LA POLITIQUE AGRAIRE DE MARAT Enfin
Marat, le 5 septembre 1791, à un moment où il se croyait près de renoncer au
journalisme, développe un plan de réforme agraire. Il consiste d'abord, comme
je l'ai indiqué, à organiser légalement l'échange obligatoire des parcelles
de terre, à économiser les pertes de temps, les frais inutiles. « Mais,
pour réunir les terres morcelées et éparpillées qui sont nécessaires à
l'établissement des cultivateurs au milieu de leur champ, établissement si
essentiel au bien général et particulier, il faut commencer par écarter un
fantôme que l'égoïsme décore du nom de liberté. Il y a si longtemps qu'on
abuse de ce mot, tour à tour confondu avec le caprice et la licence, qu'il
importe de le définir une bonne fois pour toutes. Faire ce qu'on peut, c'est
.user de la liberté naturelle ; faire ce qu'on veut, c'est abuser du
despotisme ; faire ce qui nuit aux autres, c'est donner dans la licence ;
faire ce qu'on doit, c'est user de la liberté civile, seule convenable dans
l'ordre social. Or, c'est la loi qui fixe le devoir de l'homme en société. Le
gl and but de notre association politique est le bonheur commun auquel tout
citoyen est intéressé à concourir. » « Pourquoi
cela ? Parce que l'état social exige que chaque individu sacrifie une portion
de son intérêt à l'intérêt général, sacrifice pour lequel il reçoit, en
échange, la protection de la force publique, la garantie de sa propriété et
l'assurance de sa sûreté personnelle. Ainsi, de l'observation des lois dépend
la conservation de ce que l'homme a de plus cher au monde : de sa propriété,
de son repos et de sa vie. » « Voilà
les principes : voici leur application au cas dont il s'agit. » « En
Angleterre, où l'on connaît mieux la vraie liberté que partout ailleurs, on a
bien senti que pour effectuer la réunion des terres par la voie des échanges,
il n'était pas possible de laisser le champ libre aux caprices de
particuliers. On a donc été obligé d'ordonner ces échanges respectifs et d'en
déterminer la forme par la loi. Cette réunion appelée The compact s'est
établie successivement depuis cinquante ans dans les différentes provinces
par des actes du Parlement, qui prescrivent entre les propriétaires cette
sorte d'échange qu'on voit souvent ici les gros fermiers faire entre eux
pendant le cours de leurs baux, pour la commodité de leurs labours : ce qui,
sans offrir aucun des avantages d'un arrangement durable, soit pour la
clôture, soit pour une amélioration suivie, ne sert bien souvent qu'à
occasionner beaucoup de discussions, en jetant du trouble dans les
propriétés, à l'expiration des baux ». On peut
dire que toute la théorie de la Révolution sur la loi et la propriété est
résumée là La loi est souveraine : la propriété est un droit, mais dans les
limites et sous les garanties fixées par la loi. La loi doit concilier le
droit individuel et le bonheur commun. Ainsi,
en ce qui touche la propriété rurale, c'est la loi qui, d'autorité, dans
l'intérêt général, fera la réunion des parcelles. Marat
ne veut point qu'elle s'arrête là Comment assurer la subsistance du peuple et
en particulier de ces nombreux journaliers, de ces simples manouvriers pour
lesquels il a une sollicitude évidente ? Faut-il, d'autorité, abaisser le
prix des subsistances, des denrées agricoles ? Ce serait s'exposer à ruiner
les cultivateurs et à décourager la culture. Mais la loi de l'offre et de la
demande a cet effet que le prix d'une marchandise est d'autant plus bas que
le nombre des vendeurs est plus grand et le nombre des acheteurs plus petit.
Il faut donc multiplier le nombre de ceux qui vendent les denrées agricoles :
pour cela il faut multiplier les fermiers ; et on ne le pourra qu'en
obligeant les propriétaires à diviser une grande ferme en plusieurs fermes. Du
coup, beaucoup de journaliers seront transformés en petits fermiers ; le
nombre des acheteurs diminuera donc en même temps que croîtra le nombre des
vendeurs : et un sage équilibre des prix, une sage répartition des bénéfices
de l'agriculture assureront une aisance générale. Voilà
le plan agraire bien modeste, comme on le voit, et bien prudent de Marat. Il
y a loin de là à « la loi agraire », au partage des propriétés, puisqu'il
s'agit seulement de diviser les fermages en en laissant le produit au
propriétaire. C'est cependant toujours une intervention de la loi dans le
mécanisme de la propriété. « Il serait donc, écrit-il, de toute nécessité comme de toute justice, que la
même loi, qui procurerait tant d'avantages aux propriétaires en établissant
la contiguïté des terres par des échanges légaux, assurât en même temps la
subsistance de tout le monde, en astreignant les propriétaires, qui ne
feraient pas valoir eux-mêmes leurs terres, à les affermer en détail.
Lorsqu'ils verraient les frais de la culture diminuer et les produits
augmenter par l'effet de la réunion de leurs propriétés, j'ai trop bonne
opini6n de mes compatriotes pour croire qu'il en fût un seul qui eût
l'inhumanité de se plaindre si la même loi qui assurerait une répartition
plus égale des fruits de la terre, en distribuant la culture à un plus grand
nombre de familles, privait le propriétaire du droit de disposer, d'affermer
ses terres au gré de ses caprices. L'effet nécessaire de cette disposition
serait donc de rapprocher l'ordre civil de l'ordre naturel par une plus
grande facilité de culture et une plus égale distribution des fruits de la
terre ; puis de rétablir l'équilibre entre le prix des denrées et la
main-d'œuvre, et enfin de détruire tout monopole des fruits de la terre ; car
plus il aurait de cultivateurs, moins il y aurait de journaliers, le prix de
leurs journées augmenterait donc nécessairement. D'un autre côté, plus il
y aurait de cultivateurs, plus il y aurait de concurrence dans la vente des
denrées. D'ailleurs, les habitants des campagnes, assurés de leur propre
subsistance, se trouveraient intéressés à la plus grande valeur de leur
excédent, alors la liberté du commerce du grain s'établirait d'elle-même ». Et
Marat, tout en réglementant ainsi l'exploitation rurale, songe si peu à
détruire le droit de propriété, et à demander ou l'appropriation nationale où
le partage des terres, qu'il espère, par ce système, attirer et retenir dans
la campagne les riches propriétaires : « Bientôt la commodité de la réunion
des terres, le genre des jardins-paysages, le goût des véritables jouissances
de la nature et le spectacle des campagnes heureuses ne manqueraient pas d'y
ramener l'abondance avec leurs riches possesseurs. Bientôt on verrait des
hommes éclairés ne pas dédaigner de mettre la main à la charrue, et par la
réunion des lumières, de la théorie et de la pratique, étendre indéfiniment
les progrès de l'agriculture... » Voilà
les idées sociales les plus hardies de l'année 1791 : grands propriétaires et
petits fermiers. Cela n'eût même pas empêché l'accaparement des grains ; car
ce sont évidemment 'de grands marchands qui auraient recueilli et concentré
l'excédent de tous ces petits fermiers. Il faut
retenir cependant que Marat cherche un moyen d'élever le salaire des
journaliers, des manouvriers. C'est par ces traits, c'est par cette
sollicitude pour le pauvre, pour le prolétaire qu'il ne tarda point à
apparaître comme « l'ami du peuple ». Et on ne peut faire l'histoire du
prolétariat, interroger ses origines, surprendre ses premiers tressaillements
et ses ébauches de pensée sous la Révolution bourgeoise si on néglige les
conceptions de Marat, si enfantines qu'elles puissent nous sembler aujourd'hui
à bien des égards. Mais c'est précisément ce caractère un peu enfantin qui
leur donne leur vraie signification historique. Une partie des prolétaires en
cinq années progressera de Marat à Babeuf : ainsi se mesure la prodigieuse
influence éducatrice de la Révolution bourgeoise sur le prolétariat lui-même. LA QUESTION DU SUFFRAGE Mais
c'est vers des objets plus immédiats que tend, en 1791, la classe ouvrière.
Et d'abord il est certain que dès cette époque la classe ouvrière tendait
beaucoup plus nettement qu'en 1789 et 1790 au suffrage universel. 11 semble
que l'heure de l'indifférence presque absolue est passée. Sans doute
l'Assemblée résiste à toute extension du droit de suffrage. Mais il est
visible qu'elle-même a le sentiment que la législation des citoyens actifs et
des citoyens passifs a quelque chose d'arbitraire et d'instable. En
toute occasion, à l'occasion des contributions foncières, à l'occasion de la révision
constitutionnelle, Robespierre revient à la charge : et chaque fois, c'est
avec une insistance et une ampleur croissante qu'il demande le suffrage
universel. A la
fin de 1790, en octobre, le Comité propose à l'Assemblée de considérer comme
citoyen actif et d'admettre au vote tout citoyen qui paierait volontairement
à l'Etat la valeur de trois journées de travail. Conception bizarre,
puisqu'il suffirait alors à un homme riche de payer pour le compte des
ouvriers pauvres : il se créerait ainsi une armée électorale qu'il pourrait
recruter ou licencier à volonté. De plus, ce versement ne démontrait pas
l'existence d'une propriété même minime. Il n'y avait donc aucune raison pour
ne pas admettre au vote les sans propriété. L'Assemblée ne vota pas la
proposition du Comité. Mais ces projets indiquent le vacillement des esprits. De
plus, l'Assemblée, en laissant aux municipalités, sous le contrôle des
districts, le soin de fixer le taux des trois journées de travail, ouvrait la
porte aux influences populaires. Il suffisait aux municipalités de fixer le
taux de la journée de travail très bas pour admettre au scrutin presque tous
les citoyens à la seule exception de ceux qui ne vivaient que d'assistance.
Or, beaucoup de municipalités sur lesquelles le peuple exerçait de l'action,
fixèrent en effet le taux si bas que la distinction des citoyens actifs et
des citoyens passifs disparaissait en réalité. L'Assemblée
résista et elle décréta que le taux ne pourrait être fixé au-dessous de dix
sols par jour sans une décision spéciale de l'Assemblée. Mais on sent que la
loi du cens est comme un mur qui se dégrade. A vrai dire, en appelant au
vote, d'emblée, quatre millions de citoyens, l'Assemblée s'était condamnée à
aller jusqu'au suffrage universel ; la différence sociale entre un grand nombre
de citoyens actifs et les citoyens passifs étant trop faible pour qu'une
différence de droit politique pût se maintenir. La Constituante tentera en
vain de réagir, il ne s'écoulera pas un an après sa disparition sans que le
suffrage universel soit proclamé. Il sortira tout armé, si je puis dire, de
la journée révolutionnaire du 10 août, mais il était préparé, dans le courant
même de l'année 1791, par les efforts répétés de Robespierre, et par le sourd
travail des municipalités populaires minant peu à peu la loi d'oligarchie.
Ainsi, une secousse des événements fait surgir soudain les grandes réformes,
qu'une lente élaboration et une poussée secrète avaient amenées déjà presque
à fleur de terre. L'ABOLITION DES OCTROIS La
suppression complète des octrois, votée en février 1791, donna au peuple des
grandes villes et notamment au peuple de Paris qui avait tenté plus d'une
fois de brûler les barrières, une vive joie. C'était une opération hardie. La
Constituante abandonnait une recette annuelle de cent soixante-dix millions
d'impôts sur le sel, les boissons, le tabac, les octrois, et pourtant, sans
la guerre, la Révolution aurait certainement assuré son budget avec les
quatre contributions directes établies par elle. Au déficit créé par la
prolongation de la crise révolutionnaire et par la crise nationale, les
assignats pourvoiront : mais dès lors, à travers bien des résistances et
malgré bien des retards, le système fiscal de la Constitution, fondé tout
entier sur l'impôt direct, commence à fonctionner. C'est le 1°' mai que le
décret abolissant les octrois, entre en application. Il y eut comme une
grande et plantureuse fête populaire ; un coup de canon tiré à minuit apprit
à Paris que désormais les entrées étaient libres : les convois de vivres, de
vin, attendaient aux barrières, ils les franchirent au milieu des
acclamations, et la foule improvisa, avec les tonneaux de vin et les
quartiers de bœuf achetés à bon compte, de larges repas d'abondance. Les
ouvriers criaient : Vive l'Assemblée nationale ! et oubliant un moment les
souffrances, les mécomptes, les défiances, ils s'abandonnaient à la joie. De
longues files de bateaux surchargés apportaient aussi à Paris libéré
l'abondance et le bien-être ; ils étaient couverts de feuillages, et ils
abordaient aux quais pour distribuer au peuple la viande, le tabac, la bière
et le vin. — Kermesse de la Révolution, disent les Goncourt, et nous
accepterions de bon cœur ce mot plantureux qui ragaillardit des souvenirs de
la grasse Hollande le Paris des pauvres gens souffreteux et maigres, si les
Goncourt ne cherchaient point à donner à cette fête un air de grossièreté et
presque de crapule. Pauvres anecdotiers de la Révolution, ils n'ont pas
sympathisé un instant avec cette large allégresse des entrailles de tout un
peuple qui espère enfin manger à son appétit et boire à sa soif ! L'Assemblée,
en abolissant ainsi tous les impôts de consommation et en particulier les
octrois, dont la charge était reportée sur la propriété, avait voulu assurer
la Révolution, donner au peuple ouvrier une satisfaction positive.
