LE DROIT DE PAIX ET DE GUERRE Nous
savons déjà que dans l'organisation du pouvoir, la Constituante avait fait
œuvre d'équilibre et de conciliation. Elle avait proclamé que la loi ne
pouvait être que l'expression de la volonté nationale représentée par une
Chambre, mais elle avait maintenu la royauté historique. Elle avait accordé
au roi le droit de veto pendant deux législatures ; elle lui avait remis le
choix souverain des ministres et elle allait le doter d'une liste civile de
vingt-cinq millions, puissant moyen de corruption et de gouvernement occulte. Aussi,
quand en mai 1790, s'éleva le grand débat sur le droit de guerre, la
discussion au fond fut assez vaine. Mirabeau, luttant pour la prérogative
royale, brava la colère du peuple un moment soulevé, et Barnave, qui voulait
réserver à l'Assemblée l'initiative de la guerre, recueillit de longs
applaudissements. Mais c'était une querelle de mots. Du moment que deux
pouvoirs existaient, ils avaient l'un et l'autre le redoutable pouvoir de
provoquer la guerre. Une manœuvre secrète du roi pouvait amener les soldats
étrangers sur le sol de la France, quel que fût le sentiment de l'Assemblée ;
et un défi de l'Assemblée aux rois de l'Europe pouvait soulever contre la
France révolutionnaire tous les tyrans de l'univers, quelle que fût la
volonté du monarque. Mais, quand Mirabeau, pressant Barnave, lui disait : «
Toute loi ne devient loi que par la sanction royale ; voulez-vous que l'acte
le plus décisif de la vie nationale, la guerre, puisse se passer de la
sanction du roi ? » Barnave ne pouvait répondre, et Mirabeau triomphait pour
la monarchie des concessions premières faites par la Révolution. L'Assemblée
crut dénouer le nœud en décidant que la guerre serait déclarée par
l'Assemblée, mais avec la sanction du roi. C'était pour le peuple assemblé
aux Tuileries une victoire bien illusoire. Car si le roi appelait secrètement
l'étranger, l'Assemblée ne serait-elle 'pas forcée de déclarer la guerre à
l'envahisseur ? et que devenait la prétendue initiative de la nation ? Si, au
contraire, l'Assemblée déclarait la guerre aux rois de l'Europe, le roi
pouvait-il, en refusant la sanction, livrer la France désarmée aux coups de
l'ennemi ? Mais tout cela était théorie pure, combinaison abstraite des
pouvoirs. Ce qui prouve combien ces arrangements étaient factices, c'est que
Brissot, dans son journal le Patriote français, disait, au mois de mai,
pendant la discussion : « C'est l'Assemblée seule qui doit avoir le droit de
déclarer la guerre, car nous aurons ainsi des garanties de paix, la nation
étant beaucoup moins disposée à faire la guerre que les souverains. » Or,
c'est le même Brissot qui, deux ans après, pressera la France révolutionnaire
de prendre l'initiative d'une guerre générale contre tous les souverains de
l'Europe. Quand il s'agit d'un fait aussi profond, aussi décisif que la
guerre, les mécanismes constitutionnels ne tiennent pas contre la force des
événements et la puissance des passions. La
vérité est qu'il n'y avait pour la Révolution qu'une garantie de paix ;
c'était l'accord absolu, loyal de la Révolution et du roi. Qu'il y ait
désaccord, ou simplement méfiance mutuelle, la paix sera compromise des deux
côtés. Elle sera menacée par des intrigues du roi, cherchant au dehors un
point d'appui contre une Révolution qu'il déteste et qu'il redoute. Elle sera
menacée aussi par l'impatience de la nation cherchant à écarter par un geste
de guerre le réseau de trahison, dont elle se sentira enveloppée, et jetant
le roi dans cette tourmente, soit pour le lier enfin à la Révolution, soit
pour l'abattre à la faveur d'une grande crise. La
solution équivoque adoptée par l'Assemblée n'en était pas moins un nouvel
indice de son impuissance à fonder d'emblée un ordre logique et simple. Elle
combinait silencieusement des éléments peut-être contradictoires ; et sans
doute, elle attendait elle-même que la réalité mouvante et souveraine
prononçât sur ses expériences. Après tout, que pouvait-elle de plus, à ce
moment ? LE DROIT ÉLECTORAL De même
dans la constitution du pouvoir législatif, elle avait adopté un système
intermédiaire entre l'oligarchie bourgeoise et la pure démocratie. En octobre
et décembre 1789, elle avait statué sur les conditions d'électorat et
d'éligibilité. C'est ici qu'intervient la fameuse distinction entre les
citoyens passifs, qui ont droit à la protection de la loi commune, mais qui
ne sont point admis à créer la loi, et les citoyens actifs, seuls admis à
choisir les législateurs. Quiconque ne possédait pas ou possédait au-dessous
d'un certain niveau était réputé incapable de contribuer à la confection de
la loi, soit que sa misère fût un préjugé d’ignorance, soit qu'on estimât que
trop aisément il serait dépendant où corrompu, soit que l'on redoutât la
mainmise des sans-propriété sur le gouvernement du pays. Il y avait trois
sortes de citoyens actifs : 1° pour être électeur du premier degré,
c'est-à-dire pour avoir le droit de voter dans les assemblées primaires, il
fallait avoir vingt-cinq ans d'âge, un an de domicile, n'être pas serviteur à
gages, et payer une contribution de la valeur de trois journées de travail.
2° Pour être éligible à l'assemblée électorale, c'est-à-dire à celle qui est
nommée par l'assemblée primaire et qui doit choisir les députés, il faut payer
une contribution égale à la valeur locale d'au moins dix journées de travail.
3° Enfin pour être éligible à l'Assemblée nationale, il faut payer « une
contribution directe équivalente à la valeur d'un marc d'argent (environ 50
livres) et en outre
avoir une propriété foncière quelconque ». Je le
répète : c'est un système aussi éloigné de l'étroit système censitaire de
Louis-Philippe, lequel ne créait guère que 200.000 électeurs, que du suffrage
universel. Quand il sera procédé à l'élection de la Législative d'après la
loi de la Constituante, 4.298.360 citoyens auront le droit de participer aux
assemblées primaires. C'est, semble-t-il, un peu plus de la moitié des
citoyens âgés de vingt-cinq ans. J'ai comparé, pour plusieurs départements et
districts, notamment pour des districts de l'Hérault, les chiffres
d'électeurs que, pour une population égale, aurait donné le suffrage
universel : et j'ai constaté que plus du tiers des citoyens était exclu du
vote. On peut
dire que devant la Constituante la question du suffrage universel ne fut pas
sérieusement posée un instant. D'abord la question de l'électorat et la
question de l'éligibilité ne furent pas discutées à part, et il est visible
que c'est seulement la question de l'éligibilité qui parut préoccuper un
moment le législateur. Il semble même que le problème du suffrage universel
n'ait, pour ainsi dire, pas été soupçonné : et le mécanisme qui excluait du
vote près de la moitié de la France, paraissait aux Constituants assurer la
manifestation exacte et entière de la pensée nationale. Le vaste peuple des
pauvres était si loin, si bas, même pour les bourgeois révolutionnaires, que
l'opération qui le retranchait de la cité passait presque inaperçue. J'ai
déjà cité les paroles de Lally-Tollendal. Mounier, le 4 septembre 1789, au
nom du comité de Constitution, s'exprime ainsi : « Le comité en indiquant les
qualités qui doivent donner aux citoyens la faculté d'être électeurs et
éligibles pour la Chambre des représentants, s'est vu obligé de prononcer
entre deux inconvénients qui choquent en apparence la liberté individuelle.
Il est évident qu'on ne peut pas admettre tous les citoyens indistinctement
au nombre des électeurs et des éligibles : ce serait s'exposer à confier le
sort de l'Etat à des mains inexpérimentées qui en consommeraient rapidement
la ruine. Il fallait : donc ou restreindre le nombre des électeurs, et ne
mettre aucune borne à leur choix, ou laisser à tous les citoyens le droit
d'élire et leur tracer des règles pour diriger leur nomination. Le premier
parti eût été beaucoup plus contraire aux principes. Tous les citoyens ont le
droit d'influer sur le gouvernement, au moins par leur suffrage ; ils doivent
en être rapprochés par la représentation. Si vous exigez pour les électeurs
des qualités qui en limitant le nombre, vous rendrez tous ceux qui en seront
exclus étrangers à leur patrie, indifférents sur sa liberté. Ces réflexions
ont déterminé le comité à proposer d'admettre parmi les électeurs tous ceux
qui paieront une imposition directe de trois journées de travail. Considérant
que les électeurs ne choisissent pas pour leur intérêt seul, mais pour celui
de tout l'empire, il a cru qu'il serait convenable de ne déclarer éligibles
que ceux qui posséderaient une propriété foncière. C'est un hommage rendu à
la propriété qui complète la qualité de citoyen. C'est un moyen de plus de
faire aimer les campagnes ; c'est un motif de croire que le représentant est
au-dessus du besoin. C'est mettre une bien faible entrave à la liberté du
choix, car tout homme jugé digne ; par ses lumières et ses vertus, de la
confiance d'un district, pourra facilement se procurer une propriété
quelconque, la valeur n'en étant pas déterminée. » Ainsi
Mounier prend des garanties en exigeant que l'éligible ait une propriété
foncière, et il déclare que moyennant cette précaution on peut admettre à
l'électorat, au vote, tous les citoyens. Il parait croire que tous les
citoyens dans ce projet sont électeurs ; il déclare même qu'il serait
contraire aux principes et dangereux d'exclure des citoyens du droit de vote,
c'est-à-dire de la patrie elle-même. Mounier parle comme si le projet, dont
il est le rapporteur, instituait le suffrage universel : et on se demande
avec quelque surprise, comment il pouvait caractériser ainsi une législation
électorale qui écartait du scrutin près de la moitié des citoyens de France.
Or, non seulement aucune protestation, aucun murmure ne l'a interrompu, mais,
des nombreux orateurs qui parlèrent après lui et sur son rapport, aucun ne
fit la moindre allusion à la question de l'électorat et de l'éligibilité.
Tous parlèrent du veto, de la sanction : aucun ne s'éleva contre la partie du
projet qui fermait les portes de la cité à plus de trois millions de Français
pauvres. Sieyès,
dans la séance du 7 septembre, parle avec une force pénétrante. Il signale
combien l'industrialisme moderne est absorbant et accablant, comme il laisse
aux citoyens peu de loisir pour s'instruire et il conclut qu'on ne peut
pourtant, à ces hommes accablés, refuser le droit de suffrage : « Les peuples
européens modernes, dit-il, ressemblent bien peu aux peuples anciens. Il ne
s'agit parmi nous que de commerce, d'agriculture, de fabriques, etc. Le désir
des richesses semble ne faire de tous les Etats de l'Europe qu'un vaste
atelier ; on y songe bien plus à la production et à la consommation qu'au
bonheur. Aussi les systèmes politiques aujourd'hui sont exclusivement fondés
sur le travail ; les facultés productives de l'homme sont tout ; à peine
sait-on mettre à profit les facultés morales qui pourraient cependant devenir
la source la plus féconde des véritables jouissances. Nous sommes donc forcés
de ne voir dans la plupart des hommes que des machines de travail. Cependant
vous ne pouvez pas refuser la qualité de citoyen et les droits du civisme à
cette multitude sans instruction qu'un travail forcé absorbe en entier.
