LES ÉLECTIONS Les
opérations électorales pour la nomination de l'Assemblée législative avaient
commencé avant le départ du roi. Elles furent suspendues pendant quelques
semaines pendant la crise, puis elles s'achevèrent sans trouble. Comment le
problème apparaissait-il alors aux électeurs et aux élus ? Et comment la
Révolution, désencombrée, pour ainsi dire, de la majestueuse puissance de la
Constituante, allait-elle se développer ? Au risque de ralentir la marche
dramatique des événements, nous devons nous demander d'abord quel était
l'état d'esprit exact des grandes masses paysannes, quels vœux, quels griefs
formulèrent les cultivateurs dans les assemblées primaires ou dans les
réunions d'électeurs, quels mandats ils donnèrent à leurs élus. Mais il n'y
eut pas de cahiers, il n'y eut même pas, à proprement parler, de programmes
dans les élections de 1791, et nous ne pouvons recueillir, comme en 1789, la
pensée authentique de la France paysanne. Pourtant, il est certain que les
cultivateurs s'étaient entretenus souvent avec les nouveaux élus des
questions qui intéressaient la vie rurale. Les
nouveaux députés étaient, en grand nombre, membres des administrations
révolutionnaires, municipalités, districts, départements ; beaucoup étaient,
en même temps, des hommes de loi. A tous ces titres, ils étaient très avertis
des difficultés qu'avait pu rencontrer l'application des lois
révolutionnaires et aussi des lacunes, des vices qui, selon les paysans,
contrariaient trop souvent l'effet espéré de ces lois. Notamment à propos de
l'abolition du régime féodal, si solennellement proclamée par les décrets du
4 août 1789 et si imparfaitement réalisée par le décret du 15 mars 1790, la
déception était vive dans les campagnes, et il est hors de doute que, dans
les entretiens multiples, quotidiens des administrateurs révolutionnaires
avec les paysans, la question fut souvent débattue et, à coup sûr, des
engagements furent pris par les nouveaux élus. La preuve décisive, c'est que,
dès le mois d'avril 1792, au moment même où elle touchait à la terrible crise
de la guerre, la Législative entend un rapport de son Comité des droits
féodaux, qui propose, dans l'intérêt des paysans, une transformation profonde
de la législation sur la matière. Comment
se posait la question ? J'essaierai d'y répondre en m'aidant du livre de M.
Doniol, surtout du beau travail de M. Sagnac sur la législation civile de la
Révolution française », et au moyen des documents législatifs soigneusement
interrogés. LA QUESTION DU RACHAT DES DROITS FÉODAUX L'Assemblée,
en août, avait proclamé que tous les droits de servitude personnelle seraient
abolis sans indemnité et que les autres pouvaient être rachetés. J'ai signalé
tout de suite, et dès le 4 août, la difficulté immense que la clause du
rachat allait opposer à la libération paysanne. Mais l'Assemblée elle-même,
en mars 1790, aggrava doublement la difficulté de cette libération. D'abord
il y avait un grand nombre de servitudes personnelles qui avaient pris forme
d'une redevance pécuniaire. Les nobles, les seigneurs avaient affranchi des
serfs, ou ils les avaient dégagés de certaines obligations personnelles. Mais
ils avaient exigé comme prix de cet affranchissement, soit des redevances
foncières annuelles, soit des redevances éventuelles, comme celles des lods
et ventes, qui étaient dues par le censitaire à chaque mutation du domaine.
Du moment que la servitude personnelle était abolie sans indemnité, il
semblait que les redevances, qui étaient comme le prolongement et la forme
nouvelle de cette servitude, devaient être aussi abolies sans indemnité. L'Assemblée
décida autrement : elle les fit entrer dans la catégorie des droits
rachetables. En second lieu, l'Assemblée rendit le rachat presque impossible
aux paysans en faisant de toutes les charges dont il était admis à se
racheter un bloc indivisible. Sans doute, l'Assemblée paraissait libérer les
paysans en les autorisant à racheter toutes les rentes foncières, et même à
racheter les baux indéfinis, comme le bail à complant des régions de la
Loire-Inférieure, comme le bail de locatairerie perpétuelle usité en Provence
et en Languedoc. Mais le paysan ne pouvait racheter les rentes foncières, il
ne pouvait racheter les charges annuelles qui pesaient sur lui, comme le
cens, le champart, sans racheter, en même temps, les droits éventuels comme
les droits de lods et ventes. Du
coup, toute l'opération du rachat était comme arrêtée. D'abord, il était
malaisé aux paysans de trouver les sommes nécessaires pour racheter à la fois
tous ces droits. De plus, si le paysan pouvait à la rigueur se résigner à un
sacrifice immédiat pour se délivrer d'une charge immédiate, annuellement
ressentie, il était difficile d'obtenir de lui qu'il avançât une somme assez
forte pour racheter un droit comme celui de lods et ventes dont l'application
n'était qu'éventuelle et pouvait être lointaine. C'était d'autant plus
difficile que le paysan ayant vu tomber dans le grand ébranlement
révolutionnaire beaucoup de puissances anciennes et de droits anciens,
pensait naturellement que d'autres obligations pouvaient se rompre, que le
droit de lods et ventes pouvait être à son tour emporté par la tourmente, et
qu'il y aurait duperie pour lui à racheter d'avance un droit qui, bientôt
peut-être, serait aboli sans indemnité. Evidemment
l'Assemblée, très respectueuse de la propriété sous toutes ses formes, même
féodales, avait craint, si les paysans pouvaient racheter d'abord les charges
éventuelles, qu'ils prissent un tel sentiment de la pleine propriété que
lorsque surviendrait le droit de lods et de ventes il ne pût être perçu. Et
ainsi elle ordonna le rachat total indivisible, c'est-à-dire l'impossibilité
du rachat, c'est-à-dire le maintien, en fait, du régime féodal. Et une des
parties les plus importantes, les plus intéressantes de l'action
révolutionnaire pendant cinq années sera précisément l'immense effort du
paysan pour obtenir l'application du principe général proclamé le 4 août. Cette
action révolutionnaire continue, cette pression des paysans sur la
bourgeoisie, les grands historiens de la Révolution ne semblent pas y avoir
pris garde. Michelet, qui a pourtant le sentiment si vif des intérêts
économiques, n'a pas vu cette lutte profonde. Louis Blanc ne parait même pas
la soupçonner. Il semble, à le lire, que dans la nuit du 4 août jaillit
soudain une colonne de lumière et que la Révolution ressemblât à une
révélation. Quant aux conséquences du décret du 4 août, aux résistances qu'il
rencontra, aux luttes que durent soutenir les paysans, il les ignore. Les
historiens ont ainsi faussé pour le peuple l'aspect et le sens de la
Révolution. Il a semblé, à les lire, qu'une société nouvelle avait jailli
d'un jet, comme une source bouillonnante. Or, même dans une ardente période
révolutionnaire, de 1789 à 1795, même après l'abolition en principe du régime
féodal, c'est pièce à pièce seulement, et sous des efforts répétés, que tomba
la propriété féodale. Sans la
ténacité profonde du paysan, la féodalité durerait peut-être encore en
partie, malgré l'éblouissante nuit du 4 août. L'expropriation de la
féodalité s'est faite par morceaux, même en pleine période révolutionnaire.
Grand exemple pour nous et qui nous apprend à ne pas dédaigner les
expropriations partielles et successives du capitalisme. Pour n'être pas
ramassée en un point indivisible du temps, la Révolution ne cesse pas d'être
révolutionnaire. La véritable éducation révolutionnaire, c'est de faire entrer
dans l'esprit du prolétariat le sens réaliste de l'histoire. Un des
points qui blessaient le plus les paysans dans le décret du 15 mars 1790,
c'est que les seigneurs, pour continuer à percevoir les droits féodaux,
n'étaient pas tenus de faire la preuve qu'ils avaient en effet un droit sur
les tenanciers. Quarante années de possession suffisaient, et c'était au
tenancier de faire la preuve qu'il était chargé indûment. Preuve impossible ! LA PROTESTATION PAYSANNE Le
malaise et l'irritation se manifestent dès le printemps de 1790. Les
protestations abondent : j'emprunte le texte de plusieurs d'entre elles à
l'appendice du livre de M. Sagnac qui les a notées aux archives nationales.
Voici par exemple un extrait du procès-verbal de l'Assemblée administrative
du département des Basses-Alpes. (Séance du 29 novembre 1790). « M. Bernardi a dit : Le
titre III, article 36 de la loi du 15 mars, porte que les contestations sur
l'existence ou la quotité des droits énoncés dans l'article premier seront
décidées d'après les preuves autorisées par les statuts, coutumes et règles
observées jusqu'à présent. « Or,
quelles règles décidaient parmi nous ces questions importantes ? Il n'y a sur
cela ni loi ni coutume expresse. La jurisprudence parlementaire sur ce sujet
est vraiment oppressive ; une seule reconnaissance, appuyée de la
prescription de 30 ans, suffisait, suivant tous nos auteurs, pour suppléer le
titre primitif à l'égard de 1'Eglise, du seigneur haut justicier, et il
fallait deux reconnaissances à celui qui n'était que simple seigneur direct ;
ainsi, c'était le seigneur haut justicier, c'est-à-dire celui qui avait le
plus de moyens d'opprimer, à qui on fournissait plus de facilités pour
s'arroger des droits qui ne lui étaient pas dus. S'il faut suivre de
pareilles règles aujourd'hui, il n'est aucune usurpation gui ne soit à
couvert de toute atteinte. Plus le titre était équivoque ou chimérique,
plus on multipliait les reconnaissances — c'est-à-dire l'acquiescement formel
du tenancier qu'on lui arrachait souvent par la menace —. Et il n'est aucun
des ci-devant seigneurs qui n'eût pris sur cela ses précautions...
