LES PROBLÈMES Comment
cet équilibre fut-il rompu ? Une seule question va décider maintenant de la
marche de la Révolution. Le roi est-il disposé, oui ou non, à la soutenir
loyalement ? Si oui, si le roi est sincèrement constitutionnel, s'il ne
pactise ni avec l'étranger, ni avec les émigrés, ni avec la partie factieuse
de l'Eglise, la Révolution se tiendra dans la voie moyenne et unie où la
Constituante l'a engagée : la souveraineté nationale sera affirmée sans aller
jusqu'à la démocratie, et la Révolution pourra abolir la noblesse,
nationaliser l'Eglise, contrôler le roi, sans faire appel aux forces
populaires. Si, au contraire, le roi combat, sournoisement d'abord,
directement ensuite, la Révolution, celle-ci, pour se défendre, sera obligée
d'aller jusqu'à la démocratie et de faire appel à la force du peuple. Donc, à
côté de cette question, que veut le roi et que fera-t-il ? tout le reste, à
cette heure, est secondaire. Et pourtant, bien des embarras, bien des
difficultés graves pèsent sur la Constituante dès la fin de 1790, au sortir
de l'éblouissante fête de la Fédération. Tout d'abord, les rivalités des
partis et des hommes semblent s'exaspérer en elle. Nous avons vu la lutte
sourde d'influence de Lafayette et de Mirabeau. Contre Mirabeau, Barnave,
Duport, les Lameth redoublent d'efforts, et quand Mirabeau, en mars 1791,
s'oppose aux premières mesures demandées contre les émigrés, quand il ne veut
pas qu'il soit porté atteinte à la liberté de l'émigration, ses adversaires
essayent de l'accabler aux Jacobins : et ils lui portent un rude coup. Or, à
travers tous ces déchirements, Robespierre chemine, avec son inflexible idéal
de démocratie. Mais que pouvait-il, et comment aurait-il pu conduire la
Révolution jusqu'à l'entière formule démocratique, si la résistance du roi à
la Révolution n'avait déterminé des secousses tragiques ? Aussi Robespierre
avec une prudence extrême et •un grand sens de la réalité, ne sortait-il
jamais des limites constitutionnelles. Même quand il était vaincu (et il
l'était le plus souvent), même quand il n'avait pu faire attribuer à la Nation
seule, le droit de déclarer la guerre, même quand il n'avait pu étendre à
tous les citoyens, le droit de suffrage, même quand il n'avait pu obtenir le
licenciement des officiers ou un régime colonial conforme à la justice,
toujours il s'inclinait avec un respect qui, à cette date au moins, n'est pas
simulé. Camille Desmoulins lui ayant prêté, à propos du vote de l'Assemblée
sur le droit de paix ou de guerre, des paroles assez vives, il rectifie
aussitôt, protestant de son respect de législateur pour les décisions
légales, même quand elles sont contraires à ses vues. Et les
Jacobins où son influence commence à grandir sont avant tout « les
amis », les défenseurs de la Constitution. Si la royauté avait suivi les
conseils de génie que lui donnait Mirabeau, si Louis XVI avait désarmé la
défiance de la Nation par une adhésion sans réserve aux principes essentiels
de la Révolution, et par la pratique manifestement loyale de la Constitution,
Robespierre n'aurait été, dans la Révolution, qu'un puissant doctrinaire de
la démocratie. Il en aurait sans cesse rappelé le principe : il aurait
peut-être empêché la Constitution de trop incliner à une oligarchie
bourgeoise. Mais il n'aurait pas dirigé les événements et réalisé pleinement
sa formule. Seules, la lente croissance économique du prolétariat industriel,
la lente diffusion des lumières dans le peuple auraient transformé peu à peu
la Révolution en démocratie. LES MUTINERIES MILITAIRES La
Constituante fut cruellement troublée par les incidents militaires de Metz,
de Nancy et de Brest. En août 1790, l'effervescence était grande parmi les
soldats de Metz ; les officiers avaient pris, sous l'ancien régime,
l'habitude de considérer que le soldat n'avait pas de droit ; et, par dédain,
autant au moins que par rapacité, ils volaient littéralement une partie des
fonds destinés au soldat. A Metz, la chose fut démontrée : les soldats,
nommant des délégués par compagnie, demandèrent une vérification des comptes,
et il fallut bien reconnaître qu'ils étaient irréguliers. Un contrôle plus
sérieux fut établi. Mais, au même moment, des troubles graves éclataient
parmi les troupes de Nancy. Un
conflit politique aigu et presque permanent existait depuis la Révolution
entre les officiers et les soldats du régiment de Châteauvieux, alors en
garnison à Nancy. Les officiers étaient aristocrates ; les soldats étaient
révolutionnaires ; le régiment, qui était à Paris le 14 juillet 1789, avait
signifié très nettement qu'il ne tirerait pas sur le peuple et son attitude
avait contribué à déconcerter le plan de contre-Révolution. A
Nancy, les soldats se plaignirent de l'injuste sévérité des chefs cherchant à
faire expier aux soldats, par des châtiments immérités ou excessifs, leur
zèle révolutionnaire ; ils se soulevèrent enfin, refusèrent l'obéissance,
s'emparèrent de quelques-uns de leurs officiers. Bouillé était le chef
suprême des troupes de la région de l'Est ; c'était un conservateur tempéré,
un contre-révolutionnaire prudent. Très dévoué à la monarchie qu'il avait
servie avec éclat aux Antilles dans la guerre contre les Anglais, il avait
pourtant ce prestige de libéralisme qui s'attachait à tous les hommes qui
avaient pris part à la guerre de l'indépendance américaine. Il redoutait la
Révolution, il détestait et méprisait même son cousin Lafayette, coupable de
s'être engagé dans les voies nouvelles. Mais,
lui-même s'appliquait à ne pas se compromettre. Il avait peu de goût pour la
noblesse de cour frivole, dépensière et étourdie ; il pressentait qu'elle
perdrait le roi ; et, pour pouvoir le servir utilement, il s'appliquait à
conserver auprès de la bourgeoisie révolutionnaire de l'Est une certaine
popularité. La garde nationale lui avait offert le commandement ; il le
refusa, mais resta en rapports avec elle. Il s'ingéniait à imaginer de
perpétuels prétextes à des mouvements de troupes et les rassemblements
indiscrets des émigrés, de l'autre côté de la frontière, lui en fournissaient
abondamment. Il pouvait ainsi empêcher toute familiarité trop étroite et
prolongée des soldats et de la population civile sans éveiller la défiance
trop vive des révolutionnaires. Après la fête de la Fédération, les soldats
délégués au Champ-de-Mars par les régiments y rapportèrent je ne sais quel
frisson de patriotisme et de liberté, et Bouillé sentit tout de suite que
l'esprit de l'armée, même dans l'Est, allait changer et que sa tâche de chef
dévoué au roi allait devenir plus difficile. Pourtant,
il avait encore à cette date une grande autorité morale dans toute la région
et il put apaiser le mouvement de Metz. L'Assemblée, effrayée par le
soulèvement des soldats de Nancy, et mal renseignée sur les causes de
l'agitation, rendit, le 6 août, un décret qui proclamait coupable de haute
trahison tout soldat qui refuserait l'obéissance. Lafayette désirant prouver
à son cousin Miné qu'il ne pactisait pas avec « les hommes de désordre », envoya
à Nancy un officier, Malseigne, provocant et imprudent, qui aggrava les
colères. Pourtant,
les soldats, comme fascinés par le décret de l'Assemblée, commençaient à se
soumettre. La garde nationale de Nancy qui était de cœur avec eux envoya des
délégués à la Constituante. Ceux-ci furent entendus : ils exposèrent
l'origine des troubles, protestèrent contre l'attitude rétrograde des
officiers. L'Assemblée, mieux informée, décida l'envoi de deux commissaires
chargés de diriger à Nancy la force publique et de porter une proclamation
conciliante. Mais, au moment même où ce décret était rendu, une terrible
collision avait lieu à Nancy entre les soldats de la garnison et les soldats
amenés de Metz par Bouillé. Ceux-ci, repentants jusqu'à la férocité,
cherchèrent à faire oublier leur propre révolte en écrasant leurs camarades.
Le sang coula à flots : Louis XVI écrivit à l'Assemblée pour exprimer sa joie
« du rétablissement de l'ordre » et l'Assemblée, sur la proposition de
Mirabeau, vota des félicitations à Bouillé. Elle
aussi, comme le roi, se félicita du « rétablissement de l'ordre », et les
Suisses du régiment de Châteauvieux réclamés par la « justice » de leur pays
furent condamnés à mort ou envoyés au bagne. Jamais l'Assemblée Constituante
ne s'était montrée aussi violemment « conservatrice ». Comment expliquer son
état d'esprit ? Evidemment, la question militaire lui faisait peur. Il n'y
aurait eu qu'une solution : licencier les officiers tout pénétrés de l'esprit
d'ancien régime et instituer des officiers nouveaux. Sur cette solution,
chose étrange, Mirabeau et Robespierre étaient d'accord. Mais Robespierre, en
renvoyant les officiers d'ancien régime, se préoccupait surtout d'arracher
une arme à la contre-Révolution. Mirabeau
se préoccupait surtout de rétablir dans l'armée la discipline, qui était
impossible tant que les soldats pourraient dénoncer hautement les principes
et les menées contre-révolutionnaires des chefs. L'Assemblée, comme épuisée
d'audace, et ne voulant pas d'ailleurs toucher au système militaire, de peur
d'être amenée à établir la conscription, n'osa pas recourir à cette mesure
nécessaire du licenciement. Et ; d'autre part, l'indiscipline des soldats,
même inspirée par l'amour de la Révolution, lui paraissait un péril
doublement mortel : mortel pour la liberté, qui serait à la merci des
mouvements militaires ; mortel pour la bourgeoisie, qui ne pourrait plus
disposer d'une force armée obéissante pour défendre la propriété et l'ordre
tel qu'elle le comprenait. L'Assemblée
eut peur de laisser se créer contre le régime nouveau des précédents
d'indiscipline et elle fut implacable à ceux-là mêmes qui soutenaient la
Révolution par des moyens dont s'effrayait la bourgeoisie. Mais on se
tromperait étrangement si l'on croyait que cette brutalité de répression
bourgeoise suffit à provoquer contre l'Assemblée un mouvement étendu et vif
dans le pays. Robespierre protesta ; Loustalot, le jeune journaliste des
Révolutions de Paris, exhala plus de tristesse que de colère dans son
article, qui fut le dernier. Il mourut le lendemain et ses amis attribuèrent
sa mort à l'excès de douleur que lui avait causé ce sacrifice sanglant. Mais,
dans l'ensemble de la Nation, c'est la bourgeoisie qui faisait encore à cette
date la loi à l'opinion, et la plupart des révolutionnaires furent plus
empressés à se réjouir « du rétablissement de l'ordre » qu'à déplorer
les moyens par lesquels il avait été rétabli. C'est
plus tard seulement, quand la fuite de Louis XVI à Varennes et la complicité
de Bouillé eurent ramené l'attention sur les sanglants événements de Nancy,
que les soldats de Châteauvieux bénéficièrent d'un retour d'opinion assez
marqué et apparurent comme des défenseurs clairvoyants de la liberté
publique. Mais, à
la fin de 1790, ces événements ne suffisaient pas à soulever les couches
profondes du peuple, à discréditer la politique bourgeoise, à la fois
révolutionnaire et conservatrice, de l'Assemblée et à fortifier l'idée
démocratique. De
même, les matelots, très animés contre les officiers de marine
contre-révolutionnaires, exaspérés aussi par le maintien des peines sauvages
ou humiliantes s'étaient révoltés à Brest. L'Assemblée envoya des délégués
et, avec le concours des Jacobins, ils rétablirent l'ordre dans les
équipages. Les officiers émigraient peu à peu ; mais, là non plus, la
Constituante ne se pressait point de prendre un parti. LA QUESTION COLONIALE Les
colonies posaient à l'Assemblée nationale un problème singulièrement
redoutable et qu'elle fut incapable de résoudre. La bourgeoisie
révolutionnaire fut prise, dans la question coloniale, entre l'idéalisme de
la Déclaration des Droits et les intérêts de classe les plus brutaux, les
plus bornés. Il y avait dans les colonies, à la Martinique, à la Guadeloupe,
à Saint-Domingue, des hommes libres et des esclaves ; ceux-ci, dix fois plus
nombreux. Toute la main-d'œuvre était esclave ; tout le travail des plantations
était fait par de malheureux nègres arrachés à l'Afrique et la richesse des
propriétaires se mesurait au nombre ne leurs esclaves. Pouvait-on abolir
l'esclavage sans ébranler jusqu'au fondement « l'ordre social » des
colonies et « la propriété » ? Pouvait-on maintenir l'esclavage sans ébranler
jusqu'au fondement la Déclaration des Droits de l'Homme et la Révolution
elle-même ? Mais les hommes libres étaient divisés : il y avait les blancs,
fiers de leur race, et les mulâtres, avides d'égalité. Les blancs méprisaient
les mulâtres. quoiqu'ils fussent libres et souvent
propriétaires, presque autant que les esclaves noirs. Les colons blancs
prétendaient gouverner seuls ; et quand la Révolution éclata, ils
prétendirent s'en approprier tous les bénéfices à l'exclusion des hommes de
couleur. Ainsi, la Révolution rencontra ce double et terrible antagonisme :
antagonisme de race entre les blancs et les hommes de couleur ; antagonisme
de race et de classe entre les propriétaires blancs et les esclaves noirs. D'emblée,
et aux premières nouvelles de la Révolution, les colonies comprirent qu'elle
aurait une répercussion inévitable sur leur état social et elles
s'empressèrent à parer le coup. D'une part, elles insistèrent pour avoir à
l'Assemblée un nombre considérable de représentants ; elles espéraient ainsi
agir avec force sur les députés. Et, d'autre part, au moment même où les
colons prétendaient participer à la souveraineté nationale, ils faisaient des
réserves et voulaient mettre les colonies hors du droit commun de la
Révolution ; à aucun prix, disaient-ils, les colonies n'accepteront que la
France prétende légiférer souverainement sur l'état des personnes dans les
îles : si les Droits de l'Homme exigent que l'homme de couleur ait les mêmes
droits politiques que le blanc, s'ils exigent que l'esclave soit affranchi,
les Droits de l'Homme ne compteront pas pour les colonies ; car les colons
n'entendent pas être ruinés, et il n'y a pas de droit contre le droit à la
vie. Ils ne se bornaient pas à cette thèse audacieuse. Ils s'organisaient.
