La Législative eut la faiblesse de s'émouvoir de
ces pointes et elle chercha à se donner, comme le disent tous ses orateurs,
une « attitude imposante », un « caractère imposant ». Mais,
au lieu de chercher ce « caractère imposant » dans la fermeté de ses lois,
dans la vigueur et la suite de ses décrets, elle s'attacha d'abord à des
questions d'étiquette assez puériles. Réunie le 1er octobre, elle détruisit,
en une de ses premières séances, le cérémonial réglé par la Constituante pour
les rapports de l'Assemblée et du roi. Elle décida qu'on ne l'appellerait
plus « Votre Majesté », attendu qu'il n'y avait que deux majestés : la
majesté du peuple et la majesté de Dieu. Elle décida que le roi ne serait
point assis dans un fauteuil doré et plus haut que celui du président, mais
dans un fauteuil tout pareil. Mais,
comme le lendemain de ces décrets assez enfantins, il y eut une émotion assez
vive dans la bourgeoisie parisienne, comme les anciens députés de la
Constituante se scandalisèrent et gémirent, comme les actions à la Bourse
baissèrent subitement sous la menace d'un conflit entre la Législative et le
roi, l'Assemblée, assez effarée, revint sur son vote. Les impétueux députés
de la Gironde, qui avaient d'abord entraîné la Législative à ces
manifestations un peu puériles, durent battre en retraite. L'Assemblée
choisit comme président un modéré, Pastoret, qui reçut le roi avec un
discours fleuri où s'épanouissait « Sa Majesté », et qui alla jusqu'à lui
dire : « Nous avons besoin d'aimer notre roi. » Tour à tour guindée et
attendrie, la Législative ne prenait pas du tout, en ces premiers jours, le
caractère « imposant » qu'elle avait recherché. Elle imagina aussi de donner
au serment de fidélité, que devaient prêter tous les législateurs, un apparat
théâtral. Elle décréta qu'une députation irait chercher aux Archives
l'exemplaire de la Constitution. Ce
furent les plus âgés des députés qui allèrent chercher le dépôt sacré. Quand
ils rentrèrent dans l'Assemblée, elle se leva comme en une manifestation
religieuse. C'était l'arche sainte qui passait. Des fervents proposèrent que,
pendant que la Constitution séjournerait ainsi dans l'Assemblée, aucun député
ne fût admis à parler, de même qu'on ne parlait point quand le roi était
présent. Devant le Saint-Sacrement de la Révolution le silence convenait. L'Assemblée
n'alla pas jusqu'à cette mysticité un peu ridicule. Mais les propositions les
plus étranges abondèrent : En jurant, les députés devaient tenir tout le
temps la main sur le livre de la Constitution. Interrompre une seconde le
contact eût été supprimer la vertu du serment. D'autres
proposèrent que la formule du serment de fidélité, à la Constitution, à la
Nation, à la loi, au roi, fût écrite en gros caractères sur une enseigne, et
que cette enseigne dominât la tribune. L'Assemblée
voulait ainsi se donner je ne sais quoi de solennel, et les modérés
essayaient de faire de la Constitution de 1791, si largement monarchique, une
sorte de livre sacré. Mais
bientôt des difficultés pressantes et graves obligèrent la Législative à
renoncer à ces cérémonies, puériles et à faire face au péril. D'abord deux
nouvelles sinistres lui parviennent, l'une d'Avignon, l'autre de
Saint-Domingue. A
Avignon, un secrétaire de la mairie patriote, Lescuyer, est assassiné dans
une église par la populace catholique fanatisée. Les patriotes crièrent
vengeance, mais ils commirent la faute de laisser un bandit, Jourdan
coupe-tête, prendre la direction. Celui-ci, aidé par des hommes ivres de
colère et de sang, consomma les effroyables massacres de la Glacière, A
Saint-Domingue, les mulâtres et les noirs, exaspérés par la politique
décevante de la Constituante, venaient de se soulever et, en une nuit,
avaient incendié, pillé, massacré. Mais
quelque violents et douloureux que fussent ces événements, ils n'étaient
point, pour ainsi dire, au cœur même de la Révolution. La révolte des
colonies était lointaine ; le Comtat Venaissin était à peine annexé de la
veille. Ce qui était plus inquiétant, sinon plus triste, c'est que partout la
contre-Révolution s'agitait, se ranimait à l'espérance. C'est que les
émigrés, rassemblés en un petit corps de troupe sur nos frontières,
multipliaient les excitations et les défis : c'est qu'en France même, les prêtres
réfractaires animaient les esprits, et qu'en Vendée notamment, les premiers
feux de la guerre civile s'allumaient. Mais,
s'il y avait partout des difficultés ou même des périls, la force de la
Révolution restait immense, et il aurait suffi à la Législative, d'une
politique de fermeté et de sang-froid, pour assurer le fonctionnement de
l'ordre révolutionnaire. Mais, c'est précisément le sang-froid qui faisait
défaut à cette assemblée inexpérimentée et inconsistante. Tout contribuait à
la déconcerter. D'abord, la disparition de la Constituante, de la grande
Assemblée, qui, si souvent, au 20 juin, au 14 juillet, puis au 21 juin 1791,
avait sauvé la Révolution, encourageait les espérances factieuses. Il
semblait aux ennemis de la liberté que l'immense force révolutionnaire, qui
les avait vaincus, n'était plus là, et que les destins allaient changer. L'impuissance
de la Constituante elle-même, après Varennes, sa soumission, en quelque sorte
superstitieuse, à la royauté provocatrice et traîtresse, avait suggéré l'idée
que la monarchie était intangible, qu'elle était la seule force durable et
inviolable et qu'on ne risquait rien à se rallier autour d'elle. Les
persécutions, dirigées, à la suite des événements du Champ-de-Mars, contre
les patriotes les plus ardents, poursuivis comme Danton jusque dans les
assemblées électorales, exaltaient encore la confiance, l'esprit de sarcasme
et de provocation des réacteurs. L'heure
semblait venue où la Révolution, lassée et comme effrayée de son propre
mouvement, cessait de frapper ses ennemis et se frappait elle-même. Avec de
la prudence et de l'esprit de suite, la Législative aurait permis à l'énergie
révolutionnaire de se reformer. Mais la Législative, sans passé, sans
prestige, n'avait pas confiance en elle-même ; et d'emblée, elle crut qu'elle
devait crier très fort, prodiguer les gestes de menace, pour se faire
craindre. Les orateurs, jeunes, brillants, passionnés, qui abondaient en
elle, les Grangeneuve, les Isnard, les Guadet, même Vergniaud, se plaisant
aux émotions oratoires, lui communiquaient une ardeur désordonnée, fiévreuse
et un peu factice et une sorte de fanatisme superficiel. Entre
les motions éblouissantes des Girondins et les conseils de modération débile
et sournoise des Feuillants, l'Assemblée oscillait sans cesse et elle n'avait
ni la suite dans la modération, ni la suite dans la vigueur. Toute
l'Assemblée avait je ne sais quoi de superficiel et d'artificiel. Elle ne
portait point en elle la forte, saine et droite pensée du peuple, écarté du
scrutin par la loi des citoyens passifs. Et d'autre part, la bourgeoisie
dirigeante, très déconcertée et divisée au lendemain (le Varennes, ne lui
avait donné qu'un mandat trouble et incohérent. Elle était donc comme
suspendue dans le vide et à la merci des souffles errants, des motions
improvisées ou des intrigues savantes. Et la tentation devait venir naturellement
aux habiles, à ceux qui se croyaient « des hommes d'Etat » de mépriser un peu
cette Assemblée imprévoyante, et de la conduire par des raisons incomplètes
vers des buts qu'on ne lui révélait qu'à demi. C'est
ainsi que soudain, en une séance, en un discours, Brissot fit surgir la
question de la guerre. Or, c'était en partie, une question factice et qui
masquait des desseins inavoués. LA GUERRE ÉTAIT-ELLE INÉVITABLE ? Pour
nous, aujourd'hui, il n'y a pas de plus troublant problème. Il peut sans
doute paraître puéril de refaire l'histoire après coup et de se demander ce
qu'il fût advenu de la Révolution, de la France, de l'Europe, de l'univers,
si la France révolutionnaire avait pu éviter la guerre. Mais,
d'autre part, cette grande aventure de la guerre a fait tant de mal à notre
pays et à la liberté, elle a si violemment déchaîné, dans la France de la
philosophie et des Droits de l'Homme, les instincts brutaux, elle a si bien
préparé la banqueroute de la Révolution en césarisme, que nous sommes obligés
de nous demander avec angoisse : Cette guerre 'de. la France contre l'Europe
était-elle vraiment nécessaire ? Était-elle vraiment commandée par les
dispositions des puissances étrangères et par l'état de notre propre pays ?
Enfin, pour dire toute notre pensée, il nous répugnerait beaucoup de dégrader
ou de méconnaître le patriotisme fervent, l'enthousiasme sacré qui se mêla à
la grande aventure guerrière ; mais si à l'origine même de cette aventure héroïque
nous démêlons une part d'intrigues, de roueries, de mensonges, c'est notre
devoir d'avertir les générations nouvelles. Je
crois pouvoir dire, après avoir bien étudié les documents, que, pour une
bonne part, la guerre a été machinée. La Gironde y a conduit la France par
tant d'artifices, qu'on n'a pas le droit de dire que la guerre était vraiment
inévitable. L'INITIATIVE DE BRISSOT C'est
le 20 octobre 1791, à propos du débat sur les émigrants, que Brissot parut à
la tribune. Avant qu'il eût parlé, il fut salué par les plus vifs
applaudissements. Evidemment, les initiés savaient quel coup il allait
porter, quel horizon « plein d'éclairs » il allait ouvrir ; et avant même que
le machiniste fît jouer le décor, ils exaltaient le sentiment de l'Assemblée. Il
commença par déclarer qu'il serait à la fois injuste et inutile de frapper la
foule obscure des émigrants : Ce sont les chefs de l'émigration, les
fonctionnaires publics, ayant déserté leur poste ce sont les princes, les
frères du roi qui doivent être sommés de rentrer, et, s'ils désobéissent,
déchus de leurs titres et droits. Par-là,
Brissot se flatte d'arrêter l'émigration, de frapper à la tête, la
contre-Révolution. Prétention
étrange ! Car les princes français, décidés à là
guerre à mort contre la Révolution, méprisaient tous les décrets de déchéance
et de confiscation ; que leur importaient les décrets des « rebelles » ? Et
quant à leurs biens, ils les avaient déjà réalisés en partie, et, vainqueurs,
ils les retrouveraient sans peine. Brissot
s'exalte pourtant, comme s'il y avait là une vue audacieuse et un moyen
décisif de salut : « Vous
devez vous élever, Messieurs, à la hauteur de la Révolution. Vous devez faire
respecter la Constitution par les rebelles, et surtout par leurs chefs, ou
elle tombera par le mépris. Le néant est là, il attend ou la noblesse ou la
Constitution, choisissez. (Vifs applaudissements.) Ce décret va vous juger. Ils
vous croient timides, effrayés par l'idée de frapper sur des individus que la
précédente Assemblée a épargnés. Qu'ils apprennent enfin que vous savez le
secret de votre force... « Craindriez-vous
d'être imprudents en frappant ce coup ? C'est la prudence même qui vous
l'ordonne. Tous vos maux, toutes les calamités qui désolent la France,
l'anarchie que sèment sans cesse des mécontents, la disparition de votre
numéraire, la continuité des émigrations, tout part du foyer de rébellion
établi dans le Brabant, et dirigé par les princes français. Eteignez ce
foyer en poursuivant ceux qui le fomentent, en vous attachant opiniâtrement à
eux, à eux seuls, et les calamités disparaîtront. » Quel
enfantillage ou quelle manœuvre de prétendre que toute l'agitation
contre-révolutionnaire tient au rassemblement de quelques milliers d'émigrés
! Quel enfantillage ou quelle manœuvre de prétendre que, pour arrêter toute
cette agitation, il suffira de proférer contre les princes, chefs de
l'émigration, des menaces que les législateurs ne pouvaient mettre à
exécution ! Mais,
soudain, avouant lui-même la futilité de ces mesures, Brissot met la France
de la Révolution, non plus en face d'une misérable troupe d'émigrés, mais en
face de l'Europe monarchique et féodale : « Je
vous l'ai déjà fait pressentir ; toutes vos lois et contre les émigrants et
contre les rebelles et contre leurs chefs seraient inutiles, si vous n'y
joignez pas une mesure essentielle, seule propre à en assurer le succès, et
cette mesure concerne la conduite que vous avez à tenir à l'égard des
puissances étrangères qui maintiennent et encouragent ces émigrations et ces
révoltes. « Je
vous ai démontré que cette émigration prodigieuse n'avait lieu que parce que
vous aviez épargné les chefs de la rébellion, que parce que vous avez toléré
le foyer de contre-Révolution qu'ils ont établi dans les pays étrangers ; et
ce fait n'existe que parce qu'on a négligé ou craint jusqu'à ce jour de
prendre des mesures convenables et dignes de la Nation française, pour forcer
les puissances étrangères d'abandonner les rebelles. « Tout
présente ici, Messieurs, cet enchaînement de fraudes et de séductions. Les
puissances étrangères trompent les princes, ceux-ci trompent les rebelles,
les rebelles trompent les émigrants. Parlons enfin le langage d'hommes libres
aux puissances étrangères et ce système de révolte, qui tient à un anneau
factice, tombera bien vite ; et non seulement les émigrations cesseront, mais
elles reflueront vers la France, car les malheureux qu'on enlève ainsi à leur
patrie désertent dans la ferme persuasion que des armées innombrables vont
fondre sur la France et y rétablir la noblesse. Il est temps enfin de faire
cesser ces espérances chimériques qui égarent des fanatiques ou des
ignorants, il est temps de montrer à l'univers ce que vous êtes, hommes
libres et Français. » (Applaudissements prolongés.) Hélas !
