C'est
donc une période d'action légale et équilibrée qui va s'ouvrir, et dans cette
sorte d'accalmie qui succède à tant de crises, les partis peuvent se fixer et
se définir. Chaque homme, chaque groupe d'hommes, procède à un examen de
conscience et décidément choisit sa voie. Les
deux grands partis antagonistes, celui de la Révolution et celui de la
contre-Révolution, sont chacun très subdivisés. Dans le parti
contre-révolutionnaire il y a, à l'extrême droite, le parti des princes,
intransigeant et brouillon. Le comte d'Artois, frère de Louis XVI, en est le
chef. Aussitôt après le 14 juillet, il avait donné, avec le prince de Conti
et le prince de Condé, le signal de l'émigration. De la
Cour de Turin, où il s'était réfugié, il intriguait pour provoquer en France
des soulèvements et pour entraîner les souverains de l'Europe à la guerre
contre la Révolution. Les journées d'octobre, frappant d'épouvante les
aristocrates, hâtèrent le mouvement d'émigration : beaucoup de députés nobles
quittèrent l'Assemblée et passèrent la frontière. Le
comte d'Artois, dont les propos légers avaient dès longtemps offensé la
reine, agissait spontanément, sans mot d'ordre de Marie-Antoinette ou de
Louis XVI. Bien mieux, il agissait souvent contre leur volonté. Il prétendait
que la reine était frivole, que Louis XVI était faible et d'ailleurs
prisonnier déjà de la Révolution, et que son devoir à lui était de sauver le
pouvoir royal sans eux et malgré eux. La
correspondance secrète du comte Mercy-Argenteau, publiée en 1891, nous permet
de fixer la da te du premier appel de la contre-Révolution à l'étranger.
C'est le 12 octobre 1789, de Moncalieri, que le comte d'Artois écrit à
l'empereur d'Allemagne Joseph H, frère de Marie-Antoinette : « On veut,
dit-il, détruire à jamais la plus belle monarchie du monde entier, on veut
la faire tomber dans la plus honteuse des démocraties, et, pour y
parvenir, on épuise tous les crimes de la terre, jusqu'à nous précipiter dans
l'anarchie la plus complète... Votre Majesté est monarque, Elle sait
apprécier les justes droits attachés à ce titre ; Votre Majesté connaît tous
les devoirs d'un allié fidèle... Je la supplie de nie permettre une seule
réflexion, c'est que la cause du roi de France est celle de tous les
souverains, et qu'ils doivent tous redouter un pareil sort, s'ils ne
délivrent pas celui auquel on ne peut reprocher qu'un excès de bonté et de
douceur... «
Depuis l'affreuse journée du 6 octobre, depuis l'instant où les rebelles ont
mis le dernier comble à leur atrocité, mon silence deviendrait un crime et
mon abstention une lâcheté... Je dois ajouter à Votre Majesté que les princes
du sang de France qui ont partagé mon sort partagent tous mes sentiments, et
que nous verserions avec transport la dernière goutte de notre sang pour bien
servir notre Roi et notre patrie... » Ainsi,
c'est du mot de patrie que se couvre l'appel à l'étranger. Laissons toute
déclamation ; j'entends bien que pour le comte d'Artois, la France se
confondait avec la monarchie, et qu'en servant la monarchie, il pouvait
croire qu'il servait la France. Pourtant l'histoire même de sa maison
enseignait au comte d'Artois que la monarchie, au cours des siècles, avait
plusieurs fois changé de forme et de -caractère, et qu'aux heures de crise,
elle s'était renouvelée par un appel au sentiment national. II y
avait tout au moins une légèreté scandaleuse à renoncer ainsi dès le premier
jour à tout espoir d'entente entre la Révolution et la monarchie transformée,
ou plutôt il y avait un coupable égoïsme à écarter toute transformation du
pouvoir royal. Appeler
les soldats de l'Europe pour empêcher la nation française de mettre sur la
monarchie traditionnelle la marque des temps nouveaux, c'était, même avec les
éléments de conscience dont disposait alors un prince du sang, un véritable
crime, crime de frivolité égoïste et de fatuité. Joseph
II fut très irrité de cet appel. Il avait en Orient de grands intérêts, et il
ne voulait pas se laisser entraîner témérairement à une guerre contre la
France. Il avait d'ailleurs lui-même combattu en Autriche la puissance des
nobles et des prêtres, il savait que même l'absolutisme n'a point de forme
immuable ; et il rappelle brutalement le comte d'Artois au respect de la
France et de sa volonté. La condamnation la plus terrible de l'émigration,
c'est que les premiers émigrés aient reçu des souverains mêmes de l'Europe
une leçon de patriotisme : « Je
prie Votre Altesse Royale de considérer que quelque fâcheux que soient des évènements
qui sont nés depuis quelques mois des Etats généraux au sujet de la
Constitution et pour arranger principalement les finances de l'Etat, il n'y a
néanmoins aucune plainte, aucune réclamation de la part du roi qui, s'il
voulait, en aurait tant de moyens ; bien au contraire, tous les papiers
publics prouvent qu'il est parfaitement d'accord avec la Nation sur tous les
articles qui ont été déjà réglés et publiés. De quel droit donc un homme
pourrait-il faire la moindre démarche ou élever la voix contre tout ce qui a
été décidé et sanctionné par l'autorité la plus incontestable au monde,
savoir : par le Roi réuni avec la Nation, représentée légalement par ses
députés ? « Je
ne suis certainement ni démocrate, ni autocrate ; je n'en ai, je crois, ni la
réputation, ni le jeu ; mais je ne puis m'empêcher de convenir que ces
vérités sont sans réplique, et que Votre Altesse Royale, avec tous les
princes qui ont cru devoir se retirer de la France, ne sont que des citoyens,
à la vérité très distingués, mais qui ne font ni corps, ni ont aucun autre
droit de ne pas se soumettre à tout ce que le roi avec la Nation trouvera bon
de statuer. « Si
vous aimez le bonheur de la France, le Roi, la Reine et tout ce qui en
dépend, ne manquez pas le seul moyen de leur rendre à tous tranquillité et
bonheur, en vous réunissant tous pour faire cesser cette espèce de parti
d'opposition qu'on appelle aristocrate, je ne sais pas pourquoi, mais qui,
faible par lui-même et hors de mesure de pouvoir faire le bien qu'il
entrevoit et désire, n'a encore de consistance que pour faire le mal ; c'est
de cet esprit de parti, on ne peut se le cacher, que sont nés tous les
événements, tous les désastres qui ont assailli le royaume et les individus.
Le renvoi des ministres, l'assemblée des troupes auprès de Paris, ont fait
imaginer les projets atroces qu'on a eu la malice d'imputer à ce parti, et
dont le peuple a été et est encore effrayé et outré ; cela a fait précipiter
à l'Assemblée nationale le choix des moyens dont elle reconnaît elle-même la
difficulté... Qu'aucune démarche ne vous coûte donc pour effacer de l'opinion
publique toute idée de l'existence d'un parti contraire ou soi-disant
aristocratique, en vous réunissant tous à l'occasion au bien de l'Etat, et
en soumettant votre façon de l'envisager à celle du grand nombre qui fait
autorité. » La
leçon était dure et même brutale. Elle démontre que les émigrés étaient non
seulement en dehors de la conscience nationale, mais en dehors de la
conscience monarchique. Le
petit clan des agités et des traîtres ne comprit pas. M. de Vaudreuil, auquel
le comte d'Artois communiqua la réponse de Joseph Il, la juge ainsi : « Je
ne suis pas du tout surpris de la réponse... Quant aux principes qu'elle
renferme, ils ne m'étonnent pas. Ce sont ceux que cette Cour a adoptés pour
elle-même, et elle finira par en être la victime. La destruction du clergé et
l'abaissement de la noblesse sont, depuis longtemps, son système comme en
France ; et je suis bien convaincu que cette erreur, la plus grande que
puisse adopter une monarchie, nous a été soufflée, communiquée par cette
Cour, et que l'affaiblissement de la monarchie française a toujours été son
système suivi. » Contradiction
puérile : si c'est pour affaiblir la monarchie française que la Cour
d'Autriche lui conseille d'abaisser noblesse et clergé, pourquoi la Cour
d'Autriche elle-même a-t-elle, dans son propre domaine, abaissé nobles et
prêtres ? Et comment tous ces étourdis, tous ces fats, n'étaient-ils point
frappés de la nécessité d'un mouvement qui ne se développait pas seulement
dans, la France philosophique, mais dans la vieille Autriche absolutiste ? En
accusant Joseph II d'être, lui aussi, un révolutionnaire, ils s'accablent
eux-mêmes. Mais leur prise sur les hommes et les choses était bien faible
encore. Il n'y avait qu'un imperceptible germe de trahison flottant au vent.