L'Assemblée représentative du Comtat Venaissin, en adoptant les décrets de
l'Assemblée nationale sur les droits féodaux, a laissé à l'écart celui dont
j'ai l'honneur de vous entretenir. Elle a décrété que le titre primitif des
droits féodaux conservés ne pourrait être remplacé que par deux
reconnaissances antérieures à l'année 1614. « Il
nous faut nécessairement une loi semblable. Il faut que le temps qu'elle
exigera pour établir les droits dénués de titre primitif puisse écarter
toutes les usurpations ou, s'il en échappe quelqu'une, il faut qu'elle soit
devenue en quelque sorte respectable par le long intervalle de temps qui
l'aura cimentée. « L'Assemblée,
oui le Procureur général syndic, a arrêté que les considérations exposées
dans cette notice seront présentées au corps législatif pour qu'il veuille
bien ordonner que, lorsque les ci-devant seigneurs ne pourront produire le
titre constitutif de leurs droits déclarés simplement rachetables, ils ne
pourront y suppléer que par deux reconnaissances énonciatives d'une troisième
et antérieures à l'an 1650. — Champelas, président. » Ainsi
ce n'est pas l'abolition sans rachat que demandent les cultivateurs : ils ne
l'osent point encore, mais il serait difficile à beaucoup de seigneurs de
produire les titres demandés par le département des Basses-Alpes : et les
droits féodaux tomberaient de fait. Voici
un extrait du registre des délibérations de l'Assemblée générale de MM. les
administrateurs du département des Côtes-du-Nord, 6 décembre 1790. « Sur
la représentation faite par un membre de l'Assemblée que la dureté du régime
féodal se perpétuera encore après sa proscription si le ci-devant vassal
demeure assujetti à ne pouvoir rembourser les rentes déclarées rachetables
par l'article 6 du décret du 4 août 1789 qu'autant qu'il rembourserait les
droits casuels de lods et ventes et de rachats et qu'il affranchirait la
contribution solidaire de ses consorts. (Quand plusieurs ex-vassaux étaient
tenus solidairement à un droit, ils ne pouvaient se racheter chacun pour sa
part : il fallait que le rachat eût lieu d'ensemble et c'était une difficulté
de plus.) « Le
Conseil, ouï le Procureur général syndic, persuadé que l'Assemblée nationale
a toujours à cœur de faire jouir tous les citoyens de ses bienfaits, « Considérant
que ceux résultant de l'abolition de la féodalité seraient presque
illusoires, tandis que le débiteur de rentes ci-devant féodales ne pourrait
s'en affranchir qu'en remboursant les lods et ventes, les rachats, et en
remboursant, outre sa part, la contribution de son codébiteur. « Considérant
qu'une réclamation générale et réciproque se fait entendre contre les
restrictions qui ont annulé les salutaires effets du décret du 6 août ; « A
arrêté et arrête, en appuyant les réclamations qui ont été faites par
différentes municipalités et assemblées électorales, de charger son
Directoire de solliciter instamment l'Assemblée nationale de décréter que
chaque débiteur de rentes ci-devant féodales sera libre d'affranchir sa
contribution sans être tenu de rembourser ni la portion de son codébiteur ni
les états en suite de lods et ventes et rachats. « Signé
par le Président et le Secrétaire général. » Ici
encore il ne s'agit pas d'abolir sans rachat les droits féodaux, mais de
faciliter le rachat en le divisant. Mais on devine que la colère des paysans
grondait. Pour que l'Assemblée départementale où dominaient les influences
bourgeoises entre dans cette voie, il faut qu'elle soit en effet
vigoureusement poussée par les municipalités rurales et par les assemblées
d'électeurs de la campagne. Déjà, dans les cahiers de 1789, les vives
réclamations des paysans avaient été atténuées par les bourgeois des villes.
Il est probable de même, aujourd'hui, que les Directoires bourgeois de
département donnent la forme la plus modérée aux revendications énergiques
qui se produisaient dans les municipalités de village. Les
administrateurs du district de Pau protestèrent dans le même sens à la date
du 15 novembre 1790 : « La faculté de rachat accordée aux propriétaires
de fiefs et fonds casuels est absolument illusoire par le taux excessif de
rachat des droits casuels et éventuels qu'on est tenu de racheter
conjointement avec les droits fixes ; qu'ainsi les traces du régime féodal
deviennent ineffaçables ; que la Nation ne doit pas espérer de voir effectuer
le rachat des droits dépendant des biens' domaniaux et ecclésiastiques à sa
disposition, de trouver dans les capitaux qui pourraient en provenir un
secours pour la liquidation de la dette de l'Etat ; enfin qu'elle est grevée
par l'excès des remboursements dont elle s'est chargée envers les ci-devant
seigneurs, par l'affranchissement des domaines nationaux qu'elle a mis en
vente ; de sorte qu'il est aussi important pour la Nation que pour les
propriétaires de fiefs et fonds casuels que le taux de rachat des droits
casuels et éventuels soit modéré. » Les
administrateurs de Pau essaient en cette question de lier l'intérêt de l'Etat
à celui des censitaires. L'Eglise, dont la Révolution a saisi le domaine, ne
possédait pas seulement des terres ; elle possédait aussi des droits féodaux
: et ces droits, l'Etat ne peut les vendre parce que le taux de rachat est
trop élevé. En outre, et inversement, des charges féodales pesaient sur les
domaines d'Eglise. L'Etat ne peut mettre les domaines en vente sans les avoir
dégagés de ces charges féodales : et il faut qu'il les rachète à très haut
prix. Ainsi, de bien des côtés et sous bien des formes, des protestations
s'élevaient. Mais les paysans ne se bornaient pas à protester : ils
résistaient, au grand émoi des administrations révolutionnaires, souvent très
modérées, et au grand scandale de la bourgeoisie. LES TROUBLES Le 12
janvier 1791, le député du Périgord Loys rédige un mémoire sur les troubles
du Périgord, Quercy et Boulogne. « Tous
les paysans refusent de payer les rentes, ils s'attroupent, ils font des
coalitions, des délibérations portant qu'aucun ne payera de rentes et que si
quelqu'un vient à en payer il sera pendu. Ils vont dans les maisons des
seigneurs, des ecclésiastiques et d'autres personnes aisées ; ils y
commettent des dégâts, se font rendre les parties de rentes que quelques-uns
ont reçues d'abord, se font faire des reconnaissances et des engagements par
ceux qui ont vendu le blé perçu ou qu'ils prétendent qui ont été payés de
lods et ventes et autres droits qui ne leur étaient pas dus. Tous ces excès
ou les inconvénients qui en résultent immédiatement produisent encore l'effet
d'empêcher les seigneurs de fiefs, qui ne savent sur quoi compter, de faire
leur déclaration et d'acquitter leur contribution patriotique ; on désirerait
beaucoup un décret qui pût rendre la tranquillité à ces provinces. Un
gentilhomme de plus de quatre-vingts ans a été assailli dans son château par
une troupe de paysans qui ont débuté par planter une potence au-devant de la
principale porte. Ce seigneur fut si saisi qu'il en mourut subitement. » Les
administrateurs, très modérés, très bourgeois, du département du Lot poussent
le cri d'alarme. Ils
écrivent de Cahors à l'Assemblée nationale, le 22 septembre 1790 : « Messieurs,
depuis plusieurs jours nos délibérations sont sans cesse interrompues par les
nouvelles affligeantes qui nous arrivent des campagnes du département. Les
craintes que nous avions conçues à l'approche de l'époque ordinaire de la
perception des rentes n'étaient que trop fondées, et c'est en vain que nous
avons fait des efforts pour prévenir les troubles que nous appréhendions. «
Jaloux de retenir dans le devoir le peuple des campagnes, nous avions essayé
de lui faire entendre le langage de la raison et de la loi ; ce fut l'objet
de notre proclamation du 30 août dernier. Accueillie avec reconnaissance par
les bons citoyens, elle a été pour les hommes malintentionnés l'occasion des
insinuations les plus perfides et des mouvements les plus inquiétants. Ici,
les officiers municipaux n'osent lire cette proclamation ; là, ils ne peuvent
en achever la lecture ; ailleurs ils ne peuvent la lire une seconde fois.
Dans une municipalité, le curé, après l'avoir lue, est contraint par la
violence d'articuler que la proclamation est fausse, qu'elle ne vient pas du
Directoire ; dans d'autres, le peuple revient à la plantation des mais, à ce
signe uniforme des insurrections qui désolèrent au commencement de l'année
une partie du royaume ; dans plusieurs, des potences sont dressées pour ceux
qui paieront les rentes et ceux qui les percevront. Les plus modérés se
refusent au paiement jusqu'à ce qu'ils aient, disent-ils, vérifié les textes
primordiaux ; nulle part les propriétaires de fiefs n'osent réclamer les
redevances qui leur sont dues. Et ce n'est pas loin de nous, Messieurs, ce
n'est pas loin de l'administration que sont excités tous les troubles. Aux
portes de la ville où nous tenons nos séances, dans un village du canton de
Cahors, il a été récemment planté une potence, il a été affiché des placards
incendiaires. « Cette
potence a été dressée, ces placards ont été affichés, ces mouvements
d'insurrection ont existé un jour tout entier, sans que la municipalité du
lieu s'en soit inquiétée. Nous en avons été instruits par une municipalité
contiguë qui nous a demandé des secours, et les placards n'ont été enlevés,
la potence n'a été abattue que lorsque le maire et le procureur de la commune
se sont vus menacés et qu'ils ont appris l'approche des gardes nationales et
des troupes de ligne qui, sur notre réquisition, marchaient avec le plus
grand zèle pour aller rétablir la tranquillité publique et protéger les
propriétés comme la sûreté des individus. « Ce
qui nous afflige le plus, Messieurs, ce qui rend surtout le mal dangereux,
c'est qu'en plusieurs endroits les officiers municipaux sont ou les secrets
moteurs, ou les complices, ou les témoins indifférents des troubles dont nous
sommes forcés de vous présenter le tableau. Et que pourrait-on attendre, nous
osons le dire, Messieurs, de corporations aussi faibles, aussi ignorantes,
aussi peu disposées à soumettre tout intérêt particulier à l'intérêt public,
aussi peu propres, en un mot, à remplir leur grande destination, que le sont,
pour la plupart, les municipalités de campagne ? » Cette
adresse, toute pénétrée de frayeur bourgeoise, est d'un haut intérêt. Elle
nous montre d'abord l'intensité du mouvement paysan contre le régime féodal
subsistant. Non pas qu'il y ait eu précisément des violences. Malgré les
potences et les placards qui peuvent fournir à un historien de l'Ecole de
Taine de terrifiantes images, il n'y a rien dans ce soulèvement qui ressemble
à une jacquerie meurtrière ; aucun gentilhomme n'est brutalisé ; et on est
réduit, pour nous émouvoir, à nous apprendre qu'un gentilhomme de
quatre-vingts ans est mort de saisissement. En
fait, c'est surtout par la force d'inertie, par le refus concerté de payer
les rentes féodales que les paysans agissaient. Mais,
ce qu'il y a de plus remarquable, c'est le concours que leur prêtaient les
municipalités. Avec quel mépris et avec quelle colère les bourgeois du
Directoire départemental, dont plusieurs possédaient des titres de rentes
féodales, parlent de ces municipalités paysannes qui transforment en réalité
les décrets illusoires du 4 août ! Des
paysans résistaient aussi dans la région parisienne. Le 8
septembre 1790, le Directoire du département de Seine-et-Marne écrit à
l'Assemblée nationale : « Le Directoire de Seine-et-Marne s'empresse de vous
annoncer la fin des troubles excités dans le district de Nemours par les
refus des dîmes et champarts ; il se plaît à rendre devant vous la justice
qui est due au Directoire de Nemours, à M. de Château-Thierry, commandant la
garde parisienne, à MM. de Montalban, Dufresnoy, de la Roche et de Certamen,
officiers de troupes de ligne. Leur activité, leur prudence et leur adresse
sont au-dessus de nos éloges et, malgré la résistance opiniâtre qu'ils ont
éprouvée d'abord, ils ont réussi à faire faire des soumissions pour le
paiement des champarts dans le plus grand nombre des paroisses égarées. » Mais,
