Le roi
et la Cour, depuis leur désastre du 14 juillet, ont renoncé à l'offensive
déclarée ; mais Louis XVI espérait toujours lasser la Révolution, pour la
dompter enfin. Dès que les arrêtés du 4 août sont connus, il fait savoir
qu'il ne les accepte point. Au lieu de se constituer le chef de la
Révolution, qui ne demande, même après le 14 juillet, qu'à l'acclamer, il
reste le chef, le protecteur des privilégiés. Il
écrit à l'archevêque d'Arles, Dulau : « Je né consentirai jamais à dépouiller
mon clergé, ma noblesse ; je ne donnerai point ma sanction à des décrets qui
les dépouilleraient ; c'est alors que le peuple français pourrait un jour
m'accuser d'injustice ou de faiblesse. M. l'archevêque, vous vous soumettez
aux décrets de la Providence, je crois m'y soumettre en ne nie livrant point
à cet enthousiasme qui s'est emparé de tous les ordres, mais qui ne fait que
glisser sur mon âme. » Par ces
paroles, il ne se compromettait pas seulement lui-même ; il ôtait aux
sacrifices des privilégiés toute apparence de sincérité, car le peuple se
disait avec raison que si vraiment les privilégiés faisaient sans
arrière-pensée l'abandon de leurs privilèges, ils décideraient bien leur
chef, le roi, à y consentir avec eux et pour eux. Le roi
ne s'enferma pas dans cette fin de non-recevoir et, par sa lettre du 18
septembre adressée à l'Assemblée, il essaie d'éluder les arrêtés du 4 août en
multipliant les objections de détail. Il demande que l'indemnité s'applique
aussi aux droits personnels, aux droits de servitude qui ont été transformés
depuis en redevances pécuniaires, et surtout, il veut perpétuer les droits
féodaux en rendant le rachat presque impossible. Et pour cela, il veut
obliger les paysans à racheter à la fois tous les droits dont ils sont
grevés, non seulement le cens ou le champart qu'ils payent tous les ans, mais
encore le droit de lods et ventes, qu'ils ne payent qu'éventuellement, si
leur propriété vient à changer de main. Ainsi
ne pouvant faire face à la charge considérable de ce rachat total, les
paysans continueraient à supporter la tyrannie féodale. « L'Assemblée,
dit-il, verra sans doute que certains droits ne peuvent être rachetés
séparément les uns des autres, et qu'ainsi, par exemple, on ne devrait pas
avoir la faculté de se rédimer du cens qui constate et consacre le droit
seigneurial, si l'on ne rachetait pas en même temps les droits casuels et
tous ceux qui dérivent du droit censitaire. » Mais il
allait plus loin et, sous prétexte de défendre la petite propriété, liée
selon lui au régime féodal, il invitait l'Assemblée à maintenir celui-ci. «
J'invite de plus l'Assemblée nationale à réfléchir si l'extinction du cens et
des droits de lods et ventes convient véritablement au bien de l'Etat. Ces
droits, les plus simples de tous, détournent les riches d'accroitre leurs
possessions de toutes les petites propriétés qui environnent leurs terres,
parce qu'ils sont intéressés à conserver• le revenu honorifique à leur
seigneurie. Ils chercheront, en perdant cet avantage, à augmenter leur
consistance extérieure par l'étendue de leurs possessions foncières, et les
petites propriétés diminueront chaque jour. Cependant il est généralement
reconnu que leur destruction est un préjudice pour la culture ; que leur
destruction circonscrit et restreint l'esprit du citoyen, en diminuant le
nombre de personnes attachées à la glèbe ; que leur destruction enfin, peut
affaiblir les principes de morale, en bornant de plus en plus les devoirs des
hommes à ceux de serviteurs et de gagistes. » Quelle ironie ! C'est dans
l'intérêt de la propriété paysanne que l'on entend maintenir sur elle les
droits féodaux. Le roi proclame, en somme, que l'indépendance de la propriété
paysanne est impossible. Ou elle paiera des redevances aux nobles, ou si les
nobles ne peuvent plus éparpiller ainsi sur un grand nombre de petits
domaines leur suzeraineté et s'attacher par• un lien de vassalité un grand
nombre de cultivateurs, ils achèteront les petits domaines. Ou vassal ou
domestique de ferme, voilà l'alternative avec laquelle le roi réduit les
paysans. Et s'il était vrai que la disparition de la propriété féodale dût
donner un nouvel élan à la grande propriété foncière capitaliste, qu'en
faudrait-il conclure ? Non pas que les paysans doivent supporter le joug
féodal : mais qu'après l'avoir brisé ils doivent briser aussi le joug
propriétaire. L'Assemblée
ne regardait pas aussi loin dans l'avenir : mais la réponse du roi, lui parut
inacceptable : c'était en effet la radiation des décrets du 4 août. Elle
insista pour leur promulgation, et le roi, recourant encore à la ruse,
annonça par une lettre du 21 septembre, qu'il ne pouvait promulguer encore
les décrets du 4 août, puisqu'ils n'avaient pas pris définitivement forme de
lois, mais qu'il allait les publier, et il ajoutait : « Je ne doute point,
d'après les dispositions que vous manifestez, que je ne puisse, avec une
parfaite justice, revêtir de ma sanction toutes les lois que vous décréterez
sur les divers objets contenus dans vos arrêtés. » Ainsi le roi exprimait
publiquement l'espoir que l'Assemblée, par ses arrêtés définitifs, éluderait
si bien ses décrets de principe du 4 août, que lui-même, gardien du droit
féodal, pourrait sanctionner aisément ces lois de duperie. L'Assemblée, dont
nous avons vu déjà les hésitations à supprimer effectivement la propriété
féodale se laissa aller à applaudir la réponse du roi. Le peuple des
campagnes pouvait se demander : Qui trompe-t-on ? Et en tout cas le peuple de
Paris commençait à être inquiet de la marche incertaine de l'Assemblée. Depuis
le 14 juillet il y avait comme une crise profonde à l'Assemblée nationale. La
noblesse et le clergé, qui en formaient près de la moitié, s'étaient aperçus
qu'au lieu de se livrer à de dangereuses et impuissantes tentatives de coup
d'Etat ils n'avaient qu'à se servir habilement de leur force légale, pour
amortir les effets de la Révolution. Les modérés, comme Malouet, Mounier, en
s'unissant à la droite, pouvaient livrer l'Assemblée à une sorte de
modérantisme qui aurait désarmé la force révolutionnaire. Déjà, pendant les
mois d'août et de septembre, les trois questions vitales avaient été
longuement débattues. L'Assemblée serait-elle permanente ? Le Corps
législatif serait-il divisé en deux Chambres ? Le roi pourrait-il opposer aux
décisions du législateur un veto absolu ? Si l'Assemblée avait décidé qu'elle
ne serait point permanente, mais que le roi convoquerait les Etats généraux
irrégulièrement et selon les besoins, si elle avait décidé qu'une seconde
Chambre, asile et centre de l'aristocratie, partagerait le pouvoir avec les
élus de la nation, si elle avait, en outre, donné au roi le droit de refuser
indéfiniment sa sanction aux décisions du Corps législatif, et de faire ainsi
échec à la volonté légale de la France, que restait-il de la Révolution ? Ces
trois mesures combinées n'en laisseraient subsister qu'une ombre, et les
grandes forces sociales du passé, l'Eglise et la Féodalité, auraient bientôt
tourné en dérision une révolution ainsi ligotée. On
pouvait donc tenter contre la Révolution une sorte de coup d'Etat législatif
plus dangereux que le coup d'Etat militaire, parce. qu'il aurait eu
l'apparence de la loi et qu'il aurait enchaîné la France par la volonté même
de ses élus. À coup
sûr, le sens révolutionnaire de la bourgeoisie la mettait en garde contre
cette abdication totale : et le bas clergé, malgré l'inquiétude et le malaise
dont les projets qui menaçaient vaguement l'Eglise commençaient à le
pénétrer, n'aurait pas accepté non plus d'être livré à discrétion aux grands
prélats rancuneux. Dans la noblesse même, une minorité assez forte voulait
reconquérir la popularité. Il semblait donc impossible qu'en août et
septembre, presque au lendemain de la victoire commune du peuple et de
l'Assemblée, un mouvement de recul se produisît. Pourtant,
c'est au nom du Comité de Constitution, c'est-à-dire en quelque façon au nom
de l'Assemblée elle-même, que Lally-Tollendal et Mounier, dans la séance du
31 août, proposent un plan de Constitution extrêmement' conservateur. Ce sont
les grandes influences modératrices de la royauté et de la propriété qui vont
primer toutes les autres. Sans doute ils demandent la permanence des
Assemblées, c'est-à-dire que les sessions soient annuelles et qu'il y ait
toujours des députés. C'est pour la liberté une garantie ; mais ils proposent
que le Corps législatif soit divisé en deux Chambres : la deuxième, le Sénat,
serait formée de deux cents membres présentés par les Assemblées provinciales
et nominés par le roi. Ils seraient sénateurs à vie et ne pourraient être
éligibles que s'ils avaient une propriété territoriale. Même pour être admis
à la Chambre populaire, il faudrait avoir une propriété. « Il
paraît difficile de nier, disait Lally-Tollendal, que l'homme le plus
indépendant est le plus propre à défendre la liberté, que l'homme qui est le
plus intéressé à la conservation d'un pays est celui qui le servira le mieux
; que l'homme qui aura le plus à craindre de la vindicte publique est celui
qui se portera le moins à trahir l'intérêt public ; or, quel est le plus
indépendant, de celui qui possède ou de celui qui ne possède point ? Quel est
le plus intéressé à la conservation d'un pays, de celui dont la propriété,
dont l'existence tiennent au sol de ce pays ou de celui qui, en le quittant,
n'aura rien à regretter ? Lequel a le plus à craindre de la vindicte
publique, de celui qu'elle peut déposséder pour le punir de sa prévarication
ou de celui qui, en se dérobant par la fuite, pourra braver le juste
ressentiment dès citoyens qu'il aura trahis ? » C'est
toute la théorie de la bourgeoisie conservatrice et censitaire. Si l'on
