J'ai
souligné les articles qui remettaient aux municipalités une part directe de
la souveraineté nationale, notamment la perception de l'impôt d'Etat et la
direction des travaux publics dans les limites de la commune. Ce pouvoir est
si grand qu'il suppose une harmonie presque complète des forces locales et du
pouvoir central. Les
municipalités hostiles peuvent, par exemple, contrarier ou tout au moins
retarder la levée de l'impôt : et plus d'une fois la Révolution aura à
souffrir du mauvais vouloir des autorités locales. Mais dans l'ensemble elle
a beaucoup gagné à témoigner aussi hardiment sa confiance et à éveiller
partout les initiatives. Les
communes ainsi largement dotées de liberté aideront notamment la Révolution
dans la vente des biens nationaux avec un zèle admirable qui sauvera la
France révolutionnaire. J'avais
omis de dire que les corps municipaux étaient élus pour deux ans et
renouvelables par moitié chaque année : l'intervention des citoyens actifs
dans la marche de la commune était ainsi très fréquente. Il y
eut plus d'une fois conflit entre les municipalités et les directoires des
départements. D'abord il est inévitable que des difficultés se produisent
entre contrôleurs et contrôlés. Mais surtout les municipalités eurent souvent
un caractère plus révolutionnaire et plus populaire. Les membres de
l'assemblée administrative du département ne recevaient aucune indemnité :
seuls ceux du directoire du département, dont les fonctions étaient
permanentes, étaient rémunérés. Les
administrateurs étaient donc tenus de passer un mois tous les ans, à leurs
frais, au chef-lieu du département : ils ne pouvaient donc être pris que
parmi les personnes riches ou tout au moins très aisées. Au
contraire, l'exercice des fonctions municipales n'entraînait point de
dépenses et des hommes de condition plus modeste pouvaient y être appelés. De
plus, le suffrage pour les élections municipales était direct : le suffrage
pour les assemblées administratives du département et du district était à
deux degrés : l'action du peuple était donc plus immédiate sur les élus
municipaux. Ceux-ci
d'ailleurs restaient dans la dépendance des assemblées électorales qui les
avaient choisis. L'article 24 de la loi municipale dit : « Après les
élections, les citoyens actifs de la communauté ne pourront ni rester
assemblés, ni s'assembler en corps de commune, goals une convocation
expresse, ordonnée par le conseil général de la commune ; le conseil ne
pourra la refuser si elle est requise par le sixième des citoyens actifs,
dans les communautés au-dessus de 4.000 âmes et par 150 citoyens actifs dans
toutes les autres communautés. » Ainsi,
le corps municipal était protégé contre une intervention irrégulière et
indiscrète des électeurs : mais ceux-ci avaient en mains le moyen légal
d'obliger la municipalité à les convoquer : et ils pouvaient ainsi, dans les
occasions graves, exercer le gouvernement municipal direct. Le perpétuel
courant des énergies populaires renouvelait donc l'esprit et la volonté des
élus. De
quels éléments sociaux furent formés les corps administratifs des
départements, des districts et des municipalités ? Il y aurait un haut
intérêt historique à les déterminer avec précision, et il me sera bien permis
de solliciter en ce sens les recherches. Le jour
où, pour plusieurs milliers de municipalités révolutionnaires, prises dans
toutes les catégories des villes, grandes villes, villes moyennes, petites
villes, villages, villes de commerce, d'industrie, etc., nous saurons
exactement quelle était la qualité sociale des élus, quelle était leur
profession, quel était leur degré d'aisance et de richesse, et quand nous
pourrons suivre, d'élection en élection, d'événement en événement, les
transformations de ce personnel électif en qui la France révolutionnaire
exprimait sa pensée, nous pénétrerons, pour ainsi dire, au cœur même de
l'histoire. Je
relève, par exemple, dans les papiers de Lindet, qu'en Normandie, quand
l'insurrection girondine fut réprimée et que toutes les institutions furent
renouvelées par la Montagne, c'est de « petits bourgeois » que furent formées
les municipalités. Il
faudrait pouvoir suivre jusque dans le détail infiniment complexe et subtil
les correspondances des événements révolutionnaires et des mouvements
sociaux. BORDEAUX Il me
paraît malaisé de caractériser par une formule exclusive les premières
municipalités de la Révolution, élues en vertu de la loi du 14 décembre 1789,
dans les premiers mois de 1790. On peut dire cependant d'une manière générale
que la grande bourgeoisie révolutionnaire y dominait. A Bordeaux ce sont de
riches négociants et armateurs qui, avec quelques représentants libéraux de
la noblesse, vont gouverner la cité, et, en somme, garderont le pouvoir
jusqu'en mai 1793. Voici
ce que dit Jullian dans sa grande Histoire de Bordeaux : « Voyez la
première municipalité que Bordeaux se donna librement. Le maire, de Fumel,
est l'ancien commandant en chef de la Basse-Guyenne... Le procureur syndic
fut l'avocat Barennes, que remplaça l'avocat Gensonné. Des vingt officiers
municipaux, des quarante-deux conseillers généraux, un tiers fut pris parmi
les procureurs, les hommes de loi, les avocats ; les deux autres tiers furent
choisis parmi les négociants... On choisit pour général de la garde
nationale, le représentant de la plus vieille noblesse du Bordelais,
l'héritier des seigneurs de Blanquefort et le descendant de Bernard Angevin
Durfort de Duras. Le premier élu de l'administration municipale fut
Ferrière-Colck dont la probité était célèbre dans Bordeaux. Le major général
de l'armée municipale qui devait remplacer Durfort, comme commandant en chef,
était Courpon, un des plus vaillants officiers de guerre de Louis XV et de
Louis XVI. » Mais
ce sont surtout les négociants et les hommes riches qui vont gouverner
Bordeaux. De Fumel sera remplacé, l'année suivante, par un homme dix fois
millionnaire, Saige. Le président du département, Louis Jomme Montagny, est
un puissant armateur. Ce sont
les Chartrons et le Chapeau-Rouge qui prennent le pouvoir. Pour nombreux que
soient les avocats dans les corps élus, ils ne semblent pas jouer, dans la
direction des affaires, le rôle qu'on attendrait. La plupart des futurs
girondins font partie des administrations locales, mais, sauf peut-être
Gensonné, ils y parlent plus qu'ils n'y travaillent. Beaucoup
de ces avocats qui ont fait la Révolution en dédaignent les charges
municipales. Leur ambition vise plus haut : ils laissent aux négociants le
soin de gouverner. « Une aristocratie de riches, disait un libelle, va-t-elle