d'année en année, la résistance paysanne se renouvelait et s'aggravait,
surtout quand approchait le moment des recettes, c'est-à-dire des
prélèvements féodaux. LA RÉSISTANCE DE LA CONSTITUANTE L'Assemblée
constituante, qui avait supporté impatiemment l'agitation de l'été et de
l'automne de 1790, comprit bien qu'avec l'été de 1791 la
lutte allait recommencer, et dès le mois de juin, à la date du 15, le
lendemain même du jour où elle avait voté la loi Chapelier, elle approuvait
une instruction qui, appliquée avec suite, aurait maintenu la féodalité : «
Instruction de l'Assemblée nationale sur les droits de champart, terrage,
agrier, arrage, tierce, soète, complant, cens, rentes seigneuriales, lods et
ventes, reliefs et autres droits ci-devant seigneuriaux, déclarés rachetables
par le décret du 15 mars 1790, sanctionné par le roi le 28 du même mois. » Et tout
d'abord, les Constituants signifient aux paysans qu'en abolissant le régime
féodal ils ont voulu sauvegarder la liberté individuelle, mais qu'ils n'ont
porté aucune atteinte directe ou indirecte à la propriété. « L'Assemblée
nationale a rempli, par l'abolition du régime féodal, prononcée dans sa
séance du 4 août 1789, une des plus importantes missions dont l'avait chargée
la volonté souveraine de la nation française, mais ni la nation française, ni
ses représentants n'ont eu la pensa d'enfreindre par-là les droits sacrés et
inviolables de la propriété. « Aussi,
en même temps qu'elle a reconnu, avec le plus grand éclat, qu'un homme
n'avait jamais pu devenir propriétaire d'un autre homme, et qu'en conséquence
les droits, que l'un s'était arrogés sur la personne de l'autre, n'avaient
jamais pu devenir une propriété pour le premier, l'Assemblée nationale a
maintenu de la façon la plus précise tous les droits et devoirs utiles,
auxquels des concessions de fonds avaient donné lieu et elle a seulement
permis de les racheter. » Ainsi,
à parler net, ce n'est pas précisément le régime féodal que l'Assemblée a
aboli, malgré sa déclaration fastueuse et presque vide du 4 août. Elle n'a
pas aboli l'ensemble de ces charges pécuniaires qui grevaient la propriété
paysanne au profit des seigneurs. Elle a simplement supprimé ce qui
subsistait dans la société de l'esclavage proprement dit, du servage, de la
servitude personnelle. Mais, comme depuis longtemps, par le progrès même de
la vie nationale, par la mobilité, tous les jours croissante, des intérêts et
des hommes, cette servitude personnelle directe avait disparu, comme depuis
des siècles elle avait dû, pour se continuer, se déguiser et prendre la forme
d'un contrat, comme presque partout la chaîne visible et pour ainsi dire
matérielle de l'esclavage ou du servage avait été remplacée par le lien d'une
redevance pécuniaire, et que les seigneurs avaient prudemment donné à leur
exploitation et oppression ancienne le caractère nouveau du droit bourgeois,
la Constituante faisait vraiment œuvre vaine. Elle arrachait du sol quelques
pauvres racines oubliées d'esclavage et de servage : mais l'arbre féodal,
avec les ramifications presque infinies de ses droits pécuniaires, continuait
à tenir sous son ombre le champ du paysan. De là, entre les juristes de
l'Assemblée bourgeoise et les paysans révolutionnaires, un malentendu
irréparable. L'Assemblée
aurait dû s'avouer à elle-même et avouer au monde que la propriété féodale,
même quand elle s'était adaptée aux formes juridiques de la vie moderne,
était à la fois surannée et oppressive, qu'elle gênait le développement
nécessaire de la pleine propriété paysanne et qu'au risque de froisser la
propriété bourgeoise elle-même au point où elle adhérait à la propriété
féodale, il fallait détruire celle-ci. C'était
là l'instinct irrépressible des paysans. Mais la doctrine de l'Assemblée
était toute contraire et elle s'épuisait à démontrer aux paysans que s'ils se
soulevaient c'était à la suite de manœuvres ou d'excitations
contre-révolutionnaires. Fable puérile ! Elle
s'épuisait aussi à dénoncer les municipalités rurales, organe naturel de
l'émancipation paysanne : « Les explications données à cet égard,
déclare-t-elle, par le décret du 15 mars 1790, paraissaient devoir rétablir à
jamais, dans les campagnes, la tranquillité qu'y avaient troublée de fausses
interprétations de celui du 4 août 1789. Mais ces explications elles-mêmes
ont été, en plusieurs contrées du royaume, ou méconnues ou altérées ; et, il
faut le dire, deux causes affligeantes pour les amis de la Constitution et,
par conséquent, de l'ordre public, ont favorisé et favorisent encore le
progrès des erreurs qui se sont répandues sur cet objet important. « La
première, c'est la facilité avec laquelle les habitants des campagnes se sont
laissés entraîner dans les écarts auxquels les ont excités les ennemis mêmes
de la Révolution, bien persuadés qu'il ne peut y avoir de liberté là où les
lois sont sans force et qu'ainsi on est toujours sûr de conduire le peuple à
l'esclavage, quand on a l'art de l'emporter au-delà des bornes établies par
les lois. « La
seconde, c'est la conduite de certains corps administratifs. Chargés par la
Constitution d'assurer le recouvrement des droits de terrage, de champart, de
cens ou autres dus à la Nation, plusieurs de ces corps ont apporté dans cette
partie de leurs fonctions une insouciance et une faiblesse qui ont amené et
multiplié les refus de paiement de la part des redevables de l'Etat, et ont,
par l'influence d'un aussi funeste exemple, propagé chez les redevables des
particuliers l'esprit d'insubordination, de cupidité, d'injustice. » En ces
doléances irritées de l'Assemblée apparaît la puissance révolutionnaire et
populaire de la vie municipale. Pendant
que dans les villes, certaines assemblées primaires de section appellent les
pauvres, les ouvriers à la vie publique dont la loi les excluait, dans les
campagnes, les municipalités se font souvent les complices, les tutrices de
la révolte paysanne contre la loi bourgeoise, soutien du vieux système
féodal. Et je note ici un trait qui semble avoir échappé à M. Sagnac. Les
municipalités ayant reçu de la loi la faculté d'acheter de l'Etat les biens
nationaux et de les gérer jusqu'à ce qu'elles les aient revendus aux
particuliers, beaucoup de municipalités profitaient de cette gestion pour
donner l'exemple de l'abolition -complète des droits féodaux. Le
domaine d'Eglise comprenait des droits féodaux, des rentes foncières, des
champarts. Les municipalités paysannes, qui avaient acquis ces droits,
négligeaient systématiquement de les faire valoir. Elles ne réclamaient pas
aux paysans les rentes foncières qu'ils devaient à titre féodal. Et ainsi
elles créaient un précédent formidable, une sorte de jurisprudence
d'abolition complète que les paysans appliquaient ensuite aux redevances dues
par eux aux particuliers. Il y a
là une répercussion tout à fait imprévue de la loi faisant intervenir les
municipalités dans la vente des biens nationaux : ainsi en d'innombrables
centres de vie municipale il y avait comme un frémissement populaire ; et un
sourd travail de désagrégation minait le vieux droit féodal, malgré les
juristes bourgeois qui tentaient de le consolider. Que pouvaient à la longue
les Assemblées bourgeoises contre cet effort paysan innombrable et tenace qui
rongeait la féodalité ? C'est
en vain que la Constituante élève la voix jusqu'au ton de la menace : « Il
est temps enfin que ces désordres cessent, si l'on ne veut pas voir périr,
dans son berceau, une constitution dont ils troublent et arrêtent la marche.
Il est temps que les citoyens, dont l'industrie féconde les champs et nourrit
l'Empire, rentrent dans le devoir et rendent à la propriété l'hommage
qu'ils lui doivent. » Appel
inutile : car les règles juridiques que trace l'Assemblée heurtent trop
violemment l'instinct, l'espérance des paysans et l'idée soudaine qu'ils
s'étaient faite du sens du décret du 4 août. L'Assemblée,
en effet, ne se borne pas à rappeler que tous les droits féodaux doivent
subsister jusqu'au rachat quand ils représentent une concession de terre
faite jadis par le seigneur propriétaire aux tenanciers. Elle affirme, avec
une énergie extrême, que le seigneur sera présumé avoir fait cette concession
de fonds, tant que le tenancier n'aura pas apporté la preuve contraire. « Cet
article (l'article
2 du titre II de la loi du 15 mars) a pour objet trois espèces de droits, savoir : les
droits fixes (comme la rente foncière, payée tous les ans), les droits
casuels dus à la mutation des propriétaires et les droits casuels dus tant à
la mutation des propriétaires qu'à celle des seigneurs — c'est en réalité
l'ensemble des droits onéreux qui pèsent sur les paysans —... Ces trois
espèces de droits ont cela de commun qu'ils ne sont jamais dus à raison des
personnes, mais uniquement à raison des fonds et parce qu'on possède des
fonds qui en sont grevés. » Cet article soumet ces droits à deux dispositions
générales : « La
première que dans la main de celui qui possède — et dont la possession est
accompagnée de tous les caractères et de toutes les conditions requises en
cette matière par les anciennes lois, coutumes, statuts ou règles —, ils sont
présumés être le prix d'une concession primitive de fonds. « La
seconde que cette présomption peut être détruite par l'effet d'une preuve contraire,
mais que cette preuve contraire est à la charge du redevable et que, si le
redevable ne peut pas y parvenir, la présomption légale reprend toute sa
force et le condamne à continuer le payement... » C'était
la condamnation des paysans à perpétuité. Car comment leur eût-il été
possible de fournir la preuve contraire ? La preuve négative est toujours
malaisée à administrer. Le seigneur, lui, était dispensé de fournir la preuve
positive. Il était dispensé de produire le titre primitif en vertu duquel ses
ascendants avaient concédé un fonds de terre, moyennant une redevance
perpétuelle et féodale. Pour le
seigneur, la possession valait titre. Comment le paysan pourra-t-il renverser
ce titre ? Comment pourra-t-il établir qu'à l'origine, dans le lointain
obscur et profond des siècles, ses pauvres aïeux n'avaient pas reçu ces fonds
de terre du seigneur, mais qu'ils avaient été astreints à une redevance
féodale soit parce que le seigneur leur avait avancé de l'argent et avait
abusé de sa qualité de créancier pour les lier d'une chaîne de vassalité
indéfinie, soit simplement parce que le seigneur avait usé envers eux de
violence et de menaces, sait enfin parce qu'ils étaient esclaves et serfs et
que le droit féodal est la rançon de leur liberté ? Demander
aux paysans de remonter ainsi le sombre cours de l'histoire, c'est demander
aux cailloux, lentement usés par les eaux, la source inconnue du torrent. Aujourd'hui
encore, qu'il s'agisse de Fustel de Coulange. ou de Waitz, les érudits ne
sont point d'accord sur les origines mêmes du système féodal. Est-il une
sorte de consolidation foncière des hiérarchies militaires ? Est-il une
transformation du grand domaine gallo-romain ? L'histoire hésite : Comment
les paysans auraient-ils pu s'orienter ? Comment auraient-ils pu démontrer
que leurs ancêtres avaient été pleinement serfs et que c'est uniquement pour
se libérer de ce servage qu'ils avaient consenti le payement à perpétuité de
redevances foncières ? Et
pourtant, c'est cette preuve qu'on exige de lui pour le débarrasser de son
séculaire fardeau. «
Lorsque, par le résultat de Ja force entreprise par le redevable, il paraît
que le droit n'est le prix ni d'une concession de fonds ni d'une somme
d'argent anciennement reçue, mais le seul fruit de la violence ou de
l'usurpation, ou, ce qui revient au même, le rachat d'une ancienne servitude
purement personnelle, il n'y a nul doute qu'il ne doive être aboli purement
et simplement. » Encore
une fois, subordonner à une preuve pareille la libération du paysan c'était
une dérision. Et
pourtant, il semble que l'Assemblée, au moment où elle accable le
cultivateur, passait tout à côté du principe qui aurait pu le délivrer. Car,
s'il doit être dégagé des obligations qui sont le rachat d'une servitude