L'abolition des octrois, c'était, pour le peuple des villes, l'abolition de
la dîme pour le peuple des campagnes ; et cela allait plus profondément, car
la suppression de la dîme n'allégeait que le paysan propriétaire, elle ne
touchait pas le manouvrier. Au contraire l'abolition des octrois allégeait le
fardeau des plus pauvres ouvriers et manouvriers des villes. Ce sont ces
mesures hardies qui rendaient tout à coup à la grande Assemblée
révolutionnaire son prestige des premiers jours, et qui lui permettaient de
fonder l'ordre nouveau. Même les lois de précaution ou de répression qu'elle
promulguait, la loi des citoyens passifs, la loi martiale paraissaient moins
égoïstes, quand la grande Assemblée avait su soudain, par un coup audacieux,
émouvoir jusqu'au fond la sympathie populaire. Mais elle espérait en même
temps que l'abolition des octrois, en aidant à l'aisance générale de la vie,
aiderait à la prospérité des manufacturiers ; et nous allons voir, dès
l'octroi supprimé, des industriels, des entrepreneurs refuser à leurs ouvriers
toute augmentation de salaire, malgré l'abondance et le caractère lucratif
des travaux, en alléguant que la suppression de l'octroi équivaut pour eux à
une augmentation de salaire. LA SITUATIO1N ÉCONOMIQUE EN 1791 De
sérieux conflits s'élevaient en effet, à ce moment même, entre patrons et
ouvriers, surtout dans l'industrie du bâtiment, et c'est de ces conflits que
sortira, en juin, la fameuse loi Chapelier. D'où naissaient ces difficultés ?
et pourquoi les ouvriers réclamaient-ils ? Était-ce, comme l'ont dit tant
d'historiens légers, parce qu'il y avait, en ces premières années de la
Révolution, une stagnation générale des affaires ? et les ouvriers réduits à
merci par l'insuffisance de l'ouvrage, cherchaient-ils à se faire payer un
peu plus cher ces trop rares journées de travail ? A priori, il n'est guère
vraisemblable que ce soit dans une période de demi-chômage que les ouvriers
aient demandé à leurs entrepreneurs une augmentation de salaire. Ils se
seraient plutôt portés à la municipalité en demandant du travail et du pain.
Les Goncourt, recueillant quelques détails dans les journaux royalistes et
contre-révolutionnaire, disent : « Le commerce est mort... le commerce
parisien est tué ». Où sont tes nobles qui dépensaient si largement ? Où
sont ces prélats si élégants et si riches qui faisaient aller tout le
commerce de luxe de la capitale ? « Où
est cette riche bourgeoisie, dont un contemporain dit que rien ne lui
échappe, ni les fleurs d'Italie, ni les sapajous d'Amérique, ni les figures
chinoises ? » Et certes, nous savons bien le mal que l'émigration
des nobles et les craintes de quelques financiers factieux faisaient à la
capitale, mais, encore une fois, il est puéril d'imaginer que le noble et le
financier de contre-Révolution emportaient toute la richesse. En fait, même à
Paris, surtout à Paris, c'est le parti de la Révolution qui était le parti de
la richesse. Pour
quelques collectionneurs de bibelots qui sont partis ou qui ont suspendu
leurs achats, l'immense activité de la capitale et l'énorme puissance de
consommation de sa bourgeoisie victorieuse ne sont point abolies. C'est pure
fanfaronnade de nobles et illusion de réacteurs de s'imaginer qu'eux seuls
entretenaient le mouvement des affaires : et quand ils disent que rien qu'à
tresser les galons dorés de leurs laquais et à peindre les armoiries de leurs
voitures, vingt mille ouvriers étaient occupés qui sont maintenant sans ouvrage,
ils se moquent du monde, surtout des frères Goncourt qui, candidement,
recueillent ces sottises et ces vanteries. De riches consommateurs venaient
qui remplaçaient les émigrés. Les mille députés de l'Assemblée nationale
créaient à Paris une force nouvelle de mouvement : des salons
révolutionnaires s'ouvraient, des sociétés et des cercles se formaient où les
riches bourgeois dépensaient sans compter. L'attrait extraordinaire de la
Révolution, le spectacle prodigieux de ce peuple passant du néant politique à
la presque démocratie, amenaient à Paris, des observateurs, des curieux, de
tous les points du monde : et la seule industrie du papier et de l'imprimerie
suscitée par la Révolution, aurait suffi sans doute à couvrir de ses progrès
le déficit présumé des industries parisiennes. On a vu
avec quelle subtilité, avec quelle ingéniosité, les entrepreneurs essayaient
d'accaparer la main-d'œuvre des ateliers muni- cipaux, et je sais bien qu'ils
espéraient ainsi avoir des ouvriers au rabais. Mais s'il y avait eu une
grande crise et un chômage étendu, ils auraient eu, en dehors de ces
ateliers, surabondance de main-d'œuvre. Habiller
la garde nationale si vaniteuse de ses brillants uniformes remplaçait et au-delà
la fourniture des livrées des laquais pour les nobles absents. On sait
avec quelle violence Marat pousse au noir la misère du peuple pour accuser
l'Assemblée nationale. Si les ateliers avaient été déserts, si de nombreux
ouvriers sans travail avaient été affamés et errants dans les rues de Paris,
il le dirait à chaque numéro. Or, il ne parle qu'avec réserve de la crise
industrielle. Dans son numéro du 9 mai, il analyse complaisamment le discours
de Beaumetz, sur les assignats, et il ajoute : « D'ailleurs il a fait
voir aussi que la paralysie des manufactures ou plutôt leur langueur est la
suite inévitable de toute grande Révolution ». Que signifie cette réserve
s'il y a crise ? Marat se garde bien de dire que Beaumetz n'a pas assez
appuyé : et ainsi pour Male lui-même il y a simplement langueur... Cela
même n'était point vrai d'une façon générale, et l'ami du peuple ne se serait
point tenu dans cette note tempérée, s'il n'y avait pas eu une suffisante
activité générale. Quand M. Charavay fait le relevé des listes électorales en
1791 et 1790 pour les élections de Paris, il constate dans un grand nombre de
quartiers qu'il y a plus d'électeurs actifs en 1791 qu'en 1790. Ce n'est pas
l'indice d'une détresse croissante : au contraire. Dans la séance du 1er
novembre 1791, au club des Jacobins, Rœderer dit : « Dans ce moment où les
manufactures sont dans la plus grande vigueur, il est certain que l'argent
rentre en France ». Comment aurait-il pu parler ainsi de la vigueur des
manufactures devant ces bourgeois et artisans de Paris, chefs d'industrie et
de commerce, s'il y avait eu arrêt de la production ? Et qu'on n'oublie pas
les transactions sans nombre, les affaires de tout ordre auxquelles donnait
lieu dans cette année 1791 l'expropriation des biens de l'Eglise. Quand
on songe au parti merveilleusement lucratif que l'entrepreneur de la
démolition de la Bastille avait su tirer des matériaux, on sait combien cette
classe d'industriels avait l'esprit en éveil : un quart de Paris lui était
livré et des affaires magnifiques s'offraient à elle. Je ne serais point
étonné qu'à cette date l'insuffisance du numéraire, dont on se plaignait en
effet beaucoup, vînt précisément pour une part, du brusque mouvement
d'affaires déterminé par la Révolution. Il y avait eu, à la suite de la
mauvaise récolte de 1789, exode de numéraire. Il n'avait pu rentrer encore :
et ainsi, c'est avec un numéraire appauvri que la société nouvelle devait
faire face aux entreprises audacieuses, aux transactions que l'exubérance
même de la vie multipliait. Plusieurs
villes manufacturières, notamment Lyon, avaient créé des billets de
confiance. C'étaient de tout petits coupons portant la signature d'une
association privée et échangeables contre des assignats. Il était suppléé par
là à la rareté du numéraire et aussi à' l'insuffisante subdivision des
assignats. Ce
mécanisme fonctionnait parfaitement, et les billets de confiance ne subirent
aucune dépréciation : ce qui indique la puissance de crédit des associations
d'industriels qui les avaient mis en circulation. Il y a là encore un signe
de prospérité et dé vitalité économiques. Au
demeurant, à en juger par des relevés contemporains, assez incertains il est
vrai, le commerce extérieur de la France s'était beaucoup développé de 1789 à
1792. Il aurait atteint en 1792, 1732 millions de francs, 929 à
l'importation, 803 à l'exportation, C'est-à-dire plus de six cents millions
de plus au total qu'en 1789. Il est
vrai qu'il est malaisé de discerner si la dépréciation assez marquée déjà des
assignats en 1792 ne force pas le prix apparent des marchandises importées et
exportées. Pourtant il paraît bien qu'il y eut un accroissement notable de
l'activité des échanges. Sybel lui-même, qui assombrit assez volontiers les
couleurs, reconnaît que dans les premières années de la création des
assignats, leur dépréciation eut plutôt pour effet d'encourager les
exportations : la différence entre la valeur de l'or et la valeur de
l'assignat constituait une prime pour nos exportateurs qui, vendant sur le
marché étranger, étaient payés en or et pouvaient ensuite convertir cet or en
assignats avec bénéfice. Je ne
puis citer en entier, mais je signale l'important rapport soumis à la
Convention, le 20 décembre 1792, par le ministre de l'Intérieur, sur le
commerce extérieur du premier semestre de 1792. L'activité qu'il signale pour
cette période n'a pas évidemment surgi en un jour : elle était préparée par
tout l'effort de l'année 1791, comme le confirme d'ailleurs l'intéressant
passage de Rœderer que j'ai cité. Le ministre dit dans son rapport : « Le
montant de nos ventes à l'étranger s'élève, pour le premier semestre, à 382
millions ; et, afin de mieux fixer l'opinion, j'ajouterai qu'année moyenne
elles ne s'élevaient qu'à 357 millions, ce qui présente 25 millions
d'excédent pour un semestre sur la somme de commerce d'une année. » Et il
affirme que ce n'est pas à un relèvement factice des prix, mais à un
accroissement réel des quantités exportées qu'est dû cet excédent. Ainsi pour
les vins il y a eu des expéditions plus importantes : « Nos toileries,
ajoute-t-il, se sont soutenues sur les marchés extérieurs. Les batistes,
dentelles, draperies, offrent quelques augmentations, mais les étoffes de
soie, les gazes, les rubans et la bonneterie de soie ont trouvé dans ce
premier semestre une faveur de débit depuis longtemps inconnue, puisque,
année moyenne, les ventes de cette nature ne s'élevaient pas à plus de 36
millions et qu'elles ont monté pour cette dernière époque à 45 millions,
parties entièrement pour l'Allemagne. » Ainsi,
contrairement à des affirmations bien arbitraires, ce sont précisément les
industries de luxe qui, dans cette première période de la Révolution,
semblent le plus stimulées, et nous comprenons maintenant comment le voyageur
allemand dont j'ai' parlé, Reichardt, a trouvé Lyon en plein éclat et en
pleine fête dans le cœur de l'hiver de 1792. Je me demande même (mais ceci
est pure conjecture), si ce ne sont pas les princes et les nobles émigrés de
l'autre côté du Rhin qui ont développé en Allemagne, soit par leurs propres
achats, soit par l'exemple, l'importation des soieries françaises. Ainsi, au
début, l'émigration elle-même aurait eu pour effet d'éloigner et non de
supprimer la clientèle aristocratique des industries de luxe. En tout
cas, je crois avoir le droit de conclure que jusqu'à la grande tempête de la
guerre, il y a eu plutôt animation que dépression de l'industrie en France.