Pourtant une partie de la droite de l'Assemblée était de cœur avec ces fous.
Elle pratique une sorte d'émigration législative en s'abstenant de plus en plus
de paraître aux séances et de participer aux votes. Il lui
semble que la Révolution, en se précipitant sans frein, se brisera. De plus,
le mouvement vendéen, bien obscur et incertain encore, commende à se
dessiner. La noblesse du Bas-Poitou avait une attitude contre-révolutionnaire
violente. Elle
avait protesté, en termes presque factieux, contre la décision du roi qui
accordait le doublement du Tiers : le baron de la Lézardière avait essayé,
sous le couvert du prince de Condé, d'organiser une sorte de Ligue de nobles,
et, de château en château circulaient, dès les premiers mois de la
Révolution, des mots d'ordre de guerre civile. Entre
la colonie émigrée de Turin et les conspirateurs du Marais ou du Bocage,
s'échangeaient des projets insensés. Le comte d'Artois voulait, de Nive
force, faire enlever le roi : le soulèvement des nobles de l'ouest créerait à
ce moment une diversion utile. En mai 1790, le Comité de Turin écrit à la
reine trois lettres pressantes pour qu'elle décide le roi à se laisser
enlever. Le projet avait assez de consistance pour que Mercy-Argenteau,
chargé par la Cour d'Autriche de conseiller Marie-Antoinette, lui ait écrit
immédiatement, à la date du 15 mai, une note effrayée : « Les
projets de Turin font frémir par la légèreté avec laquelle on risque de
compromettre le sort de l'Etat, et il faut trancher le mot, même l'existence
personnelle des souverains ; sans autres mesures ni plans que des
suppositions, des conjectures démenties par le bon sens, et par une marche
dans laquelle on serait arrêté dès le premier pas par la cruelle catastrophe
de voir toute la famille royale saisie et à la merci d'une populace furieuse,
dont on ne peut calculer les atrocités. « Mais
ce qui est vraiment aussi inouï que criminel c'est l'idée d'enlever le roi de
force... On n'hésite pas à dire que ceux qui ont la coupable pensée de
l'enlèvement forcé du roi et qui auraient la témérité de le tenter,
mériteraient d'en être punis d'une peine capitale. Ce serait une grande faute
de s'expliquer avec trop de ménagements sur ce point ; il est à espérer et à
désirer que la reine fasse à cet égard quelque violence à la bonté naturelle
du roi et qu'elle l'engage à blâmer ce projet d'une manière sèche et
précise. » Visiblement,
Mercy-Argenteau a peur que le roi ne décourage pas ces projets avec une
netteté suffisante : il se croit tenu d'en démontrer le péril : « Défaut
absolu d'approvisionnements, d'armes, de munitions, enfin de tout ce qui est
indispensable à l'armement d'une troupe quelconque, aux moyens de la rendre
mobile et de la faire subsister en campagne... Ce tableau, aussi triste que
véridique, doit être mis en opposition avec celui de trois ou quatre cent
mille hommes de milices nationales plus ou moins bien disciplinées, mais bien
armées, et encore plus exaltées par les principes et par le délire qu'on leur
a inspiré ; cette milice, répandue dans toutes les villes, bourgs et villages
du royaume, en intercepte jusqu'aux moindres avenues, principalement celles
de la capitale, à plus de quarante lieues à la ronde. « Comment,
dans cet état de choses, pourrait-on croire à la possibilité de l'enlèvement
du roi et de la famille royale ? Comment pourrait-on supporter l'idée du
danger que courraient le monarque et son auguste épouse, s'ils étaient
arrêtés en route : et ils le seraient bien certainement avant de pouvoir
atteindre une place de sûreté. La plume tombe des mains quand on se
représente les suites incalculables d'une telle catastrophe. » Quelle
prophétique vision de Varennes ! Mais quel acte d'accusation terrible contre
le parti de la contre-Révolution ! Quoi !
dès les premiers mois, et avant que vraiment la famille royale fût en péril,
c'était déjà un projet de guerre civile !... Quand on voit combien
Mercy-Argenteau redoute ce projet d'enlèvement du roi, il est impossible de
douter que le marquis Mahy de Favras, arrêté en décembre 1789 et pendu en
février 1790 pour avoir formé un plan de guerre civile et d'enlèvement du
roi, ait été encouragé au moins par de vagues approbations et de savantes
réticences. Il
semble bien, à de très sérieux indices, que Monsieur, comte de Provence et
frère du roi, n'avait pas ignoré les préparatifs financiers de l'entreprise,
et si Favras sut garder un silence plein de grandeur, toute la suite des
faits, l'émigration brusque du comte d'Artois, les bruits d'enlèvement du roi
qui coururent à Versailles dans la journée même du 5 octobre, les paroles
méprisantes du comte d'Artois pour le comte de Provence quand celui-ci, pris
de frayeur, désavoua Favras, la conspiration obstinée qui inquiétait
Mercy-Argenteau, tout démontrait que le petit groupe de princes et d'émigrés
casse-cou, qui opérait en quelque sorte en marge de la contre-Révolution,
était soutenu par les bienveillants échos qui lui venaient de la Cour. Est-ce
à dire que, dès 1789, le roi et la reine songent à fuir et à faire appel à
l'étranger ? En aucune façon. La reine était comme hésitante entre deux
haines ; entre deux souffrances d'orgueil. Elle haïssait le comte d'Artois
qui si souvent, dans les années brillantes, l'avait blessée et calomniée.