quelle mystification, et avec quelle facilité l'Assemblée se laisse prendre à
des raisonnements aussi dangereux qu'enfantins ! Car s'il est vrai que les
puissances étrangères trompent les émigrants, s'il est vrai qu'elles ne sont
nullement disposées à mettre à leur service des soldats, la vérité ne tardera
pas à éclater à tous les yeux ; la déception ramènera bientôt les émigrants,
et tout ce prestige s'évanouira sans que la France ait couru le risque
d'indisposer les puissances étrangères par des fanfaronnades et des menaces.
Si les puissances sont foncièrement pacifiques, pourquoi s'exposer à susciter
en elles des sentiments belliqueux ? Mais
soudain, comme s'il avait senti la frivolité de sa thèse, Brissot jette le
trouble dans l'esprit de l'Assemblée, par la plus détestable exaltation et
par les contradictions les plus étranges. Il fait appel au sentiment de la
gloire, à l'amour-propre blessé. Il montre le peu de cas que les puissances
font de la France révolutionnaire, de sa Constitution nouvelle. Partout, en
tous pays, à Naples, en Russie, en Suisse, à Liège, nos ambassadeurs ne
trouvent point les égards auxquels ils ont droit. Et Brissot, en un tableau
effrayant et sommaire, nous montre un instant toute l'Europe conjurée contre
nous : « Est-il
vrai que, dans cette fameuse entrevue de Pillnitz, on ait conjuré la ruine de
la Constitution française ? Est-il vrai qu'on y ait arrêté cette déclaration
devenue publique, par laquelle les princes s'engagent à maintenir le repos de
l'Europe et à tourner leurs armes contre la France, si elle ne donne pas
satisfaction aux princes allemands ? Est-il vrai que le roi de Prusse, comme
Electeur de Brandebourg, ait fait la même déclaration à la Diète de
Ratisbonne ? Est-il vrai que l'Impératrice de Russie ait écrit cette lettre à
l'Empereur, dans laquelle elle déclare qu'elle se croit obligée, par bien des
considérations et pour le repos de l'Europe, à regarder comme sa propre cause
la cause du roi des Français ? Est-il vrai qu'elle ait actuellement donné des
sommes d'argent considérables aux 'chefs des rebelles, qu'elle leur ait
envoyé, pour se concerter avec eux, un personnage distingué dans ses Etats
?... « Est-il
vrai que tous les princes aient arrêté de tenir un congrès à Aix-la-Chapelle
pour modifier notre Constitution et rétablir la noblesse ? Est-il vrai que
cet évident projet de congrès doive s'exécuter, malgré la déclaration faite
par le roi qu'il accepte la Constitution ? » Mais si
tout cela est vrai, il y a une conjuration universelle des souverains de
l'Europe contre la France de la Révolution, et la guerre va éclater. Nous
savons, nous, que cela n'est point vrai ; que Brissot, dans ses
interrogations menaçantes, supprime toutes les nuances, ne tient aucun compte
des difficultés sans nombre qui paralysaient les puissances, des réserves qui
neutralisaient leurs déclarations. Nous savons déjà, notamment, qu'à Pillnitz
l'empereur d'Allemagne et le roi de Prusse n'ont pris que des engagements
incertains, subordonnés au concours des autres puissances qui, comme
l'Angleterre, se dérobent. Mais enfin, si cela est vrai, il n'y a plus en
effet à hésiter. Il faut révéler à la France toute l'étendue du péril et
sonner dans tout le pays la guerre sainte pour la liberté. Mais
voici que soudain Brissot nous découvre qu'au fond les puissances veulent la
paix, ou sont incapables de faire la guerre, et tout cela n'est que
fantasmagorie : « Considérez,
Messieurs, quelles puissances on veut vous faire redouter, et vous verrez si
vous ne devez pas déployer toute votre énergie, soit à leur égard, soit à
l'égard des rebelles qu'elles favorisent. « Le
peuple anglais aime notre Révolution, si son gouvernement la hait, et pour
juger des forces de ce gouvernement, il faut ouvrir le registre des intérêts
qu'il paye, entendre les volontaires de Dublin, parcourir les déserts de
l'Ecosse et suivre le lord Cornwalis à Seringapatam. « C'est
à Tippou, vainqueur ou vaincu, que nous devons la
modération du gouvernement anglais ; il ne sera jamais à redouter tant qu'il
aura à combattre ou à régir le vaste Hindoustan. Non que je veuille ici
déprécier un peuple libre, avec lequel la nature des choses nous commande les
liaisons les plus étroites, un peuple appelé à être notre allié, notre frère
; mais je veux, je dois calmer de vaines terreurs. « Telles
sont encore celles qu'inspire l'Autriche-Hongrie. Son chef aime la paix, veut
la paix, a besoin de la paix. (Applaudissement.) Ses pertes immenses en hommes
et en argent dans la dernière guerre, la modicité de ses revenus, le
caractère inquiet et remuant des peuples qu'il commande, les mécontentements
du- Brabant que les prédications des Vonckistes, que les querelles des Etats avec
le Conseil ne cessent d'allumer, la disposition des troupes qui ont pressenti
la liberté, qui ont déjà donné des exemples funestes pour la discipline,
encouragées par une condescendance inouïe dans les troupes autrichiennes,
tout fait une loi à Léopold de recourir aux négociations et non aux armes. « Les
habitudes, les goûts et l'intérêt y porteront également l'héritier du grand
Frédéric, qui ne peut en politique excuser sa coalition avec son ennemi, s'il
veut être de bonne foi jusqu'au bout ; car la Révolution française ôte à
l'Autriche une partie de son poids dans la balance germanique. « Quant
à cette princesse (Catherine de Russie), dont l'ambition ne connaît point de bornes,
tout est uni contre elle : ses trésors épuisés, ses guerres ruineuses, les
éléments, les distances. On a peine à subjuguer des esclaves à mille lieues ;
on ne triomphe point d'hommes libres à cette distance. » (Applaudissements.) Mais
quoi ! Et que veut donc Brissot ? Si malgré leurs manifestations
contre-révolutionnaires les puissances ou désirent la paix ou sont incapables
de faire la guerre, si leur démonstration contre la liberté nouvelle de la
France est une parade, elles y renonceront d'elles-mêmes quand elles verront
que cette parade est vaine, que la France ne s'émeut pas. Il n'y a donc
qu'une politique sensée : sauvegarder le sang-froid de la France et pratiquer
la Constitution libre, sans souci de l'étranger. Par sa seule durée, la
liberté révolutionnaire déjouera les manœuvres de l'étranger et triomphera de
tous ces simulacres d'hostilité. Mais,
provoquer les puissances, leur tenir un langage menaçant, et s'exposer ainsi
à convertir en résolutions réellement belliqueuses leurs parades grossières
ou leurs velléités incertaines, c'est un crime contre la Révolution, livrée
ainsi à tous les hasards. Ce crime s'aggrave quand, pour décider la France à
ces démarches imprudentes, on exagère à plaisir la faiblesse et les embarras
de l'étranger, dont les difficultés intérieures ne dépassaient certainement
pas celles de la France elle-même. Et pourtant, après avoir égaré par ces
sophismes une assemblée sans information et sans réflexion, Brissot la grise
de paroles fanfaronnes : « La
France a le droit de dire aux gouvernements voisins : nous respectons votre
pays, mais respectez le nôtre ; ne donnez plus d'asile aux mécontents, ne
vous associez plus à leurs projets sanguinaires ; déclarez-nous que vous ne
vous associerez pas ; ou que si vous préférez à l'amitié d'une grande nation
vos rapports avec quelques brigands, attendez-vous à des vengeances ; la
vengeance d'un peuple libre est lente, mais elle frappe sûrement. » (Applaudissements.) Ô
détestable griserie d'ignorance et d'orgueil. Même le Ça ira avait retenti
dans le discours de Brissot, « ce chant célèbre qui propagera jusque dans les
derniers temps l'histoire de la Révolution ». Brissot donna lecture d'un
projet de décret qui se terminait ainsi : « Quant
aux puissances étrangères qui favorisent les émigrants et les rebelles,
l'Assemblée nationale réserve à cet égard de prendre les mesures convenables,
après le rapport du ministre des affaires étrangères ajourné au 1er novembre.
» C'était
menaçant et vague : c'était la nuée perfide portant la guerre dans ses
flancs. Quand Brissot descendit de la tribune d'où il avait laissé tomber
tant de paroles contradictoires, aveuglantes et funestes, « une grande
partie de l'Assemblée et des tribunes applaudit à plusieurs reprises ».
— « Les applaudissements accompagnent M. Brissot jusqu'à sa place, et
quelques minutes se passent dans l'agitation. » Ce fut une journée fatale. Aucun
orateur n'osa répondre nettement à Brissot qu'il compromettait témérairement
la paix et que la Révolution ne devait pas se risquer en cette- grande
aventure sans une connaissance certaine de l'état de l'Europe et sans une
nécessité absolue. Les uns déclarèrent modestement et presque humblement
qu'ils n'avaient que « quelques étincelles à ajouter aux grands éclairs
de Brissot » ; d'autres se bornèrent à dire qu'il avait « transformé
tout le champ de la discussion » et à demander un ajournement du débat. LES COMMENTAIRES DES JOURNAUX Les
journaux démocratiques furent un moment déconcertés. Le journal de Prudhomme Les
Révolutions de Paris, qui, tout à l'heure, va ouvrir contre la politique
de guerre une si belle et si vigoureuse campagne, se tait tout d'abord. C'est
à peine s'il mentionne le grand discours de Brissot et il ne le commente pas.
Ce silence ou ce quasi-silence sur un discours aussi sensationnel est déjà
significatif : c'est un blâme secret, qui n'ose s'exprimer encore. Marat
lui-même est embarrassé ; lui qui bientôt se déchaînera contre Brissot avec
tant de violence, il se réserve ; pourtant, avec sa clairvoyance aiguë, il a
bien démêlé les sophismes et les contradictions du discours, mais on dirait
qu'il n'ose prendre ouvertement à son compte les critiques qu'il suggère, et
sa conclusion est bien vague. Dans son numéro du 25 octobre, il écrit : « Je
ne suivrai point M. Brissot dans ses considérations sur nos rapports
politiques avec les nations étrangères, que nous devons regarder comme
ennemies, d'après les outrages qu'en éprouvent les Français, amis de la
liberté. « Il
pense, qu'au lieu de nous attaquer de vive force, elles formeront entre
elles, une médiation armée, pour reconnaître la noblesse et nous donner le
gouvernement anglais. Mais à quoi bon, dira peut-être quelque raisonneur,
insister si fort sur la nécessité de les faire expliquer incessamment, sans
attendre qu'elles nous attaquent à l'improviste puisque les plus redoutables
sont peu faites pour nous intimider, tandis que les autres ne méritent que du
mépris ? Et puisque nous n'avons rien à craindre de ces puissances,
pourquoi s'inquiéter si fort des émigrants qui réclament leur appui ?