Nous avons déjà vu la fondation de l'hôtel Massiac. Mais de plus, défense
était faite à tous les colons de ramener aux Antilles les esclaves qu'ils
avaient amenés en France ; car ils porteraient dans les îles des semences
perverses. Et il y avait des sanctions terribles contre les colons imprudents
ou généreux qui manquaient à cette règle ; ils étaient mis au ban de la
société coloniale ; et comme l'un d'eux était suspect de vouloir affranchir
ses esclaves, ses bâtiments ruraux, sa demeure même ne tardèrent pas à
flamber. En même temps les colons se donnaient spontanément, et sans attendre
la loi de l'Assemblée, une constitution à leur mesure. Nous verrons plus tard
que ce qui caractérisa la Vendée, ce fut un prodigieux esprit d'égoïsme et de
localité. Les Vendéens voulurent s'approprier tous les bienfaits de la
Révolution et en rejeter les charges ; ils voulurent l'adapter à l'étroitesse
des intérêts locaux et particuliers. En ce
sens, on peut dire que dès 1789, la grande ile de Saint-Domingue fut comme
une Vendée bourgeoise, capitaliste et esclavagiste. La division des intérêts
et des esprits y était extrême, comme en témoigne la lettre d'un colon du 1er
décembre 1789 (citée par M. Léon Deschamps) : « Nous
avons, écrit-il, établi des comités dans les districts ; nous avons des
électeurs à Port-au-Prince pour tâcher d'établir un comité colonial et faire
porter toutes nos doléances à l'Assemblée coloniale de ce chef-lieu. Mais il
n'y a pas d'harmonie ; l'intérêt particulier s'élève contre l'intérêt général
; le Nord contre l'Ouest et le Midi... Au Petit-Goaves, Ferrand de Baudières,
ancien sénéchal de cette juridiction, a été tué comme convaincu d'avoir voulu
donner des moyens aux gens de couleur. A Petite-Rivière, un notaire a failli
être tué pour avoir libellé une requête pour les gens de couleur, car ils
demandaient l'égalité civile et politique. Nous tâchons d'empêcher les
mauvais petits blancs, qui se sont incroyablement augmentés depuis quelques années,
de semer ces erreurs et les apôtres de la philanthropie d'établir leurs
dogmes pernicieux. Y parviendrons-nous ? Nous sommes si divisés... » Mais
malgré ces divisions, châtiment naturel de l'égoïsme et du particularisme,
les colons surent s'entendre sur quelques directions essentielles : d'abord,
ils nommèrent des Assemblées coloniales, et seuls les propriétaires blancs
furent électeurs et éligibles ; les mulâtres libres furent écartés comme les
noirs. En même temps, sous prétexte de secouer le joug de l'ancien régime,
mais, en réalité, pour se constituer à l'état de quasi-autonomie, ces
Assemblées refusèrent de reconnaître l'autorité du gouverneur. En outre,
rompant le pacte colonial qui les attachait à la métropole, elles abolirent
ce qu'on appelait « l'exclusif métropolitain », c'est-à-dire le
privilège qu'avait la métropole d'approvisionner ses colonies et elles
ouvrirent les ports au commerce de toutes les nations, tout en continuant de
jouir de leurs importations privilégiées dans la métropole. Enfin, elles
organisèrent une véritable terreur contre ceux qui osaient parler de
l'abolition de l'esclavage. Elles firent mettre à mort un nommé Dubois,
coupable de demander la liberté des noirs et de prêcher « un nouvel évangile
de la propriété ». Si ces tentatives monstrueusement égoïstes avaient abouti,
une oligarchie de grands propriétaires blancs aurait exercé sur les colonies
une absolue souveraineté, politique et économique. Elle
aurait disposé seule, du pouvoir électoral et législatif : elle aurait
comprimé et écarté « les mauvais petits blancs », c'est-à-dire les modestes
colons, les petits propriétaires, les artisans, les petits marchands blancs,
toute cette démocratie coloniale naissante ; les grands colons auraient
terrorisé et déporté les petits blancs en les accusant de se faire les
complices des hommes de couleur. Les mulâtres, privés de tous droits
politiques et accablés de mépris, auraient été, en fait, à peu près confondus
avec les esclaves ; et sur ceux-ci, le joug se serait appesanti d'aillant
plus que quelques vagues prédications abolitionnistes auraient surexcité la
défiance et la colère des propriétaires blancs. En même
temps, les colons auraient acheté librement à tous les pays du monde,
s'assurant ainsi le bon marché des produits acquis par eux : et, forts de
leur puissance de tradition et d'habitude, ils auraient continué à être les
fournisseurs exclusifs des maisons de France qui raffinaient le sucre. Voilà
le régime, que, dès les premiers jours, les colons de Saint-Domingue
organisèrent, et les députés des colonies à l'Assemblée nationale n'avaient
d'autre mandat que de défendre, contre toute attaque, ce système d'autonomie
rapace, d'égoïsme et d'oligarchie. Au besoin, ils menaçaient d'une rupture,
si l'on prétendait imposer aux colonies un autre régime. L'embarras de la
bourgeoisie révolutionnaire fut grand. Il y avait contradiction entre les
principes qu'elle affirmait en France et ses intérêts de classe aux colonies.
En France, cette contradiction n'existait pas. La bourgeoisie révolutionnaire
pouvait, sans compromettre ses intérêts économiques et son développement
industriel, appeler quatre millions de citoyens au vote. Elle aurait même pu,
sans péril pour sa primauté économique, appeler au vote d'emblée, tous les
citoyens, comme elle le fera en 1792. Les ouvriers des manufactures, quoique
citoyens, continuaient à fournir leur travail, à alimenter de plus-value la
force naissante du capital. Ainsi la Déclaration des Droits de l'Homme, même
largement et démocratiquement appliquée, ne contrariait pas les intérêts de
classe les plus substantiels de la bourgeoisie révolutionnaire. Elle les
servait au contraire, en aidant la bourgeoisie à dissoudre l'ancien régime, à
briser les entraves corporatives et féodales et à assurer son contrôle
souverain sur toutes les affaires du pays. Mais l'abolition de l'esclavage,
c'est-à-dire du seul mode de travail en grand, connu depuis des siècles aux
colonies, n'allait-elle pas ruiner les planteurs, les grands propriétaires
coloniaux ? N'allait-elle pas ruiner les riches familles de la métropole qui
avaient de grands intérêts aux colonies ? N'était-elle pas un désastre pour
les commerçants de Bordeaux, de Nantes, de Marseille, qui échangeaient tant
de produits aux colonies ? Que deviendraient les raffineurs des grands ports
s'ils n'avaient plus le sucre de Saint-Domingue ? Que deviendraient ces bons
négriers, ces bons révolutionnaires de Nantes et de Bordeaux, qui gagnaient
des millions à transporter jusqu'à 35.000 noirs des côtes de Guinée aux
Antilles ? La bourgeoisie révolutionnaire recula devant la clameur des grands
intérêts soulevés et non seulement elle ne décréta pas l'abolition de
l'esclavage, mais elle n'étudia pas les mesures de transition qui auraient
pli la faciliter. Il y
avait bien un parti abolitionniste, une société des amis des noirs, dont
faisaient partie Brissot et Mirabeau. Pétion prononça à la tribune, en
décembre 1789, un discours admirable sur les tortures des pauvres noirs
transportés dans des cales étouffantes ; et je crois que jamais tableau plus
pathétique ne fut offert à une assemblée. Mais la
Constituante écartait ce problème comme un cauchemar. Et elle n'osait même
pas statuer sur le droit politique des mulâtres libres, car elle craignait,
en accordant l'égalité politique à une partie des hommes de couleur,
d'éveiller au cœur des esclaves noirs des espérances qu'elle ne voulait point
réaliser. Il fallut bien pourtant qu'elle légiférât sous peine d'abandonner à
jamais les colonies à l'anarchie. BARNAVE ET LE DÉCRET DU 8 MARS 1790 C'est
Barnave, qui, comme rapporteur en mars 1790, porta la question à la tribune.
IL fut le- défenseur passionné des grands colons. Et je lis en plus d'un
livre : « Voilà bien l'homme au double visage. » Démocrate pour la France,
complice de l'oligarchie aux colonies. Les ennemis de Barnave ne tardèrent
point d'ailleurs à se faire une arme contre lui de sa politique coloniale. Et
lui-même, en parlant de Brissot, l'ami des noirs, l'appelle « le scélérat qui
m'a volé ma popularité ». Je l'avoue, je ne comprends pas cet étonnement.
Barnave n'était point un idéaliste ; c'était un réaliste très net. Si l'on se
souvient des pages de lui, que j'ai citées, sur les causes de la Révolution,
on sait que, selon lui, elle fut la conséquence et l'expression politique de
la croissance économique bourgeoise, le triomphe de la richesse mobilière. Dans sa
pensée donc, tout ce qui pouvait entraver la puissance de la bourgeoisie et
du capitalisme était contraire à la Révolution. Démocrate, oui, contre les
puissances de l'ancien régime, contre la féodalité terrienne, contre
l'arbitraire royal et bureaucratique, contre tout ce qui pouvait arrêter
l'essor de la production, mais, bourgeois avant tout, très nettement et très
consciemment. Comment donc s'étonner qu'il ait marché avec le capitalisme
colonial ? Que son amitié pour Lameth, qui le conduisit à l'hôtel Massiac,
l'ait engagé plus directement dans la question, c'est évident ; qu'il ait été
flatté de jouer un rôle actif dans ce débat redoutable et que sa vanité
personnelle se soit complu en des apparences « d'homme d'Etat », c'est
possible. Mais sa conception générale de la société et de la politique, ne
lui permettait pas dans la question coloniale une autre posture. Il est,
plus que tout autre, dans la Révolution, l'avocat-né de la bourgeoisie. Le
décret, d'ailleurs, qu'il proposa au nom du Comité était assez habilement
calculé : il paraissait comme un compromis entre les intérêts essentiels des
colons et les principes de la Révolution. Il accordait aux colons, une large
autonomie, les protégeait contre toute innovation sur le statut des colonies
: et, en même temps, il établissait ou semblait établir l'égalité au point de
vue électoral entre tous les hommes libres, qu'ils fussent blancs ou
mulâtres. Décret du 8 mars 1790 : « ARTICLE PREMIER. — Chaque colonie est autorisée
à faire connaître ses vœux sur la constitution, la législation et
l'administration à la charge de se conformer aux principes généraux qui lient
les colonies à la métropole et qui assurent la conservation de leurs intérêts
respectifs. « ARTICLE 2. — Dans les colonies, où il
existe des Assemblées coloniales librement élues par les citoyens et avouées
par eux, ces Assemblées seront admises à exprimer le vœu de la colonie ; dans
les autres, il en sera formé incessamment. « ARTICLE 3. — Le roi fera parvenir dans
chaque colonie une instruction de l'Assemblée nationale renfermant : 1° le
moyen de former les Assemblées coloniales ; 2° les bases générales auxquelles
ces Assemblées devront se conformer. « ARTICLE 4. — Les plans préparés dans
les Assemblées coloniales seront soumis à l'Assemblée nationale pour être
examinés et décrétés par elle, puis présentés à la sanction du roi. « ARTICLE 5. — Les décrets de l'Assemblée
nationale sur l'organisation des municipalités et assemblées administratives
seront envoyés aux assemblées coloniales avec pouvoir d'exécuter
immédiatement ou de réformer, sous la décision définitive de l'Assemblée nationale
et du roi et la sanction du gouverneur pour l'exécution des arrêtés pris par
les assemblées administratives. « Les
assemblées coloniales énonceront leurs vœux sur les modifications à apporter
au régime prohibitif pour être, après avoir entendu les représentants du
commerce national, statué par l'Assemblée nationale. « Au
surplus, l'Assemblée nationale déclare qu'elle n'a rien voulu innover dans
aucune branche du commerce, soit direct, soit indirect de la France avec ses
colonies ; met les colons et leurs propriétés sous la sauvegarde spéciale de
la Nation ; déclare criminel envers la Nation quiconque travaillerait à
exciter des soulèvements contre elle, et jugeant favorablement des motifs qui
ont animé les citoyens desdites colonies, elle déclare qu'il n'y a lieu
contre eux à aucune inculpation ; elle attend de leur patriotisme le maintien
de la tranquillité et une fidélité inviolable à la Nation, à la loi et au
roi. » Comme
on voit, c'était une sorte de balance entre l'autonomie coloniale et la
souveraineté métropolitaine. De plus, l'Assemblée, sous une forme pudique, et
sans prononcer le mot d'esclave, confirmait l'esclavage en garantissant aux
colons leurs propriétés. En
revanche, l'instruction du 17 mars accordait le droit électoral aux mulâtres,
aux hommes de couleur libres, comme aux noirs et dans les mêmes conditions.