ajoute à cela que chacune des deux Chambres, dans le plan du Comité, aura un
veto illimité sur les décisions de l'autre, et que le roi aura un veto
illimité sur toutes les deux, et si l'on remarque que même pour être
électeur, pour faire partie des assemblées primaires 'il faut payer une
imposition directe de trois journées de travail, on sera obligé de conclure
que le projet de Constitution soumis à l'Assemblée nationale était la
négation même de la démocratie. Des millions de pauvres, d'ouvriers, de
manœuvriers, exclus du droit électoral, un Corps législatif divisé et réduit,
par cette division, à une sorte d'impuissance, des sénateurs à vie et nommés
par la Royauté, le droit de veto illimité du roi, quel moyen reste-t-il à la
volonté nationale et populaire pour aboutir et même pour se formuler ? Or, par
un curieux symbolisme, ce plan était présenté à la fois par un noble
vaguement libéral et par un bourgeois modéré. C'était comme la concentration
de toutes les forces conservatrices : les hommes les moins intransigeants de
l'ancien régime et les hommes les plus conservateurs du régime nouveau se
rencontraient et s'accordaient pour imposer à la Révolution des freins sans
nombre. Cet accord de Lally-Tollendal, de Mounier, et aussi de Malouet,
c'est-à-dire pour parler le langage d'aujourd'hui, de la droite modérée, du
centre droit et du centre gauche, n'allait-il point réduire au minimum le
mouvement d'émancipation de la France ? C'était
pour la Révolution une heure vraiment critique : il s'agissait de savoir si
elle allait être étroitement bourgeoise et conservatrice, ou au contraire
largement bourgeoise et démocratique. A Paris, l'inquiétude était poignante
et l'agitation fut extraordinaire. Mais à Paris aussi, dans l'organisation de
la vie municipale et dans le jeu des forces sociales commençait à se marquer
le conflit de la bourgeoisie oligarchique et de la démocratie. Il serait
excessif assurément de dire que la nouvelle Assemblée des représentants de la
Commune et la nouvelle garde nationale appartenaient exclusivement au parti
de la bourgeoisie modérée et conservatrice. Bailly, maire de Paris, avait
présidé le serment du Jeu de Paume et, malgré ses petitesses d'amour-propre,
il était uni de cœur à la Révolution. Lafayette, commandant de la garde
nationale, avait aidé en Amérique à l'avènement d'une République, et il
n'aurait point volontiers compromis sa popularité à arrêter net la marche de
la Révolution. Mais, malgré tout, à prendre les choses dans l'ensemble,
l'Assemblée des représentants et la garde nationale représentaient surtout
l'esprit de prudence et de restriction bourgeoises, un commencement
d'oligarchie. C'est
le 25 juillet et le 1er août que les soixante districts de Paris, convoqués
par Bailly, maire provisoire, nommèrent les cent quatre-vingt-quatre membres
de l'Assemblée des représentants de la Commune. Les assemblées électorales
furent nombreuses : mais seuls les citoyens qui avaient une fonction ou une
maîtrise ou qui payaient six livres de capitation purent y prendre part. Les
choix se portèrent presque partout sur de notables bourgeois, gros marchands,
notaires, avocats, banquiers, savants titrés et illustres, journalistes
connus. Il y avait beaucoup d'hommes de mérite. Ainsi M. Sigismond Lacroix
relève parmi les élus du 25 juillet, Brissot de Warville, rédacteur du Patriote
français, député à la Législative et à la Convention ; Léonard Bourdon de
la Crosnière, ancien avocat, chef d'une maison d'éducation, député à la
Convention ; Bourdon des Planches, publiciste ; Brousse Desfaucherets, auteur
dramatique, membre du Directoire du Département en 1791 ; l'abbé Chauvier,
supérieur général de la Congrégation des Mathurins ; Darrimajou, publiciste ;
de Joly, avocat, secrétaire greffier de la Convention, ministre de la Justice
avant Danton ; Dussault, académicien, membre de la Convention ; Gravier de
Vergennes, maître des requêtes ; Huguet de Sémonville, noble rallié au Tiers
Etat avant le 14 juillet, ambassadeur de la République ; Moreau de
Saint-Méry, ancien président des électeurs, député à la Constituante ;
Périer, de l'Académie des Sciences, mécanicien novateur, inventeur des pompes
à feu ; Peyrilhe, professeur à l'Ecole de Médecine ; Quatremère de Quincy,
archéologue, député à la Législative, membre des Cinq-Cents ; Thouin,
botaniste, professeur à l'Ecole normale en 1795, membre de l'Institut ; de
Vauvilliers, professeur au Collège de France, académicien, membre des
Cinq-Cents, etc. Les
élus complémentaires du 5 août comprennent : Bigot de Préameneu, avocat au
Parlement, futur député à la Législative, conseiller d'Etat et ministre des
cultes sous l'Empire ; Broussonnet, naturaliste, de l'Académie des Sciences,
député à la Législative ; Cahier de Gerville, avocat, substitut du procureur
de la Commune, ministre de l'intérieur à la fin de 1791 ; Caron de Beaumarchais,
l'auteur du Mariage de Figaro ; Gibert des Molières, membre des Cinq-Cents ;
Quéronet aîné, professeur d'éloquence, plus tard directeur de l'Ecole normale
; Lacretelle aîné, avocat, littérateur, de l'Académie Française, député à la
Législative et au Corps législatif sous l'Empire ; de la Harpe, le célèbre
critique littéraire, de l'Académie Française ; Le Roux de la Ville, ancien
directeur des salines royales, ministre des Contributions publiques le 30
juillet 1792 ; Réal, procureur au Châtelet, qui devint substitut de
Chaumette, accusateur public, conseiller d'Etat, préfet de police ; Thuriot
de la Rosière, député à la Législative et à la Convention, etc. La
nouvelle Assemblée des représentants de la Commune de Paris n'était point
médiocre : et elle n'avait même point reçu des électeurs un mot d'ordre de
modérantisme. Je remarque même un détail curieux : c'est que Brissot de
Warville, qui était à ce moment-là un journaliste d'avant-garde, est élu par
ce district des Filles Saint Thomas où résidait et dominait la bourgeoisie
financière et banquière, et que Marat ne va pas tarder à dénoncer sans trêve
comme un foyer de contre-Révolution. Il n'y avait donc certainement dans la
bourgeoisie notable de Paris, en cette fin de juillet, aucun parti pris de
résistance, aucun désir de se rapprocher des anciennes classes dirigeantes
pour contenir et refouler la démocratie : et même plusieurs des élus étaient
des démocrates hardis, comme Brissot, comme Réal. Mais il semble qu'il n'y
ait eu dans cette réunion d'hommes aucun esprit public vigoureux. La
bourgeoisie parisienne qui les déléguait était fière de la victoire du 14 ;
mais assez amie de son repos et portée, par suite, à la confiance envers le
roi, elle répugnait à toute agitation et même à toute action nouvelle ; elle désirait
que les éléments populaires n'eussent que des occasions très rares de rassemblement. D'ailleurs,
l'incertitude même du mandat de cette assemblée communale, élue seulement
pour tracer un plan d'organisation municipale, ses perpétuels conflits avec
le maire Bailly, l'affaiblissaient : et lorsque le maire, le 31 août, se
décida à rompre avec cette assemblée et à faire appel aux districts, en vue
de constituer une assemblée nouvelle de trois cents membres, celle-ci, formée
ainsi au milieu des querelles, n'eut pas non plus une grande vigueur d'élan. Elle
s'installa le 19 septembre, et on put rapidement constater que, quoiqu'elle
eût conservé les hommes les plus éminents de la première assemblée communale,
et qu'elle eût fait de nouvelles et brillantes recrues, comme Duveyrier,
Garran de Coulon, l'habile financier Mollien, les écrivains Bonneville et
Fréron, les grands savants de Jussieu, le botaniste Lavoisier, le chimiste,
Cassini, le directeur de l'Observatoire, et, enfin, le philosophe Condorcet,
elle n'avait ni un plan politique très net, ni une grande décision. Loustalot,
dans les Révolutions de Paris avait dénoncé, dès le mois d'août, avec
une certaine âpreté, les dissentiments des districts, la dispersion de la vie
municipale : « La mésintelligence qui règne dans les districts, la
contradiction de leurs principes, de leurs arrêtés et de leur police,
offrent, depuis que le premier danger est passé, le spectacle d'une
épouvantable anarchie. Qu'on imagine un homme dont chaque pied, chaque main,
chaque membre aurait une intelligence et une volonté, dont une jambe voudrait
marcher quand l'autre voudrait se reposer, dont le gosier se fermerait quand
l'estomac demanderait des aliments ; dont la bouche chanterait quand les yeux
seraient appesantis par le sommeil, et l'on aura une image frappante de
l'état affligeant de la capitale. » Avec
cette discordance des districts et cette diversité naissante des principes
dans la bourgeoisie parisienne, il était malaisé que l'assemblée centrale eût
du ressort et une marche uniforme. Aussi on peut prévoir dès maintenant que
c'est par des impulsions particulières et locales, par des mouvements
partiels et spontanés que Paris interviendra dans les grands événements
révolutionnaires. Quant à
l'Assemblée Générale de la Commune, elle ne restera certes pas inactive ;
elle administra avec bon vouloir et avec une sorte de sagesse moyenne. Elle
s'employa très consciencieusement à alimenter Paris au jour le jour ; mais il
ne semble pas qu'elle ait su faire entendre aux autres communes de France qui
retenaient jalousement le blé pour leur consommation propre ces véhéments
appels qui auraient peut-être déterminé une plus large expédition des grains
vers Paris. A
l'égard des ouvriers accumulés dans les ateliers de charité à Montmartre, à
Chaillot, les représentants bourgeois de la Commune eurent une politique
défiante, mais point brutale. Ils voulaient présider à la dislocation de
l'atelier de Montmartre qui comptait déjà plus de dix mille hommes et qui
s'accroissait tous les jours des pauvres que la province rejetait sur Paris.