Pourquoi les poursuivre à outrance sans distinguer les citoyens effrayés des lâches
déserteurs et des traîtres perfides ? « Ce
sont les atteintes cruelles que ces puissances liguées avec les conjurés du
dedans et du dehors peuvent porter à la liberté ; et les coups mortels
qu'elles s'apprêtent de porter à la patrie, qui doivent enfin nous faire
ouvrir les yeux sur les dangers qui nous menacent et nous faire recourir à
des mesures efficaces pour faire rentrer dans nos murs les fugitifs
conspirateurs. » Evidemment,
les objections que Marat met dans la bouche du raisonneur, ont frappé Marat
lui-même, et devant le discours de Brissot il ressent du malaise. Mais il
n'est pas encore décidé à l'offensive. LES DISPOSITIONS DES PUISSANCES Ainsi,
dès son premier éclat, la politique belliqueuse semblait tout dominer. Et
pourtant, jamais les dispositions des puissances ne furent plus incertaines.
Jamais il ne parut plus facile, à une politique avisée, de conjurer toute
agression et d'empêcher le concert des souverains. J'ai déjà cité la lettre
du roi d'Angleterre qui refusait tout concours au roi de Suède et, par son
ferme propos de neutralité, réduisait à néant la convention de Pillnitz. J'ai
cité aussi ce que Fersen écrit des dispositions tout à fait négatives de
l'empereur Léopold. Il est certain qu'en octobre, au moment même où Brissot
pousse la France à une démarche décisive, le désarroi et l'hésitation sont
très grands à la Cour et chez les puissances. La
trahison royale continue. Ni Louis XVI, ni Marie-Antoinette n'acceptent la
Révolution et la Constitution. Mais ils sont frappés de terreur, ils ont peur
qu'une imprudence des émigrés expose leur liberté et leur vie même aux plus
grands périls. Ils s'efforcent à paralyser l'émigration : et ils demandent
aux souverains étrangers de former un Congrès. Ce Congrès essaiera d'imposer
à la France une constitution nouvelle, plus respectueuse de la monarchie.
C'est la trahison, mais la trahison mêlée de peur. Car Louis XVI et
Marie-Antoinette craignent que si le Congrès des souverains procède d'emblée
par la force, il ne provoque un soulèvement terrible de toute la France. II
faudrait qu'il pût agir par une sorte de pression. Mais cette pression ne
sera efficace que si les puissances sont absolument unanimes. Or,
cette unanimité absolue est, à cette date, une chimère. Des puissances se
réservent et elles tirent argument de l'acceptation de la Constitution par
Louis XVI. Les princes, les émigrés, désavoués par le roi, redoutés par la
reine, importuns aux puissances, s'exaspèrent tous les jours, mais d'une rage
impuissante. Le 20
octobre, le jour même où Brissot sonne la première fanfare de guerre, le
comte de Fersen écrit au roi de Suède : « Sire, je suis assuré que
l'intention de l'Empereur est de regarder la sanction du roi de France comme
bonne et de ne rien faire en ce moment, sous prétexte qu'on ne peut pas lui
donner un démenti. Mais la seule chose qu'on pourrait obtenir, serait
l'annonce immédiate d'un Congrès, la fixation du lieu et la nomination des
membres qui devraient le composer. Le prétexte de ce Congrès serait la prise
de possession que l'Assemblée a faite d'Avignon. Il faudrait engager le pape
à réclamer l'intervention de, toutes les puissances de l'Europe contre une
telle usurpation. La Cour d'Espagne pourrait indiquer cette démarche à Sa
Sainteté. Je doute cependant encore de l'activité que l'Empereur mettrait à
cette démarche s'il n'y était poussé par les autres Cours. » MARIE-ANTOINETTE ET LE CONGRÈS Marie-Antoinette
écrit le 19 octobre à Fersen : « J'écris à M. de Mercy pour presser le
Congrès. Je lui mande de vous communiquer ma lettre ; aussi je n'entre pas en
détail sur cela avec vous. J'ai vu M. du Moustier qui désire fort aussi ce
Congrès. Il m'a donné même des idées pour les premières bases, que je trouve
raisonnables. Il refuse le ministère et je l'y ai même engagé. C'est un homme
à conserver pour un meilleur temps et il serait perdu. » Et elle
continue sa lettre par des paroles découragées, presque désespérées : elle ne
sait si elle redoute davantage les Français du dehors, les émigrés, ou les
Français du dedans, les révolutionnaires. « Tout est assez tranquille
pour le moment, en apparence, mais cette tranquillité ne tient qu'à un fil et
le peuple est toujours comme il était, prêt à faire des horreurs ; on nous
dit qu'il est pour nous, je n'en crois rien, au moins pour moi. Je sais le prix
qu'il faut mettre à tout cela ; la plupart du temps cela est payé et il ne
nous aime qu'autant que nous faisons ce qu'il veut. Il est impossible d'aller
longtemps comme cela ; il n'y a pas plus de sûreté dans Paris qu'auparavant,
et peut-être encore moins, car on s'accoutume à nous voir avilis... Les Français
sont atroces de tous les côtés : il faut bien prendre garde que ceux d'ici
(les
révolutionnaires)
ont l'avantage et qu'il faille vivre avec eux, ils ne puissent nous rien
reprocher ; mais il faut penser aussi que, si ceux du dehors redeviennent
maîtres, il faut qu'on puisse ne pas leur déplaire... » C'est
l'extrême frayeur : elle ne sait plus quel est le parti qui l'emportera et
elle veut se ménager avec tous. Ce n'est plus la reine superbe et outragée
qui calcule des moyens de revanche. C'est la créature humaine aux abois qui
ne veut pas périr, et quelle tristesse pour elle de constater le néant de ces
applaudissements « populaires », payés par la liste civile ! Le 21
octobre le baron de Taube écrit de Stockholm à Fersen : (c Quant aux affaires
de France voici ce que les princes disent dans leur lettre à l'impératrice (de Russie) : L'esprit de lenteur qui
conduit les cabinets de Vienne et de Madrid, la mauvaise volonté de ce
dernier, que nous avons de fortes raisons de croire vendu à nos ennemis ; les
intrigues enfin du baron de Breteuil, car il est temps de le nommer à Votre
Majesté, qui aime mieux de tout renverser que de voir réussir des projets
qu'il n'a pas conçus lui-même, etc., etc. » Ainsi,
colère et déception chez les émigrés, terreur et duplicité chez la reine,
indécision et paralysie des puissances : je ne sais quel effort stérile et
informe de trahison et de guerre qui n'aboutit pas. Le 31
octobre, Marie-Antoinette écrit à Fersen : « La lettre de Monsieur (comte de
Provence et frère du roi)
au baron (de
Breteuil) nous a
étonnés et révoltés ; mais il faut avoir patience et dans ce moment, ne pas
trop montrer sa colère ; je vais pourtant la montrer à nia sœur (Madame
Elisabeth, sœur de Louis XVI, qui tenait pour les princes). Je suis anxieuse
de savoir comment elle la justifiera au milieu de tout ce qui se passe. C'est
un enfer que notre intérieur ; il n'y a pas moyen d'y rien dire avec les
meilleures intentions du monde. Ma sœur est tellement indiscrète, entourée
d'intrigants, et surtout dominée par son frère au dehors, qu'il n'y a pas
moyen de se parler, ou il faudrait quereller tout le jour. Je vois que
l'ambition des gens qui entourent Monsieur le perdra entièrement ; il a cru
dans le premier moment qu'il était tout, et il aura beau faire, jamais il ne
jouera ce rôle ; son frère (Louis XVI), aura toujours la confiance et l'avantage sur lui
dans tous les partis, par la constance et l'invariabilité de sa conduite. Il
est bien malheureux que Monsieur ne soit pas revenu tout de suite, quand nous
avons été arrêtés, il aurait suivi alors toujours la marche qu'il avait
annoncée : de ne vouloir jamais nous quitter, et il nous aurait épargné beaucoup
de peines et de malheurs, qui vont peut-être résulter des sommations que nous
allons ètre forcés de lui faire pour sa rentrée, à
laquelle nous sentons bien, que, surtout de cette manière, il ne pourra pas
consentir. « Nous
gémissons depuis longtemps du nombre des émigrants ; nous en sentons
l'inconvénient tant pour l'intérieur du royaume que Pour les princes mêmes.
Ce qui est affreux, c'est la manière dont on trompe et a trompé tous ces
honnêtes gens, à qui il ne restera bientôt que la ressource de lu rage et du
désespoir. « Ceux
qui ont eu assez de confiance en nous pour nous consulter, ont été arrêtés,
ou au moins s'ils ont cru de leur honneur de partir, nous leur avons dit la
vérité. Mais que voulez-vous ? le ton et la manie est, pour ne pas faire nos
volontés, de dire que nous ne sommes pas libres (ce qui est bien vrai) ; mais
que par conséquent nous ne pouvons pas dire ce que nous pensons et qu'il faut
agir à l'inverse... Comme il est pourtant possible qu'ils fassent, dans ce
moment-ci, des sottises qui perdraient tout, je crois qu'il faut à tout prix
les arrêter (les princes) ; et comme j'espère, d'après ce que vos papiers
annoncent et la lettre de M. de Mercy, que le Congrès pourra avoir lieu, je
crois qu'il faudrait leur envoyer d'ici quelqu'un de sûr, qui pût leur montrer
le danger et l'extravagance de leur projet : leur montrer en même temps notre
véritable position et nos désirs, en leur prouvant que la seule marche à
suivre pour nous est, dans ce moment-ci, de gagner la confiance du peuple,
que cela est nécessaire, utile même, pour tout projet quelconque ; qu'il faut
que pour cela tout marche ensemble et que les puissances ne pouvant pas venir
au secours de la France avec de grandes forces pendant l'hiver, il n'y a
qu'un Congrès qui puisse rallier et réunir les moyens possibles pour le
printemps. « ...
L'Espagne avait encore une autre idée, mais que je crois détestable : c'est
de laisser entrer les princes avec tous les Français, soutenus seulement par
le roi de Suède, comme notre allié, et déclarer par un manifeste qu'ils ne
viennent pas faire la guerre, mais pour rallier tous les Français à leur
parti et se déclarer protecteurs de la vraie liberté française. « Les
grandes puissances fourniraient tout l'argent nécessaire pour cette opération
et resteraient, elles, au dehors, avec un nombre de troupes assez
considérable pour en imposer, mais ne rien faire, pour qu'on ne puisse
prendre prétexte d'une invasion et crainte de démembrement. Mais tout cela
n'est pas praticable comme cela, et je crois que si l'Empereur se dépêche
d'annoncer le Congrès, c'est la seule manière convenable et utile de finir
tout ceci. Je n'entends point pourquoi vous désirez qu'on relève de suite les
ministres et ambassadeurs (accrédités à Paris par les puissances), il me
semble que ce Congrès étant censé, au moins dans le premier moment, d'être
réuni tant pour les affaires qui intéressent toutes les puissances de
l'Europe que pour celles de la France, il n'y a pas de raison à cette prompte
retraite, et puis est-on sûr que toutes les puissances en agiront de même
et croit-on que l'Angleterre, la Hollande, conduite par elle, et la Prusse
même, pour dé jouer les autres, ne laisseront pas peut-être leurs ministres ?
Alors il y aurait une désunion dans les opinions de l'Europe qui ne pourrait
que nuire à nos affaires. Je peux me tromper : mais je crois qu'il n'y a
qu'un grand accord, au moins en apparence, qui puisse en imposer ici. » Il est
visible qu'il n'y avait point péril immédiat pour la Révolution, qu'elle
avait le temps de s'organiser, de se fortifier à l'intérieur, de déjouer les
intrigues et les trahisons et peut-être de s'imposer à l'Europe et aux rois
par le prestige de sa force, sans se jeter au hasard des guerres. Quelle
imprudence à Brissot et à ses amis, d'animer et de coaliser par leurs défis,
par leurs sommations, des souverains aussi incertains et aussi divisés ! Le 4
novembre encore, Fersen écrit de Bruxelles au roi de Suède : « Tout me
confirme dans l'opinion que l'intention du cabinet de Vienne est de ne rien
faire. Déjà il a, par ses discours, forcé le roi à sanctionner, mis les
puissances du Nord, dont il craint l'entente, dans l'impossibilité d'agir.
