HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE III. — LES BIENS NATIONAUX

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

 

LA CONFISCATION DES BIENS DU CLERGÉ

La vente des biens d'Eglise va servir, en effet, tout à la fois les financiers auxquels elle permettra des spéculations hardies, les rentiers dont elle assurera la créance, les hommes d'affaires et les architectes, auxquels elle donnera le profit d'innombrables échanges et de vastes travaux, les négociants, industriels, marchands auxquels elle assurera plus largement l'accès de la propriété foncière, les praticiens, petits marchands et artisans de village auxquels elle livrera dans les environs du bourg ou du hameau quelques champs convoités, les notaires des campagnes qui trouveront dans d'habiles achats un fructueux emploi de leurs fonds, et enfin les propriétaires paysans qui arrondiront leur petit domaine d'un lot arraché au prieuré ou à l'abbaye.

Je ne puis entrer dans le détail des combinaisons financières avortées qui ne laissèrent à la Révolution d'autre ressource que de nationaliser les biens d'Eglise. Un premier emprunt ouvert dès les premiers mois échoua, parce que l'Assemblée abaissa le taux de l'intérêt au-dessous du chiffre fixé par Necker et désiré par les capitalistes, et que ceux-ci craignirent en souscrivant à un taux modéré, de créer un précédent qui entraînerait bientôt une conversion générale et une réduction de toute la dette publique. Surtout les porteurs de titres, qui faisaient la Révolution pour éviter la banqueroute hésitaient à surcharger par un nouvel emprunt le poids de la dette, et en refusant un nouvel effort, ils voulaient acculer la nation à prendre des mesures décisives pour la consolidation de leur créance.

La voie de l'emprunt, où Necker s'engageait d'abord présomptueusement, était donc fermée. Pouvait-on compter sur des dons des souscripteurs volontaires ? Il eût été puéril d'espérer que des mouvements de générosité suffiraient à entretenir le budget d'une grande monarchie. D'ailleurs donner, c'était jeter au gouffre.

Il restait à Necker deux expédients : frapper le revenu d'un terrible impôt et négocier avec la Caisse d'escompte. La Constituante, avec un courage qui montre quel prix immense mettait la bourgeoisie à sauver la Révolution et à éviter la banqueroute, vota la contribution patriotique du quart du revenu ; c'était un impôt énorme ; il fut payé en bien des villes avec un noble empressement.

Marat, presque seul, le combattit. Il écrivit que cet impôt, au lieu d'être proportionnel, devrait être progressif. Et surtout dans des calculs fantastiques, qui portaient le revenu annuel de la France à une quinzaine de milliards, il dénonçait le complot du ministre qui allait se procurer près de trois milliards. Et à quoi, selon Marat, consacrerait-il ces sommes énormes ? A soudoyer pendant plusieurs années une énorme armée pour écraser la Révolution. La vérité est que cet énorme effort permettait à peine à la France d'attendre sans faillite les premiers effets de l'aliénation des biens du clergé ; car la perception de tous les autres impôts était, en bien des provinces, comme arrêtée de fait.

Necker songea à utiliser le crédit de la Caisse d'escompte. On l'autoriserait à émettre des billets de banque ; mais ces billets, si on ne les gageait, tomberaient bientôt à rien, et si on voulait les soutenir, avec quel gage ? Mirabeau qui combattait avec une grande force les plans financiers de Necker, disait très justement « Si la Nation peut soutenir par un gage des billets émis par la Caisse d'escompte, pourquoi ne soutiendrait-elle pas directement par ce gage des billets émis par elle-même ? » Ainsi la combinaison de Necker qui consistait en réalité à créer une sorte d'assignats indirects était contradictoire, elle ne pouvait conduire qu'à créer directement des billets d'Etat, des assignats nationaux gagés par une richesse nationale. Et cette richesse, ce ne pouvait être que le domaine de l'Eglise.

Déjà comme nous l'avons vu, la Constituante, en abolissant les dîmes sans indemnité, avait frappé la propriété de l'Eglise. Mais il était bien plus hardi de toucher à son domaine foncier ; et tandis que l'Eglise ne résista que mollement à l'abolition des dîmes, elle va résister avec une vigueur forcenée à la nationalisation de sa propriété immobilière.

Comment la Constituante justifia-t-elle cette mainmise sur les biens du clergé ?

Elle affirma que la propriété de l'Eglise n'avait pas le même caractère que les autres propriétés, que l'Eglise n'avait reçu des terres, des immeubles, que pour remplir certaines fonctions, notamment de charité et d'assistance ; que, par suite, le jour où la Nation se préoccupait de remplir elle-même cette fonction, elle avait le droit de saisir les ressources en assumant la charge.

Enfin, et pour compléter sa démonstration juridique, la Constituante proclama que le clergé, ayant cessé d'être un ordre, ne pouvait posséder en cette qualité, et que la Nation peut toujours reprendre les biens d'un corps qui n'existe que par la volonté de la Nation elle-même. Après le marquis de Lacoste, après Buzot, après Dupont de Nemours, c'est l'évêque d'Autun, Talleyrand-Périgord qui posa la question avec l'autorité que lui donnait sa qualité même d'évêque et avec une admirable précision.

C'est le 10 octobre 1789 qu'il porta à la tribune sa grande et célèbre motion :

« Messieurs, l'Etat depuis longtemps est aux prises avec les plus grands besoins, nul d'entre vous ne l'ignore ; il faut donc de grands moyens pour y subvenir.

« Les moyens ordinaires sont épuisés : le peuple est pressuré de toute part, la plus légère charge lui serait, à juste titre, insupportable ; il ne faut pas même y songer.

« Des ressources extraordinaires viennent d'être tentées (l'impôt du quart du revenu) ; mais elles sont principalement destinées aux besoins extraordinaires de cette année, et il en faut pour l'avenir, et il en faut pour l'entier rétablissement de l'ordre.

« Il en est une immense et décisive, et qui, dans mon opinion (car autrement je « la repousserais), peut s'allier avec un respect sévère pour les propriétés : cette ressource me parait être toute entière dans les biens ecclésiastiques.

« Il ne s'agit pas ici d'une contribution aux charges de l'Etat, proportionnelle à celle des autres biens : cela n'a jamais pu paraître un sacrifice. Il est question d'une opération d'une toute autre importance pour la Nation...

« Ce qui me paraît sûr, c'est que le clergé n'est pas propriétaire à l'instar des autres propriétaires, puisque les biens dont il jouit et dont il ne peut disposer ont été donnés, non pour l'intérêt des personnes mais pour le service des fonctions.

« Ce qu'il y a de sûr, c'est que la Nation jouissant d'un empire très étendu sur tous les corps qui existent .dans son sein, si elle n'est point en droit de détruire le corps entier du clergé, parce que ce corps est essentiellement nécessaire au culte de la religion, elle peut certainement détruire des agrégations particulières de ce corps, si elle les juge nuisibles ou seulement inutiles ; et que ce droit sur leur existence entraîne nécessairement un droit très étendu sur la disposition de leurs biens.

« Ce qui est non moins sûr, c'est que la Nation, par cela même qu'elle est protectrice des volontés des fondateurs, peut et doit même supprimer les bénéfices qui sont devenus sans fonctions ; que, par une suite de ce principe, elle est en droit de rendre aux ministres utiles et de faire tourner au profit de l'intérêt public le produit des biens de cette nature actuellement vacants, et destiner au même usage tous ceux qui vaqueront dans la suite.

« Jusque-là point de difficulté, et rien même qui ait droit de paraitre trop extraordinaire, car on a vu dans tous les temps des communautés religieuses éteintes, des titres de bénéfices supprimés, des biens ecclésiastiques rendus h leur véritable destination et appliqués à des établissements publics ; et sans doute l'Assemblée nationale réunit l'autorité nécessaire pour décréter de semblables opérations si le bien de l'Etat le demande.

« Mais peut-elle aussi réduire le revenu des titulaires vivants et disposer d'une partie de ce revenu ?...

« Mais d'abord il faut, en ce moment, partir d'un point de fait : c'est que cette question se trouve décidée par le décret sur les dîmes.

« Quelque inviolable que doive être la possession d'un bien qui vous est garanti par la loi, il est clair que cette loi ne peut changer la nature du bien en le garantissant ; que, lorsqu'il est question de biens ecclésiastiques, elle ne peut assurer à chaque titulaire actuel que la jouissance de ce qui lui a été véritablement accordé par l'acte de sa fondation.

« Or, personne ne l'ignore, tous les titres de fondations de biens ecclésiastiques, ainsi que les diverses lois de l'Eglise qui ont expliqué le sens et l'esprit de ces titres, nous apprennent que la partie seule de ces biens, qui est nécessaire à l'honnête subsistance du bénéficiaire, lui appartient ; qu'il n'est que l'administrateur du reste, et que ce reste est réellement accordé aux malheureux et à l'entretien des temples. Si donc la Nation assure soigneusement à chaque titulaire, de quelque nature que soit son bénéfice, cette subsistance honnête, elle ne touchera point à sa propriété individuelle, et si, en même temps, elle se charge, comme elle en a sans doute le droit, de l'administration du reste, si elle prend sur son compte les autres obligations attachées à ces biens, telles que l'entretien des hôpitaux, des ateliers de charité, des réparations de l'Eglise, des frais de l'éducation publique, etc. ; si, surtout, elle ne puise dans ces biens qu'au moment d'une calamité générale, il me semble que toutes les intentions des fondateurs sont remplies et que toute justice se trouvera avoir été sévèrement accomplie. »

On voit le grand effort de dialectique et de subtilité par lequel Talleyrand essayait de démontrer que cette grande expropriation révolutionnaire respectait la propriété. Au fond, cette opération décisive pouvait se légitimer d'un mot : c'est qu'une Nation, avant tout, a le droit de vivre et que lorsque d'immenses richesses ont une affectation traditionnelle contraire aux intérêts nouveaux et à la vie même de la Nation, elle peut et doit modifier cette affectation.

Mais il est rare que les Révolutions puissent avouer aussi nettement leurs principes, et elles cherchent à rattacher au système juridique en vigueur l'acte même qui bouleverse l'ancien droit.

Il y avait, sans doute, des parties spécieuses dans l'argumentation de Talleyrand : mais aussi que de raisonnements fragiles !

Oui, la Nation, seule existence perpétuelle, a le droit et le devoir de veiller à l'exécution de la volonté des fondateurs, mais il est bien clair que lorsque, dans les siècles de ténèbres et de foi, des milliers d'hommes avaient donné leurs biens à l'Église pour le soulagement des pauvres ils n'avaient pas voulu seulement donner aux pauvres, ils avaient voulu leur donner par les mains de l'Eglise, et s'assurer ainsi à eux-mêmes une récompense dans un ordre surnaturel que, suivant eux, l'Eglise administrait.

Par conséquent, lorsque la Nation, s'emparant des biens d'Eglise, les consacrait au soulagement des pauvres, à des œuvres d'assistance et d'éducation, elle ne remplissait qu'une partie de la volonté des donateurs ; et comment, en vérité, un grand peuple, après la lumière du XVIIIe siècle, aurait-il pu être exactement fidèle à la pensée du moyen-âge ?

Nationaliser les biens d'Eglise, les laïciser, ce n'était pas seulement les arracher à l'Eglise, c'était les arracher au donateur lui-même, c'est-à-dire au passé : c'était, par conséquent, faire acte d'expropriation révolutionnaire, beaucoup plus que Talleyrand ne se l'avouait ou ne l'avouait aux autres.

Mais ce premier discours laissait subsister une autre difficulté bien plus grave.

Le raisonnement de Talleyrand supposait que la totalité des biens d'Eglise sécularisés serait appliquée à des œuvres de charité, analogues, sinon dans leur inspiration, au moins dans leur réalité matérielle, aux œuvres prévues par les fondateurs. Mais, en fait, c'était surtout pour assurer le paiement des dettes de l'Etat, pour éviter la banqueroute que la Révolution était obligée de séculariser les biens d'Eglise.

C'est donc la légion des rentiers, des bourgeois prêteurs, des capitalistes qui se substituait, dans la perception des revenus d'Eglise, aux premiers destinataires. Les biens d'Eglise, la propriété immobilière et religieuse servaient à garantir la propriété mobilière ; c'était bien l'expropriation du moyen âge au profit de la société moderne.

Talleyrand comprit que, dans son premier discours, il avait trop éludé le problème et sans doute les rentiers, les créanciers de l'Etat, inquiets d'une première argumentation qui les laissait en dehors de la distribution des revenus d'Eglise, lui demandèrent un nouvel effort de dialectique.

Il compléta quelques jours après, par un mémoire, son discours du 10 octobre.

« A qui donc est la propriété véritable de ces biens ? La réponse ne peut être douteuse : à la Nation.

« Mais ici, il est nécessaire de bien s'entendre :

« Est-ce à la Nation en ce sens que, sans aucun égard pour leur destination primitive, la Nation, par une supposition chimérique, puisse en disposer de toute manière et, à l'instar des individus, propriétaires, en user et en abuser à son gré ?

« Non, sans doute, car ces biens ont été chargés d'une obligation par le donateur et il faut que, par eux ou par un équivalent quelconque, cette obligation, tant qu'elle est jugée juste et légitime, soit remplie.

« Mais est-elle à la Nation en ce sens que la Nation, s'obligeant à faire acquitter les charges des établissements nécessaires ou utiles, à pourvoir dignement à l'argent du service divin, suivant le véritable esprit des donateurs, à faire remplir même les fondations particulières, lorsqu'elles ne présenteront aucun inconvénient, ELLE PUISSE EMPLOYER L'EXCÉDENT AU-DELA DE CES FRAIS A DES OBJETS D'UTILITÉ GÉNÉRALE ? La question, ainsi posée, ne présente plus d'embarras. Oui, sans doute, elle est à la Nation, et les raisons se présentent en foule pour le démontrer.

« 1° La plus grande partie de ces biens a été donnée, évidemment, à la décharge de la Nation, c'est-à-dire pour des fonctions que la nation eût été tenue de faire acquitter ; or, ce qui a été donné pour la Nation est nécessairement donné à la Nation.

« Les biens ont été donnés presque tous pour le service public ; ils l'ont été, non pour l'intérêt des individus, mais pour l'intérêt public ; et ce qui est donné pour l'intérêt public peut-il n'être pas donné à la Nation ? La Nation peut-elle cesser un instant d'être juge suprême sur ce qui constitue cet intérêt ?

« Ces biens ont été donnés à l'Eglise. Or, comme on l'a remarqué déjà l'Eglise n'est pas le seul clergé, qui n'en est que la partie enseignante. L'Eglise est l'assemblée des fidèles et l'assemblée des fidèles, dans un pays catholique, est-elle autre chose que la Nation ?

« Ces biens ont été destinés particulièrement aux pauvres ; or, ce qui n'est pas donné à tel pauvre en particulier mais qui est destiné à perpétuité aux pauvres, peut-il n'être pas donné à l'a Nation qui peut, seule, combiner les vrais moyens de soulagement pour tous les pauvres ?

« La Nation peut certainement, par rapport aux biens ecclésiastiques, ce que pouvaient, par rapport à ces biens, dans l'ancien ordre des choses, le roi et le supérieur ecclésiastique, le plus souvent étrangers à la possession de ces biens.

« Or, on sait qu'avec le concours de ces deux volontés on a pu, dans tous les temps, éteindre, unir, désunir, supprimer, hypothéquer des bénéfices et même les aliéner pour secourir l'Etat.

« La Nation peut donc aussi user de tous ces droits et, comme dans la réunion de ces droits se trouve toute la propriété qui est réclamée en ce moment sur les biens ecclésiastiques en faveur de la Nation, il suit qu'elle est propriétaire dans toute l'acception que ce mot peut présenter pour elle. »

Il serait trop long d'examiner la valeur historique et juridique de ces arguments. Mais, malgré l'habileté avec laquelle est tendu le voile, Talleyrand ne peut dissimuler le caractère révolutionnaire de l'acte proposé. Entre les aliénations de détail faites jadis par le prince et l'aliénation d'ensemble réclamée de la Constituante il y a un abîme ; toute la distance d'un acte d'administration à un acte d'expropriation. Il est très hasardeux de dire que les donateurs ont constitué jadis leurs œuvres, à la décharge de la Nation, car, dans la période féodale, la Nation n'était pas ; et le seul pouvoir vraiment central était l'Eglise.