Barnave pouvait croire, au moyen de cette transaction, avoir sauvegardé les
intérêts essentiels des colons, mais leur orgueil était implacable ; ils ne
se résignèrent pas à l'égalité politique des hommes de couleur ; leurs
députés témoignèrent un mécontentement très vif à l'Assemblée et, aux
colonies mêmes, l'oligarchie des propriétaires blancs organisa la résistance.
Elle se prévalut du silence même du décret sur les conditions électorales,
elle affecta de n'attacher à la circulaire, tardivement reçue, aucune
importance, et en somme, elle essaya de créer un gouvernement quasi-autonome,
le plus étroitement égoïste qui se puisse imaginer. LES TROUBLES AUX ÎLES A la
Martinique, le mouvement fut particulièrement rétrograde. Les propriétaires
fonciers étaient, pour une large part, aristocrates ; et semblables à ces
agrariens endettés de l'Allemagne qui dénoncent la bourgeoisie leur
créancière, ils étaient les débiteurs des riches bourgeois et capitalistes de
la ville de Saint-Pierre. Dans le soulèvement de leur égoïsme effréné, ils ne
s'insurgèrent pas seulement contre la décision de l'Assemblée, ils marchèrent
contre la ville de Saint-Pierre, et, chose inouïe, ces hommes qui
n'acceptaient point le décret de l'Assemblée parce qu'il accordait le droit
de suffrage aux mulâtres, ne craignirent pas d'armer leurs esclaves noirs
contre la bourgeoisie capitaliste de Saint-Pierre. Et les
esclaves noirs, auxquels leurs maîtres promettaient une part du riche butin
bourgeois, marchèrent sous le drapeau de ces agrariens forcenés. C'est avec
peine que le calme fut rétabli : la force de l'égoïsme propriétaire et de
l'orgueil de race emporta les colons de l'intérieur de l'île jusqu'à lutter à
la fois contre l'Assemblée nationale et contre la bourgeoisie du port. Ainsi
la mollesse de l'Assemblée nationale, la lenteur et le vague de ses décrets
avaient encouragé aux colonies mêmes ce mouvement de réaction agrarienne,
très voisin de la contre-Révolution. A
Saint-Domingue, l'Assemblée coloniale de Saint-Marc affirma elle aussi la
quasi-autonomie des colonies. « Le droit de statuer sur son régime intérieur,
dit-elle en un projet de Constitution, appartient essentiellement et
nécessairement à Saint-Domingue, et l'Assemblée nationale elle-même ne peut
enfreindre ce droit sans détruire les principes de la Déclaration des Droits
de l'Homme. En conséquence, les décisions législatives de l'assemblée
coloniale, votées à la majorité des deux tiers, ne peuvent être soumises qu'à
la sanction du roi ; les décisions de l'assemblée métropolitaine, touchant
les rapports communs, doivent être soumises au veto de la colonie. » Au
moyen de cette autonomie, l'Assemblée de Saint-Marc espérait protéger
efficacement les intérêts des colons blancs ; mais elle essayait de donner à
cet effroyable égoïsme une couleur révolutionnaire. C'est sous prétexte de
briser le joug de l'ancien régime qu'elle contestait l'autorité du gouverneur
et de la France elle-même. Tandis qu'à la Martinique,' l'assemblée coloniale
était formée surtout de propriétaires aristocrates, luttant à la fois contre
l'Assemblée nationale et contre le capitalisme bourgeois, à Saint-Domingue,
l'Assemblée de Saint-Marc représentait l'ensemble de la propriété bourgeoise
de l'île, terrienne ou capitaliste. Et
alors contre cette assemblée se soulevèrent les propriétaires terriens
aristocrates et contre-révolutionnaires du Nord de l'île. Prodigieuse
anarchie et qui montre bien que si l'intérêt de classe est le grand ressort
des événements, il n'a pas la simplicité mécanique à laquelle trop souvent on
a voulu le réduire. Au fond, les terriens aristocrates de Saint-Domingue
avaient le même intérêt que les terriens bourgeois et les capitalistes de
l'île à écarter les mulâtres du droit politique, et à empêcher l'affranchissement
des esclaves. Il y avait là-dessus harmonie complète entre les colons blancs
et révolutionnaires de l'Assemblée-de Saint-Marc et les propriétaires blancs
aristocrates du nord de l’île. Mais
ceux-ci n'entendaient pas laisser à la bourgeoisie révolutionnaire la
direction du mouvement ; et la lutte engagée en France entre révolutionnaires
et aristocrates eut son contre-coup dans l'île malgré le lien particulier que
leur opposition commune à l'avènement des hommes de couleur, créait entre
tous les colons blancs. Les propriétaires aristocrates se soulevèrent donc
contre l'Assemblée de Saint-Marc, et comme leurs pareils de la Martinique,
ils mirent en mouvement les mulâtres et les esclaves noirs. Ils méprisaient
assez leurs esclaves pour les armer. Dans cette anarchie confuse, les
colonies périssaient. BARNAVE ET LE DÉCRET D'OCTOBRE 1790 L'Assemblée,
en mars, avait cru que le décret habilement combiné de Barnave apaiserait le
conflit. Elle avait espéré qu'en retour de la garantie de l'esclavage et
d'une large autonomie, les colons accepteraient l'égalité politique des
hommes de couleur libres. Elle avait fait une ovation magnifique au jeune
orateur, elle avait refusé d'entendre les objections de Pétion et de Mirabeau
; puis, comme heureuse d'être débarrassée d'une obsession pénible, elle
n'avait point veillé à l'application réelle ; loyale de sa politique. La
circulaire interprétative du décret, tout en accordant l'électorat et
l'éligibilité à « toute personne » libre, dans des conditions déterminées,
n'avait pas spécifié que les mulâtres étaient compris, avec cette netteté
péremptoire qui prévient les interprétations de mauvaise foi. Puis
l'Assemblée avait négligé de surveiller les menées factieuses des députés
colons qui avaient encouragé les colonies à la résistance. Quant à Barnave,
il était dans une situation très difficile. Il n'avait pu renier la
Déclaration des Droits de l'Homme au point de renier le droit des hommes
libres de couleur. Et il avait concédé l'électorat et l'éligibilité aux
mulâtres, mais ses amis de l'hôtel Massiac ne s'étaient pas employés
honnêtement à faire accepter cette transaction. Ils avaient pris du décret la
quasi-autonomie des colonies et ils l'avaient exagérée, ils avaient pris la
garantie donnée à l'esclavage, et ils avaient rejeté et considéré comme
lettre morte ce qui concernait le droit des mulâtres. Et les
colonies flambaient. Voici pour Barnave une minute décisive. S'il eût été
vraiment un homme d'Etat, il aurait imposé à ses amis de l'hôtel Massiac la
transaction nécessaire ou il se fut violemment élevé contre eux. Il aurait
demandé le maintien rigoureux du décret de mars en toutes ses parties, il les
aurait menacés, s'ils n'acceptaient pas le droit électoral des mulâtres,
d'aller jusqu'à l'affranchissement des esclaves. Mais non, il gémit sans
doute en secret de leur obstination et de leur étroitesse, mais il ne sut pas
s'affranchir d'eux, et après avoir été, dans la question coloniale, l'avocat
de l'intérêt bourgeois révolutionnaire, il ne fut plus que le serviteur d'une
coterie effrénée et inintelligente. Il est
visible que, en octobre 1790, Barnave ne songea plus qu'à rétablir une sorte
de statu quo ante
colonial : briser l'omnipotence des Assemblées coloniales
qui ne se contentent pas d'une autonomie relative et s'érigent en
gouvernement, mais en revanche abandonner le droit électoral des hommes de
couleur. L’Assemblée
aussi, effarée par les nouvelles de Saint-Domingue, parut perdre pied. Elle
rendit, le 12 octobre, un décret qui prononçait la dissolution de l'Assemblée
factieuse de Saint-Domingue, mais elle négligea d'affirmer sa volonté de
maintenir le droit politique des hommes de couleur. L'oligarchie odieusement
égoïste des blancs triomphait. Victoire coupable ! Mais victoire fragile ! OGÉ Les
mulâtres ainsi abandonnés et même trahis par la Constituante, songèrent à
recourir à la force ; les blancs ne' leur avaient-ils pas d'ailleurs donné
l'exemple dans les querelles entre aristocrates et révolutionnaires ? Bien
mieux, ne les avaient-ils point armés ? Un homme de couleur intelligent et
brave, Ogé, qui avait suivi à Paris tous les débats, toutes les intrigues où
la cause de ses frères avait enfin succombé, s'embarqua, malgré les
précautions de l'hôtel Massiac, malgré les ordres formels donnés aux
armateurs, et à peine arrivé à Saint-Domingue, il groupa, organisa et mena au
combat des milliers de mulâtres. Vaincu, il fut condamné à mort et supplicié
sur la roue. Mais
cet épisode héroïque émut -les cœurs et inquiéta les consciences, d'ailleurs
les troubles continuaient aux colonies, et les Assemblées coloniales se rebellaient
aussi bien contre le décret du 12 octobre qui brisait leur omnipotence, que
contre les décrets de mars qui associaient les hommes de couleur libres au
pouvoir politique. Ainsi ses concessions, ses faiblesses n'avaient servi de
rien à l'Assemblée constituante. Même par le sacrifice du droit, même par le
reniement de ses décrets de mars, si timides pourtant, elle n'avait pu
obtenir la paix : et ce désordre lointain importunait, obsédait l'Assemblée ;
je ne sais quel remords la prenait aussi. Les amis des noirs profitaient de
ce trouble pour élever la voix, ils invoquaient avec plus de fermeté et
d'autorité les Droits de l'Homme, et la Constituante ne savait que leur
répondre. Sans doute, la révolution qui s'accomplissait avait pour limite les
intérêts essentiels de la bourgeoisie. Mais c'est au nom de l'humanité
qu'elle avait été faite. La bourgeoisie n'était pas une tribu conquérante, campée
sur le sol et ne relevant que de sa force, elle s'était développée au sein
d'une société déjà ancienne, elle n'avait pu grandir, prendre conscience
d'elle-même que par la pensée, et cette pensée, en un magnifique essor, avait
pris possession de l'univers. Comment sacrifier maintenant l'homme de couleur
aux principes haineux et aux intérêts étroits d'un groupe de possédants ? Les
amis des noirs sentaient ce vacillement de la Constituante, et ils déposèrent
une pétition où ils ne demandaient plus seulement l'égalité politique pour
les hommes de couleur libres, mais un ensemble de mesures tendant à
l'abolition de l'esclavage. Entraînée par le despotisme inintelligent de
l'hôtel Massiac, à éluder le premier engagement pris par elle envers les
mulâtres, l'Assemblée constituante, outre qu'elle avait compromis la paix,
avait rapproché d'elle cette redoutable question de l'esclavage, qu'elle
avait écartée ; le noir fantôme de servitude et d'opprobre grandissait à
l'horizon comme pour faire honte au peuple frivole et dur qui maintenait
l'esclavage en prétendant à la liberté. La question revint donc en mai 1791
devant l'Assemblée, et cette fois, malgré les manœuvres de Barnave qui
trahissait son propre décret de mars 1790, elle parut disposée à reconnaître
explicitement le droit des hommes de couleur libres. Mais que de précautions
encore pour dissocier leur cause de celle des esclaves ! RAIMOND ET LE DÉCRET DE MAI 1791 Raimond,
délégué des mulâtres, admis à défendre ses frères devant l'Assemblée,
s'appliqua à la rassurer, il alla jusqu'à lui offrir le concours des mulâtres
contre les esclaves noirs : « Ne sont-ce pas, s'écria-t-il, les noirs libres
qui forment aujourd'hui, dans toutes les paroisses, les milices qui tiennent
en respect les esclaves et font la chasse aux fugitifs ? Comment leur
élévation à la dignité de citoyen provoquerait-elle la révolte des esclaves ?
Par accord ou par imitation ? Peut-on d'un côté, supposer les mulâtres assez
fous, eux qui possèdent le quart des esclaves et le tiers des terres, pour
exposer, dans une alliance monstrueuse, leur fortune, leur vie et le titre de
citoyen nouvellement conquis ? Ne sait-on pas, d'autre part, que l'idée de citoyen
actif est incompréhensible aux esclaves, et que s'ils avaient eu à se
soulever, ils l'eussent fait dès le premier affranchissement de l'un d'eux ?