Puisqu'ils doivent obéir à la loi tout comme vous, ils doivent aussi, tout
comme vous, concourir à la faire. Ce concours doit être égal. » Voilà à
coup sûr, un langage qui aurait paru étrangement audacieux et subversif à la
bourgeoisie industrielle de Louis-Philippe : il atteste quel admirable sens
de la réalité et du mouvement économique des Etats modernes avait l'homme que
l'on traite si volontiers de « métaphysicien ». Il
semble malaisé au premier abord de concilier ces paroles avec le langage
péremptoire que tenait Sieyès dans l'exposé des principes communiqué par lui
à l'Assemblée quelques semaines avant, le 22 juillet. Il justifie
expressément la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, et
je me demande même si ce n'est pas lui qui a introduit ces termes dans le
vocabulaire politique de la Révolution : « Tous les habitants d'un pays
doivent y jouir des droits de citoyen passif ; tous ont droit à la protection
de leur personne, de leur propriété, de leur liberté, etc. ; mais tous n'ont
pas droit à prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics ;
tous ne sont pas citoyens actifs. Les femmes, du moins dans l'état
actuel, les enfants, les étrangers, ceux encore qui ne contribueraient en
rien à soutenir l'établissement public ne doivent point influer
activement sur la chose publique. Tous peuvent jouir des avantages de la
société ; niais ceux-là seuls qui contribuent à l'établissement public sont
comme les vrais actionnaires de la grande entreprise sociale. Eux seuls sont
les véritables citoyens actifs, les véritables membres de l'association.
» Paroles
imprudentes, car si les citoyens, qui contribuent par l'impôt à soutenir
l'établissement public, sont les seuls actionnaires de l'entreprise sociale,
qui ne voit qu'il conviendrait de leur donner une part d'influence
proportionnée à la valeur de leur action, c'est-à-dire à leur fortune
manifestée par l'impôt ? Sieyès
n'accepte évidemment pas cette conclusion, puisqu'il déclare que le concours
de tous les citoyens à la formation des pouvoirs publics doit être égal, et
il n'est pas impossible d'accorder, dans l'ensemble, son langage du 21
juillet et son langage du 7 septembre. Sieyès n'entend pas écarter en bloc,
comme classe, les salariés, les dépendants, les ouvriers innombrables des
manufactures, les manouvriers. Il se rend compte de leur dépendance, et déjà
dans sa brochure célèbre : Qu'est-ce que le Tiers Etat ? il indique que seuls
des changements dans la propriété assureront la liberté du vote de tous les
travailleurs, fermiers et ouvriers, qui sont à la merci des grands
possédants. 11
constate aussi la déplorable ignorance à laquelle le régime industriel, tous
les jours plus développé, condamne le prolétaire moderne ; mais quoi ?
refuser le droit de vote à toutes ces forces productives, à toutes « ces
machines de travail », ce serait refuser le droit de vote à la société
moderne elle-même, qui n'est qu'un ensemble de forces productives et une
énorme machine de travail. Et, en
fait, le projet qui exige un impôt de trois journées de travail, laisse
passer et amène au vote un grand nombre d'artisans et d'ouvriers des
manufactures. Le reste, ne contribuant en rien ou presque en rien à
l'établissement public, semble disparaître pour Sieyès : et il s'imagine,
sans un trop grand effort, qu'il admet dans la cité tous les hommes ; mais il
est bien clair que le grand logicien ne peut entretenir en lui cette illusion
qu'à la condition de ne pas serrer de trop près sa propre pensée. Et nul
dans l'Assemblée, nul dans le pays, ne se lève pour l'obliger à une entière
sincérité envers lui-même. Nul ne lui demande : « De quel droit excluez-vous
du scrutin des milliers d'hommes qui, s'ils ne contribuent point par l'impôt
ou par un certain chiffre d'impôt, à l'établissement public, y contribuent
cependant en tant que forces productives ? De quel droit fixez-vous à la
valeur de trois journées de travail la limite au-dessous de laquelle la
contribution du citoyen et le citoyen lui-même, sont considérés comme néant ?
» Il fallait vraiment qu'aucune revendication énergique ne s'élevât du pauvre
peuple, pour que Sieyès pût faire tenir en équilibre son discours du 21
juillet et son discours du 7 septembre. Mais les combinaisons sophistiques de
pensée, par lesquelles il éludait le problème, doivent fatalement se
dissoudre le jour où réellement le problème se posera. Nous
sentons, dès maintenant, je ne sais quoi d'instable et de faux dans le
système politique par lequel la Constituante, tout en écartant un grand
nombre de prolétaires, prétend respecter les droits de l'homme, de tous les
hommes. Il y a là je ne sais quel artifice intellectuel qui ne résistera pas
à la poussée des événements et des forces populaires. Mais en 1789, même
après le 14 juillet, même après les journées d'octobre, la pensée des
prolétaires est trop incertaine et leur souffle trop débile, pour dissiper
l'étrange sophisme des Constituants. De
même, le 29 septembre 1789, quand Thouret, au nom du nouveau comité de
Constitution, fait son rapport sur les bases de la représentation, et quand
il apporte à la tribune la formule législative qui crée des citoyens actifs
et des citoyens passifs, aucune protestation immédiate, aucun essai de
réfutation : même l'extrême-gauche reste muette. Je ne trouve pas un mot de Pétion,
pas un mot de Robespierre lui-même. Evidemment ils s'interrogeaient. Le 20
octobre quand l'ordre du jour appelle décidément la discussion sur les règles
de la représentation dans les Assemblées municipales, provinciales et
nationales, le débat est étriqué et misérable. Seul, un membre de la droite,
M. de Montlosier, intervient pour protester contre la distinction des
citoyens actifs et des citoyens passifs. Y
a-t-il là un dessein politique du côté droit ? Michelet paraît croire que la
droite de l'Assemblée voulait appeler au vote la multitude misérable et
dépendante sur laquelle nobles et prêtres avaient encore tant de prise, et
qui aurait été la clientèle électorale de la réaction. Peut-être, en effet,
cette pensée traversa-t-elle l'esprit de quelques-uns. Mais l'intervention du
seul Montlosier qui fut toujours, dans son propre parti, un original, un
isolé, ne suffit pas à révéler un plan et moins encore à le réaliser. Nous
sommes au 20 octobre, et, depuis les journées des 5 et 6 octobre, la droite
de l'Assemblée est très désemparée : elle multiplie les demandes de
passeports et elle songeait beaucoup plus à sa sécurité personnelle qu'à
conquérir insidieusement les prolétaires. Pour un dessein aussi hardi, si
elle l'avait formé, elle aurait délégué Maury ou Cazalès, ou quelque autre
orateur de marque et non Montlosier, personnage un peu fantasque et sans
grand crédit. La
grande question de l'aliénation des biens ecclésiastiques était posée avec
éclat depuis le 10 octobre par le discours de Talleyrand, le révolutionnaire
évêque d'Autun, et sans doute elle absorbait à ce moment toutes les pensées,
toute la combativité du côté droit et de l'Eglise. Il est vrai qu'un appel
aux pauvres, aux prolétaires, aurait pu paraître à l'Eglise une habile
diversion, mais la manœuvre n'était point sans péril. Car si une partie des
pauvres, dans les campagnes surtout, pouvait devenir une clientèle politique
pour le château et pour la cure, les prolétaires des villes, nombreux déjà et
très ardents, auraient accéléré encore la marche de la Révolution, et, malgré
ses craintes, le clergé n'en était pas encore, en octobre, à jouer une partie
aussi dangereuse et à essayer des moyens aussi désespérés. D'ailleurs,
l'article qui portait à la noblesse et même en général aux classes riches, le
plus de dommage, était celui qui refusait le droit de vote à la domesticité.
Or, dans l'état des mœurs et des esprits en 1789, la noblesse elle-même
n'aurait pu combattre cet article sans trahir trop brutalement sa pensée de
mener au scrutin le peuple servile des antichambres. Enfin, Montlosier
lui-même ne demanda pas vraiment le suffrage universel. Il dit en résumé : « Tout
citoyen est actif dans l'Etat, quand il s'agit de s'occuper des droits de
tous les citoyens. Le Comité a été embarrassé du grand nombre de votants aux
assemblées primaires. Il serait aisé de se débarrasser de cette extrême
population en ne considérant comme citoyens que les chefs de famille. La
question de l'âge nécessaire pour être admis aux assemblées primaires
deviendrait alors inutile, tout homme marié serait reconnu chef de famille,
et il serait citoyen, puisqu'il donnerait des hommes à l'Etat. Ainsi, les
célibataires seraient exclus des assemblées primaires... » Cette
combinaison baroque, qui excluait du vote tous les célibataires, ne peut
vraiment pas passer pour une première affirmation du suffrage universel.
Legrand, le député du Berry, qui avait décidé si opportunément les Etats
généraux à s'appeler Assemblée nationale, ne fait, à propos de cette grande
question des citoyens actifs et passifs, qu'une observation bien courte et
bien équivoque aussi : « Le
paiement d'une imposition ne doit être exigé dans les assemblées primaires
que comme preuve de cité ; la pauvreté est un titre, et quelle que soit
l'imposition, elle doit être suffisante pour exercer les droits de citoyen. » A la
bonne heure, et le mot : La pauvreté est un titre, est humain et assez fort.