Elle ne voulait, à aucun prix, lui livrer la conduite des opérations et
mettre la royauté aux mains des princes. Mais elle haïssait aussi et surtout
redoutait la foule dont les rumeurs de colère montaient vers elle. Quelle
route prendre, et où était le moindre péril ? Elle attendait. Beaucoup moins
chrétienne que le roi, et sœur d'un souverain philosophe, elle s'inquiétait
peu du danger que pourrait un jour courir l'Eglise. Elle était surtout
préoccupée d'elle-même et de son fils. Parfois,
quand elle voyait qu'une seule parole d'elle suffisait à attendrir le peuple
et à abolir des années de haine, elle se laissait aller, sans doute, à
l'espoir de le conquérir par la magie de sa beauté humiliée et hautaine, par
la grâce de son sourire attristé. Quand
Bailly, le 6 octobre au soir, répétant au peuple immense de l'Hôtel de Ville
le bref discours du roi, oublie de reproduire une parole de confiance, la
reine met à la lui souffler une sorte de coquetterie royale. Mais si elle
rêvait parfois je ne sais quelle réconciliation avec la foule ennemie et
mobile, si elle se penchait avec une sorte de curiosité sur cet abîme
mouvant, plein de rumeurs de tempête et de reflets de soleil, elle ne se
livrait point sans réserve. Elle
gardait' toujours la contre-Révolution et l'émigration elle-même, avec ses
projets insensés, comme une suprême ressource ; et, dans son incertitude
tâtonnante, elle ne fermait devant elle aucune porte de refuge. Même
incertitude dans l'esprit du roi. Il avait de plus que la reine des scrupules
religieux ; déjà la suppression des dîmes, les projets de sécularisation des
biens du clergé inquiétaient sa conscience timorée où le prêtre était si
fort. A cette
date, sous les coups répétés de juillet et d'octobre, il veut visiblement
essayer de faire bon ménage avec la Révolution. Mais toujours, pour lui
aussi, ce n'est qu'un essai, et de là la dualité foncière et l'apparente
duplicité de toute sa conduite. S'il ne réussit point, en lui témoignant
confiance, à limiter la Révolution, il essaiera d'autre chose. Ce qu'il
reproche à son frère, le comte d'Artois, ce n'est point d'avoir conçu le
dessein absurde et coupable de séparer le roi de la Nation, c'est de recourir
trop tôt, et avant que des moyens plus tempérés aient été reconnus
inefficaces, à des expédients de désespoir qu'il faut réserver pour l'heure
suprême. De là sa mauvaise humeur contre son frère ; de là aussi l'absence de
ces désaveux précis et secs que Mercy-Argenteau sollicite, pour couper court
à la perpétuelle germination d'intrigues favorisées par une pensée molle. Un
moment, le 4 février 1790, on put croire que le roi faisait une démarche
décisive et s'engageait à fond avec la Révolution. Il se rendit spontanément
à l'Assemblée et y prononça un long discours qui pouvait paraître, en
certains passages, une adhésion définitive, irrévocable, à l'œuvre
révolutionnaire : « Le
temps réformera ce qui pourra rester de défectueux dans la collection des
lois qui auront été l'ouvrage de cette Assemblée ; mais toute entreprise qui
tenterait à ébranler les principes de la Constitution elle-même, tout concert
qui aurait pour but de les renverser ou d'en affaiblir l'heureuse influence,
ne serviraient qu'à introduire au milieu de nous les maux effrayants de la
discorde, et en supposant le succès d'une semblable tentative contre mon
peuple et moi, le résultat nous priverait, sans remplacement, des divers
biens dont un nouvel ordre de choses nous offre la perspective. » A ces
paroles, la gauche éclatait en applaudissements ; le parti des aristocrates
gardait le silence, et les modérés eux-mêmes semblaient gênés, se demandant
s'ils ne résistaient pas, pour le compte du roi, au-delà de ce que désirait
le roi lui-même. Mais
comme cette impression précise et forte se perdait vite dans un long et
filandreux discours où abondaient les sous-entendus ! Le roi insistait si
longtemps sur la nécessité de maintenir les distinctions honorifiques de la
noblesse, qu'il paraissait un instant que là était le véritable objet de sa
démarche. Surtout, il demande à l'Assemblée de fortifier « le pouvoir
exécutif » « Je
ne dois point le mettre en doute ; en achevant votre ouvrage, vous vous
occuperez sûrement avec sagesse et avec candeur de l'affermissement du
pouvoir exécutif, cette condition sans laquelle il ne saurait exister aucun
ordre durable au dedans ni aucune considération au dehors. » C'est
Necker qui avait conseillé au roi cette démarche et qui avait rédigé le
discours. Camille Desmoulins, qui avait été averti tout de suite par le tour
de sentimentalité phraseuse du prône royal, écrivait dans le n° 12 des Révolutions
de France et de Brabant : « On
a souri à l'endroit du discours où le prince dit à l'Assemblée : « Vous
vous occuperez avec candeur de l'affermissement du pouvoir exécutif. » On
voit bien que le ministre dont il est aisé de reconnaître le faire dans ce
discours, qui y a mis si habilement sa justification dans la bouche du roi, a
su faire de cette harangue un miroir qui réfléchit sa fastidieuse figure. » Oui,
jusqu'en cette démarche qui pouvait être décisive, le roi n'avait pas su
mettre l'accent d'une pensée personnelle et d'une volonté forte. C'est Necker
qui, trop visiblement, le faisait mouvoir et parler. C'est Necker qui, blessé
dans sa vanité du rôle prépondérant de l'Assemblée, la rappelait, sous
prétexte de pouvoir exécutif, au respect de sa propre influence, à la
vénération pour ses plans de finance impuissants, médiocres et manqués. Cet
éternel refrain de pouvoir exécutif est bien irritant. Au
fond, la Révolution avait l'instinct et le génie du pouvoir exécutif. Pour
transformer l'ordre politique et social, elle avait besoin d'une action
concentrée et vigoureuse ; ses communes, à peine constituées, se fédèrent
pour agir d'ensemble et puissamment. La
bourgeoisie révolutionnaire avait doublement besoin d'un pouvoir fort, pour
briser d'abord les institutions du passé et ensuite pour contenir la force
populaire en mouvement dans les limites de l'ordre bourgeois. A une royauté
qui aurait marché franchement avec elle, la Révolution aurait donné un
pouvoir réel, sans précédent, une force d'exécution incomparable,
proportionnée à la force législative de la nation elle-même. Dès ce
moment, une royauté inviolable et héréditaire, largement dotée, nommant les
ministres et les officiers de haut grade, armée d'un veto suspensif de six
ans, était une force de premier ordre ; il ne lui manquait qu'une chose, la
confiance de la Nation révolutionnaire. Au lieu
de geindre, pour le compte du roi, sur « ses pertes personnelles »,
Necker aurait dû exalter le gain d'autorité et de pouvoir que la royauté
devait à la Nation affranchie. Mais la médiocrité phraseuse et vague de cet
homme convenait à l'irrésolution du roi. Malgré le bon vouloir de
l'Assemblée, l'effet du discours royal fut superficiel et très court. Louis
XVI restait, nonobstant ce prône ministériel, en dehors de la Révolution,
dans une sorte de terrain vague et de zone neutre où il aurait été exposé
bientôt aux coups des deux partis. A cette zone neutre Mirabeau voulait
l'arracher, pour jeter la royauté en plein mouvement révolutionnaire, pour la
grandir en la « nationalisant ». Le
grand homme était arrivé à l'Assemblée riche déjà d'expérience et de gloire.