Mais ils eurent d'abord quelques ménagements. Ils décidèrent même que la
journée du dimanche serait payée aux ouvriers, l'exiguïté de leur salaire ne
leur permettant pas l'interruption. Mais ils ne tardèrent pas à abaisser le
taux du salaire en se plaignant de l'énormité des charges qui pesaient sur la
Ville. Et enfin ils donnèrent l'ordre aux ouvriers de Montmartre de se
disperser. Loustalot
qui était un démocrate et qui avait l'âme compatissante, parle avec pitié de
ces hommes ; mais il désire lui aussi la dissolution de l'atelier, et il ne
propose aucun plan d'ensemble pour remédier à toute cette misère : « Il
n'est pas, écrit-il, de sentiment pénible qui n'entre dans l'âme en voyant
sur le même point dix mille hommes, sous des haillons, le visage hâve, l'œil
et les joues creuses, le front chargé de craintes, d'inquiétudes, et
quelquefois de remords. M. le Commandant (La Fayette) leur a parlé avec cette bonté
qui accueille les plaintes et qui console, mais, en même temps avec une
fermeté qui réprime le murmure et décourage l'audace ; il leur a annoncé que
la Ville continuerait à leur donner une paie journalière de vingt sols pour
leur subsistance et qu'elle serait bientôt dans la nécessité d'en faire
conduire le plus grand nombre dans leurs provinces respectives. » Evidemment
il n'y a pas encore là, à proprement parler, un commencement de conflit
social. Ces prolétaires ne sont point comme ceux des ateliers nationaux de
1848 ; ils ne sont point « une armée ouvrière », dont le Socialisme a
commencé à pénétrer l'esprit ; et la bourgeoisie révolutionnaire de 1789
n'éprouve paf le besoin de se prouver à elle-même sa force en écrasant ces
malheureux. Pourtant,
dans le récit rapide que fait Loustalot du licenciement de l'atelier de
Montmartre, le 29 août, on entrevoit que déjà dans la bourgeoisie
commençaient à s'éveiller des peurs féroces. On voit aussi que les pouvoirs
constitués de la Révolution parisienne étaient prêts à une répression sans
merci. « Un
autre événement tenait aussi les esprits en alarme. Les ouvriers de
Montmartre devaient être congédiés ce soir et l'on avait pris des
précautions effrayantes pour fermer cet atelier de charité ; on y avait
traîné du canon ; une troupe d'élite, composée principalement de ceux qui se
sont distingués à la prise de la Bastille, sous les ordres de M. Hullin, s'y
était rendue ; quatre commissaires étaient à l'entrée pour délivrer les
passeports. « Les
ouvriers se sont présentés deux à deux pour remettre les outils qu'on leur
avait prêtés ; ils ont reçu 24 sols et un passeport ; on en a délivré
environ quatre mille. II n'est pas arrivé le plus léger trouble ; on n'a pas
même entendu de menaces ; des hommes méchants, coupables et dangereux,
étaient sans doute confondus dans cette troupe d'infortunés ; mais il
aurait fallu que ceux qui ont dit si souvent et si inhumainement qu'il
fallait tirer dessus à mitraille, les eussent vus dans ce moment ; peut-être
que le spectacle touchant de leur profonde misère et des bienfaits sagement
dispensés de la Ville, auraient ému leur âme féroce, s'il leur reste encore
quelque sensibilité. » Ainsi,
ce sont les vainqueurs mêmes de la Bastille qui se préparaient à donner
l'assaut à Montmartre ; rien ne montre mieux à quel point la Révolution était
bourgeoise. Les héros qui avaient au péril de leur vie enlevé la forteresse
du despotisme ne croyaient pas amoindrir leur gloire en s'exposant à verser
le sang des prolétaires affamés ; et les estampes du temps reproduisent
presque aussi complaisamment là « glorieuse montée » des canons bourgeois
vers Montmartre que la prise de la Bastille. Aucune
hésitation de conscience n'arrêtait les intrépides combattants d'hier ; et
ils croyaient servir aussi bien la Révolution en foudroyant cette foule
misérable qu'en décimant là garnison de la Bastille. Les plus démocrates,
comme Loustalot allaient jusqu'à la pitié ; mais à côté d'eux, des
révolutionnaires bourgeois devançant par peur le règne de Louis-Philippe,
voulaient qu'on en finît avec de la mitraille. L'Assemblée des représentants,
prudente et assez humaine, désirait rassurer et « épurer » Paris sans verser
le sang ouvrier ; elle y réussit. La
garde nationale commençait à tourner à une sorte d'aristocratie de la
richesse. Elle se composait de deux éléments : la troupe soldée qui vivait dans
des casernes et « les volontaires », les « soldats citoyens ». Ceux-ci
étaient tous ou presque tous des bourgeois aisés. En fait, pour faire partie
de la milice bourgeoise, il fallait payer une somme assez élevée. Théoriquement,
il suffisait d'être électeur et domicilié dans le district ; et ainsi, il
semble que même des artisans assez pauvres y pouvaient entrer. Mais le
règlement imposait l'uniforme ; et cet uniforme bleu à collet vert, avec
revers et parements blancs était cher ; il coûtait quatre louis. Cette
obligation de l'uniforme avait été savamment calculée par le Comité militaire
pour constituer une milice de propriétaires parisiens et de bourgeois aisés. Dès les
premiers jours, les grades qui se donnaient à l'élection furent avidement
disputés par la vanité et l'intrigue ; parader en un costume brillant, et
faire souverainement la police de la rue, quelle gloire et quel orgueil ! Dès
les premiers jours aussi il y eut désaccord entre la milice bourgeoise et le
peuple qui lui reprochait son esprit d'exclusion, son arrogance et même sa
brutalité. Je lis
dans les Révolutions de Paris, à la date du mardi 18 août : « Les
garçons perruquiers de la capitale s'assemblèrent aux Champs-Elysées ; leur
premier soin fut d'envoyer une députation au district le plus prochain pour
demander la permission de rester assemblés ; un officier bourgeois suivi de
ses miliciens faisait la ronde ; il s'approche, les traite de séditieux,
menace et frappe réellement de son sabre un de ces garçons qui, voulant parer
le coup, reçoit une blessure considérable dans le milieu de la main.
Remarquez que tous ces garçons étaient sans armes et même sans cannes. » La
défiance et la mésintelligence allèrent si bien que dans les journées du 5 et
du 6 octobre, quand la garde bourgeoise entraîna La Fayette à Versailles, le
peuple crut un moment qu'elle allait prêter main-forte aux gardes du corps
porteurs de cocardes noires et servir la contre-Révolution. Le peuple se
trompait ; la garde bourgeoise savait bien que tous les droits et même les
privilèges naissants de la bourgeoisie seraient abolis par un retour offensif
de l'ancien régime ; et elle ira au secours de la Révolution. Mais ce n'est
point d'elle que viendra l'initiative de la première heure. De
même, l'Assemblée des représentants de la Commune était prête à repousser les
assauts de la contre-Révolution ; elle s'indignera de l'exhibition
provoquante des cocardes noires, de l'outrage fait à la cocarde tricolore ;
mais elle ne donnera pas le signal de la protestation révolutionnaire, elle
ne prendra pas la direction du mouvement. En ces
mois d'août, de septembre et d'octobre, la force d'impulsion est ailleurs. Il y a
à Paris plusieurs centres d'action révolutionnaire et populaire. Le plus
animé de tous est le Palais-Royal, qui est une sorte de meeting immense et
toujours agité. Avec ses bosquets, ses galeries, la complication de ses
passages et de ses boutiques, c'était un rendez-vous de plaisir où
abondaient, depuis bien des années, intrigants, financiers, chevaliers
d'industrie, filles de joie. Et, dès
les premiers jours de la Révolution, ce fut un rendez-vous révolutionnaire. C'est
là que, le 12 juillet, Camille Desmoulins, montant sur une table et arborant
à son chapeau une feuille d'arbre en guise de cocarde annonça l'imminence du
coup d'Etat militaire, la prochaine « Saint-Barthélemy des patriotes ». Et,
depuis, le Palais-Royal était resté le foyer des nouvelles, des motions, des
agitations. Il est difficile de fixer et même de saisir la physionomie
sociale de cette cohue toujours mouvante, renouvelée sans cesse et mêlée
d'éléments très variés. Evidemment, l'absence même d'organisation favorisait
le jeu de l'intrigue : il était facile à une faction de glisser là ses mots
d'ordre, ses nouvelles tendancieuses, et d'agir ainsi, de proche en proche,
sur tout Paris. Il est
certain que le duc d'Orléans, ennemi passionné de la Cour, avait, au
Palais-Royal, des nouvellistes à gages, des courtisans empressés qui
travaillaient l'opinion à son profit : ce n'est pas spontanément que la foule
décida, le 12 juillet, de porter dans les rues le buste du duc d'Orléans en
même temps que celui de Necker. Jusqu'où
voulait aller le duc ? Espérait-il qu'un mouvement révolutionnaire le
porterait au trône ? Peut-être ce personnage équivoque, vicieux et faible,
usé par la basse débauche et la basse magie, n'avait-il aucun ferme dessein :
mais tous les intrigants et tous les parasites, qui connaissaient le chemin
de sa fortune et de ses vices, se flattaient de l'espérance d'un immense
pouvoir et d'une magnifique orgie s'ils s'installaient dans le palais du roi,
leur maitre taré. Et il semble bien qu'un moment ils comptèrent sur le
concours de Mirabeau. Celui-ci,
dès les premiers jours de la Révolution, tâtait, pour ainsi dire, de sa main
puissante, tous les instruments d'action épars autour de lui : et il se peut
qu'il ait vu, dans le duc d'Orléans, si l'aveuglement de la Cour et la
sottise de Louis XVI mettaient à bas la dynastie, une sorte d'en-cas
princier, dont la Révolution ferait son roi. Les
amis du duc, à Paris, poussaient certainement la popularité de Mirabeau pour
s'en servir. Sans cette sorte d'entreprise obscure, on s'expliquerait mal
qu'à la fin d'août et au commencement de septembre, au moment même où
Mirabeau soutenait, â fond, le veto absolu du roi, le bruit avait été répandu
au Palais-Royal que les contre-révolutionnaires, partisans du veto, voulaient
se débarrasser de Mirabeau, même par le meurtre. Il y a là, évidemment, une
falsification systématique et calculée des faits. Le nombre des hommes, non
domiciliés légalement à Paris, qui fréquentaient le Palais-Royal était grand.