Mais à quoi tend cette remarque ? S'il ne s'agit que de constater que le
citoyen appartient en effet à la cité, la condition de domicile pendant un an
est bien suffisante. Et c'est à quoi, le 20 octobre, se réduit la discussion. Brusquement,
Robespierre intervient, non pas pour soulager sa conscience, non pas pour
réclamer, au nom du Contrat social, contre un système qui lie les citoyens à
une cité dont ils ne sont pas ; mais pour demander au contraire que le débat
soit interrompu et que l'on songe à des questions plus urgentes, au mandement
subversif de l'évêque de Tréguier, aux troubles de Rennes. Le 22
octobre seulement, l'extrême-gauche de l'Assemblée intervient et oppose au
projet quelques objections sommaires. Ce n'est point, il s'en faut, une
grande bataille, et on dirait que c'est sans grande foi, c'est en tout cas
sans vigueur aucune que les orateurs interviennent. L'abbé
Grégoire dit « qu'il redoute l'aristocratie des riches ; il fait valoir les
droits des pauvres et pense que pour être électeur ou éligible dans une
assemblée primaire, il suffit d'être bon citoyen, d'avoir un jugement sain et
un cœur français ». La protestation de Duport a plus de fermeté et
d'accent ; il songe enfin à invoquer les Droits de l'Homme : « Voici
une des plus importantes questions que vous ayez à décider, il faut savoir à
qui vous attribuerez, à qui vous refuserez la qualité de citoyen. Cet article
compte pour quelque chose la fortune, qui n'est rien dans l'ordre de la
Nature. Il est contraire à la Déclaration des Droits. Vous exigez une
imposition personnelle, mais cette sorte d'imposition existerait-elle
toujours ? Une législature, ou une combinaison économique pourront donc
changer les conditions que vous aurez exigées. » Duport
avait déposé une motion qui organisait autrement la représentation, et, dans
les motifs qui accompagnent cette motion, il proteste aussi contre
l'exclusion des pauvres. Mais on voit là qu'il ne va pas lui-même jusqu'au
suffrage universel direct, jusqu'à la désignation directe du législateur par
la totalité des citoyens. Il n'admet le suffrage universel qu'avec deux
degrés d'élection, le peuple tout entier élisant, en chaque canton, une
assemblée primaire qui choisit les législateurs. Je relève cependant de
fortes paroles dans son exposé : « Dans
tous nos calculs politiques, revenons souvent, Messieurs, à l'humanité et à
la morale. Elles sont aussi bien la base de toutes les combinaisons utiles à
la Société que le fondement de toutes les affections bien ordonnées. Rappelons-nous
ici le grand principe trop têt oublié, que c'est pour le peuple, c'est-à-dire
pour la classe la plus nombreuse de la société, que tout gouvernement est
établi ; le bonheur du peuple en est le but, il faut donc qu'il influe,
autant qu'il est possible, sur les moyens de l'opérer. Il serait à
désirer qu'en France, le peuple pût choisir lui-même ses représentants,
c'est-à-dire les hommes qui n'ont d'autres devoirs que de stipuler ses
intérêts, d'autre mérite que de les défendre avec énergie. « On
calomnie le peuple en lui refusant les qualités nécessaires pour choisir les
hommes publics. Les talents et les vertus qui embellissent l'humanité, ne
peuvent au contraire se développer sans affecter le peuple : il est comme le
terme auquel aboutissent la justice, la générosité, l'humanité... « Il
est un point où les âmes sensibles et énergiques se retrouvent, je veux dire
la noble et sublime entreprise de restituer au peuple ses droits et
d'améliorer le sort des campagnes. Les peuples y seront plus heureux, si les
hommes riches qui y vivent avec eux y sont plus humains, plus justes, plus
généreux, s'ils sont forcés de leur plaire et d'en être considérés. Ils
seront forcés de leur plaire et d'en être considérés, si leur existence
politique, les places qui permettent de figurer dans la société, sont données
par le peuple et sont le prix des soins que l'on aura pris de s'en faire
aimer. « Que
notre Constitution, Messieurs, ait une base populaire, que ses principaux
éléments soient calculés sur l'intérêt constant du peuple ; assez tôt, comme
toutes les autres, elle tendra à favoriser les riches et les hommes
puissants. Le peuple, dans nos sociétés modernes, n'a pas le temps de
connaître ses droits ; il s'en remet à des riches du soin de les défendre, et
il continue à travailler pour les faire vivre. Si nous n'avions fait que
changer d'aristocratie, si je voyais s'évanouir ces espérances auxquelles
j'ai sacrifié mon repos, mon état, ma fortune, plus encore peut-être... » Oui, ce
sont là de fortes paroles ; c'est une vigoureuse affirmation démocratique où
il entre je ne sais quel pressentiment attristé du règne prochain de
l'oligarchie bourgeoise. C'est un écho de la parole de Jean-Jacques : « Que
toutes les lois tournent au bénéfice des riches », et c'est comme un premier
effort pour corriger, par l'entière démocratie politique, la tendance des
forces économiques et sociales à l'inégalité. A
l'heure même où la bourgeoisie révolutionnaire, très fière de sa puissance,
de sa richesse, de son activité, exclut de la cité, des millions de pauvres,
l'idéalisme du xviii" siècle fournit au prolétariat misérable, le point
d'attache par où il pourra se hausser. Mais comme tout cela est faible encore
! La parole de Duport se perd dans le vide, elle ne parvient même pas à
passionner le débat. Robespierre lui-même, à en juger par le procès-verbal
assez sommaire de son discours, fut médiocre et froid : « Tous
les citoyens, quels qu'ils soient, déclare-t-il, ont droit de prétendre à
tous les degrés de représentation. Rien n'est plus conforme à cette
Déclaration des Droits, devant laquelle tout privilège, toute distinction,
toute exception doivent disparaître. La Constitution établit que la
souveraineté réside dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque
individu a donc droit de concourir à la loi par laquelle il est obligé, et à
l'administration de la chose publique, qui est la sienne. Sinon, il n'est pas
vrai que tous les hommes sont égaux en droits, que tout homme est citoyen. « Si
celui qui ne paie qu'une imposition d'une journée de travail a moins de
droits que celui qui paie la valeur de trois journées de travail, celui qui
paie celle de dix journées a plus de droits que celui dont l'imposition
équivaut seulement à la valeur de trois ; dès lors, celui qui a 100.000
livres de rente a cent fois autant de droits que celui qui n'a que 1.000
livres de revenu. Il résulte de tous vos décrets, que chaque citoyen a le
droit de concourir à la loi, et dès lors celui d'être électeur ou éligible,
sans distinction de fortune. » Le
raisonnement est irréfutable, mais bien abstrait, et comme s'il n'avait lutté
que pour la forme, Robespierre néglige d'analyser et de réfuter les raisons
politiques qui déterminaient l'immense majorité de l'Assemblée à distinguer
des citoyens actifs et des citoyens passifs. Après lui, le député Defermon
(il convient de citer tous les défenseurs de la première heure du suffrage
universel) dit quelques paroles dans le même sens : « La
Société ne doit pas être soumise aux propriétaires, ou bien on donnerait
naissance à l'aristocratie des riches, qui sont moins nombreux que les
pauvres. Comment d'ailleurs ceux-ci pourraient-ils se soumettre à des lois
auxquelles ils n'auraient pas concouru ? ... » Et
c'est tout. Que va répondre le rapporteur du Comité, Démeunier ? A peine
quelques paroles, comme il convient en une question jugée d'avance : « En
n'exigeant aucune contribution, dit-il, en admettant les mendiants aux
assemblées primaires, car ils ne paient pas de tribut à l'Etat, pourrait-on
d'ailleurs penser qu'ils fussent à l'abri de la corruption ? L'exclusion des
pauvres, dont on a tant parlé, n'est qu'accidentelle ; elle deviendra un
objet d'émulation pour les artisans, et ce sera encore le moindre avantage
que l'administration puisse en retirer. » Là-dessus,
l'article fut voté. A coup sûr, il serait injuste et sot de comparer ce
langage de Démeunier au fameux mot de Guizot : Enrichissez-vous. Le cens
était très élevé sous Louis-Philippe. Au contraire, limité à la valeur de
trois journées de travail, il était très bas. Mais les raisons données par
Démeunier ne sont guère solides. Les mendiants ? Il eût été facile, si on eût
craint leur extrême dépendance, d'exclure du vote, par une disposition
spéciale, quiconque vivait habituellement de secours. Les artisans ? En
déclarant que cette condition de cens les stimulerait, Démeunier avoue que
beaucoup d'entre eux sont au-dessous du niveau légal. De quel droit les
exclure et dans quel intérêt ? Mais,
encore une fois, ce qui me frappe le plus, c'est la médiocre importance
attachée par la Constituante à la question, l'exiguïté, l'infimité du débat.
Nul ne songe même à demander quel sera le nombre des citoyens passifs ainsi
exclus du droit de suffrage. On dirait que même pour les plus démocrates,
cette sorte de nation inférieure qui végète sous la classe bourgeoise et sous
la classe des artisans aisés, n'est pas une réalité vivante... Un
curieux détail rend bien 'sensible cette sorte d'indifférence. Dans la même
séance du 22 octobre, au début, une députation des hommes de couleur,
propriétaires dans les colonies françaises, avait demandé, au nom des Droits
de l'Homme et du Citoyen, l'égalité des droits politiques avec les blancs. En leur
nom, le-délégué Joly avait dit avec véhémence : « Ils
réclament les Droits de l'Homme et du Citoyen : ces droits imprescriptibles
fondés sur la Nature et le Contrat social, ces droits que vous avez si
solennellement reconnus et si authentiquement consacrés lorsque vous avez
établi pour base de la Constitution : « Que tous les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droits ; que la loi est l'expression de la
volonté générale, que tous les citoyens ont le droit de concourir,
personnellement ou par leurs représentants, à sa formation. » Et le
président Fréteau leur répondait : « Aucune
partie de la Nation ne réclamera vainement ses droits auprès de l'Assemblée :
ceux que l'intervalle des mers ou les préjugés relatifs à la différence
d'origine semblent placer plus loin de ses regards, en seront rapprochés par
les sentiments d'humanité qui caractérisent toutes ses délibérations et qui
animent tous ses efforts. » Une
demi-heure après, l'Assemblée, à la presque unanimité, retirait aux pauvres
prolétaires blancs le droit de suffrage. L'abîme qui, à cette heure, séparait
encore la Révolution bourgeoise du prolétariat misérable était plus vaste que
l'abîme des mers. Il y
avait plus loin de l'Assemblée aux plus pauvres ouvriers de France qu'aux
propriétaires de couleur des colonies. Le 29
octobre, quand vient la question de l'inéligibilité, même médiocrité de la
discussion, même parti pris de l'Assemblée presque tout entière, à ne point
aller jusqu'où la logique de la démocratie voulait qu'elle allât ; même
indifférence du peuple qui, hier, grondait et se soulevait à propos du veto,
qui demain grondera encore à propos du droit de paix et de guerre, mais qui
cette fois n'assiège point l'Assemblée ; il ne s'émeut même pas quand on fait
de lui une cohue passive, quand on lui retire l'électorat, quand on lui ferme
l'accès de la représentation nationale. Pourtant,
cette fois, l'article proposé était vraiment brutal : le Comité de Constitution
exigeait une contribution égale à la valeur d'un marc d'argent pour être
éligible en qualité de représentant aux Assemblées nationales. Un marc
d'argent, c'est-à-dire cinquante livres, un chiffre d'impôt qui excluait des
Assemblées, non seulement les prolétaires, mais la plupart des petits
propriétaires, et une portion notable de la bourgeoisie elle-même. Pétion de
Villeneuve combattit le premier cet article, mais avec quelles hésitations !