Ne voit-on pas enfin, si les Anglais deviennent menaçants, que le seul moyen
de les arrêter est de faire l'union des deux classes en les rendant égales ?
» Quand
il dit des deux classes, il veut dire de deux parties d'une même classe, la
classe possédante et esclavagiste, qu'elle eût le visage clair ou foncé.
Raimond mettait hardiment les affinités ou les antagonismes de classe,
au-dessus des affinités ou des antagonismes de race. Il
disait aux propriétaires blancs : Qu'importe que vous soyez blancs ?
qu'importe que nous soyons mulâtres ? Nous sommes les uns et les autres des
propriétaires ; les uns et les autres nous possédons des terres, nous
possédons des esclaves, nous sommes donc des alliés naturels. » Quelle
tristesse hélas ! de voir les mulâtres ainsi renier les noirs, s'offrir au
besoin à les massacrer ! Mais il faut, devant le spectacle du monde en
mouvement, vaincre ces révoltes de la sensibilité et de la conscience. Le progrès,
le dur progrès est fait des pures et claires affirmations de l'idée, mais
aussi des calculs étroits de l'égoïsme, des intuitions incomplètes de la
raison peureuse et bornée. Les
hommes pusillanimes, pour se résigner aux grandes actions qui changent le
monde, ont besoin qu'une partie au moins des conséquences de leur acte leur
soit cachée. Et lorsque le mulâtre Raimond rejetait loin de lui les esclaves,
il servait mieux peut-être la cause de leur affranchissement qu'en les
avouant tout haut et en se solidarisant avec eux. Ainsi vont les hommes, ne
marchant vers la grande lumière que les yeux à demi fermés, usant leurs
préjugés et leurs craintes dans des chemins tortueux, qui enfin les mènent au
but. Tous les orateurs, pour emporter le vote en faveur des mulâtres,
entrèrent dans la tactique de Raimond, même celui que Marat appelait déjà l' « incorruptible » Robespierre. Il releva avec
véhémence la menace des colons qui semblaient annoncer une rupture si on ne
consacrait pas toutes leurs prétentions. « Je
demande s'il est bien de la dignité des législateurs de faire des
transactions de cette espèce avec l'intérêt, l'orgueil, l'avarice d'une
classe de citoyens ? (On applaudit.) Je demande, s'il est politique de se
déterminer par les menaces d'un parti pour trafiquer des droits des hommes,
de la justice et de l'humanité. » Fier langage à coup sûr et noblement
idéaliste, mais Robespierre lui-même, faiblissait devant le problème de
l'esclavage : « Mais, objectait le parti des blancs, accorder aux hommes de couleur
l'exercice des droits politiques, c'était diminuer le respect des esclaves
pour leurs maîtres ! objection absurde, car les mulâtres aussi étaient
propriétaires d'esclaves, et les traiter en quelque sorte de la même manière
c'était rendre leur cause presque commune. » Ainsi, Robespierre, lui aussi,
prenant par un autre bout le raisonnement de Raimond, insinue qu'il est
habile et politique de séparer par un traitement diffèrent les esclaves et
les mulâtres. Le
lendemain, un député des colonies, Moreau de Saint-Méry, proposa par voie
d'interruption de remplacer dans un texte de loi, les mots personnes non
libres par le mot esclaves. Il tenait évidemment à une sorte de consécration
brutale et littérale dé l'esclavage. Robespierre s'écria avec indignation : «
Dès le moment où dans un de vos décrets vous aurez prononcé le mot esclave,
vous aurez prononcé votre propre déshonneur. » Mais il y avait un peu de
pharisaïsme dans cette indignation, puisque, sous le nom de personnes non
libres, on maintenait en effet la servitude des esclaves. A cette date et
dans ce débat, Robespierre n'osait point aller au-delà[1]. Et la motion à laquelle
s'arrêta l'Assemblée fut aussi explicite pour rassurer les colons contre
toute abolition de l'esclavage que pour accorder aux hommes de couleur libres
le droit de suffrage. La motion présentée par Reubell et adoptée par l'Assemblée
était ainsi conçue : « L'Assemblée nationale décrète que le Corps législatif
ne délibérera jamais sur l'état politique des gens de couleur qui ne seraient
pas nés de père et mère libres, sans le vœu préalable, libre et spontané des
colonies ; que les Assemblées coloniales, actuellement existantes,
subsisteront : mais que les gens de couleur, nés de père et mère libres,
seront admis dans toutes les assemblées paroissiales et coloniales futures,
s'ils ont d'ailleurs les conditions requises. » Ainsi non seulement
l'esclavage était continué, mais les enfants d'une mère esclave et d'un père
libre, même s'ils étaient libres, n'étaient pas admis d'emblée au droit
politique. Le
décret de l'Assemblée créait trois catégories dans les populations de couleur
: les esclaves qui restaient esclaves ; les affranchis, nés d'une mère
esclave et d'un père libre dont les droits politiques restaient à la
discrétion des Assemblées coloniales : et enfin les hommes libres nés de père
et mère libres qui, de droit étaient dans l'ordre politique les égaux des
blancs. Si imparfait que fût ce résultat, les démocrates, les amis des noirs,
le saluèrent comme une première victoire : c'était en effet un premier
affranchissement politique des hommes de couleur : l'affranchissement social
de toute la race viendrait ensuite. L'AVIS DE MARAT Marat
lui-même ne témoigna contre le décret qu'une mauvaise humeur mitigée : et on
remarquera avec quelles précautions, il touche à la question de l'esclavage,
et, il faut le dire, avec quelle clairvoyante sagesse : « Ce décret,
écrit-il, si outrageant pour l'humanité, mais beaucoup moins qu'il ne
l'aurait été sans la crainte de voir émigrer nos plus riches colons — il veut
parler, je pense, des riches propriétaires mulâtres — et sans la terreur dont
les nouvelles d'Avignon avaient frappé les contre-révolutionnaires qui mènent
le Sénat, n'aura aucun des effets que s'en est promis le législateur. « Au
lieu de concilier les partis, il les mécontentera l'un et l'autre. Déjà les
députés des blancs transportés de rage, ont quitté l'Assemblée, bien résolus
à ne plus y paraître. Bientôt les hommes de couleur nés de parents asservis,
les noirs eux-mêmes, instruits de leurs droits, les réclameront hautement, et
s'armeront pour les recouvrer, si on les leur dispute. « De
là toutes les horreurs de la guerre civile, suites nécessaires des fausses
mesures prises par les pères conscrits. Le devoir leur commandait
impérieusement de ne pas se départir des règles de la justice et de
l'humanité, tandis que la sagesse leur conseillait de préparer par degrés le
passage de la servitude à la liberté. Leur premier soin devait donc être de
faire passer aux colons blancs et métis Les ouvrages les mieux faits contre
l'esclavage, et d'adoucir la cruauté du sort des malheureux qui y sont
condamnés. Ils auraient dû ensuite prendre soin de les instruire, d'ordonner
chaque année l'affranchissement d'un certain nombre d'esclaves, et de faire
servir cet acte de justice à récompenser ceux qui se seraient le plus
appliqués à le mériter. Enfin, s'ils avaient jugé convenable d'accorder
quelque indemnité au propriétaire de ces infortunés qui servent de bêtes de
somme dans le nouveau monde, ils l'auraient trouvée soit dans l'exemption de
certains impôts pour un temps déterminé, soit dans certaines sommes payées
pour chaque affranchi. » Je
crois que Marat se trompait en ces sombres pronostics sur les suites du
décret : et si les événements semblent lui avoir donné raison, c'est par
d'autres voies que celles qu'il avait prévues. Ainsi en est-il souvent des
prédictions « du prophète ». Ce n'est pas le décret, comme il le dit,
qui créa aux colonies un état presque désespéré : c'est au contraire la
non-application du décret : c'est la déplorable faiblesse de l'Assemblée
constituante qui, cette fois encore, vaincue par l'égoïsme tenace des colons
dont elle est à demi complice, laisse éluder son décret... Si les colons
l'avaient, accepté et appliqué, il est infiniment probable qu'un équilibre
assez durable se serait établi dans l'île. L'HÔTEL MASSIAC ET LA RÉSISTANCE Mais
ils travaillèrent le Comité colonial — ce que nous appelons aujourd'hui, dans
le vocabulaire parlementaire, la Commission — pour paralyser le décret de
l'Assemblée. La Rochefoucauld disait : « Nous avions été nommés pour faire
exécuter le décret du 15 mai ; j'ai assisté à trois séances : il n'a été
question que de le révoquer. » C'est le premier exemple, dans la vie de l'Assemblée
nationale et par conséquent dans la vie « parlementaire » de la France, de
cette résistance obstinée, de ce travail sournois des intérêts. Jusqu'ici la
Constituante n'avait eu en face d'elle que des intérêts d'ancien régime ; ils
s'étaient défendus par des coups de force comme la séance du 23 juin, par une
tentative de coup d'Etat comme le 14 juillet : mais ils n'avaient pas eu
l'esprit de suite, la ténacité sourde. Les nobles impertinents et légers,
croyant aux revanches prochaines, s'en allaient avec des airs de hauteur.
Cette fois, c'est la propriété, c'est le capitalisme, c'est l'orgueil d'une
longue domination bourgeoise qui se défendent : et la Révolution divisée
contre elle-même, tiraillée entre les Droits de l'Homme et la puissance des
intérêts bourgeois dont elle est émanée, est peu armée contre cette
oligarchie de possédants. Les
commissaires qui devaient aller porter aux colonies le décret du 15 mai ne
partent pas : les députés et les meneurs de l'hôtel Massiac fomentent à nouveau les troubles pour se prévaloir contre
le décret d'une insurrection suscitée par eux-mêmes. Barnave, décidément à la
dérive, se fait le complice de ces manœuvres. Il demande que le décret de mai
soit remis en discussion : et au moment même (où l'Assemblée allait se
séparer, le décret est retiré par elle : les hommes de couleur sont sacrifiés
: et l'orgueil avide de la bourgeoisie coloniale met comme un suprême sceau
sur l'œuvre de la Constituante. Mais
dès lors le châtiment s'annonce : les esclaves, qui n'auraient pu être
contenus que par l'accord de tous les hommes libres blancs ou mulâtres,
encouragés par leurs divisions, se soulèvent : et l'Assemblée avant de se
séparer, peut entendre les premiers grondements d'une formidable révolte
d'esclaves noirs. Funeste
aussi et vraiment corruptrice au sens profond du mot, fut l'action de la
bourgeoisie coloniale sur la conscience de 1'Assemblée. C'est en cette
question coloniale que la Constituante, appelée à choisir entre les droits de
l'homme et l'égoïsme étroit d'une faction bourgeoise, opte pour cet égoïsme
étroit. Ou plutôt entre l'interprétation large, saine, hardie de l'intérêt de
la bourgeoisie elle-même, et une interprétation odieusement cruelle, c'est
celle-ci qu'elle préfère. Et les moyens employés furent tortueux, la marche
fut oblique. Jusque-là la Révolution avait bien manifesté son essence
bourgeoise. Elle avait pris notamment des précautions contre « la plèbe », en
écartant les pauvres du scrutin, mais du moins ces précautions, elle les
avait prises au grand jour, nettement, hardiment, au nom même de l'intérêt
révolutionnaire tel qu'elle le comprenait. Il y avait eu là méconnaissance du
droit populaire, esprit d'aristocratie bourgeoise et de privilège : mais du
moins, il n'y avait pas eu de louches marchandages, de négociations suspectes
; au contraire, dans la question coloniale, l'Assemblée affirme le droit, une
partie du droit, puis elle laisse déchiqueter cette affirmation, elle laisse
meurtrir ce droit par l'intrigue sournoise et souveraine des possédants
orgueilleux et âpres, impudents et roués. Jusque-là la Révolution avait été
bourgeoise mais probe ; en la question coloniale, elle a, pour la première
fois, comme un avant-goût de régime censitaire, de corruption orléaniste,
d'oligarchie capitaliste et financière. Cette première meurtrissure de la
conscience révolutionnaire ne sera pas sans effet sur la conduite générale
des partis. A coup
sûr, sans les compromissions de Barnave et de tout son parti dans les
affaires des colonies, l'attitude générale de l'Assemblée après la fuite du
roi à Varennes, aurait été autre. Mais comment ne pas pardonner au roi ses
équivoques, quand on a équivoqué soi-même ? Comment surtout ne pas voir en
lui la force conservatrice dont les intérêts des possédants coloniaux avaient
besoin ? Mirabeau avait demandé au roi dès 1790, d'être le roi de la
Révolution, Barnave, à la fin de 1791, ne lui demandera plus que d'être le
roi de la bourgeoisie, la plus étroitement égoïste. Et pour elle il faudra le
conserver à tout prix. Ainsi, dans le cours de l'année 1791, la Révolution,
qui d'abord avait été tout ensemble bourgeoise et humaine, se rapetisse, pour
une partie de l'Assemblée et du pays, à n'être que l'instrument de
l'oligarchie bourgeoise la plus rapace. LE PROLÉTARIAT Y
eut-il en revanche une croissance du prolétariat, un éveil de la conscience
ouvrière ? La politique si incohérente et si détestable de l'Assemblée à
l'égard des colonies, ne pouvait émouvoir directement les prolétaires de
France : un peu plus tard, quand les désordres prolongés des colonies eurent
renchéri le sucre, les polémistes dénoncèrent bien Barnave et ses amis comme
les auteurs responsables de ce renchérissement. Mais ce ne fut pas là un fait