Le journal les Révolutions de Paris, dit en août : « Il y a à Paris quarante
mille étrangers logés en hôtel garni qui ne sont pas censés habitants et qui,
pourtant, sont citoyens. Ne faisant pas partie de.la Commune de Paris, ils ne
peuvent assister aux délibérations des districts ; mais, comme dans les
districts on opine souvent sur des objets qui n'intéressent pas seulement la
commune, mais toute la France, les étrangers se sont insensiblement formé un
district qui est le Palais-Royal. » On
devine que ces hommes, dont beaucoup étaient venus à Paris pour suivre de
plus près l'action révolutionnaire, et pour qui la Révolution était comme un
spectacle émouvant, abondaient dans le sens des motions les plus hardies, les
plus décisives ou les plus orageuses. Il
n'est pas impossible, d'ailleurs, que des émissaires de la diplomatie
européenne, tels que sera, par exemple, le Juif Ephraïm, envoyé du roi de
Prusse, fussent mêlés à cette foule remuante et changeante où aucun contrôle
n'était possible. Lorsque,
un an plus tard, en décembre 1790, Mirabeau trace à la Cour le portrait
effrayant de ce qu'il appelle « la démagogie frénétique de Paris », il
signale « une multitude d'étrangers indépendants qui soufflent la discorde
dans tous les lieux publics ». Il
empruntait sans doute au Palais-Royal, un trait de son tableau. Mais quelle
que fût la part de ces éléments flottants ou même suspects, quelle que fût la
part de l'intrigue orléaniste ou cosmopolite, c'était, en somme, la
bourgeoisie révolutionnaire parisienne, en ses éléments les plus ardents, qui
dominait et dirigeait au Palais-Royal. Il y
avait d'abord ceux que, dans le langage conservateur, on appelle « des
déclassés », c'est-à-dire tous les hommes qui, n'ayant pas trouvé sous
l'ancien régime une situation convenable à leurs aptitudes, ou à leurs
ambitions, ou à leurs appétits, attendaient tous les biens, la richesse, la
notoriété, l'action, l'éclat et l'ardeur de la vie, d'un immense mouvement
social qui allait renouveler toutes les administrations publiques, susciter
d'innombrables fonctions électives, multiplier les occasions où l'énergie est
une fortune, et dans le déplacement brusque d'une grande masse de propriétés,
offrir aux convoitises habiles de riches proies. Qu'on
se figure l'effervescence de ces hommes, lorsque la Révolution paraissait
compromise ou, tout au moins, arrêtée, c'est-à-dire diminuée précisément de
cet inconnu où ils mettaient leur espoir. Qu'on
imagine leur colère lorsqu'ils apprenaient que la coalition des modérés et de
la droite de l'Assemblée allait donner au roi le veto absolu, c'est-à-dire,
sans doute, maintenir et prolonger toutes les influences d'ancien régime. Qu'on
imagine aussi la fureur des rentiers, lorsque le quasi rétablissement de
l'absolutisme royal, allié à l'Eglise, les menaçait de perdre le gage espéré
des biens ecclésiastiques, qui faisait seul maintenant la solidité de leurs
créances. Le 31
août, à un moment où on pouvait croire que l'Assemblée nationale adopterait
le veto absolu, elle reçut des lettres anonymes furieuses. Lecture en fut
donnée ; voici celle qui était adressée au président : « L'assemblée
patriotique du Palais-Royal a l'honneur de vous faire part que le parti de
l'aristocratie, formé par une partie du clergé, par une partie de la noblesse
et cent vingt membres des communes ignorants ou corrompus, continue de
troubler l'harmonie et veut encore la sanction absolue ; quinze mille hommes
sont prêts à éclairer leurs châteaux et leurs maisons, et les vôtres
particulièrement, monsieur. » Une
autre lettre anonyme, adressée à « MM. les secrétaires », disait : « Vous
n'ignorez pas l'influence de l'Assemblée patriotique (du Palais-Royal), et ce
qu'elle peut contre le pouvoir aristocratique. Nous venons d'instruire M. le
Président, sur son désir particulier de faire adopter le veto absolu, que
nous regardons comme destructeur de la liberté. Il est à craindre qu'il ne
passe et nous en accusons la cabale du clergé et de la noblesse formée contre
le bien public, cent vingt membres des Communes qui se sont laissé corrompre.
Deux mille lettres sont prêtes à partir pour les provinces pour les instruire
de la conduite de leurs députés ; vos maisons répondront de votre opinion, et
nous espérons que les anciennes leçons recommenceront. Songez-y et
sauvez-vous. » Ces lettres
de menaces émanaient, j'imagine, de quelques basochiens exaspérés, qui
voyaient brusquement se former devant eux les routes de la grande aventure
bourgeoise, ou de rentiers forcenés qui tremblaient pour leurs titres. On
devine que les impatients avaient une médiocre sympathie pour les notables
bourgeois, installés à l'Hôtel de Ville, qui avaient, pour la plupart, ou des
pensions royales pour leurs travaux de savants, ou de belles fortunes de
négoce et d'industrie, ou de belles charges dans l'institution judiciaire. En tous
cas, le Palais-Royal croyait utile de stimuler sans cesse, de ses motions,
cette bourgeoisie des représentants de la Commune sincèrement
révolutionnaire, mais trop inerte au gré des fervents. Mais, au Palais-Royal
même, abondaient les démocrates désintéressés ; il ne faut pas oublier qu'il
n'y avait pas encore à Paris de clubs puissants. Le club breton, qui
deviendra le club des Jacobins, est encore à Versailles, près de l'Assemblée
nationale. Aussi tous les citoyens véhéments et passionnés pour la liberté,
tous ceux qui avaient besoin de savoir des nouvelles de la Révolution et de
veiller sur elle, affluaient-ils au Palais-Royal, qui était comme un vaste
club ouvert, un centre d'informations et d'action. Aux heures graves, c'est
sous l'influence de ces hommes fervents et consciencieux que le Palais-Royal
délibérait, et il annonçait déjà parfois, malgré son tumulte et le mélange
incertain de ses éléments, cette correction bourgeoise qui sera bientôt la
marque des Jacobins. Le
Palais-Royal oscille de l'esprit légalitaire et constitutionnel à
l'effervescence révolutionnaire, et ces oscillations apparaissent bien dans
le récit de Loustalot, ce jeune journaliste de vingt-six ans, si méditatif et
si ardent à la fois, qui allait parfois aux réunions du Palais-Royal. Le
bruit se répand à Paris que, le samedi 29 août, le veto absolu a été sur le
point d'être adopté et que ses adversaires sont en péril : « Dans
l'après-midi (du dimanche 30 août), les citoyens se rassemblent, se
communiquent leurs idées et leurs craintes ; les débats, les troubles de la
séance de la veille semblaient confirmer les complots et les idées
effrayantes que l'on s'empressait de se communiquer ; l'on se rendait au
Palais-Royal, dans les clubs, dans les cafés pour obtenir la confirmation de
ces nouvelles désastreuses ; les groupes se grossissaient de moment en
moment, l'on voyait une trahison insigne et les têtes des meilleurs patriotes
en danger. Vainement
des hommes sages s'efforçaient de ramener le calme ; à chaque instant, des
personnes que leur civisme a fait connaitre dénonçaient par leur inquiétude
pressante, le danger imminent de la liberté, et les injustices ou les
attentats que l'on voulait commettre dans les séances suivantes. « Il
s'éleva, sur le soir, différentes motions dans le café de Foi ; les uns
voulaient que l'on fit assembler les districts ; mais la lenteur de leurs
opérations, l'incertitude de la réussite, le manque de caractère pour former
une députation légale qui fût admise par les représentants de la Commune,
l'absence de patriotisme dont l'opinion de certains particuliers inculpait
quelques-uns de ses membres, semblaient enfin devoir forcer de renoncer à des
démarches insuffisantes. « Cependant
il faut agir disait-on ; dans trois jours, la France est esclave et l'Europe
suivra son sort ! Dans ces alternatives cruelles, l'on ne prit conseil que
d'un patriotisme ardent. Dans la chaleur des débats, quelqu'un rédige une
motion qui porte en substance que, sur-le-champ, il faut partir pour
Versailles, déclare que l'on n'ignore point quels sont les complots de
l'aristocratie pour faire passer le veto absolu ; que s'ils ne se rétractent,
quinze mille hommes sont prêts à marcher ; que la Nation sera suppliée de
briser ces infidèles représentants et d'en nommer d'autres à leur place ;
qu'enfin le roi et monseigneur le Dauphin seraient suppliés de se rendre au
Louvre, pour que leurs personnes soient en sûreté ; tel était le contenu de
cette motion. « Le
marquis de Saint-Hurugue et quelques autres personnes sont nommés pour aller
la présenter à l'Assemblée nationale ; mais la crainte que le parti
aristocratique ne suspendît leur mission par la force, engage à marcher en
nombre suffisant pour ne point être arrêté. « Il
était environ dix heures lorsque deux cents personnes partirent du
Palais-Royal, sans armes, et la suite de la députation. Déjà l'on savait dans
Paris que, au Palais-Royal, on délibérait en tumulte ; les chefs militaires
(de la garde nationale), qui venaient de jurer à la nation qu'elle serait
libre, s'alarment en voyant des amis de la liberté voler pour la défendre ;
ils donnent des ordres ; des grenadiers se portent sur le passage de ces
braves citoyens ; ils les arrêtent, et comme ceux-ci sont sans ordres et sans
existence légale, il faut, si la patrie est en danger, qu'elle périsse
tranquillement, plutôt que de la sauver contre les règles de la légalité. « Remarquez
que lorsque ces citoyens furent arrêtés, à peine ils étaient cinquante ;
néanmoins on traîne des canons ; tous les postes sont aux armes ; l'alarme
est dans Paris, des courriers la portent à Versailles, l'effroi s'y répand ;
l'on se met dans la défense... Les Parisiens ont quinze mille hommes... l'on
est perdu... « Non,
Broglie et son armée d'assassins eussent produit moins de troubles et de
crainte que l'action de ces citoyens ! Il faut qu'il y ait encore parmi nous,
beaucoup de lâches esclaves et de mauvais citoyens puisque le cri de la
liberté et les démarches du patriotisme jettent une épouvante plus terrible
que les détestables attentats du despotisme. « Cependant,
le marquis de Saint-Hurugue et ses sept à huit députés étaient de retour au
café de Foi ; ses commettants dès lors l'envoyèrent à l'Hôtel de Ville pour
demander, aux représentants de la Commune, la liberté de passer. Mais ces
députés n'étaient pas députés du district ; donc ils n'avaient point
(l'existence légale, et ils restent à la porte de la salle des Communes sans
parvenir à être introduits. « Les
patriotes du café s'impatientent ; on propose une seconde députation, l'on
allègue qu'elle ne sera pas reçue ; qu'il faut se rendre dans les districts,
les assemblées. Mais les longueurs, l'incertitude... Enfin. on nomme une
seconde députation de cinq personnes, toutes domiciliées et citoyennes ; le
conducteur était un médecin, capitaine commandant de la garde parisienne. « On
arrive à l'Hôtel de Ville ; après quelques difficultés, on est enfin, et par
une faveur spéciale, introduit ; la députation présente à M. le Maire, à M.