L'Empereur vient de recevoir l'ambassadeur de France et les nouvelles lettres
de créances qu'il lui a présentées ; il témoigne hautement, à Vienne, le
contentement sur la sanction du roi de France et, après m'avoir dit que le
seul moyen de venir au secours du roi serait une acceptation de la
Constitution, sans y faire aucun changement, il présente cette même
acceptation comme une raison pour ne pas s'en mêler. Je sais, en outre, que
les arrangements qui avaient été pris pour la marche des troupes viennent
d'être annulés et le comte de Mercy s'explique froidement sur la convocation
d'un Congrès. » « Le
prince de Kaunitz n'aime pas la France et verra avec plaisir l'abaissement de
cette puissance. L'Empereur est faible et se laisse mener par ses ministres,
il est d'ailleurs personnellement anglais. L'empressement du roi de Prusse à
soutenir le roi les effraye ; ils y voient le projet qu'il a sans doute de
s'allier à la France ; le leur est sans doute de se lier avec l'Angleterre,
et quelques passages d'une conversation que le comte de Mercy a eue avec
quelqu'un et dont j'ai eu le détail me confirment dans cette opinion. » Et, ce
qui ajoute au désarroi, c'est que la Cour de Russie blâme hautement comme une
faiblesse, comme une désertion de la cause des souverains, l'acceptation même
simulée de la Constitution par Louis XVI : c'est donc exactement le contraire
de la tactique recommandée par l'empereur Léopold. Le
baron de Steding, ambassadeur de Suède à
Saint-Pétersbourg, écrit au comte de Fersen le 25 octobre (5 novembre) : « Tout ce qui se fait
aux Tuileries depuis un mois déroute tout le monde. Les Cours mal
intentionnées et indécises en prennent occasion pour excuser leur inaction.
Les ennemis de la monarchie applaudissent et les bons sujets du roi sont
consternés. « J'imagine
quelquefois que l'intention de la reine est de s'attacher le peuple pour
relever l'autorité royale par les mêmes mains qui l'ont détruite... Ce que je
vous écris n'est pas uniquement mon sentiment à moi, c'est celui de S. M.
l'Impératrice (Catherine de Russie) qui a une bonne tête et le jugement très juste. » Le
comte Esterhazy écrit à Fersen de Saint-Pétersbourg le 28 octobre (6 novembre) : « Nous
ne nous étions pas trompés sur le ministère de l'Empereur (Léopold). Il a fait du pis qu'il a pu
pour nos affaires, et on a mandé ici même, du 15 octobre, que le marquis de
Noailles (ambassadeur
constitutionnel de la France) avait déjà jour pour ses audiences. La conduite de cette Cour-ci
(de
Russie) est un peu
différente. Elle parle hautement, mais n'agit pas encore, et la saison est un
bon prétexte puisqu'on a tant retardé. La Suède professe les mêmes
sentiments, mais peut-être un désir plus vif d'agir, mais pour que le succès
soit sûr, les deux Cours désirent avec ardeur que l'union s'établisse
entre les Tuileries et les princes... « Expliquez-nous
Je peut-être du roi (Louis XVI). S'il est de bonne foi (en acceptant la
Constitution), il se voue à l'avilissement aux yeux de son *siècle et de la
postérité et, s'il trompe, il en fait trop pour pouvoir être justifié par la
nécessité ou par le danger. Je voudrais du moins qu'il prouvât, par une
apparence de résistance, qu'il est forcé de tenter les démarches humiliantes
que l'on exige de lui. Cela donnerait des armes à ceux qui veulent le servir,
même malgré lui, et n'autoriserait pas l'inaction des faibles qui ne
demandent qu'un prétexte. « Je
conviens que les bases de la présente Constitution sont si fausses qu'elle ne
peut pas aller mais, tant qu'une force majeure ne dictera pas des lois sans
égard à tout ce qui a été fait, on en gardera un peu, on détruira une partie,
on en changera une autre, et de cet état inerte et incertain il résultera des
désordres d'un autre genre qui produiront toujours l'anarchie et les maux qui
en sont la conséquence. « Vous,
mon ami, dont, ainsi que moi, le seul désir est le bien de la famille royale,
employez tous vos moyens pour prouver que sans accord on ne peut rien faire
que du mal. Avant de savoir qui gouvernera la France, mettons la France en
état d'être gouvernée ; et attendons, pour discuter à qui sera le ministère,
qu'il y ait un roi. Tout retardement à cet égard est un mal si grand que pour
peu qu'il se prolonge il sera sans remède. Est-il vrai que l'archiduchesse
dit hautement que l'Empereur ne donnera ni hommes ni argent et, puisque le
roi est content de la Constitution, qu'on serait fou de courir des risques
pour la changer ? Gare à elle ! En établissant ce principe-là, elle pourra
bien se faire chasser encore une fois des Pays-Bas et croyez que la contagion
gagnera vite partout où les souverains n'auront pas assez de caractère pour
couper dans le vif dès que la gangrène les gagnera. » LES COURS DU NORD Ainsi ;
tandis que l'empereur d'Allemagne ne se décide nullement et cherche toutes
sortes de raisons pour ne pas intervenir en France, tandis que l'Angleterre
proclame sa neutralité absolue, les Cours du Nord, Suède et Russie, parlent
assez haut mais agissent peu, et surtout, mettent pour condition à leur
action un changement impossible dans le système de Louis XVI. Elles lui
demandent de préparer le rétablissement de l'absolutisme qui lui apparaît à
lui-même impraticable. Elles lui demandent enfin, de se découvrir aux yeux
des Français et de marquer si bien que son acceptation de la Constitution est
forcée, qu'aucun Français ne pourra un instant avoir confiance en lui. C'est
dans ce sens que le roi de Suède écrit à Fersen le 11 novembre : « La
conduite équivoque de ce prince (l'empereur d'Allemagne) et ses tergiversations
continuelles nous présageaient le parti qu'il avait pris depuis longtemps et tout
ce qu'il faisait n'était que pour empêcher les autres puissances d'agir, en
leur faisant perdre du temps ; mais il est vrai que la conduite honteuse du
roi de France a favorisé merveilleusement ses projets et, quoique nous
devions nous attendre à des démarches faibles, la conduite de la Cour de
France a sûrement passé en lâcheté et en ignominie tout ce qu'on pouvait en
présumer et que le passé pouvait indiquer ; mais ce qui est bien plus
fâcheux, c'est qu'après avoir autant dégradé sa dignité il travaille encore à
mettre des entraves aux efforts que ses frères et les puissances qui
s'intéressent au sort de ce prince et au bien de la France peuvent faire pour
le secourir ; et si la reine préfère la sujétion et le danger où elle vit à
la dépendance des princes ses frères (ses beaux-frères) qu'elle paraît plus
redouter, quoique bien à tort, je dois vous dire que l'Impératrice (de Russie) est très mécontente de cette
conduite. » Et le
roi de Suède va jusqu'à traiter Marie-Antoinette en suspecte qui doit donner
par écrit des gages de sa haine contre la Révolution : « Vous devez donc
fortement représenter à la reine, la nécessité pour elle de donner des
assurances par écrit qui prouvent la violence qu'on lui fait et a faite
depuis qu'elle a reparu sous une apparente liberté, pour que cet écrit soit
une arme contre les prétextes dont se servira l'Empereur et forcer ce prince
à prendre seulement sur lui la honte de sa conduite qu'il tâche maintenant de
rejeter sur la sienne. » L'EMPEREUR Ainsi,
parmi les ennemis de la Révolution, discordance, méfiance, paralysie. Et
cette impuissance devient si aiguë que, le 26 novembre 1791, Fersen, dans un
mémoire à Marie-Antoinette où il résume tout l'état des choses, lui demande
formellement de ne plus compter sur l'empereur d'Allemagne et de se passer de
son concours : « s'il est vrai, comme je le crois, que vous ne puissiez
plus compter sur l'Empereur, il faut absolument tourner vos espérances d'un
autre côté, et ce côté ne peut être que le Nord et l'Espagne, qui doit
décider la Prusse à entraîner l'Empereur. » Mais ce
plan est puéril. Que serait un Congrès des souverains se proposant de
rétablir l'autorité de Louis XVI et où le frère de Marie-Antoinette,
l'empereur d'Allemagne, ne viendrait pas ou ne viendrait que par force ?
D'ailleurs, Fersen lui-même ne pouvait penser que le roi de Prusse commît
l'imprudence de s'engager dans une politique qui pouvait mener à la guerre
sans y engager en même temps l'empereur d'Allemagne. Dans le mémoire du 29
novembre il écrit : « On me mande de Berlin : « L'impératrice de
Russie a écrit au roi de Prusse pour l'inviter de la manière la plus
pressante d'entrer avec elle dans des mesures rigoureuses, pour faire rendre
au roi de France sa liberté et les prérogatives de son trône. S. M.
Prussienne a répondu qu'elle était prête et qu'elle persistait dans les
sentiments déclarés à Pillnitz, pourvu que toutes les autres puissances,
mais surtout l'Empereur, voulussent coopérer au même but. On a fait dire
également aux princes qu'ils n'ont qu'à se régler ici strictement d'après ce
que fera la Cour de Vienne et que si celle-ci reste inactive le roi de Prusse
ne fera rien de son côté. » Il n'y
a donc que l'Impératrice de Russie qui semble décidée. Et elle joue trop
visiblement un rôle égoïste. Elle sait bien que, à raison même de la
distance, elle ne sera tenue d'engager contre la France révolutionnaire
qu'une part infime de ses forces ; nul ne peut prévoir alors le formidable
duel de Napoléon et de la Russie. Catherine précipitera donc toute l'Europe
dans une guerre contre la France ; cette guerre sera d'autant plus violente,
d'autant plus longue, elle absorbera d'autant plus les forces de l'Autriche
et de la Prusse que l'on prétendra imposer à la France de la Révolution un
régime plus despotique et des conditions plus dures. Et pendant ce temps,
l'influence de la Russie sera souveraine en Pologne, en Turquie, sur les
rives du Danube. La seule puissance qui parle haut cherche donc à pousser les
autres dans le piège, et son empressement même ajoute à la méfiance et à
l'incertitude générale. LOUIS XVI ET LES ÉMIGRÉS Louis
XVI et Marie-Antoinette ne se laissent pas entraîner malgré tout, vers la
politique des émigrés. Et ils s'obstinent à espérer de l'Empereur la réunion
d'un Congrès. Le 19 octobre, Marie-Antoinette écrit au comte de
Mercy-Argenteau : « Je vous ai mandé mon idée sur un Congrès. Tous les
jours cette mesure devient plus pressante ; les frères du roi sont eux-mêmes
dans une position, par le nombre des personnes qui les ont rejoints, à n'être
plus maîtres de contenir ceux qu'ils voudraient, et peut-être seront-ils
forcés de marcher sous peu. Jugez de l'horreur de leur position et -de la
nôtre. D'un côté nous sommes obligés de marcher contre eux, et cela ne se
peut pas autrement, et de l'autre, nous serons encore soupçonnés ici d'être
de mauvaise foi et d'accord avec eux... « On
ne peut voir sans frémir les suites d'un tel événement et à quoi nous serions
exposés ici. Il faut donc à tout prix le prévenir, et ce n'est que l'Empereur
qui le puisse, en commençant le Congrès, en indiquant de suite le lieu et
quelques-tins des membres qui le composeront. » On
pourrait croire, par un billet de Mercy à Marie-Antoinette du 26 octobre, que
l'Empereur se rallie en effet à l'idée d'un Congrès : « On avait réglé
d'avance tout ce qu'indique la note du 19 sur l'utilité d'un Congrès, il est
plus que probable que les puissances s'y rallieront. On y est très décidé à
Vienne, où cette même note du 19 sera envoyée sans retard. Les princes se
plaignent maintenant de l'Empereur et lui attribuent tous les délais et
obstacles à leurs projets. Le monarque est très dégoûté de pareils procédés ;
il emploie tous les moyens qui sont en son pouvoir pour arrêter les projets
actifs des princes. » L'EMPEREUR REFUSE LE CONGRÈS Mais,
dès le 21 novembre, Mercy-Argenteau apprend à Marie-Antoinette qu'elle ne
doit pas compter sur le Congrès. L'Empereur estime que le roi doit faire
l'essai de la Constitution. Il doit tout au moins tenter de ramener à lui les
esprits et c'est seulement « s'il arrivait le contraire » de ce qu'on peut se
promettre de cette politique que les puissances interviendraient. « Partant
de ce plan, on croit un Congrès inutile, même impossible. On ne peut traiter
avec les usurpateurs de l'autorité souveraine ; le roi ne peut se charger de
leur mandat, et s'il s'en chargeait, que pourrait-on lui demander qui ne fût
en contraste avec les engagements qu'il vient de prendre puisque tout ce qui
serait demandé ne pourrait l'être qu'au nom et pour le roi ? Ce monarque se
chargeant de traiter aurait à soutenir le pour et le contre. Si, sur un refus
on se détermine à faire la guerre, à qui la fera-t-on ? puisqu’après
l'acceptation on ne peut plus séparer le roi de l'Assemblée nationale. » L'empereur
d'Allemagne ne se borne donc pas à refuser toute intervention diplomatique
comme toute intervention armée, il essaie de persuader à Louis XVI et à
Marie-Antoinette que, liés par leur acceptation de la Constitution, ils sont
condamnés à l'incohérence et à l'impuissance s'ils n'agissent pas dans le
sens de la Constitution. Louis
XVI insiste encore, - par un mémoire du 25 novembre à l'adresse du baron de
Breteuil : « Toute la politique doit se réduire à écarter les idées
d'invasion que les émigrés pourraient tenter par eux-mêmes ; ce serait le
malheur de la France si les émigrés étaient en première ligne et s'ils
n'avaient des secours que de quelques puissances. « Qui
dit que d'autres, comme l'Angleterre, ne fourniraient pas au moins en secret
des secours à l'autre parti et ne tireraient pas avantage de la fâcheuse
situation de la France se déchirant elle-même ? « Il
faut persuader aux émigrés qu'ils ne feront rien de bien d'ici au printemps ;
que leur intérêt ainsi que le nôtre demande qu'ils cessent de donner des
inquiétudes. On sent bien que, s'ils se croyaient abandonnés, ils se
porteraient à des excès qu'il faut éviter ; il faut porter l'espérance des
uns au printemps et pourvoir aux besoins des autres. Un Congrès atteindrait
le but désiré, il pourrait contenir les émigrés et effrayer les factieux. « Les
puissances conviendraient ensemble du langage à tenir à tous les partis. Une
démarche combinée entre elles ne peut qu'en imposer sans nuire aux intérêts
du roi ; outre leurs intérêts particuliers, il se trouvera peut-être des
occasions où ces interventions seraient nécessaires : si, par exemple, on
voulait établir la République sur les débris de la monarchie. Il n'est pas
possible non plus qu'elles voient sans inquiétude, Monsieur et Monsieur le
comte d'Artois ne revenant pas, le duc d'Orléans le plus près du trône ; que
de sujets de réflexions ! « Le
langage -ferme et uniforme de toutes les puissances de l'Europe, appuyées
d'une armée formidable, aurait les conséquences les plus heureuses ; il
tempérerait l'ardeur des émigrés, dont le rôle ne serait plus que secondaire.