Dès lors les ouvriers ne souffraient pas, et il est même infiniment probable
que la main-d'œuvre était assez recherchée. Il n'y eut pas d'ailleurs, qu'on
le note bien, d'agitation populaire aiguë en 1790, 1791 et 1792 : et les
journées du 20 juin et du 10 août ne procèdent aucunement de souffrances
économiques. Mais la
baisse commençante des assignats, qui est déjà de 6 ou 7 p. 100, en 1791, et
qui s'aggrave en 1792, n'a-t-elle pas pour effet de renchérir les denrées et
par suite d'empirer la condition des ouvriers ? Il semble que s'ils reçoivent
de l'entrepreneur, pour deux ou trois journées de travail, un assignat de 5
livres, et si cet assignat perd 7 ou 8 p. 100, c'est une perte de sept ou
huit sous pour ces deux ou trois journées de travail que subissent les
ouvriers. Mais il
serait tout à fait téméraire de conclure ainsi pour l'année 1791. Marat, que
nous avons déjà vu si animé contre les assignats, dit bien qu'un jour, le
jour de la fuite du roi, ils perdirent 40 p. 100. Et il calcule que la
dépréciation des assignats aura pour conséquence de renchérir les
marchandises bien au-delà de la diminution de prix procurée par l'abolition
de l'octroi. Mais il ne peut citer aucun fait précis. Il ne peut nier la
diminution du prix du pain. Il ne peut pas indiquer une seule denrée pour
laquelle les ouvriers, munis d'assignats, soient obligés de payer une somme
complémentaire. Comment
expliquer le phénomène, assez déconcertant tout d'abord ? On ne peut supposer
que les marchands prenaient à leur compte la perte de l'assignat. Voici, je
crois, ce qui se passait : Les marchands ne faisaient, à ce moment, aucune
différence entre l'or ou l'argent et les assignats : surtout les marchands au
.détail, les boutiquiers, chez lesquels s'approvisionnaient les ouvriers.
Quand un ouvrier leur achetait pour cinq livres de marchandises, s'il les
payait en argent ou en monnaie de bronze, c'était bien : s'il les payait avec
un assignat, le marchand ne demandait aucun complément, et il se contentait
de l'assignat de cinq livres. En faisant avec ses clients une différence
entre l'assignat et la monnaie métallique, il les aurait rebutés : comme le cours
de l'assignat subissait de légères fluctuations quotidiennes, il y aurait eu
incertitude perpétuelle sur le complément à verser : et le plus modeste
comptoir de boulanger ou d'épicier serait devenu un banc d'agiotage. Le
marchand préférait donc ne faire aucune différence entre la monnaie de papier
et la monnaie de métal : il en était quitte pour hausser sa marchandise dans
la proportion où cela était nécessaire pour le couvrir de la perte de 6 p.
100 subie par les assignats. Comme une partie notable des paiements était
faite en monnaie métallique, comme la Constituante notamment créa beaucoup de
monnaie de bronze pour les petits achats populaires, la perte de 10 p. 100
subie par l'assignat était bien loin de porter sur la totalité des
opérations, elle ne s'élevait guère à plus de 2 ou 3 p. 100 : et cette
différence peu sensible, presque imperceptible dans la vente au détail, était
plus que couverte par le bon marché résultant de l'abolition de l'octroi, de
l'activité générale, et de la paix intérieure et extérieure. D'ailleurs,
et ceci est très important, le léger discrédit de l'assignat en 1791 semble
tenir surtout à ce que l'assignat, moins divisé que la monnaie, était moins
commode pour les échanges. C'est ce que dit expressément Rœderer dans la
séance des Jacobins à laquelle je me suis déjà référé : « La
seule cause du désavantage que le papier éprouve contre de l'argent vient de
ce que le papier n'est pas divisible à volonté. Rendez-le divisible et vous
remédierez au mal. Dans ce moment où les manufactures sont dans la plus
grande vigueur, il est certain que l'argent rentre en France. Mais alors il
devient inutile si aux assignats de 5 livres vous n'en ajoutez de 10 sols
pour les diviser. » La
pensée de Rœderer est que la monnaie de métal ne pourra s'échanger aisément
contre les assignats, si les divisions de l'assignat ne concordent pas aux
divisions de la monnaie de métal : donnez à l'assignat, pour les échanges, la
même mobilité, la même divisibilité qu'à la monnaie et le pair s'établira. Mais
s'il était peu commode à un particulier d'avoir des assignats, s'il perdait
du temps à se procurer la monnaie nécessaire pour les tout petits achats,
cette gêne portait plutôt sur l'acheteur que sur le boutiquier : et ainsi le
prix de la marchandise n'était point nécessairement haussé, même dans la
proportion très modeste que j'indiquais plus haut. Enfin,
et ceci est décisif, dans les réclamations élevées par les ouvriers au sujet
des salaires, ils n'allèguent jamais, en 1791, qu'ils subissent une
diminution indirecte du prix de leur force de travail par la dépréciation des
assignats. C'eût été pourtant l'argument le plus fort pour un relèvement du
salaire. LA LOI CHAPELIER Il est
donc certain que la légère baisse de l'assignat n'a contrarié en rien, dans
l'année 1791, les causes générales de prospérité et de bien-être. Et si, au
printemps 1791, il y eut à Paris une agitation ouvrière assez vive, dans
l'industrie du bâtiment, ce n'est point parce qu'il y avait chômage, ou
réduction des salaires, ou souffrance exceptionnelle des ouvriers : c'est au
contraire parce que ceux-ci voulurent profiter des circonstances favorables,
de l'activité du « bâtiment », et du besoin où étaient les
entrepreneurs d'une main-d'œuvre abondante, pour demander une plus large
rémunération. Et les conditions de la lutte étaient si bonnes pour les
ouvriers, que les entrepreneurs durent recourir à l'Assemblée Constituante
pour briser la coalition ouvrière. C'est
l'occasion de la fameuse loi du 14 juin 1791. Les dispositions principales en
ont été souvent rappelées. En
voici le texte complet : « Loi
relative aux rassemblements d'ouvriers et artisans de même état et
profession. « L'anéantissement
de toutes espèces de corporations du même état et profession étant l'une des
bases de la Constitution française, il est interdit de les rétablir sous
quelque prétexte et quelque forme que ce soit... » « Les
citoyens d'un même état et profession, les entrepreneurs, ceux qui ont
boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d'un art quelconque ne pourront
lorsqu'ils se trouveront ensemble, se nommer ni président, ni secrétaire, ni
syndic, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des
règlements sur leurs prétendus intérêts communs. » « Il
est interdit aux corps administratifs et municipaux de recevoir aucunes
adresses et pétitions sous la dénomination d'un état ou profession, d'y faire
aucune réponse, et il leur est enjoint de déclarer nulles les délibérations
qui pourraient être prises de cette manière, et de veiller à ce qu'il ne leur
soit donné aucune suite, ni exécution. » « Si
des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers prenaient des
délibérations, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de
concert ou à n'accorder qu'à un prix déterminé le secours de leur industrie
ou de leurs travaux, les dites délibérations et conventions seront déclarées
inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des
Droits de l'Homme. » « Les
corps administratifs et municipaux seront tenus de les déclarer telles. Les
auteurs, chefs et instigateurs qui les auront provoquées, rédigées ou
présidées seront cités devant le tribunal de police à la requête du procureur
de la. Commune, condamnés chacun à cinq cents livres d'amende et suspendus
pendant un an de l'exercice de leurs droits de citoyens actifs et de l'entrée
dans les assemblées primaires. » « Il
est défendu à tous les corps administratifs et municipaux, à peine .pour
leurs membres de répondre en leur propre nom, d'employer, d'admettre ou
souffrir qu'on admette aux ouvrages de leur profession dans aucuns travaux
publics, ceux des entrepreneurs ouvriers et compagnons qui provoqueraient,
signeraient les dites délibérations ou conventions, si ce n'est dans le cas
où, de leur propre mouvement, ils se seraient présentés au greffe du tribunal
de police pour les rétracter et les désavouer. » « Si
les dites délibérations et conventions, affiches apposées, lettres
circulaires contenaient quelques menaces contre les entrepreneurs, artisans,
ouvriers et journaliers étrangers qui viendraient travailler dans le lieu, ou
contre ceux qui se contenteraient d'un salaire inférieur, tous auteurs,
instigateurs et signataires de ces actes ou écrits seront punis d'une amende
de mille livres chacun et de trois mois de prison. » « Tous
attroupements composés d'artisans, ouvriers, compagnons, journaliers ou
excités par eux contre le libre exercice de l'industrie et du travail,
appartenant à toutes sortes de personnes et sous toute espèce de conditions
convenues de gré à gré, ou contre l'action de la police, et l'exécution des
jugements rendus en cette matière, ainsi que contre les enchères et adjudications
publiques de diverses entreprises, seront tenus pour attroupements séditieux
et comme tels ils seront dispersés par les dépositaires de la force publique,
sur les injonctions légales qui leur seront faites. Seront punis selon toute
la rigueur des lois, les auteurs, instigateurs et chefs des dits
attroupements et tous ceux qui seront convaincus de voies de fait et d'actes
de violence. » Voilà
cette loi terrible qui brise toute coalition ouvrière, qui, sous une
apparence de symétrie entre les entrepreneurs et les ouvriers, ne frappe en
réalité que ceux-ci, et les punit de l'amende, de la prison et de la
privation de travail dans les entreprises de travaux publics. Cette
loi de prohibition a pesé sur les travailleurs de France soixante-quinze ans.
Elle a si souvent servi à faire condamner les prolétaires qu'elle symbolise
pour eux l'esprit de classe le plus aigu, l'égoïsme bourgeois le plus étroit.
Et il est incontestable que la loi du 14 juin 1791 est, sous la Révolution « des
Droits de l'Homme », une des affirmations de classe les plus nettes.
Mais peut-être, en 1791, et dans l'esprit de la bourgeoisie révolutionnaire,
n'avait-elle point la brutalité que lui a donnée depuis l'évolution sociale,
parce que l'antagonisme de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat
était alors faiblement indiqué. L'historien, qui veut suivre vraiment le
mouvement profond des classes, doit donc examiner de très près le sens
qu'avait pour les contemporains la loi du 14 juin. Marx la
cite dans son terrible chapitre du Capital : « législation sanguinaire
contre les expropriés, à partir de la fin du quinzième siècle, lois sur les
salaires ». La loi du 14 juin, édictée par la bourgeoisie révolutionnaire
française, lui apparaît comme l'équivalent de ces statuts anglais qui
adjugeaient comme esclave l'ouvrier réfractaire au travail et qui imposaient
un maximum de salaire. « La coalition ouvrière, remarque-t-il, ainsi dénoncée
comme attentatoire aux Droits de l'Homme, devient une félonie, un crime
contre l'Etat, staats-verbrechen, comme dans les anciens statuts. » « Dès
le début de la tourmente révolutionnaire, écrit-il, la bourgeoisie française
osa dépouiller la classe ouvrière du droit d'association que celle-ci venait
à peine de conquérir. Par une loi organique du 14 juin 1791, tout concert
entre les travailleurs pour la défense de leurs libertés fut stigmatisé « d'attentat
contre la liberté et la Déclaration des Droits de l'Homme » ; punissable
d'une amende de 500 livres, jointe à la privation pendant un an des droits de
citoyen actif. Ce décret qui, à l'aide du Code pénal et de la police, trace à
la concurrence entre le capital et le travail des limites agréables aux
capitalistes, a survécu aux révolutions et aux changements de dynasties. Le
régime de la Terreur lui-même n'y a pas touché. Ce n'est que tout récemment
qu'il a été effacé du Code pénal ; et encore avec quel luxe de ménagements !
Rien qui caractérise le coup d'Etat bourgeois comme le prétexte allégué. Le
rapporteur de la loi, Chapelier, que Camille Desmoulins qualifie « d'ergoteur
misérable », veut bien avouer « que le salaire de la journée de
travail devrait être un peu plus considérable qu'il ne l'est à présent... car
dans une nation libre les salaires doivent être assez considérables pour que
celui qui les reçoit soit hors de cette dépendance absolue que produit la
privation des besoins de première nécessité et qui est presque de l'esclavage ».