le général et à MM. de la Commune, les craintes, les sollicitudes des
citoyens réunis au Palais-Royal ; elle insiste sur l'appréhension de ce veto
absolu ; elle demande un caractère légal, afin de pouvoir présenter ses
doléances à l'Assemblée nationale ; elle demande au moins une autorisation ;
on lui refuse tout ; on consent seulement à ce que, comme de simples
particuliers, sans mission, ils puissent, de ce chef, présenter un mémoire. » Ainsi,
quelques semaines après la grande action (lu 14 juillet, le parti de la
Révolution commence à se diviser. Il y a, d'un côté, le modérantisme
bourgeois, représenté par l'assemblée de la Commune et la plupart des
officiers de la garde nationale, il y a, de l'autre, le parti du mouvement
qui veut assurer à la Révolution de solides garanties et en développer les conséquences. Entre
le Palais-Royal et l'Hôtel de Ville, le conflit s'envenime ; les réponses de
la Commune aux délégués du Palais-Royal se font de plus en plus sèches et
brutales, et Loustalot raconte ainsi la journée du lundi 31 août : « Au
milieu des motions désespérées que fit naître hier au soir, au Palais-Royal,
la crainte de retomber encore sous le joug de la noblesse et du clergé, la
voix de quelques citoyen9 instruits et zélés essaya vainement de se faire
entendre. Ce matin, le café de Foi était rempli de bonne heure de ceux qui
étaient curieux de savoir le résultat de la députation de la veille. On
disait que la Ville avait dit qu'il fallait assembler les districts. « Cette
réponse paraissait un moyen d'éviter que le peuple ne fît connaître son vœu,
et de donner au parti qui soutient le veto dans l'Assemblée nationale le
temps de consommer leur ouvrage. On disait que la majorité des districts se
refusaient à convoquer l'assemblée générale et extraordinaire, parce que
l'aristocratie a jeté ses filets sur une grande partie de ceux mêmes auxquels
le peuple n'a confié qu'une autorité provisoire. Enfin l'indignation était à
son comble. « De
temps en temps, on entendait s'élever contre le veto un cri général auquel
répondait le peuple qui était autour du café : irait-on à Versailles ?
Prendrait-on les armes pour y aller ? Se présenterait-on à l'Assemblée comme
suppliants ? En quel nombre marcherait-on ? Les motions enfin avaient le même
objet que la veille, lorsqu'un citoyen (c'était Loustalot lui-même) cédant
aux prières de quelques citoyens auxquels il avait proposé ses idées, éleva
la voix ; il fut aussitôt reconnu pour être celui qui avait ramené le calme
au Palais-Royal dans l'affaire des gardes françaises enlevés des prisons de
l'abbaye Saint-Germain. Il n'avait pas reparu depuis au café ; sa présence
n'en fut pas moins d'un bon augure. On fit le plus profond silence. Voici le
sens et presque les paroles de son discours : « Tous
les partis que j'entends proposer, messieurs, me paraissent déraisonnables ou
violents. On veut aller à Versailles ? Pour quel objet ? Pour forcer ou pour
gêner les délibérations de l'Assemblée nationale ? Mais ne sentez-vous pas
que si les opinions n'étaient pas libres, ce qui serait arrêté ne fournirait
pas une loi ? Abandonnez donc toute idée d'aller à Versailles. Cependant,
vous craignez que le veto absolu ne soit décrété, parce que le nombre des
députés qui a embrassé ce parti est considérable ; mais d'abord, quel droit
avez-vous sur les députés des provinces ? Vous n'en avez aucun, et ceux que
vous avez sur les députés de Paris se bornent à examiner leur conduite, à les
révoquer s'ils ne méritent plus votre confiance, enfin à leur expliquer votre
Cahier s'ils en prennent mal le sens au sujet de la sanction royale. « Il
y a, dit-on, plus de quatre cents députés aristocratiques. Eh bien !
Messieurs, donnez aux provinces le grand exemple de les punir par une
révocation, mais ce n'est pas au Palais-Royal que vous pouvez énoncer
légalement votre opinion sur le veto et examiner si vos députés sont
infidèles à leurs mandats ; c'est dans les districts. « 'entends
dise qu'il est difficile d'obtenir une assemblée générale extraordinaire des
districts ; qu'il est plus difficile encore d'obtenir que les districts
s'occupent, comme par inspiration, des mêmes objets. « Je
crois, messieurs, que si vous vous adressiez à l'assemblée des représentants,
pour la prier d'indiquer une assemblée générale des districts, à l'effet de
délibérer sur le veto, et sur vos sujets de mécontentement contre vos
députés, que vous l'obtiendriez. Alors vos délibérations seraient très
simples, la Commune veut-elle ou ne veut-elle pas accorder au roi le veto,
pour la portion qu'elle a dans le pouvoir législatif ? Quelle plainte a-t-elle
à former contre ses députés ? Que leur reproche-t-elle ? » « Ce
discours a été vivement applaudi ; on a crié : A la Ville, à la Ville,
pour l'assemblée générale des districts, point de veto, à bas les
aristocrates i à bas les tyrans ! « Un
autre citoyen a dit : « Messieurs, que tous ceux qui sont d'avis qu'il faut
prier la Ville d'indiquer une assemblée générale et extraordinaire lèvent la
main ! » Toutes les mains ont été en l'air. » Mais
l'assemblée de la Commune signifia aux délégués, qu'ils n'avaient aucun
mandat légal et qu'elle n'entendait point délibérer avec eux. Devant cette
résistance de la bourgeoisie modérée, l'animation révolutionnaire du
Palais-Royal tomba ; le marquis de Saint-Huruge lui-même s'employa à y
maintenir l'ordre avec des patrouilles bourgeoises, et les districts
convoqués parurent s'occuper plus activement de la grande question « de
l'uniforme » qui surexcitait la vanité des bourgeois notables que de la question
du veto. Ainsi, dans cette première lutte de la bourgeoisie « modérée » et de
la bourgeoisie « radicale », c'est la bourgeoisie modérée qui l'emporte. Il
semble même que le parti du mouvement ait eu peur de son audace : il
s'applique bientôt à s'ôter à lui-même toute apparence « subversive ». Un
orateur s'écrie, dès le soir du lundi 31 août : « Rendons-nous demain dès
quatre heures aux districts ; soyons, autant qu'il sera possible, en habit
uniforme, et ceux qui ne le portent pas, bien mis et bien peignés ; car on
persuade à l'Assemblée nationale et à la Ville que ce sont les gens de
Montmartre qui s'assemblent au Palais-Royal. » Il
n'était pas besoin de ces curieuses paroles pour savoir que, même au
Palais-Royal, le mouvement révolutionnaire, si véhément et exalté qu'il
parût, était essentiellement bourgeois. C'est une chose remarquable, que dans
toute cette agitation, il n'ait pas été dit un mot de la question du cens
électoral. Pourtant, dès le mois d'août, les plans de Constitution présentés
au nom du Comité de l'Assemblée ne reconnaissaient, comme électeurs, que les
hommes qui payaient une imposition directe de trois journées de travail. En
outre, nul ne devait être éligible s'il n'avait une propriété territoriale.