Ce qu'il y a d'extraordinaire en Mirabeau, c'est que la véhémence même de ses
passions animait en lui un grand esprit de règle. Il avait beaucoup souffert
des tyrannies de l'ancien régime ; son père avait obtenu contre lui des
lettres de cachet et l'avait fait emprisonner à Vincennes pour des désordres
de conduite qu'un peu d'indulgence aurait sans doute apaisés. Mais
si, dans cette captivité dure, son ardeur de liberté s'était exaltée encore,
il n'était point devenu un révolté vulgaire, cherchant à détruire par
vengeance ; il avait médité au contraire profondément sur les conditions d'un
ordre nouveau. Dans
les lettres, brûlantes de passion sensuelle, que de Vincennes il écrivait à «
son amante » Sophie, femme du juge Monnier, il lui disait parfois : « Gardons-nous
de glorifier l'adultère et de faire de notre libre amour, qui a son excuse
dans des circonstances exceptionnelles, un principe social. » Jusque
dans ses emportements et ses dérèglements il gardait le sens de l'ordre, et
son orgueil même, en lui persuadant que sa destinée était extraordinaire
comme son génie, l'aidait à élever l'idéal de la vie sociale au-dessus de ses
propres erreurs. Ses dissipations, son insouciance des intérêts matériels et
les rigueurs de son père l'avaient réduit à contracter des dettes, et leur
humiliant fardeau l'aurait accablé si, parfois, dans l'extrémité de la gêne
et même de la misère, il ne s'était sauvé par un effort de travail prodigieux
où se redressait toute sa fierté. Ses
études et ses livres, son éloquent essai sur le despotisme, ses lettres sur
Bicêtre, ses mémoires diplomatiques, ses pamphlets contre l'agiotage
l'avaient déjà rendu célèbre, quand dans la lutte électorale de Provence
éclata tout son magnifique génie. Il fut
vraiment le tribun du peuple foudroyant les nobles ; et lorsque, de hameau en
hameau, on lisait la terrible apostrophe aux aristocrates : « Quand le
dernier des Gracques tomba sous le fer des patriciens, il lança de la
poussière contre le ciel et de cette poussière naquit Marius », il semblait
que le ciel de Provence continuait le ciel romain et que la grande clameur du
forum antique vibrait en lui ; les âmes provençales étaient remuées jusque
dans les racines profondes par où elles plongeaient dans le passé
républicain. Mais
au-dessus de ces fracas de passion et de ces souvenirs orageux, la pensée de
Mirabeau s'élevait soudain pour développer l'idée d'une société ordonnée et
forte, où le pouvoir royal serait comme la clef de voûte de toutes les
libertés. Et comme des coups de foudre qui déchargent l'horizon de ses
colères, les éclats de passion du tribun laissaient dans les esprits une
large sérénité. Il
entra à l'Assemblée nationale avec le désir ardent de donner sa mesure non
pas surtout comme orateur, mais comme homme d'Etat, et de conduire les
événements. Il
voulait, à ses propres yeux et aux yeux de l'histoire, racheter ses désordres
en fondant la perpétuité de l'ordre. Il savait, dès les premiers jours de la
Révolution, qu'elle pouvait aboutir à la destruction de la royauté, et il
était convaincu que sans l'action régulatrice de la royauté transformée, la
France aboutirait vite ou à une oligarchie bourgeoise ou au despotisme
militaire. Il était le plus vraiment royaliste de l'Assemblée nationale et il
était en même temps un des plus démocrates. Quoique
élevé par son père dans le système des économistes, des physiocrates, il ne
faisait point de la propriété foncière ni même en général de la propriété, la
mesure de toute valeur, sociale. Allant bien au-delà de Turgot et même de
Condorcet qui, dans leurs projets sur les assemblées municipales et les
assemblées provinciales, n'accordaient le droit de vote qu'aux propriétaires,
il tenait pour le suffrage universel, et il disait dans son discours du 30
janvier 1789 aux Etats de Provence : « Lorsqu'une
nation est trop nombreuse pour être réunie dans une seule assemblée, elle en
forme plusieurs, et les individus de chaque assemblée particulière donnent à
un seul le droit de voter pour eux. » « Tout
représentant est, par conséquent, un élu ; la collection des représentants
est la Nation, et tous ceux qui ne sont point représentants ont dû être
électeurs par cela seul qu'ils sont représentés. Le premier principe de
cette manière est donc que la représentation soit individuelle : elle le
sera, s'il n'existe aucun individu dans la Nation qui ne soit électeur ou
élu, puisque nous devrons être représentés. » « Je
sais que plusieurs nations ont limité ce principe en n'accordant le droit
d'élection qu'aux propriétaires, mais c'est déjà un grand pas vers
l'inégalité politique. » Ainsi,
la démocratie doit être à la base : nul ne doit être exclu de la cité. Et si
le roi doit être maintenu, si son pouvoir doit être tout ensemble mesuré et
fortifié par la loi, c'est pour que le roi, élevé au-dessus des intérêts de
caste ou de catégorie, soit l'organe de la démocratie et le gardien de ses
droits. Sans lui, sans ce pouvoir qui peut incessamment faire appel à la
Nation, les représentants peuvent usurper la toute-puissance, et gouverner
dans leur seul intérêt. C'est
en ce sens que Mirabeau dit et répète : « Le pouvoir royal est le patrimoine
du peuple. » C'est
en ce sens aussi qu'il s'écriait, dès les premiers jours, devant les Etats
généraux, qu'il aimerait mieux vivre à Constantinople que dans un pays où le
roi n'aurait pas le droit de veto. Il se
fait de la royauté une idée toute moderne, il ne la considère pas comme une
puissance de droit divin, ni même comme une puissance de tradition : elle
est, à ses yeux, la première' des institutions nationales et, issue du
peuple, elle n'est légitime que dans la mesure où elle le sert. « Un
roi, chef de la société, n'est institué que par elle et pour elle »,
s'écrie-t-il dans l'essai sur le despotisme. Ou
encore : « Le
peuple, auquel vous commandez, n'a pu vous confier l'emploi de ses forces que
pour son utilité, ou, ce qui revient au même, pour le maintien de sa sûreté
publique, tant intérieure qu'extérieure, et pour tous les avantages qu'il
s'est promis quand il a institué une autorité tutélaire : vous ne lui avez
pas arraché l'exercice de ses droits ; car il était le plus fort avant qu'il
vous eût créé le dépositaire de sa force. Il vous a rendu puissant pour son
plus grand bien. Il vous respecte, il vous obéit pour son plus grand bien.
Parlons plus clairement encore : il vous paie et vous paie très cher, parce
qu'il espère que vous lui rapporterez plus que vous ne lui coûtez. « Vous
êtes, en un mot, son premier salarié — c'est Mirabeau lui-même qui
souligne — et vous n'êtes que cela ; or, il est de droit naturel de pouvoir
renvoyer celui que nous payons et celui qui nous sert mal. » Audacieuses
paroles qu'il répétera ou à peu près, à l'Assemblée même, quand le roi
paraîtra menacer la Révolution naissante ! Curieuse application des principes
du contrat social et du droit naturel inaliénable à la théorie de la royauté
! Ainsi
armé, Mirabeau pouvait faire à la royauté des conditions : il pouvait la
sommer de servir la Révolution, d'aider au mouvement national, mais il
pouvait en même temps se tourner vers la Nation et l'adjurer de respecter
dans la royauté renouvelée son œuvre même et la garantie de son
développement. C'est à cette réconciliation, si l'on me passe le mot, à cette
synthèse de la démocratie et de la royauté, à cette instauration d'une
démocratie royale que Mirabeau, pendant ses deux années d'action publique, voua
tout son labeur, qui était immense, et tout son génie. Tout
d'abord, il essaie de faire comprendre sa pensée à Necker, à Montmorin, à
Lafayette, à Malouet : Malouet comprit à demi, entrevit, comme un éclair, le
vaste plan de reconstruction révolutionnaire de Mirabeau, mais ne s'engagea
pas à fond. Il
avoue, dans ses Mémoires, qu'il se reproche de s'être trop mollement
intéressé à la tentative du grand tribun ; les autres affectèrent de ne voir
dans ses démarches pressantes qu'une inquiétude d'ambition ou même un calcul
de cupidité. Ils le rebutèrent ou le blessèrent ; mais il ne se découragea
pas. Dès
qu'il le put, dès que, par l'intermédiaire du comte de La Marck et de
l'archevêque de Toulouse, il fut en rapport avec la Cour (sa première note