remplacer à Bordeaux l'aristocratie des nobles ? » Mais il
semble qu'il y ait accord entre cette administration de grands bourgeois et
le sentiment public de la cité. Les rares soulèvements excités dans le peuple
par la bourgeoisie pauvre du « Club national » bordelais furent aisément
contenus : et sans l'intervention des envoyés de la Convention, en 1793,
Bordeaux aurait gardé probablement jusqu'à la fin une administration de
bourgeoisie riche et modérée, sincèrement révolutionnaire d'ailleurs. MARSEILLE A
Marseille, pendant la dernière moitié de l'année 1789 et la première moitié
de l'année 1790, il y a une lutte d'une violence inouïe entre l'oligarchie
bourgeoise d'ancien régime et la nouvelle bourgeoisie révolutionnaire
soutenue par le peuple. L'échevinage
marseillais avait livré la ville de Marseille à des exploiteurs et des
monopoleurs. En mars, le prix de la viande fut augmenté parce que des
manœuvres coupables avaient assuré une sorte de monopole au grand boucher, le
sieur Rebufel. Et pour se défendre contre le mouvement populaire,
l'échevinage avait constitué, avec ceux des bourgeois qui bénéficiaient de la
scandaleuse gestion municipale, une garde bourgeoise. Le
peuple la poursuivait de sa haine en criant : A bas les habits
bleus ! Et de grands et riches bourgeois, des négociants, épris de
liberté et indignés du régime de pillage auquel la cité était soumise,
dirigeaient la résistance du peuple. Le prévôt fit jeter en prison, dans le
cachot de l'île d'If, les chefs courageux, Rebecquy, Pascal, Granet. Une
procédure abominablement partiale fut organisée contre eux, et ils étaient
perdus sans la protestation véhémente de Mirabeau devant l'Assemblée
nationale. Il revint trois fois à la charge, le 5 novembre, le 25 novembre,
le 8 décembre : et il caractérisa très bien le mouvement marseillais : lutte
contre une oligarchie bourgeoise avide et exploiteuse, niais lutte conduite
par la partie aisée, par les éléments riches de la population. Quand
il dit : « Le prévôt, trompé, n'a fait que suivre l'impulsion du parti
qui croit que le peuple n'est rien et que les richesses sont tout », on peut
croire que la lutte est engagée, à Marseille, entre les riches et les
pauvres. Ce
serait une étrange méprise. Mirabeau veut dire simplement que l'intérêt
public est sacrifié aux combinaisons des monopoleurs. Il précise en effet : «
Le temps viendra bientôt où je dénoncerai les coupables auteurs des maux qui
désolent la Provence, et ce parlement qu'un proverbe trivial a rangé parmi
tes fléaux de ce pays, et ces municipalités dévorantes qui, peu jalouses du
bonheur du peuple, ne sont occupées depuis des siècles qu'à multiplier ses
chaînes et à dissiper le fruit de ses sueurs. » Et il
prend soin expressément de démontrer que ce n'est pas un mouvement de
sans-propriété : « Ne
croyez pas, en effet, dit-il, que cette procédure soit dirigée contre cette
partie du peuple que, par mépris du genre humain, les ennemis de la liberté
appellent la canaille, et dont il suffirait de dire qu'elle a peut-être plus
besoin de soutien que ceux qui ont quelque chose à perdre. Mais, messieurs,
c'est contre les citoyens de Marseille les plus honorés de la confiance
publique que la Justice s'est armée. » En
effet, aux élections municipales commencées le 28 janvier 1790, en conformité
de la nouvelle loi, les citoyens actifs nommèrent les bourgeois qui avaient
protesté avec le plus de force contre l'ancienne municipalité et notamment
Orner Granet, Rebecquy et Pascal, encore détenus. Il ne
semble pas, à lire la liste des élus de la municipalité marseillaise, qu'ils
représentent aussi exactement qu'à Bordeaux la grande bourgeoisie
commerçante, le grand négoce. Ce sont des bourgeois, mais qui, dans
l'agitation récente de la ville, se sont signalés surtout par la vigueur de
leur action. Mirabeau
ne semble pas s'être préoccupé de discipliner tous ces éléments au service de
la Révolution. Il craignit vite d'être débordé par le mouvement de Marseille,
et pour empêcher la démocratie marseillaise d'entrer en conflit avec la
royauté qu'il voulait sauver, il prit comme ami et comme instrument Lieutaud.
Celui-ci, brave, tumultueux et vain, rongé de vices, et en particulier de la
passion du jeu, dissipait en une agitation tout extérieure, les forces du
peuple de Marseille. Barbaroux,
Rebecquy, les futurs républicains et girondins ne tardèrent pas à se séparer
de lui, et ce sont eux qui, dès 1791, et jusqu'à 1793 conduisent le mouvement
marseillais. Par eux Marseille devient un ardent foyer de bourgeoisie
républicaine et révolutionnaire. Ce sont, pour une large part, des fils de
famille qui s'enrôleront au bataillon célèbre qui, au 10 août, donna l'assaut
aux Tuileries. Quant à Lieutaud, par une basse et inintelligente parodie de
Mirabeau, il était entré au service de la Cour et de la contre-Révolution. Ainsi,
dans le mouvement de la vie municipale, Marseille, après avoir lutté contre
les puissantes institutions, à la fois féodales et bourgeoises, qui
l'opprimaient et l'exploitaient, après s'être, un moment, dispersée dans
l'agitation suspecte imprimée par Lieutaud à des éléments aveugles, s'était
enfin élevée à un glorieux républicanisme bourgeois, un peu théâtral et
vaniteux, mais sincère, ardent et entraînant la sympathie du peuple par sa
fougue et son courage. NANTES A
Nantes aussi, c'est la haute bourgeoisie qui administre la cité et la dirige
hardiment dans les voies révolutionnaires. Par sa
lutte violente contre la noblesse bretonne, la bourgeoisie nantaise était,
pour ainsi dire, montée à un ton révolutionnaire que l'ensemble du pays
n'atteignit que plus tard. Comme beaucoup de communes, Nantes se débarrassa
d'emblée, en août 1789, d'une municipalité timorée et suspecte : et, sans
attendre la loi d'organisation municipale, elle créa, pour surveiller les
ennemis de la Révolution, un comité permanent de salut public. Ce seul mot
est comme une anticipation fiévreuse sur les grands événements
révolutionnaires. Le
docteur Guépin, qui a une conscience si familière et si pré-fonde des hommes
de la Révolution à Nantes, énumère les membres de ce comité : « Nous
y voyons Bellier jeune, Buteiller père, le plus riche négociant de Nantes
; Bridon, orfèvre, Caillaud, Cantin, Chanceaulme, Chiron, Clavier, qui
figurera dans le mouvement girondin ; Coustard, de la Ville, de la Haie,
Duclos, le Pelley jeune, C. Drouin, Drouin de Parcay, Dupoirier, Duval,
Felloneau, avocat du roi ; Felloneau, maître particulier ; Forestier,
Foulois, Fourmi père, Fruchard, Gallon père, Garreau, Gedonin,,Genevois,