de grande portée. En somme le peuple des campagnes et des villes était encore
entraîné dans le large courant, dans le grand fleuve de la Révolution
bourgeoise. Presque toute la. France, même celle qui n'y était pas
officiellement représentée, avait été émue de la fête de la Fédération. Si les
décrets de mars 1790, qui n'abolissaient sans rachat que les droits féodaux
constituant une servitude personnelle et qui ordonnaient le rachat pour tous
les droits vraiment onéreux, avaient été une déception pour les propriétaires
paysans, il ne faut pas oublier que c'est en cette année 1791 qu'eut lieu le
plus grand mouvement de vente des biens ecclésiastiques. L'enthousiasme fut
grand dans les campagnes, et nous avons vu que la démocratie rurale participa
aux achats. Pourtant la question des droits féodaux demeura et elle
s'imposera bientôt à la Révolution. LA POLITIQUE SOCIALE DE MARAT Quant
aux ouvriers, Marat essaie en vain durant toute l'année 1791, de leur donner
une conscience de classe politique et sociale un peu aiguë. Il n'y réussit
point, et se désespère. Un grand travail s'accomplit pourtant dans le
prolétariat, et les questions les plus graves, celles qui seront entre la
bourgeoisie et la classe ouvrière un champ terriblement foulé, commencent à
apparaître. Au fond, Marat concevait surtout le prolétariat comme une
puissance politique, comme une force nécessaire à la Révolution. Il la voyait
menacée de toute part. Il pensait fortement que le roi la trahissait. Il
savait que la bourgeoisie, redoutant de nouvelles agitations était toute
portée à croire à la loyauté du roi : et il n'avait confiance qu'aux
prolétaires. A vrai dire, ce n'est pas en vue d'une Révolution nouvelle,
d'une Révolution de propriété qu'il les animait. Il les excitait surtout à la
défense de la Révolution, convaincu d'ailleurs que, sous une forme ou sous
une autre, ils sauraient tirer avantage de la Révolution sauvée par eux et
par eux seuls. C'est
en ce sens, qu'il fait appel aux ouvriers, aux pauvres. Il aurait voulu
qu'ils formassent une fédération populaire, au lieu de se laisser absorber au
14 juillet 1790 dans la fédération des gardes nationales bourgeoises. Il
écrit dans son numéro du 10 avril 1791 : « Au lieu de la fédération que je
vous avais proposée, entré les seuls amis de la liberté, pour vous prêter
mutuellement secours, fondre sur les ennemis de la Révolution, supplicier les
conspirateurs, punir les fonctionnaires rebelles qui prévariquent et accabler
vos oppresseurs, vous avez souffert tranquillement que vos délégués vous
donnassent le change et dénaturassent cette association fraternelle en
viciant son principe, et la fissent tourner contre vous en la changeant en
une association militaire dans laquelle ils faisaient entrer les légions
nombreuses de vos ennemis. » Ainsi, à l'heure même où les citoyens parlaient
de fédération universelle et de fusion, Marat veut que le peuple forme un
camp séparé, comme une nation distincte... Le 8
mai 1791, il donne à sa pensée une formule très nette : « Faudra-t-il donc le
répéter sans cesse : N'attendez rien des bonnes dispositions des
fonctionnaires publics — élus par les citoyens actifs — : ils seront toujours
des agents du despotisme, d'autant plus dangereux qu'ils sont en grand nombre
: N'attendez rien non plus d'es hommes riches et opulents, des hommes
élevés dans la mollesse et les plaisirs, des hommes cupides qui n'aiment que
l'or : ce n'est pas avec de vieux esclaves qu'on fait les citoyens libres. Il
n'y a donc que les cultivateurs, les petits marchands, les artisans et les
ouvriers, les manœuvres et les prolétaires, comme les appelle la richesse
insolente, qui pourront former un peuple libre, impatient du joug de
l'oppression et toujours prêt à le rompre. Mais ce peuple n'est pas instruit,
rien n'est même plus difficile que de l'instruire : la chose est même
impossible aujourd'hui que mille plumes scélérates ne travaillent qu'à
l'égarer pour le remettre aux fers ». Ainsi
Marat rêve d'opposer aux parlements, aux aristocrates qui combattent la
Révolution, ou aux riches bourgeois qui selon lui la compromettent et la
trahissent, une classe populaire formée du prolétariat et de la petite
bourgeoisie. Ou même il semble concevoir un peuple qui ne comprendrait que
ces éléments. Comme, au point de vue social, ces idées sont confuses ! Car si
Marat élimine les chefs des grandes manufactures, les grands marchands et les
chefs du crédit, par qui leurs fonctions économiques seront-elles exercées ?
Communiste, Marat aurait répondu qu'elles le seraient par la communauté. Mais
Marat n'était point communiste : il n'avait même du communisme aucune idée.
Veut-il rétrograder jusqu'à la production Parcellaire, jusqu'à la petite
industrie, et à l'échange borné et local ? C'est sa tendance : mais il n'ose
le dire nettement. Ainsi il n'a pas de terrain économique solide, de
conception ferme à offrir au peuple qu'il convoque. C'est seulement à une
œuvre politique qu'il le convie : et le contraste est curieux entre l'acuité
de l'instinct de classe de Marat et l'impuissance où il se débat. Comme
Babeuf, ainsi mesuré sur Marat, apparaîtra génial et grand ! Il n'y a là
pourtant un premier rudiment de conscience prolétarienne. D'ailleurs,
Marat reconnaît que c'est à défaut de la bourgeoisie aisée, plus
naturellement destinée à ce rôle, que la classe populaire est appelée par lui
à sauver la Révolution. Il écrit le 25 août 1791 : « La
robe, la mître et la finance, auraient dû sentir que l'opinion publique étant
soulevée contre elles et leur destruction entrant dans les vues du
gouvernement, elles n'avaient rien de mieux à faire que de se décider pour le
peuple contre la Cour ; mais au lieu de prendre ce parti, dont la sagesse et
leurs propres intérêts leur faisaient une loi impérieuse, elles n'ont écouté
que la voix du ressentiment, de l'ambition, de la cupidité, et elles se
trouvent maintenant enveloppées dans la disgrâce commune ; car quelque
tournure que prennent les affaires publiques, si la faction monarchique a le
dessus, jamais les parlements, les prélats et les financiers ne reviendront
sur l'eau, au lieu qu'ils auraient été à la tête du nouveau gouvernement,
si la cause de la liberté avait triomphé et s'ils l'eussent épousée de bonne
foi ». Ainsi,
en ses flottantes pensées, Marat, bien loin de concevoir l'avènement de la
classe populaire comme l'effet naturel de la Révolution, constate au
contraire qu'il ne tenait qu'à la bourgeoisie de robe et de finance, assistée
d'un clergé sincèrement constitutionnel, de prendre la direction de la
société révolutionnaire. On dirait qu'il n'appelle les prolétaires à la
rescousse que par désespoir de voir le plan normal de la Révolution troublé
par l'imbécillité de la bourgeoisie modérée plus encore que par son égoïsme. Il a
pourtant le sentiment très réel qu'en appelant ainsi les prolétaires à jouer
dans la lutte contre la Cour le rôle déserté, selon lui, par la bourgeoisie,
il doit offrir à la classe populaire des avantages immédiats : et il y a dans
l'esprit de Marat, un effort de politique sociale. Mais combien sont vaines
et parfois réactionnaires, les conceptions de Marat ! Non sans intérêt
pourtant ! car elles sont un premier essai impuissant et confus de politique
ouvrière. Marat,
dans le cours de l'année 1791, propose au profit des travailleurs quatre
réformes principales : 1° Une
réorganisation de l'apprentissage et un système de subvention aux ouvriers
les plus intelligents pour qu'ils puissent devenir maîtres ; 2° Le
licenciement des ateliers publics et leur remplacement par de vastes
entreprises privées occupant les ouvriers dans des conditions plus normales ; 3° La
formation de coopératives ouvrières de production avec tontine ; 4° La
réunion des parcelles rurales en corps d'exploitation homogène, et en même
temps la division des grands fermages en petits fermages. Quand
l'Assemblée, en mars 1791, abolit les jurandes et les maîtrises et proclama
la liberté absolue du travail sous la réserve de l'impôt des patentes, Marat
ne vit pas que la suppression complète du régime corporatif déjà bien entamé,
allait donner un essor nouveau à la production capitaliste et bourgeoise et à
la grande manufacture. Il ne vit pas qu'il y avait là dans l'ordre économique
une période nécessaire et il s'efforça, dans un esprit assez rétrograde, de
retenir du régime corporatif tout ce qui pouvait encore en être sauvé. Il
écrit le 16 mai : « Lorsque chaque ouvrier peut travailler polir son
compte, il cesse de vouloir travailler pour le compte des autres ; dès lors
plus d'ateliers, plus de manufactures, plus de commerce. » « Le
premier effet de ces décrets insensés est d'appauvrir l'Etat, en faisant
tomber les manufactures et le commerce ; le second effet est de ruiner
les consommateurs en dépenses éternelles et de perdre les arts eux-mêmes.
Dans chaque état qui n'a pas la gloire pour mobile, si, du désir de faire
fortune on ôte le désir d'établir sa réputation, adieu la bonne foi ; bientôt
toute profession, tout trafic dégénère en intrigue et en friponnerie. Comme
il ne s'agit plus alors que de placer ses ouvrages et ses marchandises, il
suffit de leur donner certain coup d'œil attrayant et de les tenir à bas
prix, sans s'occuper du solide et du bien fait ; tous les ouvrages de l'art
doivent donc promptement dégénérer en savetage. Et comme ils n'ont alors ni
mérite, ni solidité, ils doivent ruiner le pauvre consommateur forcé de s'en
servir, et déterminer le consommateur à son aise de se pourvoir chez
l'étranger. Suivez le développement illimité de l'envie de gagner qui
tourmente toutes les classes du peuple dans les grandes villes, et vous serez
convaincu de ces tristes vérités. » « Une
fois que chacun pourra s'établir pour son compte sans être assujetti à faire
preuve de capacité, dès ce moment plus d'apprentissage suivi. A peine un
apprenti saura-t-il croquer quelque ouvrage, qu'il cherchera à faire valoir
son industrie, et ne songera plus qu'à s'établir ou à valeter pour trouver
des pratiques et des chalands. » « Comme
il ne sera point question de faire d'excellents ouvrages pour établir sa
réputation et sa fortune, mais de séduire par l'apparence, les ouvrages
seront tous courus et fouettés. Décrié dans un quartier, l'ouvrier ira dans
un autre ; et souvent finira-t-il sa carrière avant d'avoir parcouru tous
ceux d'une grande ville sans avoir fait que duper les acheteurs et se tromper
lui-même. C'est dans les capitales surtout que ce dépérissement des arts
utiles, cet anéantissement de la bonne foi, cette vie vagabonde et intrigante
des ouvriers, l'indigence attachée à toutes les professions, et la misère publique
qu'entraîne la ruine du commerce se feront surtout sentir. Je ne sais si je
m'abuse, mais je ne serais pas étonné que dans vingt ans on ne trouvât pas un
seul ouvrier à Paris qui sût faire un chapeau ou une paire de souliers. » « La
chute des arts sera d'autant plus prompte que chacun aura la liberté de
cumuler les métiers et les professions. Et qu'on ne dise pas que l'émulation,
compagne de la liberté, les fera fleurir ; l'expérience n'a que trop prouvé
le contraire. Voyez les quartiers francs de Paris : les ouvriers qui ne
cherchaient qu'à attirer les pratiques par le bon marché ne faisaient pas un
ouvrage fini. Que sera-ce lorsque ce système sera celui de tous les ouvriers,
que les maîtres ne pourront plus soutenir la concurrence et que l'émulation
de bien faire n'aura plus d'aliment ? » « Il
n'y a que les beaux-arts et les arts de luxe qui doivent avoir carte blanche,
parce que, tout le monde pouvant se passer de leurs productions, le plaisir
qu'elles causent peut seul engager à se les procurer... A l'égard des arts
utiles et de première nécessité, l'artisan doit être assujetti à faire preuve
de capacité parce que personne ne pouvant se passer de leurs productions
bonnes ou mauvaises, l'ordre de la société exige que le législateur prenne des
mesures pour prévenir la fraude, la dépravation des mœurs et les malheurs qui
en sont toujours la suite... » « Au
lieu de tout bouleverser, comme l'a fait l’ignare comité de constitution, il
fallait consulter les hommes instruits sur les choses qui ne sont pas à sa
portée, pour s'attacher uniquement à corriger les abus. » « Or,
il suffit d'abolir toute juridiction des jurandes, toute charge de maîtrise,
et tout droit de saisie, en laissant à chaque maitre avoué celui de
dénoncer aux tribunaux les ouvriers en contravention. Pour faire fleurir les
arts, il fallait assujettir les élèves à un apprentissage rigoureux de six à
sept ans. Pour ne pas retenir toute ta vie dans l'indigence les ouvriers, il
fallait mettre un prix honnête à leur travail et les forcer à une bonne
conduite, en donnant au bout de trois ans les moyens de s'établir pour son
compte à tous ceux qui se seraient distingués par leur habileté et leur
sagesse : avec la simple réserve que celui qui ne prendrait pas femme la
première année de sa maîtrise, serait tenu au bout de dix ans de remettre à
la caisse publique les avances qu'elles lui auraient faites. » « Récompenser
les talents et la conduite est le seul moyen de faire fleurir la société.