Or, ces dispositions si graves, qui excluaient de la vie publique des
millions de pauvres, ne soulèvent, au Palais-Royal même, en ces journées
orageuses, aucune protestation. Il n'en est même pas fait mention. Toutes les
colères, toutes les pensées sont pour le veto. Il avait à coup sûr une
importance de premier ordre : il pouvait, en effet, arrêter la Révolution ;
au contraire, la réglementation électorale pouvait toujours être modifiée et
élargie par la nation, si celle-ci restait souveraine. Il est
donc naturel que le grand effort révolutionnaire ait porté à ce moment-là
contre le veto : mais si le peuple, qui assistait parfois aux réunions du
Palais-Royal, avait eu le sens politique de ses intérêts de classe, si la
bourgeoisie, que j'appelle « radicale » faute d'un nom précis qui la désignât
à ce moment, avait eu le sens démocratique, quelques voix se seraient élevées
pour protester contre le système électoral proposé aussi bien que contre le
veto. Mais,
malgré tout, les conflits naissants des partis bourgeois n'ont pas été sans
action sur le peuple ouvrier. D'instinct, il allait au parti du mouvement ; à
celui qui voulait donner à la Révolution bourgeoise tout son essor : « Il est
incroyable, dit Loustalot, avec quelle rapidité le peuple s'est instruit de
cette question vraiment délicate et profonde. « Dimanche,
un ouvrier qui entendait crier contre le veto, demanda de quel district il
était. Un autre disait que, puisqu'il inquiétait tout le monde, il fallait le
mettre à la lanterne. Il n'y a point d'homme si borné qui ne sache
aujourd'hui, que la volonté d'un seul homme ne peut balancer celle de
vingt-quatre millions d'hommes. » Les
discussions véhémentes n'.avaient pas seulement pour effet de commencer
l'éducation politique du peuple ouvrier, prodigieusement novice encore et
ignorant. En obligeant la fraction bourgeoise plus ardente à chercher dans le
peuple un point d'appui contre la puissance formidable du modérantisme
bourgeois, les divisions de la bourgeoisie grandissaient le rôle des
prolétaires : ceux-ci, bien faiblement encore, commencent à apparaître comme
les arbitres possibles de la Révolution. Le
mouvement révolutionnaire de Paris, quoique avorté, ne fut pas sans effet sur
l'Assemblée nationale. Je ne crois pas que, même sans cette agitation de
Paris, elle se fût livrée au roi et aux conseillers du roi en leur accordant
le veto absolu. Mais le soulèvement de la capitale diminua certainement les
chances de ce veto absolu. Il
paraît bien, en tout cas, avoir troublé et gêné Mirabeau. Celui-ci, au fond,
tenait pour la prérogative royale, pour le veto absolu, mais il fut
contraint, pour ne pas perdre sa popularité, à envelopper sa pensée de tant
de voiles et à prendre tant de précautions, qu'il n'exerça certainement
aucune action efficace. Sieyès
combattit le veto avec force : il le représenta comme une sorte de Bastille,
où l'on enfermerait non plus des individus, mais la Nation : « Ce
serait, dit-il, une lettre de cachet contre la volonté générale. » A ceux
qui, pour soutenir le veto royal, alléguaient le péril que le despotisme
d'une Assemblée et « l'aristocratie des représentants » feraient courir aux
libertés publiques, Pétion de Villeneuve répondit : « Que la sanction des
lois pourrait être confiée au peuple. » C'est la première affirmation
législative de l'idée du « referendum ». Il y
avait dans les paroles de Pétion un assez grand souffle de démocratie et,
dans sa pensée, une généreuse confiance en la raison éducable du peuple : « Je
ne connais qu'une seule et unique cause qui puisse empêcher les citoyens de
s'immiscer dans la confection des lois et de censurer celles faites en leur
nom : c'est celle de l'impossibilité. Toutes les fois qu'il est possible à
une nation de manifester clairement ses intentions, elle doit le faire, et
c'est un crime de s'y opposer. « Pourquoi
les peuples se choisissent-ils des représentants ? C'est que la difficulté
d'agir par eux-mêmes est presque toujours insurmontable ; car si ces grands
corps pouvaient être constitués de manière à se mouvoir facilement et avec
régularité, des délégués seraient inutiles, je dis plus, ils seraient
dangereux. « Il
n'y a donc, je le répète, que la seule impossibilité, l'impossibilité la plus
absolue, où une nation nombreuse se trouve réduite d'agiter les grands objets
politiques d'où dépend son bonheur, qui puisse autoriser la loi à lui en
ravir l'examen. « Si
cette vérité est claire et démontrée, il en résulte nécessairement qu'il
faudrait prouver que lorsqu'un article de loi est combattu et indécis, que
les pouvoirs ne peuvent pas se concilier, il est impossible à la Nation
d'adopter un parti entre les prétentions opposées ; et je n'aperçois aucune
impossibilité. « La
décision d'un semblable différend se présente au contraire à mes regards
comme simple et facile ; il s'agit d'un objet fixe, connu et éclairé par la
discussion publique, sur lequel les assemblées élémentaires pourraient
prononcer par la formule la plus précise oui ou non, si elles l'aimaient
mieux par celle-ci : j'adopte l'empêchement ou je le rejette. Toute la
Nation, divisée par grandes sections, s'exprimerait sans peine. « On
pourrait même avoir le suffrage de chaque votant et, quelque immense que
paraisse cette opération au premier coup d'œil, elle se simplifie à l'instant
lorsqu'on pense que, dans chaque Assemblée élémentaire, on dresserait
aisément une liste particulière et que le dépouillement de ces listes
donnerait un résultat général et certain. » Il
ajoutait : « On
élève beaucoup de doutes sur la sagesse de ces déclarations, et on appuie ces
doutes sur l'ignorance du peuple... Il ne faut pas se laisser abuser par des
mots ; le peuple est la Nation, et la Nation est la collection de tous les
individus ; donc il n'est pas exact de dire en général et sans exception que
le peuple est ignorant. « Dans
toutes les sociétés, il est, je le sais, une portion des membres adonnée à
l'agriculture et aux arts mécaniques, qui n'a pas eu le temps de
perfectionner son intelligence, qui n'est pas versée dans les différentes
branches d'économie politique et d'administration, dont les vues sont peu
étendues, avec un sens d'ailleurs assez droit ; mais cette portion, il est
plus facile qu'on ne croit de l'éclairer, de l'intéresser insensiblement aux
affaires publiques et de lui inspirer le goût de l'instruction. « Au
moindre mouvement de la liberté, vous voyez les hommes les plus abrutis sous
le joug du despotisme, jaloux de connaître leurs droits ; tout ce qui touche
le gouvernement, tout ce qui peut influer sur leur sort, devient l'objet dé
leurs entretiens journaliers, ils lisent les papiers publics, ils veulent
connaître ce qui se passe ; en Angleterre et en Amérique, il est peu
d'artisans qui ne soient informés des débats des Chambres et qui ne puissent
en converser. « Eh
! qu'étaient-ils il y a plusieurs siècles les classes de la société
aujourd'hui les plus éclairées ? A peine savaient-elles lire ; elles étaient
ensevelies dans des ténèbres plus épaisses que celles qui environnent nos
habitants des campagnes. « Pourquoi
retenir dans l'ignorance ceux qui ont le malheur d'y être plongés ? Pourquoi
profiter ensuite de cet état pour leur cacher leurs droits ?... Le recours au
peuple est un des moyens les plus efficaces pour hâter le développement des
lumières. » Pétion
sera un des chefs de la Gironde. H a déjà la pensée généreuse et ample, mais
un peu fuyante et incertaine qu'auront les Girondins. De même que Pétion,
Salle, un futur Girondin aussi, demande l'appel au peuple sur les lois
controversées entre l'Assemblée et le roi. Il semble que ce soit là une
politique hardie : mais c'est une fausse hardiesse, car, au fond, Pétion et
Salle, avec ce recours au peuple, se dispensaient de refuser au roi le veto
suspensif. Robespierre,
au contraire, dans la séance du 11 septembre, va vigoureusement au but : il
refuse au roi le veto suspensif aussi bien que le veto absolu, et il dénonce
comme une chimère dangereuse le prétendu recours au peuple. « Quelques-uns,
dit-il, aiment à se représenter le veto royal suspensif sous l'idée d'un
appel au peuple qu'ils croient voir comme un juge souverain, prononçant sur
la loi proposée entre le monarque et ses représentants. « Mais
qui n'aperçoit d'abord combien cette idée est chimérique ? Si le peuple
pouvait faire les lois par lui-même, si la généralité des citoyens assemblés
pouvaient en discuter les avantages et les inconvénients, serait-il obligé de
nommer des représentants ? Ce système se réduit donc, dans l'exécution, à
soumettre la loi au jugement des assemblées partielles des différents
bailliages ou districts, qui ne sont elles-mêmes que des assemblées
représentatives ; c'est-à-dire à transmettre la puissance législative de
l'Assemblée générale aux assemblées élémentaires particulières des diverses
provinces, dont il faudrait sans doute recueillir les vœux »isolés,
calculer les suffrages variés à l'infini, pour remplacer le vœu commun et
uniforme de l'Assemblée nationale. « Ce
qui parait évident... c'est que, dans ce système, le Corps législatif devient
nul, qu'il est réduit à la seule fonction de présenter des projets, qui
seront d'abord jugés par le roi et ensuite adoptés et rejetés par les
assemblées des bailliages. « Je
laisse à l'imagination des bons citoyens le soin de calculer les lenteurs,
les incertitudes, les troubles que pourrait produire la contrariété des
opinions dans les diverses parties de cette grande monarchie, et les
ressources que le monarque pourrait trouver au milieu de ces divisions et de
l'anarchie qui en serait la suite, pour élever enfin sa puissance sur les
ruines du pouvoir législatif... » En
assistant, dès les mois d'août et de septembre 1789, à ce conflit des deux
démocrates, Pétion et Robespierre, sur cette question de l'appel au peuple,
je ne puis pas oublier que quatre ans plus tard, au mois de janvier 1793, à
l'heure tragique où la Convention juge Louis XVI, les Girondins veulent
soumettre au peuple la sentence de mort et les Robespierristes, au contraire,
repoussent ce moyen dilatoire. Dès
1789, sur la question générale de l'appel au peuple, les positions étaient
prises... Déjà, tandis que Pétion, combinant le veto suspensif du roi et
l'appel direct à la souveraineté populaire, livrait la Révolution à je ne
sais quel flottement généreux et timide, Robespierre, opposant à la
prérogative royale, une négation directe, proclamait la nécessité d'un pouvoir
populaire, mais concentré et vigoureux. Ce
conflit de tendances, qui se produisait à son extrême gauche et, pour ainsi
dire, à sa pointe la plus aventurée, n'émut guère, sans doute, l'Assemblée :
la question du referendum n'était pas sérieusement posée devant elle et elle
ne vit, sans doute, dans la thèse de Pétion, qu'une diversion ingénieuse. C'est
entre le système des deux Chambres ou d'une Chambre unique, c'est entre le
système du veto absolu ou du veto suspensif sans referendum qu'était le vrai
débat. L'Assemblée, cédant à l'impérieuse logique de la Révolution qui ne
pouvait créer une Chambre aristocratique, décida le 10 septembre, par 849
voix contre 89 et 122 abstentions, qu'il y aurait une Chambre unique. Cédant
à la même logique révolutionnaire, qui ne pouvait subordonner définitivement
la volonté nationale à la volonté royale, elle décida, le 11 septembre, par
673 voix contre 325 et 11 abstentions, que le roi aurait le veto, mais
seulement suspensif. Quelques
semaines après, elle précise, dans l'article 12 de la Constitution que « le
refus suspensif du roi cessera à la seconde législature après celle qui aura
proposé la loi ». A vrai dire, ce n'était pas une solution, et le peuple de
Paris n'avait pas eu tout à fait tort de craindre que le veto absolu fût
accordé au roi ; car en période révolutionnaire, quand il faut refaire toute
la législation d'un pays et opposer des actes vigoureux et rapides aux
manœuvres de la contre-Résolution, le roi qui peut ajourner la volonté du
législateur pendant toute la durée de la législature, puis pendant toute la
durée de la suivante, et qui n'est tenu à s'incliner qu'après une troisième
consultation du pays, peut laisser ainsi aux forces de réaction et de
conspiration tout le loisir de s'organiser et de frapper des coups prémédités
longuement. En fait, dès que le roi appliquera l'article constitutionnel qui
lui accorde le veto suspensif, toute la machine révolutionnaire subira un
choc effroyable, et les Assemblées devront obtenir de bd, par la prière ou
par la menace, qu'il retire son veto, jusqu'à ce qu'enfin elles suppriment le
veto en supprimant la royauté elle-même. Le jour où elle lui accorda le veto
suspensif, l'Assemblée nationale condamna Louis XVI à mort. Cette
solution incertaine et même, semble-t-il, un peu hypocrite, cette transaction
équivoque entre le droit supérieur de la volonté nationale et le souci
conservateur d'un grand nombre de membres de l'Assemblée sembla amener à
Paris une détente. Le
jeudi 10 septembre, le journal les Révolutions de Paris, à un moment,
il est vrai, où on ne connaissait que le vote de principe sur le veto
suspensif écrivait ces lignes apaisantes : « Le refus du consentement du roi
ne pourra jamais avoir qu'un effet suspensif. La sauvegarde de la liberté
nationale est donc enfin définitivement établie. » Visiblement, des
démocrates comme Loustalot ont été inquiétés du mouvement qui avait paru
jeter Paris sur Versailles ; et ils cherchent à calmer les esprits. Mais
l'agitation de Paris était trop profonde et trop vaste pour s'arrêter ainsi.