Les factieux seraient déconcertés et le courage renaîtrait parmi les bons
citoyens, amis de l'ordre et de la monarchie. Ces idées sont pour l'avenir et
pour le présent... Le roi ne peut ni ne doit, par lui-même, revenir sur ce
qui a été fait ; il faut que la majorité de la Nation le désire ou qu'il y
soit forcé par les circonstances et, dans ce cas, il faut qu'il acquière
confiance et popularité en agissant dans le sens de la Constitution ; en la
faisant exécuter littéralement on en connaîtra plus tôt les vices, surtout en
écartant les inquiétudes que donnent les émigrés. S'ils font une irruption
sans des forces majeures, ils perdront la France et le roi. » Mais,
même cette combinaison d'un Congrès européen, sur laquelle le maître fourbe
comptait pour arracher à la France, sans péril pour lui-même, la Constitution
libre à laquelle il avait juré fidélité, échappait décidément au roi et
s'effondrait. Le 30 novembre, Mercy renouvelle avec une sorte d'impatience et
d'irritation, le refus de l'Empereur. Il écrit à Marie-Antoinette : « On
a rendu compte des raisons qui s'opposent à un Congrès, — bien d'autres
considérations politiques rendaient ce Congrès plus nuisible qu'utile à la
France et on en a des indices plus que vraisemblables. Il s'est formé un
plan par lequel on voudrait conduire l'Empereur à se charger de tous les
hasards, de tous les risques réels, tandis que l'on se tiendrait à couvert
des uns et des autres. » Entre
le baron de Breteuil et le comte de Mercy avait eu lieu une explication très
vive que raconte Fersen dans le mémoire du 26 novembre : « Le refus que
fait l'Empereur du Congrès est une nouvelle preuve combien peu vous pouvez
compter sur ses secours et combien il est intéressant que vous vous adressiez
ailleurs. Le baron a eu à ce sujet mie conversation très vive avec M. de
Mercy et il lui a exprimé toute sa sensibilité sur le peu d'intérêt que
l'Empereur prenait à votre situation, et où il lui a articulé qu'il prévoyait
que l'impératrice de Russie aurait le plaisir d'avoir fait ce que l'Empereur
n'avait pas voulu tenter ; que ce serait à elle et au roi de Suède que le roi
aurait des obligations qu'il lui aurait été plus doux d'avoir à l'Empereur ;
que, dans ce cas, l'Empereur devait au moins le dispenser de la
reconnaissance et ne pas être étonné de celle qu'il témoignerait à ceux qui
lui auraient rendu un aussi grand service. M. de Mercy s'est fort mal
défendu, il a allégué qu'un Congrès ne serait d'aucune utilité et qu'il
n'aurait rien d'imposant, que faute d'objets à traiter il resterait
inactif..., etc. » Faute d'objets à traiter, l'empereur d'Allemagne
s'interdisait donc de peser sur la politique intérieure de la France. Donc,
dans l'automne de 1791, dans les deux premiers mois de la Législative, en
octobre et novembre, deux grands faits sont certains : le premier c'est que
la trahison du roi continue. Elle est plus prudente et comme resserrée par la
peur. Elle est aussi coupable. Le roi
veut détourner de lui les entreprises compromettantes des émigrés, mais il
persiste, en fait, à appeler l'invasion des étrangers, car ce Congrès, « appuyé
d'armées formidables », est le prélude de l'invasion : si la France, en
effet, n'accepte pas la Constitution plus qu'à demi despotique que le Congrès
lui proposera, c'est par la force des armes que celui-ci tentera de
l'imposer. Donc, le roi trahit toujours, quoique d'une main tremblante. Voilà
le premier fait incontestable ; et le second, c'est l'hésitation de l'Europe
monarchique ou son impuissance à intervenir. L'ERREUR DE BRISSOT Ces
deux faits auraient dû commander toute la politique de la Législative. Elle
devait surveiller étroitement les menées du roi, lui imposer des ministres
patriotes, amis de la Révolution, se tenir prête à soulever contre lui
l'opinion et le peuple, le jour où une démarche coupable aurait révélé sa
trahison secrète et s'appliquer avec un soin infini à ne pas provoquer
l'Europe, à éviter toutes les chances de guerre. Tout au
contraire, sous l'impulsion de Brissot, la Législative, dans cette période
d'octobre 1791 à avril 1792, ménage le roi qui trahissait et provoque
l'étranger qui ne voulait point attaquer. Comment expliquer cet immense et
funeste malentendu ? Je sais bien que Brissot était un esprit remuant et
brouillon. Il avait une haute idée de lui-même, un souci constant de sa
personnalité. Il raconte dans ses mémoires qu'enfant, quand il lisait des
nouvelles sur les jeux et l'éducation du fils du roi, il se disait à lui-même
: « Pourquoi lui, et pourquoi pas moi ? » Il avait fait beaucoup de
lectures superficielles et hâtives et il se croyait en état de parler de
tout. Il avait séjourné à Londres, il connaissait l'étranger un peu mieux que
ses collègues de la Législative et de la presse révolutionnaire et il
affectait de parler toujours des Etats-Unis, de l'Angleterre, des affaires du
monde. Quelle gloire si, par lui, la Révolution emplissait l'horizon
universel ! Il rêvait un vaste embrasement de liberté dont la France aurait
été le foyer, et sans calculer les périls et les forces, il méditait des
coups de théâtre. La
Constituante s'était enfermée étroitement dans la politique intérieure, elle
avait répudié tout esprit de conquête, toute propagande systématique au
dehors, elle avait même résisté longtemps à accepter la libre adhésion du
Comtat Venaissin pour ne pas éveiller la défiance de l'étranger. Aux hommes
nouveaux, la politique intérieure ne semblait offrir ni des émotions fortes,
ni des promesses de gloire. La Constitution était fixée ou le semblait et, si
incomplète, si imparfaite qu'elle fût aux yeux des démocrates, ils ne
pouvaient la renouveler par un coup d'éclat. Il ne leur restait donc au
dedans, que la tâche ingrate d'éteindre l'insurrection cléricale, d'assurer
les finances, de veiller au fonctionnement d'un mécanisme que d'autres
avaient construit. Dans cette besogne nécessaire et admirable mais modeste,
l'impatience vaniteuse et affairée de Brissot était mal à l'aise. Aussi se
tournait-il vers le dehors, vers le monde. Là, des complications infinies
pouvaient donner aux habiles, aux « hommes d'Etat », matière d'action,
matière de renommée. Mais comment jeter la France dans la vaste mêlée du
monde ? Comment lier le mouvement révolutionnaire si nettement clos
jusque-là, au mouvement universel ? Brissot
ne voulait pas attendre que l'exemple de la France libre et heureuse agît
tout naturellement sur les autres peuples. Il voulait échauffer les
événements. Et il agrandit soudain cette pauvre petite question des émigrés
pour ouvrir tout à coup devant la France je ne sais quelle perspective
troublante et enivrante d'action infinie. Par cette pauvre lucarne soudain
élargie, Brissot commence à jeter au monde un regard de défi. POURQUOI L'ASSEMBLÉE SUIVIT BRISSOT Mais
comment une grande partie de l'Assemblée et de l'opinion le suit-elle ?