Gerbier, Laennec, Lambert, Le Bas, le Cadre, le Lasseur, de Ramsay, le Pot,
le Ray, J. Leroux, Lieutau, de Troisvilles, Louvrier, Maussion, Meslé,
Pineau, Marchand, Passin, Guillet, Raimbaut, Sabrevas, Sottin de la
Coindière, devenu depuis ministre de la police ; Toché, Turquety, Vaudet. » Je
regrette que le docteur Guépin n'ait pas indiqué la qualité sociale de chacun
de ces hommes, mais il conclut en disant : « La
simple lecture de cette liste nous montre que l'aristocratie bourgeoise de
Nantes et quelques anoblis de fraîche date dirigeaient le mouvement. » Et il
ne faut pas croire que cette aristocratie bourgeoise, pour parler comme le
docteur Guépin, s'effraiera devant le tumulte des événements ou s'arrêtera à
mi-chemin. Aucun des périls, aucune des crises, aucune des hardiesses de la
Révolution ne la prendra au dépourvu. Peut-être par un effet de l'âme
bretonne, concentrée et ardente, mais surtout à cause de la violence de la
lutte entre les forces d'ancien régime et les éléments bourgeois, il y a en
tous ces hommes, gardiens de la Révolution naissante, une sorte de ferveur
mystique. La plupart d'entre eux sont affiliés aux loges maçonniques, où
l'idée révolutionnaire s'illumine d'une sorte de rayon religieux, et où la
liberté, la raison sont l'objet d'un véritable culte. La
pensée ardente et impatiente de ces grands bourgeois révolutionnaires de la
Bretagne devance la Révolution elle-même ; la plupart de ces hommes et
beaucoup de ceux que l'élection fera entrer tout à l'heure dans
l'administration municipale, étaient, au témoignage de Guépin, républicains
dès les premiers jours de 1789. Je ne
sais quelle clairvoyance supérieure, faite de sincérité passionnée, les
avertissait avant le reste de la France qu'il y avait antinomie entre la
Révolution et la royauté ; en juin 1791, quand arriva le coup de foudre du
départ du roi, de sa fuite vers la frontière, les administrateurs de Nantes
lancèrent aussitôt une proclamation qui commence ainsi : « Citoyens, le
roi est parti, mais le véritable souverain, la Nation, reste. » Mot
admirable et qui ne jaillit pas comme une inspiration sublime, mais comme
l'expression suprême de toute une pensée méditée pendant trois ans
d'équivoques et obscurs conflits. C'est comme le malaise d'un lourd mensonge,
impatiemment supporté, qui se dissipe soudain. Les
bourgeois révolutionnaires qui administrèrent Nantes devinrent le centre de
toute une organisation de combat. Autour d'eux se groupèrent, dès la première
heure, des bataillons- de volontaires divisés en douze compagnies ; il y
avait la compagnie de la Liberté, la compagnie de l'Egalité, la
compagnie de la Fraternité, la compagnie du Patriotisme, la
compagnie de la Constance ; c'est, me semble-t-il, la mode des
appellations maçonniques qui s'appliquait aux nouvelles formations
révolutionnaires. Le
choix du costume, très riche et assurément coûteux, qui fut adopté par la
garde nationale nantaise, atteste que ce sont des bourgeois très aisés qui
formaient le gros des bataillons. Le costume était, en effet, habit bleu
doublé de rouge, collet et parements écarlates, revers blancs, liseré rouge
et blanc, boutons jaunes avec une fleur de lys coupée d'hermine et le numéro
de la division, houppette du chapeau blanche avec une hermine au milieu,
épaulettes et contre-épaulettes en or. Et il
ne se produisit pointa Nantes, comme à Paris, une sorte de divorce entre
cette garde nationale bourgeoise et le peuple ouvrier. Les bourgeois
révolutionnaires de Nantes qui, dans leurs combats contre la noblesse,
avaient eu besoin de la force du peuple, restaient en contact avec lui. Le
budget de Nantes, pour l'année 1790, mentionne l'achat de 1.172 uniformes de
garde nationale au compte de la ville, qui les revendit à bas prix,
évidemment pour ouvrir aux pauvres l'accès de la garde nationale. En même
temps, la ville, dans la seule année 1790, dépensait 150.000 livres aux
ateliers et chantiers municipaux afin qu'aucun ouvrier ne souffrît du
chômage. C'est
sur les navires des puissants armateurs que plus d'une fois furent données
des fêtes patriotiques et révolutionnaires, et la haute bourgeoisie de Nantes
était si bien engagée dans le mouvement, elle avait si bien confondu sa vie
avec la vie même de la Révolution, qu'elle a suivi celle-ci jusque dans le
paroxysme de débauche et de cruauté de Carrier. Chose
étrange, et qui atteste je ne sais quelle prodigieuse exaltation tour à tour
sublime et perverse, à l'heure même où Carrier décimait, noyait, souillait,
non seulement l'aristocratie nantaise, mais la partie de la bourgeoisie
suspecte de girondinisme, des femmes de haute classe, de la plus riche
bourgeoisie, participaient à ses orgies de luxure et de sang. Le docteur
Guépin avait la liste de ces femmes, il l'a détruite, mais il témoigne
qu'elle comptait les noms les plus connus de la haute bourgeoisie. Ainsi
la fièvre révolutionnaire, après avoir allumé au cœur de la haute bourgeoisie
bretonne de sublimes enthousiasmes, s'y convertissait à l'heure de la suprême
crise en une sorte de fureur cruelle et de sadisme monstrueux, et une
frénésie sensuelle et meurtrière continuait la mystique ardeur des premiers
jours. LYON A Lyon,
la vie municipale était bien plus passionnément populaire que ne le laissait
supposer le choix des députés aux Etats généraux. Ceux-ci étaient presque
tous d'un modérantisme extrême, et l'un des plus influents, Bergasse,
affirmait la même politique que Mounier. Les Cahiers des Etats généraux,
comme je l'ai déjà noté, ne portaient aucune trace des revendications
ouvrières. Mais peu à peu, dans l'enceinte de la commune, une lutte violente
s'engagea entre la bourgeoisie modérée et la bourgeoisie démocrate, soutenue
par les forces populaires. Tout
d'abord, en juin et juillet 1789, le peuple réclame avec véhémence la
suppression des octrois, et comme le consulat résiste, il se porte aux
barrières et les brise à Perrache, au faubourg de Vaise. Des détachements de
dragons sont appelés de Vienne ; mais le peuple armé les assaille. Les
paysans attirés par la nouvelle de la suppression des octrois, arrivent en
grand nombre et font entrer en masse, par-dessus les barrières détruites,
tous les produits frappés la veille de lourds impôts ; le blé, le bétail, le
vin, les soies entrent par grandes quantités, et tous les marchands, tous les
entrepositaires s'empressent de s'approvisionner. A la
Guillotière, les femmes des ouvriers encouragent les paysans à entrer sans
payer les droits. Il y a comme une coalition populaire des paysans et des
ouvriers contre l'octroi, aussi odieux et onéreux aux uns qu'aux autres.