Néanmoins il est, d'après lui, « instant de prévenir ce désordre », savoir « les
coalitions que forment les ouvriers pour augmenter le prix de la journée de
travail », et pour mitiger cette dépendance absolue qui est presque
de l'esclavage il faut absolument les réprimer, et pourquoi ? Parce que
les ouvriers portent ainsi atteinte à « la liberté des entrepreneurs de
travaux, les ci-devant mitres », et qu'en empiétant sur le despotisme de ces
ci-devant maîtres de corporation -- on ne l'aurait jamais deviné — ils « cherchent
à recréer les corporations anéanties par la Révolution. » La
bourgeoisie révolutionnaire a-t-elle eu vraiment, à ce point, conscience du
coup qu'elle portait au prolétariat et de l'avantage qu'elle s'assurait dans
les luttes économiques ? Ce ne sont pas les débats suscités par la loi qui
peuvent nous éclairer. Pas un mot n'a été dit à la tribune pour demander des
explications à Chapelier ou pour combattre la loi. Des murmures — que Marx ne
note pas — se firent entendre seulement, quand Chapelier constata que
l'insuffisance des salaires était une sorte d'esclavage. Un membre demanda de
sa place que les Chambres de commerce ne fussent pas comprises dans
l'interdiction. Cela fut accordé sans discussion, mais, chose curieuse, le
texte envoyé aux municipalités avec la sanction de loi qui est du 17 juin ne
porte pas cet article improvisé en séance et qui resta à l'état d'ordre du
jour. Le projet fut voté, semble-t-il, à l'unanimité, ou tout au moins sans
opposition aucune. Faut-il voir précisément dans cette unanimité le signe
d'une loi de classe ? et cette sorte d'accord tacite de Robespierre et de
Chapelier, des démocrates et des modérés, est-il un premier exemple de la
coalition bourgeoise contre les prolétaires ? Chapelier, à cette date,
faisait œuvre de réaction : comme rapporteur du Comité de constitution, il
essayait de restreindre les libertés populaires. Il ne semble pas pourtant
que sa haine contre tout ce qui était corporation, groupement, fût simulée et
qu'il n'y eût là qu'un prétexte à disperser la force ouvrière. Qu'on se
rappelle avec quelle violence il combattait les corporations ecclésiastiques
; qu'on se rappelle que lorsque l'Eglise invoquait, pour garder ses
propriétés, les droits des pauvres il s'écriait : Les pauvres seraient-ils
une caste ? et affirmait que le soin de les nourrir, de leur donner du travail
incombait, non à des particuliers groupés, mais à l'Etat ; on verra que
Chapelier était, si je puis dire, un individualiste étatiste, peu porté, en
dehors de toute préoccupation de classe à tolérer les groupements. Je
serais disposé à croire que, dans l'intérêt de la liberté individuelle et
pour faire tomber l'esclavage des salaires trop bas, il aurait admis
l'intervention de l'Etat fixant un salaire minimum. Les
individus et l'Etat : pas de groupements intermédiaires ; voilà la conception
sociale de Chapelier ; elle servait à coup sûr l'intérêt de la bourgeoisie ;
mais il ne m'est pas démontré que ce fût surtout pour désarmer le prolétariat
que Chapelier proposa la loi du 14 juin. Comment expliquer en tout cas le
silence complet de Robespierre ? J'entends bien que ce n'était point un
socialiste ; mais c'était un démocrate ; et il s'appuyait plutôt sur le
peuple des artisans et des ouvriers que sur la bourgeoisie industrielle. Peu de
temps avant le 14 juin, dans deux débats importants, sur l'organisation de la
garde nationale et sur le droit de pétition, il avait pris la défense « des
pauvres », des citoyens sans propriété. De quel droit, s'écriait-il, ne
donnera-t-on des armes qu'aux citoyens actifs ? « Dépouiller
une partie quelconque des citoyens du , droit de s'armer pour en investir une
autre, c'était violer à la fois l'égalité, base du nouveau pacte social, et
les lois sacrées de la nature... De deux choses l'une, ou les lois et la
Constitution étaient faites dans l'intérêt général, et dans ce cas elles
devaient être confiées à la garde de tous les citoyens, ou elles étaient
établies pour l'avantage d'une certaine classe d'hommes et alors c'étaient
des lois mauvaises. « C'est
en vain qu'à ces droits inviolables on voudrait opposer de prétendus
inconvénients et de chimériques terreurs... Non, non, l'ordre social ne peut
être fondé sur la violation des droits imprescriptibles de l'homme... Cessez
de calomnier le peuple et de blasphémer contre votre souverain, en le
représentant sans cesse comme indigne de faire usage de ses droits comme
méchant et barbare ; c'est vous qui êtes corrompus... « Le
peuple est bon, patient, généreux : le peuple ne demande que tranquillité,
justice, que le droit de vivre ; les hommes puissants, les riches sont
affamés de distinctions, de trésors, de voluptés. L'intérêt, le vœu du
peuple, est celui de la nature, de l'humanité c'est l'intérêt général ;
l'intérêt, le vœu des riches, des hommes puissants est celui de l'ambition,
de la cupidité, des fantaisies les plus extravagantes, des passions les plus
funestes au bonheur de la société... Aussi qui a fait notre glorieuse
Révolution ? Sont-ce les riches, sont-ce les hommes puissants ? Le peuple
seul pouvait la désirer et la faire ; par la même raison le peuple seul peut
la soutenir. » Et il
concluait en demandant des armes pour tous les citoyens domiciliés. Est-il
vraisemblable que l'homme, qui tenait ce langage le 27 et-le 28 avril, ait
gardé le silence au 14 juin pour ménager, aux dépens du peuple ouvrier, les
intérêts de classe de la bourgeoisie ? Je sais bien que les démocrates,
hardis dans l'ordre politique, sont souvent timorés et réactionnaires dans
l'ordre économique. Mais,
même au point de vue économique, il était plus hardi de donner des armes à
tous les citoyens que de laisser les ouvriers se coaliser pour obtenir une
augmentation de salaires. Blanqui a dit : « Qui a du fer a du pain », et la
bourgeoisie possédante s'effraie plus de l'armement général du peuple que du
droit de coalition. La preuve, c'est que le prolétariat a pu, après un siècle
de luttes, conquérir le droit de grève ; il n'a pas pu conquérir le droit
d'être armé. Il me
paraît donc impossible que l'homme qui, en. 1791, voulait armer tous les
citoyens, les pauvres comme les riches, et donner à tous les citoyens, aux
pauvres comme aux riches, le droit de vote et le fusil, se fût associé à une
manœuvre bourgeoise contre le salaire des ouvriers s'il en avait saisi le
sens : Il avait précisément livré bataille, le 9 et le 10 mai, en faveur du
droit de pétition collective. Chapelier au nom du Comité de constitution
demanda à l'Assemblée de ne permettre que les pétitions individuelles. Toute
manifestation collective des assemblées populaires devait être interdite.
Robespierre protesta violemment : « Ce n'est point pour exciter le
peuple à la révolte que je parle à cette tribune, c'est pour défendre les
droits des citoyens... Je défendrai surtout les plus pauvres. Plus un homme
est faible et malheureux, plus il a besoin du droit de pétition. » Le
lendemain il prit de nouveau la parole pour répondre à Beaumetz. « Robespierre,
dit Hamel d'après le Courrier de Provence, tenta d'incroyables efforts pour
arrêter l'Assemblée dans sa marche rétrograde. Ses paroles sévères et
touchantes à la fois, retentissaient comme un écho des vérités éternelles...
» « Elles
devaient nécessairement irriter quelques membres. Impatienté des
interruptions de Martineau, l'orateur somma le président d'empêcher qu'on ne
l'insultât lorsqu'il défendait les droits les plus sacrés des citoyens. « D'André
qui présidait ayant demandé s'il ne faisait pas tous ses efforts. — Non, lui
cria brusquement une voix de la gauche. Que la personne qui a dit non se lève
et prouve. — Laborde se levant : J'ai dit non, parce que je m'aperçois que
vous ne mettez pas le même soin à obtenir le silence pour M. Robespierre que vous
en mettez lorsque MM. Beaumetz et Chapelier ont parlé. — Plus on est faible,
continua Robespierre, plus on a besoin de l'autorité protectrice des
mandataires du peuple. Ainsi, loin de diminuer l'exercice de cette faculté
pour l'homme indigent en y mettant des entraves, il faudrait la faciliter ». Comment
expliquer que l'homme qui, contre les murmures et les impatiences de
l'Assemblée, soutenait ainsi le droit de pétition collective de tous les
citoyens, n'ait pas dit un mot le 14 juin dans une question qui était en
quelque sorte le prolongement économique de la première ? car le droit de
coalition, c'est l'action collective des pauvres dans l'ordre économique,
comme le droit de pétition collective est leur action organisée dans l'ordre
politique. Evidemment
Robespierre, qui dit naïvement que ce sont les pauvres qui ont fait la
Révolution et qui ne voit, pas l'immense mouvement économique bourgeois dont
elle est la conclusion, n'a pas pressenti la grande lutte de classe qui
allait naître dans l'industrie capitaliste. Sans
doute la prédominance encore marquée de la petite industrie lui cachait le
problème. Peut-être aussi lui semblait-il, si paradoxal que cela semble à
Marx, que si les ouvriers pouvaient se coaliser pour imposer aux
entrepreneurs un salaire minimum, et s'ils formaient avec les entrepreneurs
acceptant ce salaire une sorte d'association contre les entrepreneurs qui ne
l'acceptaient point, les corporations à peine détruites se rétabliraient par
cette voie. Je ne
puis trouver une autre explication de son silence. Les journaux aussi se
turent. On pourrait inférer des paroles de Marx, rappelant que Chapelier fut
traité par Camille Desmoulins de misérable ergoteur, que c'est à propos de la
loi du 14 juin que Desmoulins l'attaque ainsi. C'est à propos de la loi du 9
mai sur le droit de pétition que Desmoulins invective Chapelier. Il ne
souffle pas mot, dans son journal les Révolutions de France et de Brabant,
de la loi du 14 juin. De même, les Révolutions de Paris se bornent à
donner le texte de la loi du 14 juin sans aucun commentaire. Le
silence des Révolutions de Paris à ce sujet étonne peu. Pendant le conflit
entre les entrepreneurs du bâtiment et leurs ouvriers, conflit qui fut
l'occasion de la loi, l'attitude du journal avait été très gênée. Il avait
dit que sans doute il était bon que les ouvriers eussent un salaire
convenable, mais que les maîtres devaient bénéficier aussi de l'abolition de
l'octroi. Qu'est-ce
que cela signifie, sinon que les entrepreneurs pouvaient payer d'autant moins
leurs ouvriers, que la vie était moins chère pour ceux-ci ? Le journal de
Prud'homme n'était peut-être pas fâché que la loi rendit impossible des
conflits dont la bourgeoisie révolutionnaire pouvait avoir à souffrir. Il
n'est donc pas surprenant qu'il ait secondé par son silence ce que Marx
appelle « le coup d'Etat bourgeois », à moins qu'il n'ait pas saisi
la portée future de la loi. Il est
visible que Marat ne l'a pas saisie : et son langage me semble la preuve
décisive que le conflit économique naissant entre les
bourgeois et les prolétaires n'était guère compris, et que la loi du 14 juin
ne renferme pas, au degré où l'a cru Marx, des arrière-pensées de classe. Marat
n'a vu que le côté politique de la loi du 14 juin : il n'en a pas vu le côté
économique. Et pourtant, il était bien averti : il connaissait très bien le
conflit entre les entrepreneurs de bâtiment et les ouvriers : et il avait
pris parti nettement pour les ouvriers. Chose curieuse ! Le 12 juin, deux
jours avant le vote de la loi Chapelier, Marat inséra une lettre des ouvriers
extrêmement violente contre les entrepreneurs. Il la publia en tête de sa
feuille, et en gros caractères. « A l'ami du peuple : — Cher prophète, vrai défenseur
de la classe des indigents, permettez que des ouvriers vous dévoilent toutes
les malversations et les turpitudes que nos maîtres maçons trouvent pour nous
soulever en nous poussant au désespoir. Non contents d'avoir amassé des
fortunes énormes aux dépens des pauvres manœuvres, ces avides oppresseurs,
ligués entre eux, font courir contre nous d'atroces libelles pour nous
enlever nos travaux — les ouvriers s'étaient organisés avec de nouveaux
entrepreneurs acceptant leurs conditions — ; ils ont poussé l'inhumanité
jusqu'à s'adresser au législateur pour obtenir contre nous un décret barbare
qui nous réduit à périr de faim. « Ces
hommes vils, qui dévorent dans l'oisiveté le fruit de la sueur des manœuvres
et qui n'ont jamais rendu aucun service à la Nation, s'étaient cachés dans
les souterrains les 12, 13 et 14 juillet. Lorsqu'ils ont vu que la classe des
infortunés avait fait seule la Révolution, ils sont sortis de leurs tanières
pour nous traiter de brigands, puis, lorsqu'ils ont vu les dangers passés,
ils ont été cabaler dans les districts pour y raccrocher des places, ils ont
pris l'uniforme et les épaulettes ; aujourd'hui qu'ils se croient les plus
forts, ils voudraient nous faire ployer sous le joug le plus dur ; ils nous
écrasent sans pitié et sans remords. » « Voici,
cher ami du peuple, quelques-uns de ces oppresseurs ignorants, rapaces et
insatiables que vous dénoncent les ouvriers de Sainte-Geneviève : Poncé, maître maçon de la nouvelle
église Sainte-Geneviève, né à Chalon-sur-Saône, charretier de profession,
n'ayant nulle connaissance de l'art de bâtir, mais entendant si parfaitement
celui des rapines, qu'il s'est fait 90.000 livres de rente aux dépens de ses
ouvriers. Campion, né à Coutances, d'abord
manœuvre à Paris, aujourd'hui maître maçon de l'église Saint-Sauveur, quoique
très ignorant, ayant subtilisé le petit hôtel Tabarin, et jouissant
actuellement de 90.000 livres de rentes. Quillot,
ayant pris une femme au coin de la borne, et s'étant fait maître maçon, on ne
sait trop comment, riche aujourd'hui de 50.000 livres de rentes. Bievre, né à Argenton, commis de MM.