Enfin, il est au moins hardi de cléricaliser ainsi toute la Nation pour. établir entre l'Eglise et la Nation une continuité juridique absolue ; déclarer à la fin du mn' siècle que la Nation est l'assemblée des fidèles, c'est-à-dire la véritable Eglise, c'est méconnaître le profond travail que la critique rationaliste et la science avaient opéré dans les esprits.

Au fond, il n'y avait qu'un argument à donner, mais décisif : la propriété d'Eglise ne peut être maintenue sans péril pour les formes nouvelles de civilisation.

Mais donner cette raison, toute nue, c'était s'exposer à troubler bien des consciences ; c'était surtout frapper d'un caractère provisoire toute propriété, et la Révolution aimait mieux envelopper de formes juridiques la vaste et nécessaire expropriation qu'elle méditait. Comme les prétextes juridiques allégués n'étaient pas tout à fait vains, comme quelques-uns d'entre eux avaient au moins une haute vraisemblance, la prudence des révolutionnaires n'était point de l'hypocrisie.

Mais Talleyrand avait franchi le pas difficile et démontré qu'après avoir assuré les services de charité. l'Etat pouvait disposer de l'excédent :les rentiers étaient sauvés, et aussi la Révolution.

L'éminent jurisconsulte Thouret, trouva évidemment que l'argumentation de Talleyrand était insuffisante, et il chercha à donner à l'Assemblée une raison juridique décisive, qui ruinât jusqu'au fondement le droit de propriété ecclésiastique et qui préservât en même temps de toute atteinte, de toute menace la propriété nouvelle, individuelle et bourgeoise :

« Il faut, dit-il, distinguer entre les personnes, les particuliers ou individus réels, et les corps qui, les uns par rapport aux autres, et chacun relativement à l'Etat, forment des personnes morales el fictives. »

« Les individus et les corps diffèrent essentiellement par la nature de leurs droits, et par l'étendue d'autorité que la loi peut exercer sur ces droits. »

« Les individus existent indépendamment de la loi et, antérieurement à elle, ont des droits résultant de leur nature et de leurs facultés propres ; droits que la loi n'a pas créés, mais qu'elle a seulement reconnus, qu'elle protège et qu'elle ne peut pas plus détruire que les individus eux-mêmes. Tel est le droit de propriété relativement aux particuliers. »

« Les corps, au contraire, n'existent que par la loi : par cette raison elle a, sur tout ce qui les concerne et jusque sur leur existence même, une autorité illimitée. »

« Les corps n'ont aucuns droits réels par leur nature, puisqu'ils n'ont pas même de nature propre. Ils ne sont qu'une fiction, une conception abstraite de la loi, qui peut les faire comme il lui plaît et qui, nues les avoir faits, peut les modifier à son gré. »

« Ainsi la loi, après avoir créé les corps, peut les supprimer ; et il y en a cent exemples. »

« Ainsi la loi a pu communiquer aux corps la jouissance de tous les effets civils : mais elle peut, et le pouvoir constituant surtout a le droit d'examiner s'il est bon qu'ils conservent cette jouissance, ou du moins jusqu'à quel point il faut leur en laisser la participation. »

« Ainsi la loi qui pouvait ne pas accorder aux corps la faculté de posséder des propriétés foncières, a pu, lorsqu'elle l'a trouvé nécessaire, leur défendre d'en acquérir : l'édit célèbre de 1749 en est la preuve. »

« De même la loi peut prononcer aujourd'hui qu'aucun corps de mainmorte, soit laïque, soit ecclésiastique, ne peut rester propriétaire de fonds de tcr,e ; car l'autorité qui a pu déclarer l'incapacité d'acquérir peut, au même titre, déclarer l'inaptitude de posséder.

« Le droit que l'Etat a de porter cette décision sur tous les corps qu'il a admis dans son sein n'est pas douteux, puisqu'il a, dans tous les temps et sous tous les rapports, une puissance absolue, non seulement sur leur mode d'exister, mais encore sur leur existence. La même raison qui fait que la suppression d'un corps n'est pas un homicide, fait que la révocation de la faculté accordée aux corps de posséder des fonds de terre ne sera pas une spoliation.

« Il ne reste donc qu'à examiner s'il est bon de décréter que tous les corps de mainmorte, sans distinction, ne seront plus à l'avenir capables de posséder des propriétés foncières. Or, ce décret importe essentiellement à l'intérêt social sous deux points de vue : 1° relativement à l'avantage public que l'Etat doit retirer des fonds de terre ; 2° relativement à l'avantage public que l'Etat doit retirer des corps eux-mêmes. »

Et il concluait son discours par un projet de décret dont l'article 1er est ainsi conçu :

« Le clergé et tous les corps ou établissements de mainmorte sont, dès à présent, et seront perpétuellement incapables d'avoir la propriété d'aucun bien fonds ou immeuble. »

Et l'article 2 disait :

« Tous les biens de cette nature dont le clergé et les autres biens de mainmorte ont la possession actuelle sont, de ce moment, à la disposition de la Nation et elle est chargée de pourvoir à l'acquit du service et aux charges des établissements, suivant la nature des différents corps et le degré de leur utilité publique. »

Le clergé fut exaspéré du coup brutal que lui portait Thouret : c'était l'application la plus rigoureuse, la plus hardie de la doctrine des légistes sur la souveraineté de l'Etat et de la philosophie individualiste du XVIIIe siècle, à là question de la propriété.

Il n'y a que deux forces qui subsistent : l'individu et l'Etat ; l'individu a une réalité indépendante et des droits préexistants, et l'Etat est souverain pour assurer le respect de ces droits dans les rapports multiples des individus.

En dehors de l'individu et de l'Etat, toute existence est factice, artificielle : les corps n'existent que par le consentement, ou mieux, par la volonté de l'Etat : il peut les dissoudre : à plus forte raison, peut-il leur enlever leur propriété.

On voit la différence de la thèse de Thouret et de celle de Talleyrand. Pour Talleyrand, la volonté du fondateur est encore une force persistante et qui crée un droit : et si la Nation peut saisir les biens du clergé, c'est qu'elle en est réellement propriétaire en vertu de la volonté profonde des fondateurs. Ceux-ci, en s'imaginant ne donner qu'à l'Eglise, ont en réalité donné à la Nation : et quand celle-ci entre en possession ne ce qui lui était vraiment destiné, elle met fin tout simplement à un malentendu. Mais elle doit aux fondateurs d'appliquer les revenus saisis par elle aux objets prévus par eux, et c'est seulement lorsqu'elle a épuisé ces obligations qu'elle peut consacrer l'excédent à des besoins d'un autre ordre.

Au contraire pour Thouret, la volonté des fondateurs n'a pu créer les corps auxquels ils donnaient : ces corps n'ont jamais pu exister que par la volonté de l'Etat souverain : par conséquent, dès le premier moment, le droit provisoire créé par les fondateurs était subordonné à la volonté maîtresse, au droit supérieur de l'Etat : il a longtemps usé de ce droit souverain pour tolérer la propriété des corps : il en use aujourd'hui pour la dissoudre : il n'y a là aucun droit nouveau, aucune revendication nouvelle, mais la continuation sous une autre forme d'un même droit.

Et si la loi, au moment où elle dissout l'Eglise possédante, charge la Nation de certains services rendus par les corps, ce n'est pas pour acquitter une dette envers les fondateurs et pour respecter leur volonté, c'est seulement dans une vue d'intérêt public.

Qu'on ne craigne pas, au demeurant, que l'Etat puisse s'autoriser de cette suppression de la propriété des corps pour toucher un jour à la propriété des individus : car si les corps sont dans l'Etat et par lui, s'ils n'ont qu'une existence empruntée et dérivée, les individus sont hors de l'Etat : ils existent sans lui, et leur droit peut être garanti par lui : mais comme il ne les crée point, il ne saurait les détruire.

Ainsi la thèse de Thouret était doublement cruelle au clergé, d'abord parce qu'elle déracinait toute propriété ecclésiastique et la niait dans toute la suite des temps, ensuite parce qu'en opposant ainsi nettement la propriété corporative à la propriété individuelle, elle enlevait au clergé le moyen de semer l'inquiétude dans la bourgeoisie possédante.

Avec la doctrine de Thouret, la bourgeoisie révolutionnaire pouvait saisir la propriété de l'Eglise, sans craindre de créer contre elle-même et contre toute propriété un précédent.

Mais nous, qui sommes si pénétrés de l'idée de l'évolution historique, nous sommes presque effrayés de cette audace d'abstraction juridique, qui est la négation même de l'histoire.

Eh quoi ! il y a un Etat absolu et éternel ! et en face de l'Etat éternel l'individu éternel ! Quoi ! dans tous les temps, les corps n'ont existé que par la volonté de l'Etat ! Même cette Eglise, née bien des siècles avant qu'il y eût un Etat français et qui a, si longtemps, dominé la société française n'a jamais eu d'autre existence, comme corps, que celle que lui donnait l'Etat !

Et, de même qu'éternellement l'Eglise a été incluse dans l'Etat, éternellement l'individu sera hors de l'Etat qui ne pourra toucher aux propriétés individuelles !

Oui, cette façon d'immobiliser l'histoire, tout le passé et tout l'avenir, autour de deux idées abstraites, l'individu et l'Etat, répugne profondément à nos conceptions essentielles de la société changeante et de l'univers mouvant.

Mais qu'on y prenne garde : sous son apparence d'abstraction immobile, la théorie de Thouret est en réalité le triomphe de l'évolution historique. C'est parce que depuis des siècles l'Etat moderne et laïque s'était fortement constitué, c'est parce que sous l'action de la royauté, des légistes, des philosophes, de la bourgeoisie, il s'était de plus en plus délié de l'Eglise, que la grande idée de l'Etat prenait aux yeux du juriste un caractère d'éternité et de souveraineté : et c'est parce que les individus ayant grandi dans la même proportion que l'Etat laïque et moderne s'affranchissaient avec lui des sujétions féodales et des tyrannies ecclésiastiques, que le droit des individus s'affirmait, grandissait en face de l'Etat grandissant.

Qu'était la Révolution sinon le double affranchissement simultané de l'Etat et des individus ? C'est cette croissance séculaire et cette expansion révolutionnaire de l'Etat et des individus qui réduisaient les corps les plus puissants, comme l'Eglise, à une existence dépendante et dérivée dont l'Etat pouvait, à son gré, modifier les conditions dans l'intérêt des individus.

La tranquille formule juridique de Thouret condense des siècles d'histoire, et c'est là ce qui lui donne cette efficacité souveraine.

Mais un nouvel effort de l'histoire peut lui faire perdre sa vertu : et il se peut très bien que, sous l'action de forces économiques nouvelles, la propriété individuelle rentre, un jour, dans la sphère de l'Etat et dans le domaine de la Nation, comme la propriété de l'Eglise, d'abord supérieure à l'Etat, en avait dû subir enfin la loi.

Quelle réponse opposait le haut clergé aux théories des juristes révolutionnaires ?

Il éprouvait quelque embarras à se défendre : car la suppression de la propriété des dîmes créait contre toute la propriété ecclésiastique un redoutable précédent.

De plus, le décret du 5 novembre 1789, qui disait : « Il n'y a plus en France aucune distinction d'ordre », ébranlait encore les bases *de la propriété ecclésiastique : car le clergé cessant d'exister comme ordre, c'est-à-dire, d'avoir une vie politique et une représentation politique distinctes, était, par là même, menacé comme corps.

En outre, l'abolition des vœux monastiques, l'interdiction des ordres et congrégations régulières, où étaient prononcés ces vœux, achevaient de disloquer les cadres de la propriété cléricale.

Il est vrai que cette interdiction ne fut votée que le 14 février 1790 ; mais elle avait été proposée le 17 décembre 1789.

C'est donc à des assauts multiples que la propriété ecclésiastique devait résister. L'Eglise aurait pu se défendre, à la rigueur, si elle avait pu opposer à la Révolution un magnifique ensemble d'œuvres de charité et d'éducation : mais du fond des hôpitaux infâmes, où trois ou quatre malades s'infectaient les uns les autres dans le même lit, sortait à certains jours, un immense cri de révolte, ce qu'on appelait alors la plainte d'hôpital, un sinistre hurlement de folie, de misère, de désespoir, qui soudain épouvantait la cité.

L'archevêque d'Aix essaya pourtant, avec une grande ingéniosité, de détourner le coup. Il se garda bien de dire que les biens d'Eglise étaient uniquement fondés sur la volonté des donateurs. Il reconnut au contraire qu'il y avait eu intervention de la puissance publique : c'est avec le consentement des rois, c'est avec la garantie de la Nation qu'ils représentaient, que l'Eglise a régi, tout le long des siècles, le domaine qu'elle possède aujourd'hui et l'archevêque demandait à la Révolution de respecter la propriété de l'Eglise par respect mème pour la volonté de la Nation qui l'avait fondée et légitimée.

L'argument n'était que spécieux. Car, pourquoi la Nation n'aurait-elle pu retirer, pour les besoins d'un état social nouveau, le consentement jadis donné par elle ?

D'ailleurs l'habile archevêque semblait douter lui-même de ce qu'on peut appeler le droit social de l'Eglise. Il reconnaissait que la Nation avait le droit d'empêcher à l'avenir toute extension de la propriété ecclésiastique comme elle avait déjà limité la formation des biens de mainmorte par le fameux édit de 1749. Il semblait ainsi uniquement préoccupé de sauver la situation acquise. Et en convenant que désormais toute création de propriété cléricale pouvait être interdite sans qu'il y eût violation du droit et péril pour la société, il était bien près de ne plus demander que comme une sorte de grâce le maintien des propriétés déjà formées.

L'abbé Maury comprit que ce système défensif et incertain était impuissant. Il comprit que toute argumentation juridique était vaine, et il recourut brusquement à ces moyens démagogiques dont l'Eglise avait déjà usé au temps de la Ligue. Il essaya d'ameuter les pauvres contre l'œuvre d'expropriation révolutionnaire. Il dénonça les riches, les financiers, les agioteurs, les juifs, qui s'apprêtaient, selon lui, à saisir les biens affectés jusque-là au soulagement des souffrances humaines.

C'est vraiment le premier manifeste de la démagogie antisémite ; toutes les conceptions de Drumont, tous ses arguments, toute la tactique nouvelle de l'Eglise sont là L'abbé Maury est le vrai créateur du genre. Depuis ce jour, toutes les fois que l'Eglise sera menacée dans sa domination ou dans sa richesse, elle tentera une diversion contre la finance, « contre la juiverie », et elle essaiera de représenter tous les mouvements révolutionnaires, dans l'ordre de la pensée et de l'action, comme une secrète machination des juifs cherchant à tout dissoudre pour tout absorber. Elle essaiera aussi de faire peur à la bourgeoisie dirigeante en lui montrant que tous les coups portés à l'Eglise atteindront un jour le capital.

Toute cette savante rouerie cléricale est dans le discours de l'abbé Maury, aussi je tiens à en citer de très longs et décisifs fragments, car il faut que le peuple voie bien que si, en 1789 et 1790, il s'était laissé duper par la manœuvre antisémite de l'Eglise, l'ancien régime clérical subsisterait encore dans son entier. Ecoutez donc le démagogue de l'Eglise ameutant le peuple contre les capitalistes, contre l'agio, contre la Bourse, afin de sauver les milliards de bonnes et grasses terres possédées par des milliers de moines fainéants. On croirait entendre Morès et l'abbé Garnier.