avec quelles concessions ! « J'ai
été longtemps dans le doute, dit-il, sur la question de savoir si un
représentant doit payer une contribution directe. D'un côté, je me disais que
tout citoyen doit partager les droits de cité ; de l'autre, lorsque le peuple
est antique et corrompu, j'ai cru remarquer quelque nécessité dans
l'exception proposée par votre Comité de contribution. « Cependant,
elle me paraît aller trop loin : elle ne devrait se borner qu'à la qualité
d'électeur... Dès que vous avez épuré vos assemblées primaires, dès que
vous avez déterminé ceux qui peuvent être électeurs, dès que vous les avez
jugés capables de faire un bon choix, je vous demande si vous devez mettre
des entraves à ce choix, si vous devez, en quelque sorte, leur retirer la
confiance que vous leur avez accordée. » Ainsi, Pétion,
qui était de la gauche extrême, accepte pour l'électorat la condition du cens
: il considère comme une épuration l'exclusion des plus pauvres qui ne sont
point admis aux assemblées primaires, et c'est seulement parce que
l'Assemblée a procédé au triage des électeurs qu'il regarde comme superflues
les conditions d'éligibilité : le cens d'électorat rend inutile le cens
d'éligibilité. Et cette opposition, qui n'est même point de principe, fut la
seule. Le
débat, très court d'ailleurs, ne porta plus que sur la forme qu'aurait le
cens. Le côté droit, ceux qu'on pourrait appeler les agrariens, voulaient
faire de la propriété foncière la base du droit politique. Le rapporteur
Démeunier s'y opposa : « L'amendement,
dit-il, qui exige une propriété territoriale, n'est conforme ni à l'esprit de
vos précédents décrets, ni à la justice. Les Anglais suivent à la vérité cet
usage, mais eux-mêmes s'en plaignent. Le Comité pense avoir fait tout ce
qu'il fallait faire en demandant une contribution d'un marc d'argent. Cette
imposition indique assez d'aisance pour que la malignité ne suppose pas que
les législateurs sont plus ou moins susceptibles de corruption. » Mais la
droite avait un grand intérêt à insister sur la propriété territoriale : elle
aurait écarté ainsi tous ces bourgeois peu fortunés des villes, tous ces
légistes, tous ces hommes d'affaires, tous ces commerçants qui pouvaient bien
payer 50 livres d'impôt à raison de leur revenu, mais qui n'avaient point de
capitaux disponibles pour acquérir des immeubles ruraux de quelque valeur. La
bourgeoisie révolutionnaire des villes aurait été, pour une bonne part,
éliminée, et l'influence conservatrice des propriétaires terriens, des
nobles, des bourgeois propriétaires de rentes foncières, aurait été accrue
d'autant : Cazalès intervient et pose le débat très nettement entre les
propriétaires fonciers et ceux qu'on appelait déjà dans les livres, les
journaux et à la tribune, « les capitalistes ». « En
dernière analyse, s'écria-t-il, tous les impôts portant sur les propriétaires
des terres, serait-il juste d'appeler ceux qui ne possèdent rien à fixer ce
que doivent payer ceux qui possèdent ? « Le
négociant est citoyen du monde entier et peut transporter sa propriété
partout oui il trouve la paix et le bonheur. Le propriétaire est attaché
à la glèbe ; il ne peut vivre que là il doit donc posséder tous les moyens de
soutenir, de défendre et de rendre heureuse cette existence. Je demande,
d'après ces réflexions, que l'on exige une propriété foncière de 1.200 livres
de revenu. » Déjà la
propriété foncière accusait de cosmopolitisme la propriété mobilière. Nous
retrouverons tout au long du siècle cette querelle. Barère de Vieuzac
répondit à Cazalès, et en même temps au Comité. Déjà selon la souple méthode
qui fera sa fortune politique, il propose une solution intermédiaire : « Rien
ne serait plus impolitique, dit-il, que le décret par lequel on vous propose
d'exiger une propriété de 1.200 livres de revenu pour être éligible : ce
serait accréditer ces calomnies absurdes qu'on sème de toute part contre
vous, en disant que vous cherchez à établir une aristocratie nouvelle sur les
-débris de toutes les autres. « Vous
êtes placés entre des extrêmes. N'admettez-vous que des propriétaires ? Vous
blessez les droits des autres citoyens également intéressés à la formation
des lois. Admettez-vous les hommes sans propriété ? Vous livrez l'Etat et les
impôts à des hommes moins attachés à leur patrie. Enfin, si vous exigez une
forte contribution, comme celle du marc d'argent, vous éloignez de
l'Assemblée nationale, les deux tiers des habitants du royaume. Que
deviendront les artistes, les gens de lettres, les personnes utiles vouées à
l'instruction, et cette classe si précieuse, si nécessaire des agriculteurs
qu'il ne faut jamais perdre de vue dans la Constitution d'une nation agricole
? n'est-ce pas leur substituer évidemment l'aristocratie des riches ? » Ainsi,
ce n'est pas au nom des prolétaires, ce n'est pas au nom des ouvriers que
Barère proteste contre un cens trop élevé d'éligibilité : ceux-là sont déjà
exclus de l'électorat. Barère
proteste au nom des modestes propriétaires cultivateurs et au nom de ceux que
nous appellerions aujourd'hui les intellectuels. Quand on s'élève contre «
l'aristocratie des riches », c'est encore dans l'intérêt de la bourgeoisie,
et il faut bien se garder, comme on le fait trop souvent, comme l'a fait
parfois, malgré sa réserve, M. Lichtenberger, de voir dans ces expressions de
la Révolution, le moindre trait socialiste. L'exemple du discours de Barère
est décisif à cet égard. Il
conclut en demandant que pour être éligible, il suffise de payer une
imposition égale à la valeur locale de trente journées de travail. Cela
mettait encore très haut le seuil d'éligibilité. Mais
l'Assemblée ne voulut pas rester en deçà de son Comité : elle alla même plus
loin ; non seulement elle adopta le marc d'argent, c'est-à-dire le chiffre
élevé de 50 livres d'impôt, mais elle vota un amendement qui exigeait, en
outre, que l'éligible eût « une propriété foncière quelconque ». Mirabeau et
Prieur avaient demandé en vain que toute condition de cens fut écartée et que
la confiance inspirée aux électeurs fut le seul titre nécessaire. Mais ni
l'un ni l'autre n'avait soutenu fortement la proposition, et cette
intervention insignifiante de Mirabeau souligne à la fois sa présence et son
silence. Ainsi
furent déterminées par la Constituante les bases de la représentation. Malgré
l'indifférence à peu près générale du pays à la question du suffrage
universel et aux conditions d'électorat et d'éligibilité, l'article du marc
d'argent provoqua un émoi assez vif, parce qu'il lésait la bourgeoisie
elle-même en plusieurs de ses éléments. Loustalot,
dans Les Révolutions de Paris, Camille Desmoulins, dans Les
Révolutions de France et de Brabant, protestèrent avec véhémence.
Desmoulins écrit, en son numéro 3 : « Il
n'y a qu'une voix dans la Capitale, bientôt il n'y en aura qu'une dans les
provinces contre le décret du marc d'argent. Il vient de constituer la France
en gouvernement aristocratique, et c'est la plus grande victoire que les
mauvais citoyens aient remportée à l'Assemblée nationale. Pour faire sentir
toute l'absurdité de ce décret, il suffit de dire que Jean-Jacques Rousseau,
Corneille, Mably n'auraient pas été éligibles... « Pour
vous, ô prêtres méprisables ! ô bonzes fourbes et stupides, ne voyez-vous
donc pas que votre Dieu n'aurait pas été éligible. Jésus-Christ, dont vous
faites un Dieu dans les chaires, dans la tribune, vous venez de le reléguer
parmi la canaille ! et vous voulez que je vous respecte, vous, prêtres d'un
Dieu prolétaire et qui n'était pas même un citoyen actif 1 Respectez donc la
pauvreté qu'il a ennoblie. « Mais
que voulez-vous dire avec le mot de citoyen actif tant répété ? Les citoyens
actifs, ce sont ceux qui ont pris la Bastille, ce sont ceux qui défrichent
les champs tandis que les fainéants du clergé et de la cour, malgré
l'immensité de leurs domaines, ne sont que des plantes végétatives, pareils à
cet arbre de votre évangile qui ne porte point de fruits et qu'il faut jeter
au feu. « On
connaît mon profond respect pour les saints décrets de l'Assemblée nationale.
Je ne parle si librement de celui-ci que parce pie jé ne le regarde pas comme
un décret ; je l'ai déjà observé dans La Lanterne et on ne saurait trop le
répéter. « Il
y a dans l'Assemblée nationale six cents membres qui n'ont pas plus droit d'y
voter que moi. Sans doute, il faut que le clergé et la noblesse aient le même
nombre de représentants que le reste' des citoyens, un par vingt mille. Le
dénombrement du clergé et de la noblesse s'élève à trois cent mille
individus. « C'est
donc quinze représentants à choisir parmi les six cents. Il me paraît plus
clair que le jour, que le reste est sans qualité pour opiner et qu'il faut
les renvoyer dans la galerie. Ils ne peuvent avoir tout au plus que voix
consultative. « C'est
parmi ces six cents que se trouvent presque tous ceux qui ont fait passer le
décret du marc d'argent... » Et il
ajoutait, avec cette violence littéraire un peu étourdie qu'il eût été désolé
de voir prendre au mot : « Si,
au sortir de la séance, les dix millions de Français non éligibles ou leurs
représentants à Paris, les gens du faubourg Saint-Antoine, s'étaient jetés
sur les sieurs Renaud de Saintes, Maury, Malouet et compagnie, s'ils leur
avaient dit : Vous venez de nous retrancher de la société, parce que vous
étiez les plus forts dans la salle, nous vous retranchons à notre tour du
nombre des vivants, parce que nous sommes les plus forts dans la rue ; vous
nous avez tués civilement, nous vous tuons physiquement, je le demande à Maury,
qui ne raisonne pas mal quand il veut ; le peuple eût-il fait une injustice ?