personnelle ou le fruit de la violence, qui ne voit que dans l'ensemble tous
les contrats féodaux s'expliquent par la servitude personnelle ou par la
violence ? Il est absurde d'admettre que la population rurale a accepté ces
charges pesantes, pour la suite infinie des siècles, si elle ne subissait pas
la loi de la servitude ou la loi de la force. Que
l'Assemblée proclame qu'à l'origine nécessairement la classe paysanne a été
violentée, et tout l'édifice féodal s'écroule. Mais l'Assemblée n'ose pas
faire cette grande affirmation historique qui aurait libéré en bloc la classe
paysanne ; l'Assemblée ne se risque pas à la produire. Elle exige que chaque
paysan, dans le détail, fasse la preuve directe que des actes particuliers
d'oppression et d'extorsion sont l'origine de ses charges. Et
voilà les paysans condamnés à porter éternellement la chaîne parce qu'ils
n'auront pu en retrouver le premier anneau, analyser de quel métal il était
fait, et dessiner, pour ainsi dire, le marteau dont il fut forgé. L'Assemblée
proclame, en outre, que s'il y a litige sur l'existence ou la quotité d'un
droit, les « juges doivent, nonobstant le litige, ordonner le payement
provisoire des droits qui, quoique contestés, sont accoutumés d'être payés. « Mais,
dans quel cas des droits, aujourd'hui consentis, doivent-ils être regardés
comme accoutumés d'être payés ? La maxime générale qu'a établie, depuis des
siècles, une jurisprudence fondée sur la raison la plus pure, c'est qu'en
fait de droits fonciers, comme en fait d'immeubles corporels, la possession
de l'année précédente doit, sauf toutes les règles locales qui pourraient y
être contraires, déterminer provisoirement celle de l'année actuelle. Mais,
comme cette maxime n'a lieu que lorsque la possession de recevoir ou de ne
pas payer n'est pas l'effet de la violence, et que, très malheureusement, la
violence employée de fait ou annoncée par des menaces a, seule, depuis deux
ans, exempté un grand nombre de personnes du paiement des droits de champart,
de terrage et autres, l'Assemblée nationale manquerait aux premiers devoirs
de la justice, si elle ne déclarait pas, comme elle le fait ici, qu'on doit
considérer comme accoutumés d'être payés, dans le sens et pour l'objet du
décret du 18 juin 1790, tous les droits qui ont été acquittés et servis, ou
dans l'année d'emblavure qui a précédé 1789, ou en 1789 même, ou en 1790. » Ainsi
l'Assemblée abolissait tous les effets du soulèvement des paysans. Elle
décidait de plus, que ceux-ci pouvaient bien demander, aux seigneurs,
communication des titres, mais que cette communication aurait lieu dans les
chartriers mêmes. « Jamais
les vassaux, tenanciers et censitaires n'ont pu prétendre qu'on dût leur
remettre en mains propres, et confier à leur bonne foi des titres qu'ils
auraient le plus grand intérêt de supprimer. » Enfin,
après avoir invité les municipalités à recouvrer les droits féodaux, dus pour
les biens nationaux, la Constituante rappelle aux directoires de départements
qu'ils ont, comme les municipalités, le droit de requérir la force publique
et elle met ainsi la propriété féodale, menacée par les paysans, sous la
protection de la bourgeoisie des villes. Après
ce document, il restait peu de chose des décrets du 4 août. Au moment où
parut ce manifeste conservateur de l'Assemblée, les élections pour la
Législative étaient commencées en plusieurs points. Il semble destiné, non
seulement à prévenir les troubles que ramenait l'époque des moissons, mais à
agir sur les électeurs. Et nous ne pouvons douter qu'il ait fait, dans les
assemblées électorales, l'objet des plus vifs commentaires. LA REPRISE DES TROUBLES Les
paysans ne se laissèrent ni convaincre, ni effrayer. Les protestations
continuèrent, tantôt légales, tantôt violentes. Le 7 août 1791, le directeur
du département de Seine-et-Marne écrit : « Les
troubles reprennent au sujet de la perception du champart. Il y a des
troubles graves dans la paroisse d'Ichy, canton de Beaumont ; elle a
repoussé, par la force, tout acte tendant à la perception du champart. » Le 15
décembre 1791, quelques semaines après la réunion de la Législative, les
citoyens actifs de la commune de Lourmarin (Bouches-du-Rhône) écrivent à
l'Assemblée : « Depuis
vingt-un mois que la loi sur le régime féodal est rendue, pas un seul
redevable des droits odieux qui y sont attachés ne s'est racheté, et, par un
mouvement prophétique, nous osons vous assurer que si l'Assemblée nationale
ne nous permet de racheter les droits fixes, tels que tasques, champarts,
séparément des droits casuels ou de lods, les peuples, soumis à cet
affreux régime seront encore morts à la liberté dans mille ans d'ici. « L'Assemblée
constituante n'eut que l'intention de délivrer les campagnes de ce monstre ;
mais les moyens lui manquèrent, parce qu'elle avait dans son sein des nobles,
des gens d'affaires qui lui firent une égide par leurs intrigues et leur
silence et que les membres qui voulaient sincèrement le détruire, ne
connurent pas l'endroit par lequel il fallait le combattre. Ils n'indiquèrent
qu'un Plan général d'attaque, il fut adopté comme suffisant, et le monstre
invulnérable dans tous les points, excepté le seul, est demeuré vainqueur des
traits impuissants lancés contre lui. « Presque
tout le corps constituant fut composé d'hommes pris dans les villes, qui ne
sont sujettes qu'à de minces directes, et les campagnes, déchirées par les
tasques, champarts, agriers, lods, cens, seigneurs, agents, fermiers, gardes,
furent oubliées ; personne ne parla pour elles. « Eh
bien ! législateurs, c'est cette cohorte, toute-puissante encore, qui retient
les campagnards dans les fers. Ce sont ces ci-devant seigneurs, leurs agents
et leurs fermiers actuels qui, se coalisant avec les prêtres insermentés et
les fanatiques de tous rangs, tuent le zèle révolutionnaire des cultivateurs,
simples et ignorants, en leur faisant craindre ou prévoir le retour de
l'ancien ordre de choses et, avec lui, les vengeances des ci-devant sur ceux
qui se seront montrés pour la chose publique. « Mais,
nous l'annonçons avec une douce joie : la destruction du régime féodal
sera le coup de mort pour les aristocrates. C'est dans l'espoir de le
rétablir qu'ils émigrent, conspirent et s'agitent en tous sens. Vous
sentirez, plus que jamais, que liberté et féodalité ne peuvent pas aller
ensemble, que la moitié de l'Empire, gémissant sous cet affreux régime, et
cette portion étant la plus précieuse puisqu'elle nourrit l'autre, la
Révolution ne serait que partiellement chérie et la Constitution qu'à demi-stable
si vous ne facilitiez, plus qu'on ne l'a fait jusqu'à présent, le rachat des
droits féodaux... » La
tactique de ceux qui veulent l'abolition complète de la féodalité se dessine.
Ils disent à la Législative que l'action contre-révolutionnaire des nobles et
des prêtres réfractaires sera décisive dans les campagnes, si les paysans ne
sont rattachés à la Révolution par la disparition immédiate du régime féodal. Les
paysans profitent habilement des embarras et des périls de la bourgeoisie
révolutionnaire pour lui imposer, malgré ses répugnances, la destruction de
toute la féodalité. A vrai dire, ils ne paraissent demander encore que des
facilités plus grandes pour le rachat, mais le ton est, si je puis dire, plus
haut que les paroles : et c'est l'abolition entière qu'au fond ils désirent
et qu'ils commencent à espérer. Le 4
janvier 1792, le district de Châteaubriand (Loire-Inférieure) adresse à
l'Assemblée législative une pétition couverte de signatures, et, cette fois,
c'est contre le rachat même que les cultivateurs s'élèvent : « Faudra-t-il
donc qu'un malheureux vassal vende une partie du petit héritage de ses pères
pour soustraire l'autre à l'esclavage et à l'oppression ? Mais à qui
pourra-t-il vendre cette portion de son patrimoine ? Aux soi-disant
seigneurs, à ces anciens tyrans : eux seuls, par le remboursement des droits
féodaux, vont être dépositaires de tout le numéraire de la France et en
concentrer toutes les richesses. « Par
là, ils vont tripler leur orgueilleuse opulence, par-là, ils vont étendre
leurs possessions, et se rendre maîtres de toutes les propriétés ; par-là,
enfin, ils vont aggraver le joug de l'ancienne servitude, qui fit autrefois
gémir nos pères et dont nous rougissons encore aujourd'hui. Tel est,
Messieurs, le cri général, dont retentissent les campagnes et les villes du
district de Châteaubriand, dont retentit la France entière. » Voilà
enfin que le point décisif est touché : et, cette fois encore, c'est de la
Bretagne que part l'audacieuse parole de salut. La commune de Capelle-Biron (Lot-et-Garonne) écrit, le 20 mars 1792, à la
Législative : « Les
rentes et autres droits féodaux, conservés et déclarés rachetables, par le
décret du 15 mars 1790, sanctionné le 28, seraient bien propres à provoquer
la guerre civile, si l'Assemblée nationale ne prenait pas, dans sa sagesse,
des mesures de modification tant sur le fonds de la rente que sur le mode de
rachat décrété par l'Assemblée constituante. « En
effet, qui est-ce qui porte l'homme, vivant en société, à la soumission et à
l'observance des lois ? Ce n'est que la protection qu'elles lui accordent,
tant à raison de la sûreté de sa personne que de la possession et jouissance
de ses propriétés. « Or,
si le montant des arrérages de rente, qui se sont accumulés depuis 1789,
fruit des circonstances, absorbent, dans la plupart des terres ci-devant
seigneuriales, la valeur des propriétés, alors, point de doute que ces
hommes, se voyant dépouillés de tous leurs biens ou, ce qui est à peu près la
même chose, assujettis à une rente si exorbitante que, malgré tous les soins
qu'ils donnent à la culture, leurs revenus territoriaux ne sont pas
suffisants pour l'acquitter, ils opposeront la force à la force, et le
sacrifice de leur vie ne leur coûtera rien. « La
commune demande ensuite que la Nation se charge elle-même du rachat des
rentes. » Visiblement,
la patience des paysans est à bout : partout ils veulent être débarrassés
purement et simplement des obligations féodales. Ou les seigneurs ne seront
pas indemnisés, ou ils le seront par la Nation. Le paysan se refuse à payer
les rentes féodales, il se refuse aussi à les racheter, et il annonce tout
haut qu'il se défendra par la force. LE PROJET DE COUTHON Il est
impossible que les nouveaux élus n'aient pas été troublés par ce mouvement ;
et tous ces procureurs, tous ces avocats, tous ces administrateurs, qui
arrivaient à la députation, cherchèrent à coup sûr, dès le premier jour, par
quelle habileté juridique ils pourraient donner une apparence légale à
l'expropriation des seigneurs. Le
Comité féodal est constitué dès le début, et ce n'est plus l'influence
conservatrice, traditionaliste de Merlin qui y domine. Mais la question fut
portée à la tribune de la Législative avant même que le Comité féodal eût
présenté son rapport. C'est Couthon, le véhément ami de Robespierre, qui fut,
je crois, le premier à la soulever. Dans la séance du 29 février 1792 il dit
: « Je
prie l'Assemblée d'entendre quelques observations que j'ai à lui soumettre,
relativement aux circonstances où nous nous trouvons : quoiqu'elles ne soient
pas à l'ordre du jour, elles sont infiniment importantes. » L'Assemblée
décida qu'il serait entendu : et Couthon entra à fond dans l'habile tactique
des paysans. Il démontra que les grands périls intérieurs et extérieurs qui
menaçaient la Révolution, faisaient une loi à celle-ci, une loi de salut
public, de s'assurer le dévouement des cultivateurs : « Messieurs,
nous touchons peut-être au moment où nous allons, les armes à la main,
défendre notre liberté contre les efforts combinés des tyrans. Nous la
conserverons ; ce serait un crime d'en douter ; un grand peuple, qui veut
fermement être libre, sera toujours invincible ; ou il écrasera ses ennemis,
ou il ne leur laissera, pouf fruit de leurs conquêtes, que des déserts et des
cendres. « Pénétrons-nous
du sentiment de nos forces ; mais cherchons, en même temps, à les assurer, à
les fixer, à les diriger... « ...