Comment la France, qui semblait si résolument pacifique sous la Constituante,
prend-elle une attitude belliqueuse ? Elle parle encore de paix, mais il est
visible qu'elle ne désire pas passionnément éviter la guerre, qu'elle n'en
prévoit pas tous les périls et qu'au fond de son âme je ne sais quoi
d'inquiet, d'ardent et d'aventureux l'appelle. Est-ce que l'Assemblée ne
connaissait pas la situation exacte ? Est-ce qu'elle s'exagérait le
parti-pris de guerre des souverains étrangers ? Mais nous avons vu que, même
dans le discours si contradictoire et si dangereux de Brissot, il
reconnaissait que l'Europe voulait la paix. Et nous
verrons bientôt, par les paroles mêmes de ceux qui, après Brissot, poussèrent
à la guerre, notamment par les paroles de Ruhl et de Daverhoult, qu'ils
connaissaient exactement l'état des choses et la pensée des puissances. Les
Girondins, d'autre part, pouvaient-ils avoir une absolue confiance dans le
roi ? Pouvaient-ils avoir oublié la fuite de Varennes et la violation de tant
de serments ? D'où vient donc, à ce moment, cette subite étourderie guerrière
de la Révolution ? D'où vient cette imprudence provocatrice à l'égard de
l'étranger, et cette apparente confiance au roi ? Une
sorte d'énervement semblait gagner les esprits. La résistance des nobles, des
prêtres se prolongeait au-delà du terme prévu, et les jeunes orateurs de la
Législative témoignaient leur colère en paroles véhémentes, qui ôtaient aux
esprits le sang-froid ; ils portaient peu à peu dans les questions
étrangères, où tant de prudence eût été nécessaire à ce moment, les mêmes
habitudes de déclamation passionnée. Isnard s'écriait, le 31 octobre, à
propos des émigrés : « Quoique
nous ayons détruit la noblesse et les prêtres, ces vains fantômes épouvantent
encore les âmes pusillanimes. Je vous dirai qu'il est temps que ce grand
niveau de l'égalité que l'on a placé sur la France libre, prenne enfin son
aplomb. Je vous demanderai si c'est en laissant quelques têtes au-dessus des
lois que vous persuaderez aux citoyens que vous les avez rendus égaux, si
c'est en pardonnant à tous ceux qui veulent nous enchaîner de nouveau, que
nous prétendons continuer de vivre libres ; je vous dirai à vous,
législateurs, que la foule des citoyens français qui se voit, chaque jour,
punie pour avoir commis les moindres fautes, demande enfin à voir expier les
grands crimes ; je vous dirai que ce n'est que quand vous aurez fait exécuter
cette mesure que l'on croira à l'égalité et que l'anarchie se dissipera. Car,
ne vous y trompez pas, c'est la longue impunité des criminels qui a fait le
peuple bourreau. (Applaudissements.) Oui, la colère du peuple comme celle de
Dieu n'est trop souvent que le supplément terrible du silence des lois. (Vifs
applaudissements.) Je vous dirai : Si nous voulons vivre libres, il faut que
la loi, la loi seule nous gouverne, que sa voix foudroyante retentisse dans
le palais du grand comme dans la chaumière du pauvre, et qu'aussi inexorable
que la mort, lorsqu'elle tombe sur sa proie, elle ne distingue ni les rangs,
ni les titres. » Paroles
enflammées où Marat reconnaissait avec joie son propre langage ; discours « rayonnant
de sagesse et brûlant de civisme », dit-il du discours d'Isnard. Mais
aussitôt, c'est du même ton échauffé qu'il parle de l'Europe : « Un
orateur vous a dit que l'indulgence est le devoir de la force, que la Russie
et la Suède désarment, que l'Angleterre pardonne à notre gloire, que Léopold
a devant lui la postérité ; et moi, je crains, Messieurs, je crains qu'un
volcan de conspirations ne soit près d'éclater et qu'on ne cherche à nous
endormir dans une sécurité funeste. Et moi, je vous dirai que le despotisme
et l'aristocratie n'ont ni mort ni sommeil, et que si la Nation s'endormait
un instant, elle se réveillerait enchaînée. » (Applaudissements.) Ce fut
un malheur immense pour la Législative et pour le pays qu'il ne se soit
trouvé à cette heure, à la Législative même, aucun homme d'un grand sens
révolutionnaire qui, tout en animant l'ardeur sacrée de la Nation pour la
liberté, la mît en garde contre tous les entraînements belliqueux. Ah ! si
Mirabeau avait vécu, et vécu libre de toute attache secrète avec la Cour,
c'est son génie à la fois révolutionnaire et lucide, véhément et sage qui
aurait peut-être sauvé la liberté et la patrie. Mais,
ni les prétentions inquiètes de Brissot, ni les entraînements oratoires et la
rhétorique guerrière d'Isnard ne suffisent à expliquer ce grand fait si
étrange : Comment, dans l'automne de 1791, la Révolution se découvre-t-elle
subitement une âme guerrière ? Voici, je crois, l'explication décisive. Il y
avait dans les consciences révolutionnaires, à la fin de 1791 et en 1792, un
immense malaise, un commencement de doute, et la guerre apparaissait
obscurément comme un Moyen détourné de trancher des problèmes que directement
la Révolution ne pouvait résoudre. Elle se débattait dans une difficulté
terrible. Son
point d'appui était la Constitution : en la brisant, elle craignait de tout
livrer aux ennemis de la liberté. Mais, cette Constitution donnait au roi de
tels pouvoirs par la liste civile, par le choix des ministres, par le veto
suspensif étendu à deux législatures, que le roi, s'il était de mauvaise foi,
pouvait légalement, constitutionnellement, fausser la Révolution, la remettre
désarmée à l’ennemi. Or le roi, pouvait-on vraiment avoir confiance en lui ?
On l'avait mis hors de cause après Varennes et il avait accepté la
Constitution : il semblait même, extérieurement, s'y conformer ; mais que de
raisons de douter de lui ! Ne pouvait-il négocier secrètement avec l'étranger
? Quelle garantie avait la Nation ? Et, devant la figure énigmatique, devant
l'âme incertaine et si souvent traîtresse du roi, la Nation révolutionnaire
avait un malaise. Qui déchiffrerait cette énigme ? Quel feu éprouverait ce
métal équivoque et mêlé ? Ah ! s'il y avait une grande guerre, si le roi
était obligé de marcher contre les souverains étrangers armés en apparence
pour sa cause, il serait bien obligé de se découvrir, de se révéler enfin !
ou il mènerait loyalement la guerre, et la Révolution, sûre de lui, serait
enfin débarrassée du soupçon qui la hantait et l'énervait, ou il trahirait,
et cette trahison du roi envers la Nation donnerait à la Nation la force
d'exécuter le roi. Qu'on se figure l'état d'un peuple qui se demande tout bas
chaque jour ce que fait son chef, s'il est fidèle ou félon, ou s'il ne
combine pas en des proportions inconnues et variables, fidélité et félonie. Il y a
là pour lui une énigme à la fois menaçante et irritante, une de ces
obsessions maladives dont il faut se débarrasser à tout prix. Mais quoi ? Ne
vaut-il pas mieux faire appel à l'énergie révolutionnaire du peuple et jeter
bas le roi suspect que de demander à une guerre peut-être funeste je ne sais
quelle épreuve de l'équivoque loyauté du roi ? Oui, mais à la fin de 1791,
les révolutionnaires démocrates ne croyaient plus au ressort révolutionnaire
du peuple. Et, à vrai dire, la Révolution elle-même l'avait si souvent
comprimé, elle avait si souvent contrarié les mouvements populaires en leurs
efforts décisifs qu'il semblait naturel de ne plus compter sur un élan tant
de fois refoulé. Le
peuple au 17 juillet avait pétitionné pour la République ; la Révolution même
avait noyé sa pétition dans le sang. Le peuple se taisait maintenant, et sans
doute nulle autre brûlure que celle des guerres extérieures ne pourrait
l'arracher à son engourdissement. Ainsi ce n'est pas, comme l'ont répété tant
d'historiens, l'enthousiasme débordant de la liberté qui a suscité la guerre.
- Ce
n'est pas de l'exaltation révolutionnaire, c'est au contraire d'une
défaillance de la Révolution qu'elle est sortie. Les témoignages abondent sur
cet affaissement, sur ce découragement des démocrates, des révolutionnaires,
dans la période même où flambaient les discours guerriers. Marat a, à cette
époque, une crise de désespoir. MARAT DÉSESPÈRE Dans le
numéro du 21 septembre, il proclame que la Révolution est perdue, et il trace
un tableau admirable des forces conservatrices qui se sont développées en
elle et qui semblent la maîtriser. « Nous avions conquis la liberté par la
plus étonnante des révolutions, mais à peine en avons-nous joui un jour, nous
l'avons laissé perdre par notre stupidité, par notre lâcheté et nous en
sommes plus loin aujourd'hui qu'avant la prise de la Bastille. On veut que
nous ayons des lois qui établissent nos droits ; j'ai démontré cent fois que
ces lois sont dérisoires ; mais quand elles ne seraient pas oppressives
elles-mêmes, ceux qui sont chargés de leur exécution sont les plus
implacables ennemis de la patrie ; il les font taire ou parler à leur gré ;
tour à tour ils les interprètent en faveur des ennemis et contre les amis de
la liberté, et toujours les défenseurs des droits du peuple sont immolés avec
le glaive de la justice. Ceux
qui font honneur de la Révolution à notre courage attribuent la perte de la
Révolution à notre défaut actuel d'énergie ; ils se plaignent de ce qu'elle a
toujours été en s'affaiblissant et ils disent qu'il nous en reste à'peine aujourd'hui quelque étincelle. Mais, nous sommes
exactement aujourd'hui ce que nous étions il y a trois ans : c'est une
poignée d'infortunés qui ont fait tomber les murs de la Bastille ! qu'on les
mette à l'œuvre, ils se montreront comme le premier jour : ils ne demanderont
pas mieux que de combattre contre leurs tyrans ; mais alors ils étaient
libres d'agir, et maintenant ils sont enchainés. « Quand
on suit d'un œil attentif la chaîne des événements qui préparèrent et
amenèrent la suite du 14 juillet, on sent que rien n'était si facile que la
Révolution ; elle tenait uniquement au mécontentement des peuples, aigris par
les vexations du gouvernement, et à la défection des soldats indignés de la
tyrannie de leurs chefs. « Mais,
quand on vient à considérer le caractère des Français, l'esprit qui anime les
différentes classes du peuple, les intérêts opposés des différents ordres de
citoyens, les ressources de la Cour et la ligue non moins naturelle que
formidable des ennemis de l'égalité, on sent trop que la Révolution ne
pouvait être qu'une crise passagère et qu'il était impossible que la
Révolution se soutînt par les causes qui l'avaient amenée. » Et
Marat ne se borne pas à proclamer la faillite définitive de la liberté. Il
prétend qu'en fait il n'y a jamais eu de mouvement de liberté sincère et vrai
; que, quand toute la France, dans les jours qui précédèrent et suivirent le
14 juillet, a pris les armes, ce n'était point pour conquérir la liberté,
mais par peur des pauvres, « des brigands », et que si la bourgeoisie
révolutionnaire utilisa aussitôt cette grande levée d'armes, ce fut pour
intimider la Cour et pour se servir du pouvoir au profit d'une oligarchie
nouvelle. Ainsi,
c'est la peur utilisée par l'égoïsme de caste qui a été, selon Marat, le
grand et premier ressort de la Révolution. A cette
heure sombre où l'avènement de la démocratie et d'un régime vraiment
populaire lui parait définitivement impossible et où la Révolution lui semble
manquée, il en déshonore, pour ainsi dire, les racines. « A
tort prétend-on que la prise d'armes du 14 juillet fut une insurrection
générale contre le despotisme ; puisqu'alors les suppôts du despote se
trouvaient mêlés à ses esclaves ; mais c'était une simple précaution des
citoyens qui avaient quelque chose à perdre contre les entreprises des
indigents qui venaient de faire tomber les barrières. « Cette
précaution, qu'avait dictée la crainte dans la capitale s'étendit comme une
traînée de poudre dans tout le royaume par la seule force de l'exemple ; et
ce ne fut que lorsque les petits ambitieux qui menaient les plébéiens des
Etats généraux se furent prévalus des circonstances, pour se faire acheter,
que ce déploiement de la force nationale parut se diriger contre le
despotisme. « Dans
ce soulèvement universel, le despote, entouré de sa famille, de ses ministres
et de quelques courtisans, paraissait abandonné de la Nation entière ; mais
il n'en conservait pas moins la légion innombrable de ses suppôts et de ses
satellites, à la troupe de ligne près, dont le cœur venait de se donner à la
patrie ; armés en apparence contre leur maître, ils ne l'étaient en effet que
pour sa défense, pour le maintien de son empire, pour la conservation de
leurs privilèges et de leurs dignités. « On
voyait alors les favoris insolents de la Cour, sous le masque du patriotisme,
ne parler que de la souveraineté du peuple, des droits de l'homme, de
l'égalité des citoyens, et mendier humblement, sous l'habit des soldats de la
patrie (la garde nationale), les places de chefs, ou les acheter adroitement
sous le voile de la bénéficence. Ceux qui ne purent pas s'emparer du
commandement des forces nationales s'emparèrent de l'autorité des assemblées
populaires, des places de fonctionnaires publics ; et l'on vit, pour la
première fois, de grands magistrats en moustaches à la tête d'un bataillon ;
des conseillers d'Etat en perruque à queue, humblement inclinés sur un bureau
de district à côté de leurs tailleurs ou de leurs notaires ; des ducs
superbes en habits bourgeois siégeant à un comité de police avec leurs
procureurs ou leurs huissiers, et des prélats pacifiques gardiens d'un
arsenal et distributeurs d'instruments de mort aux enfants de Mars. « Autour
de ces intrigants ambitieux, viles créatures de la Cour, se rallièrent
bientôt ses suppôts et ses satellites ; la noblesse, le clergé, le corps des
officiers de l'armée, la magistrature, les gens de robe et de loi, les
financiers, les agioteurs, les sangsues publiques, les marchands de paroles,
les agents de la chicane, la vermine du Palais, en un mot, tous ceux qui
fondent leur grandeur, leur fortune, leurs espérances sur les abus du
gouvernement, qui subsistent de ses vices, de ses attentats, de ses
dilapidations et qui s'efforçaient de maintenir ces désordres pour profiter
du malheur public. Peu à peu se rangèrent autour d'eux les faiseurs
d'affaires, les usuriers, les ouvriers de luxe, les gens de lettres, les
savants, les artistes, qui tous s'enrichissent aux dépens des heureux du
siècle ou des fils de famille dérangés. Ensuite vinrent les négociants, les
capitalistes, les citoyens aisés, pour qui la liberté n'est que le privilège
d'acquérir sans obstacle, de posséder en assurance et de jouir en paix. Puis
arrivent les trembleurs qui redoutent moins l'esclavage que les orages
politiques ; les pères de famille qui craignent jusqu’à l'ombre d'un
changement qui pourrait leur faire perdre leur place ou leur état. Oui, le
tableau est merveilleux de couleur et de force. Si Marat avait eu une
philosophie sociale plus étendue, il aurait trouvé inévitable que la classe
bourgeoise, armée de science et de richesse, s'emparât de l'ordre nouveau et
le fit d'abord tourner à son profit. Mais il aurait compris aussi que ce
mouvement, que cet ébranlement étaient favorables au peuple lui-même et que
l'avenir était à la démocratie. Ce n'est plus, cette fois, un cri aigu de
colère et de haine : c'est un cri profond de désespoir, et lui-même s'avoue
vaincu : « Pour
échapper au fer des assassins, je me suis condamné à une vie souterraine,
relancé de temps à autre par des bataillons d'alguazils, obligé de fuir,
errant dans les rues au milieu de la nuit, et ne sachant quelquefois où
trouver un asile, plaidant au milieu des fers la cause de la liberté,
défendant les opprimés, la tête sur le billot, et n'en devenant que plus
redoutable encore aux oppresseurs et aux fripons publics. « Ce
genre de vie, dont le simple récit glace les cœurs les plus aguerris, je l'ai
mené dix-huit mois entiers, sans me plaindre un instant, sans regretter ni
repos ni plaisirs, sans tenir aucun compte de la perte de mon état, de ma
santé, et sans jamais pâlir à la vue du glaive toujours levé sur mon sein.