Les vantardises des aristocrates irritaient le peuple ; ils prétendaient
avoir avec eux la municipalité. Elle a, disait-il, dispersé les brigands de
Montmartre, et réduit au silence le Palais-Royal ; ils paraissaient en
attendre une sorte de contre-Révolution modérée. Les patrouilles de la garde
nationale devenaient de plus en plus sévères contre les rassemblements et
dispersaient la crosse aux reins les « motionnaires » du Palais-Royal ;
suivant le mot célèbre d'une estampe, le patrouillotisme chassait le
patriotisme ; des ducs, des comtes, des marquis, des agents de change étaient
à la tête des compagnies. L'irritation
populaire grandissait. Le sentiment se répandait un peu partout que la
Révolution allait être dupe : « Le despotisme, disait-on, était hier un lion
; maintenant c'est un renard. » L'unanimité du mouvement bourgeois et
populaire qui avait, dans les premiers jours, fait reculer l'ennemi, semblait
brisée ; et beaucoup craignaient que la défection des modérés, inclinant à la
conciliation avec les hommes et les choses de l'ancien régime, ne livrât à
l'ennemi la Révolution paralysée. « Une aristocratie de riches », maîtresse
de la garde nationale, de plusieurs districts, d'une partie de la
municipalité, se substituait, disait-on, à l'aristocratie des nobles, ou
plutôt tendait à se fondre avec celle-ci pour une commune résistance. L'article
qui réglementait le veto suspensif et qui donnait à l'arbitraire royal un
grand espace de six années blessa le sentiment populaire comme une sorte de
dérision. Les citoyens de Paris, inquiets du départ de quelques personnes
nobles et riches et s'exagérant leur puissance de consommation, craignaient
un arrêt des manufactures. Et cette angoisse était bien près de se changer en
colère. A cette
agitation générale des esprits, à cette inquiétude des intérêts, se mêlait
une agitation économique ouvrière très vive, la plus intense, je crois, qui
se soit vue dans toute la période révolutionnaire. Les ouvriers étaient-ils
obligés, par la hausse du pain, de demander une augmentation de salaire ? Ou
bien l'ébranlement général suscitait-il leur revendication ? Mais il semble
que de tous côtés les ouvriers réclament. Le.18 août, « messieurs les garçons
tailleurs sont assemblés sur un gazon en face du Louvre, au nombre de trois
mille environ ; et pour que personne ne s'introduisît parmi eux ils ont
adopté un signe particulier : c'est de montrer le doigt mutilé journellement
par les coups d'aiguille ; avec cette marque authentique, on est admis dans
l'enceinte. Ils ont un orateur qui les guide : et dans ce moment, ils
envoient vingt députés à la ville, dont dix sont maîtres tailleurs, ce qui
fait croire que ceux-ci ont quelque intérêt au motif qui rassemble leurs
ouvriers ». « Voici
quelles sont les demandes de ces ouvriers : 1° qu'il leur soit accordé 40
sous par jour dans toutes les saisons ; 2° que les marchands fripiers n'aient
plus la liberté de faire des habits neufs, car l'un des principaux griefs
vient de ce qu'un de ces marchands a proposé dernièrement de n'exiger pour la
façon de chaque habit complet de la garde nationale que la somme de' quatre
livres dix sous. La première de ces demandes, ajoutaient les Révolutions de
Paris, paraîtra sans doute légitime et raisonnable ; tout homme doit vivre en
travaillant et quant à la seconde, elle le paraîtra beaucoup moins dans un
moment où l'on réclame la liberté et l'abolition de tous les privilèges ;
aussi nous apprenons que le Comité de la Ville S'est refusé sagement au plaisir
de prononcer sur l'une et sur l'autre de ces demandes ; à l'égard de la
première, parce qu'il n'est point compétent ; à l'égard de la seconde, parce
qu'elle heurte les opinions du jour. Si l'on eût vu, il y a six mois et
davantage, trois mille individus assemblés, on eût taxé cela de rébellion et
l'alarme eût fait fermer toutes les boutiques ; aujourd'hui celles des
intéressés, des fripiers ne l'étaient nullement : c'est qu'il n'y avait point
de sédition. » Ai-je
besoin de remarquer comme ce mouvement des garçons tailleurs est confus ? A
une revendication de salaire se mêle une revendication de monopole au profit
des maîtres tailleurs. Il est probable que quelques-uns de ceux-ci avaient
dit à leurs ouvriers, à leurs garçons : « Aidez-nous à obtenir gain de cause
contre nos concurrents, les maîtres fripiers, et nous pourrons augmenter vos
salaires. » Ainsi l'esprit corporatif d'ancien régime et une réclamation
ouvrière sont comme mêlés. C'est cependant une agitation prolétarienne
encouragée et excitée par l'ébranlement révolutionnaire. Le même
jour, « les garçons perruquiers de la capitale s'assemblaient aux
Champs-Elysées : leur premier soin fut d'envoyer une députation au district
le plus prochain pour demander la permission de rester assemblés... L'objet
de leur réunion était de faire cesser un abus vexatoire. Lorsqu'un garçon
perruquier veut obtenir une place, il est obligé de se pourvoir au bureau de
la communauté, d'une carte ou billet qu'il paie vingt sous ; en outre, il se
trouve contraint d'accorder trois ou six livres de gratification au clerc de
ce même bureau, lequel, à son gré, donne ou refuse des places, ce qui devient
onéreux et nuisible à ces garçons. En conséquence, ils demandent l'abolition
de cet abus, et que cette carte leur soit délivrée pour la valeur de six
sous, somme excédante encore aux frais qu'exigent ces billets ; ils demandent
aussi que le surplus de ces frais soit employé à fonder des lits à
l'Hôtel-Dieu et au soulagement des garçons de leur corps qui, dans la suite,
seraient malades. Les représentants de la Commune, en accueillant leur
demande, les ont renvoyés de droit aux jugements des districts ». Ici,
c'est contre le bureau de placement onéreux que leur imposait la corporation
des maîtres que protestent les ouvriers. Peu de
jours après, « messieurs les garçons cordonniers de la capitale se sont
assemblés aux Champs-Elysées : et sur l'avis de quelques honorables membres, il
a été décidé que ceux qui feraient une paire de souliers au-dessous du prix
convenu seraient de droit exclus du royaume. D'ailleurs le comité de la
dite assemblée s'est chargé de faire une quête ou espèce de cotisation pour
subvenir aux besoins des frères qui se trouveraient sans ouvrage ». Il y a
à coup sûr, beaucoup d'inexpérience dans ces mouvements ouvriers : et les
garçons cordonniers cèdent à une illusion un peu forte, quand ils s'imaginent
qu'ils pourront disposer de la peine du bannissement contre ceux des leurs
qui feront baisser le prix de leur travail au-dessous d'un chiffre convenu.
Mais cette naïveté même, et la liberté des rassemblements ouvriers, qui se
multipliaient au gazon du Louvre ou aux Champs-Elysées, attestent la
confiance toute nouvelle dont étaient animés les prolétaires : sans esprit de
classe bien net, sans programme social bien défini, il leur semblait, dès ce
moment, que la Révolution à laquelle ils concouraient devait être aussi un
peu pour eux : et ces premiers symptômes de la pénétration de la Révolution
bourgeoise par la classe ouvrière sont d'un haut intérêt. En tout cas, ces
mouvements prolétariens ajoutaient, si je puis dire, à l'animation générale
de Paris et en élevaient encore la tonalité. Mais
c'est la question du pain qui faisait le plus fermenter la masse du peuple :
le blé était cher, et surtout, il arrivait irrégulièrement ; il était au prix
de quatre sous la livre, c'est-à-dire, si l'on compare les salaires d'alors
qui, dans les corps d'état les plus favorisés, n'atteignaient pas cinquante
sous, aux salaires d'aujourd'hui, qu'il était trois fois plus cher que
maintenant. Une livre de pain représentait un sixième du salaire moyen : la
charge était énorme pour le peuple. De plus, il fallait quelquefois attendre
longtemps à la porte des boulangers : et souvent, le bruit se répandait que
les blés n'étaient pas arrivés, que le pain allait manquer, et les femmes
affolées se précipitaient dans les rues et aux boutiques des boulangers.