C'est le vœu de la nature que les ignorants soient guidés par les hommes
instruits, et les hommes sans mœurs par les honnêtes gens, les ouvriers sans
talents et sans conduite ne devraient donc jamais devenir maîtres. On ne
remédie pas au défaut d'aptitude : mais on se corrige des incartades ; or, il
est dans la règle que des écarts de conduite soient punis : il suffira pour
leur punition que chaque rechute retarde de six mois l'avance gratuite des
moyens d'établissement. » Quel
étrange amalgame d'idées et où la tendance réactionnaire domine ! D'une part
Marat se préoccupe des' ouvriers parce qu'il veut leur assurer à tous un
minimum de salaire, ce qu'il appelle le salaire honnête, et qu'il veut, au
moyen des ressources de l'Etat, permettre de s'établir à leur compte à tous
ceux qui auront fait preuve d'habileté et de moralité. D'autre
part, il les met en tutelle, ne leur permet pas de s'établir quand ils
veulent et les soumet à une sorte de censure morale qui va presque jusqu'à
l'institution du mariage obligatoire. Mais surtout quelle prodigieuse
méconnaissance du mouvement économique qui s'accélérait depuis un demi-siècle
! Certes, Marat entrevoit les conséquences fâcheuses de la concurrence
illimitée : et il les exagère singulièrement ; car il est faux que le nouveau
système de production ait aboli l'habileté technique des ouvriers : il l'a
simplement transformée ; et Marat ne paraît pas soupçonner d'ailleurs la
Révolution de bien-être qu'amènera la production intense d'objets à bon
marché. Mais il commet la méprise la plus extraordinaire quand il s'imagine
que l'abolition des jurandes et des maîtrises va supprimer les manufactures.
Il croit qu'il suffira aux ouvriers, pour s'établir à leur compte, d'en avoir
le droit. Il ne
soupçonne pas, ce que pourtant Adam Smith avait déjà démontré, ce que
démontrait d'ailleurs tous les jours le système grandissant des manufactures,
que la division du travail dans les grands ateliers était une condition du
bon marché ; et que dès lors la recherche du bon marché serait favorable à la
grande industrie. Concevoir l'abolition des entraves corporatives qui allait
donner un grand élan au capitalisme industriel comme le morcellement indéfini
de l'industrie et comme la suppression du salariat est un des contre-sens
historiques les plus décidés. Et jamais « le prophète » ne fut plus
cruellement en défaut. Mais comment la politique ouvrière et prolétarienne de
Marat aurait-elle pu avoir consistance, puisque lui-même ne pressentait pas
l'extension prochaine du prolétariat ? Bien
loin de prévoir que le régime de la concurrence illimitée transformera
beaucoup de petits patrons, de petits producteurs indépendants en
prolétaires, il s'imagine — et avec terreur — que tous les prolétaires vont
être transformée en maîtres, en patrons. Marat
aimait peu les ateliers publics où la municipalité employait les ouvriers
sans ouvrage. Comme il détestait la municipalité, qui nommait les chefs et
surveillants de travaux, tout le système lui était suspect. De plus il
prétendait que les ouvriers ainsi embrigadés, recrutés dans toutes les
régions de la France, sans lien entre eux et sans esprit public, étaient des
instruments aux mains des intrigants de la Cour. Il croit même avoir
découvert, le 7 avril 1791, un grand complot du Club monarchique qui aurait
eu pour agents d'exécution les ouvriers des ateliers publics. « Leur
dernière trame, qui vient d'être dévoilée, consistait à animer le peuple
contre le peuple et à faire égorger les amis de la liberté par les mains
mêmes des pauvres qu'ils nourrissent. Cet horrible complot avait été préparé
à loisir. « Depuis
longtemps, les ministres et leurs agents dans les provinces avaient attiré
dans la capitale une foule d'indigents, le rebut de l'armée et l'écume de
toutes les villes du royaume. Bailly en avait rempli les ateliers, dont il
avait repoussé les citoyens que la Révolution avait réduits à la misère, et
qu'elle laissait sans pain : il avait donné l'administration de ces ateliers
à des municipaux, comme lui vendus à la Cour, et la direction des travaux à
des agents de l'ancienne police, chargés de gagner tous les ouvriers et de
renvoyer ceux sur lesquels on ne pouvait compter. « Une
foule de mouchards, répandus parmi eux, ne tarissaient pas sur les éloges du
roi, de la reine, de Bailly, de Mottié (Lafayette) et des principaux conspirateurs
; ils présentaient tout ami de la liberté comme un rebelle, et notaient ceux
qui ne se laissaient pas égarer. Pour mieux les endoctriner, une multitude de
gardes du corps n'avaient pas rougi de se mettre à la tête des ateliers et
des bandes d'ouvriers en qualité de piqueurs ; tandis qu'une foule d'autres
gens sans cesse à la découverte des hommes adroits et déterminés les
attiraient dans le complot et leur remettaient de grosses sommes pour faire
de nouvelles recrues. » Cette
mauvaise humeur de Marat contre les ateliers publics de Paris témoigne, qu'à
ce moment, sa campagne violente contre l'Assemblée nationale qu'il accusait
de pactiser avec la Cour ne portait pas. La classe ouvrière, troublée parfois
par la peur des complots contre-révolutionnaires que Marat signalait sans
cesse, émue aussi des cris de pitié sincère que lui arrachait sa misère,
était bien loin encore de le suivre. Elle marchait visiblement avec les
autorités constitutionnelles et Marat exaspéré, brutalisait les ouvriers, les
accusait d'être, ou les dupes, ou les agents de la contre-Révolution. Cet
article du 7 avril causa parmi les ouvriers des ateliers un émoi assez vif :
cet émoi se traduit dans une lettre — peut-être rédigée en partie par Marat
lui-même — et publiée le 10 avril. « A l'ami du peuple... Avec quelle
injustice vous venez de parler des infortunés condamnés, par la chute du
commerce et des arts, à travailler dans les ateliers de secours ! Non, la
plupart ne sont pas des scélérats, ce sont de bons, d'honnêtes citoyens. Leur
indigence est le crime de la fortune, non le leur, c'est la suite du malheur
des temps, des folies du gouvernement, des dilapidations de la Cour, des
malversations des agents du fisc et plus que tout cela, celui de la
corruption et de la vénalité des pères conscrits (les députés) qui ont borné
leurs soins paternels à s'emparer du bien des pauvres pour payer de faux
créanciers de l'Etat... Dans votre numéro 422, imprimé sans doute trop
rapidement, comme toute production que l'on n'a pas eu le temps de revoir à
tête reposée, vous paraissez oublier que vous êtes l'ami, l'avocat, le
défenseur, le bien aimé du peuple... Je ne vous dirai pas que les malheureux
ont droit à l'indulgence, mais je vous observerai que vous auriez dû rendre
plus de justice à une classe d'hommes dont l'infortune a montré l'âme toute
nue et qui peuvent s'honorer de leur abaissement, puisque la misère ne les a
pas entraînés un instant en dehors du sentier si étroit de la vertu Le gros
des ouvriers est honnête, très honnête, en dépit de tous les honteux ressorts
que les perfides agents de la municipalité ou plutôt du Cabinet des Tuileries
ont fait jouer pour les corrompre. « Les
plus éclairés des travailleurs exercèrent d'abord dans cette petite
république les fonctions de juges de paix ; ils réprimaient ceux qui
tombaient en faute, et chassaient irrémissiblement les coquins et les mauvais
patriotes. Cette justice salutaire déplut aux chefs, et la crainte de perdre
le chétif morceau de pain qu'ils trouvaient dans cet asile força ces
magistrats populaires à renoncer à leurs fonctions. Oui, certainement il
y a dans les ateliers de secours, des traîtres et des conspirateurs vendus
aux ennemis de la patrie ; mais ce sont les mouchards et les brigands qu'y a
placés Bailly, ce sont les administrateurs et les municipaux qui font de
beaux règlements pour renvoyer les bons citoyens en faveur de qui ces
ateliers sont établis, et pour les remplacer par des ex-gardes du corps, des
ex-gentilshommes, des ex-avocats, des ex-voleurs, en un mot par des espions
et des coupe-jarrets soudoyés. Voilà notre ami, quels sont les êtres infâmes
que l'administration place, au mépris des décrets, au mépris de ses propres
règlements, pour capter, séduire et corrompre les bons citoyens. » « Plusieurs
comités -de sections propagent l'esprit de sédition en enlevant aux Français
la seule ressource qui leur soit laissée dans leur désespoir, pour la faire
partager à des étrangers. » « Voici
les noms de quelques mouchards gorgés d'or et comblés d'égards, de caresses,
d'honneurs par l'administration, sans doute dans l'espoir qu'ils réussiront
enfin à consommer leurs éternels complots. Le contrôleur des travaux publics
de Montmartre, chevalier de Saint-Louis et ancien mouchard de robe courte ;
les nommés de Jaittan, le Roi, Viel, Desjardin, Thomas, Tintrelin, Valière,
Imbrant, mouchards en chef, sous le nom de vérificateurs, ayant 1.800 livres
d'appointements, sans parler de gratification pour noter et renvoyer les
ouvriers patriotes et les remplacer par des brigands. Ce titre de
vérificateur n'est qu'un mot, comme vous le concevez bien, pour colorer les
odieuses fonctions de ces coquins et sucer le sang des malheureux, car les
commissaires de sections font gratuitement l'office de vérificateurs. » « Je
vous ferai passer sous quelques jours la liste des mouchards, piqueurs et
chefs d'ateliers, tous à la dévotion de l'administration traîtresse. » Et
Marat, à demi vexé, à demi flatté, répondait : « Si vous aviez pris la
peine de lire ma feuille avec attention, vous auriez vu que les épithètes
dont vous vous plaignez ne tombent que sur les mouchards, coupe-jarrets et
brigands que Mottié a fait venir de province à Paris, et que Bailly a placés
dans les ateliers au préjudice des citoyens honnêtes. Comment avez-vous pu
imaginer que j'insultais ces infortunés, moi qui me suis fait anathème en
prenant leur défense et en plaidant leur cause ? Je n'ai jamais pensé que les
ouvriers qui sont aux ateliers de secours eussent tous été gagnés, mais j'ai
déploré qu'il y eût parmi eux tant de coquins soudoyés par l'administration
traîtresse pour égorger les patriotes quand le moment sera venu. C'est
précisément ce que vous dîtes vous-même. Nous voilà donc d'accord. Permettez
que je vous prie de détromper vos camarades qui auraient pris le change comme
vous, en lisant ma feuille, et que je vous demande la liste de tous les
espions qui sont à la tête des ateliers... » A
travers tout ce manège de brouilles et de raccommodements, il est évident que
la grande majorité des ouvriers des ateliers résistait, à cette date, aux
impulsions de Marat. Il est évident aussi que Marat espérait les entraîner en
les animant contre les surveillants, contre les chefs. Mais ce n'est pas
contre la bourgeoisie comme classe, ce n'est pas contre la propriété
bourgeoise que Marat voudrait les enrôler : c'est seulement contre la Cour et
contre l'administration municipale qu'il hait et qu'il accuse de trahison.