« Que l'on ne nous propose donc pas si légèrement., Messieurs, de sacrifier la prospérité des campagnes à ce gouffre dévorant de la capitale, qui engloutit déjà la plus riche portion de notre revenu territorial. Dans cette cité superbe, vous le savez, résident les plus grands propriétaires du royaume et une multitude de capitalistes citoyens qui ont fidèlement déposé dans le Trésor de l'Etat le fruit d'un honnête travail et d'une sévère économie. Si tous les créanciers du royaume avaient des titres si légitimes, la nation n'aurait point à se plaindre des extorsions de la capitale, et les provinces ne reprocheraient point la ruine de l'Etat aux usuriers de Paris.

« Mais ne confondons point des capitalistes irréprochables avec les avides agioteurs de la Bourse. Là se rassemble de toutes les extrémités du royaume et de toutes les contrées de l'Europe une armée de prêteurs, de spéculateurs, d'intrigants en finance, toujours en activité entre le Trésor royal et la nation pour arrêter la circulation du numéraire par l'extension illimitée des effets publics. Là un commerce fondé sur l'usure décourage et appauvrit le vrai commerce national, l'industrie productive du royaume, et condamne l'administration à l'inertie, tantôt en l'affaissant sous le poids des besoins, tantôt en déplaçant son activité.

« Ecoutez ces marchands de crédit qui trafiquent du destin de l'Etat, à la hausse ou à la baisse. Ils ne demandent pas si la récolte est abondante, si le pauvre peuple peut élever le salaire de ses travaux à la hauteur du prix commun du pain, si les propriétaires dispersés dans les provinces les vivifient par leurs dépenses ou leurs libéralités. Non, ce n'est point là ce qui les intéresse. Ils s'informent uniquement de l'état de la Bourse et de la valeur des effets. Voilà pour eux l'unique thermomètre de la prospérité générale. Ils ne savent pas que l'opulence de la capitale se mesure toujours sur la misère des provinces, et que ce n'est point dans des portefeuilles arides que consiste la richesse nationale, niais que c'est dans les sillons creusés de ses sueurs que le laboureur fait germer la force de l'Etat. »

Vraiment, je serais tenté d'interrompre l'audacieux orateur pour m'étonner de son cynisme. L'abbé Maury oublie ou feint d'oublier qu'en refusant sa part d'impôt depuis des siècles, le clergé a précisément acculé la monarchie à ces emprunts qui ont alimenté la spéculation et l'agio. L'abbé Maury oublie que quand il consentait « des dons gratuits » le clergé, au lieu de s'imposer, au lieu d'aliéner, s'il en était besoin, une partie de son domaine foncier, empruntait toujours, et en ajoutant sa dette à celle de l'Etat, développait encore les opérations de finances.

L'abbé Maury oublie que ce ne sont pas seulement les agioteurs qui concentraient dans Paris les ressources de la France ; mais que les nobles non-résidents, les évêques et bénéficiaires, toujours absents de leur évêché ou éloignés de leur bénéfice, venaient aussi depuis deux siècles dévorer à Paris le produit du travail des provinces. L'abbé Maury oublie que pour que les laboureurs fassent germer dans le sillon la grandeur de l'Etat, il n'est point nécessaire que ce sillon reste la propriété du prêtre et du moine. Il oublie que les paysans tout seuls n'auraient pu s'affranchir, qu'ils ne le pouvaient à cette date que par le concours de la bourgeoisie révolutionnaire ; or, la banqueroute, à laquelle l'Etat aurait été acculé sans la vente des biens du clergé, aurait brisé le ressort de cette bourgeoisie, elle aurait ruiné non seulement les agioteurs, mais surtout ces « honnêtes capitalistes », tous ces rentiers « laborieux et économes » dont parle lui-même l'abbé Maury, attentif déjà à distinguer le « bon » et le « mauvais » capitaliste ; encore un thème qu'exploitera savamment la démagogie antisémite préoccupée de combattre et de ruiner la bourgeoisie révolutionnaire tout en rassurant l'ensemble du capital.

Mais écoutons encore, vous croirez entendre une voix d'aujourd'hui, un forcené d'antisémitisme et de nationalisme. L'abbé Maury oppose le « patriotisme » et le désintéressement de la classe foncière à l'égoïsme de la classe capitaliste.

« Messieurs, dans ce moment d'épreuve pour le véritable patriotisme, la conduite des propriétaires et des détenteurs du numéraire national vient de nous présenter un contraste bien digne d'être observé dans l'Assemblée de la Nation. Les propriétaires ont fait les plus grands sacrifices aux besoins de l'Etat, et ils en ont annoncé de plus généreux encore. Ils ont sanctionné d'abord la dette publique sans la connaître : ils n'ont écouté que la voix de l'honneur qui ne s'informe pas du montant de ses créances pour les ratifier. Ils ont signalé et immortalisé leur patriotisme par la générosité inattendue des arrêtés du 4 du mois d'août dernier. Ils ont donné un effet rétroactif à l'abandon de leurs privilèges pécuniaires. Ils ont sacrifié sans hésiter leur vaisselle d'argent, l'argenterie des églises, le quart manifeste de leur revenu.

« Qu'ont fait pour l'Etat les dépositaires connus de tout le numéraire (lu royaume ? Ce qu'ils ont fait ? rien, Messieurs, rien. Pour consolider la fortune publique, ils avaient d'abord annoncé une souscription volontaire de deux cents financiers ; mais dès qu'ils ont vu que nous nous occupions de leur sort, ce projet patriotique présenté par M. le duc d'Aiguillon a été mis à l'écart et n'a plus reparu. Nous avons voté et ouvert un emprunt qu'il était de leur intérêt de remplir ; au lien de seconder nos efforts, ils ont fermé leurs coffres. Deux tentatives inutiles, malgré le caractère national, nous ont obligés à renoncer à la ressource des emprunts.

« On avait vu, après la bataille de Culloden, les républiques de Suisse et de Hollande régénérer par leurs fonds la banque d'Angleterre, pour prévenir une banqueroute qui eût englouti leur fortune. Mais, ni le patriotisme ni les calculs de nos plus opulents marchands d'argent n'ont pu les amener à de si sages sacrifices, et ils ont intercepté, sans effroi, la circulation du numéraire dans tout le royaume. La conduite des agioteurs nous paraissait inexplicable, quand la motion de M. l'évêque d'Autun nous a tout à coup dévoilé leur dessein. La ruine du clergé était leur grande spéculation ; ils attendaient cette riche proie qu'on leur préparait en' silence. Déjà ils dévoraient en idée nos propriétés qu'ils se partageaient dans leurs projets de conquête ; ils attendaient que la vente des biens de l'Eglise fît monter au pair tous les effets publics et augmentât subitement leur fortune d'un quart, tandis que nous offrions tous le quart de nos revenus. Cette régénération da papier au profit des agioteurs et des étrangers, ce scandaleux triomphe de l'agiotage étaient le bienfait qu'ils briguaient auprès des représentants de la Nation.

« Les juifs venaient à leur suite avec leurs trésors pour les échanger contre des acquisitions territoriales. Ils achèvent de démasquer la conspiration en vous demandant, Messieurs, dans ce moment même un état civil, afin de confisquer à la fois le titre de citoyen et les biens de l'Eglise. Nous n'étions occupés que du soin de consolider la fortune des propriétaires de papier, tandis qu'ils méditaient secrètement notre ruine. Le grand complot a enfin éclaté, et je ne fais ici que vous en rappeler la marche ténébreuse. Secondez, Messieurs, une conjuration si patriotique. Livrez les ministres du culte, vos pasteurs, vos parents, vos compatriotes à cette horde d'agioteurs et d'étrangers. »

En vérité, il y a presque autant de candeur que de rouerie dans ces reproches de l'abbé Maury aux capitalistes. Il ne leur pardonne pas de n'avoir pas souscrit un nouvel emprunt qui aurait aggravé le péril de la banqueroute ; il ne pardonne pas aux bourgeois de Genève et d'Amsterdam de n'avoir pas aventuré leurs fonds pour préserver le clergé de l'expropriation révolutionnaire.

Dire à tous les financiers, à tous les prêteurs, à tous les capitalistes, à tous les juifs de l'univers : « Prêtez et prêtez encore, au risque d'accroître par des prêts nouveaux l'impossibilité du remboursement, et sauvez ainsi le domaine foncier du clergé de France », puis injurier cette « horde d'agioteurs et d'étrangers » parce que, plus soucieuse de son propre intérêt que de celui des évêques, des bénéficiers et des moines, elle refuse tout prêt nouveau et oblige ainsi la France révolutionnaire à saisir les biens de l'Eglise, gage des créanciers de l'Etat et de la Révolution elle-même, c'est de l'innocence affectée où il entre beaucoup de cynisme.

Il n'est pas douteux que, dès le début de la Révolution, la classe financière et rentière avait entrevu dans les biens de l'Eglise le moyen de salut, et qu'elle manœuvrait pour donner à la Révolution le courage des actes décisifs ; mais réduire cette exigence révolutionnaire de la propriété mobilière aux proportions d'une intrigue étrangère et d'un complot juif, c'est méconnaître l'énorme mouvement économique accompli en Europe depuis trois siècles et que Barnave a si fortement analysé.

Aussi bien, comme nous le verrons, la part des biens nationaux acquise par les juifs est tout à fait infime et négligeable, et cette tentative pour faire de la Révolution une conspiration juive serait plaisante par sa frivolité, si nous n'avions vu combien ces pitoyables falsifications, gravement rééditées par les « sociologues » antisémites et les journaux d'Eglise, servaient le mouvement réactionnaire dans notre pays. Oui, l'abbé Maury a été un grand inventeur.

Le voici maintenant qui essaie de faire peur à la propriété bourgeoise. « Quand je dis les propriétés, Messieurs, je prends le mot dans son acception la plus rigoureuse. En effet, la propriété est une et sacrée, pour nous comme pour vous. Nos propriétés garantissent les vôtres. Nous sommes attaqués aujourd'hui ; mais, ne vous y trompez pas, si nous sommes dépouillés, vous le serez à votre tour ; on vous opposera votre propre immoralité et la première calamité en matière de finances atteindra et dévorera vos héritages... Si la Nation a le droit de remonter à l'origine de la société, pour nous dépouiller de nos propriétés, que les lois ont reconnues et protégées pendant plus de quatorze siècles, ce nouveau principe métaphysique vous conduira directement à toutes les insurrections de la loi agraire.

« Le peuple profitera du chaos pour demander à entrer en partage de ces biens, que la possession la plus immémoriale ne garantit pas de l'invasion. Il aura sur vous tous les droits que vous exercez sur nous ; il dira aussi qu'il est la Nation, qu'on ne prescrit pas contre lui. Je suis loin d'interjeter un appel au peuple, et d'exciter des prétentions injustes et séditieuses qui anéantiraient le royaume ; mais il doit être permis d'opposer à un principe injuste et incendiaire les factieuses conséquences que peut en tirer la cupidité, malgré votre patriotisme qui les désavoue. »

En fait, l'Eglise ne tardera pas à interjeter cet appel ; elle essaiera en plus d'un point d'ameuter les fermiers des biens de l'Eglise sécularisés, et de leur persuader qu'ils ne doivent aucun fermage à leurs nouveaux maîtres. Mais il y a dans le discours de l'abbé Maury, dans cette menace suprême jetée à la propriété bourgeoise par la propriété cléricale menacée, un grand sophisme. Oui, l'expropriation révolutionnaire des biens de l'Eglise permet de conclure que les biens de la bourgeoisie pourraient être aussi un jour révolutionnairement expropriés.

Oui, de même que les juristes bourgeois ont déclaré que si les biens d'Eglise avaient été créés en vue de certains services sociaux, c'était à défaut de la Nation, et que la Nation pouvait donc, en assumant ces services, saisir ces biens, nous pouvons dire aujourd'hui, nous, communistes, que si la propriété capitaliste a été constituée, c'est là défaut de la Nation et que, quand la Nation se reconnaît capable d'organiser socialement la production, elle a par cela même le droit de nationaliser le capital.

Oui, la propriété capitaliste est conditionnelle et précaire, toujours subordonnée virtuellement au droit de la Nation comme le fut la propriété d'Eglise, jusqu'au jour où la Nation revendique et exerce son droit.

Mais, pour que la propriété bourgeoise soit menacée en effet, il ne suffit pas que la Nation ait un droit abstrait d'expropriation ; il faut que tout un système nouveau de démocratie ouvrière soit prêt à remplacer le système capitaliste, comme à la fin du, siècle dernier un système nouveau de démocratie bourgeoise était prêt à remplacer le système ecclésiastique et féodal. Or, au moment où parlait l'abbé Maury, la société bourgeoise était préparée à remplacer la société d'ancien régime : aucune force nouvelle, prolétarienne et communiste, n'était préparée à remplacer la société bourgeoise. Les menaces et les prophéties de l'abbé Maury étaient donc vaines ; il voulait projeter comme une ombre de menace sur la propriété bourgeoise l'expropriation des biens de l'Eglise ; mais le soleil bourgeois était trop haut à l'horizon et cette ombre de menace était trop courte.

Les bourgeois révolutionnaires s'effrayèrent d'autant moins que la propriété individuelle, telle qu'ils la concevaient, leur apparaissait comme l'expression même de la liberté humaine et du droit naturel et qu'ils la croyaient naïvement définitive et éternelle.

Il est vrai, pourtant, que le renversement subit de toute la propriété d'Eglise ébranla un moment dans l'esprit du pays toute la propriété : les prolétaires furent plus d'une fois, aux heures de souffrance et de colère, tentés de' penser qu'après tout les riches boutiques et magasins, où s'accumulaient les vêtements et les vivres, n'étaient pas plus sacrés au sans-culotte affamé que les riches abbayes , les grasses terres monacales et la vaisselle d'argent des Eglises n'avaient été sacrés à la bourgeoisie révolutionnaire.

Mais ces velléités n'étaient soutenues par aucune conception sociale précise, par aucune organisation sérieuse, et la Révolution n'aura pas de peine à refouler, par des lois terribles, ces mouvements incertains.

J'imagine, d'ailleurs, qu'il en coûtera d'autant moins à la Révolution de proclamer contre la loi agraire la peine de mort, que c'est l'Eglise d'abord qui avait fait entendre cette menace de loi agraire.

L'abbé Maury fournit ainsi à la bourgeoisie révolutionnaire un argument spécieux pour dénoncer toute idée de loi agraire comme une manœuvre de contre-Révolution.

Le 2 novembre, Chapelier répondit, avec son éloquence toujours brutale et rude, aux orateurs du clergé, et il faut noter déjà dans ses paroles cette sorte de haine contre toute organisation corporative qui inspirera, plus tard, en juin 1791, la fameuse « loi Chapelier » contre les corporations ouvrières.

« Je m'étonne d'avoir entendu rapporter avec tant de confiance au milieu de cette assemblée ces expressions : nos adversaires, nos biens. Je m'étonne d'avoir vu quelques-uns de nos collègues se réunir, faire cause commune, se défendre comme un particulier indépendant de nous qui serait traduit à notre tribunal, ET JE SENS COMBIEN IL EST IMPORTANT de détruire toutes ces idées de corps et d'ordre qui renaissent sans cesse... Le Clergé offre des dons, mais de quel droit ? mais à quel titre ?

« Il les prendra sur le patrimoine du Culte, sur le patrimoine des pauvres...

« Redoutez ce piège : il veut sortir de sa cendre pour se reconstituer en ordre : ces dons sont plus dangereux que notre détresse.

« On nous parle des pauvres : mais ne dirait-on pas qu'ils sont une caste dans l'Etat comme le Clergé ?

« Doit-on laisser le soin de leur subsistance aux ecclésiastiques ? Qui peut en bénéficier ? Une stérile et dangereuse charité, propre à entretenir l'oisiveté.