Roland de la Platière, dans les nombreux mémoires où depuis des années il
protestait contre l'octroi « cause de la misère flétrissante du peuple » et
embarras pour les manufactures, avait donné, en quelque sorte, la formule du
mouvement. Un instant, il parut tout emporter. Mais de nouvelles troupes sont
appelées, et le consulat forme une garde de 600 jeunes bourgeois de familles
riches, qui veulent réprimer le soulèvement populaire et qui le répriment en
effet. Dès ce
moment, on sent qu'il y a à Lyon une force de « conservatisme » énergique,
résolue, qui, s'il le faut, ira jusqu'à la contre-Révolution. Mais le
contre-coup du 14 juillet ranime le parti populaire. Une nouvelle garde
nationale est formée avec des éléments plus nettement révolutionnaires. Elle
est aussi, à sa manière, conservatrice de la propriété, puisqu'elle marche
contre les bandes paysannes qui envahissaient les châteaux, mais elle entend
lutter à fond contre le consulat, développer la Révolution. Sous
l'influence des bourgeois démocrates et du peuple, la journée de travail,
pour le cens électoral, est fixée à 10 sous, et le cens très abaissé permet à
beaucoup d'ouvriers, d'artisans de prendre part au scrutin. Le consulat
disparaît, définitivement condamné, et son énergique chef, Imbert Colomès,
qui avait tenté de sauver contre la première houle révolutionnaire la vieille
oligarchie bourgeoise, s'exile à Paris, d'où il va guetter âprement une
occasion de revanche. A la fin de février, la municipalité nouvelle est
constituée ; 6.000 électeurs prirent part au vote. Si les
élections écartèrent l'élément contre-révolutionnaire, il s'en faut qu'elles
aient donné un résultat net. La municipalité comptait des révolutionnaires
modérés, comme Palerne de Savy, ancien avocat général à la Cour des monnaies,
qui fut nommé maire ; comme Dupuis, qui fut nommé procureur syndic. A côté
d'eux, et comme pour attester la puissance de la tradition à Lyon, d'anciens
échevins, Nolhac, Vauberet, Jacquin étaient élus ; les grandes familles
bourgeoises, les Dupont, les Lagie, les Fulchiron, les Felissent, beaucoup de
négociants et de gros marchands, un petit nombre de maîtres-ouvriers étaient
nommés. C'était là si l'on peut dire, le corps central de la nouvelle
municipalité, elle était aussi éloignée de l'esprit oligarchique et
contre-révolutionnaire que de l'esprit ardemment démocrate et « patriote ». Les
chefs du parti démocrate et patriote, les chirurgiens Pressavin et Carret,
l'avocat François Bret, le médecin Louis Vitet, l'inspecteur des manufactures
Roland, l'orfèvre Perret, le pelletier Vingtrinier, les négociants Chalier et
Arnaud-Tizon ne sont élus que parmi les notables, et avec un nombre moindre
de voix. (Voir
Maurice Wahl, ouvrage déjà cité.) Ainsi
non seulement nous constatons à Lyon, dès le début, l'audace et la forte
organisation des éléments conservateurs, qui seront bientôt des éléments
contre-révolutionnaires ; mais, dans le parti de la Révolution, il y a
d'emblée je ne sais quoi de chaotique et de discordant, qui usera la force
révolutionnaire en de perpétuels conflits. Il y a
de plus dans la marche de la municipalité nouvelle quelque chose de factice
et de contraint ; elle est constamment entraînée au delà de sa propre pensée
par la force immédiate du peuple toujours en mouvement. « Ainsi,
écrit Maurice Wahl, ce sont les ouvriers en soie qui viennent d'abord
demander aux élus de la cité le redressement des vieilles injustices. On se
rappelle que le règlement de 1786 avait statué que les façons seraient
réglées de gré à gré et à prix débattu, et ce régime avait eu pour
conséquence un extrême avilissement des salaires. Les mémoires présentés par
les ouvriers en janvier 1789 avaient provoqué un arrêt du conseil, en date du
8 août, ordonnant qu'il serait fait un nouveau tarif par une commission mixte
formée de marchands et d'ouvriers. « Ce
tarif avait été dressé, homologué par un arrêt du 10 novembre, mais il
n'était pas encore entré en vigueur. Les ouvriers voulaient qu'il fût enfin
appliqué ; ils se plaignaient qu'on se prévalût toujours d'un article du
règlement de 1744, qui ne leur accordait qu'un délai d'un mois pour
introduire leurs réclamations contre les marchands ; enfin, ils demandaient
que les maîtres-gardes qui les représentaient dans le bureau de la
corporation fussent nommés à l'élection, et non recrutés par cooptation. Ils
obtinrent satisfaction sur tous les points. « Dans
une réunion tenue à Saint-Jean, ils décidèrent les maîtres-gardes en exercice
à démissionner et les remplacèrent par des gardes élus ; la municipalité
sanctionna ce changement, mais en mettant pour condition que les maîtres
marchands auraient le droit de se faire représenter de la même manière dans
le bureau commun de la corporation. Une ordonnance du corps municipal
prescrivit l'exécution du tarif et en fit remonter les premiers effets au 21
janvier 1790, date de l'enregistrement de l'arrêt d'homologation. « Le
conseil général de la Commune, après avoir entendu un exposé du procureur de
la Commune, Dupuis, confirma cette décision, déclara que toutes décisions
contraires au tarif seraient considérées comme abusives et entachées de
nullité, et fixa à six mois le délai de prescription, sans toutefois qu'on
pût faire courir le délai pendant le temps que le maitre-ouvrier
travaillerait pour le même marchand ; car, disait Dupuis, « l'ouvrier est
véritablement dans la dépendance du marchand, et il a lieu de craindre d'être
privé d'ouvrage et, par conséquent, de tout moyen de subsistance, s'il
demandait d'être payé conformément au tarif. » « Une
députation des maîtres-ouvriers vint exprimer à la municipalité les
sentiments de gratitude dont ils étaient pénétrés, et déposer entre ses mains
une somme de 150 livres, qu'ils la priaient d'offrir de leur part, comme don
patriotique, à l'Assemblée nationale. Le maire leur répondit en témoignant «
toute la satisfaction que la conduite sage des maîtres-ouvriers fabricants
faisait éprouver à la municipalité ». Le Courrier de
Lyon approuva
l'intervention municipale : « Il faut laisser dans les opérations
ordinaires du commerce la plus grande liberté, mais ici, où la misère lutte
presque toujours contre la richesse, il faut nécessairement que la loi
prononce. » C'est à
coup sûr un événement économique d'un grand intérêt ; il démontre que,
quoique la bourgeoisie fût seule préparée à recueillir le bénéfice du
mouvement révolutionnaire, la seule apparition de la liberté et d'une
démocratie tempérée servait la cause du travail : il était impossible à la
bourgeoisie lyonnaise, dans le règlement des affaires municipales, de ne
point tenir compte des intérêts de ces maîtres-ouvriers qui pouvaient prendre
part au scrutin et former des rassemblements redoutables. Mais quand on se
rappelle avec quelle vigueur, avec quelle violence toute la haute
bourgeoisie, toute la grande fabrique de Lyon résistait depuis un siècle aux
revendications des maîtres-ouvriers, quand on se souvient que, récemment
encore, à propos des élections aux Etats généraux, les grands marchands
protestaient contre la part trop grande que s'étaient faite les
maîtres-ouvriers aux assemblées d'électeurs, on devine que les riches
négociants, qui composaient en grande partie la nouvelle municipalité
lyonnaise, ne durent céder qu'à contre-cœur à la pression du peuple
travailleur. Il y
eut évidemment en eux un commencement de désaffection secrète à l'égard de la
Révolution : et je considère ce sourd conflit pendant entre la grande
bourgeoisie lyonnaise et les maîtres-ouvriers comme une des causes qui
prédisposèrent Lyon à la contre-Révolution. La grande bourgeoisie s'effraya
ou s'aigrit, et le peuple ouvrier n'était point assez fort pour prendre en
main la Révolution. Mais
c'est surtout en juillet 1790, que la municipalité lyonnaise eut à subir la
rude pression du peuple. Le mouvement comprimé dans l'été de 1789 recommence
dans l'été de 1790, et cette fois ce sont les élus de la cité que les
démocrates et les ouvriers lyonnais somment d'abolir l'octroi. Le 5 juillet,
une double pétition, signée par les habitants du faubourg de Porte-Troc et
par une assemblée générale de tous les cantons tenue en l'église
Saint-Laurent, est présentée au corps municipal. Elle demande la suppression
immédiate de l'octroi et son remplacement par une taxe locale, les sections
devaient être invitées à se réunir en assemblée générale pour déterminer avec
plus de détail cette taxe de remplacement. Si la
bourgeoisie modérée de Lyon avait eu à ce moment quelque force de résistance,
si elle n'avait pas été enveloppée et dominée par le peuple, elle aurait
répondu que l'Assemblée nationale n'avait pas terminé la réforme de l'impôt,
et qu'en attendant le nouveau système, elle avait ordonné la perception des
taxes anciennes. Mais quelques mois à peine après la chute du Consulat et le
départ d'Imbert Colomès, la grande bourgeoisie révolutionnaire de Lyon ne
pouvait, sans paraître à son tour suspecte de contre-Révolution, entrer dans
la voie de la résistance. Allait-on,
à propos des octrois, recommencer contre le peuple la lutte menée un an
auparavant par l'oligarchie municipale ? Les officiers municipaux n'osèrent
pas ; ils acceptèrent d'ouvrir la discussion et convoquèrent les notables
pour former le conseil général de la Commune et délibérer sur les pétitions.