Nous avons une armée imposante, tant en troupes de ligne qu'en troupes
nationales, mais cette armée, j'ose le prédire, ne remplira efficacement
notre attente qu'autant que sa force et celle de la Nation ne seront qu'une,
et que le peuple, bien disposé, s'unira à elle d'intention et, s'il le faut,
d'action. « C'est
donc cette force morale du peuple, plus puissante que celle des armées, c'est
cette opinion générale, si essentielle à l'ordre et au bonheur de tous, que
l'Assemblée nationale doit rechercher et dont elle doit, avant tout,
s'assurer. « Jusqu'à
présent, l'on vous a proposé, comme unique moyen des adresses au peuple. Je
ne condamne point ce moyen ; mais ce n'est, à mon avis, qu'une mesure
secondaire, la mienne est d'un autre genre ; l'on veut éclairer le peuple
et moi je voudrais le soulager ; l'on veut l'attacher à la Révolution par des
discours, et moi je voudrais l'y attacher par des lois justes et
bienfaisantes dont le souvenir, toujours présent, ne cessât de lui rendre
chers les titres et les devoirs de citoyen. « Parmi
le grand nombre d'occasions qui peuvent se présenter de faire des lois
populaires, j'en choisirai une qui ne donnera pas lieu, je pense, à de
grandes difficultés. Chacun de nous a vu cette nuit, à jamais mémorable, du 4
août 1789, où l'Assemblée constituante, pure à son aurore, prononça, dans un
saint enthousiasme, l'abolition du régime féodal ; elle mérite, pour ce
suprême décret, les actions de grâce du peuple, surtout du peuple des
campagnes, de ce peuple si précieux et si longtemps oublié ; et si, d'accord
avec elle-même, l'Assemblée constituante eût conservé religieusement la
mémoire de cette loi salutaire et en eût soigneusement maintenu l'application
dans les lois de détail qu'elle fit ensuite, il ne faudrait songer à elle que
pour l'honorer et lui payer un éternel tribut d'admiration et de
reconnaissance. « Mais
ces dispositions éclatantes ne présentèrent bientôt, pour le peuple, que
l'idée d'un beau songe, dont l'illusion trompeuse ne lui laissa que des
regrets. « Ce
fut, comme on vient de le voir, le 4 août 1789, qu'un décret, reçu avec
transport dans toutes les parties de l'Empire, abolit, indéfiniment, le
régime féodal, et, 8 mois après, un second décret conserva tout l'utile de ce
même régime, en sorte que, loin d'avoir servi le peuple, l'Assemblée
constituante ne lui a même pas ménagé l'espoir consolant de pouvoir
s'affranchir un jour, et du despotisme des ci-devant seigneurs, et des
exactions de leurs agents. « Vous
concevez, en effet, Messieurs, que ce n'est pas précisément l'honorifique du
régime féodal qui pesait sur le peuple. Il l'outrageait, l'avilissait, le
dégradait sans doute, puisqu'il le séparait de la condition commune à tous
les hommes et qu'il détruisait l'égalité établie par la nature. « Mais
les droits, dont le peuple sentait le plus le poids et qui influaient plus
essentiellement sur son bien-être, c'étaient les droits utiles, tels que les cens,
censives, rentes seigneuriales, champarts, terrages, agriers, arrages,
complant, lods et ventes, relief, et autres de ce genre. Or, tous ces
droits ont été conservés par le décret de l'Assemblée constituante du 15 mars
1790. » Couthon
déclare qu'il n'entend pas demander l'abolition de tous ces droits
indistinctement. Il les divise en deux catégories : il y a les droits
récents, fondés sur des titres et représentant vraiment des concessions de
terre faites par les seigneurs : ceux-là doivent être respectés. Mais tous
les droits anciens représentent seulement une usurpation des seigneurs, une
application monstrueuse de leur prétendu droit à la propriété universelle. « Ce
que je viens de dire de la prétention des ci-devant seigneurs à la propriété
universelle est prouvé par mille exemples que fournissent encore de nos jours
la plupart de nos départements. Je me bornerai à citer le mien (le
Puy-de-Dôme), dans lequel il se trouve une infinité de villages, où les
seigneurs jouissent encore du droit de tout posséder, tout concéder sans
autre titre de propriété que leur qualité de seigneur ; tout, par cette
qualité, leur appartient ; le malheureux, sans autre ressource que ses bras,
sans autre patrimoine que sa bêche, n'est pas libre de s'en servir
exclusivement pour ses besoins. La nature lui présente un sol ingrat,
abandonné, couvert, depuis la création du monde, de rochers effrayants. « Eh
bien ! s'il veut fertiliser de ses sueurs cette portion de la grande hérédité
commune, son ci-devant seigneur paraît au moment de la récolte pour lui
enlever la quatrième ou, au moins, la cinquième portion, et cela en vertu de
son prétendu droit de la propriété universelle, d'où il fait résulter une
convention tacite en faveur de l'infortuné cultivateur. » Ces
droits iniques, non seulement la Constituante ne les a pas abolis, mais elle
en a organisé le rachat de façon à le rendre impossible. « La
première de ces dispositions est celle qui veut qu'on ne puisse racheter les
droits fixes sans racheter en même temps les droits casuels. « La
seconde est celle qui maintient la solidarité parmi les débiteurs des droits
conservés. » C'est
sur ces deux points que Couthon se borne à appeler la réforme de la
Législative : « Il
est temps, Messieurs, de réformer des dispositions si vicieuses, si injustes,
si impolitiques, si inconstitutionnelles. C'est la pétition du peuple que je
vous présente quand je fais ici la motion expresse de décréter : « 1°
Que tout débiteur de droits ci-devant seigneuriaux conservés, pourra en faire
le rachat partiel, sans, qu'en vertu de la solidarité, il puisse être
contraint à rembourser au-delà de 'sa quote-part ; et ne seront réputés
conservés et susceptibles de rachat que ceux des dits droits, qui seront
établis par titres constitutifs suivis de prestations ou, au moins, par trois
reconnaissances successives, également suivies de prestation et dont la plus
ancienne rappelle le titre de concession ; « 2°
Qu'il n'y aura lieu au rachat forcé des droits casuels, que dans le cas où,
après le rachat effectué des droits fixes, il y aurait mutation réelle de
propriété par vente ou acte équivalent à la vente. » Je ne
sais si je me trompe. Mais il me semble que, dans les paroles de Couthon sur
le paysan qui n'a que ses bras et sa bêche, et qui voudrait travailler
librement une portion de la grande hérédité commune, il y a un accent nouveau
et plus profond que dans les discours des constituants. L'homme qui prononce
ces paroles n'hésitera pas à aller un jour jusqu'à l'abolition entière sans
rachat. Mais, tout d'abord, il formule des propositions plus prudentes.
Soudain, en terminant, il lie de nouveau l'intérêt des paysans au vaste
intérêt de la Révolution. « Voulez-vous,
Messieurs, assurer le prompt recouvrement des impôts, voulez-vous tripler la faveur
du papier-monnaie, voulez-vous tuer l'agiotage, voulez-vous remédier
efficacement aux troubles prétendus religieux, voulez-vous déconcerter tous
les propos des malveillants, et consommer d'un seul mot, la Révolution ?
Rendez de semblables lois ; occupez-vous du peuple ; vous le devez, puisqu'il
vous a confié ses intérêts les plus chers ; la France est heureuse et libre
si vos travaux sont sanctifiés par la bénédiction du peuple. Le salut public
est, au contraire, compromis si la mortelle indifférence de l'opinion vient
frapper vos décrets. » (Applaudissements répétés dans l'Assemblée et dans
les tribunes.) Ainsi,
de même qu'à l'ardente lumière révolutionnaire du 14 juillet, les paysans
avaient apparu, de même que dans le premier ébranlement de la Révolution ils
avaient imposé à la bourgeoisie des décrets mémorables, de même, en ces jours
incertains et troublés du premier semestre de 1792, aux premiers éclairs de
guerre civile et de guerre étrangère, la figure du paysan se dresse encore,
déçue et amère. La
Révolution, pour se sauver, sera obligée de lui accorder en fait ce que le
décret du 4 août ne lui donnait qu'en apparence. Les juristes s'épuiseront à
trouver des subtilités d'interprétation, ou à bâtir des cystéines d'histoire
pour justifier l'expropriation des seigneurs. Mais Couthon a prononcé le vrai
titre des paysans : le salut public, le salut de la Révolution exigeait
qu'ils fussent délivrés. Mais
quel entrelacement des choses ! quels contre-coups des événements ! et, comme
les Révolutions, même ramassées en un espace de temps assez court, sont un
drame compliqué ! C'est la trahison du roi qui, en obligeant la bourgeoisie
révolutionnaire à une lutte désespérée, l'oblige à abolir toute la féodalité
pour rallier les paysans au drapeau révolutionnaire. LE RAPPORT DU COMITÉ FÉODAL C'est
le 11 avril 1792 que Latour-Duchâtel au nom du Comité féodal, soumet à
l'Assemblée un rapport et un projet de décret « concernant la
suppression sans indemnité de divers droits féodaux déclarés rachetables-par
le décret du 11 mars 1790 ». Le Comité féodal, aussi, constate d'abord
que l'œuvre de la Constituante a été vaine : « C'est en vain que
l'Assemblée constituante a déclaré décréter qu'elle abolissait le régime
féodal si, dans le fait, elle a laissé subsister la charge là plus odieuse de
la féodalité ; nous voulons dire le droit que chaque ci-devant seigneur
percevait et perçoit encore, à chaque mutation dans la propriété ou
succession d'un fonds relevant de sa ci-devant seigneurie. « Il
est bien vrai que l'Assemblée constituante a déclaré que ce droit était
rachetable, mais cette faculté devient nulle par l'impossibilité où se trouve
la très grande majorité des possesseurs d'amortir, ou bien il faudrait que
tous vendissent une partie de leur fonds pour affranchir l'autre. « De
là il suit que la féodalité n'est point encore abolie, puisque le ci-devant
seigneur conserve encore une véritable directe sur le fonds, que son
ci-devant vassal ne cesse point de l'être puisqu'il faut qu'il reconnaisse
que le fonds qu'il possède dépend de la ci-devant seigneurie, qui est
déclarée abolie ; et que s'il vend ce fonds, il paye à ce ci-devant seigneur
le même droit qu'auparavant. « De
là il suit que le fief du ci-devant seigneur qu'on avait aboli, sera toujours
existant, puisqu'il aura toujours le droit de demander à son ci-devant vassal
la reconnaissance comme quoi le fonds qu'il possède relève de son fief et que
cette reconnaissance vaudra bien l'aveu qu'on lui donnait autrefois. « De
là il suit que l'on n'a vraiment abattu que les branches de l'arbre féodal et
que le tronc subsiste encore dans toute sa vigueur, prêt à se couvrir de
nouveaux rameaux. « De
là la nécessité d'abolir jusqu'à la trace de la féodalité à moins qu'on ne
veuille la voir renaître avec plus d'empire. » Malgré
la vigueur de ce langage le Comité féodal laissait percer un grand embarras :
embarras dans les principes, embarras dans la conclusion. D'abord, il n'osait
pas proclamer que tous les droits féodaux étaient la survivance d'un état
social violent et que même s'ils représentaient un contrat, une concession
primitive, la forme féodale de ce contrat devait en vicier le fond. Le Comité
féodal imaginait un système historique étrange. Selon lui, toutes les terres
de Gaule étaient originairement libres, et, quand les chefs francs
distribuèrent des terres à leurs compagnons, ils ne leur imposèrent pas de
droits féodaux : c'est par une usurpation ultérieure que les seigneurs
infligèrent le droit de mutation à leurs vassaux : et il semble, d'après la
théorie historique et juridique du Comité féodal, que les droits féodaux
seraient légitimes si les chefs francs les avaient primitivement imposés à
leurs compagnons. Visiblement,
le Comité recule devant l'aveu d'une expropriation nécessaire. Il n'ose pas
dire clairement que la liberté nouvelle exige la disparition des formes de
propriété qui étaient liées à la servitude ancienne. Et, de même que ses
principes sont incertains, sa conclusion est incomplète. Il ne libère les
paysans que des droits de mutation ; pourquoi laisser subsister les droits
annuels, le cens, le champart, qui étaient les plus lourds ? Ces droits
aussi, tant qu'ils subsisteront, maintiendront plus que le souvenir de
l'ancien lien de vassalité. Si le Comité n'ose pas y toucher, c'est que ces
droits ressemblent, de très près, à la pure rente foncière, à la rente
bourgeoise ; et le Comité a peut de paraître ébranler le droit de propriété.