« La Nation, au contraire, établira dans ces maisons de prière et de repos des ateliers utiles à l'Etat, où l'infortuné trouvera la subsistance avec le travail... Il n'y aura plus de pauvres que ceux qui voudront l'être. »

Ainsi, la propriété ecclésiastique doit disparaître parce qu'elle est une propriété corporative ; il est faux de dire, comme le répètent si souvent aujourd'hui les économistes bourgeois, que la Révolution fut exclusivement individualiste ; elle fut à la fois individualiste et étatiste, et elle accroissait d'autant plus les fonctions de l'Etat qu'entre l'individu et l'Etat elle ne voulait laisser subsister aucun corps, aucune corporation d'aucune sorte. Cette parole de Chapelier : « Il n'y aura de pauvres que ceux qui voudront l'être », constitue la Révolution débitrice d'une dette immense ; en même temps qu'elle investit l'Etat d'une puissance très étendue.

Du discours de Mirabeau, qui parla le dernier en faveur du projet, je ne retiens que deux points, c'est d'abord l'affirmation de la toute puissance de la loi :

« Après avoir prouvé, Messieurs, que la Nation a le droit d'établir ou de ne pas établir des corps ; que c'est encore à elle à décider si ces corps doivent être propriétaires ou ne pas l'être, je dis que, partout où de pareils corps existent, la Nation a le droit de lés détruire, comme elle a celui de les établir, et je demande encore qu'on admette ou que l'on nie ce principe,

« Je dirai, à ceux qui voudraient le contester, qu'il n'est aucun acte législatif qu'une Nation ne puisse révoquer ; qu'elle peut changer, quand il lui plaît, ses lois, sa constitution, son organisation et son mécanisme ; la même puissance qui a créé peut détruire, et tout ce qui n'est que l'effet d'une volonté générale d'oit cesser dès que cette volonté vient à changer... »

Oui, mais qui ne voit que cette théorie s'applique aussi à la propriété individuelle ? Car, elle aussi a un caractère social.

Mirabeau dit à l'abbé Maury que « ce n'est point la réunion matérielle des individus qui forme une agrégation politique, qu'il faut pour cela qu'une telle agrégation soit regardée comme un individu dans la société générale ; qu'elle ait une personnalité distincte de celle de chacun de ses membres, et qu'elle participe aux effets civils ».

Soit ! mais, de même, pour qu'il y ait propriété individuelle, il ne suffit pas que les objets matériels soient appropriés pour un individu ; il faut encore que la société reconnaisse et consacre cette appropriation, il faut qu'elle en détermine les effets civils ; il faut qu'elle règle les modes d'acquisition, d'aliénation, de transmission. Bref, au sens où Mirabeau entend le mot loi, c'est la loi qui crée la propriété individuelle comme elle crée la propriété corporative et elle a le droit d'abolir l'une comme elle a le droit d'abolir l'autre.

Qu'elle n'ait pas intérêt à exercer ce droit et que la propriété individuelle soit plus en harmonie avec le droit de l'individu, c'est possible, au moins pour un temps ; mais il reste vrai que, pour légitimer l'expropriation révolutionnaire des biens de l'Eglise, la Révolution est obligée de proclamer la souveraineté de la loi et ainsi, vraiment, le titre d'expropriation future est inscrit dans le grand acte qui fonde la Révolution bourgeoise en sécularisant la propriété cléricale.

Mirabeau va si loin que, par une application merveilleusement hardie du Contrat social, il présente l'acte par lequel la France régénère la Constitution comme un nouveau commencement de l'histoire :

« Je dirai ensuite que l'Assemblée actuelle n'étant pas Législative, mais Constituante, elle a, par cela seul, tous les droits que pouvaient exercer les premiers individus qui formèrent la Nation.

« Or, supposons pour un moment qu'il fût question d'établir parmi nous le premier principe de l'ordre social ; qui pourrait nous contester le droit de créer des corps ou de les empêcher, d'accorder à des corps des propriétés particulières ou de les déclarer incapables d'en acquérir ?

« Nous avons donc aujourd'hui le même droit, à moins de supposer que notre pouvoir constituant soit limité et, certes, nous avons déjà fait assez de changements dans l'ancien ordre de choses, pour que la proposition, que j'ai l'honneur de vous soumettre, ne puisse pas être regardée comme au-dessous de votre puissance. »

Ainsi, tantôt, pour légitimer la saisie des biens de l'Eglise, la Révolution essaie d'établir, avec Talleyrand, une sorte de continuité juridique absolue entre le passé et le présent, entre l'Eglise et la Nation « véritable assemblée des fidèles » ; tantôt, au contraire, elle fait table rase de tout« le passé et considère, avec Mirabeau, que la Constituante ouvre un monde nouveau, une société nouvelle, et qu'elle dispose ainsi de la souveraine puissance dont disposaient les premiers hommes se formant en société.

Mais ici encore, qu'on pousse jusqu'au bout l'hypothèse de Mirabeau et qu'on demande si cette humanité, toute neuve, n'aurait pas le droit de refuser sa consécration légale à la propriété individuelle, Mirabeau ne l'eût point contesté, et si un jour le prolétariat prétend renouveler la Constitution sociale, il pourra répondre à ceux qui lui opposeront le passé et les titres des possédants bourgeois, qu'il est constituant, qu'il reprend ainsi la souveraineté primitive et que, du nouveau pacte social, par lequel un ordre nouveau va être institué, il exclut la propriété individuelle et bourgeoise. Il ne fera qu'invoquer ainsi contre la bourgeoisie le titre de souveraineté que la bourgeoisie elle-même invoquait il y a cent vingt ans contre la propriété d'Eglise.

La rapidité des évolutions économiques et des transformations sociales fait ainsi à la bourgeoisie une condition étrange. Une nouvelle classe expropriatrice s'est formée avant qu'ait cessé de retentir dans .la mémoire et presque dans l'oreille (les hommes la parole d'expropriation prononcée par la bourgeoisie elle-même : et l'ironique écho, qui lui retourne sa propre voix, la remplit d'épouvante.

Mirabeau, malgré ce puissant effort de dialectique, malgré l'urgence des besoins financiers, qui était la raison décisive, craignit sans doute à la dernière heure l'échec du projet : car il essaya de l'atténuer et même d'en voiler le sens.

Il sentait bien que ce qui pouvait heurter les esprits timides c'était le transfert des biens d'Eglise à la classe des rentiers.

Et ne pouvant nier que ce fut là au fond, le sens de l'opération, il en disait :

« Il ne s'agit pas, précisément, de prendre les biens du clergé pour payer la dette de l'Etat, ainsi qu'on n'a cessé de le faire entendre. On peut déclarer le principe de la propriété de la Nation, Sans que le Clergé cesse d'être l'administrateur de ses biens : se ne sont point des trésors qu'il faut à l'Etat, c'est un gage et une hypothèque, celle du crédit et de la confiance. »

H y avait là ou une défaillance d'un instant ou une ruse, car, comment aurait-il suffi d'avoir un gage, puisqu'il ne s'agissait pas seulement d'inspirer confiance pour des emprunts nouveaux, mais de rembourser une dette déjà écrasante ?

Et, en tout cas, comment ce gage eût-il pu .paraître solide aux prêteurs s'il n'eût été vraiment aux mains de la Nation ? Cette concession ou cette habileté de Mirabeau attestent seulement le trouble qui saisissait les plus hardis devant l'immensité de l'opération révolutionnaire qui allait s'accomplir. L'Assemblée passa au vote et, peut-être, s'il n'y avait pas eu près de 200 nobles émigrés, le résultat eût-il été incertain.

Par 568 voix contre 346 et 40 voix nulles elle vota, en cette grande journée du 2 novembre, la plus décisive à coup sûr de la Révolution, la motion de Mirabeau :

« L'Assemblée décrète :

« 1° Que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation, à la charge de pourvoir d'une manière convenable aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d'après les instructions des provinces.

« 2° Que dans les dispositions à faire pour subvenir à l'entretien des ministres de la religion, il ne pourra être assuré à la dotation d'aucune cure de moins de 1.200 livres par année, non compris le logement et les jardins en dépendant. »

 

LES ASSIGNATS

Mais à quoi eût servi à la Révolution cette expropriation hardie, si elle n'eût pu réaliser pour ainsi dire immédiatement la valeur des biens d'Eglise ? Le déficit s'agrandissait tous les jours ; même les premières mesures révolutionnaires, le rachat des dîmes inféodées, l'abolition avec rachat des offices de judicatures accroissaient la dette exigible ; les besoins étaient immédiats : il fallait que les ressources fussent immédiates.

Or, d'une part, la vente des biens d'Eglise ne pouvait être que lente ; en la précipitant et jetant tout à la fois sur le marché cette énorme quantité de domaines, de bâtiments, de corps de ferme, on aurait, pour ainsi dire, noyé la demande sous l'offre, et avili le prix de cette marchandise ainsi prodiguée. Et d'autre part, avec quelle monnaie les acheteurs auraient-ils pu payer ? C'est à plusieurs milliards que s'élevait la valeur des biens d'Eglise, et tout le numéraire de la France, ne dépassait guère à cette époque, selon les calculs d'hommes comme Lavoisier, deux milliards.

La vente rapide des biens d'Eglise aurait donc absorbé une grande partie du numéraire déjà trop rare ; et bien que l'Etat l'eût presque aussitôt fait refluer vers ses créanciers de tout ordre, il y aurait eu cependant au moins pour une certaine période, concentration du numéraire sur une opération unique et colossale : une crise économique inouïe ; un arrêt presque complet de la circulation des produits aurait pu suivre cette brusque absorption du numéraire insuffisant ; de plus, cette raréfaction extraordinaire de l'or et de l'argent en aurait tellement accru la valeur que le prix des terres aurait baissé en conséquence et qu'ainsi l'opération de vente aurait été désastreuse.

Il fallait donc absolument créer un numéraire nouveau, ou, pour parler plus-exactement, un équivalent du numéraire. Il fallait une monnaie révolutionnaire pour une opération révolutionnaire. Comment procéda la Constituante ?

Elle ne se trouva pas d'emblée en face de tout le problème : au lendemain du vote de la mémorable motion sur les biens d'Eglise, quand l'Assemblée, en décembre 1789, dut tout à la fois pourvoir aux besoins urgents du Trésor et chercher les moyens de réaliser l'immense domaine ecclésiastique, elle ne s'avoua pas clairement tout d'abord qu'elle devait créer un véritable papier monnaie, ayant cours forcé comme l'or et l'argent, et qu'elle devait créer cette monnaie nouvelle en quantité suffisante pour couvrir, si je puis dire, la valeur des biens ecclésiastiques offerts au public. Malgré son audace, la Constituante, hantée du souvenir de la catastrophe de Law, aurait reculé devant le problème ainsi posé ; mais l'Assemblée ne procéda d'abord qu'à une opération très limitée et un peu ambiguë, qui lui cachait à elle-même son prodigieux coup d'audace.

D'abord, c'est surtout à la Caisse d'Escompte qu'elle demanda des ressources ; et pour assurer à la Caisse d'Escompte un crédit dont put bénéficier l'Etat lui-même, elle donna aux billets émis par la Caisse d'Escompte un caractère mixte : ils participaient à la fois du billet de banque et de l'assignat.

Normalement, la Caisse d'Escompte, comme toute banque d'émission, aurait dû assurer le remboursement à vue, en monnaie métallique, des billets émis par elle. Mais son encaisse était presque épuisée ; et la Caisse d'Escompte ne se soutenait plus qu'au moyen du cours forcé.

L'Assemblée prolongea le cours forcé jusqu'au 1er juillet 1790. Elle décida que jusqu'à cette date les billets de la Caisse d'Escompte continueraient à être reçus en paiement dans les caisses publiques et particulières, et qu'à partir de cette époque, elle serait tenue d'effectuer ses paiements à bureau ouvert.

Mais il ne suffisait pas de prolonger par décret le cours forcé des billets pour donner du crédit à la Caisse. Et l'Etat, au moment même où il décrétait le cours forcé et où il obligeait la Caisse à lui faire jusqu'au 1er juillet une nouvelle avance de 80 millions de billets devait donner à ceux-ci un gage qui en soutînt réellement la valeur. Déjà pour une avance antérieure, la Caisse avait reçu de l'Etat un assignat sur le produit de la contribution patriotique ; elle avait été constituée créancière privilégiée des recettes éventuelles du Trésor. Cette fois il fallait un gage autre et plus solide.

L'Assemblée décréta donc qu'elle remettrait à la Caisse d'Escompte 170 millions d'assignats sui la future vente des biens nationaux, c'est-à-dire qu'au fur et à mesure que les biens ecclésiastiques seraient vendus, le produit des ventes serait affecté jusqu'à concurrence de 170 millions à rembourser la Caisse d'Escompte. Ou plutôt celle-ci pouvait se rembourser elle-même, attendu que les assignats ainsi créés étaient admis de préférence dans les ventes de biens nationaux ; remettre 170 millions d'assignats, c'était remettre en réalité 170 millions de biens d'Eglise.

Ces assignats n'étaient point à proprement parler une monnaie : ils ne devaient point avoir cours entre particuliers : ils étaient simplement la reconnaissance d'une dette de l'Etat et une assignation donnée aux créanciers sur ce gage précis : les biens d'Eglise. En attendant la réalisation de ce gage et le remboursement de la créance, les assignats ainsi remis aux créanciers de l'Etat portaient intérêt à 5 p. 100.

Ainsi, dans la première opération de l'Assemblée, l'assignat n'est pas encore une monnaie : il est une obligation de l'Etat gagée sur le domaine de l’Église, et il est créé surtout pour donner crédit au billet de la Caisse d'Escompte ; le billet de la Caisse d'Escompte masque encore l'assignat, et l'Assemblée, dans cette première création d'assignats, peut se persuader à elle-même qu'elle ne fait que continuer, en les cautionnant, les pratiques connues et qu'elle se borne à utiliser le crédit du billet de la Caisse d'Escompte en fortifiant ce crédit par la remise d'assignats sur les biens d'Eglise.

Pourtant, dès ce premier jour, l'assignat commence à se dégager du billet de la Caisse et à jouer un rôle distinct ; la pensée était venue à beaucoup de Constituants que l'Etat avait bien tort de recourir au crédit de la Caisse d'Escompte, puisqu'après tout, c'est lui-même qui créait ce crédit par la remise d'assignats fortement gagés ; et qu'il valait bien mieux par conséquent user directement du crédit direct de l'assignat lui-même.

C'est ce que Pétion de Villeneuve fit remarquer, dans de brèves et intelligentes observations, à la séance même du 19 décembre. « La Capitale est déjà engorgée de billets de la Caisse d'Escompte qui ne circulent pas dans les provinces ; elle va donc en fabriquer encore ; la Caisse sera chargée de cette fabrication pour laquelle vous lui paierez 5 p. 100. Ne pouvons-nous pas fabriquer nous-mêmes le numéraire fictif dont la nécessité est reconnue ? Ne pouvons-nous pas lui donner nous-mêmes la confiance dont il a besoin pour circuler dans toutes les parties de l'Empire ? Nous avons à notre disposition les fonds ecclésiastiques et domaniaux ; créons des obligations à ordre ; faisons-leur payer un intérêt ; assignons-leur un paiement certain... La Caisse d'Escompte peut-elle donner de semblables avantages à ses effets ? Remettons ainsi à nos créanciers véritables l'intérêt que nous paierons à la Caisse d'Escompte ».

L'Assemblée ne fit pas précisément droit à la demande de Pétion : elle maintint l'emprunt à la Caisse d'Escompte ; et à vrai dire, elle y trouvait un avantage que Pétion oublie : c'est que les billets de la Caisse d'Escompte ayant cours forcé, étaient une monnaie : ainsi l'Etat pouvait s'en servir non seulement pour payer des créances pressantes, mais pour faire face aux besoins courants du Trésor.

Au contraire les assignats eux-mêmes, étant une délégation portant intérêt, que l'Etat remettait à ses créanciers, ne pouvaient servir qu'à payer en effet le créancier. Ainsi, dans la combinaison imaginée par la Constituante, le billet de la Caisse d'Escompte et l'assignat formaient un système et se complétaient mutuellement ; d'un côté, le billet devait à l'assignat son crédit, et de l'autre côté, l'assignat devenait monnaie, ayant cours forcé et universel par l'intermédiaire du billet.