C'était appeler l'élément le plus démocratique et le plus révolutionnaire de
la municipalité. Du coup la victoire appartenait au peuple. Et la
municipalité lui opposa juste assez de résistance pour lui faire sentir sa
force. Le 8
juillet, à quatre heures de l'après-midi, le conseil général de la Commune
ouvrit la discussion. La salle des séances était pleine, et une foule de plus
de 20.000 hommes et femmes emplissait la cour de l'Hôtel de Ville et la place
des Terreaux. Sous cette pression formidable, la délibération n'était guère
qu'un simulacre. Et le peuple ne permit même pas à la municipalité de -zoner
sous des formes légales sa capitulation. A peine
le procureur de la Commune, Dupuis, commençait-il à rappeler la loi de la
Constituante et à signaler les difficultés de remplacement de l'octroi, qu'il
fut interrompu par les cris de : « A bas Dupuis ! à bas le traître !
l'aristocrate ! Nous paierons ce qu'il faut pour le remplacement ; l'argent
est déposé ! Point d'octrois, point de barrières ! A bas les gapéens ! nous
ne voulons plus payer : à bas les barrières ou nous les brûlons ! Pas tant de
politique ! A bas ! à bas dès ce moment ! » Faut-il
croire, comme le dirent et l'écrivirent alors plusieurs révolutionnaires
lyonnais, que la contre-Révolution avait fomenté ce soulèvement pour
compromettre les autorités nouvelles, susciter un conflit entre Lyon et
l'Assemblée nationale et effrayer les propriétaires ? Que la
contre-Révolution ait vu avec plaisir cette agitation et les embarras dont la
municipalité était accablée, cela est certain, mais la haine des octrois
était ancienne à Lyon, et il était bien naturel que, quand le peuple voyait
parmi les notables des hommes comme Roland, qui en avaient dès longtemps
demandé l'abolition, il l'exigeât ; tous ces impôts sur le blé, le vin, la
viande, réduisaient singulièrement le salaire de l'immense peuple ouvrier, il
n'est point étonnant qu'il se soulevât. La
municipalité décida de convoquer les sections. Celles-ci, à l'unanimité,
votèrent la suppression des octrois, et la municipalité enregistra purement
et simplement leur décision. « Il
a été reconnu, disent les considérants de l'arrêté, que, dans une ville de
manufactures, la taxe qui porte sur les choses de première nécessité est le
plus dangereux des impôts, que c'est attaquer le principe de l'existence de
l'ouvrier que de lui ravir par une semblable taxe les moyens de subsister,
qu'en pressurant ainsi sa subsistance, on lui ôte les forces avec les
aliments ; d'ailleurs la perception de ces droits destructeurs a cessé en
fait, puisque les barrières placées aux portes sont ouvertes et qu'il serait
aussi dangereux -que nuisible de chercher à les rétablir. » Mais
cette victoire du peuple n'était que provisoire. L'Assemblée nationale fut
saisie des événements de Lyon, et le 17 juillet 1790, par un décret
impérieux, elle rétablit les octrois à Lyon. Les
maîtres-ouvriers en soie, pleins d'une sorte d'enthousiasme religieux pour la
Révolution, s'inclinèrent devant l'arrêt de « l'auguste Assemblée nationale »
; ils auraient considéré toute rébellion contre elle comme un crime de
lèse-patrie ; mais les corporations des maçons, des chapeliers, des cordonniers
se soulevèrent, et des collisions entre les prolétaires et les soldats
ensanglantèrent Lyon. Toute la bourgeoisie ne tarda pas à faire bloc contre
les ouvriers, qui furent aisément vaincus. Les
barrières furent relevées ; la perception des droits d'entrée, recommença
jusqu'au vote de la grande loi de l'Assemblée qui les supprima pour toute la
France. Mais à quel prix fut obtenue cette soumission, cette défaite du
prolétariat lyonnais ? La bourgeoisie prit, si je puis dire, l'habitude des
paniques ; le bruit s'était répandu que « les émeutiers » avaient marqué à la
craie la porte des plus riches maisons ainsi vouées au pillage, les bourgeois
révolutionnaires se confondirent un moment avec les autres Etats pour
organise' : la répression. Quant aux ouvriers, une déception sourde les
préparait à accueillir le sophisme contre-révolutionnaire : « Que vous
rapporte la Révolution ? » Ainsi se préparent obscurément et par des
meurtrissures d'abord invisibles les grandes crises morales et sociales. Dans ce
désarroi commençant, une partie de la bourgeoisie révolutionnaire s'isole du
mouvement et perd le sens des nécessités du combat. Quand la Révolution en
août 1790 fut obligée de procéder à une large émission d'assignats, quand
elle s'engagea à fond dans le système qui pouvait seul sauver la Révolution,
presque toute la bourgeoisie lyonnaise protesta. Une « adresse de la ville de
Lyon signée du maire, de plusieurs officiers municipaux et des syndics et
directeurs de la Chambre de commerce fut soumise à l'Assemblée. Elle
accompagnait « l'Opinion de la Chambre de commerce sur la motion faite le 27
août par Riquetti l'aîné (ci-devant Mirabeau) ». La Chambre de commerce objecte que les nouveaux
assignats ne représenteront pas un numéraire effectif, mais « une masse
d'immeubles, de terres éloignées, dispersées, qu'une aliénation forcée va
déprécier, qui ne se réalisera qu'avec lenteur. » Elle affirme que la masse
des assignats ne peut que provoquer une hausse générale des prix, la chute
des manufactures, l'émigration des commerçants, la disparition du numéraire
effectif et son remplacement par « un numéraire fictif qui, répandu dans
toutes les classes de la société, portera partout le désespoir et la misère
». Il est
nécessaire, selon le mémoire, de payer en argent les ouvriers des fabriques
de Lyon, Saint-Etienne, Saint-Chamond. « L'impossibilité d'y pourvoir, si
elle était éprouvée simultanément par cinq ou six chefs *de manufactures un
peu occupées exposerait à une insurrection dangereuse. » D'ailleurs les
hommes des campagnes refusent de vendre leurs denrées contre des assignats :
comment la fabrique lyonnaise pourra-t-elle s'approvisionner des matières
premières, notamment des soies du Piémont ? Ainsi
raisonnaient un grand nombre de négociants lyonnais, la plupart des agents de
change, les hommes les plus connus de la grande fabrique, les Finguerlin et Schérer,
Fulchiron frères, Courajod, Jordan, Couderc père et fils et Passavant,
Bergasse frères, Paul Sain et fils, Saint-Costard. L'expérience a démontré
qu'ils se trompaient : leur manque de foi en la Révolution les aveuglait. En
fait, les biens nationaux furent prodigieusement recherchés et il n'y eut pas
dégradation des valeurs ; le gage des assignats fut ainsi tout à fait solide.
Et pour les manufactures de Lyon il se trouva que le régime des assignats,
quand ils commencèrent à baisser, constitua une prime d'exportation. Oui,
manque de foi en la Révolution, et aussi en ce peuple des manufactures qui,
si on lui avait témoigné confiance, n'aurait pas suscité de difficultés à la
Révolution. Livrée à la direction affaiblissante de ces timides, la ville de
Lyon se serait écartée, dès 1790, de la voie révolutionnaire. Mais les
démocrates réagirent avec vigueur et peu à peu, dans l'entraînement général
de la Révolution ce sont eux qui l'emportent à Lyon ; au commencement de
1791, quand est renouvelée par moitié la municipalité, c'est Louis Vitet, un
des amis de Roland, qui est nommé maire. La fuite de Varennes, puis la
journée du 10 août assurent la primauté de Roland et de son groupe. Mais,
malgré tout, la Révolution à Lyon était comme un arbre qui se creuse ; elle
était intérieurement rongée et elle ne résistera pas à la secousse de 1793.