Roland et Compagnie qu'il a ruinés par ses sottes entreprises dans les
travaux du palais marchand, mais ayant mis de côté une fortune de 30.000
livres de rentes. Montigny, né à Argenton, chargé des
réparations des Quinze-Vingts du faubourg Saint-Antoine, et possédant en
propre trois superbes maisons de Paris. Chavagnac, limousin, arrivé en sabots à
Paris et possédant quatre beaux hôtels. Coneffle, coquin de premier ordre,
chargé naguère de la paye des ouvriers des carrières, ayant à ses ordres la
maréchaussée et ayant volé à l'Etat plus de deux millions ; il s'est bâti des
magasins considérables à la Courtille ; il a toujours maltraité et volé les
ouvriers. Delabre, fils d'un marchand de chaux de
Limoges, ayant commencé par grapiller sur les bâtiments de la Comédie
italienne, possédant aujourd'hui plus de 40.000 livres de revenu. Gobert, ignorant, brutal et inepte,
qui a volé plus de 200.000 livres sur la construction des bâtiments de Bruna,
et qui s'est ensuite construit des bâtiments sur le boulevard pour plus de
500.000 livres. Perot, manœuvre bourguignon, protégé
par les administrateurs des hôpitaux, pour avoir épousé une bâtarde de feu
Beaumont, archevêque de Paris ; il vient de se retirer avec 200.000 livres de
revenu. Rougevin, manœuvre champenois, maître
maçon depuis cinq ans, et déjà riche de 50.000 livres de rentes. « Voilà
une esquisse des moyens de parvenir de nos vampires et de leurs fortunes
scandaleuses. Gorgés de richesses comme ils le sont, croiriez-vous qu'ils
sont d'une avarice, d'une rapacité sordide et qu'ils cherchent encore à
diminuer nos journées de 48 sols que l'administration nous a octroyés ; ils
ne veulent pas faire attention que nous ne sommes occupés au plus que six
mois dans l'année, ce qui réduit nos journées à 24 sols, et sur cette chétive
paye il faut que nous trouvions de quoi nous nourrir, nous loger, nous vêtir
et entretenir nos familles lorsque nous avons femme et enfants ; ainsi, après
avoir épuisé nos forces au service de l'Etat, maltraités par nos chefs,
exténués par la faim et rendus de fatigue, il ne nous reste souvent d'autre
ressource que d'aller finir nos jours à Bicêtre, tandis que nos vampires
habitent .des palais, boivent les vins les plus délicats, couchent sur le
duvet, sont traînés dans des chars dorés et qu'ils oublient dans l'abondance
et les plaisirs nos malheurs et refusent souvent à la famille d'un ouvrier
blessé ou tué à moitié du jour le salaire du commencement de la journée. « Recevez
nos plaintes, cher ami du peuple, et faites valoir nos justes réclamations
dans ces moments de désespoir où nous voyons nos espérances trompées ; car
nous nous étions flattés de participer aux avantages du nouvel ordre des
choses, et de voir adoucir notre sort... « Signé
de tous les ouvriers de la nouvelle église Sainte-Geneviève, au nombre de
560. « Paris, le 8 juin 1791. » Et
après avoir reproduit cette lettre terrible, Marat écrit : « On rougit
de honte et on gémit de douleur en voyant une classe d'infortunés aussi
utiles, livrés à la merci d'une poignée de fripons qui s'engraissent de leur
sueur et qui leur enlèvent barbarement les chétifs fruits de leurs travaux.
Des abus de cette nature qui privent la Société des services ou plutôt qui
tentent à détruire par la misère une classe nombreuse de citoyens
recommandables auraient bien dû fixer l'attention -de l'Assemblée nationale
et occuper quelques-uns de ses moments qu'elle consacre à tant de vaines
discussions, à tant de débats ridicules. » Certes,
l'homme qui reproduisait et approuvait la lettre des ouvriers, leur plainte
si douloureuse et si âpre, leur inculpation si violente contre les maîtres
maçons ne pouvait être suspect de ménager les intérêts de classe de la
bourgeoisie. Et on s'attend, après avoir lu le numéro du 12 juin, à ce que
Marat, apprenant la loi du 14, s'écrie : « Voilà comment l'Assemblée
répond aux espérances des ouvriers. Bien loin d'écouter leurs doléances, elle
leur défend de s'unir pour défendre leurs pauvres salaires ; et elle les
livre aux grands entrepreneurs. Ce n'est pas seulement à la liberté des
citoyens, c'est au pain des ouvriers qu'elle attente. » Oui, si
Marat avait vu dans le conflit des grands maîtres maçons et de leurs ouvriers
un épisode de la lutte de classe commençante entre les prolétaires et les
capitalistes bourgeois, c'est surtout dans ce sens, c'est comme restriction à
la liberté économique des ouvriers qu'il aurait interprété la loi du 14 juin.
Or, il est visible Qu'elle n'est pour lui qu'un complément politique des lois
qui restreignaient le droit de pétition et d'association. Voici ce qu'il
écrit le 18 juin : « En
dépit de toutes les impostures des flagorneurs soudoyés, il est de fait que
les représentants des ordres privilégiés, qui font naturellement cause
commune avec le roi, n'ont jamais songé qu'à rétablir le despotisme sur les
ruines de la liberté conquise par le peuple. Ils se trouvaient les plus
faibles après la prise de la Bastille ; force leur fut de filer doux. Ils se
mirent donc à faire de nécessité vertu et ils affichèrent l'amour de la
justice et de la liberté, qui ne fut jamais dans leurs cœurs. « Ils
étaient perdus sans retour si les députés du peuple avaient eu quelque vertu
; malheureusement ce n'étaient presque tous que des intrigants accoutumés à
ramper devant les valets des ministres et la plupart de vils agents de
l'autorité qui n'affichèrent d'abord le patriotisme et ne frondèrent le
pouvoir que pour mettre leur suffrage à plus haut prix. Aussi se sont-ils
presque tous prostitués à la Cour. Ils tenaient le dé ; aussi, dès que le
peuple fut un peu assoupi, commencèrent-ils par l'enchaîner au moyen d'une
loi martiale sous prétexte d'empêcher des exécutions populaires qui
blessaient la justice et révoltaient l'humanité. Ensuite, ils dépouillèrent
peu à peu la Nation de ses droits de souveraineté, puis ils travaillèrent à
la mettre hors d'état de jamais les reprendre, en dépouillant ses membres de
leurs droits de citoyens, par une suite d'attentats de plus en plus
tyranniques. « Rien
n'embarrassait autant les représentants du peuple que de voir leur souverain
toujours sur pied, et toujours prêt à venger l'abus du pouvoir qu'il leur
avait confié. Ils mirent donc tous leurs soins à dissoudre ses assemblées
et à les paralyser, et à tenir ses membres isolés. Au décret qui prescrit
la permanence des districts succéda bientôt le décret qui paralysa les
assemblées de section, en les asservissant à leurs agents municipaux, seuls
autorisés à les convoquer et à leur indiquer l'objet de leur délibération. « Ainsi,
en vertu de ce beau décret, le peuple ne peut se montrer que lorsque ses
chargés de pouvoir le lui permettent, et il ne peut parler que lorsqu'ils lui
ouvrent la bouche. Un attentat aussi odieux ne suffisait pas aux pères
conscrits : ils voyaient avec effroi la partie la plus saine de la Nation
réunie en sociétés fraternelles — il s'agit des clubs —[1], suivre d'un œil inquiet leurs
opérations, réclamer contre les malversations et toujours prête à éclairer la
Nation et à la soulever contre ses infidèles mandataires. Que n'ont-ils pas
fait pour anéantir ces sociétés tutélaires, sous prétexte qu'elles usurpaient
tous les pouvoirs en prenant des délibérations, tandis qu'elles ne
délibéraient que pour s'opposer à l'oppression, que pour résister à la
tyrannie ? « N'osant
les dissoudre, ils ont pris le parti de les rendre nulles en interdisant
toute délibération ou plutôt toute pétition faite par une association
quelconque, sous prétexte que le droit de se plaindre est un droit individuel
: ce qui suppose qu'aucune association ne peut être ni lésée ni opprimée, au
lieu que toute association est obligée de se soumettre en silence aux
derniers outrages. « Enfin,
pour prévenir les rassemblements nombreux du peuple qu'ils redoutent si fort,
ils ont enlevé à la classe innombrable des manœuvres et des ouvriers le droit
de s'assembler, pour délibérer en règle sur leurs intérêts, sous prétexte que
ces assemblées pourraient ressusciter les corporations qui ont été abolies. « ILS NE VOULAIENT QU'ISOLER LES
CITOYENS ET LES EMPÊCHER DE S'OCCUPER EN COMMUN DE LA CHOSE PUBLIQUE. » Ainsi,
pour Marat, averti cependant par la lutte sociale des maîtres maçons et de
leurs ouvriers, la loi du 14 juin n'est qu'une des mesures (et sans doute la
moins importante) dirigées par le royalisme et le modérantisme contre la
Nation. Ce n'est pas une arme de classe forgée par la bourgeoisie
révolutionnaire contre le prolétariat : c'est une arme forgée par les amis de
l'ancien régime contre les libertés nouvelles de la Nation. Marat n'accuse
pas la Constituante d'empêcher les rassemblements et les ententes d'ouvriers
pour maintenir de bas salaires. Il l'accuse de disperser des citoyens qui se
rassemblent pour défendre la liberté publique. Lui-même, comme à plaisir,
méconnaît et efface le caractère social de la loi, et là où Marx dénonce un
coup d'Etat bourgeois, Marat ne voit qu'une manœuvre de la contre-Révolution.
Il ne suppose pas une minute que les ouvriers pourraient dans les réunions
s'occuper de leurs intérêts de classe : mais c'est, selon lui, parce qu'ils
s'y occuperaient en commun de la chose publique que l'Assemblée les prohibe. En un
mot, ce ne sont pas des réunions prolétariennes dirigées contre le capital,
ce sont des clubs populaires, des rassemblements civiques dirigés contre les
intrigues réactionnaires, que la Constituante, selon lui, a voulu abolir. Ce
qu'il y a de piquant, c'est que les premiers historiens de la bourgeoisie
semblent avoir ignoré complètement la fameuse loi Chapelier, M. Thiers, dans
son Histoire de la Révolution Française, ne la mentionne même pas.