C'est par ces transitions timides mais peut-être inévitables que l'Assemblée s'acheminait à faire de l'assignat lui-même, directement et ouvertement, une monnaie proprement dite, ne portant pas intérêt et ayant cours forcé. Le 21 décembre, elle n'en est point encore là ; mais elle commence à affranchir l'assignat du billet, car elle crée 400 millions d'assignats, et comme il n'y a que 170 millions qui sont remis à la Caisse d'Escompte pour garantir les billets, tout le reste a une existence indépendante des billets. Mais tous ces 400 millions sont non point encore une monnaie, niais des billets d'achat, portant intérêt à 5 p. 100 et ayant un privilège d'achat des biens nationaux. Voici d'ailleurs le texte de cet important décret :

« ARTICLE PREMIER. - Il sera formé une caisse de l'extraordinaire dans laquelle seront versés les fonds de la contribution patriotique, ceux des ventes qui seront ordonnées par le présent décret et toutes les autres recettes extraordinaires de l'Etat. Les deniers de cette caisse seront destinés à payer les créances exigibles et arriérées et à rembourser les dettes dont l'Assemblée nationale aura décrété l'extinction.

ARTICLE 2. — Les domaines de la couronne, à l'exception des forêts et des maisons royales dont Sa Majesté voudra se réserver la jouissance, seront mis en vente, ainsi qu'une quantité de biens ecclésiastiques suffisants pour former ensemble la valeur de 400 millions.

ARTICLE 3. — L'Assemblée nationale se réserve de désigner incessamment lesdits objets ainsi que de régler la forme et les conditions de leur vente, après avoir reçu les renseignements qui lui seront donnés par les assemblées de département, conformément à son, décret du 2 novembre.

ARTICLE 4. — Il sera créé sur la caisse de l'extraordinaire des assignats portant intérêt à 5 p. 100 jusqu'à concurrence de la valeur desdits biens à vendre, lesquels assignats seront admis de préférence dans l'achat desdits biens. Il sera éteint desdits assignats, soit par lesdites ventes, soit par les rentrées de la contribution patriotique, et par toutes les autres recettes extraordinaires Oui Pourraient avoir lieu : 120 millions en 1791, 100 millions en 1792 ; 80 millions en 1793, 80 millions en 1794 et le surplus en 1795. »

Encore une fois, si l'on constate que sur les 400 millions d'assignats ainsi créés, une partie servait à soutenir le crédit des billets de la Caisse d'Escompte et devenait ainsi indirectement de la monnaie, et que l'autre partie, remise directement aux créanciers, n'était point, même indirectement, de la monnaie, mais fonctionnait indépendamment des billets de la caisse, il suffira de combiner les deux caractères, et de rendre tous les assignats indépendants des billets en leur donnant un rôle de monnaie pour réaliser le type définitif assignat révolutionnaire. Il est donc en germe dans la création confuse et composite du 19 et du 21 décembre 1789.

La droite protesta vigoureusement contre cette première création d'assignats : elle alla même, le 19 décembre, jusqu'à quitter en masse la salle des séances pour essayer d'empêcher le vote, qui ne fut en effet définitif que le 21. Elle voyait avec crainte et colère la création de l'instrument monétaire qui rendrait possible la vente du domaine ecclésiastique. Pourtant, à cette première rencontre, le Clergé n'opposa pas à cette grande création révolutionnaire la fureur désespérée qu'il déploiera quelques mois après.

D'abord l'émission de 400 millions d'assignats lui paraissait assez modérée cette somme ne dépassait pas, elle n'atteignait même pas tout à fait « le sacrifice » offert par le Clergé lui-même, pour faire la Part, du feu. De plus, le Clergé pouvait espérer que la vente de son domaine se ferait avec une telle lenteur et de telles difficultés que la Révolution devrait renoncer à cette ressource.

En effet, les assignats étaient des billets d'achat, permettant aux créanciers de l'Etat d'acheter des biens nationaux : mais les créanciers de l'Etat, ayant en main un titre produisant un intérêt de 5 p. 100, seraient-ils très pressés d'échanger ce titre contre des domaines d'un moindre rapport ?

Et si les créanciers de l'Etat, directement appelés à acheter le domaine de l'Eglise, hésitaient ou même se refusaient à acheter, s'ils craignaient que l'Eglise exerçât un jour contre eux des revendications, est-ce que tous les autres citoyens ne seraient pas découragés par cet exemple et détournés de l'opération ?

Aussi, tout en criant beaucoup, l'Eglise avait encore à cette date l'espoir d'éluder ou de réduire à des proportions insignifiantes la grande mesure révolutionnaire.

Mais, quand il apparut que la première émission de 400 millions d'assignats était sérieuse, quand les ventes commencèrent à s'effectuer, quand la bourgeoisie révolutionnaire s'empressa d'acquérir, quand partout les municipalités achetèrent en bloc des parties considérables du domaine ecclésiastique et s'employèrent à les revendre, quand à Paris notamment il y eut une rivalité véhémente, entre l'assemblée de la commune et les sections, à qui dirigerait l'opération de vente, l'Eglise sentit que la partie suprême se jouait et elle tenta un effort immense.

Dès le mois d'avril, la question reparut, plus aiguë encore et plus pressante. Les besoins et les embarras du Trésor, constatés par le rapport de Necker du 6 mars, étaient plus grands encore qu'en décembre, par l'effet de la mauvaise rentrée des impôts et de l'abrogation de nombreux offices de judicature.

De plus le concours de la Caisse d'Escompte, où la Révolution encore défiante de soi, avait cru trouver une force, avait été au contraire un obstacle. La Caisse avait placé très difficilement un petit nombre des assignats, qui 'lui étaient remis mois par mois, jusqu'à concurrence de 170 millions, en garantie de ses avances au Trésor.

La défaveur de la Caisse d'Escompte s'était étendue aux assignats négociés par elle, malgré la spécialité et la solidité du gage national sur lequel ils reposaient. Ainsi, la Révolution qui avait cru renforcer son crédit du crédit de la Caisse d'Escompte, n'aboutissait qu'à noyer son propre crédit dans le discrédit de cette caisse surmenée.

Et d'autre part, comme la Révolution ne pouvait négocier directement sur le marché les 230 millions d'assignats qu'elle n'avait point remis à la Caisse d'Escompte, parce qu'elle ne voulait pas faire concurrence aux assignats dont disposait cette dernière, l'arrêt subi par les assignats de la Caisse d'Escompte s'étendait à la totalité des assignats : ils faisaient queue, pour ainsi dire, en attendant que les assignats de la Caisse trouvent preneur : et comme ceux-ci se heurtaient à une défiance générale, tous étaient immobilisés derrière eux. La Révolution comprit qu'elle devait se dégager de cette ornière, prendre confiance en sa force propre, et établir le contact entre les assignats et le pays tout entier. Il fallait donc faire des assignats un papier-monnaie, ayant cours forcé entre toutes les personnes dans toute l'étendue du royaume.

C'est ce qu'Anson, rapporteur du Comité des finances, proposa à la Constituante, dans son beau rapport du 9 avril ; il établit d'abord que l'Insuffisance du numéraire, ou exporté ou enseveli, paralyse les transactions et qu'il y faut remédier, même par des mécanismes nouveaux.

« Il en est, dit-il, de la machine politique, comme de celles qui concourent aux travaux de l'industrie : quand le secours des fleuves et des ruisseaux lui est refusé par la Nature, le fluide vient au secours de l'homme ingénieux qui fait soumettre l'air et le feu aux besoins des arts. Employons à son exemple, la ressource d'une circulation nouvelle, au lieu de ces métaux enfouis, qui refusent de couler dans le Trésor public : et bientôt la grande machine de l'Etat, dont la stagnation vous effraie, va reprendre son activité. »

C'est bien en effet une force nouvelle analogue à celle de la vapeur et du feu, c'est une sorte de crédit ardent et subtil, entretenu par la foi de la Révolution en elle-même, qui va servir de moteur à toute la machine. Qu'on ne compte plus sur le crédit de la Caisse d'Escompte : il est épuisé. Qu'on n'hypothèque plus par des anticipations le produit des impôts des années suivantes : c'est justement pour réparer ces désordres que la Révolution s'accomplit.

Qu'on accepte pour la vente des biens nationaux, le concours dévoué des municipalités, mais qu'elles ne soient pas admises à émettre des « billets de municipalités », gagés sur les biens dont elles ont assumé la vente : après tout, ces billets n'auraient de crédit que si la Nation croyait au succès de la vente.

C'est donc le domaine national qui serait ici encore la base du crédit, et pourquoi masquer le crédit fondamental de l'Etat sous le crédit superposé des municipalités ? Que l'Etat cesse donc ce jeu étrange d'emprunter son crédit à ceux-là mêmes, banque ou municipalités, dont il crée le crédit. « Laissons à l'ancienne administration l'erreur des crédits intermédiaires ; montrons enfin à l'Europe entière que nous apercevons l'étendue de nos ressources, et bientôt nous prendrons avec assurance la vaste route de notre libération, au lieu de nous traîner dans les sentiers étroits et tortueux des emprunts morcelés et des négociations onéreuses. »

Beau langage, hardi et sensé. C'est maintenant le crédit direct que la Révolution trouve en elle-même, dans la valeur des biens qu'elle a saisis, dans la confiance et dans l'affection qu'elle inspire, crédit de la Nation à la Nation, de la Révolution à la Révolution. La transformation de l'assignat en papier-monnaie ayant universellement cours, voilà l'appel à la Nation. Et qu'on ne dise pas que décréter le cours forcé de l'assignat, comme monnaie obligatoire, ce n'est pas faire acte de confiance, mais au contraire de défiance.

Qu'on ne dise pas que c'est avouer que l'assignat, sans le secours de la contrainte légale, ne serait pas reçu en paiement. Car, d'une part, on aurait beau décréter le cours forcé, s'il n'y avait pas une confiance générale en l'heureuse marche de la Révolution et en la vente favorable des biens d'Eglise, ces assignats, n'ayant qu'une valeur factice, se heurteraient à tant de mauvais vouloir, à tant de résistances déclarées ou sournoises, que leur force légale de circulation serait bientôt épuisée. Et d'autre part, pour ces hardis mécanismes nouveaux la confiance générale ne suffit pas, il faut l'adhésion universelle.

Le patriote Clairvoyant et décidé qui croit à l'assignat parce qu'il croit à la Révolution, et qui croit à la Révolution parce qu'il est résolu. à la servir, ne peut pas être exposé, dans le hasard des transactions multiples, à subir, pour l'assignat qu'il offre, le refus d'un ennemi de la Révolution ou d'un calculateur tenace et sordide. Il faut qu'il soit assuré, à toute heure et toute occasion, de placer aisément l'assignat qu'il a reçu en confiance, et le mouvement de la monnaie exige un accord absolu, unanime des volontés, il exige, par conséquent, quand il s'agit d'une monnaie nouvelle, organe d'un Ordre nouveau encore combattu, l'intervention souveraine de la loi.

Ainsi le cours forcé n'est pas un acte de défiance envers soi-même, c'est une précaution nécessaire contre l'ennemi, et M. de Boisgelin, le subtil archevêque d'Aix, commettait un sophisme trop percer quand il disait au rapporteur : « Pourquoi donc décrétez-vous le cours forcé ? Si votre nouvelle monnaie est solide, elle aura cours naturellement par la confiance spontanée des citoyens ; Si Votre nouvelle monnaie a une base de valeur incertaine, vous n’êtes pas sûrs de pouvoir un jour la convertir par la réalisation du gage, et c'est une banqueroute de détail, une banqueroute innombrable, multipliée par tous ces signes incertains et par tous les déplacements de ces signes, que vous commettez. »

Ah ! le beau raisonnement et la belle tactique ! L'Eglise organisait autour de l'assignat la défiance, la grève d'une partie du peuple fanatisé, et quand ces refus, ces résistances d'une minorité de la Nation auraient arrêté la circulation des assignats, comme des pierres placées par intervalles dans un canal arrêtent la circulation de l'eau, elle se serait écriée avec triomphe : « Vous voyez bien que votre nouvelle monnaie est impossible, et comme sans cette monnaie nouvelle la vaste opération de vente est impraticable, il faut renoncer à aliéner le domaine ecclésiastique. »

Le cours forcé déjouait cette manœuvre, et quand un véhément orateur de la droite s'écriait : « Décréter le cours forcé du papier-monnaie, c'est voler le sabre à la main », il se trompait d'un mot, car la Nation ne volait pas, elle arrachait à des oisifs et à des indignes un bien qui fructifierait mieux en d'autres mains, mais elle avait raison d'armer la Révolution de la loi comme d'une épée, et de donner à l'assignat une vertu conquérante et une force de pénétration qui pût déjouer toute résistance.

Mais, au moment où la Révolution allait donner le caractère de monnaie et le cours forcé aux quatre cents millions d'assignats créés en décembre 1789, et dormant encore dans la Caisse de l'extraordinaire, une question se posait : fallait-il maintenir un intérêt à ces assignats ? A première vue, et dans le calcul abstrait, il semblait bien que l'assignat, une fois devenu monnaie, devait, comme toute monnaie, ne porter aucun intérêt. Quand, en décembre, l'Assemblée avait décidé que les assignats recevraient un intérêt de 5 p. 100, elle n'avait pas donné cours forcé aux assignats. Elle les avait destinés surtout à faire patienter les créanciers de l'Etat jusqu'à ce qu'on pût les rembourser par la vente du domaine ecclésiastique. Or, comme il leur était dû un intérêt pour leur créance, il était naturel que l'assignat, qui donnait un corps nouveau à cette créance, portât un intérêt comme elle.

Le créancier n'était pas sûr de pouvoir céder à d'autres l'assignat, il fallait donc, s'il le gardait 'dans son tiroir, qu'il ne perdît pas l'intérêt du capital représenté par cet assignat. Et l'intérêt attaché à l'assignat pouvait aider d'ailleurs le porteur de l'assignat à le négocier. N'ayant pas la circulation forcée et étendue de la monnaie, il pouvait du moins avoir une sorte de circulation de banque, et il devenait en quelque mesure un instrument de transaction.

Mais du jour où le porteur 'de l'assignat a en mains, non plus une créance à terme sur l'Etat, mais une monnaie, c'est-à-dire une créance à vue sur le public, du moment qu'il est assuré, par le cours forcé, que ni ses créanciers, ni ses fournisseurs ne pourront refuser l'assignat et qu'il peut ainsi se rembourser lui-même, par des achats où l'assignat a force libératoire, du capital jadis prêté à l'Etat, il n'y a plus aucune raison de lui servir un intérêt, car les assignats-monnaie représentent, non plus une promesse de remboursement, mais un remboursement.

Pétion, qui, dès décembre, était intervenu pour dissocier le crédit de l'Etat du crédit, ou mieux, du discrédit de la Caisse d'Escompte, et qui, sur toute cette question des assignats a eu des vues très hardies et très nettes, a fait valoir avec force les raisons de retirer tout intérêt aux assignats transformés (16 avril 1790) :

« Il est facile de concevoir, dit-il, pourquoi l'assignat ne doit porter intérêt. C'est par la raison que les écus qui sont dans la circulation n'en portent pas ; aussitôt que vous rendez l'assignat une monnaie, qu'il est reçu dans tous les échanges à ce titre, il doit en conserver- tous les caractères. Si, lors de la première émission des assignats, vous avez consenti à leur attacher un intérêt, c'est que vous avez cru donner un attrait puissant à un effet auquel les esprits n'étaient pas encore familiarisés, que les préjugés et l'ignorance pourraient repousser ; mais, en principe, il est absurde qu'un assignat-monnaie porte intérêt.

« Il y aurait même, sous un rapport, une véritable injustice, car et assignat ayant en lui-même la valeur de la monnaie, si vous y en ajoutez une autre, par cela même vous dépréciez la monnaie qui est en circulation, vous la faites perdre contre l'assignat.