Vienne la guerre qui suspendra le travail des manufactures, vienne la lutte
de la Montagne et de la Gironde et l'écrasement de celle-ci, le parti
révolutionnaire désemparé et abandonné ne pourra arrêter à Lyon un mouvement
formidable de contre-Révolution. La vie municipale de Lyon se résume donc
dans une apparente domination de la bourgeoisie révolutionnaire, d'abord
modérée puis démocrate, mais avec un travail profond de désagrégation produit
par le sourd conflit des classes, par le malaise des ouvriers, et par les paniques
de la bourgeoisie dirigeante. LES BOURGS Si,
dans les grandes villes marchandes ou manufacturières comme Nantes,
Marseille, Bordeaux, Lyon, c'est la haute bourgeoisie surtout qui dirige,
dans les villes plus modestes ce sont de moyens bourgeois, marchands, hommes
de loi, hommes d'affaires, qui entrent dans le corps administratif du
département, du district et dans les municipalités. Voici
par exemple la ville de Louhans dans la Bresse chalonnaise, dont M.
Guillemaut a étudié l'histoire en des ouvrages très documentés. 113 électeurs
prirent part au vote. Ils désignèrent comme maire un avocat, Antoine Vitte,
et comme officiers municipaux André Violet, notaire ; Louis Chaumet,
négociant ; Claude Jole, huissier ; André Philippe, négociant, et Elysée
Legras, bourgeois. Les 12 notables élus furent Joseph Forest, géomètre ;
Jouvenceau aîné ; Bernard, huissier ; Gruard cadet ; François Roy, négociant
; l'abbé Oudot ; Antoine Jobert, géomètre ; Vincent Lachize, maître menuisier
; Claude-Joseph Arnout, bourgeois ; Claude Maubey, marchand de fer ; Claude
Vitte, écuyer ; Jean-Baptiste Audin. Je
regrette que M. Guillemaut ne nous ait pas donné la liste des élus municipaux
pour les communautés rurales du Louhanais. Il se borne à nous dire que les
électeurs choisirent en général des hommes dévoués à la Constitution, et il
note qu'en beaucoup d'endroits les curés qui avaient marché avec le Tiers
Etat furent nommés maires : le curé Gabet, à Dommartin-les-Cuiseaux ; le curé
Hémy, à Brienne ; le curé Delore, à Boutange ; le curé Michel, à
Savigny-sur-Seille, le curé Couillerot, à Bouhans et le curé Houlé, à
Bruailles. Mais, par le tableau que nous donne M. Guillemaut des électeurs
choisis pour nommer les corps administratifs du district et du dépakement,
nous pouvons nous figurer aisément quelle était la qualité sociale des hommes
qui dans cette première période de la Révolution dirigeaient le mouvement
politique des campagnes. Le canton de Louhans délègue : Larmagnac, avocat à
Louhans ; Joly, procureur à Louhans ; Coulon, bourgeois à Louhans ; Guerret
de Grannod. Le
canton de Pierre délègue : Cordelier, médecin à Frestrand ; Gauthey,
bourgeois à Saint-Bonnet ; Lhuillier, bourgeois au dit ; Sassier, fermier à
Terra :ris ; Lorimey, fermier à Lays ; Lolliot, fermier à Varennes-le-Duc ;
Arvent, procureur à Pierre ; Chanite, géomètre au dit ; Franou, chirurgien à
Frontenard ; Guyenot, bourgeois au dit. Le
canton de Bellevesvre délègue : Massin, géomètre à la Chapelle-Saint-Sauveur
; Brunet, laboureur (c'est-à-dire propriétaire de terres à blé) au dit lieu ;
Bornel, laboureur à Tarpes ; Chaffin, laboureur à la Chapelle-Saint-Sauveur ;
Girardet, curé de Mouthieren-R. ; Martin, laboureur au dit Mouthier. Le
canton de Mervans délègue : Boisson, fermier à Dampierre ; Desbois, bourgeois
à Mervans ; Clerc, bourgeois à Serley ; Noirot, notaire à Mervans ; Truchot,
maire de Mervans. Le
canton de Sens délègue : Meunard, maire de Frangy, Guillemire, bourgeois à
Commerand ; Chevrot, maire du Tartre ; Bonnin, notaire à Saint-Germain-du-R.
; Chanussot, maire de Bosjean ; Bruchon, notaire et maire de Sens ; Robelin,
architecte à Sens ; Gras, marchand à Saint-Germain-du-R. ; Caullerot, maire
de Montagny ; Guillémaut, maire de Vincelles ; Petiet, meunier de Romain :
Hugonnet, marchand à Saint-Usuge ; Martin, marchand à SaintUsuge. Le
canton de Beaurepaire délègue : Dalivois, avocat à Beaurepaire ; Thouilley,
marchand à Saillenard ; Guillemin le jeune, procureur de la commune de
Savigny ; Guillemin l'aîné, huissier au dit ; Couillerot, marchand à Ratte ;
Nicolas, marchand au Fay ; Gagne, marchand à Saillenard ; Vivand, marchand au
Fay. Le
canton de Simard délègue : Rebillard, bourgeois à Symard ; Petiot, bourgeois
au dit Symard ; Bidault, maire de Montret ; Bert, bourgeois à Juif. Le
canton de Sacy délègue : Dupuget de Chardenoux ; Pageant, maire de Sagy ;
Guigot, médecin et maire de Sainte-Croix ; Jourdan,' marchand à Flacey ;
Prudent, marchand à Sagy ; Houle, curé et maire de Bruailles ; Moreau, maire
de Saint-Martin. Le
canton de Branges délègue : Lassus, curé de Sornay ; Blonde, maire de
Châteaurenaud ; Bailly, marchand à Sornay ; Barbelet, marchand à Branges ;
Roy, laboureur à Château-Renaud ; Nayme, écuyer, maire de Cuiseaux ; Puvis de
Chavannes, avocat à Cuiseaux ; Moyne, chanoine-chantre à Cuiseaux ; Gromier,
avocat à Cuiseaux ; Coste, prêtre-chanoine à Cuiseaux ; Delamaillanderie,
ancien officier d'infanterie à Cuiseaux ; Gabet, curé de Dommartin et maire
du lieu ; Treffort, laboureur à Joudes ; Goy, idem ; Borge l'aîné, laboureur
à Champagnat ; Lombat, laboureur à Varennes ; Guillier, curé du Miroir. Le
canton de Montpont délègue : Rouget, maire de Montpont ; Clerc, maire de la
Chapelle-Thècle ; Mathy, maire de Menetreuil ; Delore, curé et maire de
Bantange ; Paillard, curé de la Genète ; Meunier le jeune, maire de Jouvinson
; Moissonnier, greffier à Montpont. Enfin,
le canton de Savigny-sur-Seille délègue : Antoinet, maire de Saini-Vincent ;
Bourgeois, maire d'Huilly ; Canat, avocat à Saint-Vincent ; Petitjean, maire
de Loisy ; Pernin, laboureur à la Frette ; Berger, officier municipal à
Savigny-sur-Seille. Et