Même pour les droits de mutation, il admet qu'ils devront être rachetés si les
seigneurs produisent les titres établissant la concession primitive du fonds.
Exception peu justifiée et dangereuse. Car d'abord, cette concession
primitive n'est peut-être que l'exercice le plus odieux de la tyrannie
seigneuriale. C'est parce que le seigneur s'est approprié tout le territoire,
que les autres hommes ne pouvaient se créer un peu de propriété dépendante,
que par une concession du seigneur : ce que le Comité féodal reconnaît comme
la marque du droit, est le signe le plus certain de la violence. Et cette
exception encourageait à la résistance les partisans du maintien des droits :
elle leur fournissait un argument que bientôt l'un d'entre eux, Deusy, fera
valoir avec force : « Vous reconnaissez donc qu'il y a des cas où les
droits de mutation représentent une transaction légitime : pourquoi donc en
exigeant le titre primitif, rendez-vous si difficile la preuve d'opérations
honnêtes et que vous déclarez vous-même avoir existé ? » Malgré
tout, le projet du Comité féodal est un coup vigoureux porté à l'arbre de la
féodalité : il abolissait sans indemnité tous les droits féodaux casuels,
tous les droits de mutations, sauf le cas où les seigneurs pourraient
produire le titre primitif établissant que ces droits étaient le prix d'une
concession de fonds. Comme il serait très difficile aux seigneurs de produire
ce titre primitif, comme la plupart n'avaient d'autre titre que la possession
ou des reconnaissances ultérieures, en fait, c'était l'abolition sans
indemnité de tonte une catégorie des droits que la Constituante avait
déclarés rachetables. Et qui ne voit que bientôt, par une suite inévitable,
les autres droits féodaux, même les droits annuels comme le cens, le
champart, la rente foncière seraient mis en question ? « ARTICLE PREMIER. - L'Assemblée Nationale
dérogeant aux articles 1er et 2e du titre III du décret du 15 mars 1790, et à
toutes autres lois à ce relatives, décrète qu'à partir de la publication du
présent décret, tous les droits casuels connus sous les noms de quint,
requint, treizièmes, lods et tresains, lods et ventes et issues, mi-lods, -
rachats, venterolles, plaids, acapte, arrière acapte et autres dénominations
quelconques, et qui étaient dus à cause des mutations qui survenaient dans la
propriété ou la possession d'un fonds par le vendeur, l'acheteur, les
donataires, les héritiers, et tous autres ayants-cause du précédent
propriétaire ou possesseur, sont et demeurent supprimés sans indemnité. « ART. 2. — Tous les rachats des dits
droits, qui ne sont point encore consommés par le paiement, cesseront d'avoir
lieu, soit pour la totalité du prix, s'il est dû en intégrité, soit pour ce
qu'il en reste dû, encore qu'il y eût eu expertise, offre, accord, ou
convention, mais ce qui aura été payé ne pourra être répété. « ART. 3. — Pourront cependant les
ci-devant seigneurs exiger les dits droits, lesquels continueront d'être
rachetables aux termes du décret du 15 mars 1790, lorsqu'ils seront dans
le cas de justifier par le titre primitif d'inféodation qu'ils n'ont concédé
et inféodé les fonds que sous la condition expresse des dits droits de
mutation. » Voilà
la première tentative sérieuse, depuis le décret du 4 août, pour abolir
réellement une partie des droits féodaux : C'est sous la pression continue
des paysans que cette tentative a été faite. Mais, si partielle et si
incomplète qu'elle soit, elle se heurte encore, devant la Législative, aux
plus vigoureuses résistances. LE PROJET DE DORLIAC Un
député du Midi, l'habile juriste Dorliac, propose aussitôt une combinaison
qui a pour effet d'agrandir mais aussi de tempérer le système du Comité.
Dorliac, lui aussi, essaie, en une dissertation savante, de démêler les
origines historiques de la féodalité. « L'événement qui a donné lieu aux
seigneurs de bâtir leur système est celui où les comtes, abusant de la
faiblesse des descendants de Charlemagne obtinrent le capitulaire qui rendit
les comtes héréditaires, pour ne les soumettre qu'à un droit d'investiture
dont ils se dispensèrent bientôt après. Ce furent les usurpations qu'on
fit ensuite de l'autorité royale qui firent naître de toutes parts les
fiefs, les arrière-fiefs, les vasselages. Ces inventions n'étaient qu'un
appui réciproque que se jurèrent entre eux, contre le souverain, une foule de
tyrans, qui envahirent ensuite les propriétés, réduisirent le peuple en un
état de servitude et anéantirent toutes les lois. « Ils
furent autant de despotes, et se prétendirent les maîtres absolus de ceux
dont ils n'étaient auparavant que capitaines ou protecteurs et de tout ce qui
était enclavé dans l'arrondissement de leurs seigneuries. » Etrange
philosophie de l'histoire ! Dorliac ne considère pas le système féodal dans
l'évolution sociale comme un moment historique. Il y a pour lui une puissance
légitime, la monarchie mérovingienne ou carlovingienne, et une puissance
usurpatrice, celle des seigneurs. Et la théorie du contrat a une telle
puissance sur les esprits des juristes que Dorliac semble tout prêt à'
reconnaître que les droits féodaux seraient légitimes s'ils représentaient un
contrat d'affranchissement, s'ils étaient le prix consenti par des esclaves
ou des serfs pour acquérir la liberté. Il conclut en effet une longue étude
historique par ces mots : « Tels sont l'origine et les progrès des
droits féodaux, ils démontrent combien est faussé la supposition de ceux
qui prétendent que tout le peuple fut autrefois l'esclave des seigneurs et
qu'il tient d'eux les terres qu'il possède, il en résulte au contraire que la
plupart des droits auxquels il a été assujetti sont les fruits odieux de la
tyrannie et de la fraude. » On se
demande si, dans la pensée de Dorliac, la France devrait porter éternellement
le poids de la féodalité au cas où les droits féodaux seraient je rachat de
tout un peuple jadis esclave. Mais
quelle est la conclusion pratique de Dorliac ? Il déclare que, puisqu'il y a
eu souvent, à l'origine des droits féodaux, tyrannie et fraude, ces droits ne
peuvent être légitimes, que si le seigneur fait la preuve qu'ils sont le prix
d'une concession de fonds. Tandis
que la Constituante présumait la légitimité de ces droits et laissait au
tenancier le soin de faire la preuve contraire, Dorliac, d'accord en cela
avec le Comité féodal, présume l'illégitimité de ces droits, et.il impose aux
seigneurs le soin de faire la preuve de leur légitimité. Seulement, c'est sur
la nature de la preuve qu'il diffère du Comité : il est bien moins exigeant.
A défaut du titre primitif, il se contente « d'une ou deux
reconnaissances soutenues d'une possession de cent ans ». La
différence est immense ; car autant il était malaisé aux seigneurs de
produire un titre primitif constituant la preuve d'une concession de fonds,
autant il leur était aisé d'apporter une ou deux reconnaissances que
l'habileté de leurs intendants et des feudistes avaient arrachées à la
dépendance des vassaux, et le plus souvent, la jouissance de ces droits
remontait, en effet, à plus de cent années. Ainsi, le système Dorliac
facilitait singulièrement la preuve du seigneur, et il aurait prolongé en fait,
sur beaucoup de paysans l'oppression féodale. Très habilement, Dorliac semble
faire des concessions au mouvement paysan et se placer dans le système même
du Comité, en imposant la preuve au seigneur ; mais, au fond, bien souvent du
moins, il rétablit ce qu'il paraissait supprimer. Très
habilement aussi, il prévoit que l'effort d'abolition va s'appliquer bientôt
aux droits annuels, cens et champarts, comme aux droits casuels : et il
imagine tout un système ingénieux et vaste qui sauverait en réalité les
droits du seigneur. Chaque domaine seigneurial, chaque fief était à la fois,
si je puis dire, débiteur et créancier. Tel fief devait une redevance à son
suzerain ; mais en même temps, il avait droit à une redevance de la part d'un
arrière-fief. Dorliac propose que l'Etat prenne à son compte toutes ces
charges et tous ces droits ; il se substituera aux seigneurs pour percevoir
les droits dus par les tenanciers et c'est lui qui paiera les seigneurs. Ainsi
les seigneurs ne perdront pas un sou des droits utiles dont ils jouissaient
antérieurement et les anciens tenanciers ne seront pas dégrevés d'un sou ;
mais ce n'est plus comme seigneurs que les seigneurs percevront, c'est comme
créanciers de l'Etat. Ce n'est plus comme tenanciers que les tenanciers
paieront, c'est comme débiteurs de l'Etat. Le rapport de féodalité qui
unissait le tenancier au seigneur sera aboli, et des rapports juridiques
nouveaux, les rapports juridiques de l'Etat bourgeois avec ses créanciers ou
débiteurs seront substitués au système féodal sans que cette transformation
juridique modifie en rien les avantages pécuniaires dont jouissait le
seigneur, les charges pécuniaires dont souffrait le paysan. Article
17 du projet de Dorliac : « Dès ce moment — c'est-à-dire après
l'expertise des municipalités et des districts — tous les droits et
redevances ainsi liquidés demeureront éteints et convertis en de simples
créances ; les terres mentionnées dans les évaluations seront déclarées
libres et franches de tous droits féodaux ou censuels ; tous rapports entre
les ci-devant censitaires et les ci-devant seigneurs seront détruits ; la
Nation sera subrogée tant à la dette des redevances envers les ci-devant
seigneurs qu'à la créance des ci-devant seigneurs sur leurs anciens
redevables ; et, en conséquence, ceux-ci seront tenus de faire à la Nation
tous les paiements, ainsi et de la manière qu'ils auront été déterminés par
l'arrêté du directoire de district. La Nation, à son tour, sera obligée aux
mêmes paiements envers les ci-devant seigneurs. » La
combinaison est tout à fait ingénieuse pour maintenir au profit des ci-devant
seigneurs les effets utiles de la féodalité en donnant aux obligations
féodales la forme d'un contrat moderne. C'était, si je puis dire, une
nationalisation bourgeoise du régime féodal, l'incorporation définitive à
l'Etat moderne des obligations et redevances que la féodalité comportait.