Que dis-je ? Je l'ai préféré à tous les avantages de la corruption, à tous
les délices de la fortune, à tout l'éclat d'une couronne. J'aurais été
protégé, caressé et fêté, si j'avais simplement voulu garder le silence ; et
que d'or ne m'aurait-on pas prodigué, si j'avais voulu déshonorer ma plume !
J'ai repoussé le métal corrupteur, j'ai vécu dans la pauvreté, j'ai conservé
mon cœur pur. Je serais millionnaire aujourd'hui, si j'avais été moins
délicat et si je ne m'étais pas toujours oublié. « Au
lieu de richesses que je n'ai pas, j'ai quelques dettes que m'ont endossées
les infidèles manipulateurs auxquels j'avais d'abord confié l'impression et
le débit de ma feuille. Je vais abandonner à ces créanciers les débris du peu
qui me reste et je cours, sans pécule, sans secours, sans ressources, végéter
dans le seul coin de la terre où il me soit encore permis de respirer en
paix, devancé par les clameurs de la calomnie, diffamé par les fripons
publics que j'ai démasqués, chargé de la malédiction de tous les ennemis de
la patrie... peut-être ne tarderai-je pas à être oublié du peuple au salut
duquel je me suis immolé. » La main
de Marat ne laissera point aussitôt tomber la plume : mais quelle crise
profonde de découragement, et comme il sentait bien que le peuple amorti ne
vibrait plus à ses appels passionnés ! LE PESSIMISME DE CAMILLE DESMOULINS Le
pessimisme de Camille Desmoulins est aussi profond. Lui, qui si souvent a
raillé l'humeur noire de Marat, il parle et pense exactement, à cette date,
comme Marat lui-même et le long discours qu'il prononça, le 21 octobre, à la
tribune des Jacobins, est, lui aussi, une déclaration de faillite de la
Révolution. Desmoulins,
avec une verve admirable, signale les contradictions de la Constitution. Il a
fallu d'abord pour entraîner le peuple lui présenter tous ses droits
primitifs, « les rassembler sous un verre étroit et en offrir à ses regards
l'enivrante perspective ». Ce fut
la Déclaration des Droits : mais cette Déclaration des Droits, elle a été
ensuite comme retirée en détail par d'innombrables dispositions rétrogrades ;
on n'a pas osé pourtant en effacer tous les traits. « A ce reste de
vergogne qui a retenu parfois les ministériels, ajoutez les explosions du
patriotisme dans les tribunes et sur la terrasse, qui ont donné quelques
convictions à la majorité corrompue de la Législature et l'ont forcée de
dériver, un peu au cours de l'opinion. De tout cela il est résulté une
Constitution destructive il est vrai de sa préface, mais qui n'a pas laissé
d'emprunter de cette préface tant de choses destructives d'elles-mêmes que,
en même temps que comme citoyen, j'adhère à cette Constitution, comme citoyen
libre de manifester mon opinion, et qui n'ai point renoncé à l'usage du sens
commun, à la faculté de comparer les objets, je dis que cette Constitution
est inconstitutionnelle et je me moque du secrétaire Cérutti, ce législateur
Pangloss qui propose de la déclarer par arrêt ou par un décret la
meilleure Constitution possible ; enfin, comme politique, je ne crains
pas d'en assigner le terme prochain. Je pense qu'elle est composée
d'éléments si destructeurs l'un de l'autre qu'on peut la comparer à une
montagne de glace qui serait assise sur le cratère d'un volcan. C'est une
nécessité que le brasier fasse fondre et dissiper en fumée les glaces, ou que
les glaces éteignent le brasier. » Or
Camille Desmoulins ne cachait point ses craintes que la glace éteignit le
brasier. Selon lui, « le démon de l'aristocratie » avait eu, depuis
deux ans, une habileté infernale. Renonçant à la lutte corps à corps contre
la Révolution, il l'avait paralysée et stupéfiée. Il avait glissé l'inégalité
dans toute la Constitution ; il avait réservé le droit de vote, le droit de
porter les armes, à des privilégiés ; et le peuple s'était laissé dépouiller
sans mot dire : « Je les ai appelés citoyens passifs et ils se sont crus
morts. » « Mais
c'est Paris qui a fait la Révolution, c'est à Paris qu'il est réservé de la
défaire ; tandis qu'à mesure que l'espérance des patriotes s'éloigne et
qu'ils en connaissent la chimère, leur première ardeur se refroidit et leur
parti s'affaiblit tous les jours. La seule douleur dont le temps ne console
point et qu'il ne fait qu'aigrir, la douleur de la perte des biens, accroît
sans cesse le ressentiment de tous les soutiens de l'ancien régime. Je
fortifie leur parti de la cupidité de tous les boutiquiers, de tous les
marchands qui soupirent après leurs créanciers ou leurs acheteurs émigrés, je
le fortifie des craintes de tous les rentiers dont la peur de la banqueroute
a si puissamment aidé la Révolution et qui ne voyant que du papier et point
de comptes au dedans, et au dehors des préparatifs de guerre, s'effrayent
d'une banqueroute. Je le fortifie surtout, ce parti, de la lassitude des
gardes nationales parisiennes. Depuis deux ans, j'ai soin de tapoter le
tambour du matin au soir, de les tenir autant que possible, hors de leur
comptoir, de leur cheminée et de leur lit. « Au
milieu de la plus profonde paix, la face de la capitale est aussi hérissée de
baïonnettes depuis deux ans que si Paris était occupé par deux cent mille
Autrichiens. Le Parisien, arraché sans cesse de chez lui pour des
patrouilles, pour des revues, pour des exercices, lassé d'être transformé en
Prussien, commence à préférer son chevet ou son comptoir au corps de garde ;
il croit bonnement (pour adoucir le mot) que l'Assemblée nationale n'aurait
pu faire ses décrets sans les soixante bataillons, que c'est seulement après
la Révolution que finira l'achèvement de sa campagne, plus fatigante que la
guerre de sept ans. Quand finira cette Révolution ? Quand commencera la
Constitution ? Nous étions moins las dans l'ancien régime. » Las,
lassés, le parti de la lassitude : Desmoulins semble croire que la Révolution
n'est plus capable d'effort, et son exposé parut si sombre, si décourageant,
que' plusieurs Jacobins le blâmèrent ; mais nul ne le contredit. Evidemment,
en cette fin d'année 1791, il y avait un sentiment profond de fatigue et les
démocrates se demandaient, Desmoulins comme Marat, si l'énergie
révolutionnaire n'était pas épuisée. LE MANIFESTE DES RÉVOLUTIONS DE PARIS La même
note, défiante et triste, est donnée par le journal de Prudhomme, les
Révolutions de Paris. Au moment où se réunissait la Législative, dans le
numéro du 1er au 8 octobre, il publie une sorte d'article manifeste : « Aux patriotes de la seconde Assemblée nationale, « Représentants
d'un peuple qui n'est point libre encore mais qui n'a pas perdu tout espoir
de le devenir, souffrez qu'il vous rappelle vos obligations ; elles sont plus
grandes que vous ne pensez. Votre tâche, moins brillante, est plus difficile
que celle de vos prédécesseurs, ils n'ont pas tout fait puisqu'ils vous
laissent tant de choses à faire. Les dangers qu'ils ont courus étaient
moindres que ceux qui vont vous assaillir. « De
leur temps, le despotisme se montrait à découvert. Vos prédécesseurs
n'avaient qu'un ennemi à combattre ; bientôt peut-être vous en aurez deux,
LE
DESPOTISME ET LE PEUPLE. « Remarquez-vous
que déjà la Cour cherche à se coaliser avec le peuple, qui fit toute la force
de la première assemblée et qui peut-être servira d'instrument aveugle contre
la seconde ? La Nation est fatiguée ; si vous n'y prenez garde, elle est
prête à retourner à ses anciennes habitudes. « Les
esclaves ont plus de bon temps que les hommes libres ; et les rois qui savent
leur métier, s'arrangent de manière qu'on se croie plus heureux à l'ombre de
la couronne que sous le bonnet de la liberté. C'est à vous à rappeler ces
premiers moments d'énergie dont le souvenir seul fait pâlir la Cour. » Le
journal essaie d'animer les nouveaux députés par les menaces les plus
terribles et les prophéties les plus sombres : « Si, après trois années
de gêne et d'appréhensions, de troubles et de misères, le peuple, qui vient
de vous remettre en mains ses plus chers intérêts, apprenait que vous faites
secrètement cause commune avec le château des Tuileries, s'il venait à
s'apercevoir que vous n'êtes aucunement en mesure pour déjouer les coalitions
ministérielles et autres et que vous n'avez servi qu'à donner le temps à nos
ennemis d'ourdir tout à leur aise leurs trames sinistres, alors les voies de
la justice ordinaire seraient rejetées ou suspendues ; un grand mouvement
dont la liberté ne peut plus se passer sera très incessamment imprimé à toute
la France. Également, indignement trompé par tous les pouvoirs ensemble,
auxquels il avait donné d'abord toute sa confiance, alors le peuple fera main
basse sur tous les pouvoirs à la fois, et laissera aux races futures une
leçon déplorable mais nécessaire. Toutes ces armées, qui s'avancent à pas
lents et qui troublent en ce moment notre sommeil, ne causeront alors aucun
effroi à plusieurs millions d'hommes combattant chacun pour sa liberté
individuelle. Un grand spectacle se prépare pour la fin de l'hiver qui
approche. « Epuisée
d'argent, de grains et de munitions, trahie par ses chefs, s'il faut que la
Nation le soit encore par ses mandataires, vous qui l'aurez trahie ou mal
représentée, attendez-vous à être les premières victimes de son désespoir. « Un
phénomène politique doit nécessairement éclater dans peu ; patriotes du Corps
législatif, tenez-vous prêts à une catastrophe bien autrement importante que
celle qui a fait de vos devanciers des héros d'un jour. Tout nous annonce un
événement tel que la Révolution de 1789 n'en aura été que le prélude ;
ménagez vos forces pour en soutenir le choc et concourir au dénouement de ce
drame sublime mais terrible et qui plongera l'Europe dans la stupeur. » Etranges
et énigmatiques paroles où l'on croirait voir, d'avance, comme en un sombre
miroir magique, le 20 juin, le 10 août, le procès et la mort du roi, la chute
des Girondins eux-mêmes, et la Terreur ! Comment
le même journaliste, qui constate que la Nation est fatiguée peut-il en même
temps prédire ces prochains soulèvements révolutionnaires ? Et d'où vient la
précision singulière de ces prophéties ? Evidemment quand il annonce un grand
spectacle pour la fin de l'hiver, c'est-à-dire pour le moment où la saison
permet l'entrée en campagne des armées, c'est à la guerre que pense le
journaliste. Bientôt le journal de Prudhomme s'apercevra des périls que fait
courir à la liberté, à la Révolution, l'aventureuse politique guerrière de la
Gironde et il la combattra vigoureusement. Mais, à cette date, il n'a pas
encore pris parti, et il se fait l'écho des mystérieux projets du parti
girondin : susciter par la guerre contre l'étranger une nouvelle action
révolutionnaire. C'est
là le grand secret que, dès la réunion de la Législative et avant même les
premiers discours de Brissot, se chuchotaient les initiés et je considère cet
article comme un des plus importants indices du sourd travail que faisait dès
les premiers jours la Gironde. Toute sa pensée est là : constater la fatigue
de la Nation et, pour la pousser plus avant dans la voie révolutionnaire où
elle semblait hésiter, recourir à l'aiguillon de la guerre. Cette
lassitude, cette sorte de rémission de l'esprit révolutionnaire, le journal
de Prudhomme les signale encore dans le numéro du 15 au 22 octobre : « Parisiens,
c'est avec douleur que nous vous le disons, il nous semble que l'esprit
public n'a fait aucun progrès parmi vous. On vous a dit tant de fois que la
crise est passée, qu'il ne s'agit plus que de vivre tranquilles et d'avoir
confiance dans vos chefs. Depuis le premier fonctionnaire public jusqu'au
dernier de vos officiers municipaux, tous les gens en place vous ont tant
prêché la paix et l'ordre que vous êtes devenus immobiles au milieu même des
agitations de toute espèce qui se font sentir autour de vous ! « La
Constitution n'est-elle pas terminée ? vous disent-ils. N'est-elle pas
acceptée ? Que désirez-vous encore ? — Mais on émigre ? — Tant mieux, c'est
la patrie qui se purge. — Mais Louis XVI s'entend avec les émigrés ? — Cela
n'est pas possible ; lisez ses proclamations, ses lettres. — Mais les
ministres ne sont pas de bonne foi ? — Cela se peut, aussi les mande-t-on à
la barre chaque semaine. — Mais le numéraire a disparu ? — Le papier national
vous reste. — Mais tous ces billets de confiance qui circulent ? — A qui s'en
prendre ? A ceux qui veulent bien les recevoir. — Mais tous ces coupe-gorge
ouverts aux joueurs ? — A qui la faute ? A ceux qui jouent. — Mais à chaque marché,
le pain, cette première nourriture du pauvre, augmente de prix ? — Cela est
tout naturel, quand l'argent est rare. Patience et paix, ordre et soumission
et tout ira au mieux. Amour au roi, qui fait tout ce que vous voulez.