Bien mieux, dans le quatrième volume (page 324), il écrit ces lignes
surprenantes, à propos de la détresse croissante qu'infligeait au peuple la
dépréciation des assignats : « Le
peuple ouvrier, toujours obligé d'offrir ses services, de les donner à qui
veut les accepter, ne sachant pas se concerter pour faire augmenter les
salaires du double, du triple, à mesure que les assignats diminuaient dans la
même proportion, ne recevait qu'une partie de ce qui lui était nécessaire
pour obtenir en échange les objets de ses besoins. » Ne sachant pas se
concerter : l'ironie serait vraiment trop grossière si M. Thiers avait su
qu'il existait une loi de la Constituante interdisant précisément ce concert. Il
l'ignorait évidemment : et quand je vois que M. Thiers qui a recueilli tant
de confidences des survivants de la Révolution ignore la loi Chapelier, quand
je vois que Marat ne lui attribue aucune portée économique, aucun sens
social, je me demande si la bourgeoisie révolutionnaire avait prévu tout
l'usage que pourrait faire de cette loi le capital. Chose plus curieuse
encore ! Louis Blanc ignore complètement l'existence de la loi Chapelier. Pourtant,
l'Assemblée Constituante avait été saisie directement du conflit entre les
maîtres charpentiers et leurs ouvriers : elle ne pouvait donc ignorer que
c'était à des difficultés d'ordre économique et social que parait directement
la loi Chapelier. Du
reste Chapelier lui-même l'avait avertie expressément dans son bref discours,
qu'il s'agissait de briser une organisation générale du travail, une
coalition des salariés. « Le
but de ces assemblées qui se propagent dans le royaume et qui ont déjà établi
entre elles des correspondances — cette correspondance est prouvée par
une lettre reçue par la municipalité d'Orléans et dont cette municipalité a
envoyé une copie certifiée véritable — le but de ces assemblées, dis-je,
est de forcer les entrepreneurs de travaux, les ci-devant maîtres, à
augmenter le prix de la journée de travail, d'empêcher les ouvriers et les
particuliers qui les occupent dans leur atelier, de faire entre eux des
conventions à l'amiable, de leur faire signer sur des registres l'obligation
de se soumettre aux taux de la journée de travail fixés par ces assemblées et
autres règlements qu'elles se permettent de faire. « On
emploie même la violence pour faire exécuter les règlements ; on force les
ouvriers de quitter leurs boutiques, lors même qu'ils sont contents du
salaire qu'ils reçoivent. On veut dépeupler les ateliers et déjà plusieurs
ateliers se sont soulevés et différents désordres ont été commis ». Ainsi
c'est bien une organisation de classe qui s'ébauchait, un soulèvement de
classe qui se préparait contre la bourgeoisie stupéfaite, et soudain menacée
en son triomphe. Et
l'effervescence révolutionnaire, l'exaltation générale communiquée aux
ouvriers par la Révolution bourgeoise créaient un mouvement bien plus vaste
que l'ancien mouvement étroit et particulariste du compagnonnage. Les
ouvriers aussi avaient leur Fédération. Chapelier
a entrevu ce qu'il y avait de nouveau dans cette agitation ouvrière : « Ces
malheureuses sociétés, dit-il, ont succédé à Paris à une autre Société qui
s'y était établie sous le nom de Société des devoirs. « Ceux
qui ne satisfaisaient pas aux devoirs, aux règlements de cette Société
étaient vexés de toute manière ». Chapelier,
au moment même où il prétend que ces assemblées ouvrières ont pris la suite
du compagnonnage, constate cependant qu'elles sont autre chose. Il a donc
pressenti l'ampleur nouvelle de l'action ouvrière dans la France unifiée. Un très
curieux discours du duc de La Rochefoucauld, prononcé le 16 juin 1791, deux
jours après le vote de la loi Chapelier, montre bien que les membres de la
Constituante avaient saisi le caractère ouvrier du mouvement. Ce
discours de La Rochefoucauld, en même temps qu'il confirme, d'une façon
décisive, ce que j'ai dit plus haut de l'étonnante activité économique de
l'année 1791, témoigne que dans la pensée des Constituants, les ouvriers
avaient voulu profiter de l'urgence et de l'abondance du travail pour forcer
la main aux maîtres. Bien
mieux que Marat, le duc de La Rochefoucauld avait saisi le sens et l'intérêt
économique de ces vastes coalitions de salariés. C'est à propos de la
dissolution projetée des ateliers publics que parle le duc philanthrope. « Vous
avez voulu attendre le moment où l'abondance du travail fournirait une
subsistance assurée à ceux qui voudraient en trouver ; car si les ateliers de
la capitale, aujourd'hui réduits à 20.000 par des mesures de la municipalité,
renferment encore bien des hommes que l'habitude ou la facilité y conduisent,
il en est un grand nombre à qui le travail est nécessaire, des pères de
familles pauvres et respectables par leurs mœurs : et ce sont généralement
ceux qui, dans les temps d'abus, se sont montrés les plus laborieux et dont
il n'est dans le cœur d'aucun de nous de compromettre un seul jour
l'existence ». « Le
moment est arrivé où vous pouvez, sans cette inquiétude qui jusqu'ici a
retardé votre détermination, prendre celle que vous prescrit l'intérêt de vos
finances et des mœurs publiques. « Les
travaux des campagnes s'ouvrent de toute part ; l'espérance la plus probable
des plus riches récoltes appelle partout des bras, et leur promet une longue
et abondante occupation : les travaux des routes vont s'ouvrir dans tous les
départements et avec d'autant plus d'abondance qu'ils ont été négligés
l'année dernière ; les ventes multipliées des biens nationaux augmentant la
propriété donnent du travail dans tous les points de la France ; car il est
peu de propriétaires qui veulent faire comme leurs prédécesseurs. « Le
commerce reprend une grande vigueur, les ateliers de foute espèce sont dans
une, activité depuis longtemps oubliée ; les maîtres ouvriers, nommément ceux
de la capitale, se plaignent de ne pouvoir trouver des compagnons et répondre
aux ouvrages qui leur sont commandés. « L'ESPÈCE DE
COALITION MÊME DE PLUSIEURS OUVRIERS, QUI S'ENTENDENT POUR DEMANDER UN GRAND
HAUSSEMENT DANS LEURS SALAIRES, SEMBLE PROUVER SEULE QU'IL Y A MOINS
D'OUVRIERS QUE DE MOYENS DE TRAVAIL. » C'est
une vue très nette et toute la bourgeoisie révolutionnaire était informée. Les
maîtres charpentiers avaient adressé, le 30 avril, une plainte contre leurs
ouvriers à la Municipalité de Paris ; et les 'ouvriers avaient répliqué, le
27 mai, par un précis présenté à l'Assemblée nationale elle-même. Ces deux
documents relatifs au premier grand conflit économique survenu depuis la
Révolution entre les prolétaires et les capitalistes ont un haut intérêt.
Voici d'abord la plainte des maîtres : « Pétition
présentée à la Municipalité de Paris par les ci-devant maîtres charpentiers
le 30 avril 1791 : « Messieurs,
les ci-devant maîtres charpentiers de Paris se voient obligés de dénoncer à
la Municipalité une assemblée d'ouvriers charpentiers formée depuis quelque
temps dans la salle de l'archevêché, au mépris de toutes les lois, pour y
prendre des délibérations absolument contraires, sous tous les rapports, à
l'ordre public et à l'intérêt des habitants de Paris. « Par
l'une de ces délibérations, tous les membres de cette assemblée, aussi
extraordinaire qu'illégale, ont arrêté de fixer le prix des journées à
cinquante sols pour les plus faibles ouvriers, et ils ont prêté au
commencement de leurs séances le serment de ne pas travailler au-dessous de
ce prix et de ne point laisser travailler d'autres ouvriers chez un
entrepreneur qui n'aurait pas souscrit aux autres conditions qu'ils se sont
imaginé d'imposer aux ci-devant maîtres charpentiers. En conséquence de pareilles
délibérations, les ouvriers charpentiers qui avaient formé l'assemblée dont
il s'agit, se sont répandus, le lundi 18 de ce mois et jours suivants, dans
les différents ateliers et chantiers de Paris et ont employé la violence pour
en arracher ceux des ouvriers qui y travaillaient paisiblement. « Les
entrepreneurs-charpentiers, alarmés de ces prétentions et de ces désordres,
s'étaient empressés de les dénoncer dans les sections dont ils sont membres
et ils se disposaient à invoquer l'autorité des lois et le secours de la
Municipalité pour les faire réprimer et obtenir justice, lorsqu'ils ont
appris, par un avis affiché dans toutes les rues, que la Municipalité avait
l'intention de mettre fin à des Assemblées qui produisaient des effets aussi
dangereux pour la Ville de Paris. Mais l'attente de la Municipalité ainsi que
les espérances des entrepreneurs ont été trompées. Les ouvriers journaliers persistent
avec obstination dans leur système, ils abusent de ce que la situation de
plusieurs entrepreneurs de charpente les force à faire le sacrifice imposé,
pour continuer les constructions dont ils sont chargés et se mettre à la
discrétion de l'assemblée de ces ouvriers. « L'intérêt
public, les engagements que les ci-devant maîtres charpentiers ont pris
envers les propriétaires avec qui ils ont traité, la crainte de voir à chaque
moment augmenter le danger, tout leur fait une loi impérieuse de représenter
à la Municipalité qu'il est temps de prendre des mesures efficaces pour
détruire la source de tant de désordre qui pèseraient bientôt sur toutes les
classes de la société et causeraient des malheurs irréparables. « Comment,
en effet, messieurs, concilier avec les circonstances une augmentation
arbitraire sur le prix des ouvrages de charpente ? Est-ce dans le moment où
le prix des denrées de toute espèce et surtout de celles de première
nécessité doit diminuer considérablement que les ouvriers peuvent faire une
pareille demande ? Les entrepreneurs n'ont pas le droit de concourir à
disposer ainsi de la fortune des propriétaires et à les priver du bénéfice de
la suppression des entrées qu'ils paient en partie d'une autre manière. « Ils
ne doivent point consentir à recevoir des ouvriers du sein d'une assemblée
qui leur donnerait et le nombre et l'espèce d'ouvriers qu'elle voudrait à un
prix qu'elle fixerait arbitrairement. Qui assurera les entrepreneurs qu'on ne
leur donnerait pas des manœuvres pour charpentiers, lorsque cette assemblée
pourrait prélever une contribution sur les individus à qui elle procurerait
du travail ? Les entrepreneurs qui ont pris des engagements aux prix
courants, ou qui se sont chargés de constructions par des adjudications au
rabais ne peuvent pas supporter cette augmentation. Il en est de même des
autres, parce qu'on ne leur tiendrait pas compte de cette augmentation dans
le règlement. Une augmentation subite d'un tiers sur le prix de la
main-d'œuvre de la charpente est donc impraticable. « Cependant,
la stagnation des ouvrages de charpente va mettre les autres ouvriers du
bâtiment dans l'impossibilité de continuer les travaux. Un grand nombre de
manœuvres et de maçons vont refluer sur les travaux publics et augmenter cet
objet de dépense. On souffrira encore par la même cause sous un autre rapport
: lorsqu'une construction est arrivée au premier plancher, il faut que la
maçonnerie et la charpente marchent ensemble pour arriver à la couverture et,
cette partie n'étant pas faite à l'entrée de l'hiver, il en résulte le plus
grand préjudice pour le propriétaire par le défaut de solidité des bâtiments. « Les
ouvriers ne doivent pas être esclaves, mais lorsqu'ils annoncent une volonté
nuisible à la société et une prétention injuste, la loi et la force publique
doivent être employées pour les faire rentrer dans leur devoir. « Une
coalition qui force la volonté générale aujourd'hui peut demain présenter des
prétentions plus exagérées ; l'Administration doit lui opposer une barrière
le plus 'tôt possible. « Plus
de coalition ; plus de prix banal, et la concurrence fixera naturellement les
intérêts mutuels. « D'après
ces considérations, les ci-devant maîtres charpentiers demandent : « 1°
Que la Municipalité ordonne la suppression et la dissolution de l'assemblée
des ouvriers journaliers de leur profession, attendu son illégalité et les
écarts où elle s'est laissée entraîner en portant atteinte aux droits de
l'homme et à la liberté des individus ; « 2°
Qu'elle déclare nuls et comme non avenus tous arrêtés, délibérations,
règlements, lois et condamnations que cette assemblée s'est permis de faire
ou de prononcer de quelque manière et contre qui que ce soit ; « 3°
Qu'elle se fasse rapporter les registres des dites délibérations pour en
faire l'examen et statuer ce qu'elle avisera ». Comme
on voit, c'est formel et même cynique. La grande bourgeoisie des
entrepreneurs demande la dissolution brutale des assemblées ouvrières : elle
demande que des poursuites soient dirigées contre les auteurs et les chefs du
mouvement, car la saisie des livres n'a pas d'autre objet. Elle prétend que
la coalition des salariés fausse la concurrence, et que celle-ci doit
s'exercer d'individu à individu sans que les prolétaires puissent se grouper. Et,
audacieusement, insolemment, comme si elle était sûre de son droit, elle
invoque les Droits de l'Homme pour organiser l'oppression des salariés.