est du 1" juin 1790) il essaie de persuader au roi, à la reine, que
c'est dans le développement même de la Révolution qu'ils trouveront non
seulement le salut, mais la force. Qu'ils la servent sans arrière-pensée :
qu'ils y voient leur chose autant que la chose du peuple, et ils auront un
pouvoir légal et effectif supérieur à la puissance arbitraire des rois qui se
croient absolus. La Révolution, en brisant les privilèges des provinces ; des
corps, des villes, des ordres, supprime les obstacles sans nombre que
l'ancien régime opposait à l'exercice de l'autorité royale : elle aplanit le
sol et donne à la royauté la base la plus unie et la plus large, toute la vie
homogène d'un grand peuple. La
Nation fera la loi par ses représentants, et le roi gouvernera selon la loi ;
mais l'intérêt de la royauté et l'intérêt de la Nation étant désormais
identiques, se conformer à la volonté nationale, en ce qu'elle a d'essentiel
et de profond, c'est pour la royauté non une diminution d'autorité mais, au
contraire, un accomplissement de puissance. Que le
roi consente donc avec joie à l'abolition du vieux système féodal, qui le
liait autant qu'il asservissait les peuples. Et qu'il n'arrête pas à
mi-chemin la Révolution : incomplète, elle l'abaissera ; complète, elle le
grandira. Que
tous les biens de l'Eglise soient vendus, et qu'il soit fait une émission
d'assignats large, hardie, surabondante, de façon à affranchir à jamais la
Révolution et le roi de toute gêne financière. Que
l'on suscite ainsi tout un peuple nouveau de propriétaires, qui préservera
l'ordre nouveau à la fois contre le retour offensif de l'ancien régime et
contre l'instabilité démagogique. Que toute la vieille armée soit licenciée. Par-là
sera affermie la Révolution, mais restaurée aussi la discipline ; le
caractère aristocratique des chefs, leur esprit contre-révolutionnaire
provoquent le soulèvement des soldats et en quelque mesure le justifient. Des
officiers nouveaux dans une armée nouvelle seront dévoués à la Révolution qui
les aura suscités et, forts précisément de leur loyauté révolutionnaire, ils
sauront établir bientôt des habitudes de discipline. Ce
n'est donc ni en rétrogradant, ni en hésitant, que le roi sauvera la royauté
: c'est en allant dans la voie révolutionnaire, aussi vite, aussi loin et
plus consciemment que la Révolution elle-même. Voilà ce que Mirabeau avait
entrepris de démontrer, de persuader à la Cour. Et il mit à cette entreprise
tant de génie, tant d'habileté, de persévérance, de passion, que quand on lit
ses admirables notes, on a parfois l'illusion qu'il va réussir. En tout cas,
on ne croit pas se livrer à un jeu d'esprit puéril en se demandant ce qui fût
advenu, et quel tour aurait pris l'histoire, si Mirabeau avait en effet
convaincu et entraîné le roi. Il est,
je crois, le seul homme de la Révolution qui suscite dans l'esprit une
hypothèse capable de balancer un moment la réalité. C'est qu'il agissait avec
des énergies de pensée et de volonté extraordinaires, en un temps où la pente
des événements est encore incertaine et où il semble que de vigoureuses
impulsions individuelles en peuvent déterminer le cours. Si le
rêve de Mirabeau s'était accompli, si Louis XVI avait eu confiance dans la
Révolution et lui avait inspiré confiance, s'il était devenu le roi de la
Révolution, il n'y aurait pas eu rupture entre la France moderne et sa
séculaire tradition. La Révolution n'aurait pas été acculée, par la trahison
du roi et l'agression de l'étranger, aux moyens extrêmes et violents. Elle
n'aurait pas surtout été obligée à l'immense effort militaire d'où à la
longue la dictature napoléonienne est sortie. Le plan
de Mirabeau préservait donc la France du césarisme et de la « servitude
militaire, la plus dégradante de toutes ». Il la préservait aussi de la
prédominance d'une oligarchie bourgeoise, et le régime censitaire de
Louis-Philippe était aussi impossible que le régime guerrier de Napoléon.
Malgré la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, la
Révolution a créé d'emblée plus de quatre millions d'électeurs, et la
royauté, selon les vues de Mirabeau, pour porter en elle la force du peuple entier,
aurait donné le suffrage universel. Ainsi,
c'est une monarchie à la fois traditionnelle, moderne, parlementaire et
démocratique qui aurait ordonné et stimulé de haut, les mouvements d'un grand
peuple libre. Sans doute, elle n'aurait pu faire violence à l'évolution
économique. Elle n'aurait pu empêcher, dans le sein (le la société
industrielle, l'antagonisme croissant du capitalisme et du prolétariat, mais
habituée déjà par une grande audace révolutionnaire à se dégager des entraves
du passé et à coordonner son action à l'action des forces nouvelles, elle
aurait pu s'incliner peu à peu vers la classe ouvrière et seconder son
mouvement. Les forces gaspillées par la France en révolutions périodiques et
en formidables dépenses militaires, auraient été consacrées tout entières à
un développement intérieur, continu et paisible. Voilà'
les perspectives qu'ouvre à la pensée le génie de Mirabeau, et on y entre un
moment avec quelque complaisance. Mais qui sait si, malgré tous les orages et
toutes les souffrances, le destin de la France révolutionnaire, tel que
l'histoire l'a tracé, ne vaut pas mieux pour la France elle-même et pour le
monde ? Sans
doute, la lutte à outrance de la Révolution contre les puissances d'ancien
régime et contre la royauté elle-même, a abouti à des crises désespérées et à
des accès de despotisme : mais elle a aussi créé une prodigieuse exaltation
de liberté ; le feu de la Révolution entra, pour ainsi dire, dans les moelles
mêmes de la France et l'idée de République, l'idée de l’universel
affranchissement des hommes firent éclater l'ancienne étroitesse des cœurs. Pour
sauver la Révolution aux abois, il fallut faire appel aux forces du peuple,
et les penseurs durent se demander, avant même que les conditions économiques
eussent suscité un prolétariat organisé, quel serait l'avenir des prolétaires
; le progrès de la pensée de Condorcet, de 1789 à 1793, est immense. Le
peuple lui-même, remué en ses profondeurs par la force des événements,
entrevit que la République devait être l'instrument du
bonheur commun », et les derniers des Montagnards voient, sans trop de
scandale et d'effroi, surgir à leur gauche Babeuf et Buonarroti ; le
communisme est comme la pointe de la flamme républicaine, et la prodigieuse
température révolutionnaire de la France mûrit avant l'heure le prolétariat
européen. N'est-ce pas plus qu'un dédommagement des agitations que Mirabeau
voulait épargner à la France ? Aussi
bien son plan était chimérique, car il supposait que le roi d'ancien régime
pourrait entrer de plein cœur et sans arrière-pensée dans le mouvement de la
Révolution. D'abord, Mirabeau lui-même n'avait point assez d'autorité morale
sur l'esprit du roi, pour le décider à s'engager à fond. Hélas ! il avait
diminué cette autorité en acceptant d'être le pensionné du roi. Il ne s'était
point, comme on l'a dit, vendu à la Cour, car il ne modifia jamais sa marche
politique, et il consacra en effet à la préparation du plan de royauté
révolutionnaire que son esprit avait librement conçu la plus grande part des
sommes qu'il recevait ; mais malgré tout, cette subvention mensuelle de six
mille francs l'abaissait. On
souffre à lire le petit billet où Louis XVI parle du grand homme comme d'un
intrigant qu'il paie fort cher ; évidemment, en acceptant ou même en
sollicitant cette mensualité royale, Mirabeau avait affaibli d'avance l'effet
de ses conseils sur le roi. Ses dettes l'avaient acculé ; il se débattait
contre des embarras d'argent implacables, et il se disait à lui-même, pour
consoler sa fierté secrètement meurtrie, qu'en se délivrant de ces soucis qui
l'obsédaient, il pouvait se donner tout entier à la Révolution. Vaine
sophistique ! Car il avait lui-même porté atteinte au respect dont il avait
besoin. Aussi
bien, même plus libre et plus pur, Mirabeau n'aurait pas été suivi ; il ne
dépendait point d'un seul homme, quel que fût son génie, de briser les
innombrables liens qui enserraient la pensée de Louis XVI et sa volonté.