Et si Maury ne me répond pas que la représaille était juste, il se ment à
lui-même. « Quand
il n'y a plus d'équité, quand le petit nombre opprime le grand, je ne connais
plus qu'une loi sur la terre, celle du talion. » Voilà
de bien véhémentes paroles : mais cette violence sonne creux et même un peu
faux. D'abord, il est manifestement inexact que le vote sur le marc d'argent
et, en général, sur le cens d'éligibilité, ait été dû à l'action exclusive ou
même dominante du côté droit. Il y
eut bien quelque confusion dans le vote du 27 octobre ; la confusion tenait à
la forme de l'amendement adopté, qui confondait dans une même rédaction, le
marc d'argent et la propriété territoriale. Aussitôt après le vote bien des
protestations s'élevèrent. Mirabeau s'écria : « Que
par la manière de poser la question on venait de voter une mauvaise loi. » Lameth
déclara : « C'est
en réclamant contre l'aristocratie que vous avez préparé la régénération, et
votre décret consacre l'aristocratie de l'argent. Vous n'avez pas pu mettre
la richesse au-dessus de la justice : on ne peut capituler avec le principe,
quand de ce principe doivent naître des hommes. » Garat
protesta aussi : « Vous
avez dans le tumulte rendu un décret qui établit l'aristocratie des riches. » Mais
j'observe qu'au fond, les protestations portent surtout contre la forme
absolue du décret et, en particulier, contre l'exclusion des fils de famille
qui, vivant avec le père et ne payant point de contribution personnelle,
étaient écartés du scrutin. C'est donc dans l'intérêt des familles de
bourgeoisie moyenne et des cultivateurs propriétaires que s'élevaient surtout
les réclamations. Je
n'entends point, dans ce tumulte, la voix du prolétariat rejeté de la cité. A
l'accent timide du discours de Pétion et de Barère, il est bien clair que la
gauche elle-même n'était point décidée à accorder à tous, sans condition de
cens, l'éligibilité. Elle avait bien su, malgré le côté droit, rejeter à une
majorité considérable, la dualité de Chambre et le veto absolu. Elle aurait
pu de même, si elle l'avait voulu, écarter, malgré le côté droit, malgré
Maury et même Malouet, le cens d'électorat et d'éligibilité. Et qu'on
n'allègue point que le 27 octobre il y eut surprise : Lameth demanda qu'une
délibération nouvelle eût lieu et fût remise à quelques jours. Garat rappela
que dans la présente session il y avait vingt exemples de décrets rendus dans
le bruit et « épurés ensuite dans le calme ». D'ailleurs,
l'Assemblée décida que « toutes choses restant en l'état étaient remises
au lundi suivant, 2 novembre ». Et en effet, la question revint le mardi, 3
novembre. Mais ce jour-là personne ne rouvrit un ample débat : personne ne
protesta au nom de l'immense multitude laborieuse qui était reléguée dans une
sorte de passivité politique. Le procès-verbal, tel que le reproduisent les
Archives parlementaires, est d'une sécheresse extrême, comme pour une
question de minime intérêt, et l'on voit, par l'analyse sommaire que les
Révolutions de Paris donnent de la séance du 5 novembre, que c'est seulement
le cas des « fils de famille » qui fut examiné à nouveau. L'Assemblée,
d'ailleurs, finit par déclarer qu'elle regardait comme « régulièrement
et définitivement rendus tous les décrets déjà portés » sur l'éligibilité. Il
n'y eut donc pas surprise, et c'est bien délibérément que, malgré quelque
tapage, la gauche de l'Assemblée consentit à la restriction du droit de vote
et de l'éligibilité. Peut-être n'était-elle point fâchée — autant qu'il est
possible d'entrer dans le, secret des consciences — d'attribuer à une habile
manœuvre ou à une influence excessive du côté droit une combinaison qui
dérogeait à la rigueur des principes et aux Droits de l'Homme, solennellement
proclamés, mais qui répondait à certains instincts de prudence bourgeoise. Aussi
bien l'indignation tapageuse de Camille Desmoulins est-elle à la fois bien
étroite et bien tardive. C'est quand l'esprit censitaire et oligarchique se
marqua pour la première fois, c'est quand le droit de vote fut refusé à des
millions de prolétaires que le pamphlétaire aurait dû s'émouvoir. Après tout,
il était bien plus grave d'éloigner du scrutin des millions de pauvres, que
de déterminer les conditions d'éligibilité. Qu'importait
aux pauvres, ne votant pas, qu'on ne pût élire des pauvres ? Au contraire,
s'ils avaient voté, ils miraient bien trouvé le moyen d'exprimer leur pensée
et de soutenir leurs intérêts, même par un représentant payant un marc
d'argent. Le cens d'éligibilité n'atteignait qu'une partie de la bourgeoisie
révolutionnaire, il gênait à peine quelques milliers d'individus, « artistes,
écrivains », intellectuels sans fortune. Le cens d'électorat rejetait hors de
la cité des millions de producteurs : et la colère de Camille Desmoulins est,
en un sens, aussi bourgeoise et aussi oligarchique que le vote de
l'Assemblée. Mais
qu'eût-il pu répondre si, empruntant sa rhétorique violente, les millions de
pauvres exclus du vote, avaient dit à ceux qui les excluaient : « Vous
nous avez tués civilement : nous vous tuons physiquement » ? Oui,
qu'aurait-il pu dire ? Et il était de ceux que le peuple, à ce compte, aurait
eu le droit de frapper. Car, lui aussi, dès le début de la Révolution, il
avait demandé leur exclusion politique. Il a écrit, au moment où les Etats
généraux se heurtaient à la question du vote par tête ou du vote par ordre,
une brochure dialoguée où la Noblesse demande aux Communes : « Mais, si
vous admettez purement et simplement la loi de la majorité, la loi du nombre,
quelle garantie aurez-vous que la majorité déléguée peut-être par des hommes
sans propriété, ne supprime point la propriété ? » Et les
Communes répondent : d'abord que la propriété est de droit naturel et
éminent, supérieur à toute décision des majorités : et ensuite, qu'il ne
s'agit nullement d'admettre ceux qui ne possèdent point, à former la
majorité. Tout au plus, le républicain à la Servius Tullius, qu'était alors
Camille Desmoulins, admettait-il que les pauvres fussent admis à voter dans
la dernière centurie, dans celle où les prolétaires accumulés n'avaient, sous
la loi romaine, qu'un droit de suffrage dérisoire, absolument disproportionné
à leur nombre. Etrange
légèreté vraiment et étrange égoïsme de souffler des phrases de meurtre — corrigées,
il est vrai, aussitôt après par quelques mots de prudence — à propos d'une
mesure qui blessait seulement quelques journalistes, et de se taire quand
toute la partie pauvre de la nation est comme excommuniée ! Le sage
et démocrate Loustalot commet — avec beaucoup plus de réserve — la même
inconséquence. Lui aussi proteste avec force contre le marc d'argent : « Leurs
espérances (des bons citoyens) ne sont-elles pas évanouies, lorsqu'ils ont vu
qu'il faudrait posséder une propriété quelconque et payer une contribution
d'un marc d'argent pour pouvoir être député à l'Assemblée nationale ? Voilà
donc l'aristocratie des riches consacrée par un décret national... D'un seul
mot on prive les deux tiers de la nation de la faculté de représenter la
nation, en sorte que ces deux tiers sont invités à se préférer à la patrie, à
faillir et à se jouer de l'opinion publique. Les fonctions civiles dans les
Assemblées primaires et secondaires ne peuvent être que des échelons pour parvenir
à être représentants de la nation, et ces fonctions, quoique honorables en
elles-mêmes, se trouvent dépouillées de leur plus grand charme pour tous ceux
qui ne payent pas une contribution d'un marc d'argent. « Il
n'existe point, dès la naissance de la Constitution, un lien assez fort pour
réunir toutes les volontés privées à un même but. Il ne se formera donc point
d'esprit public et le patriotisme expirera dans son berceau. On rira
peut-être de ma prédiction, mais avant dix ans cet article nous ramènera sous
le joug du despotisme, ou il causera une révolution qui aura pour objet les
lois agraires... Quoi ! l'auteur du Contrat social, quoique domicilié depuis
vingt ans n'aurait pas été éligible ? « Quoi
! nos plus dignes députés actuels ne seront pas éligibles ? « Quoi
! cette précieuse portion de citoyens qui ne doit qu'à la médiocrité, ses
talents, son amour pour l'étude, pour les recherches profondes ne sera pas
éligible ? » Et
après un long développement sur ce thème, il conclut : « Quoique cette
loi ait à peu près tous les inconvénients, sans avoir absolument rien d'utile
qui les compense, il sera difficile qu'elle soit revue dans les législatures
suivantes composées de députés au marc d'argent, elles ne consentiront point
à ruiner leur propre aristocratie, c'est beaucoup si le marc ne grossit pas
de session en session et s'il n'établit pas une oligarchie complète à la
place de l'aristocratie féodale. » Très
bien, mais, comme on voit, ces protestations n'étaient ni démocratiques, ni
populaires : en somme, pour employer le mot en usage sous Louis-Philippe,
Loustalot et Desmoulins se bornent à demander l'adjonction « des
capacités » : c'est la bourgeoisie « intellectuelle » qui veut sa place
à côté de la bourgeoisie possédante. Chez Loustalot, pas plus que chez
Camille Desmoulins, je ne trouve, contre la limitation du droit de vote,
aucune protestation. Il semble bien pourtant, par une curieuse phrase de Loustalot,
qui n'a jamais, je crois, été relevée, que celui-ci éprouvait quelque
scrupule. Mais à quelle combinaison étrange et, si je puis dire,
inconsciemment hypocrite, il aboutit ! Dans le même numéro, quelques pages
après le morceau connu sur le marc d'argent, il examine comment peuvent être
formées dans les communes, les assemblées électorales. Il demande très
démocratiquement que ces assemblées nomment directement les représentants
sans constituer une assemblée intermédiaire d'électeurs. Mais
voici la difficulté : les pauvres doivent-ils être admis à ces assemblées
générales de la commune ? Voici la réponse : « Nul citoyen ne doit être
privé de la faculté de voter par le droit, et il importe que par le fait,
tous les prolétaires, tous les citoyens susceptibles d'être facilement
corrompus, en soient privés. C'est du moins ce qui avait lieu à Rome dans
les comices par centuries, et c'est aussi ce que l'on peut facilement
obtenir par un choix habile des lieux où les citoyens doivent se rendre pour
tenir les assemblées qui doivent députer directement. » Ainsi
Loustalot désire, pour ménager les principes, que tous les citoyens, même les
plus pauvres, soient théoriquement électeurs : mais on s'arrangera en
choisissant des lieux de réunion où ils ne pourront se rendre, pour que
pratiquement ils ne votent pas. Rien ne
prouve mieux que cette sorte de rouerie candide et publiquement étalée, le
désarroi d'esprit de la bourgeoisie révolutionnaire démocrate. Elle était
prise entre la rigueur abstraite des principes et une appréhension vague
qu'elle ne pouvait maîtriser. Rien ne prouve mieux aussi l'état subalterne où
était encore le prolétariat. Le
journal de Loustalot était très répandu. En certaines journées émouvantes, il
se vendait jusqu'à deux cent mille exemplaires : et Loustalot ne craint pas
de mettre sous les yeux des prolétaires le moyen de ruse qu'il propose pour
les éliminer en fait, tout en les accueillant en droit. Ou bien les
prolétaires ne lisaient point, ne s'intéressaient ni aux événements, ni aux
idées, et ils étaient en effet des citoyens passifs, ou bien on les jugeait incapables,
s'ils lisaient, de se révolter contre de telles combinaisons : on pensait
trouver en eux une sorte d'humilité sociale et une défiance de soi toute
prête à la résignation. Quel
est, en cette question du droit de suffrage, le sentiment exact qui animait
la bourgeoisie révolutionnaire ? Il serait, je crois, excessif et prématuré
de lui prêter, contre les prolétaires, un sentiment de classe très net. Pas
plus que le prolétariat n'avait encore une force de classe bien définie, la
bourgeoisie n'avait une défiance de classe bien éveillée. Elle ne redoutait
point assez les prolétaires, dépourvus à la fois d'idéal propre et
d'organisation, pour les exclure systématiquement du droit de suffrage. Aussi
bien, la condition des trois journées de travail ouvrait à un grand nombre
d'artisans et même de simples salariés les portes de la cité. C'est plutôt,
si je puis dire, le sous-prolétariat d'alors que le prolétariat même qui
était écarté. Il me
semble qu'on peut expliquer cette attitude de la Constituante par trois
raisons principales. D'abord, il n'est pas douteux que la bourgeoisie, sans
avoir précisément une terreur de classe, éprouvait quelque malaise devant les
foules misérables. Elle ne
suivait point Malouet qui, dès les premiers mois de la Révolution, voulait
fonder le parti conservateur bourgeois, le parti de la propriété ; mais elle
n'admettait volontiers à la confection des lois et au choix des législateurs,
que les hommes établis qui payaient un chiffre « respectable » de
contributions. Elle
allait, dans son esprit démocratique, jusqu'à l'artisan ; elle allait plus
difficilement au manouvrier, au salarié sans fortes racines sociales. C'est
sur une base assez large et compacte de bourgeois, de petits bourgeois,
d'artisans, d'ouvriers aisés et de petits propriétaires paysans qu'elle
voulait appuyer l'ordre nouveau. Elle croyait concilier ainsi l'égalité et
les garanties élémentaires de la paix sociale. En
second lieu, les bourgeois révolutionnaires avaient en effet quelque raison
de redouter que les pauvres fussent une clientèle électorale toute prête pour
les nobles et les moines, pour les riches gentilshommes et les riches abbés.