C'était donc bien sur une première lutte entre salariés et capitalistes que
la Constituante se prononçait par la loi Chapelier : et il est impossible de
méconnaître l'origine de classe de cette loi. C'est à la Constituante
elle-même que les ouvriers adressèrent leur réponse. « Précis
présenté à l'Assemblée nationale par les ouvriers en l'art de la charpente de
la Ville de Paris, le 27 mai 1791 : « Messieurs,
le 14 avril dernier, les ouvriers en l'art de la charpente, entièrement
soumis aux lois, ne se sont assemblés qu'après avoir prévenu la Municipalité.
Etant assemblés, ils ont invité les entrepreneurs à venir avec eux pour faire
des règlements fixes relativement aux journées et aux salaires des
ouvriers : mais les entrepreneurs, sous prétexte qu'ils ne trouvaient pas
cette assemblée légale, ont méprisé l'invitation. Les ouvriers se voyant
méprisés par ceux mêmes qui devraient les chérir et les respecter, puisque
c'est d'eux qu'ils tiennent leur fortune, leur ont fait sentir toute
l'injustice de leur procédé, par toutes les voies que la prudence leur a
suggérées et sans s'écarter des bornes prescrites par les lois, dans
l'espérance que les entrepreneurs se décideront plutôt à venir pour
concourir. à la formation des règlements proposés. Les ouvriers, après avoir
attendu inutilement pendant quatre jours, ont cru qu'il était de leur devoir
de prévenir les désordres qui pourraient résulter de l'opiniâtreté des
entrepreneurs. « En
conséquence, les ouvriers ont dit : Le public ne doit point souffrir de leur
mauvaise volonté : assurons-lui nos bras sous des conditions non pas
exorbitantes, mais absolument conformes à la justice. Qu'en est-il arrivé ?
Plusieurs d'entre les ouvriers ont trouvé des ouvrages à faire, les ont
entrepris et ont offert eux-mêmes de donner cinquante sols pour le plus bas
prix des journées des ouvriers qu'ils occupaient ; et ont demandé d'avoir des
règlements fixes afin de pouvoir tabler sur des bases solides pour faire leur
marché avec les propriétaires ; voilà ce que les anciens entrepreneurs
appellent délibération, ce qui n'était que des conventions de gré à gré. Or,
pour contenter les nouveaux entrepreneurs, les ouvriers ont fait des
règlements en huit articles qui ont été trouvés si justes, que tous les
nouveaux entrepreneurs et la plus grande partie des ouvriers ont voulu y
apposer leurs signatures. Il serait question de savoir si ces règlements
peuvent s'effectuer sans faire du tort aux propriétaires et sans laisser un
gain légitime et honnête aux entrepreneurs. Or, il ne suffirait pas qu'ils
aient été faits par des gens de l'art et parfaitement instruits ; il fallait
encore pour être en droit de réclamation que ces règlements, tout justes
qu'ils étaient, fussent approuvés par tous les intéressés. « C'est
dans cette vue que les ouvriers les ont présentés à M. le maire et qu'ils
l'ont prié de vouloir bien se rendre médiateur dans cette affaire, en
invitant les ci-devant maîtres à se réunir aux ouvriers pour concourir à la
fixation du prix des journées. Quant aux inculpations faites par les
ci-devant maîtres, les ouvriers ne croient pas devoir être obligés d'y
répondre davantage. Elles sont absolument dénuées de preuves et de
fondements. « Et
ce très petit nombre d'anciens entrepreneurs de charpente, alarmés de se voir
privés du droit affreux qu'ils avaient ci-devant de ne donner aux ouvriers
que ce qu'ils voulaient, et de celui de faire des fortunes rapides aux dépens
du talent et de la peine des dits ouvriers, se sont adressés au département
de police de la municipalité et n'ont pas manqué d'y dénoncer les ouvriers
comme ennemis des lois, de l'ordre et de la tranquillité publique. « Ils
prétendent que de cette démarche il en est résulté un avis aux ouvriers, en
date du 26 avril, et que les ouvriers ont méprisé : mais les ouvriers
charpentiers n'ont pas pris cet avis pour eux, puisque effectivement il ne
s'adressait pas à eux mais à tous les ouvriers en général ; ils ont reconnu
dans cet avis toute la pureté des intentions du corps municipal et ne l'ont
pas méprisé. Mais lesdits entrepreneurs, affligés de ce prétendu mépris, ont
présenté une pétition au corps municipal dans laquelle, au mépris de toutes
les lois et convenances humaines, ils se sont permis Les plus affreuses
calomnies contre les ouvriers, dans la coupable intention de les montrer
comme ennemis du bien général. « Ils
ne se sont pas tenus là, et ils se sont adressés à M. le Président de
l'Assemblée nationale et lui ont présenté une pétition dans laquelle ils ont
développé, disent-ils, les dangers inséparables d'assemblées corporatives
d'ouvriers qui tiendraient à augmenter les salaires et qui forceraient
l'augmentation par la cessation des travaux. « Il
faut avouer que les entrepreneurs sont de bien mauvaise foi : ils savent bien
que le but de notre société est de nous secourir mutuellement les uns les
autres dans nos infirmités et dans notre vieillesse. Ils appellent cela une
corporation. Comment nommera-t-on une société de bienfaisance ? Mais leur but
est de montrer les ouvriers sous les couleurs les plus noires en leur
attribuant des intentions criminelles. « A
l'égard des règlements proposés par les ouvriers et qui ont été reconnus
conformes à la justice par le plus grand nombre des ci-devant maîtres et tous
les nouveaux entrepreneurs et contre lesquels un petit nombre d'entrepreneurs
se récrient avec tant d'opiniâtreté et d'acharnement, en voulant donner à
croire que les ouvriers réservent le droit d'augmenter le prix des journées
et de forcer par la cessation des travaux à l'augmentation ; mais ces
règlements ont été lus dans l'assemblée des ci-devant maîtres et on leur en a
laissé la copie entre leurs mains. L'article VII est conçu en ces termes : « Les
ouvriers s'engagent à ne jamais profiter de ce qu'un maitre « aurait de
l'ouvrage bien pressé pour le faire payer davantage que « les prix convenus.
» L'Assemblée nationale, en détruisant tous les privilèges et les maîtrises
et en déclarant les Droits de l'Hamme, a certainement prévu que cette
déclaration servirait pour quelque chose à la classe la plus indigente qui a
été si longtemps le jouet du despotisme des entrepreneurs. Au surplus, si
nous voulions dénoncer, comme les ci-devant maîtres, nous dirions qu'ils
s'assemblent journellement, qu'ils se coalisent et qu'ils s'entendent
ensemble, pour ne donner aux ouvriers que le moins qu'ils pourront, de sorte
qu'un ouvrier, en se présentant chez un entrepreneur, est obligé d'accepter
le prix qu'il lui offre, puisqu’il est certain d'avance de ne pas avoir
davantage chez un autre. Ils le nieront sans doute, niais les preuves en
existent. » « Il
est certain aussi que plusieurs entrepreneurs sont convenus de gré à gré avec
plusieurs ouvriers individuellement, lesquels après avoir travaillé pendant
quinze jours n'ont pu obtenir que ce que les entrepreneurs ont bien voulu
leur donner. Or, dans ce cas-là les ouvriers ne peuvent faire aucune réclamation
pour faire valoir leur droit. Dans cet état de choses, les ouvriers
charpentiers et tous les vrais patriotes ont droit d'attendre de la sagesse
de l'Assemblée nationale, qu'elle ne protégera pas la coalition des
entrepreneurs, laquelle ne tend uniquement qu'à l'oppression ; oppression
bien coupable en ce qu'elle prive la patrie de citoyens qui se
distingueraient dans l'art de la charpente, si nécessaire au public, s'ils
étaient assurés d'y trouver seulement des moyens de subsistance. « Au
surplus toutes les démarches qu'ils ont faites ne prouvent que leur égoïsme
et leur entêtement de leurs anciens privilèges, qu'ils sont ennemis jurés de
la Constitution, puisqu'ils méconnaissent Droits de l'Homme, qu'ils sont les
plus zélés partisans de l'aristocratie la plus outrée et par conséquent
ennemis du bien général. » Il y a
certes, dans cette pétition des ouvriers, une grande fermeté d'accent. Ils
dénoncent avec vigueur la perpétuelle coalition patronale et ils font
éloquemment appel aux Droits de l'Homme en faveur des prolétaires. Il est
visible que la Déclaration des Droits a été interprétée par la classe
ouvrière comme une promesse et qu'au symbole de la Révolution le prolétariat
a immédiatement attaché son espérance. Mais les conclusions positives des
ouvriers sont vagues. Ils sont encore tout à fait novices ; et, même en ce
qui touche le droit de coalition et de grève, ils paraissent douter de leur
droit. Tandis que les « ci-devant maîtres », restés « les
maîtres », affirment avec une netteté arrogante qu'il ne doit y avoir
aucune entente, que tout concert de salariés en vue de faire hausser les
salaires est contraire aux droits de l'homme et aux droits de l'individu, que
la concurrence suppose l'isolement et que le contrat de travail doit être
débattu et conclu d'individu à individu, tandis qu'ils consacrent ainsi, avec
une audace insolente, la primauté des maîtres toujours coalisés de fait, sur
les ouvriers dispersés ; les ouvriers n'osent pas répondre clairement qu'ils
n'ont d'autre moyen de se défendre et de faire hausser leurs salaires que de
se coaliser et de cesser ensemble le travail. Bien
mieux, ils prétendent que les entrepreneurs, quand ils disent que les
ouvriers veulent augmenter les salaires par la cessation des travaux, leur
prêtent des intentions criminelles. Eux-mêmes traitent de crime la grève
systématiquement délibérée, c'est-à-dire le seul moyen efficace de lutte et
de salut. Et, dans les statuts qu'ils rédigent, dans le règlement qu'ils
proposent aux maîtres, ils s'interdisent à eux-mêmes d'arrêter le travail
quand il sera pressé, c'est-à-dire qu'ils se retirent à eux-mêmes le droit de
grève juste dans le moment où la grève peut être victorieuse. . Ils ne
se sont pas encore rendu compte que le régime capitaliste et bourgeois où la
société allait entrer, était un régime de lutte illimitée et qu'ils avaient à
s'armer pour le combat. Une
vague espérance les anime et les exalte ; ils sentent que dans la société
nouvelle ils pourront, grâce à la liberté, conquérir plus de bien-être : mais
ils ne comprennent pas suffisamment encore que c'est au prix d'un perpétuel
combat. Au fond, ils sont encore à leur insu possédés et hantés eux-mêmes par
l'ancien système des corporations. Ils ne pressentent pas l'instabilité, la
mobilité croissante du système économique, les perpétuelles et prochaines
révolutions de l'industrie, les brusques variations de la production, des
prix, des salaires ; et ils semblent désirer une sorte de règlement durable,
conclu une fois pour toutes ou tout au moins pour une très longue période.