Mirabeau le sentait si bien qu'il voulait brusquer l'opération par un coup de
désespoir. Il voulait s'emparer pour ainsi dire de la personne du roi et
l'engager avec lui dans une partie décisive, où ils auraient triomphé ou péri
ensemble. Son idée fixe, dès octobre 1789, est que le roi doit quitter Paris
; il ne doit pas aller dans l'Est ; il ne doit pas se rapprocher des
frontières, car il serait désastreux de donner au peuple l'impression qu'il
veut quitter la France et la Révolution, rejoindre les émigrés, faire appel à
l'Europe. Il faut
qu'il aille dans l'Ouest, à Rouen ; de là il lancera un manifeste d'adhésion
entière à là Révolution. Il dira à la France qu'il a voulu se confier à elle
; il appellera l'Assemblée auprès de lui et fera savoir qu'il ne quitte Paris
que pour soustraire le roi et l'Assemblée elle-même à la pression des forces
aveugles. Il
nommera un ministère franchement animé de l'esprit de la Révolution, et
allant de ville en ville, il groupera autour de lui toutes les forces
nationales, et fera procéder s'il le faut à des élections nouvelles. Plan
audacieux, où le conseiller jouait sa tête et peut-être celle du roi ! Mais
plan contradictoire ! Car si la royauté ne devait demander sa force qu'à la
confiance du pays, pourquoi cet acte de défiance envers la capitale du pays ?
Pourquoi fuir et dénoncer Paris ? Un roi qui n'a point Paris n'a rien, et de
quel droit supposer que Paris ne soutiendra pas, comme le reste de la France,
un roi vraiment fidèle à la Révolution ? D'ailleurs
que fera le roi, si Paris ainsi dénoncé se soulève ? Que fera-t-il si
l'Assemblée hésite à se séparer de la force populaire de la capitale et à se
mettre tout entière à la discrétion du roi conseillé par Mirabeau ? Il faudra
faire marcher des régiments contre Paris, c'est-à-dire recommencer, sous le
nom et la couleur de la Révolution, l'assaut contre-révolutionnaire. Toutes
les forces d'ancien régime, malgré le désaveu du roi, l'auraient encouragé,
enveloppé, reconquis, et Mirabeau, écarté bientôt du conseil royal, n'aurait
servi qu'à donner je ne sais quelle apparence révolutionnaire à un nouveau
coup d'Etat d'ancien régime. Je ne
m'explique cette prodigieuse erreur mêlée à une grande pensée que par une
douloureuse impatience d'ambition et d'orgueil, et aussi par un secret
désespoir de jamais conquérir le roi à la Révolution par des moyens réguliers
et lents. Mirabeau supportait avec colère la puissance d'hommes comme Necker,
comme Lafayette, qu'il jugeait médiocres. Il leur reprochait de ne rien
prévoir, et de vivre au jour le jour, contents de leur popularité vaine. Et
peut-être en arrachant le roi à Paris, voulait-il porter à l'influence de
Lafayette, gardien du roi, un coup décisif. Mais surtout, il pensait, que si
le roi lui témoignait un jour assez de confiance pour quitter Paris sur son
conseil, il était à jamais lié. Ainsi
un vertige de conspiration troublait la pensée forte de Mirabeau, et on peut
dire que pendant des années il a côtoyé un abîme ; on ne sait s'il faut
admirer davantage la puissance de l'homme qui, portant en lui un tel secret,
savait cependant donner à la marche de la Révolution un prodigieux élan, ou
l'aberration d'un grand esprit fiévreux qui croyait d'un seul coup de surprise
et d'audace changer le destin. Non, il
n'y avait point à ce moment de génie, si étendu et si vigoureux fût-il, qui
pût, par sa seule force, maîtriser ou ordonner les énergies confuses de la
Révolution en travail ; les âpres hauteurs de la pensée de Mirabeau sont
comme perdues dans le vide. Rentrons dans la mouvante et multiple réalité. A
la droite de l'Assemblée, je ne trouve aucune grande pensée politique. L'abbé
Maury et Cazalès, le premier avec un mélange de rhétorique ecclésiastique et
de puissante familiarité ; le second, avec une grande verve méridionale et
une sorte d'entraînement de parole, sont seulement les orateurs de la
résistance. Aucun plan de conduite, aucune vue d'avenir n'apparaît en leurs
discours ; en octobre 1789, et tant que la question religieuse n'est pas
encore posée, la contre-Révolution n'a ni consistance, ni fond. Au
centre, le trouble des esprits était grand. Mounier, après les journées du 5
et du 6 octobre, jugea que la Révolution s'égarait, et il voulut faire appel
à la province de ce qu'il appelait la tyrannie de Paris. Il quitta
l'Assemblée et se rendit dans le Dauphiné, où quelques mois auparavant il
était si populaire. Il
entrait dans sa résolution beaucoup de dépit personnel. Il était de ces
modérés hautains et débiles qui veulent imposer aux évènements la forme
stricte de leur esprit, et qui raillent ou maudissent la réalité qui les
déborde. Il souffrait cruellement de ne pas jouer à l'Assemblée nationale le
rôle décisif qu'il avait joué aux Etats du Dauphiné. Là,
jeune encore, mais servi par une sorte de gravité précoce et par une
précision un peu sèche de pensée, il avait fourni les formules décisives : il
s'imaginait, avec une candeur orgueilleuse, qu'il conduirait aussi aisément
la France révolutionnaire. Or, dès
les premiers jours, dans la vaste assemblée tumultueuse, des paroles plus
puissantes que la sienne retentissaient. Visiblement, les premiers succès
d'éloquence de Mirabeau indisposent Mounier. « Je
remarque, dit-il un jour avec aigreur aux Etats généraux, que j'avais fait il
y a quelques jours la proposition que vient de faire adopter M. de Mirabeau.
» Et
quand après le 14 juillet se pose la question de la responsabilité
ministérielle, quand Mounier, partisan décidé de la Constitution anglaise,
déclare que le régime ministériel anglais est le seul vice de cette
Constitution et qu'il a perdu l'Angleterre, Mirabeau lui répond avec une
ironie terrible : « Et
par quel degré de latitude s'est donc perdue cette île fameuse ? » La
blessure de vanité de l'homme d'Etat austère fut inguérissable. Aussi bien
ses conceptions fondamentales étaient rejetées : il aurait voulu le système
anglais des deux Chambres, avec une plus forte prérogative royale et une plus
grande indépendance des ministres à l'égard du pouvoir législatif. Le système
de la Chambre unique fut adopté, et le veto du roi fut seulement suspensif. Son
humeur s'aigrit et sa santé même s'altéra. Dans le récit qu'il fait, peu
après les journées d'octobre, de sa vie publique et des raisons qui ont
déterminé son départ, on sent l'irritation maladive et l'inquiétude d'un
système nerveux débilité. Il
essaya en vain d'organiser dans le Dauphiné le modérantisme provincial. Cette
sorte de schisme ne pouvait servir que la contre-Révolution, et les amis de
Mounier hésitèrent à le suivre. Il y eut même un mouvement fédératif
révolutionnaire destiné à le combattre. Bientôt
la colère grandit contre lui : il envoya sa démission à l'Assemblée
nationale, et enfin s'exila en Angleterre où il écrivit un livre morose et
médiocre sur les causes qui, selon lui, empêchaient le peuple français de
s'élever à la liberté. Livre sans éclat, où il n'y a même pas la rhétorique
fielleuse de Burke. Mounier y descend jusqu'à regretter le mouvement
révolutionnaire. « Quand
on voit, dit-il, les funestes événements qui ont suivi la révélation du
déficit, on regrette que ce redoutable secret n'ait pas été mieux gardé. » Il
n'aurait donc manqué à la France qu'un Calonne plus habile ? C'est à ces
enfantillages que tombe le modérantisme dépité : Mounier s'emploiera encore à
dénoncer Mirabeau comme l'organisateur des journées d'octobre. L'accusation
est certainement fausse et même puérile. Marat, en ses dénonciations souvent
frivoles ou même délirantes, ne dépassera pas en déraison « le grave et sage
» Mounier égaré par la rancune et la haine. Mirabeau parlera avec un juste
dédain « du pitoyable fugitif ». Malouet,
député de Riom est un homme d'un tout autre caractère. Modéré comme Mounier,
il est beaucoup plus désintéressé et beaucoup plus ferme. Il avait longtemps
administré de grands intérêts à l'arsenal de Toulon et à la Guyane : son
esprit était clair, mesuré et probe. Parfois il y avait dans sa parole comme
des ressouvenirs des grands spectacles de la nier ou des montagnes d'Auvergne
: « La
volonté arbitraire du despote est une menace pour la liberté des sujets comme
un nuage errant sur l'horizon. » Mais il
avait d'habitude plus de constance dans l'action que d'étendue dans les vues.