Dorliac pouvait dire qu'en ce sens il continuait l'œuvre de la Constituante :
car, lorsque celle-ci avait déclaré rachetables tous les droits féodaux, elle
avait prétendu en continuer l'effet utile, mais sous une forme nouvelle et en
substituant une obligation purement pécuniaire à l'ancienne obligation
féodale. Puisque la Nation était intervenue pour moderniser les obligations
anciennes, elle pouvait aller plus loin et se substituer à toutes les charges
et à tous les droits pour faire disparaître l'ancien lien personnel des
ci-devant seigneurs et des ci-devant tenanciers. Il
n'était plus possible le lendemain de demander l'abolition des droits féodaux
puisqu'il n'y avait plus de rapports féodaux ; il faudrait demander
l'abolition de créances de l'Etat, et cela était bien difficile. Ainsi,
sous le couvert de l'Etat moderne et par ses mains, les ci-devant seigneurs
auraient continué à percevoir indéfiniment les redevances paysannes : et le
projet de Dorliac aboutissait à faire de l'Etat au profit des seigneurs le
grand percepteur, le grand collecteur des anciens droits féodaux, des
redevances paysannes. Grand avantage et sérieuse garantie pour les seigneurs
! mais grand péril pour l'Etat nouveau, pour la France révolutionnaire ! Car
c'est contre l'Etat de la Révolution, substitué aux tyrans féodaux,
qu'allaient s'élever les colères des campagnes ; c'est .la France
révolutionnaire qui allait hériter de toutes les haines provoquées par le
régime féodal. Et le projet de Dorliac avait beau prévoir la faculté de
rachat, comme il serait aussi malaisé aux paysans de se racheter aux mains de
l'Etat qu'aux mains de leur ci-devant seigneur, c'est à un antagonisme
permanent, c'est à un conflit annuel entre l'Etat révolutionnaire et le
paysan qu'aboutissait le projet de Dorliac. Il faut
que la peur de toucher ou de paraître toucher à la propriété ait été bien
grande dans l'esprit des juristes révolutionnaires pour qu'ils aient songé à
sauver ce qu'il y avait de propriété dans le système féodal, par des
combinaisons aussi dangereuses, aussi funestes à la Révolution elle-même. La
Législative sentit le danger, et ce n'est pas dans la voie que lui indiquait
Dorliac qu'elle s'engagea. Mais elle hésita beaucoup à suivre le Comité
féodal qui lui paraissait sacrifier trop légèrement le droit de propriété
enveloppé dans la convention ou la coutume féodale. Cette
hésitation est d'autant plus frappante que, en avril 1792, la Législative
déclarait la guerre à l'Empereur d'Allemagne. Elle avait donc besoin de
rallier à la Révolution toutes les forces, tous les dévouements ; et, c'est
sans doute cette pensée qui avait décidé le Comité féodal. Tous
les jours, l'agitation des campagnes se faisait plus vive et en dehors des
documents particuliers, des pétitions et plaintes que publie M. Sagnac pour
les mois d'avril, de mai 1792, j'en trouve la preuve décisive dans un
discours de Roland lui-même, alors ministre de l'Intérieur, qui, sous une
forme bien incertaine encore et avec des réserves significatives, mais au nom
de l'ordre public, demande à l'Assemblée de prendre enfin un parti. « Les
droits féodaux, dit-il à la tribune le 16 avril, sont une autre source
d'inquiétude et de mécontentement ; cette matière a toujours paru délicate
aux législateurs ; il importe cependant de prendre une mesure générale qui tempère
l'effervescence des esprits et qui, sans blesser la justice, accorde quelque
chose aux malheurs de ceux qui souffrent depuis des siècles ; il ne
m'appartient pas de rien indiquer, mais je dois faire connaître la nécessité
des mesures. » LES CRITIQUES DE DEUSY Cet
appel de Roland, ce cri d'alarme ne suffit point à vaincre la résistance de
l'esprit de propriété, et quand, en juin, le projet du Comité vint en
troisième lecture, il eut à subir les plus fortes attaques. Le modéré Deusy,
soutenu par les vifs applaudissements de plus de la moitié de l'Assemblée, le
soumit à la plus vigoureuse critique. Il opposa son système historique des
origines féodales à celui du Comité. Selon Deusy, le mot de féodalité
recouvrait des institutions très diverses. Il y avait pour ainsi dire trois
sources, situées à des profondeurs diverses, des obligations féodales. Il y
avait d'abord une survivance de l'esclavage antique manifestée par des droits
personnels qui livraient l'homme à l'homme. Tout ce
qui provenait de cette source ancienne de servitude devait être supprimé sans
indemnité et l'avait été en effet par la Constituante. Il y avait ensuite des
usurpations, comme le droit de justice, de patronage, etc., commises par le
seigneur sur la puissance publique, et quand la puissance publique reprenait
les pouvoirs usurpés sur elle, elle ne devait aucune indemnité. Enfin,
il y avait des obligations résultant d'un contrat ; il y avait des droits
féodaux qui représentaient une concession primitive de fonds, et ceux-là,
comment pourrait-on les abolir sans toucher à la propriété elle-même aussi
sacrée sous cette forme que sous toute autre ? D'ailleurs
Deusy démontrait que les seigneurs avaient usurpé, non pas précisément les
droits féodaux, mais' la propriété même des fonds et il demandait à
l'Assemblée, si elle aurait l'audace d'abolir les propriétés mêmes. « Si
donc il fallait dire avec le Comité que le vice originaire d'un droit en
commande impérieusement la destruction lors même que les lois existantes
l'ont toujours regardé comme un droit de propriété ; si, dis-je, il fallait
adopter ce principe inconstitutionnel et destructeur de toute société, il
faudrait pour être conséquent et en faire une juste application d'après les
faits, non pas en conclure uniquement l'anéantissement des droits fixes et
casuels ; mais il faudrait y joindre en même temps la destruction du droit de
propriété sur les .héritages, à moins qu'on ne prouvât que ces héritages ne
sont pas du nombre de ceux que les seigneurs ont usurpés à l'origine. « Cette
double conséquence est nécessairement indivisible, puisque l'une et l'autre
dérivent de la même source. Certes, ce serait un étrange oubli des principes,
que d'élever une prétention aussi révoltante, et qui mènerait directement
à la loi agraire. Je suis convaincu que personne ne sera jamais assez hardi
pour en faire la proposition. » Deusy
ajoute que la propriété féodale est en tout cas assurée par la prescription,
qu'elle a donné lieu, sous l'autorité des lois, à d'innombrables transactions
et contrats et qu'on ne peut l'abolir sans ébranler tout le système social. «
Messieurs, croyez-vous que sous le prétexte de rechercher l'origine du droit,
en remontant à une époque reculée et ténébreuse, il vous soit permis de
détruire aujourd'hui l'effet de tant de contrats sur lesquels repose la
fortune d'une foule considérable de citoyens ? Le résultat funeste d'une
telle injustice serait de porter le trouble et la désolation dans les
familles et d'opérer la ruine totale d'un grand nombre, car je pourrais vous
citer plusieurs exemples de différents particuliers, dont toute la part
héréditaire a été composée de revenus provenant uniquement des droits fixes
et casuels. Oui, Messieurs, votre loyauté me persuade que vous vous
empresserez de rejeter une mesure aussi révoltante. J'oserai même dire
qu'elle excède vos pouvoirs. « En
effet, dans tous les temps et dans toutes les circonstances, la Nation par
elle-même ou par ses représentants, spécialement délégués, a sans doute le
droit imprescriptible de changer la forme de son gouvernement, et de détruire
toutes les lois politiques qui en règlent les diverses parties, mais ce
serait renverser les premiers principes du contrat social que d'étendre ces
droits aux lois civiles qui déterminent les propriétés particulières. Car
alors, la propriété ne serait qu'illusoire, puisqu'elle dépendrait des
Révolutions périodiques des empires et l'on sait que la stabilité, la sûreté
et la conservation des propriétés est une des bases essentielles de toute
société politique. » L'Assemblée
était profondément troublée par cet appel de Deusy au droit supérieur de la
propriété et, à vrai dire il était malaisé aux révolutionnaires de la
bourgeoisie de lui répondre. Au fond, il n'y avait qu'une réponse valable : « Oui,
toute propriété est précaire ; oui, toute propriété est une forme transitoire
de l'activité sociale ; mais une forme de propriété ne peut être abolie que
parce qu'elle est en contradiction avec les besoins nouveaux de la Société ;
la forme féodale de la propriété est surannée aujourd'hui et dangereuse :
nous la supprimons ; nos arrière-neveux supprimeront à leur tour les formes
de propriété qui nous paraissent légitimes aujourd'hui, si le changement
général des conditions sociales rend ces formes de propriété malfaisantes. » Mais
parler ainsi, c'était mettre la propriété bourgeoise dans le devenir, c'était
jeter le droit bourgeois dans le courant de l'histoire ; et ils voulaient en
faire le roc éternel. Aussi éludaient-ils les objections de Deusy plutôt
qu'ils n'y répondaient. L'OPINION DE MAILHE Mailhe
est celui qui osa le plus nettement affirmer qu'au fond, c'est dans un
intérêt politique, dans l'intérêt de la Révolution, que les droits féodaux
devaient être abolis sans indemnité. Le 9 juin, trois jours avant le grand
discours conservateur de Deusy, il avait essayé de démontrer historiquement « l'usurpation »
féodale. Mais enfin il conclut : « Les ci-devant seigneurs se plaindront
sans doute, mais de quoi ne se plaignent-ils pas ? « Vous
serez absous par les bénédictions des quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la
génération et celles des générations futures... La destruction sans indemnité
de tous les droits est la pierre qui manque au fondement de la Révolution...