l'assemblée des électeurs du district ainsi composé désigne, en mai 1790,
pour faire partie de l'administration du district : François Massin, géomètre
à la Chapelle-Saint-Sauveur ; Pierre-Marguerite Guerret, ancien subdélégué de
l'intendance de Bourgogne ; Guégot, docteur en médecine à Sainte-Croix ;
Claude Antoines, bourgeois à Saint-Vincent ; Pierre Rouget, notaire royal à
Montpont ; Jean Noirot, notaire royal à Mervans ; de la Maillanderie, ancien
officier d'infanterie à Cuiseaux ; Antoine Bonin, notaire royal à
Saint-Germain-du-Bas ; Denis Robelin, architecte à Sens ; Sébastien
Guillemin, bourgeois à Gommerans ; Joseph Boisson, bourgeois à Dampierre. Qu'on
me pardonne ces longues énumérations. Il faut essayer de voir, par quelques
exemples précis, comment était composé le personnel administratif de la
Révolution, et après les grandes villes industrielles comme Lyon, Nantes,
Marseille, Bordeaux, Louhans offre un type excellent de petite ville dans une
région agricole. On
remarquera que sur les 96 délégués du district de Louhans, où abondent les
communautés rurales, il n'y a que 16 laboureurs — c'est-à-dire propriétaires
de terres à blé — ou fermiers. Le reste est formé des divers éléments de la
bourgeoisie rurale, hommes de loi, hommes d'affaires, avocats, huissiers,
experts, géomètres, notaires, marchands, médecins « bourgeois », c'est-à-dire
rentiers de petite ville, officiers en retraite. Et quand il s'agit non plus
des délégués, mais des administrateurs mêmes du district, il n'y a plus un
seul propriétaire, un seul cultivateur, rien qu'un état-major de bourgeoisie
rurale. Je sais
bien que déjà les administrateurs de district, et aussi les délégués
représentent une sélection, l'élément proprement paysan occupait certainement
une plus large place dans les conseils muni= cipaux ; mais malgré tout, ce
sont des bourgeois qui forment les cadres administratifs et politiques de la
Révolution dans les campagnes. C'est surtout parmi les catégories sociales
qui arrivent ainsi au pouvoir administratif que se recruteront les acheteurs
des biens nationaux. Qu'on
ne se figure point, en voyant de grands bourgeois riches à la tête de la
Révolution dans les grandes villes, et de moyens et petits bourgeois dans les
campagnes, qu'un esprit d'oligarchie ou de juste milieu va animer le
personnel administratif révolutionnaire. Il ne faut pas oublier que nous
sommes, en effet, dans une période de Révolution et que la grande bourgeoisie
des villes et la moyenne bourgeoisie rurale s'appuient nécessairement contre
l'ancien régime sur les ouvriers et sur les paysans. En
fait, le personnel administratif des premiers jours de la Révolution suffit à
tous les événements et à toutes les hardiesses jusqu'au 31 mai 1793, jusqu'au
déchirement violent de la Gironde et de la Montagne. Ni la fuite à Varennes,
ni le 10 août, ni même la mort de Louis XVI ne déterminent une crise
administrative ; sauf dans quelques directoires de département où s'était
installé l'esprit de modérantisme, les autorités constituées vont du même pas
que la Révolution. En comparant le personnel municipal de diverses villes de
1790, 1791, 1792, et dans les premiers mois de 1793, je ne trouve guère que
les inévitables changements qu'amène le cours de la vie ; je ne note nulle
part le brusque remplacement de tout un corps administratif ; presque partout
il y a une tendance visible à la stabilité. C'est
par suite d'une inadvertance que l'Histoire générale de MM. Lavisse et
Rambaud dit : « Le maire était élu pour deux ans, mais n'était pas
immédiatement rééligible. » La loi municipale du 14 décembre 1789 dit,
au contraire, en son article 43 : « Le maire restera en exercice pendant
deux ans, il pourra être réélu pendant deux autres années, mais ensuite il ne
sera permis de l'élire de nouveau qu'après un intervalle de deux ans. » En
fait, dans beaucoup de communes le maire resta en fonctions de 1790 à 1793. II n'en
fut pas ainsi à Lyon, où le parti démocratique élimina le parti modéré. Mais,
à Nantes, c'est seulement sur le refus formel du maire Kervégau que les
électeurs renoncent à le réélire ; Dorvo est élu procureur de la Commune en
1791 et réélu en 1792. Baco, maire de Nantes en 1792 et 1793 jusqu'au 31 mai,
est un ami politique de Kervégau, et la liste des conseillers municipaux et
des notables contient en 1792 et 1791 bien des noms de la première heure,
Clavier, Chanceaulme, Cantin, etc. A
Marseille, le maire Etienne Martin, surnommé le Juste, élu en 1790, aurait
été certainement réélu à la fin de 1791 si, à raison même de sa popularité,
il n'avait été envoyé à la Législative. A Bordeaux, le puissant armateur
millionnaire Saige reste maire de 1790 au 31 mai 1793.A Louhans, après
quelques compétitions toutes personnelles, le premier maire, Antoine Vitte,
est éliminé ; mais Laurent Arnoux, qui lui succède, chevalier de l'ordre de
Saint-Louis et ancien capitaine d'artillerie, est élu deux fois de suite. Le
premier personnel administratif de la Révolution n'est donc pas une sorte
d'ébauche timide et grise qu'il faudra bientôt déchirer et remplacer ; la
force révolutionnaire qui le soulève en 1789 et 1790 suffira à le porter
jusqu'au 31 mai 1793 ; c'est à cette date seulement que les premiers cadres
administratifs de la Révolution sont brisés et renouvelés. Je le
répète pour ceux qui veulent vraiment pénétrer au fond de la réalité
historique. Il y aurait un intérêt de premier ordre à suivre dans le détail
de chaque commune le mouvement du personnel dirigeant et il faut espérer que
des chercheurs s'appliqueront partout à ce travail. PARIS A
Paris, le régime municipal ne fut fixé décidément que le 21 mai 1790. La loi
consacrait pour Paris les principes généraux appliqués à toute la France.