Il blâmait les hommes du côté droit ou les modérés comme Mounier qui, pris de
frayeur ou de dégoût, désertaient leur poste. Il aurait voulu les retenir et
faire une sorte de concentration des modérés de droite et de gauche ; il
essaiera bientôt de fonder le Club des Impartiaux. Il aurait volontiers
limité la Révolution à un redressement de la comptabilité monarchique et à l'institution
d'un contrôle national des finances. Mais il manquait d'adresse à manier les
hommes : il se laissa aller contre Mirabeau à ses préventions
d'administrateur correct, il ne vit pas à temps quelle immense force
organique était dans cet homme. D'ailleurs, à quoi pouvait-il aboutir ? Il n'y
aurait eu qu'un moyen de tempérer la Révolution : ç'eût été d'y gagner le
roi. Il ne
semble pas que Malouet ait compris la nécessité d'agir sur la Cour : en tout
cas il n'eut jamais d'action sur elle. Sa résistance au mouvement fut donc à
la fois obstinée et vaine. Mais du moins ne livra-t-il point sa vie aux
inspirations de la vanité blessée. La
gauche de la Constituante, en son immense majorité, n'avait aucun parti pris
de violence et d'outrance. On peut même dire qu'en dehors de quelques
principes très généraux elle était étrangère à l'esprit de système. Elle
avait lu Jean-Jacques : elle l'admirait et souffrait qu'on le glorifiât
devant elle. Dans
les premières séances, Salle parle de Rousseau comme du plus grand philosophe
du siècle. Crenière,
dans la question du veto, se réclame du Contrat social et en tire des
conclusions quasi anarchistes. Tout individu, selon lui, doit avoir le droit
de veto : il peut désobéir aux lois qu'il n'a pas lui-même consenties. Mais
non seulement la Constituante n'allait pas à ces conséquences extrêmes et
paradoxales : elle se gardait même de l'entière démocratie comme d'une
chimère et d'un danger. En revanche, pour assurer la souveraineté de la
Nation et la primauté de la bourgeoisie la gauche (le l'Assemblée était prête
à tout, et la Cour, par sa résistance coupable et folle, pouvait la mener
très loin. En des hommes comme Chapelier, Thouret, Rabaut Saint-Etienne, la
haine de l'ancien régime, de l'arbitraire ministériel, de l'insolence
aristocratique, de l'oppression féodale, de l'intolérance religieuse était
décisive. Ils n'hésiteront pas, pour sauver la Révolution et lui donner un
budget, à exproprier l'Eglise et à désarmer le pouvoir exécutif royal.
Inclinant à une Révolution modérée ils sont prêts, s'il le faut, à une
Révolution violente. Mais
ils sont prêts aussi à refouler le mouvement, s'il menace un moment la
primauté politique et la propriété de la bourgeoisie. Ils ne sont pas assez
foncièrement démocrates pour ouvrir largement la Révolution à la force
prolétarienne naissante. Ils
s'en serviront au besoin, mais avec la pensée constante de la contenir ou
même de la réprimer. Entre
la gauche et l'extrême gauche est placé le petit groupe (l'Alexandre Lameth,
de Barnave et d'Adrien Duport. On les appelait le triumvirat et Mirabeau, qui
les détestait, un peu à cause de leur influence mais surtout parce qu'ils
dissolvaient le pouvoir royal, les appelait, dans ses lettres, le « triumgueusat
». En
vérité, ils n'avaient pas de principes très nets. Ils n'étaient pas plus
démocrates que l'ensemble de la gauche. Ils voulaient, comme elle, maintenir
la royauté. Comme elle ils avaient de la propriété une conception purement
bourgeoise, mais ils étaient plus hardis ou plus téméraires à ébranler, dans
un intérêt de popularité, cette même puissance royale qu'ils voulaient
pourtant conserver. Ce qui
prouve combien peu la classe ouvrière avait alors des idées nettes, c'est
qu'elle témoigna longtemps une faveur extrême à Barnave, à Lameth et à Duport
qui, pourtant, ne différaient guère que par des attitudes du reste de
l'Assemblée. Les
Lameth (Alexandre
et Charles)
appartenaient à une famille de Cour. Leur
mère avait été pensionnée par le roi ; et Fersen note, dans ses lettres,
qu'il l'a vue aux grandes manœuvres que dirigeait en Bretagne le maréchal de
Broglie et où la haute noblesse seule était admise. Très brillants, très
courageux, d'une parole élégante et souple, les Lameth rachetaient les
origines aristocratiques par leur véhémence révolutionnaire ; véhémence
sincère, mais de médiocre profondeur. Les Mémoires
de Lameth sont vraiment d'une assez grande pauvreté d'idées, et même de
sensations. On dirait qu'aucune émotion bien forte n'est entrée dans ces âmes
durant ces grandes années. Duport avait plus de vigueur d'esprit et sa
conception de la justice est belle : le jury, l'abolition de la peine de
mort. Plus
nettement démocrate que les Lameth et Barnave, il soutiendra le suffrage
universel : et on se demande comment ce juriste vigoureux avait aussi
étroitement lié parti avec l'élégance un peu frivole des Lameth, avec
l'éloquente fragilité de Barnave. Sans doute aspirait-il à un rôle plus grand
que celui que sa spécialité de légiste lui aurait donné, et par son alliance
avec des forces brillantes, se ménageait-il de plus larges moyens d'action.