« Aux principes de raison et d'équité se joint ici un grand motif d'utilité publique. Les assignats ne portant point intérêt, vous allégez le fardeau des impôts sous lequel le peuple est écrasé. Si vous remboursez 2 milliards, vous déchargez la Nation de 100 millions de rente. Est-il une considération plus puissante, plus propre à toucher ceux qui s'occupent à soulager les malheurs d'une nation si longtemps opprimée

« Si les assignats 'portaient intérêt, on ne pourrait plus les regarder comme monnaie, et alors je ne verrais pas de raison pour que cet intérêt ne fût pas fixé sur le taux ordinaire et courant. Qu'arriverait-il alors ? C'est qu'une grande partie des biens nationaux ne serait pas vendue. Le porteur d'un assignat préférerait la jouissance tranquille d'un intérêt de 5 p. 100 à la possession d'une terre dont le revenu ne lui produirait pas au-delà de 3 ½ ; revenu qui est même sujet à des vicissitudes, à des non-valeurs.

« Ainsi, l'objet intéressant, l'objet essentiel que l'Assemblée se propose pourrait échouer en attachant des intérêts aux assignats. Les biens nationaux, qu'il est si important de vendre et de vendre promptement, trouveraient un moins grand nombre d'acquéreurs. La gestion en serait très onéreuse à la Nation, et elle ferait un intérêt de 5 p. 100, lorsqu'elle n'en retirerait peut-être pas 2 p. 100 de ses fonds. »

Et Pétion, préoccupé ainsi de faire de l'assignat purement et simplement une monnaie, demandait avec beaucoup de logique que l'assignat de mille livres, créé par le vote de décembre, fût subdivisé en assignats de moins de valeur pour se prêter à une circulation de détail.

« S'il est, dit-il, un vice qui se soit fait vivement sentir dans les assignats mis jusqu'à ce jour en émission, c'est qu'ils représentent des sommes trop considérables, et qu'ils ne se prêtent pas, dès lors, à une facile et fréquente circulation. Ils deviennent nuls pour les besoins journaliers de la vie et pour tous les objets de détail ; ils deviennent nuls pour toutes les opérations de commerce. Ils deviennent tantôt une raison, tantôt un prétexte pour arrêter le cours des affaires. Le débiteur d'une petite somme renvoie sans cesse son créancier qui est dans le besoin en lui offrant ces assignats dont la valeur est de beaucoup supérieure à la dette. Avec de tels assignats les appoints deviennent très difficiles, et nous avons à cet égard une expérience suffisante pour nous éclairer. Les assignats de 50, de 30, de 24 livres entreraient aisément dans toutes les transactions, dans tous les échanges ; ils donneraient une très grande activité à la circulation. »

Le système de Pétion est cohérent et complet. C'est dès lors celui qu'adaptera décidément la Révolution ; des assignats gagés sur les biens nationaux, ayant caractère de monnaie et cours forcé, ne portant pas intérêt .et divisés en petites coupures pour pénétrer dans toutes les ramifications des échanges. Ét il semble bien que les objections formulées par lui contre l'intérêt attribué à l'assignat-monnaie sont décisives. Pourtant l'Assemblée ne s :y rendit pas encore en avril.

La tentative était si audacieuse, un échec des assignats se heurtant à l'universelle résistance aurait été si grave qu'elle voulut accumuler les précautions. Sans doute, le cours forcé de l'assignat-monnaie semble rendre l'attribution de l'intérêt inutile et injuste, mais n'y aura-t-il pas là un encouragement à ceux qui voudraient faire circuler l'assignat ? L'intérêt sera calculé par jour ; par exemple, l'intérêt étant fixé à 3 p. 100, l'assignat de mille livres produira 20 deniers par jour, ou 1 sol 8 deniers.

Ainsi, quand un porteur d'assignat l'aura gardé vingt jours, s'il le passe à un autre, il recevra de celui-ci la valeur de l'assignat plus 20 fois 20 deniers, et ainsi dans toutes les transactions. A la fin de l'année, le porteur recevra du Trésor l'intérêt de l'année qui aura été successivement avancé par les acquéreurs successifs de l’assignat : mais, si simples qu'ils fussent, ils empêchaient l'assignat Puisqu'il recevra, en le passant à un autre, outre la valeur de l’assignat, une sorte de prime représentant l'intérêt de l'assignat pendant tout le temps qu'il l'a gardé.

Il est clair que cette combinaison n'exigeait que des calculs assez simples : mais si simples qu'ils fussent, ils empêchaient l'assignat de se populariser : et il semble bien que l'usage en était ainsi pratiquement restreint aux hommes habitués aux affaires. La clientèle de l'assignat était 'donc moindre et son rôle était réduit : mais les résistances de la masse, rital encore bien informée, n'étaient pas à craindre, et l'acclimatation de l'assignat se faisait sans qu'une chute brusque fût à craindre.

Ah ! quel mélange de hardiesse et de prudence supposent les grandes révolutions ! et de quelle admirable puissance et souplesse d'esprit firent preuve les Constituants !

Dans chacune de ces séances, où la pédantesque ignorance de Taine n'a vu que des incidents tumultueux ou des déclamations abstraites, il y a eu un effort de pensée, le sublime calcul du marin qui suit le mouvement délicat d'une aiguille dans le désordre immense de la tempête.

Que les emprunts imaginés par Necker échouent, que les impôts anciens ne rentrent pas, que même la nouvelle contribution patriotique ne soit pas immédiatement versée, cela n'atteint pas la Révolution au cœur : mais si l'assignat, si la monnaie révolutionnaire, instrument de l'expropriation de l'Eglise et des ventes libératrices, est frappé de discrédit, la Révolution, paralysée soudain, chancelle. C'est avec le sentiment de ces responsabilités terribles que la Constituante tâtonne dans la question des assignats elle leur attache un intérêt comme on attacherait un parachute à la montgolfière qui emporte aux hasards de l'espace tout le destin de la patrie.

Pourtant, les observations de Pétion ne furent point sans effet et dès le mois d'avril l'assignat évolue vers son rôle définitif d'assignat-monnaie. D'abord la Constituante abaisse à 3 p. 100 l'intérêt fixé en décembre à 5 p. 100 ; et ce changement de chiffre a une signification très grande. Quand l'assignat recevait 5 p. 100 il était considéré comme un titre de créance, portant l'intérêt ordinaire des titres de créance. Abaisser l'intérêt à 3 p. 100, au-dessous de 'l'intérêt normal des créances d'Etat, c'était dire qu'on ne considérait plus l'assignat comme un titre de créance et que l'intérêt réduit qu'on y attachait encore n'était qu'une prime de circulation à une monnaie insuffisamment accréditée encore. Cette première réduction de l'intérêt en prépare la suppression.

De plus, la Constituante divise l'assignat de mille livres : elle décrète le 17 avril « les assignats seront depuis 1.000 livres jusqu'à 200 livres : l'intérêt se comptera par jour : l'assignat de 1.000 livres vaudra un sol 8 deniers par jour, celui de 300 livres 7 deniers, celui de 200 livres 4 deniers ».

Et non seulement l'assignat est ainsi 'divisé : mais l'article 7 stipule : « pour éviter toute discussion dans les paiements, le débiteur sera toujours obligé de faire l'appoint et par conséquent de se procurer le numéraire d'argent nécessaire pour solder exactement le solde dont il sera redevable ».

Ainsi la Constituante se préoccupe d'assurer l'emploi et la circulation de l'assignat.

Et, surtout, elle met un terme aux hésitations des acquéreurs de biens nationaux en déchargeant les biens d'Église mis en vente, de toute hypothèque. L'Eglise avait beaucoup emprunté ; elle avait donné hypothèque sur ses domaines à ses créanciers : et les acquéreurs pouvaient toujours craindre que les créanciers ne fissent valoir leur droit. La Constituante décréta : « les dettes du clergé seront réputées nationales ; le Trésor public sera chargé d'en acquitter les intérêts et capitaux ».

La Nation déclare qu'elle regardera comme créanciers de l'Etat tous ceux qui justifieraient avoir légalement contracté avec le clergé et qui seraient porteurs de contrats de rente assignés par lui : elle leur affecte et hypothèque, en conséquence, toutes les propriétés et revenus dont elle peut disposer, ainsi qu'elle le fait pour toutes ses autres dettes.

Ainsi la Nation substituait une hypothèque générale sur l'ensemble des biens nationaux à l'hypothèque spéciale des créanciers du clergé : et par là elle libéra tous les domaines mis en vente. Les députés du clergé protestèrent : ils prétendirent que les créanciers du clergé ne s'étaient contentés de l'intérêt réduit de 4 1/2 p. 100 que grâce à la sécurité particulière que leur donnait leur hypothèque spéciale sur les biens du clergé : et que les confondre dans la masse des créanciers de l'Etat c'était les dépouiller. L'Assemblée Passa outre et elle assura ainsi la vente des biens d'Eglise.

L'opération ainsi réglée par la Constituante réussit : les assignats entrèrent dans la circulation, la vente des biens d'Eglise commença à s'animer. Mais qu'était cette opération de quatre cents millions a côté des besoins de la Révolution ?

En août la dette exigible atteignait plus de dix-huit cents millions. Qu'était aussi cette émission de quatre cents millions d'assignats à côté des milliards de biens nationaux pour la vente desquels il fallait créer un instrument monétaire ? Aussi dès le mois d'août, le débat s'ouvrit de nouveau, mais cette fois avec toute son ampleur.

Il ne s'agissait plus d'une opération limitée et timide. Il s'agissait de s'engager à fond dans le système et de créer assez d'assignats pour payer immédiatement toute la dette exigible, pour assurer la vente de tout le domaine ecclésiastique. Mais, à cette minute décisive, l'immensité et l'irrévocabilité de l'acte à accomplir tenait les esprits en suspens. Mirabeau intervint et, par un discours admirable, par une affirmation éloquente de foi révolutionnaire, il entraîna l'Assemblée et le pays.

Depuis la discussion d'octobre et de novembre 1789, depuis que l'Assemblée avait décidé en principe que les biens de 1'Eglise seraient à la disposition de la Nation, le grand orateur avait sur cette question gardé le silence. Comme il le dit lui-même à l'Assemblée, il n'avait pu prendre un parti sur le meilleur système à adopter : mais maintenant l'expérience était faite : maintenant il était démontré que la première émission d'assignats, si insuffisante qu'elle fût, avait ranimé la circulation et les affaires : et il fallait élargir l'émission : il fallait lui donner toute l'étendue des besoins. Qu'on ne craigne pas un essai de numéraire fictif : l'activité de la France pourra absorber un océan d'assignats comme la terre aride absorbe l'eau.

Il n'y a plus à hésiter entre les deux systèmes de l'assignat, billet d'Etat et portant intérêt et de l'assignat-monnaie. Avec la vaste émission qui est nécessaire, c'est à l'assignat-monnaie et sans intérêt qu'il faut recourir. Attacher un intérêt à l'assignat, au moment ' où on va créer des milliards d'assignats c'est accabler le peuple d'une charge immense.

C'est de plus faire de l'assignat un titre de créance, une monnaie limitée qui ne circulera qu'en un petit nombre de mains. L'assignat doit être la monnaie de tous, comme la Révolution doit être la chose de tous. Donner cours forcé de monnaie, sans intérêt, à des milliards d'assignats, mettre aux mains de tous, par une circulation aisée et immense, un papier qui n'aura de valeur que si la vente des biens d'Eglise s'opère et si la Révolution triomphe, c'est intéresser tout le peuple, tout le pays, au succès de la vente et à la victoire de la Révolution.

L'Assemblée, qui ne demandait qu'à être rassurée et à rassurer la France, vota l'impression du discours de Mirabeau, un des plus puissants, un des plus efficaces qui aient été prononcés dans l'histoire : car, s'il est vrai que la nécessité toute seule eût acculé la Révolution à la grande mesure proposée par Mirabeau, il est vrai aussi que cette mesure avait d'autant plus de chances de succès qu'elle était décrétée avec plus de confiance et d'enthousiasme : et Mirabeau sut émouvoir si puissamment la passion révolutionnaire que l'assignat porta, en lui, dès ce jour, comme une force de crédit incomparable, l'âme même de la Révolution.

Le service d'entraînement et de passion rendu ainsi par Mirabeau à la France incertaine ne peut être mis assez haut. On mesurera les difficultés qui étaient à vaincre, les doutes et les résistances qu'il fallait emporter quand on saura que, même après le discours de Mirabeau, de grands esprits, de grands savants comme Condorcet et Lavoisier, combattirent encore l'assignat-monnaie.

Condorcet, en un beau mémoire attristé, déplora que le grand orateur, si pénétré jusque-là des principes « conservateurs » de la Société, et si opposé à toute banqueroute, eût proposé une mesure qui était une banqueroute dissimulée.

N'était-ce point en effet faire banqueroute aux créanciers de l’Etat que de remplacer en leur main un titre portant intérêt par un assignat qui n'en porte point ? Mais Condorcet oublie que le cours forci transforme le titre de créance en capital et que le créancier est remboursé. Son raisonnement suppose que l'assignat ne circulera point, qu'il sera immobilisé par la défiance générale aux mains des créanciers d'Etat : c'est donc un manque de foi en la Révolution elle-même, en sa force de persuasion et d'ébranlement, qui est au fond de la thèse de Condorcet : l'événement démontra qu'il se trompait contre Mirabeau, et c'est un des plus saisissants exemples de l'insuffisance de la froide et lucide raison scientifique, si noble soit—elle, en des temps de crise : le grand tribun passionné auquel sa Passion même révélait l'ardeur latente accumulée dans les âmes, voyait plus juste et plus clair que l'admirable philosophe et géomètre.

Condorcet ajoutait, par un souci de symétrie et d'exactitude mathématique qui ne convient pas à ces vastes opérations, qu'on ne pouvait calculer exactement la valeur des biens nationaux et que par suite on ne pouvait mesurer la quantité d'assignats nécessaire Pelle les représenter.

Si on émettait trop peu d'assignats, la valeur des biens en vente tomberait au-dessous du juste prix, et il y aurait perte pour la Nation ; si au contraire on émettait trop d'assignats, la valeur des biens monterait au-dessus de leur juste prix, et il y aurait perte pour les créanciers de l'Etat. Mais qui ne voit que cette exactitude absolue de calcul, impossible déjà quand il faut déterminer la route d'un astre, est infiniment impossible quand il s'agit des phénomènes sociaux ?

L'essentiel est d'éviter les erreurs violentes qui bouleversent tout le système. Enfin Condorcet disait, par un raisonnement à la fois très subtil et très sophistique : « Si les assignats portent intérêt, les détenteurs d'assignats n'auront point hâte de s'en défaire : dès lors ils ne se précipiteront point sur les biens mis en vente, et il sera possible d'en acquérir sans avoir à redouter la concurrence trop forte de toute la bourgeoisie financière ou rentière. »

Mais si les créanciers de l'Etat gardent en mains l'assignat pour continuer à en percevoir les intérêts, qui donc achètera les biens nationaux et avec quelle monnaie les achètera-t-on ? L'abstention de la bourgeoisie ne donnera pas aux cultivateurs les ressources nécessaires : la vente ne se fera pas et la Révolution tombera, au grand dommage commun de la bourgeoisie et des paysans.

Le grand chimiste Lavoisier signalait d'autres périls. Il n'y avait, disait-il, en France que deux milliards de numéraire réel ; créer deux milliards de numéraire fictif, c'était donc doubler d'un coup le numéraire et bouleverser par conséquent tous les prix. De plus, l'assignat qui déjà subissait par rapport à l'or et à l'argent une perte de 6 p. 100, subirait une dépréciation bien plus grande quand la masse des assignats aurait été accrue, quand l'intérêt qui en soutenait le cours aurait été supprimé.

Pour n'avoir pas à échanger leur argent et leur or contre des assignats dépréciés, les citoyens cacheraient leur numéraire-réel : et ainsi, au bout de quelque temps et après une vaste crise des prix, la France se trouverait n'avoir pas plus de deux milliards de numéraire comme auparavant : mais ces deux milliards, au lieu d'être d'argent et d'or seraient de papier.