Ces règlements différaient des anciens règlements corporatifs en ce qu'au
lieu d'être établis d'autorité par les maîtres seuls, ils résulteraient d'un
accord entre les entrepreneurs et les ouvriers. Mais ils auraient à peu près
le même caractère de stabilité. Il est
tout à fait perfide et absurde de dire comme les entrepreneurs, comme
Chapelier, que les ouvriers veulent créer de nouveau les anciennes
corporations : et il est vraiment trop visible que la Constituante et son
rapporteur n'ont fait que reproduire et convertir en loi la pétition
patronale adressée au Président de l'Assemblée nationale. Mais, par le vague
de leurs conceptions et par ce qui se mêlait d'archaïque à leur pensée, les
ouvriers prêtaient à cette manœuvre de la classe bourgeoise. Et c'est sans
doute une des raisons pour lesquelles des hommes comme Robespierre furent
pris de trouble et n'intervinrent pas. Il y
eut, je crois, deux autres raisons de l'abdication et du silence des
révolutionnaires démocrates. La première, que M. Paul Boncour a bien mise en
lumière dans son livre sur le Fédéralisme économique, c'est que la plupart
des hommes de la Révolution, par une aberration étrange, ne croyaient pas à
l'avènement de la grande industrie. J'ai déjà cité les pages de Marat où il
dit que l'abolition des corporations et des maîtrises allait tuer les
manufactures ; quand tout le monde pourra travailler à son compte, personne
ne voudra être ouvrier, et il y aura une multitude de petits patrons, pas une
seule grande industrie. Mirabeau
qui avait un génie si lucide et une information si étendue, Mirabeau qui
savait, comme il le démontra pour les mines, que certaines industries
n'étaient possibles qu'avec une grande provision de capitaux, a cru cependant
que, dans l'ensemble, la liberté du travail, l'abolition des monopoles
fiscaux et des entraves corporatives aboutiraient à dissoudre les grandes
manufactures et à susciter une foule de petits producteurs. C'est
dans son volumineux Essai sur la monarchie prussienne qu'il a
développé ses vues. Marx a connu ces pages curieuses et il en cite plusieurs
fragments : « Du temps de Mirabeau, le lion révolutionnaire, les grandes
manufactures portaient encore le nom de manufactures réunies ». Mirabeau
dit : « On ne fait attention qu'aux grandes manufactures où des
centaines d'hommes travaillent sous un directeur et que l'on nomme
communément manufactures réunies. Celles où un très grand nombre d'ouvriers
travaillent chacun pour son propre compte sont à peine considérées ; on les
met à une distance infinie des autres. C'est une très grande erreur car
les dernières font seules un objet de prospérité nationale vraiment
important. La fabrique réunie enrichira prodigieusement un ou deux
entrepreneurs, mais les ouvriers ne seront que des journaliers plus ou
moins payés et ne participeront en rien au bien de l'entreprise. « Dans
la fabrique séparée, au contraire, personne ne deviendra riche, mais beaucoup
d'ouvriers seront à leur aise, les économes et les industrieux pourront
amasser un petit capital, se ménager quelques ressources pour la naissance
d'un enfant, pour une maladie, pour eux-mêmes ou pour quelqu'un des leurs. Le
nombre-des ouvriers économes et industrieux augmentera parce qu'ils verront
dans la bonne conduite, dans l'activité, un moyen d'améliorer essentiellement
leur situation et non d'obtenir un petit rehaussement de gages qui ne peut
jamais être un objet important pour l'avenir et dont le seul produit et de
mettre les hommes en état de vivre un peu mieux, mais seulement au jour le
jour... Les manufactures réunies, les entreprises de quelques particuliers qui
soldent des ouvriers au jour la journée, pour travailler à leur compte,
peuvent mettre ces particuliers à leur aise, mais elles ne seront jamais un
objet digne de l'intérêt des gouvernements. » Ailleurs
il désigne les manufactures séparées, pour la plupart combinées avec la
petite culture, comme « les seules libres ». Et Marx
ajoute : « S'il affirme leur supériorité, comme économie et
productivité, sur les « fabriques réunies », et ne voit dans
celles-ci que des fruits de serre gouvernementale, cela s'explique par l'état
où se trouvaient alors la plupart des manufactures continentales. » La
plupart des grandes manufactures ne pouvaient, en effet, s'établir qu'en
vertu d'un privilège royal ; et, quoiqu'en vérité ce privilège n'eût guère
d'autre effet que de donner forme gouvernementale à un mouvement économique
inévitable, Mirabeau et beaucoup d'autres révolutionnaires pouvaient
s'imaginer que la grande industrie ne se soutenait qu'artificiellement et
tomberait devant la petite, quand serait réalisée la pleine liberté du
travail, sans entraves corporatives et sans monopole d'Etat. Dès lors les
rapports de la classe des salariés et des entrepreneurs perdaient aux yeux de
beaucoup de révolutionnaires de ce temps leur importance sociale. C'est
par une autre voie, c'est par la multiplication des petites entreprises où
l'ouvrier, toujours prêt à devenir un artisan libre se défendait contre son
modeste patron par la possibilité même de s'établir à son tour, c'est par
cette conception de petite bourgeoisie artisane qu'ils espéraient arriver à
l'équilibre social. Cette illusion étrange des démocrates favorisa la savante
manœuvre de la bourgeoisie capitaliste, servie en même temps par l'insuffisante
conscience de classe des prolétaires et par la timidité de leur pensée. Une
autre raison qui, sans doute, décida les révolutionnaires d'extrême-gauche,
ceux du parti populaire, à rester à l'écart de ce débat, c'est qu'il leur en
coûtait de s'avouer que dans la société nouvelle il allait y avoir des
classes. Quoi ! nous venons d'abolir toutes les barrières qui séparaient les
citoyens : nous avons aboli les provinces, les douanes extérieures et
intérieures, les corporations, les maîtrises, les ordres ! nous avons détruit
la noblesse ! nous avons dissous les Parlements ! nous avons fait des prêtres
de simples citoyens salariés ! Et, dans cette société unie, dans cette
fédération nationale, se formeraient deux camps, deux groupes antagonistes :
les capitalistes d'un côté, délibérant avec les capitalistes, et les
prolétaires de l'autre, délibérant avec les prolétaires ! Est-ce que la loi
commune ne suffit pas à protéger les uns et des autres, et si les uns sont
trop faibles pour obtenir justice, est-ce qu'il faut les abandonner à
eux-mêmes en leur laissant seulement le droit de se grouper ? et n'est-ce pas
à l'Etat à intervenir au besoin dans le prix des marchandises et dans le taux
des salaires ? Ne vaut-il pas mieux décourager par les rigueurs légales « les
accapareurs », et favoriser ainsi la dissémination des capitaux, l'essor d'une
classe moyenne où peu à peu viendraient se fondre les extrêmes ? Voilà
le rêve de beaucoup des hommes de ce temps : rêve puéril ! j'ajoute : rêve
coupable ! car en fermant ainsi les yeux à la réalité déjà suffisamment
nette, ils faisaient le jeu des habiles qui, eux, n'ignoraient pas
l'antagonisme croissant de la bourgeoisie et du prolétariat et qui
s'assuraient pour la lutte, par la loi Chapelier, un avantage décisif. Mais
par là, évidemment, et non par un calcul unanime de classe, s'explique
l'absence de toute opposition à la loi si dangereuse et si étroitement
bourgeoise du 14 juin 1791. Ce
qu'il y a de curieux, ce qui montre bien que la pensée prolétarienne sortait
à peine des limbes, c'est que les ouvriers après le vote de la loi, cessèrent
toute réclamation. Et non seulement ils n'osaient pas, comme nous l'avons vu,
affirmer le droit de grève, mais même plus tard, quand l'exaltation
croissante de la Révolution donna plus de pouvoir aux éléments populaires,
même quand Chaumette, procureur de la commune de Paris, prononçait des
discours terribles au nom des prolétaires, nul ne songe à réclamer contre la
loi du 14 juin 1791. Même Babeuf n'a pas, que je sache, formulé une seule
réclamation, une seule protestation à cet effet. Quand Marx dit que, même
sous le régime de la Terreur, ce code contre les ouvriers ne fut pas aboli,
c'est vrai : mais il faut ajouter que, même dans les journées où ils
paraissaient faire la loi, les ouvriers n'ont jamais demandé l'abrogation de
ce code. Leur pensée était ailleurs : ils s'accordaient avec la bourgeoisie
révolutionnaire sur une idée, la toute-puissance de la loi, de l'Etat. Et
l'essentiel pour eux n'était pas d'engager une lutte économique contre la
force du capital : l'essentiel n'était pas de grouper les prolétaires pour
résister, par la cessation concertée du travail, aux entrepreneurs :
c'étaient là pour les prolétaires de 93 et de 94, des moyens lents, des armes
débiles. Il fallait se servir de la force de l'Etat, et de même que la
bourgeoisie révolutionnaire en avait usé pour dompter les nobles, pour
exproprier les émigrés et l'Eglise, il fallait en user pour assurer le
bien-être du peuple par la loi souveraine et bienfaisante. Si les vivres sont
trop chers, qu'on fasse la loi du maximum ; s'il y a du chômage, que la
commune et la Nation assurent un salaire à tous les citoyens qui prendront
part aux assemblées de section : et qu'ainsi l'emprunt forcé sur les riches
nourrisse les prolétaires. S'il y a des industriels qui ne paient pas un
salaire suffisant, qu'on les menace de les dénoncer comme aristocrates, et
même, ainsi que firent plusieurs représentants en mission, de donner leurs
manufactures à la Nation qui fera travailler à des conditions plus honnêtes
les ouvriers, amis de la Révolution. Au besoin, que l'Etat donne lui-même
l'exemple, en augmentant la solde des ouvriers qu'il emploie, comme firent à
Toulon les représentants. Manier
l'Etat, se servir de l'Etat, voilà en ces heures tragiques, l'espoir, le rêve
de la classe ouvrière, non pour créer un ordre communiste dont elle n'a point
encore l'idée, mais pour défendre ses intérêts avec la toute-puissance de la
loi. Dès
lors le droit de grève devenait, aux yeux même des prolétaires, bien
secondaire : et comme d'ailleurs ce fut en vue de la guerre que
travaillèrent, en 1793 et 1794, un nombre immense de manufacturés, comme les
ouvriers patriotes et révolutionnaires n'auraient pu interrompre le travail
sans livrer la France de la Révolution aux hordes du despotisme, comme la
Convention ne tolérait pas cela et qu'elle avait, pour s'opposer -aux
coalitions, le prétexte de la patrie en danger, ce n'est pas du côté de la
grève, c'est vers l'Etat obligé de compter avec eux que se tournaient es
salariés. Si donc
il est vrai, comme le remarque Marx, que, même sons la Terreur, la loi
Chapelier ne fut pas remise en question, ce n'est pas que l'oligarchie
capitaliste et bourgeoise ait pu prolonger son pouvoir et son action pendant
toute la période révolutionnaire : c'est que dans la crise extraordinaire où
l'Etat devenait tout, la loi Chapelier n'avait presque pas d'intérêt, elle
n'était plus en litige, ou plutôt les assemblées révolutionnaires de section
délibérant sur les intérêts économiques du peuple aussi bien que sur les
événements politiques, l'avaient abolie de fait. Ce
serait donc par une vue tout à fait étroite et' incomplète de la Révolution
qu'on prétendrait en résumer la signification sociale dans la loi Chapelier
du 14 juin 1791. Elle atteste à coup sûr la force de l'égoïsme capitaliste et
de la prévoyance bourgeoise. Mais elle ne pourra contenir le déploiement de
la force populaire : et si la Révolution n'avait pas sombré dans le
despotisme militaire de l'Empire, si elle avait pu fonder d'une manière
durable la démocratie républicaine, le peuple ouvrier exalté par sa
collaboration à la victoire révolutionnaire, mieux averti, par la pratique
même de la liberté et par l'évolution économique, des nécessités de la lutte,
aurait sans doute demandé le retrait de la loi Chapelier. Elle ne
suffit point d'ailleurs, si égoïste qu'elle fût, et malgré la meurtrissure
infligée à l'espérance ouvrière, à détourner les ouvriers de la Révolution :
elle ne provoqua même pas, en 1791, un émoi bien étendu et bien vif, et les
conséquences lointaines n'en furent aperçues, je crois, ni par la majorité
des prolétaires, ni même par la majorité des révolutionnaires bourgeois. Ainsi,
le sourd travail et le conflit commençant des classes dans l'année 1791
n'ébranle pas assez l'ensemble du pays pour déterminer un changement de
direction politique dans la Révolution. Une autre question, pendant toute cette même année, domine les autres et obsède tous les esprits : maintenant que la Révolution a affirmé ses principes essentiels, maintenant qu'elle commence à se heurter à la résistance de l'Eglise, que va faire le roi ? |
[1]
Les sociétés fraternelles se distinguaient des clubs en ce qu'ils s'ouvraient
aux citoyens passifs. La cotisation y était d'ordinaire de deux sous par mois.
Les femmes y étalent admises. — A. M.