Turgot, dans son administration si équitable, si réformatrice, si humaine du
Limousin, s'était heurté plus d'une fois à la résistance des prolétaires
ignorants et dépendants, ameutés par les privilégiés. Et dans le projet qu'il
a publié pour la formation d'administrations municipales électives, il dit
expressément que s'il exclut du vote les plus pauvres, c'est parce qu'ils
sont aux mains des seigneurs et qu'ils empêcheraient tout progrès. Turgot
était sincère, et je crois que sa pensée agissait sur plus d'un Constituant. En
Bretagne, tandis que la bourgeoisie industrielle, les légistes, les
étudiants, luttaient avec une admirable vigueur révolutionnaire, les nobles
mobilisaient leurs valets, leurs manouvriers, toute une domesticité servile,
tout un prolétariat misérable qui se distinguait mal de la domesticité, tous
les mendiants de village qui achetaient d'une patenôtre récitée au ,seuil du
château un morceau de pain noir, et qui allaient ensuite jouer du gourdin
contre les jeunes bourgeois de Nantes ou de Rennes. C'est
par les mains « des prolétaires » que le sang révolutionnaire
breton avait coulé. Volney, dans son journal La Sentinelle du Peuple, avait
parlé en termes admirables de ces forces populaires, asservies et menées au
combat contre la Révolution libératrice : « Nous
sommes obligés de tirer sur vous, mais pour vous délivrer, comme pour
délivrer les captifs emmenés par les corsaires, on est obligé d'envoyer des
boulets au navire qui les porte. » Et nous
verrons bientôt que ce sont des hommes du peuple, des métayers, des
sabotiers, des ouvriers de village qui donneront le signal du grand
soulèvement vendéen. La bourgeoisie avait donc raison de redouter que le
prolétariat le plus pauvre, ou qu'une partie tout au moins de ce prolétariat,
fût, par dépendance et inconscience, un instrument de contre-Révolution. Et
ce n'est pas seulement comme classe propriétaire, c'est aussi comme classe
révolutionnaire qu'elle se défiait de cette foule obscure. Sans doute, ces
deux craintes se mêlaient en son esprit : elle redoutait que le prolétariat
anarchique ébranlât la propriété ; elle redoutait que le prolétariat servile
compromît la Révolution. Et ce serait s'exposer à une grave erreur que de
donner à la pensée bourgeoise, à l'égard des prolétaires, une précision de
calcul qu'en 1789 elle n'avait point. Enfin,
la Révolution ayant été préparée par la philosophie du XVIIIe siècle, « par
le progrès des lumières », les révolutionnaires n'avaient point la
pensée d'associer directement à leur œuvre cette partie du peuple qui était
en pleine ignorance. Voilà
sans doute les raisons maîtresses qui décidèrent la Constituante à distinguer
des citoyens actifs et des citoyens passifs. Et si l'on songe que quelques
mois auparavant, quand les Etats généraux n'étaient pas convoqués encore, la
nation était sans droit et sans voix, si l'on songe que même dans les
élections aux •Etats généraux les trois cent mille privilégiés du clergé et
de la noblesse avaient eu autant de représentants que toute la nation et que
celle-ci avait été ainsi frappée partiellement de passivité, la Constituante,
au moment où elle abolissait la distinction des ordres et confondait les
nobles et les prêtres dans la masse des électeurs et appelait au vote quatre
millions d'hommes, pouvait se figurer qu'elle y appelait en effet toute la
nation. Aussi bien, le peuple ne tenait pas assez, à ce moment, au droit de
vote, pour imposer à la bourgeoisie révolutionnaire le suffrage universel. Nous
verrons bientôt combien peu, parmi les électeurs actifs, prirent part aux
divers scrutins dans l'année 1790. Bien mieux, même après le 10 août, même
quand le suffrage universel fut institué pour les élections à la Convention,
un cinquième à peine des électeurs prit part au vote. Il n'y
avait donc pas, dès 1789 et 1790, un courant populaire qui pût emporter les
hésitations des révolutionnaires bourgeois. Si, après le 10 août, le suffrage
universel s'imposa, ce n'est point parce que le peuple réclamait plus
énergiquement le droit de suffrage : c'est parce que sa participation
révolutionnaire aux journées du 20 juin et du 10 août faisait de lui une
force décisive et qu'il était tout naturel de transformer cette force réelle
en force légale. D'ailleurs,
pour la guerre nationale qu'elle entreprenait, la Révolution avait besoin de
soulever, de passionner tous les éléments du pays, et elle les associait
directement à la souveraineté pour les associer directement à la bataille. C'était
la levée en masse des électeurs préparant et annonçant la levée en masse des
soldats. C'est
ainsi que sans qu'aucune évolution économique eût modifié les rapports des
classes et par la seule vertu du mouvement politique et national, la
Révolution passa du suffrage restreint de la Constituante au suffrage
universel de la Convention. La
Législative, après le 10 août, n'eut pas du tout le sentiment qu'elle
désertait le terrain de classe de la bourgeoisie révolutionnaire : elle ne
faisait qu'incorporer plus étroitement les prolétaires à la Révolution
bourgeoise. D'ailleurs, les citoyens passifs, de 1789 à 1792, ne se jugeaient
point sacrifiés : ils n'avaient point d'animosité et de jalousie à l'égard
des citoyens actifs du Tiers Etat : ils considéraient au contraire les plus «
patriotes » de ceux-ci comme leurs représentants naturels. Je ne
puis reproduire, parce qu'elle est en couleur, une curieuse estampe du musée
Carnavalet. Elle représente un noble richement vêtu entre un citoyen passif
et un citoyen actif. Le citoyen actif est un paysan qui tient sa pelle, et il
dit au noble : Penses-tu donc parce que je suis pauvre, que je n'ai point les
mêmes droits que toi ? — Et le citoyen passif intervenant pour appuyer le
citoyen actif dit avec colère : Tout cela ne finira-t-il point bientôt ?
Ainsi, dans la pensée de la Révolution, le citoyen actif et le citoyen
passif, s'ils étaient tous deux du Tiers Etat, formaient un même parti. Il y
avait assez de pauvres dans les quatre millions d'électeurs pour que la
pauvreté ne se sentit point brutalement exclue. Par là
on s'explique que la question du suffrage universel n'ait pas été
sérieusement posée devant la Révolution jusqu'à la grande crise de la guerre. Voilà
l'esprit dans lequel les Constituants entendirent l'organisation de la
volonté nationale. Quel fut le mécanisme adopté par eux ? Ils divisèrent la
France en départements, le département en districts, le district en communes. LES DÉPARTEMENTS Il leur
parut dangereux de prendre comme base d'organisation les anciennes provinces.
D'abord, comme il aurait fallu les doter d'un organe administratif, il était
à craindre que les Assemblées provinciales n'eussent un pouvoir excessif et
ne parvinssent à contrarier la volonté générale. L'essai de résistance de
Mounier en Dauphiné, la rébellion du Parlement de Bretagne, tout indiquait à
l'Assemblée la nécessité de briser les cadres d'ancien régime. D'ailleurs,
l'ancien régime même avait multiplié les systèmes de division. Il comprenait,
en 1789, 35 provinces, 33 généralités — ou circonscriptions administratives
royales —, 175 grands bailliages — ou anciennes divisions féodales de justice
et d'administration —, 13 parlements, 38 gouvernements militaires, 142
diocèses. Ce
désordre et ces chevauchements dispensaient la Constituante (l'adopter un
cadre tout préparé. D'autre part, si on choisissait une division comme celle
des provinces, chaque circonscription serait trop étendue. Comment convoquer
au chef-lieu d'une vaste province les assemblées d'électeurs du second degré
chargés de nommer les députés à l'Assemblée nationale ? Il fallait donc
adopter un système nouveau de circonscriptions moins étendues que les
provinces. Et elle songea à diviser la France en 80 départements environ. Le
chiffre, après étude, fut fixé à 83. L'idée
n'était point nouvelle : déjà dans ses Mémoires, le lieutenant de police
d'Argenson explique la nécessité de distribuer la France en départements.
L'idée des Constituants était de tracer une telle circonscription que tous
les habitants du département pussent, dans une journée, se transporter au
chef-lieu. Ainsi
vraiment, par le rapport aisé des extrémités au centre, une réelle communauté
d'existence était fondée. Mais en fait la Constituante n'entendait pas
procéder à une distribution purement géométrique du territoire. Elle tint le
plus grand compte des habitudes des populations, des anciennes divisions de
province et c'est à la suite d'un arrangement conclu à l'amiable entre les
députés eux-mêmes que les limites des départements furent fixées. C'est
le département ainsi créé qui envoyait les députés à l'Assemblée nationale.
En chaque canton, les citoyens actifs se réunissaient en une ou plusieurs
assemblées primaires, chacune de celle-ci ne pouvant comprendre plus de 650
citoyens. Ces assemblées primaires nommaient des électeurs à raison d'un par
100 citoyens actifs et les électeurs ainsi nommés se rendaient au chef-lieu
du département et là choisissaient le député à l'Assemblée nationale. Le
nombre des députés élus par chaque département était déterminé d'après trois
éléments : le territoire, la population, la contribution directe. La
Constituante voulait d'abord que tous les départements, même les moins
peuplés, même les plus pauvres, eussent un minimum de représentation. Il lui
semblait que si une représentation trop faible était accordée aux
départements (comme les landes de Bordeaux) où la population était rare et
misérable, la sollicitude nationale se détournerait précisément des régions
qui en avaient le plus de besoin. Elle
décida donc qu'un tiers des députés serait attribué au territoire : et comme
la grandeur territoriale de tous les départements devait être sensiblement la
même, chaque département eut droit, de ce chef, à trois députés. Ces trois
députés, multipliés par le chiffre des départements, formaient le tiers de
l'Assemblée. Mais il
eût été injuste et déraisonnable de ne pas assurer la représentation directe
des hommes eux-mêmes et de ne pas proportionner en quelque mesure le nombre
des députés au nombre des citoyens actifs de chaque département. C'est
donc en raison de la population que sera réparti le second tiers des députés.
Remarquez que répartir les députés en proportion de la population ou en
proportion du nombre des citoyens actifs, c'est la même chose, car les
citoyens actifs forment, en fait, dans tous les départements, un sixième
environ de la population totale ; qu'on prenne pour base de la répartition la
population ou le nombre des citoyens actifs, le résultat est le même. Il fut
donc convenu que la somme totale de la population de la France serait divisée
en autant de parts qu'il y aurait de députés dans le second tiers,
c'est-à-dire environ 240. Et chaque département aurait droit, pour ce second
tiers, à autant de députés qu'il comprendrait de parts de population. Il
semble que cette représentation du territoire et de la population aurait dû
suffire, car comme Target le reconnaît lui-même dans son important discours
du 11 novembre 1789, la densité de la population est en général un effet et
un signe de la richesse. Proportionner
le nombre des élus (pour une part) à la population, c'est donc en quelque
façon le proportionner aussi à la richesse générale du département. Mais la
Constituante pensa que la richesse du département, constatée et mesurée par
le chiffre des impositions, devait entrer dans le calcul du nombre des
députés, et elle décida que le troisième tiers des députés serait attribué à
la contribution directe. La masse entière de la contribution serait divisée
par le nombre des députés de ce troisième tiers, c'est-à-dire environ par
240, et chaque département recevrait, sur ce troisième tiers, autant de
députés qu'il paierait e parts de contribution. Quelques
Constituants objectèrent que par là encore on favorisait « l'aristocratie
des riches ». Je crois qu'ils se trompaient, car c'est surtout dans les
régions où était accumulée la richesse que se trouvaient le plus grand nombre
d'ouvriers assez aisés pour payer trois journées de travail et pour être
électeurs : ce sont les pays les plus riches qui étaient les foyers les plus
ardents de la Révolution, et comme déjà les pays pauvres étaient favorisés,
grâce au premier tiers de représentation affecté au territoire, le tiers
affecté aux impositions ne faisait guère que rétablir l'équilibre. Je ne
serais donc pas surpris qu'en somme le système de la Constituante aboutît à
proportionner la représentation à la population, tout en réservant un minimum
de représentation aux départements les moins peuplés et les moins riches.