Quand la Nation aura fait pour ses membres tout ce qui est commandé par la
justice, alors ils s'empresseront de faire tout ce qui sera commandé par
l'intérêt de la patrie ; ils courront au-devant de tous les sacrifices
pour la liberté, qui déjà est un besoin moral pour les citoyens éclairés, et
dont vous aurez fait un besoin physique pour tous les Français. » Là,
nettement, la propriété est subordonnée à la liberté ; et nous voyons poindre
ce qui sera la conception sociale de la Convention : la théorie du salut
public appliquée à la propriété comme à tout le reste. Mais cela effrayait. LA THÉORIE DE LOUVET Et
Louvet, le 12 juin, ne rassura guère l'Assemblée en formulant avec quelque
ampleur la théorie. « Si
ces droits qu'on veut conserver et qui sont véritablement comme la pierre
d'attente de toutes les prérogatives féodales qui en ont été détachées ne
pouvaient pas être bientôt rachetés, qu'arriverait-il, Messieurs ? Ils
continueraient de laisser à une classe accoutumée à la domination, un
ascendant certain sur leurs redevables, et cet ascendant ne tarderait pas à
porter la corruption dans notre régime électif, dans notre gouvernement
représentatif et deviendrait l'écueil infaillible de la Révolution. « Messieurs,
de célèbres écrivains en politique ont dit que, qui avait les terres avait
bientôt les hommes, que les citoyens ne pouvaient pas être libres quand
leur propriété était asservie... « Loin
de moi sans doute l'idée que les fortunes puissent être ramenées un instant à
l'égalité et s'y maintenir ; loin de moi l'idée d'un partage imaginaire dont
on parle beaucoup, mais auquel personne ne croit sérieusement, et qu'il ne
viendra du moins jamais à la tête d'un homme sensé de proposer ou de
consentir ? « Mais,
je parle ici à des législateurs, je parle à des amis de la liberté et de la
Révolution, et, à ce titre il peut, je crois, m'être permis de vous supplier,
Messieurs, de considérer que l'égalité politique et la Constitution n'ont
pas d'ennemis plus à craindre que l'excessive inégalité des fortunes, que
la première cause peut-être de celle qui s'est établie en France tient au
régime féodal... » Plusieurs
députés manifestèrent vivement leurs craintes. Henry, de la Haute-Marne,
s'écria le 14 juin : « Pour parvenir à la destruction sans indemnité de
ces droits, on a affirmé à cette tribune que l'égalité politique excluait
l'inégalité, l'excessivité même des fortunes. Cette idée déprédatrice, qui
paraîtrait une étincelle sortie de l'anarchique système du partage agraire,
cette idée alarmante pour tous les propriétaires, subversive de tout système
social, sera étouffée dans sa naissance. « Votre
justice ne la considérera pour rien, parce qu'elle sait que l'inégalité des
fortunes particulières vient de l'inégalité de l'économie individuelle de
l'excessivité, de la constance des travaux journaliers, des privations
particulières, de l'industrie et des spéculations commerciales qui seraient
éteintes par la tyrannie insupportable, impolitique, impossible, du système
de l'égalité des fortunes. » Quel
curieux enchaînement ! La bourgeoisie ne peut instituer la souveraineté de la
Nation et son contrôle sur les affaires publiques sans se heurter aux
anciennes classes privilégiées ; elle ne peut les vaincre qu'en les
expropriant au moins partiellement et elle ne peut les exproprier sans mettre
en cause la propriété elle-même, et voilà que les paroles de Louvet frappent « l'excessivité »
des fortunes, de toutes les fortunes ; voilà que, dès 1792, la propriété
bourgeoise est obligée de se défendre contre la 'Révolution bourgeoise, par
les arguments mêmes que plus tard Bastiat opposera aux communistes. PROUVEUR ET LA. PROPRIÉTÉ Prouveur,
dans la même séance, donne à ses craintes, une formule très vigoureuse : « Si
une fois on viole le droit de propriété, je voudrais bien qu'on me dise où
l'opinion publique s'arrêtera. Rousseau a dit : « L'homme qui le premier fit
une palissade autour d'un terrain et dit : « Ceci est à moi ! » fut le
premier fondateur des sociétés. » Eh bien ! je dis aussi : « L'homme qui le
premier détruirait aujourd'hui les barrières qui constituent les propriétés
civiles, serait le destructeur de toute propriété. » Le mot propriété, je dis
plus : l'opinion attachée à ce mot, est la voûte de ce grand édifice qui
réunit 24 millions d'hommes en corps de nation ; ébranlez cette voûte,
l'édifice s'écroule. Il n'y a plus de nation, mais des individus. Je ne
pousse pas plus loin cette idée ; chacun peut en tirer les conséquences : elle
suffit pour répondre à ce qui a été dit hier sur l'inégalité des fortunes.
Pour moi, je sais bien que si j'avais hésité jusqu'ici sur mon opinion, je
n'aurais plus eu d'incertitude depuis que l'objection dont je viens de parler
a été faite. » Qu'on
remarque bien que, dans la Législative, il n'y a plus de représentants des
ordres et, en fait, il n'y a plus de nobles. C'est donc une Assemblée
exclusivement bourgeoise qui est prise de peur devant les conséquences que
pourrait avoir une première atteinte à la propriété, même sous forme féodale.
Les intérêts alarmés s'agitaient beaucoup. Tous ceux, nobles ou bourgeois (et ils étaient
nombreux), qui
possédaient des droits féodaux, multipliaient les brochures, les démarches. Louvet,
dans son discours, trace un curieux tableau de toute cette activité
propriétaire : « Je sais, Messieurs, que l'intrigue et l'intérêt
personnel qui s'agitent continuellement autour de cette enceinte, n'ont rien
négligé pour que cette discussion se présentât d'une manière défavorable à
l'opinion que je soutiens : écrits anonymes distribués à plusieurs reprises
aux portes de cette salle ; observations injurieuses à votre Comité ; lettres
sur l'état des finances, écrites au président du Comité des finances ;
pétitions, même à cette barre, tantôt par de prétendus redevables de droits
casuels auxquels on a fait demander la conservation de ces droits, tantôt par
de soi-disant créanciers des propriétaires des mêmes droits, tout a été mis
en usage pour vous inspirer des préventions défavorables contre le projet de
décret du comité. » LA RÉPLIQUE DE GOHIER De même
que Sieyès, pour combattre l'abolition des dîmes, avait déclaré qu'elle
profiterait surtout aux riches propriétaires, de même les modérés, qui
voulaient maintenir les droits féodaux, prétendaient que leur abolition
profiterait surtout aux grands domaines grevés de redevances assez lourdes.
Gohier répondit à cet argument : « A les entendre, la portion du peuple,
dont le soulagement doit sans cesse vous occuper, serait la seule qui ne
retirerait aucun avantage de la suppression dont il s'agit. Cette suppression
ne profiterait qu'aux riches acquéreurs, qu'aux grands propriétaires et,
cependant, par une contradiction manifeste, ce sont ensuite les titres de ces
riches acquéreurs, de ces grands propriétaires, qu'on oppose à la suppression
demandée. Pour combattre le projet du comité féodal, on suppose ainsi tout à
la fois, et qu'on enrichit, et qu'on dépouille les grands propriétaires,
suivant qu'on a dessein ou de faire paraître le projet injuste ou de le
rendre indifférent à ceux mêmes qu'il intéresse. Si les droits casuels
n'étaient payés que par les propriétaires de terres érigées en fiefs, c'est
alors qu'on pourrait dire avec une sorte de raison que la question dont il
s'agit est étrangère à cette portion précieuse du peuple qui a pendant trop
longtemps supporté, presque seule, le fardeau des contributions de toute
espèce. Mais, dans la hiérarchie tyrannique du gouvernement féodal, tout
était au contraire disposé de manière qu'un seigneur de fief ne payât pas un
seul tribut à son supérieur qu'il ne s'en dédommageât amplement sur ses
vassaux ; ceux-ci se rejetaient sur les arrière-vassaux, si la terre qu'ils
possédaient était elle-même fieffée, en sorte qu'aujourd'hui même, cette
chaîne d'oppression ne pèse réellement que sur ceux qui n'en tiennent pas un
seul anneau dans leurs mains. » L'AMENDEMENT DUMOLARD C'est à
la fin de la séance du 14 juin que l'Assemblée passa au vote : la bataille
fut très confuse. Un des modérés, Dumolard, proposa un amendement qui aurait
sauvé, en partie, la propriété féodale : « Le ci-devant seigneur pourra
suppléer à la représentation du titre primitif de concession de fonds par
trois reconnaissances énonciatives du dit titre, appuyées d'une possession
publique et sans troubles de quarante ans. » La
gauche demanda la question préalable sur cet amendement. Il Y eut doute au
scrutin et l'appel nominal fut demandé. A l'appel nominal, 273 voix contre
227, déclarèrent qu'il y avait lieu à délibérer sur l'amendement Dumolard.
C'était la victoire des modérés. On pouvait présumer, en effet, que la même
majorité qui avait écarté la question préalable allait voter au fond
l'amendement. Mais• les modérés perdirent la victoire par la plus singulière
manœuvre. Soit qu'ils fussent lassés par une séance prolongée, soit plutôt
qu'ils voulussent rester sur cette première victoire pour se donner le temps
de la consolider, ils demandèrent que la séance fût levée. La gauche résista,
et les modérés, pour obliger le président à lever la séance, sortirent de la
salle, tant était âpre, dans cette Assemblée bourgeoise, le souci de
défendre, même sous la forme féodale, la propriété ! Mais la
gauche ne se laissa pas déconcerter par cette retraite qui allait lui donner
la majorité : elle resta en séance. En vain, quelques modérés qui étaient
restés à leur place, crièrent-ils : « Ils vont extorquer le décret. »
En vain, Hua proteste-t-il contre la mise aux voix : « L'Assemblée vient
de décréter, par appel nominal, qu'il y avait lieu à délibérer sur
l'amendement de M. Dumolard. J'observe une chose visible à tous les yeux ;
c'est que la plupart des opinants à l'appel nominal... (Bruit prolongé
à gauche),
lorsqu'il s'agit de voter au fond, il est présumable que ceux qui ont voté
pour qu'il y eût lieu à délibérer auraient voté pour l'admission de
l'amendement. Comment se fait-il que maintenant qu'ils sont partis, on
veuille obtenir ce décret ? Je dis que dans ce cas, il y aurait une
contradiction monstrueuse dans le premier vote et dans la délibération de
l'Assemblée. Je demande que la délibération soit continuée demain à 9 heures,
à la séance du matin. » Delacroix
répondit avec violence : « Je m'oppose à cette proposition. L'Assemblée
a fait une loi contre les fonctionnaires publics qui quittent leurs postes.
On réclame ici en faveur des rebelles au décret, qui se sont retirés pour ne
pas faire leur devoir. (Applaudissements dans les tribunes.) L'Assemblée n'a
pas voulu lever la séance ; il suffit de 200 membres pour délibérer et nous
sommes plus de 200. » L'Assemblée
vota, en effet, et elle adopta le décret suivant : « L'Assemblée
nationale décrète que tous les droits féodaux qui ne seront pas justifiés
être le prix de la concession des fonds par titre primitif sont supprimés
sans indemnité. » Au
moment où fut émis ce vote, le procès-verbal constate que « l'extrémité
gauche est remplie et que le reste de la salle est presque vide ». Chose
curieuse : la nuit du 4 août, et quoique l'ordre de la noblesse fût
représenté à la Constituante, il y eut unanimité pour proclamer en principe
l'abolition du régime féodal. Et dans l'Assemblée législative, exclusivement
bourgeoise, il y a à peine une majorité pour abolir, en effet, une partie des
droits féodaux. C'est que, dans la nuit du 4 août, il s'agissait d'une
déclaration de principe et que, le 14 juin 1792, il s'agit de porter un coup
sensible à des intérêts réels. LE SPECTRE DE LA LOI AGRAIRE Ce sont
les discussions de cet ordre, ce sont les cris d'effroi poussés par une
partie de la bourgeoisie modérée qui commencèrent à propager l'idée que la
Révolution pourrait bien un jour proposer une loi agraire, le partage égal
des terres entre tous les citoyens. Les ennemis de la Révolution tentèrent
d'effrayer par-là tous les propriétaires, et il est probable que les débats
sur la propriété féodale leur fournissaient des arguments. Le 14 juin,
Chéron-Labruyère, après le vote du décret qui abolissait sans indemnité les
droits féodaux casuels, demanda la parole pour un article additionnel et il
dit : « On ne peut se dissimuler que plusieurs propriétés foncières
ont été usurpées. Je demande, comme extension du principe décrété, que toutes
les propriétés foncières, dont les titres primitifs ne pourront pas être
reproduits, soient déclarées biens nationaux. » L'Assemblée ne
statua pas, effrayée sans doute par les commentaires que provoquerait un tel
débat. Le 17
et le 18 juin, l'Assemblée acheva de voter les articles du projet du comité :
les modérés, ayant manqué la manœuvre le 14, n'osèrent pas recommencer la
résistance. Mais il s'en faut que l'abolition du régime féodal soit encore
complète. Il ne s'agit ici que des droits casuels. De nouveaux pas très
hardis seront faits après la Révolution du 10 août. Nous retrouverons donc la
question féodale, la question paysanne, dans la suite des événements
révolutionnaires. Si je l'ai tout d'abord suivie jusqu'ici, c'est parce que, à défaut des cahiers électoraux, je voulais faire apparaître d'emblée la pensée des paysans. Il est visible que la poussée paysanne se joint à l'agitation des villes et à la terrible logique des événements, pour faire passer le pouvoir révolutionnaire des modérés aux démocrates. |