Essai timide et nécessairement contradictoire encore de la politique de
classe. Mais il
y a toujours des faiseurs d'affaires pour exploiter toutes les passions,
toutes les idées des partis. Il y en avait beaucoup à Paris, à ce moment ; le
bouleversement du vieux système féodal, l'énorme expropriation de la
propriété cléricale urbaine donnaient un grand essor aux esprits aventureux,
aux chercheurs de fortune. Plusieurs se dirent que Marat, puisqu'il haïssait
à ce point la municipalité parisienne, puisqu'il redoutait à ce point les
ateliers .de secours sur lesquels elle avait la haute main, serait favorable
à de grandes entreprises privées qui pourraient occuper les ouvriers et les
soustraire à l'action municipale. Les voilà donc qui tentent de prendre Marat
pour parrain et protecteur de leurs projets ; et Marat, que sa haine contre
Bailly et les Académiciens de l'Hôtel de Ville rendait candide, tombe tout
bonnement dans le panneau. Il insère complaisamment dans son numéro du 27 mai
1791 une longue lettre d'un capitaliste subtil : « A l'ami du peuple. — Soyez
convaincu, notre cher ami, que presque tous les ouvriers occupés aux travaux
publics, sont aussi patriotes que leurs chefs sont aristocrates. Ceux-ci, je
vous les donne tous pour de fieffés coquins qui volent impunément sous les
yeux du public. Dans le nombre est un nommé Mulard, ivrogne de profession,
jadis fripier, porte Saint-Antoine, naguère banqueroutier, aujourd'hui
satellite en habit bleu, mouchard, coupe-jarret du sieur Mottié, et chef des
travaux publics. » Et
quand Marat est ainsi bien amorcé par cette attaque en règle contre un agent
de la municipalité, quand l'amorce est bien enfoncée par toute une série
d'accusations directes contre une dizaine « de mouchards », le madré lanceur
d'affaires passe à Marat un prospectus philanthropique et capitaliste en
faveur du canal de Paris, projeté par le sieur Brûlé. Et l'ami du peuple,
décidément conquis, ajoute : « Je terminerai ces observations sur les
malversations de nos municipaux par de sages réflexions de M. Bacon, électeur
au département de Paris : « N'est-ce pas une chose affligeante que, dans un
siècle de lumières et dans la capitale des Français, il y ait tant de
malheurs d'un côté et tant de ressources de l'autre sans qu'il se soit trouvé
une main assez adroite dans sa bienfaisance pour mettre le travail à côté des
besoins, et pour écarter les malheurs en rapprochant les ressources ! Que
dira-t-on mème en voyant que les ateliers et les travaux de secours sont
organisés de manière à corrompre et les ouvriers et ceux qui les inspectent,
et qu'il ne doit pas rester pour le public le moindre monument de ces travaux
! Dans ces institutions secourables l'on a agi comme s'il ne fallait que
distraire la misère et le brigandage, sans songer à tirer le moindre fruit de
tant de bras. On croit avoir assez fait, si tant d'hommes veulent bien passer
leur temps à remuer infructueusement de la terre et des bancs ; on croirait
même que le tonneau des Danaïdes serait aujourd'hui d'un merveilleux secours,
car on ne désire pas que les ouvriers soient utiles, mais seulement qu'ils ne
soient pas nuisibles. » La
préparation est savante, comme on voit et il n'y manque même pas un souvenir
des fables antiques. Attention ! voici l'entrée en scène du capitaliste : « Cependant,
à côté de cette politique embarrassée, qui absorbe et consume des sommes
énormes et qui emploie si infructueusement tant d'ouvriers qui reçoivent leur
salaire sans profit pour le présent et pour l'avenir, un citoyen se présente
et dit : Les 25 ou 30 mille livres que vous distribuez par jour dans vos
ateliers de charité, accordez-m'en la moitié, et charge :-moi de tous vos
ouvriers indigents ; non seulement j'empêcherai l'avidité des inspecteurs, et
la paresse des mercenaires de se coaliser pour tromper vos intentions, mais
je dirigerai tous ces bras vers un objet d'utilité publique ; et il vous
restera un monument éternel, qui, dans le temps de sa confection, occupera
nos pauvres, et qui, dans les siècles à venir, accroîtra notre puissance. Voilà
en effet le but et les avantages incontestables du canal de Paris, tracé par
M. Brulé, et confirmé par un décret de l'Assemblée nationale. Lu Compagnie
qui s'est formée admet et le gouvernement et tous les actionnaires, dans son
sein, par les actions qu'elle propose. « Je
pense que la ville ne peut — c'est toujours Bacon cité par Marat —
sans pécher contre nous et nos enfants, se dispenser de placer au moins douze
à quinze mille livres par jour en actions sur le canal et de hâter ainsi
cette grande et utile entreprise. Il en résultera que ces dépenses tourneront
à l'avantage de la chose publique et que la ville, devenue propriétaire d'une
grande quantité d'actions, participera aux avantages attachés à l'existence
du canal ; en faisant le bien elle ne prodiguera plus ses secours, mais elle
les placera à gros intérêts. Par-là Paris aura, comme tous les actionnaires,
la surveillance sur sa confection et sur l'emploi des deniers, lesquels
rentreront en peu d'années dans les coffres publics. « On
sait aussi que le canal et tous les avantages commerciaux qui en résulteront
doivent se trouver au bout de 50 ans, quittes et libres de toutes actions et
former un des plus beaux domaines du peuple français. Tous les départements
s'empresseront sans doute de suivre l'exemple donné par la capitale, pour
toutes les entreprises de cette nature que leur localité exigera. AINSI LA MISE DE
FONDS APPARTENANT À LA NATION INSPIRERA AU PUBLIC LA PLUS HAUTE CONFIANCE. « Pour
n'avoir aucun doute sur les mœurs des ouvriers qu'on occupera, chaque section
qui connaîtra ses ouvriers, les enverra avec des billets aux travaux du
canal, et là il se trouvera une administration composée d'inspecteurs,
intéressés à ne pas se laisser frauder par la paresse et qui sauront bien
mettre à profit les effets de la bienfaisance publique. Si on craignait que
tant de pauvres, se trouvant astreints à un régime sévère et ne pouvant plus
compter sur la mollesse ou la connivence des chefs, ne vinssent à causer
des troubles, on prendra les précautions convenables pour inspecter et
contenir ces nombreux essaims d'ouvriers. Ainsi on aurait à la fois et les
effets de l'ordre et les fruits de la bienfaisance, et l'éloignement de la
misère, et l'emploi du temps, et l'espoir d'une richesse certaine ; on ne
trouve rien de tout cela dans l'administration actuelle des ateliers de
secours ; j'en appelle à tous les bons citoyens ». Le
prospectus est éblouissant, et le candide Marat ajoute aussitôt quelques
phrases approbatives. En vérité, la combinaison était ingénieuse et le grand
entrepreneur, qui l'avait conçue, révèle déjà le génie spécial de ceux qui
plus tard négocieront avec l'Etat les contrats pour la construction et
l'exploitation des chemins de fer. Il était assuré de placer toutes ses
actions d'emblée, et à un très bon prix, d'abord parce que la ville de Paris
en aurait absorbé quinze mille livres par jour et en aurait ainsi élevé le
cours, ensuite, parce que cette sorte de certificat financier donné par la
Ville à l'entreprise aurait comme le dit le programme, donné là plus haute
confiance au public. En
second lieu, l'entrepreneur avait du coup, à sa disposition une main-d'œuvre
considérable : et il l'obtenait au rabais, avec les salaires inférieurs qui
étaient payés sur les chantiers de secours : notez qu'il n'y a pas un mot
dans la combinaison proposée qui indique le relèvement des salaires d'aumône
au taux des salaires du travail. Ainsi, par l'intermédiaire de la Ville de
Paris et sous couvert de continuer l'œuvre d'assistance par le travail, le
merveilleux capitaliste avait en abondance de la main-d'œuvre à vil prix. Et
sous couleur de maintenir l'ordre, de ne pas gaspiller les fonds de la Ville,
et stériliser la bienfaisance publique, il allait exercer sur les ouvriers un
contrôle beaucoup plus rigoureux, beaucoup plus brutal que celui qu'exerçait
la Ville : et il allait faire un choix parmi les ouvriers, rejetant sous
prétexte de paresse et de désordre les moins valides, les moins habiles, ceux
qui fourniraient le moins de travail et de « plus-value » au délicieux
philanthrope. Cette annonce même d'une discipline plus rigoureuse, plus dure,
était un des moyens d'attirer le public, rassuré sur le bon emploi de ses
capitaux : et au cas où quelques-uns des ouvriers, ainsi remis sans façon par
la Ville à l'entrepreneur, s'aviseraient de rappeler l'ancienne discipline
municipale plus complaisante ou plus relâchée, on indiquait d'avance, avec
l'autorité de Marat lui-même, que si les chefs d'ateliers municipaux avaient
été complaisants pour la paresse des ouvriers, c'était pour les gagner au
grand complot du club monarchique et de la municipalité traîtresse. Ainsi, il
n'était pas jusqu'aux haines et aux défiances de Marat, qui ne fussent pour
ainsi dire mises en action par ce capitaliste génial : et son chef-d'œuvre
est d'avoir inséré dans le journal de l'ami du peuple, sous le patronage et
avec l'estampille de Marat, un des prospectus financiers les plus audacieux
qu'ait vus, depuis un siècle, la société bourgeoise. Mais
quelle inexpérience cela suppose chez Marat, chez les prolétaires qui
commençaient à tendre l'oreille à ses propos, et dans quelles ténèbres ou
tout au moins dans quelles limbes, voisines de la pleine nuit, se mouvait
encore la pensée prolétarienne ! La
sincérité même de Marat, son désir certain de soulager les souffrances des
plus pauvres et de relever leur condition, rendent plus significatives ces
pitoyables méprises. Il est vrai que sa liane contre les municipaux aidait
beaucoup à l'aveugler. Quelques jours après il était durement détrompé par un
de ses correspondants et, tout ahuri, il s'empressait d'insérer, dans son
numéro du 3 juin, la lettre : « — A l'ami du peuple. — Ne vous en laissez pas
imposer par les beaux discours, mon cher Marat ; la plupart du temps, ce ne
sont que de petits intrigants qui cherchent à faire leur main levée, tout en
paraissant les apôtres de la vérité. Le but de celui qui vous a fait passer
l'article sur le canal de Brulé, inséré dans votre numéro 471, pourrait bien
être de faire accorder à l'entrepreneur 15.000 livres par jour pour en faire
l'ouverture. Je ne veux point l'inculper : mais si vous connaissiez la clique
infernale qui est à la tête de cette entreprise, vous verriez que ce serait
remettre le sort des indigents dans les mains de nouveaux fripons et qu'il
serait difficile d'en trouver de plus effrontés. Je ne vous dirai rien de
Brulé : il est reconnu digne d'être à leur tête : cent procès qu'il a
aujourd'hui avec les ingénieurs qui ont fait le nivellement, les dessins, les
devis, ne prouvent que trop ne cherche qu'à faire des dupes. Après Brulé,
vient le fameux Mangourit, de Rennes en Bretagne, où il est connu pour ses
gentillesses d'escroc ... Je lui ai entendu dire il y a trois semaines
tout ce que M. Bacon s'est chargé d'écrire en faveur de Brulé, dans l'extrait
que vous en avez donné... » Marat,
assez penaud toutes les fois que son infaillibilité était mise en échec,
répondit en quelques mots : « Je ne connais M. Bacon que par ses écrits où il
se montre homme de goût et philanthrope : au demeurant je n'ai jamais songé à
recommander l'entreprise de Brulé, dont je ne connaissais pas les menées. « Si
j'ai parlé de son projet, c'est uniquement pour faire ressortir le vice de
l'entreprise municipale des travaux publics ». Marat
avait patronné quelques mois auparavant un projet assez curieux parce qu'il
peut être considéré, par avance, comme le germe, comme la toute première idée
de la coopérative ouvrière de production. Mais ici encore, quelle
disproportion entre le projet recommandé et la solennité du ton de Marat !
Voici le sommaire de son numéro du lundi 28 mars 1791 : « Moyen
simple et facile d'assurer la subsistance pendant plusieurs années à dix
mille infortunés qui manquent de pain dans la capitale, et cela, sans prendre
un sol dans le trésor public. — Avantages que l'exécution de ce projet
procurerait à l'Etat. — Vains prétextes et manœuvres des administrateurs
municipaux pour le faire échouer. » Et
écoutez le début de son article : on dirait un vent de tempête
révolutionnaire qui va emporter tous les riches, tous les exploiteurs du
prolétariat : et tout cela aboutit à une sorte de combinaison de travail et d’assistance
pour quelques milliers d'hommes : très souvent depuis quelques années, des
écrivains ont pris pour un commencement de socialisme cette violence vaine
des phrases. Mais écoutons Marat : « C'est
m'acquitter d'un devoir sacré et cher à mon âme que de plaider aujourd'hui la
cause des indigents, de ces ouvriers qui forment la plus saine, la plus utile
portion du peuple et sans lesquels la Société ne saurait subsister un seul
jour, de ces citoyens précieux, sur lesquels pèsent toutes les charges de
l'Etat et qui ne jouissent d'aucun de ses, avantages ; de ces infortunés qui
regardent le fripon qui s'engraisse de leurs sueurs et que repousse avec
cruauté le concessionnaire qui boit leur sang dans des coupes d'or ; de ces
infortunés qui, au milieu de la mollesse du luxe et des délices dont jouit à
leurs yeux l'homme puissant qui les opprime, n'ont en partage que le travail,
la misère et la faim. Dieu des armées, si jamais je désirais un instant pouvoir
me saisir de ton glaive, ce ne serait que pour rétablir à leur égard les
saintes lois de la nature, que tous les princes de la terre foulent aux pieds
et que nos pères conscrits eux-mêmes, ont violées sans pitié, sans pudeur ». Vaine
violence, ai-je dit, pour marquer qu'au. fond de ces paroles il n'y a aucune
conception sociale précise, aucune idée neuve et substantielle de la
propriété : mais ces appels ardents et réitérés commençaient sans doute à
émouvoir plus d'une fibre : c'est une douleur obscure qui crie avant de
parler et de penser comme il convient à l'enfance du prolétariat : et Marat
s'empresse en vain avec des gestes de théâtre, pour apaiser cette misère ;
mais du moins l'a-t-il entendue dans le fracas de la Révolution bourgeoise, à
travers les hymnes des fêtes fraternelles et les grands mots optimistes.