Enfin Lavoisier disait que les porteurs d'assignats, pouvant faire admettre l'assignat pour sa valeur nominale dans l'achat des biens nationaux, auraient par-là mème un avantage sur les cultivateurs. Ceux-ci payant en or, payeraient 6 ou 7 p. 100 de plus, à soumission égale, que leurs concurrents de la finance : ils seraient donc vaincus aisément dans les enchères.

Certes, Lavoisier prévoyait, avec une force d'esprit admirable, tous les périls qui naîtraient du développement des assignats. Mais où il se trompait gravement, c'est lorsqu'il dénonçait ces périls comme immédiats et inévitables. En fait, la baisse des assignats qu'il annonçait prochaine ne se produisit que beaucoup plus tard, ou du 'moins elle n'eut pas d'emblée des proportions désastreuses. D'après le tableau annexé à la-loi du 5 Messidor an V (23 juin 1797), et qui récapitule le cours moyen des assignats, de leur naissance à leur mort, l'assignat valut 96 p. 100 de l'or, pendant l'année 1790 ; 91 P. 100 pendant l'année 1791 ; 70 p. 100 pendant l'année 1792.

Sans la coalition de toute l'Europe contre la France, et l'émission continue et démesurée qui fut par-là rendue nécessaire, l'assignat n'aurait pas été déprécié d'une façon dangereuse ; il se soutint suffisamment pendant quatre années et donna ainsi à la Révolution le temps de répartir les biens nationaux et de créer des armes, c'est-à-dire de multiplier les racines de l'ordre nouveau et de le protéger. Mirabeau avait raison contre ces savants de génie, et l'assignat-monnaie sauva la Révolution.

 

À QUI A PROFITÉ LA VENTE DES BIENS NATIONAUX ?

Comment s'est opérée cette vente colossale de plus de trois milliards de biens nationaux ? Au profit de quelle catégorie sociale s'est fait ce déplacement énorme de propriété ? Est-ce au profit de la bourgeoisie ou des paysans ? et dans quelle proportion ?

Il y a sur cette question des malentendus accumulés. D'une part les classes dirigeantes, et, en particulier les classes bourgeoises, dont la Révolution a accru la puissance et la richesse, ont essayé de persuader au pays que les biens nationaux avaient été acquis surtout par les cultivateurs. Elles répètent que « la Révolution a donné la terre aux paysans », et ainsi elles détournent ou elles croient détourner d'elles le reproche d'égoïsme et d'accaparement. Ainsi elles espèrent attacher plus fortement la démocratie paysanne au gouvernement bourgeois. Or il est matériellement faux que- les paysans aient acquis la plus large part des biens nationaux ; c'est évidemment la bourgeoisie, surtout la bourgeoisie des villes, qui a été le principal acquéreur.

Voilà donc une légende bourgeoise savamment créée et entretenue qui obscurcit d'abord le problème. Et d'autre part, beaucoup 4e rios amis socialistes, entraînés par leur polémique contre la classe bourgeoise et éblouis par le pamphlet étincelant et frivole d’Avenel, ont commis une double erreur. Par un effet de réaction assez naturel contre la légende bourgeoise, ils ont réduit à l'excès la Part d'achats faite par les paysans. Et, en second lieu, ils ont témérairement appliqué à un phénomène social qui doit être jugé selon la loi générale de l'évolution économique, une règle toute abstraite.

Répétant docilement Avenel, qui regrette que la Révolution n'ait pas créé, avec les biens nationaux, une multitude de petites propriétés paysannes, ils ont, à leur insu, appliqué la conception radicale beaucoup plus que la conception socialiste ; et ils ne se sont pas rendu un compte suffisant des nécessités absolues qui s'imposaient alors à la Révolution bourgeoise. A priori, si l'on veut bien y réfléchir, il était impossible que la Révolution se proposât comme but principal ou même comme but important, dans la vente des biens nationaux, de multiplier la petite propriété paysanne.

Pourquoi la Révolution avait-elle éclaté ? Parce que la monarchie d'ancien régime acculée par un déficit grandissant allait tomber dans la banqueroute. La banqueroute, c'était la ruine de la bourgeoisie comme de l'Etat moderne ; c'était l'arrêt de la civilisation bourgeoise, du travail industriel, du crédit et de la pensée libre ; c'était la rechute sous la domination féodale et cléricale. Le premier devoir de la Révolution envers la France et envers les prolétaires eux-mêmes, c'était donc d'empêcher la banqueroute ; c'était de rembourser les créanciers de l'Etat, afin que l'Etat moderne ne fût pas à l'avenir destitué de tout crédit et afin que les capitaux ainsi restitués aux prêteurs bourgeois puissent être appliqués par eux à développer les entreprises industrielles et commerciales, dont seule, à cette époque, la bourgeoisie avait et pouvait avoir la direction.

Donc, puisque la dette immédiatement exigible atteignait en août 1790 plus de la moitié de la valeur probable des biens nationaux, puisque le chiffre total des dettes de l'Etat, indéterminé encore, devait très vraisemblablement dépasser la valeur totale de ces biens nationaux, il était chimérique de penser que les biens nationaux pourraient servir à autre chose qu'à rembourser les créanciers de la Nation.

Et comme il y avait urgence, comme une grande partie de la dette était exigible immédiatement, non seulement la Révolution ne pouvait faire de distribution gratuite de terres, mais elle ne pouvait vendre qu'à ceux qui pouvaient payer vite, et qui avaient des ressources immédiatement disponibles. C'était là la force des 'choses, c'était la nécessité suprême de la Révolution, et tout ce qui serait allé contre cette loi suprême du salut de la Révolution aurait été, même sous des apparences philanthropiques, foncièrement réactionnaire.

J'admire la franchise et la netteté avec laquelle, aux Jacobins, dans la séance du vendredi 25 juin 1790, M. de Polverel posa le problème. Son exposé détruit d'avance la légende créée par une bourgeoisie médiocre, incapable de comprendre et d'avouer ce qu'il y eut de grandeur dans son égoïsme révolutionnaire, et il réduit à néant aussi, par avance, la critique superficielle de quelques écrivains radicaux, dont plusieurs de nos amis ont trop complaisamment accepté le thème. Ecoutez avec quelle force il discute la conception de M. de la Rochefoucauld-Liancourt, et de M. de Cernon ; mais relevez aussi l'engagement que prenait alors envers la classe ouvrière la bourgeoisie révolutionnaire. « La Nation doit-elle réserver une partie de ses biens aux pauvres ? M. de Cernon (député de la noblesse du bailliage de Châlons-sur-Marne), pense que cela doit être ainsi, et il propose de confier aux municipalités l'administration de cette partie réservée.

« M. de Liancourt propose de réserver pour la classe indigente les portions de biens nationaux qui ne produisent aucun revenu actuel, tels que les landes et les marais.

« Un honorable membre de la Société vient de vous proposer de distraire de la vente pour 1.200 millions de biens nationaux, et de les distribuer à petits bénéfices, qui seront cultivés par des familles pauvres et dont les fruits serviront à leur subsistance.

« S'il fallait réserver pour les pauvres une portion quelconque, soit de landes et de marais, soit de terres déjà en valeur, ce serait aux pauvres mêmes que je voudrais en donner l'administration et la jouissance. La distribution en petits bénéfices, qui vous a été proposée, serait alors la seule praticable.

« Mais est-ce par des distributions de terre que la Nation doit venir au secours de l'indigence ? Doit-elle, peut-elle en distribuer ? N'a-t-elle pas des moyens plus efficaces pour secourir les pauvres ?

« Toute Nation doit pourvoir à la subsistance de ses pauvres. Il y a deux classes de pauvres, les valides et les invalides. Les premiers doivent vivre de leur travail, les seconds ne peuvent subsister que par les secours publics. Mais il ne faut permettre la mendicité ni aux uns ni aux autres.

« La mendicité est inutile aux pauvres valides, puisque leur travail peut suffire à leur subsistance. Elle est infructueuse ou insuffisante aux pauvres, parce que plusieurs d'entre eux sont hors d'état de pouvoir mendier et parce que les aumônes étant volontaires, leur produit est nécessairement incertain, tandis que le besoin ne l'est pas.

« Enfin la mendicité doit être proscrite dans toute société bien ordonnée, parce qu'elle entretient et propage l'oisiveté et que l'oisiveté est la mère de tous les vices.

« A quoi se réduit donc le devoir des nations à l'égard des pauvres ? A donner du travail à ceux qui peuvent et veulent travailler, à forcer au travail tous ceux qui peuvent et ne veulent pas travailler, à établir et à maintenir une proportion exacte entre le salaire du travail et la subsistance, de manière cependant que le travail forcé soit toujours moins payé que le travail volontaire, à assurer des secours à tous ceux qui sont hors d'état de travailler.

« Quand vous distribueriez aux pauvres tout ce qui vous restera de libre sur vos biens nationaux, après avoir payé vos dettes, vous ne parviendriez pas à détruire l'indigence. On compte dans le royaume au moins huit millions d'individus qui n'ont rien. Supposez 400 millions de revenus, une distribution absolument égale de la totalité de ces biens ne donnerait que 50 livres de revenu à chaque individu, ce qui serait évidemment insuffisant pour la subsistance, car il n'aurait que 33 deniers pour tous ses besoins de chaque jour.

« S'il est évident que vous n'avez pas assez de terres à distribuer pour mettre tous vos pauvres à l'abri de l'indigence, gardez-vous bien de faire aucune distribution de terres, car vous vous mettriez dans la nécessité de faire des préférences injustes et des mécontents.

« Quand vous auriez assez de terres à votre disposition pour en donner une quantité suffisante à tous les pauvres, quand vous soumettriez toutes les terres du royaume à un partage absolument égal, les subdivisions dans les familles, l'indolence, les malheurs, les infirmités ou l'inaptitude d'un chef de famille vous auraient bientôt donné de nouvelles générations de pauvres, et alors, qu'auriez-vous à leur distribuer ?

« Le grand remède contre l'indigence et contre la mendicité est donc, non la distribution gratuite de propriétés territoriales, mais la certitude des secours pour les pauvres invalides, la certitude du travail pour les valides, et la proportion du salaire avec les besoins, la subsistance.

« Que chaque département, chaque district, chaque municipalité aient des établissements de bienfaisance pour les infirmes et des ateliers de travaux publics pour tous les sexes et pour tous les âges ; que le salaire soit fixé, dans les ateliers publics, de manière à suffire, dans toutes les saisons de l'année, à la subsistance d'un père de famille et de son ménage. Que ces ateliers toujours ouverts, forcent par leur concurrence tous les propriétaires de terres, tous les chefs d'ateliers à donner un salaire au moins égal. »

Mais Polverel ne se borne pas à démontrer que la distribution gratuite d'une partie des biens nationaux aux pauvres serait à la fois impossible et inefficace. Il démontre que l'Etat ne pourra favoriser les petits acquéreurs en leur ménageant de longs délais de paiement.

« Je sais, dit-il, que plusieurs bons citoyens seront mécontents du plan que je propose. Ils désireraient — et je le voudrais autant qu'eux — que l'on donnât pour l'acquisition de tous les biens nationaux indistinctement les mêmes facilités que je propose de ne donner que pour la troisième vente — celle qui aurait lieu après le paiement des créances les plus pressantes — : « Sans cela, diront-ils, tous les biens nationaux passeront dans les mains des riches, des capitalistes ; ceux qui n'ont rien, continueront de n'avoir rien. » Cette idée a séduit le Comité (de l'Assemblée) ; pour faire du bien aux pauvres, l'impossible lui a paru facile.

« Il a proposé d'appeler tous les citoyens à la concurrence pour l'acquisition de tous les biens nationaux, de donner aux acquéreurs, tant pour la forme que pour les époques de paiement, les mêmes facilités que l'Assemblée a données pour les acquisitions où les municipalités doivent servir d'intermédiaires, et de faire une telle subdivision dans les objets des ventes que le pauvre même qui voudrait acquérir une petite propriété puisse y parvenir.

« Je conçois qu'aucun citoyen ne doit être exclu de la concurrence, voilà pourquoi j'adopte la 'subdivision des objets de vente en petites parties... Je conçois encore comment la Nation, si elle ne devait rien, pourrait et devrait donner aux pauvres toutes les facilités possibles pour acquérir ; voilà pourquoi je leur donne toutes ces facilités pour la troisième vente, lorsque la Nation ne devra que des rentes perpétuelles, dont elle sera la maîtresse de ne pas rembourser le principal ou de ne le rembourser que lorsqu'elle le voudra.

« Mais je ne conçois pas comment une Nation qui doit deux milliards, actuellement exigibles, et qui n'a d'autre moyen d'acquitter sa dette que la vente de ces biens pourrait donner aux acquéreurs quinze ans de terme pour payer le prix de vente.

« La nation ne peut donner de facilités aux pauvres pour l'acquisition de ces biens qu'après avoir acquitté la dette exigible, après avoir éteint les rentes et les traitements viagers, ou du moins après en avoir assuré le traitement annuel.

« Alors seulement, comme il ne lui restera que des rentes perpétuelles à éteindre, comme personne n'aura le droit de la forcer à les éteindre plutôt aujourd'hui que dans dix, quinze ou vingt ans, elle pourra donner aux pauvres citoyens toutes les facilités qu'elle jugera convenables pour acquérir des biens nationaux et pour en payer le prix.

« Il serait mieux, sans doute, que les riches, que les capitalistes n'eussent aucune prépondérance pour aucune des trois ventes. Si donc l'on m'indique un moyen d'empêcher que l'inégalité des propriétés foncières ne soit la suite nécessaire de l'inégalité des richesses mobilières, je l'adopte sans hésiter. Mais jusqu'à ce qu'on me l'ait indiqué, je demanderai si l'apparence d'un mieux impossible doit nous faire repousser le bien qui est sous notre main. Je demanderai si ce n'est rien pour la prospérité publique et pour l'agriculture que de transformer des caisses et des portefeuilles en propriétés foncières, de reverser dans la circulation des capitaux enfouis depuis longtemps... »

Oui, Polverel a eu le mérite de poser la question avec une netteté saisissante. La dette, et la dette exigible, dominait tout. Le problème immédiat, vital pour la Révolution était, non pas de donner la propriété à ceux qui n'en avaient point, mais de donner des terres aux créanciers de l'Etat qu'on ne pouvait rembourser autrement. Voilà pourquoi les politiques et les économistes bourgeois se moquent de nous, quand ils disent que la Révolution a eu pour principal effet de donner la terre aux paysans. Elle a libéré de la dîme et des droits féodaux le domaine paysan déjà constitué ; elle n'a pu ajouter grand-chose à ce domaine. Mais voilà pourquoi aussi il est injuste et puéril de reprocher à la Révolution, comme le fait Avenel, de n'avoir pas distribué aux pauvres une partie au moins des terres d'Eglise, car cette opération était impossible sans la banqueroute, qui était alors, aussi bien au point de vue politique qu'au point de vue économique, une mesure contre-révolutionnaire et rétrograde.

Avenel dit que la Révolution a volé un milliard aux pauvres. Ou cela n'a pas de sens, ou cela signifie que la Révolution, en s'emparant des biens d'Eglise, a moins fait pour les pauvres que ne faisait l'Eglise elle-même. C'est bien la thèse réactionnaire, étrangement rajeunie par un paradoxe pseudo-démocratique ; mais c'est contraire à la vérité.

La plupart des biens d'Eglise n'avaient plus en fait l'affectation charitable que leur avaient marquée les donateurs, les revenus en étaient dissipés par les plus scandaleux abus, et lorsque la Révolution, par son admirable comité « de mendicité », dessina un plan laïque d'assistance publique, lorsque ce comité dressa, en 1790 et 1791, le premier budget révolutionnaire d'assistance, 12 millions pour les malades, 27 millions pour les infirmes, les enfants et les vieillards, 5 millions pour les ateliers publics où travailleraient les pauvres valides ; quand il essaya d'organiser les secours à domicile ; quand l'Assemblée Constituante, appliquant partiellement ce plan avant qu'il fût tracé en entier, vota le 15 décembre 1790, 15 millions de livres pour subventionner les ateliers publics, quand elle vota 5 millions pour les enfants trouvés, 4 millions pour les hospices, elle alla bien au-delà de ce que faisait l'Eglise. Mais surtout en proclamant le droit au travail et à la vie, elle dépassait infiniment la morne charité ecclésiastique.