Obéissance aux magistrats, qui ne marchent qu'avec la loi ; confiance dans la
Législative dont chaque séance est marquée d'un acte de sagesse, et ça ira. « Voilà
ce que les modérés, les ministériels, les royalistes, les aristocrates
casaniers, plus fiers ou mieux aguerris que leurs camarades de Worms, ne
cessent de vous insinuer dans leurs journaux, sur leurs placards, dans les
cafés, dans les groupes, et vous croyez tout cela parce que cela favorise
votre indolence, et vous dormez sur la foi de tous ces propos teintés
adroitement. Le commerce, d'ailleurs, a paru reprendre un peu de son
activité. Il ne vous en a pas fallu davantage pour traiter de terreur panique
et d'exagérations ce que les journaux patriotes vous annoncent sur l'état
déplorable de nos frontières, sur les intentions du cabinet des Tuileries et
sur le grand nombre de membres gangrenés déjà de l'Assemblée nationale. » En même
temps que les démocrates, la reine Marie-Antoinette constate cette sorte
d'indifférence et d'apathie du peuple à ce moment de la Révolution. Elle dit
à Fersen dans une lettre du 31 octobre, en parlant des Parisiens : « Il
n'y a que la cherté du pain qui les occupe et les décrets. Les journaux, ils
n'y regardent seulement pas ; il y a sur cela un changement bien visible dans
Paris, et la grande majorité, sans savoir si elle veut ce régime-ci ou un
autre, est lasse des troubles et veut la tranquillité. Je ne parle que de
Paris, car je crois les villes de province bien plus mauvaises dans ce
moment-ci que celle-ci. » MARAT CRAINT LES TRIBUNES Il
fallait que les révolutionnaires, les démocrates redoutassent bien cet
affaissement et même cet entraînement réactionnaire du peuple, pour que Marat
voulût imposer silence aux tribunes qui, jusque-là, avaient toujours
manifesté dans le sens de la Révolution. Il écrit le 15 octobre : « Dans
un pays vraiment libre, jaloux de conserver sa liberté, il importe que les
représentants du peuple soient sans cesse sous les yeux de témoins qui les
rappellent au devoir, en leur donnant des signes d'improbation lorsqu'ils
s'en écartent, et qui les encouragent au bien, en les applaudissant
lorsqu'ils s'en acquittent avec fidélité. Ainsi, les battements de mains et
les sifflets sont un droit de tout citoyen éclairé, dont il importe cependant
d'user avec beaucoup de retenue et dans les grandes occasions seulement, pour
ne pas user ce précieux ressort. Peut-être chez aucune nation du monde, le
public n'est-il assez bien composé pour qu'il soit prudent de lui laisser
l'exercice de ce droit ; mais à coup sûr il est de la sagesse de l'ôter à un
public ignare, frivole et inconséquent, qui ne sait rien apprécier, qui se
passionne pour des mots, qui s'engoue pour des charlatans adroits qui le
leurrent, qui gâte la meilleure cause en se livrant à la fougue d'un moment,
et qui fait des affaires les plus sérieuses de la vie Une comédie, une farce
ridicule. Tel est le public de Paris : peu disposé à siffler, mais prêt à
applaudir. La triste expérience que nous avons faite de cette manie serait
bien propre à nous y faire renoncer, si nous savions profiter de nos défauts,
si nous n'étions pas incorrigibles. « Je
ne parle point ici de ces essaims de valets, de fainéants et de mouchards
dont les fripons des comités remplissaient les tribunes, quand ils avaient
quelques grands coups à frapper, mais de ces citadins aveugles, dont ils
arrachaient les applaudissements par le préambule imposteur qu'ils donnaient
à tous leurs projets de décrets funestes. Chez les Français, il est donc de
la sagesse de faire observer le plus rigoureux silence dans le Sénat de la
Nation, dans les assemblées administratives et dans les tribunaux ; mais,
telle est la force de notre penchant pour tout ce qui flatte la vanité et
telle est notre légèreté, qu'à peine une loi positive nous aura-t-elle fait
un devoir du silence dans les assemblées publiques, les membres ou
législateurs seront eux-mêmes les premiers à la violer. « Mes
lecteurs m'accuseront peut-être d'avoir changé de doctrine ; ce n'est pas ma
faute s'ils ne savent pas lire. Dans un temps où les patriotes éclairés
remplissaient les tribunes de l'Assemblée nationale et formaient l'audience
des tribunaux, je lés ai souvent invités à rappeler
au devoir par des signes d'improbation les députés, les agents du peuple, et
j'avais raison. Aujourd'hui que les patriotes n'osent plus se montrer et que
les ennemis de la liberté remplissent les tribunes du Sénat et se trouvent partout,
je demande qu'on les empêche d'applaudir en les forçant au silence ; c'est
une arme dangereuse que je cherche à faire tomber de leurs mains. » Ainsi,
en cette fin de 1791, l'état de l'esprit public était inquiétant pour les
hommes de la Révolution ; il était presque désespérant pour ceux qui auraient
voulu vraiment installer la démocratie, donner à tous les citoyens le droit
politique et obliger le pouvoir exécutif à s'inspirer des volontés de la
Nation. LA COUR ET LES FEUILLANTS La
Cour, dont on devinait, mais dont on ne pouvait démontrer les intrigues au
dehors, affectait au dedans un zèle minutieux pour la Constitution. Et, à
vrai dire, celle-ci avait encore fait la part si belle à la royauté, qu'elle
pouvait être très puissante tout en restant constitutionnelle. Le roi avait
décidé, pour préparer plus sûrement le renversement de la Constitution, de
paraître la respecter. Et le parti des Lameth et de Barnave, qui ne siégeait
plus à l'Assemblée, mais qui essayait de prolonger par des moyens occultes
son influence, semblait accepté par le roi comme conseiller, comme guide.
Jusqu'où allèrent les rapports des Lameth et de Barnave avec le roi et la
reine ? Il est malaisé de le dire. Il semble qu'il n'y ait eu, après
l'acceptation de la Constitution, qu'une entrevue de Barnave et de
Marie-Antoinette ; mais, quoique Barnave n'ait pas tardé à s'éloigner de
Paris, il est certain qu'il donnait fréquemment des avis. Ces
communications de la Cour avec quelques révolutionnaires modérés inquiétaient
les amis intransigeants de la royauté ; Marie-Antoinette est obligée d'écrire
à Fersen, le 19 octobre : « Rassurez-vous, je ne me laisse pas aller aux
enragés et, si j'en vois ou que j'ai des relations avec quelques-uns d'entre
eux, ce n'est que pour m'en servir, et ils me font tous trop horreur pour
jamais me laisser aller à eux. » Mais
ils avaient beau lui faire horreur, par le seul fait qu'elle correspondait
avec eux, elle était obligée de les ménager, de tenir compte de leur
politique. Or, elle se résumait en deux traits : pratiquer la Constitution au
dedans, de façon à faire tomber peu à peu l'effervescence révolutionnaire et
à restaurer par le seul jeu de la Constitution elle-même la force du pouvoir
exécutif ; au dehors, maintenir la paix pour éviter le contre-coup d'une
intervention étrangère sur l'esprit de la France. Il paraît donc infiniment
probable et même à peu près certain que la Cour laissait ignorer aux Lameth,
à Duport, à Barnave, sa négociation secrète avec l'étranger en vue d'un
Congrès. Le
journal de Fersen contient pourtant quelques lignes terribles pour la mémoire
des Lameth et de Duport. Il note dans son journal, à la date du 14 février : « La
reine me dit qu'ils voyaient Alexandre Lameth et Duport, qu'ils lui disaient
sans cesse qu'il n'y avait de remède que des troupes étrangères, sans cela
tout était perdu ; que ceci ne pouvait durer, qu'eux avaient été plus loin
qu'ils ne voulaient, et que c'étaient les sottises des aristocrates qui
avaient fait leur succès et la conduite de la Cour qui les aurait arrêtés, si
elle s'était jointe à eux. Ils parlent comme des aristocrates, mais elle
croit que c'est l'effet de la haine contre l'Assemblée actuelle, où ils ne
sont rien et n'ont aucune influence, et la peur, voyant que tout ceci doit
changer, et voulant se faire d'avance un mérite. » Il
serait coupable de décréter des hommes de trahison sur un témoignage aussi
isolé et aussi incertain. Marie-Antoinette avait-elle saisi exactement le
sens d'un propos amer de Lameth et de Duport ? L'avait-elle exactement
rapporté ? Fersen lui-même l'avait-il bien saisi ? Cet appel aux armées
étrangères était en contradiction absolue avec toute la politique passée de
Barnave ; la guerre livrait les modérés soit aux révolutionnaires de gauche,
soit aux aristocrates, et ils n'en voulaient point ou
ils voulaient la limiter le plus possible. En février, quand la politique de
la Gironde parut décidément l'emporter, l'un d'eux laissa-t-il échapper ces
propos imprudents ? Ce
passage étrange de Fersen est d'ailleurs en contradiction avec un autre
passage du journal même, à la date du dimanche 8 janvier : « Mémoire de
la reine Marie-Antoinette à l'Empereur : détestable, fait par Barnave, Lameth
et Duport, veut effrayer l'Empereur, lui prouver que son intérêt est de ne
pas faire la guerre, mais de maintenir la Constitution, de peur que les
Français ne propagent leur doctrine et ne débauchent ses soldats. On voit
cependant qu'ils ont peur. » Je suis
très tenté de penser que c'est pour s'excuser auprès de l'intransigeant
Fersen d'accepter ainsi le Concours de Lameth, Barnave et Duport, que la
reine, quelques jours après, lui a dit : « Mais vous ne connaissez pas le
fond de leur pensée, ils croient, comme vous, qu'il n'y a de salut que par
les armées étrangères. » Enfin, je crois pouvoir démontrer — et je le ferai un peu plus loin — que le mémoire très important de Marie-Antoinette, publié par le comte d'Arneth, est bien en effet, pour la plus grande part, écrit par Barnave. Or, c'est un mémoire pacifique, c'est celui même contre lequel s'élève Fersen[1]. |
[1]
Les Lameth rédigèrent le message royal du 14 décembre 1791 (BACOURT, Correspondance
de La Marck, t. III, p. 280). Ce message sommait l'Electeur de Trêves de
disperser les émigrés. En conseillant au roi cette attitude belliqueuse, les
Lameth voulaient le populariser, mais ils comptaient sur Léopold pour obtenir
la soumission de l'Électeur et maintenir la paix. La Cour espérait au contraire
que l'ultimatum du 14 décembre déchaînerait l'intervention de l'Europe. — A M.