Les hommes, en qui la puissance d'expression n'est pas tout à fait égale à la
puissance de pensée, choisissent ainsi parfois, pour se manifester, des
intermédiaires hasardeux. Barnave
est une des plus curieuses personnalités de ce temps : il n'avait guère que
vingt-sept ans quand il fut envoyé aux Etats généraux et il portait en lui
bien des rêves. Il a, d'avance, quelques traits de Stendhal, Dauphinois comme
lui : une ambition concentrée, le goût de la lecture et de la rêverie, un
souci constant de s'affirmer dans le monde hostile ou railleur, l'étude
incessante de ses propres facultés. Il
tenait une sorte de journal quotidien de sa vie, et il y notait bien des
observations menues relatives à sa santé, à son humeur. Il avait un sens
littéraire assez aigu ; il marque d'un trait juste la puissance de vision de
Gœthe et de Rousseau : il dit de Mirabeau « qu'il avait gardé les gestes de
la passion », et je crois qu'il y a dans ce mot une grande pénétration : le
puissant tribun, même quand les bouillonnements de la passion et de la vie
étaient un peu apaisés en lui, savait les retrouver dans sa parole : les
torrents de la jeunesse étaient passés, mais grondaient encore en un sublime
écho d'éloquence. Barnave,
de bonne heure, comme en témoignent 'ses manuscrits, s'essayait à unir la
solide instruction de la bourgeoisie à l'élégance aristocratique. H est un
des premiers exemplaires de cette génération ambitieuse qui, silencieusement,
accroîtra sa force intérieure pour éclater soudain sur le monde, et, si
étrange que le rapprochement paraisse, si disproportionnés que soient les
deux hommes et les deux destins, Barnave lit Werther un peu comme Bonaparte
lit Ossian. Mais
Barnave, dans sa rencontre avec le vaste univers tourmenté, n'était soutenu
par aucune pensée très ferme : M. Faguet a dit que son éloquence était «
magnifique ». J'y cherche en vain la magnificence : il avait une grande
facilité de combinaison et d'agencement dans les idées ; il ordonnait des
improvisations rapides et ingénieuses, et par là il fut plus d'une fois
redoutable même à Mirabeau, mais il n'avait aucun plan d'action fortement
médité et aucun éclat de passion ; même la source intérieure d'orgueil et de
rêve qui murmurait en lui n'eut jamais de hauts jaillissements de parole. Et, au
fond, son orgueil n'était guère, en ses années d'adolescence, qu'une vanité
silencieuse qui savoure d'avance les triomphes espérés. Aisément grisé par
quelques succès de tribune et par des flatteries d'amis, il commit plus d'une
imprudence. Il se laissa entraîner par les Lameth, grands propriétaires à
Saint-Domingue, dans tous les périls de la politique coloniale ; il se jeta
étourdiment dans les démêlés des blancs et des hommes de couleur, et soutint
pour les colonies une politique restrictive peu en harmonie avec les allures
quasi démocratiques qu'il affectait parfois. Un peu plus tard, quand il
ramènera de Varennes la famille royale, il ne résistera pas à l'attrait
romanesque et aux séductions de vanité que lui offrait cette étrange
aventure, dont Stendhal, en effet, eût raffolé. Il se fit très imprudemment
le conseiller de la reine, et engagea avec la Cour des négociations secrètes,
dont la trace fut saisie le 10 août aux Tuileries ; un an après, il périssait
sur l'échafaud, après une captivité morne et une sorte d'agonie morale où il
ne semble pas que son âme un peu débile ait été égale au poids du destin. Quel
contraste avec Robespierre ! Celui-ci, très concentré aussi, très soucieux de
sa dignité et de sa tenue, avait une fermeté d'idées et une ténacité de
vouloir presque invincibles. Avec Buzot, Prieur, Rœderer, Dubois-Crancé,
Salles, il était l'extrême-gauche de l'Assemblée ; mais bien plus que ses
voisins immédiats, il avait la consistance et l'esprit de suite. Malouet a
dit un mot très pénétrant : « Il n'y avait à la gauche de l'Assemblée que
deux hommes qui ne fussent point des démagogues, Mirabeau et Robespierre. »
Il entendait par là qu'ils suivaient leur pensée et développaient leur plan
sans plier aux caprices de la foule, aux mouvements passagers de l'opinion. Il
portait en lui une seule idée : la nation est souveraine ; mais cette idée
unique, il la suivait sans défaillance, sans restriction, jusqu'en ses
conséquences extrêmes. Non qu'il fût délibérément républicain, il était
monarchiste, au contraire, mais il n'était disposé à faire à la royauté aucun
sacrifice du droit national ; il tolérait le roi dans la mesure où celui-ci
s'accordait avec la souveraineté de la nation. Il
n'était en aucune façon socialiste ou communiste ; sa plus grande hardiesse
sociale, en 1789, va à demander qu'on reprenne aux seigneurs les biens des
communautés usurpés par eux, et qu'on y rétablisse les prairies et les bois
qui avaient été remplacés, depuis le partage par la culture du blé. Mais
pour que la nation soit souveraine, il faut que tous les individus qui la
composent, si pauvres qu'ils soient, aient leur part de souveraineté. De là
la tendance démocratique de sa politique. De plus, ce sont surtout les
pauvres, ce sont tout au moins les classes modestes, les artisans, les petits
propriétaires qui n'ont aucun intérêt de caste qui s'opposent à la
Révolution. Les nobles, les riches bourgeois peuvent être tentés de
restreindre la souveraineté nationale et de prendre des garanties pour leurs
privilèges ou pour leur fortune. Le
peuple proprement dit n'a point d'intérêts contraires à ceux de la Nation, et
voilà pourquoi la souveraineté de la Nation devient vite, dans la pensée de
Robespierre, la souveraineté du peuple. On a dit bien souvent qu'il employait
ce mot de peuple en un sens très vague, et cela est vrai. Le mot de
prolétariat, tel que nous l'employons aujourd'hui, a un sens précis : il
signifie l'ensemble des hommes qui vivent de leur travail et qui ne, peuvent
travailler qu'en mettant en œuvre le capital possédé par d'autres. Dans la
langue politique et dans l'état économique de la société française en 1789,
le mot peuple ne pouvait avoir cette précision : il s'appliquait même, selon
les moments, à des catégories très diverses de la population ; il y avait
pourtant un point fixe ; le peuple, pour Robespierre, représentait, à chaque
crise de la Révolution, l'ensemble des citoyens qui n'avaient aucun intérêt à
limiter la souveraineté de la nation et à en contrarier le plein exercice. Par-là,
sous sa politique purement démocratique commence à percer une politique de
classe, mais incertaine comme les linéaments mêmes des classes. Il
avait beaucoup lu Jean-Jacques et il en était plein, mais il serait injuste
de dire qu'il en était dominé. Rousseau n'avait présenté la démocratie que
comme un idéal irréalisable aux grands Etats. Robespierre avait rejeté cette
sorte de pessimisme social. H estimait qu'une grande nation comme la France
pouvait devenir une démocratie, à la seule condition d'accepter une
concentration de pouvoir plus forte que dans les petites républiques. Il
n'était donc ni un utopiste, ni un esprit vague, mais le théoricien
inflexible de la souveraineté nationale et de la démocratie. Dès les
premiers jours, malgré le peu de crédit et même le peu d'attention que
rencontraient d'abord sa pensée tendue et sa parole aigre, il avait pris très
nettement position dans l'Assemblée, refusant au roi le veto suspensif,
combattant la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs,
avertissant sans cesse la Nation de se méfier des complots de l'aristocratie
et de ne pas décourager par un modérantisme sévère la force populaire en
mouvement. Il
était d'abord très isolé ; mais il avait malgré tout deux prises très fortes.
D'une part les intrigues et les conspirations de la Cour obligeaient
l'Assemblée à accepter l'intervention du peuple. C'est lui qui, au 14
juillet, brisa la tentative de coup d'Etat, et c'est lui encore qui, au 5
octobre, imposa au roi la sanction des Droits de l'homme. De
plus, la plupart des Constituants avaient, eux aussi, lu Jean-Jacques. L'idée
du Contrat social, de la souveraineté nationale, de la démocratie était en
eux ; ils n'osaient pas la traduire en entier dans la loi ; ils ménageaient
d'un côté la tradition royale, de l'autre le naissant privilège bourgeois.
Mais ils avaient dû proclamer les Droits de l'homme, et cet idéalisme
révolutionnaire avait une logique impérieuse. A chaque conflit de la
Révolution et de ses ennemis, les ménagements des Constituants pour le passé
ou leur connivence avec l'égoïsme bourgeois devenaient plus contradictoires
et plus impraticables ; Robespierre avait pris position en avant de la
Révolution, mais il était sur le chemin qu'elle devait suivre, il était sur
la route que l'idéal du XVIIIe siècle traçait aux esprits. Mais à
la fin de 1789 et au commencement de 1790, l'Assemblée, avec sa composition
un peu discordante, était incapable de solutions radicales. Le club des
Jacobins, installé rue Saint-Honoré, à côté de la salle du manège où siégeait
l'Assemblée, était formé, lui aussi, d'éléments très variés, mais
exclusivement bourgeois : il ne peut donner à l'Assemblée une impulsion très
vigoureuse et très nette. On peut
donc être assuré d'avance que c'est, si je puis dire, dans un esprit
révolutionnaire moyen, avec des précautions et des transactions de toutes
sortes que l'Assemblée va aborder son œuvre organique, et c'est la nécessité
seule, c'est surtout le déficit des finances et l'impossibilité dé vivre qui
la jetteront aux grandes hardiesses. FIN DU PREMIER VOLUME
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