Ce droit au travail et à la vie, nous venons de voir avec quelle force Polverel le proclame aux applaudissements des Jacobins. Nous avons vu avec quelle force Chapelier le proclamait à la tribune de l'Assemblée nationale : « Il n'y aura plus de pauvres que ceux qui voudront l'être ». Le Comité de la Constituante le proclamait encore au début du beau rapport du duc de la Rochefoucauld-Liancourt :

« Tout homme a droit à sa subsistance. Cette vérité fondamentale de toute société, et qui réclame impérieusement une place dans la Déclaration des Droits de l'Homme, a paru au Comité devoir être la base de toute loi, de toute institution politique qui se proposent d'éteindre la mendicité. Ainsi chaque homme ayant droit à sa subsistance, la société doit pourvoir à la subsistance de tous ceux de ses membres qui pourraient en manquer, et cette honorable assistance ne doit pas être regardée comme un bienfait ; elle est sans doute le besoin d'un cœur sensible et humain, le vœu de tout homme qui pense, mais elle est le devoir strict et indispensable de tout homme qui n'est pas lui-même dans l'état de pauvreté ; devoir qui ne doit point être avili ni par le nom, ni par le caractère de l'aumône, enfin elle est pour la société une dette inviolable et sacrée. »

Certes, Avenel aurait eu le droit de rappeler que la bourgeoisie, une fois installée au pouvoir et tout le long du XIXe siècle, n'a pas été fidèle à cette haute pensée, à ce sublime engagement. Oui, il est vrai qu'à l'heure où elfe saisissait, pour payer les créanciers, pour sauver les rentiers de la banqueroute, l'immense domaine de l'Eglise, la bourgeoisie révolutionnaire pensa, avec une sorte de trouble profond de conscience, au peuple qu'elle ne pouvait doter, et elle proclama comme une dette sacrée de la société nouvelle le droit de tout homme à vivre.

Mais qu'est devenu ce droit à la vie dans une société où tant d'êtres humains succombent encore à l'excès des privations ? Qu'est devenu le droit au travail dans une société où le chômage condamne à la misère tant d'hommes de bonne volonté ? Oui, le prolétariat a le droit, après plus d'un siècle, de constater la terrible disproportion entre l'œuvre accomplie par la société bourgeoise et le solennel engagement pris par la bourgeoisie révolutionnaire. Il y a Là au profit des dépossédés un titre historique et social que nous ne laisserons point périmer.

Mais, s'imaginer que la Révolution aurait payé sa dette en restituant aux familles pauvres un milliard de biens nationaux, c'est enfantin. Ces terres, à qui Avenel eût-il voulu qu'on les donnât ? A des travailleurs de la campagne, à des journaliers ? à des métayers ? Mais on aurait pu doter tout au plus cent mille familles, qui auraient été séparées bientôt par l'égoïsme étroit de la propriété paysanne de l'immense multitude des pauvres. Ou peut-être beaucoup de ces nouveaux propriétaires, sans avance suffisante, n'auraient pas tardé à succomber. Fallait-il distribuer ces terres aux ouvriers sans travail des villes ? Avenel semble le dire, puisqu'il considère comme un scandale que les ouvriers licenciés des ateliers de Montmartre n'aient pas reçu un peu du domaine national. Avenel oublie que les premiers ateliers de Montmartre les plus importants étaient fermés bien avant que les biens de l'Eglise fussent mis en vente. Mais surtout, croit-il qu'il était possible de ramener ainsi, artificiellement, au travail des champs les hommes que l'énorme mouvement économique de la fin du XVIIIe siècle et la croissance de l'industrie avaient peu à peu poussés vers les villes ?

Diminuer la population industrielle ouvrière, arrêter ainsi ou ralentir l'essor de l'industrie, refouler vers les campagnes la force des prolétaires, c'était aller contre le progrès économique, c'était compromettre les chances d'avènement du socialisme. La Révolution faisait beaucoup plus pour les ouvriers sans ouvrage lorsqu'elle saisissait et livrait à la bourgeoisie démolisseuse et bâtisseuse les innombrables édifices cléricaux qui encombraient les villes ; dès les premiers mois de 1791, le bruit de la pioche révolutionnaire commence à retentir dans les rues agrandies, et de colossales entreprises absorbent toute la main-d'œuvre disponible, la classe ouvrière grandit du même mouvement que la bourgeoisie elle-même. Cela valait mieux pour le prolétariat que de créer cent mille familles de cultivateurs languissants, propriétaires presque malgré eux, regrettant la vie de la ville.

 

LA LÉGISLATION DES VENTES

La route que la Révolution bourgeoise a suivie était donc la seule qui fût ouverte. Et d'ailleurs, tout en procurant l'essentiel, c'est-à-dire le remboursement de la dette, elle a fait effort pour que la démocratie rurale pût avoir en quelque mesure accès aux biens nationaux. Elle prit des précautions aussi, et très efficaces, contre les agioteurs, contre tous ceux qui essaieraient d'acquérir à vil prix le domaine national. C'est le 9 mars 1790, que Delley d'Agier, membre du Comité pour l'aliénation des biens domaniaux et ecclésiastiques, lut son rapport à l'Assemblée, et le texte du décret fut adopté le 14 mars.

Il distinguait quatre classes de biens : « Première classe. L-- Les biens ruraux, consistant en terres labourables, prés, vignes, pâtis, marais salants, et les biens, les bâtiments et autres objets attachés aux fermes ou métairies, et qui servent à leur exploitation.

« Deuxième classe. — Les rentes et prestations en nature de toute espèce, et les droits casuels auxquels sont sujets les biens grevés de ces rentes ou prestations.

« Troisième classe. — Les rentes et prestations en argent et les droits casuels auxquels sont sujets les biens sur lesquels ces rentes et prestations sont dues.

« La quatrième classe sera formée de toutes les espèces de biens, à l'exception des bois non compris dans la première classe sur lesquels il sera statué par une loi particulière. »

Comme on voit, la complication de la propriété elle-même compliquait singulièrement l'opération de la vente. L'Eglise ne possédait pas seulement des domaines. Elle possédait — en dehors des dîmes abolies — des rentes, des redevances qui lui étaient payées par tel ou tel immeuble, par tel ou tel domaine appartenant à un particulier. La Révolution saisit et vendit cette catégorie de biens ecclésiastiques comme les autres. J'observe, à ce propos, que plusieurs de ces rentes ecclésiastiques avaient un caractère féodal.

Mais on se souvient que l'Assemblée Constituante, tout en abolissant, la nuit du 4 août, tout le système féodal, avait décidé que les droits féodaux qui ne constituaient pas une servitude personnelle seraient rachetés. Ils gardaient donc en somme leur valeur : et il est curieux de constater qu'ils trouvèrent acheteurs. Cela démontre qu'en 1791 l'ensemble du pays ne croyait pas que les droits féodaux seraient un jour abolis sans rachat.

Voici par exemple, dans le Gard, Plantier François, négociant à Alais, qui achète le le' juin 1791, une rente foncière appartenant à l'abbaye de Saint-Bernard et Sainte-Glaire : c'était une rente foncière de 7 setiers de blé de mouture et le droit de faire moudre 16 sacs de blé au moulin neuf d'Alais, sans payer aucun droit de mouture ; et Plantier paie cette rente foncière d'un assez bon prix, 2.100 livres.

Voici encore Audemard, tonnelier à Nîmes, qui achète, le 31 janvier 1791, des droits féodaux sur une terre, au quartier des Feissines : ces droits appartenaient aux religieuses de la Fontaine et Audemard les acheta 347 livres.

Bourely aîné, à Nîmes, acheta, le 4 mai 1791, des droits féodaux sur une terre, quartier de Maleroulière, et il paie 27 livres les droits qui appartenaient au Chapitre de Nîmes.

Je pourrais donner bien d'autres exemples encore, quoique ces sortes d'opérations ne représentent qu'une part infime dans l'ensemble des ventes. Je ne les relève et elles n'ont d'intérêt que parce qu'elles démontrent que la France de 1791 ne croyait pas à l'abolition prochaine, sans rachat, des droits féodaux ; et on comprend que la Révolution ait pu mettre en vente toutes les classes de biens ecclésiastiques, y compris les redevances féodales qui faisaient partie du domaine de l'Eglise.

La Constituante prit des précautions très fortes pour que ces biens ne fussent pas vendus au-dessous de leur valeur. Pour les 400 millions de biens mis d'abord en vente et bientôt pour l'ensemble, c'étaient les municipalités qui s'étaient chargées de la vente : elles achetaient un certain nombre de domaines ecclésiastiques et elles les revendaient ensuite à des particuliers. La combinaison avait pour l'Etat de grands avantages. D'abord, elle le dispensait de gérer lui-même, directement, les domaines nationaux avant qu'ils aient été achetés par des particuliers.

Aussitôt que les municipalités avaient acheté, elles géraient les domaines et en percevaient les revenus, mais elles déposaient dans la Caisse de l'extraordinaire, des obligations représentant les trois quarts de la valeur où avait été estimée le domaine. Ces obligations portaient intérêt, au profit de_ l'Etat, à cinq pour cent, et l'Etat recevait ainsi, par une sorte d'abonnement, les revenus du domaine ecclésiastique sans avoir l'embarras de le gérer.

De plus, cette intervention des municipalités avait certainement pour effet de susciter et de multiplier les acheteurs. Tel qui aurait peut-être hésité à acheter directement un bien d'Eglise n'hésitait pas quand ce bien était mis en vente par un autre propriétaire, la municipalité : l'expropriation première était déjà reléguée au second plan.

En outre, comme les officiers municipaux étaient précisément le bourgeois ou le paysan aisé, qui pouvaient acquérir les biens nationaux, ils avaient tout le loisir, pendant que la municipalité gérait le domaine d'abord acquis par elle, de faire leur choix, de prendre leurs dispositions ; ils devenaient acquéreurs par une sorte d'entrainement naturel et par une pente insensible.

Ayant acquis d'abord le domaine au nom de la municipalité, dont ils étaient les administrateurs, ils en devenaient ensuite aisément acquéreurs à titre individuel. Enfin cette intervention des municipalités diminuait le péril d'envahissement cosmopolite si violemment dénoncé par l'abbé Maury. Sans doute, n'importe quel acheteur, fût-il hollandais ou genevois, pouvait se présenter aux enchères quand la municipalité revendait, et devenir acquéreur, mais conduite par la municipalité, l'opération avait surtout un caractère familial et local ; il est probable que le financier accapareur venu de loin eût été rebuté, sinon par la loi, au moins par les difficultés qu'un pouvoir municipal peut toujours opposer à des acquéreurs étrangers.

Achetés d'abord par la commune, gérés par elle et revendus par elle, les biens nationaux semblaient naturellement destinés sinon aux acheteurs de la commune, au moins à ceux de la région ; et en fait, dans tous les documents que j'ai consultés, ce sont ou les paysans de la commune, ou les bourgeois de la ville la plus voisine qui se présentent aux enchères devant les municipalités.

Une municipalité pouvait acheter des biens situés hors de son territoire et on pouvait craindre par-là que certaines communes riches pratiquent une politique d'envahissement et d'accaparement. La loi para à ce danger en autorisant toutes les municipalités à se subroger pour les biens situés dans leur territoire, à la municipalité qui les aurait acquis.

Ainsi il n'y aura pas de surprise ; et toute municipalité, si elle le veut, si elle se sent capable de payer à l'Etat l'intérêt des obligations à souscrire, peut gérer et revendre les domaines compris dans son territoire. La décentralisation des achats et des ventes est ainsi assurée autant que possible.

Cette intervention municipale offrait donc à la Nation les plus grands avantages, mais elle aurait pu être extrêmement dangereuse si les municipalités avaient été maîtresses des prix ou du moment de la vente. Elles auraient pu payer à l'Etat un prix dérisoire ou tout au moins insuffisant, et puis, par des délais de revente savamment calculés, réserver à quelques habiles des enchères de complaisance.

Mais toutes ces manœuvres étaient impossibles. D'abord, un prix d'estimation était fixé au-dessous duquel les municipalités ne pouvaient pas acquérir. « L'estimation du revenu des trois premières classes de biens sera fixée, dit l'article 43, d'après les baux à ferme existants, passés ou reconnus devant notaire, et certifiés véritables par le serment des fermiers devant le directoire du district ; et, à défaut de bail de cette nature, elle sera faite d'après un rapport d'experts, sous l'inspection du même directoire, déduction faite de toutes impositions dues à raison de la propriété. »

Les municipalités seront obligées d'offrir, pour prix capital des biens des trois premières classes dont elles voudraient faire l'acquisition, un certain nombre de fois le revenu net, d'après les proportions suivantes :

Pour les biens de la première classe, 22 fois le revenu net ;

Pour ceux de la deuxième, 20 fois ;

Pour ceux de la troisième, 15 fois ;

Les prix des biens de la quatrième classe sera fixé d'après une estimation.

Ainsi les précautions prises contre une évaluation insuffisante ou frauduleuse des biens à vendre semblent sérieuses. De même des articles de loi très précis et très fermes règlent la revente aux particuliers, de façon à éviter le plus possible l'arbitraire ou écarter la collusion :

« Dans les quinze jours qui suivront l'acquisition, les municipalités seront tenues de faire afficher aux lieux accoutumés de leur territoire, à ceux des territoires où sont situés les biens, et des villes chefs-lieux de districts de leur département un état imprimé et détaillé (le tous les biens qu'elles auront acquis, avec énonciation du prix de l'estimation de chaque objet, et d'en déposer des exemplaires aux Hôtels de Ville des dits lieux pour que chacun puisse en prendre communication ou copie, sans frais. »

« Aussitôt qu'il sera fait offre au moins égale au prix de l'estimation, pour totalité ou partie des biens vendus à une municipalité, elle sera tenue de l'annoncer par des affiches dans tous les lieux où l'état des biens aura été ou dû être envoyé, et d'indiquer le lieu, le jour et l'heure auxquels les enchères seront reçues. »

« Les adjudications seront faites dans le chef-lieu et par devant le directoire du district où les biens seront situés, à la diligence du procureur ou d'un fondé de pouvoir de la commune venderesse, et en présence de deux commissaires de la municipalité dans le territoire de laquelle se trouvent lesdits biens : lesquels commissaires signeront les procès-verbaux d'enchères et d'adjudication avec les officiers du Directoire et les parties intéressées, sans que l'absence desdits commissaires, dûment avertis, de laquelle sera faite mention dans le procès-verbal, puisse arrêter l'adjudication. »

« Les enchères seront reçues publiquement ; il y aura quinze jours d'intervalle entre la première et la seconde publication, et il sera procédé, un mois après la seconde, à l'adjudication définitive au plus offrant et dernier enchérisseur. »

Mais en même temps, la loi se préoccupait d'encourager les municipalités.

Pour leur permettre de couvrir tous les frais d'achat et de vente, et pour les stimuler aussi à obtenir les plus hauts prix possibles, la loi leur réservait un seizième de l'estimation plus un quart de ce qui, aux enchères, serait offert en sus de cette somme.

A vrai dire, il était probable que toujours le prix de vente aux enchères dépasserait au moins d'un quart le prix d'estimation : car multiplier par 22 seulement, le revenu net des biens (terres labourables, prés, vignes), c'était supposer que la terre rapportait près de 5 p. 100 : or, comme généralement les propriétaires se contentaient d'un revenu moindre, ils pouvaient offrir un prix supérieur. De plus, la Constituante, en défalquant du fermage, sur lequel était calculé le revenu net, le montant des impositions, diminuait sensiblement le prix d'estimation de la terre.

Les municipalités avaient donc intérêt à obtenir le chiffre de vente le plus élevé possible. C'est donc vraiment par un ensemble de mesures fortement équilibrées que la Constituante assura la sincérité de cette immense opération.