Tous les députés ainsi nommés 'l'étaient pour deux ans. Ainsi
c'est un scrutin départemental qui envoyait les députés à l'Assemblée
nationale. Mais ce n'était point un scrutin « de liste ». L'assemblée
électorale réunie au chef-lieu du département nommait un à un les députés. Le
scrutin était donc départemental et individuel. Mais le
département ne formait pas seulement une circonscription électorale pour le
choix des législateurs. Il formait une circonscription administrative, et
chacun des divers districts (ou arrondissements) entre lesquels le
département était divisé formait aussi une circonscription administrative
subordonnée. Il y
avait des assemblées administratives de département et des assemblées
administratives de district. Celles de département ressemblent un peu à ce
que nous appelons aujourd'hui le conseil général, celles de district à ce que
nous appelons aujourd'hui le conseil d'arrondissement. Mais la différence
entre les institutions administratives de la Constituante et celles
d'aujourd'hui était grande. D'abord le mode d'élection n'était point le même.
Aujourd'hui, chaque conseiller général est nommé par un canton. D'après la
loi du 22 décembre 1789, c'est l'assemblée générale des électeurs réunie au
chef-lieu du département qui désigne tous les membres de l'assemblée
administrative ; le scrutin, qui aujourd'hui est cantonal, était alors
départemental. L'assemblée électorale qui élisait les administrateurs du
département était la même que celle qui élisait les députés au Corps
législatif. Après
avoir procédé à l'élection des députés, elle procédait à l'élection des
administrateurs du département ; puis, quand les électeurs étaient rentrés
dans leurs districts, ils formaient au chef-lieu de ce district une assemblée
électorale qui choisissait les administrateurs du district. Toutes ces
assemblées administratives étaient renouvelables par moitié tous les deux
ans. Mais la
différence la plus marquée entre le système d'alors et celui d'aujourd'hui,
c'est que ces diverses assemblées de département et de district, n'avaient à
côté d'elles aucun représentant du pouvoir central, aucun « fonctionnaire »
délégué par le roi. Le pouvoir exécutif départemental était élu comme le
pouvoir délibérant. « Chaque administration de département sera divisée
en deux sections. L'une, sous le titre de conseil de département, tiendra
annuellement une session pour fixer les règles de chaque partie
d'administration et ordonner les travaux et les dépenses générales au
département ; cette session pourra être de six semaines à la première
assemblée, et d'un mois au plus pour les suivantes. « L'autre
section, sous le titre de directoire de département, sera toujours en
activité pour l'expédition des affaires, et rendra au conseil du département
un compte annuel de sa gestion, lequel sera rendu public par la voie de
l'impression. « Les
membres de chaque administration de département éliront à la fin de leur
première session, huit d'entre eux pour composer le directoire ; ils le
renouvelleront tous les deux ans par moitié ; les 28 autres forment le
conseil du département. » Ainsi
l'assemblée de département était formée de 36 membres élus ; ces 36 membres
choisissaient parmi eux huit élus, qui formaient le directoire du
département, c'est-à-dire le pouvoir exécutif. Il y avait bien auprès de
chaque administration du département un procureur général syndic. Mais
celui-ci, dont le mandat un peu vague semble consister surtout à rappeler aux
assemblées les droits des citoyens et l'intérêt général de la Nation, est élu
par l'assemblée départementale des électeurs. Ainsi
les trois pouvoirs administratifs du département, le pouvoir délibérant ou
conseil du département, le pouvoir exécutif ou directoire du département, et
ce qu'on pourrait appeler le pouvoir avertisseur ou procureur général syndic,
procédaient tous également de l'élection ; on peut même dire qu'ils étaient
tous désignés par les mêmes électeurs, puisque même les membres du
directoire, avant d'être désignés par leurs collègues pour cette fonction
spéciale, avaient reçu de l'assemblée des électeurs le mandat général
d'administrer. De
même, et avec un mécanisme analogue, il y eut une assemblée de district de 12
membres, divisée en une section de huit membres, conseil de district, et une
section de quatre membres, directoire de district. Un procureur syndic élu
était auprès de l'assemblée de district, comme un procureur général syndic
élu auprès de l'assemblée du département. Et si
l'on constate en outre que, dans les municipalités dont nous allons parler
tout à l'heure, tous les pouvoirs sont également électifs, il apparaît que
nulle part, dans cette immense organisation administrative de la France
nouvelle il n'y a place pour un délégué du pouvoir central. Ni le roi, ni
l'Assemblée nationale ne désignent un seul agent d'administration, et c'est
seulement par la communauté présumée des pensées et des volontés, que tous
ces pouvoirs électifs locaux sont rattachés à la vie nationale, coordonnés à
l'action centrale du pouvoir. Il me
paraît tout à fait oiseux de discuter d'une manière abstraite la valeur de
cette constitution administrative. Les radicaux « autonomistes » la
célèbrent, les centralistes, « les hommes de gouvernement » la
déplorent et prétendent qu'elle a conduit la Révolution à l'anarchie. Mais
c'est une étrange erreur de méthode de l'isoler ainsi, pour la juger, des
circonstances historiques où elle fut créée et où elle fonctionna. Pour
qu'une pareille organisation pût naître et durer, il fallait trois conditions
essentielles. Il fallait d'abord une extrême défiance du législateur à
l'égard du pouvoir. Si le roi n'avait pas, dès le début, trahi et combattu la
Révolution, si la Constituante n'avait pas considéré qu'il y avait péril
mortel à livrer une partie du pouvoir administratif aux délégués du roi et
aux protégés de la Cour, peut-être aurait-elle fait une place, dans le
système administratif, à l'autorité royale. De même
que, par le veto suspensif, elle avait essayé de concilier la souveraineté
nationale et le pouvoir du roi, elle aurait imaginé quelque combinaison
administrative conciliant le principe de l'élection et la centralité du
pouvoir. Elle aurait pu décider, par exemple, que le procureur général syndic
serait désigné par le roi, sur une liste de candidats présentée par
l'assemblée des électeurs, et elle aurait pu accorder à ce procureur général
syndic certain droit de veto suspensif. Mais la Cour était l'ennemie ; le
pouvoir royal inspirait une défiance plus que justifiée ; la Constituante ne
pouvait songer un instant à livrer à la contre-Révolution une partie du
mécanisme révolutionnaire. Mais il
fallait, en second lieu, pour que ce système administratif pût s'établir, que
le pouvoir exécutif, encore tenu en défiance, fût assez faible pour se
résigner à cet effacement, et c'était justement la condition de Louis XVI
après le 14 juillet et les journées d'octobre. Enfin,
il fallait que le pouvoir central, quel qu'il fût, n'eût pas à soutenir une
de ces luttes violentes qui exigent une grande concentration de force et une
grande unité d'action. Or, en 1790 et 1791, il y a une sorte de détente. La
Contre-Révolution organise ses forces, mais elle n'a pas encore affronté
ouvertement le débat, et on peut espérer que la Révolution se résoudra en
douceur. Au contraire, dès que la lutte est violemment engagée, la Convention
est obligée d'établir une terrible centralisation gouvernementale et
administrative, et, au moyen de députés envoyés en mission, elle rappelle à
elle tous les pouvoirs. Le
système administratif de la Constituante témoigne donc à la fois d'une
extrême méfiance envers le roi et d'une extrême confiance dans la force
d'expansion naturelle et paisible de la Révolution. Il témoigne aussi qu'elle
n'avait à l'égard du prolétariat aucune inquiétude de classe. Malgré la
précaution du cens électoral et du cens d'éligibilité, la bourgeoisie
n'aurait pas livré aux quatre millions de citoyens actifs toute
l'administration du pays ; elle n'aurait pas livré les départements, les
districts, les communes, sans con• trôle, sans contrepoids, sans régulateur
central à tout un peuple d'artisans et de paysans, si elle avait craint pour
son privilège économique. Abandonner
à la seule puissance de l'élection Paris, Nantes, Lyon, Marseille,
Saint-Etienne, remettre à l'élection seule non seulement tout le pouvoir
administratif, mais, comme nous le verrons, tout le pouvoir judiciaire et
tout le pouvoir religieux, c'était évidemment, pour la bourgeoisie
révolutionnaire, affirmer une confiance superbe en sa force et en son droit.