Elle remplaça les 60 districts- par 48 sections, et c'est dans chacune de ces
sections, que les élections eurent lieu. On pouvait croire qu'après les
journées d'octobre où l'élément populaire avait joué un rôle si décisif,
tandis que l'administration municipale avait été si incertaine et si effacée,
un courant démocratique plus vif se marquerait dans les nouvelles élections
municipales. On pouvait croire aussi que la loi du marc d'argent, et
l'arrogance de la garde nationale détermineraient parmi les citoyens actifs
un mouvement contre l'oligarchie bourgeoise parisienne. Il n'en fut rien. Condorcet
saisit l'assemblée de l'Hôtel de Ville d'un mémoire où il protestait
fortement contre le cens d'éligibilité, ou tout au moins contre son
exagération. Il disait que la loi du marc d'argent était particulièrement
dure à Paris, où la proportion des impôts directs était faible en regard du
chiffre des impôts indirects, et où il était plus difficile, par conséquent,
d'atteindre à un marc d'argent d'impôt direct. Mais l'assemblée laissa tomber
cette protestation. Marat
invita deux ou trois fois les pauvres à revendiquer, à exiger leur droit
d'électeurs, à se présenter, malgré la loi, aux assemblées électorales, pour
prendre part au vote. Mais il n'était guère écouté encore, et sa voix n'eut
point d'écho. Il dut constater lui-même, avec une sorte de désespoir, que la
plupart des membres de l'ancienne municipalité étaient réélus, notamment le
maire Bailly, qu'il avait si âprement attaqué, Vauvilliers de la Morinière,
qu'il haïssait. Au
demeurant, le nombre des votants fut très faible, c'est à peine si un quart
ou un cinquième des citoyens actifs alla au scrutin. Il nous est malaisé
d'expliquer à distance cette énorme abstention parisienne ; elle surprenait
les contemporains et ils n'ont su nous en donner la raison. Peut-être la
longueur des opérations électorales, la fatigue des services multiples que la
Révolution imposait à la bourgeoisie écartaient du scrutin beaucoup de bons
bourgeois et boutiquiers de Paris, retenus ailleurs par leurs affaires. Après
les élections municipales, en octobre 1790, quand les assemblées primaires se
réunirent pour choisir l'assemblée des électeurs chargée de nommer les
administrateurs du département, les juges, les curés, le nombre des votants
fut infime. Sur 78.000 citoyens actifs inscrits dans les 48 sections de
Paris, c'est à peine, d'après le tableau dressé par M. Charavay, si 2.000 en
moyenne (un trentième) prirent part au vote ; la proportion fut plus forte
dans les cantons (Nanterre, Passy, Colombes, Saint-Denis, etc.) ; elle
dépassa 2.000 pour 15.000 électeurs inscrits ; mais ici encore c'est une
fraction très faible, un sixième à peine qui vote. Il n'en
faudrait point conclure que l'esprit public fût stagnant à Paris. Les
électeurs de 1789, ceux qui avaient été désignés par les assemblées primaires
pour nommer les députés aux Etats généraux avaient fatigué l'opinion par
leurs prétentions bruyantes et par leurs conflits avec Bailly. De plus, bien
des hommes nouveaux avaient pu surgir depuis un an. Ainsi
le corps électoral de 1789 fut-il presque entièrement renouvelé, et en
octobre 1790, ce sont les membres du Conseil général de la Commune (officiers
municipaux et notables), les juges de paix, les commandants et les officiers
de la garde nationale, les membres de la Société les Amis de la Constitution
(les Jacobins) qui fixèrent le choix des électeurs primaires. Ce corps de 781
électeurs est à ce moment-là la véritable expression de la puissance
politique à Paris. Toute
la bourgeoisie révolutionnaire de Paris, avec ses savants, ses légistes, ses
industriels, ses boutiquiers, ses puissants agitateurs à la Danton y est
représentée. C'est un large mouvement de classe, et non un étroit mouvement
de boutique, un puissant amalgame d'intérêts, de passions et d'idées. Sur 781
électeurs, les marchands et négociants étaient 353, près de la moitié. La
nomenclature par catégorie en est curieuse ; c'est comme un recensement du
négoce parisien qui eût fait la joie de Balzac. Charavay
relève parmi les marchands et négociants : 2 agents de change, 13
apothicaires, 2 aubergistes, 3 banquiers, 6 entrepreneurs de bâtiment, 1
batteur d'or, 3 blanchisseurs, 3 marchands de bois, 4 bonnetiers, 5 bouchers,
2 boulangers, 3 brasseurs, 1 carreleur, 1 chandelier, 3 chapeliers, 1
charcutier, 2 charpentiers, 2 chaudronniers, 2 coiffeurs, 1 cordonnier, 3
corroyeurs, 1 couverturier, 1 couvreur, 1 décorateur, 2 doreurs, 13 drapiers,
1 ébéniste, 38 épiciers, 2 fabricants d'étoffes, 1 fabricant d'éventails, 2
manufacturiers de faïence, 1 marchand de farine, 3 marchands de fer, 6
fermiers, 1 gainier, 1 fabricant de galon, 1 grainier, 4 horlogers, 7
imprimeurs, 1 jardinier, 13 joailliers, 1 laytier, 11 libraires, 4
limonadiers, 1 linger, 6 maçons, 5 menuisiers, 25 merciers, 1 marchand de
meubles, 1 meunier, 3 miroitiers, 1 marchand de modes, 66 négociants, 1
papetier, 2 parfumeurs, 1 pâtissier, 6 entrepreneurs de peinture, 1
pelletier, 1 plumassier, 5 quincailliers, 1 entrepreneur de roulage, 1
salpêtrier, 2 selliers, 2 serruriers, 7 marchands de soie, 3 tailleurs, 6
tapissiers, 1 tireur d'or, 11 marchands de vin. C'est
bien toute la bourgeoisie industrielle et marchande, productrice et
boutiquière de Paris dans l'extrême diversité de ses éléments. A côté
de ces représentants de la manufacture et du négoce, il y avait dans le corps
des électeurs beaucoup d'hommes de loi et d'hommes d'affaires, 145 avocats,
29 notaires, 15 magistrats, 12 commissaires au Châtelet, 14 procureurs au
Châtelet, 11 huissiers priseurs et 15 procureurs au Parlement. En outre, il
comptait 27 médecins ou chirurgiens, 21 ecclésiastiques, 10 architectes, 14
savants ou professeurs, 13 apothicaires, 4 publicistes, 2 acteurs, 4
instituteurs. Parmi
ces savants et professeurs il en était d'illustres comme de Jussieu et
Lacépède. Il
semble, quand on lit cette longue liste de marchands, d'industriels, de
notaires, illustrée par quelques grands noms de science, qu'on entrevoit déjà
ce règne de Louis-Philippe, où la bourgeoisie censitaire se couvrait du
prestige de quelques grands noms. Mais il y a bien loin de la bourgeoisie de
1790 à celle de 1840. La première a encore sa révolution à faire et à sauver,
et dans le mouvement qui la soulève, elle confond volontiers sa cause avec
celle de l'humanité ; elle demande à ses philosophes, à ses légistes, de
nobles formules, et elle ne redoute pas les puissants éclats de parole de
Danton. Ce qui
caractérise dès 1789 et 1790 la vie municipale de Paris, c'est l'intervention
constante des -districts, bientôt transformés en sections. Les incertitudes
mêmes et les ajournements de la Constituante qui ne fixa le régime légal de
Paris qu'en mai 1790 donnèrent aux assemblées élues un caractère tout
provisoire ; la force directe du peuple en fut accrue d'autant ; les
districts semblaient la seule autorité vraiment légale et durable. Ainsi la
collaboration violente et impérieuse des sections avec la Commune légale, au
10 août, au 31 mai, se prépare jusque dans la paisible année 1790. Chose
curieuse : le maire de Paris, Bailly, constamment en querelle avec les
assemblées de l'Hôtel de Ville, faisait souvent appel aux districts et
s'appuyait sur eux. Ils le soutinrent d'ailleurs vigoureusement, et cela
marque bien que même dans les districts ou sections, c'était une force
révolutionnaire tempérée et moyenne qui prévalait en 1790. Mais il y avait là
une première mise en œuvre des activités populaires, et dès 1790, la
Constituante commençait à s'inquiéter de cette sorte de vaste Commune remuante
et disséminée en tout Paris. En
mars, quand l'Assemblée discute le régime municipal parisien, le rapporteur
Démeunier manifeste cette inquiétude : « Tenir les sections en activité,
ce serait anéantir les responsabilités des officiers municipaux. Des
délibérations populaires trop multipliées fournissent et fourniront toujours
aux ennemis du bien public, des moyens de semer la discorde. » Mais
l'habitude était prise, et des textes législatifs ne peuvent l'abolir. Il me semble qu'on peut maintenant se représenter avec quelque exactitude l'ensemble des forces administratives et municipales de la Révolution en 1790. C'est la bourgeoisie haute et moyenne qui dirige, mais partout, ou presque partout, elle est comme pénétrée par la force populaire. En tous cas, du banquier et du riche armateur de Nantes ou de Bordeaux au boutiquier de Paris, et au propriétaire paysan il y a une immense solidarité révolutionnaire. Cette solidarité va apparaître et se nouer plus fortement encore dans la grande opération des biens nationaux. |