Qu'une part au moins de ses haines mauvaises soit pardonnée à cet homme pour
ses cris de pitié et de colère qui s'élèvent stridents dans l'aube
mystérieuse et incertaine de la Révolution ! Voici
maintenant ce que propose l'archange : et ce n'est point le glaive du Dieu
des armées qui va resplendir en ses mains : il s'agit encore d'une entreprise
de travaux publics ; mais avec des combinaisons originales et suggestives : « Le
projet que je vais mettre sous les yeux du public est d'un philanthrope
éclairé. Son exécution assurera immédiatement et pour plusieurs années la
subsistance à des milliers d'ouvriers sans qu'il en coûte rien au Trésor
public ; et sans que l'on ait à craindre de voir troubler l'ordre et la
tranquillité parisienne, quelque nombreux qu'ils soient ; il fixera sous peu
d'années le pain à 7 ou 8 sols les quatre livres, ce qui fera pour le peuple
une économie annuelle de plus de dix millions ; il augmentera la somme des
richesses de la capitale chaque année, en procurant des travaux à une immense
quantité d'ouvriers ; il fera- le sort de 80.000 de ses habitants,
contribuera à détruire la mendicité et il augmentera considérablement le revenu
public. Ce projet est très simple : il consiste dans l'ouverture d'un canal à
Saint-Maur, qui passerait sous le bois de Vincennes, dans la roche qui fait
la base de cette éminence, ce qui épargnerait beaucoup de dépenses aux
mariniers, abrègerait de 8.000 toises la navigation et diminuerait infiniment
ses dangers en évitant les roches qui se trouvent au fond de l'eau. « 2°
Le lit naturel de la rivière, dans ce pourtour, devenant inutile à la
navigation, il s'agit d'établir 50 usines diverses comma moulins à farine et
à houblon, martinets pour les gros ouvrages, papeteries de différents genres
et moulins à filières pour tressiller les métaux ; branche d'un commerce de
plusieurs millions par an pour des objets que nous tirons de l'étranger. « 3°
Le château de Vincennes, ce séjour de douleur et de désespoir, qui
rappelle sans cesse l'idée de la tyrannie qui l'a élevé pour en faire le
siège de ses vengeances et de ses fureurs, acquis des deniers des
entrepreneurs et converti en grenier d'abondance où le pauvre trouvera
toujours la subsistance au plus bas prix possible et sous la surveillance des
citoyens de la capitale et du département deviendra un monument glorieux du
règne de la liberté conquise. Ce vaste grenier contenant des subsistances pour
plusieurs années, qui se renouvelleraient sans cesse, alimentera nos moulins,
et Pouls ne dépendra plus de la cupidité des compagnies accapareuses ; la
disette factice que l'on nous a fait éprouver au milieu de l'abondance doit
nous rendre sages pour l'avenir. « 4°
Les fonds nécessaires à cette entreprise seront fournis par la classe
indigente qui s'y fera un sort avec une bien faible semence, voici comment.
On formera une tontine réversible sur toutes les têtes jusqu'au dernier
vivant : elle sera composée de 80.000 actions égales, chacune de 75 livres,
une fois payées, et payables si l'on veut, à raison de 6 livres 5 sols par
mois pendant une année. Ce paiement, au bout de trois ans, terme où les
travaux seront achevés, donnera un intérêt de 5 p. 100 qui augmentera d'année
en année par le décès d'une partie des actionnaires et l'extension que
prendra naturellement l'établissement même. Ainsi un seul propriétaire
d'action jouira un jour pour sa mise de fonds de 5 livres d'une réserve de
plusieurs cent mille livres dont la Nation héritera ensuite. « Les
ouvriers, employés à ces travaux, auront par arrangement chacun une portion
d'action qui les attachera au travail et les intéressera à la confection :
ils y gagneront d'ailleurs amplement leur vie. Les fonds de cette tontine qui
ne sont destinés à enrichir aucune compagnie, mais au bien général,
s'arrêteront à 6.000.000 de livres, nombre suffisant pour tous ces travaux et
acquisitions. « Par
cette entreprise vraiment civique on donnera une vie facile aux gens peu
aisés et qui n'ont aucun moyen de se faire un sort du produit de leurs
faibles épargnes, et qui, pour prix d'une vie laborieuse, passée au milieu
des privations de toutes sortes, souvent, même du nécessaire, n'ont que la
perspective de finir leurs jours dans un hôpital s'ils ne périssent pas à la
fleur de l'âge par quelques maladies, suite d'un travail forcé, ou du besoin.
Voilà donc 80.00â indigents sauvés de la misère et rendus à leurs enfants...
Qui ne croirait qu'il aurait suffi de développer (ce projet si simple) pour
le voir adopté et favorisé par les hommes auxquels le peuple a confié ses
intérêts ? Comment s'imaginer qu'il ait été traversé de mille manières
par nos indignes municipaux ?... » Ce
projet vaut qu'on s'y arrête. Bien entendu, il ne s'agit pas ici d'en
discuter la possibilité technique ou les dispositions financières. Mais sa
tendance sociale est intéressante. Des ateliers, créés sur l'initiative de
l'Etat, dont les travailleurs sont eux-mêmes les actionnaires et qui font
ensuite retour à la Nation, un système de tontine qui assure aux ouvriers
survivants un assez large revenu, cela contient en germe le socialisme d'Etat
tel que le comprenait Louis Blanc, la coopération ouvrière de production et
les systèmes variés de mutualité. Oh !
germe bien débile, imperceptible et confus ! Ce qui est à noter, c'est que
l'idée d'association ouvrière proprement dite, de corporation ouvrière ou
comme nous disons aujourd'hui de syndicat ouvrier, en est complètement
absente. Ce n'est pas à des groupements de travailleurs que seraient confiés
les ateliers : et c'est sous la forme individualiste et bourgeoise de
l'action que Marat conçoit la propriété ouvrière. Mais, une question
extrêmement grave s'impose à nous : il est évident que le seul ébranlement
révolutionnaire bourgeois commençait à fomenter les ambitions ouvrières : et
si la liberté politique fondée par la Révolution avait duré, si la
souveraineté populaire, d'abord mutilée, puis complète, s'était maintenue, si
le suffrage d'abord restreint et bientôt universel avait été la source de
tous les pouvoirs, il est probable, il est certain, que les ouvriers, les
prolétaires, auraient demandé et obtenu un certain nombre de garanties.
Peut-être, par des combinaisons analogues à celles que propose Marat,
auraient-ils été associés, pour une part assez notable, à la propriété
capitaliste que la Révolution allait si largement développer. En tout
cas, il est infiniment probable que le droit de coalition et de grève, que la
Constituante va détruire brutalement tout à l'heure, aurait été conquis
d'assez bonne heure et que le peuple ouvrier n'aurait pas attendu un siècle
pour en avoir le bénéfice légal. Or, on peut se demander si cette
organisation de la force ouvrière, à un moment où le capitalisme n'avait pas
encore toute sa puissance, aurait été conciliable avec le développement
capitaliste, le progrès de la production et de la richesse. Je n'hésite pas
pour ma part, à répondre nettement : oui. Je crois que le système capitaliste
est infiniment plus souple que ne le disent beaucoup de socialistes : et je
crois qu'il se fût accommodé, dès 1789, de la pleine liberté et de la
démocratie. Marx constate qu'en dehors de ce qui est le profit normal,
essentiel du capital, c'est-à-dire le surtravail non payé de l'ouvrier, le
capitalisme -s'est procuré d'innombrables profits accessoires. Il a
triché, fraudé ; il n'a pas même payé aux ouvriers ce qui était convenu : il
a allongé sournoisement la journée de travail. Il a porté l'exploitation de
la force ouvrière au-delà même de ce que lui commandaient ses intérêts
essentiels et la loi de sa croissance. Il n'a même pas payé en certaines
périodes le salaire strictement nécessaire à l'entretien de la force de
travail : il a gâché de la substance humaine. H a exténué et abruti l'enfance
ouvrière, bien au-delà des nécessités intrinsèques du système et même contre
l'intérêt du capitalisme lui-même. Un
régime de démocratie, de suffrage universel, de souveraineté populaire,
aurait permis au salarié de se garantir contre cet excès d'exploitation : il
aurait peut-être permis de réaliser en quelque point un service de production
semi-capitaliste, semi-ouvrier. Il aurait donné aux travailleurs plus de
force physique et intellectuelle, sans compromettre l'évolution capitaliste,
et l'avènement régulier du prolétariat, l'installation progressive et
pacifique du socialisme auraient été singulièrement facilités. Oh !
gardons-nous de croire que le développement antagonique des classes est un
mécanisme rigide et que rien né peut modifier. Gardons-nous de croire qu'il
est indifférent au prolétariat que le capitalisme se développe sous un régime
de démocratie ou sous un régime d'oligarchie ou de despotisme ! Non : il
-n'est pas vrai que la Révolution n'ait pas été entamée et abaissée par le
despotisme militaire de l'Empire, par les velléités contre-révolutionnaires
de la Restauration, par le régime censitaire de Louis-Philippe. Oui, la
propriété bourgeoise et capitaliste, libérée par la Révolution des entraves
féodales et corporatives, s'est développée sous tous les régimes, et il ne
dépendait d'aucune réaction d'arrêter ou de refouler ce mouvement. Oui, la
bourgeoisie a su toujours imposer le respect de la dette publique et un
certain contrôle des finances, nécessaire à son autorité. Et si la liberté
politique et la souveraineté nationale ne s'étaient pas abîmées dans le
despotisme impérial, si la Révolution, au lieu d'osciller pendant un siècle
de la démocratie militaire à l'oligarchie bourgeoise et orléaniste, était
restée une démocratie républicaine, les rapports essentiels des classes et la
structure profonde de la propriété capitaliste n'auraient pas été modifiés :
mais il y aurait eu un frein à l'égoïsme de la bourgeoisie, une limite à
l'exploitation des ouvriers ; et la lutte nécessaire entre une bourgeoisie
forcément plus généreuse et un prolétariat plus éclairé et plus libre aurait
abouti plus sûrement et plus noblement à une société nouvelle, à une forme
nouvelle de propriété. Le cœur s'emplit de tristesse lorsqu'on rencontre, dès
1791, un commencement de pensée prolétarienne, quand on voit dès ce moment
l'esprit humain en quête de combinaisons variées pour adoucir les conditions
des prolétaires, et quand on songe à ce qu'auraient pu donner tous ces germes
dans le développement régulier d'une démocratie libre. Nous ne
pouvons pas nous consoler en nous disant que les effroyables souffrances de
la classe ouvrière pendant le siècle qui vient de s'écouler étaient
inévitables et qu'elles ont été la condition d'un ordre nouveau. Non, non :
beaucoup de ces souffrances ont été inutiles. Le capitalisme aurait été aussi
puissant et aussi fécond, et les conditions du communisme auraient été aussi
pleinement réalisées si les travailleurs avaient pu, grâce à la démocratie et
à la République, se défendre au moins contre les inutiles excès de la classe
possédante. Que
jamais la tentation ne vienne aux prolétaires de compter sur le seul jeu du
mécanisme économique ou de s'exagérer le fatalisme de l'organisation des
classes, au point de méconnaître et de négliger toutes les ressources
d'action que leur offrent la démocratie et la liberté. Mais, ai-je besoin de
dire encore une fois que le projet social de Marat ne m'intéresse point par
sa valeur intrinsèque, mais comme symptôme du travail social, du travail
prolétarien, qui obscurément commençait dans les esprits à la faveur de la
liberté nouvelle ? « Hier,
raconte un correspondant de Marat, dans le numéro du 25 mars 1791, je me
trouvais dans la boutique du patriote Garin : un ouvrier achète un pain et
présente un coupon d'assignats de 4 livres 10 sols. On fait dix boutiques
pour le changer ; enfin on apporte de la petite monnaie parmi lesquelles se
trouvent plusieurs pièces fausses. Affligé de la peine à changer ces petits
effets, l'infortuné s'écrie le cœur gros de soupir : « Comment pouvons-nous
vivre dans un pays où nous sommes abandonnés par ceux qui devraient nous
soutenir ? » Puis, il ajouta en essuyant une larme : « Mais doucement, ils
prennent notre patience pour de la peur ; nous sommes vingt mille ouvriers
dans Paris, tous forts et vigoureux, qui mettrons fin un jour à toutes ces
taquineries : nous ne nous laisserons plus endormir par les bourgeois comme
nous avons fait jusqu'à présent. » Pauvre
et peu intelligente application de l'instinct de classe : car malgré les
difficultés et les ennuis de détail qu'elle entraînait, la création des
assignats, instrument de l'expropriation de l'Eglise, était un grand acte
révolutionnaire. Marat, qui l'a combattue furieusement en haine de Mirabeau,
jouait en cela un rôle réactionnaire. Mais n'est-il point curieux que déjà
les souffrances du peuple prennent la forme d'une opposition de classe ? les
ouvriers contre les bourgeois. Il y a deux ans, dans les Cahiers, les paysans parlaient assez volontiers « du bourgeois » comme d'un autre privilégié, aussi pesant au peuple que le noble. Mais, dans les Cahiers des villes et dans le langage même de la classe ouvrière, un bourgeois, en 1789, était un révolutionnaire, un ennemi des nobles et de la Cour. Bourgeois s'opposait à noble : maintenant bourgeois commence à s'opposer à ouvrier, à prolétaire. Quel malheur immense que cet instinct de classe naissant, si fragile encore et si faible, n'ait pu se fortifier et s'éclairer, dès cette époque et à travers tout le siècle, par la pratique continue de la liberté ! |
[1]
Sur Robespierre et sur la question noire, voir l'étude de Georges Hardy dans
les Annales révolutionnaires de 1920, t. XII, p. 357.