Cette constitution atteste qu'entre la bourgeoisie et le prolétariat la lutte
de classe ou même la défiance de classe n'est pas encore née. Le
système administratif de la Constituante ne pouvait donc répondre qu'à un
moment très rapide de l'histoire. Mais dans cette période de 1789 à la fin de
1792, il a rendu à la Révolution et à la France d'immenses services. Il a
préservé le pays de l'action contre-révolutionnaire du pouvoir royal. Il a
habitué les citoyens, dans les départements et dans la commune, à se
gouverner eux-mêmes, et il a fait ainsi, avant la République, l'éducation
républicaine de la Nation ; la fuite de Varennes et la journée du 10 août
auraient affolé la France si elle n'avait eu déjà l'habitude, au plus profond
de sa vie quotidienne, de se passer du roi. Enfin, ce système administratif a
fait surgir par centaines de mille les hommes dévoués, les fonctionnaires
électifs, et il a ainsi constitué un filet révolutionnaire d'une
extraordinaire puissance et contre lequel les forces du passé se sont
débattues en vain. LES MUNICIPALITÉS C'est
le régime municipal surtout qui fut décisif. D'abord il mettait en mouvement,
et si je puis dire, en vibration, toutes les cellules, toutes les fibres de
l'organisme social. Il y eut en effet quarante-quatre mille municipalités. Sieyès
aurait voulu qu'il n'y eût qu'un petit nombre de communes, et l'Assemblée
Constituante elle-même, vers la fin de son mandat, quand elle revisa la
Constitution, songea à en réduire le nombre, sous prétexte que cette
extraordinaire multiplicité favorisait « l'anarchie » et rendait tout
mouvement d'ensemble impossible. En
fait, il était impossible de briser la vie locale des anciennes paroisses et
communautés de village. Il fallait la transformer, la passionner en l'élevant
à la liberté ; c'est ce que fit en décembre 1789 la Constituante. Et en
favorisant ainsi le jeu des forces populaires, elle ne favorisa point, comme
le dit Taine « l'anarchie spontanée », mais, au contraire, le
gouvernement spontané ; c'est l'action incessante et toujours éveillée de ces
municipalités innombrables qui suppléa à l'inévitable défaillance du pouvoir
exécutif, maintint l'ordre, châtia ou prévint les complots, assura, par des
ateliers de travail, la vie des pauvres, et multiplia les prises de la
Révolution sur le pays. Voici,
dans le texte même du décret, les traits principaux de l'organisation
municipale. « ARTICLE PREMIER. Les municipalités actuellement
existantes en chaque ville, bourg, paroisse et communauté, sous le nom
d'hôtel de ville, mairie, échevinats, consulats, et généralement sous quelque
titre et dénomination que ce soit, sont supprimées et abolies, et cependant
les officiers municipaux actuellement en service, continueront leurs
fonctions jusqu'à ce qu'ils aient été remplacés. « ARTICLE 2. Les officiers et membres des
municipalités actuelles seront remplacés par voie d'élection. « ARTICLE 3. Les droits de présentation,
nomination ou confirmation et le droit de présidence ou de présence aux
assemblées municipales, prétendus ou exercés comme attachés à la possession
de certaines terres, aux fonctions de commandant de province ou de ville, aux
évêchés ou archevêchés, et généralement à tel autre titre que ce puisse être,
sont abolis. « ARTICLE 4. Le chef de tout corps
municipal portera le nom de maire. « ARTICLE 5. Tous les citoyens actifs de
chaque ville, bourg, paroisse ou communauté pourront concourir à l'élection
du corps municipal. « ARTICLE 6. Les citoyens actifs se
réuniront en une seule assemblée dans les communautés où il y a moins de
4.000 habitants, et en deux assemblées de 4.000 à 8.000 habitants, en trois
assemblées dans les communes de 8.000 à 12.000 habitants, et ainsi de suite. « ARTICLE 7. Les assemblées ne peuvent se
former par métiers, professions ou corporations, niais par quartiers ou
arrondissements. » Ainsi,
en ce qui touche l'origine du pouvoir municipal, tout ce qui reste du pouvoir
féodal ou corporatif est aboli. Ni les seigneurs, ni les évêques :ni les
chefs de corporation ne peuvent plus désigner les officiers municipaux, ou
assister de droit aux assemblées municipales. L'oligarchie bourgeoise
municipale est supprimée aussi. Les institutions traditionnelles comme la
jurade à Bordeaux, le consulat de Lyon disparaissent. A Lyon,
par exemple, il y avait 19 notables pris : 1 dans le chapitre de Saint-Jean,
1 dans le reste du clergé, 1 dans la noblesse, 1 dans le présidial, 1 parmi
les trésoriers de France, 1 dans le siège de l'élection, 1 dans la communauté
des notaires, 1 dans celle des procureurs, 5 parmi les commerçants, 4 dans
les communautés d'arts et métiers ; ces 19 notables élisaient les 4 échevins
et dressaient la liste des trois candidats nobles parmi lesquels le roi
choisissait le prévôt des marchands. Des combinaisons analogues régissaient
la plupart des villes importantes. Tout
cet échafaudage mêlé, d'ancien régime et de bourgeoisie s'effondra sous les
premiers coups de la Révolution, et quand on dit que celle-ci a été une
Révolution « bourgeoise », il faut s'entendre. Elle n'a pas été
faite par une oligarchie bourgeoise : elle a été faite, au contraire, contre
l'oligarchie bourgeoise qui s'était incorporée à l'ancien régime : et la
bourgeoisie révolutionnaire avait assez de confiance en la force de ses
richesses, de ses lumières, de son grand esprit d'entreprise, pour se confondre,
sans peur, dans la grande masse du Tiers Etat. La
restriction même des citoyens actifs semble à cette date une précaution pour
la Révolution plutôt que pour la bourgeoisie elle-même. En
fait, la valeur locale des trois journées de travail qu'il fallait payer pour
être citoyen actif et électeur, des dix journées de travail qu'il fallait
payer pour être éligible aux fonctions municipales, fut fixée très bas dans
un très grand nombre de communes : à Lyon, par exemple, elle fut fixée à 10
sous. Il
suffisait donc de payer 30 sous d'impôt pour être électeur et 5 livres pour
être éligible. Les
éligibles furent à Lyon, au nombre de 4450. Dans l'ensemble, le mouvement
municipal était dirigé par la bourgeoisie riche et révolutionnaire : il
n'était pas étroitement bourgeois au sens que la lutte des classes a précisé
depuis. Et ce n'était point par corporation qu'avait lieu le vote. C'était
par quartier : tous les citoyens actifs, quelle que fût leur profession et
leur condition, étaient confondus : Les divers quartiers eux-mêmes n'étaient
que des sections de vote, et les résultats étaient centralisés. Dans
l'intérieur de la commune aucune barrière, aucune cloison ne s'opposait au
mélange des forces, à l'ardente expansion de la vie. Le
maire n'était pas nommé, comme dans la loi d'aujourd'hui, par les officiers
municipaux : il était directement élu comme maire par les citoyens actifs : « ARTICLE 16. Les maires seront toujours
élus à la pluralité absolue des voix. Si le premier scrutin ne donne pas
cette pluralité, il sera procédé à un second, si celui-ci ne le donne point
encore, il sera procédé à un troisième, dans lequel le choix ne pourra plus
se faire qu'entre les deux citoyens qui auront réuni le plus de voix au
scrutin précédent ; enfin, s'il y avait égalité de suffrage entre eux à ce
troisième scrutin le plus âgé serait préféré. » Ainsi
c'est directement du peuple que le maire tenait son mandat. Les autres
officiers municipaux étaient nommés directement aussi par les citoyens
actifs, au scrutin de liste. Comme
on voit, ce n'est plus ici, comme pour l'élection des députés à l'Assemblée
nationale ou des administrations du département et du district, une élection
à plusieurs degrés. Dans l'ordre municipal les citoyens actifs' ne procèdent
pas d'abord au choix d'un certain nombre d'électeurs qui, eux, choisissent en
dernier ressort. Les
citoyens actifs désignent directement et d'emblée les membres du corps
municipal. Ils choisissent ainsi, outre le maire et les officiers municipaux,
un procureur de la commune, qui n'a pas voix délibérative, mais qui
représente devant le corps municipal l'intérêt de la communauté locale. Il
est, en quelque sorte, l'avocat des citoyens dans leurs rapports avec le
corps municipal. Enfin
les citoyens actifs désignent encore, au scrutin de liste et à la pluralité
relative des suffrages, un nombre de notables double de celui des officiers
municipaux. Ces notables forment, avec les membres du corps municipal, le
conseil général de la commune, et ils ne sont appelés que pour les affaires
importantes. Cette
adjonction de notables explique le très petit nombre des membres du corps
municipal, dans les petites communes. « Les membres des corps municipaux des
villes, bourgs, paroisses et communautés, seront au nombre de trois, y
compris le maire, depuis 500 âmes jusqu'à 3.000 ; De neuf, depuis 3.000 jusqu'à 10.000 ; De douze, depuis 10.000 jusqu'à 25.000 ; De quinze, depuis 25.000 jusqu'à 100.000 ; De vingt-un au-dessus de 100.000. Ainsi,
dans les plus petites communes, le nombre des administrateurs, notables
compris, était de neuf. Il est permis de penser que dans l'ensemble, un
million, au moins, de citoyens étaient appelés à des fonctions actives dans
les municipalités. Au sortir de l'ancien régime c'est une prodigieuse
mobilisation des énergies. Quelles
étaient les attributions de ces divers corps administratifs ? Les assemblées
de département étaient chargées de répartir l'impôt entre les districts et
les districts les répartissaient entre les communes. De plus, les assemblées
de département veillaient à ce que les municipalités se conforment aux lois
générales. Quant
aux corps municipaux (articles 49 et suivants) ils auront deux espèces de
fonctions à remplir : les unes propres au pouvoir municipal, les autres
propres à l'administration générale de l'Etat, et déléguées par elle aux
municipalités. « ARTICLE 50. Les fonctions propres au
pouvoir municipal, sous la surveillance et l'inspection des assemblées
administratives, sont : De
régler les biens et revenus communs des villes, bourgs, paroisses et
communautés ; De régler
et d'acquitter celles des dépenses locales qui doivent être payés des deniers
communs ; De
diriger et faire exécuter les travaux publics qui sont à la charge de la communauté
; D'administrer
les établissements qui appartiennent à la commune, qui sont entretenus de ses
deniers ou qui sont particulièrement destinés à l'usage des citoyens dont
elle est composée ; De
faire jouir les habitants des avantages d'une bonne police, notamment de la
propreté, de la salubrité, et de la tranquillité dans les rues, lieux et
édifices publics. « ARTICLE 51. Les fonctions propres à
l'administration générale qui peuvent être déléguées aux corps municipaux
pour les exercer sous l'autorité des assemblées administratives sont : La
répartition des contributions directes entre les citoyens dont la communauté
est composée ; La
perception des contributions ; Le
versement de ces contributions dans les caisses du district ou du département ; La
direction immédiate des travaux publics dans le ressort de la municipalité ; La
régie immédiate des établissements publics destinés à l'utilité générale ; La
surveillance et l'agence nécessaires à la conservation des propriétés
publiques ; L'inspection
directe des travaux de réparation ou de reconstruction des églises,
presbytères et autres objets relatifs au service du culte public. « ARTICLE 52. Pour l'exercice des
fonctions propres ou déléguées aux corps municipaux, ils auront le droit de
requérir le secours nécessaire des gardes nationales et autres forces
publiques. « ARTICLE 54. Le conseil général de la
commune, composé tant des membres du corps municipal que des notables, sera
convoqué toutes les fois que l'administration municipale le jugera
convenable, et elle ne pourra se dispenser de le convoquer lorsqu'il s'agira
de délibérer : Sur des
acquisitions ou aliénations d'immeubles ; Sur des
impositions extraordinaires pour dépenses locales ; Sur des
emprunts ; Sur des
travaux à entreprendre ; Sur
l'emploi du prix des ventes, des remboursements ou des recouvrements ; Sur les
procès à intenter ; Mème
sur les procès à soutenir dans le cas où le fond du droit serait contesté. » Et
voici maintenant deux articles qui règlent les rapports des municipalités aux
corps administratifs des départements. « ARTICLE 55. Les corps municipaux seront
entièrement subordonnés aux administrations de département et de district
pour tout ce qui concernera les fonctions qu'ils auront à exercer par
délégation de l'administration générale. « ARTICLE 56. Quant à l'exercice des
fonctions propres au pouvoir municipal, toutes les délibérations pour
lesquelles la convocation du conseil général de la commune est nécessaire, ne
pourront être exécutées qu'avec l'approbation de l'administrateur ou du
directoire du département qui sera donnée, s'il y a lieu, sur l'avis de
l'administrateur ou du directoire du district. » Voilà
l'essentiel de la législation municipale : et qu'on ne se méprenne point sur
le sens du mot notables : il n'y a rien-là qui ressemble à ce qu'on appellera
plus tard « les plus fort imposés » : pour être notable comme pour
être membre du corps municipal, il fallait payer dix journées de travail. Telle quelle, cette législation donne aux municipalités un pouvoir administratif énorme. Malgré la tutelle des corps administratifs du département, électifs d'ailleurs eux aussi, les corps municipaux auront une grande force d'action. |