Quelle était la cause de tous ces embarras ? Si la récolte de 1788 avait été
très mauvaise, celle de l'année même était excellente. Il semble donc qu'en
octobre les arrivages de blé à Paris auraient dû être abondants. Le battage
des grains se faisait, il est vrai, en grange beaucoup moins vite
qu'aujourd'hui. Mais à la fin de septembre le battage devait être assez
avancé. Le peuple criait beaucoup à l'accaparement : il nous est très
difficile d'avoir là-dessus des notions exactes et certaines. La compagnie
des frères Leleu, par exemple, était accusée par les uns d'envoyer du blé de
France à l'étranger pour le réimporter et bénéficier de la prime que
recevaient les importateurs. Loustalot au contraire prenait la défense des
frères Leleu, et Necker, qui avait un intérêt évident à assurer
l'approvisionnement de Paris, les protégeait. Il ne
semble pas en tout cas qu2, les spéculations sur les grains aient été à cette
date la cause principale de la rareté et de la cherté. Mais, dans
l'universelle commotion des premiers jours révolutionnaires, chaque commune
se substituait au pouvoir central : la peur de manquer de blé déterminait les
habitants des villages à empêcher toute expédition ; les convois de grains
dirigés sur la capitale étaient souvent arrêtés par les villes placées sur le
trajet : et comme le moindre retard affolait Paris, la capitale vivait dans
une fièvre continue, une sorte de fièvre de la faim, quoiqu'en somme le pain
ne manquât pas. Dès les
mois d'août et septembre, ce sont les femmes de la Halle, organisées en
corporation, qui sont comme les interprètes, les porte-parole de toutes les
femmes des pauvres ménages de Paris. A plusieurs reprises elles envoient des
déléguées à l'Hôtel de Ville pour se plaindre des trop longues stations à la
porte des boulangers et pour demander que le prix du pain soit abaissé de
deux sous la livre aussitôt que la nouvelle récolte sera disponible. Par
elles toute la souffrance ouvrière de Paris, disséminée en d'innombrables
ménages, prend un corps et une voix. Et de même qu'au moment où se discutait
le veto, les révolutionnaires du Palais-Royal avaient l'idée de marcher sur
Versailles pour imposer leur volonté à l'Assemblée, de même les femmes de
Paris ont l'idée que si le roi était arraché aux intrigues de la Cour et
amené à Paris, l'abondance entrerait avec lui dans la capitale. Le mouvement
de Paris sur Versailles, préparé et ébauché à la fin d'août, reste ainsi la
tentation permanente des esprits. Sous l'agitation révolutionnaire bourgeoise
frémit la grande souffrance du peuple : et c'est sur la même pente que toutes
ces forces inquiètes vont se précipiter. Au-dessous
encore de toute cette agitation, à des profondeurs inouïes de colère et de
révolte, commence à agir la pensée de Marat. C'est comme un feu sombre
souterrain de désespoir et de haine. C'est le 13 septembre que commença à
paraître le Publiciste de Paris qui deviendra dans quelques semaines l'Ami du
Peuple. D'emblée l'écrivain étonne par un mélange extraordinaire de fanatisme
et de réalisme aigu. Il n'est pas vrai, comme on l'a dit qu'il ait toujours
cherché à surexciter le soupçon. Il a presque aussi souvent gourmandé le
peuple pour ses défiances étourdies que pour sa confiance aveugle. Il défend
dès ses premiers numéros M. de la Salle, accusé à la légère de conspiration :
« Dans ce moment où les esprits étaient si accessibles à la défiance, peut-être
fût-il devenu la victime de l'effervescence populaire, sans les sages
précautions de M. de Lafayette. » — « La nouvelle de l'élargissement de M. de
la Salle a été reçue avec plaisir de toutes les classes de citoyens, au
petit peuple près, dont rien n'égale l'extrême défiance si ce n'est la
confiance aveugle qu'il accorde quelquefois à ses favoris. » Il loue, et
même avec excès, Lafayette qui a refusé l'indemnité que la municipalité lui
offrait pour ses fonctions de commandant général de la garde nationale : « Ce
généreux citoyen, dont l'âme n'est ouverte qu'aux sentiments qui élèvent
l'humanité, a repoussé le vil métal dont on voulait payer son dévouement à la
patrie. » Marat
ne veut pas que les soupçons du peuple se dissipent et s'égarent. Il ne veut
pas non plus qu'il use sa force et qu'il compromette la Révolution par des
violences déréglées : « Les émissaires (des aristocrates) répandus parmi le
peuple s'efforcent.de le porter aux derniers excès ; ils veulent le dégoûter
de la liberté en ne lui faisant éprouver que les malheurs de la licence. » Marat,
ayant ainsi élagué tous les jets téméraires de passion, invite le peuple à
réfléchir aux manœuvres de la contre-Révolution. Elle a,
selon lui, un double but. Elle veut d'abord endormir le peuple par
d'apparentes concessions. Le coup de théâtre de la nuit du 4 août est
savamment machiné ; les aristocrates se sont donné un air de générosité, et
ils ont pu éluder ainsi l'affirmation des principes décisifs qui auraient
sauvé la Révolution. Comment
les nobles peuvent-ils se faire gloire de sacrifices qu'ils n'ont consentis
que sous la menace des paysans ? « Quoi ! s'écrie Marat, c'est à la lueur des
flammes de leurs châteaux incendiés qu'ils ont la grandeur d'âme de renoncer
au privilège de tenir dans les fers des hommes qui ont recouvré leur liberté
les armes à la main ? » En même
temps qu'elle essaie de duper le peuple, la contre-Révolution médite de le
harasser. Elle veut l'affoler par de perpétuelles alarmes, l'épuiser de
fatigue en lui imposant un service de patrouille et de garde incessant, et
elle compte sur l'inévitable lassitude pour ramener la Nation à la servitude
devenue enfin la forme nécessaire du repos. Les
ouvriers, comme exaltés par une ivresse de liberté, s'imaginent qu'elle leur
donnera la force de souffrir longtemps pour la Révolution, ils se trompent :
cette exaltation tombera vite : « Vous ne tenez qu'un fantôme, vos ateliers
sont déserts ; vos manufactures sont abandonnées ; le gain des ouvriers et
des maîtres diminuant peu à peu (par l'hiver) avec la longueur des journées,
ajoutera à la misère commune ; (les légions de domestiques mis sur le pavé
augmenteront la foule des indigents. » Il faut sortir des fictions et voir
clairement la réalité : « Que de déclamateurs vantent sans jugement les
charmes de la liberté. Elle n'a de prix que pour le penseur qui ne veut pas
ramper et pour l'homme appelé par sa fortune et son rang à jouer un rôle,
mais elle n'est rien pour le peuple. Que lui font les Bastilles ? Il ne les
connut jamais que de nom. » Et
Marat donnant à ce qu'on pourrait appeler l'esprit de classe sa formule la
plus étroite, ajoute ces étranges paroles : « C'est, un sujet de 'réflexions
singulières pour le philosophe que l'ardeur avec laquelle de malheureux
ouvriers ont exposé leurs vies pour détruire ce monument de la tyrannie, qui
n'était que pour leurs oppresseurs. » Quoi ! les ouvriers de Paris
devaient-ils donc se désintéresser de tout mouvement qui n'avait pas pour
objet immédiat la conquête du pain ? Et
Marat ne voit-il point que c'est en participant à toute l'agitation
révolutionnaire que les prolétaires accroissent leurs chances d'avenir ? Mais
Marat voulait mettre la Révolution en garde contre les passagères exaltations
: « Le seul bonheur, dit-il, dont lés dix-neuf vingtièmes des citoyens
peuvent jouir est l'abondance, le plaisir et la paix. » Conclusion : il ne
faut pas laisser traîner la Révolution, car le peuple tomberait bientôt de
fatigue. Et comment hâter la Révolution ? Comment brusquer l'opération ? En
concentrant le pouvoir révolutionnaire. Cette
idée d'un pouvoir fort, que la Révolution réalisera dans la crise suprême du
péril, par le Comité de salut public, Marat la formule dès la première heure,
dès septembre 1789. Dispersée en trop de mains l'action révolutionnaire
languit : il ne faut livrer la France ni à l'anarchie des foules surexcitées
et aveugles, ni à l'anarchie des assemblées trop nombreuses. Et Marat propose
: 1° de constituer un jury révolutionnaire tiré au sort parmi les citoyens
des soixante districts et qui exercera au nom du peuple, mais plus exactement
que lui, les représailles nécessaires ; 2° de substituer à l'Assemblée de
l'Hôtel de Ville incohérente et souvent impuissante un Comité peu nombreux et
très résolu. Contre
l'Assemblée de l'Hôtel de Ville Marat s'acharne, et sans doute, dans le
secret de son cœur ulcéré, lui en voulait-il, lui, le bafoué des Académies de
compter parmi ses membres des savants officiellement illustres. Il la dénonce
avec fureur : il écrit contre Beaumarchais, intrigant et agioteur, une page
étincelante de colère : il déclare que plusieurs des élus sont suspects parce
qu'ils n'ont pas de domicile légal, logent en garni et ne paient pas même la
capitation. Sa
défiance est aussi grande contre les pauvres « déclassés » que contre les
riches. Les patrouilles de la garde nationale saisissent son journal aux
mains des colporteurs. Il redouble ses attaques. Cité devant l'Assemblée de
l'Hôtel de Ville il dit orgueilleusement : « Je suis l'œil du peuple et vous
n'en êtes que le petit doigt. » Et
toujours il demande que quelques hommes probes, vigoureux, à l'esprit rapide,
soient chargés de mener au but, en quelques jours, la Révolution. Faut-il
voir la marque d'un grand sens politique dans l'insistance avec laquelle
Marat demande dès l'ouverture du drame cette violente concentration des
pouvoirs, cette dictature de salut public à laquelle recourut plus tard la
Révolution ? Ses
admirateurs l'ont appelé souvent le prophète : mais ce n'est pas faire preuve
de clairvoyance révolutionnaire que de demander des mesures extrêmes avant
que l'état des choses les ait rendues possibles, ou même concevables à un
assez grand nombre d'esprits. En
septembre et octobre 1789, c'est probablement à la dictature d'un Comité
modéré, nommé par l'Assemblée nationale, qu'aurait abouti la politique de
Marat. En tout cas, tant que le roi subsistait et avec lui la Cour, comment
cette concentration absolue des pouvoirs eût-elle été possible ? Ou on les
aurait remis au roi, et c'était la tyrannie, ou le roi était rejeté hors de
ce pouvoir suprême, et il était détrôné de fait. Or Marat, si fier de sa
logique intrépide, s'arrêtait en chemin. Il n'osait pas proposer, il n'osait
même pas prévoir l'abolition de la royauté, et il parlait même de « notre bon
roi ». Cette timidité ruinait à fond son système, car c'est la coexistence de
la Révolution et de la royauté d'ancien régime qui était la vraie dualité de
pouvoir. Les
théories de Marat causaient, je crois, au début, et dans le peuple même,
surtout de la surprise et même du scandale. Il avait plus d'une fois, dans
ses feuilles, attaqué Mirabeau : et pourtant, au 6 octobre, les femmes de la
Halle à Versailles demandent « notre petit père Mirabeau ». L'Ami du Peuple
n'avait pas encore une prise très forte sur la conscience populaire. Pourtant
il est impossible que plus d'une fibre souffrante n'ait tressailli à certains
cris de révolte et de colère désespérée ! A propos de la distinction proposée
des citoyens actifs et des citoyens passifs, exclus du vote à cause de leur
pauvreté, Marat écrit : « Le sort des pauvres, toujours soumis, toujours
subjugués et toujours opprimés ne pourra jamais s'améliorer par les moyens
paisibles. C'est là sans doute une preuve frappante de l'influence des
richesses sur les lois. Au reste, les lois n'ont d'empire qu'autant que les
peuples veulent bien s'y soumettre ; ils ont brisé le joug de la noblesse,
ils briseront de même celui de l'opulence. Le grand point est de les
éclairer, de leur faire sentir leurs droits, et la révolution s'opérera
infailliblement sans qu'aucune puissance humaine puisse s'y opposer. » Ce
n'est pas qu'au fond Marat apporte une conclusion sociale précise et hardie,
et il termine par ces lignes assez modérées et évasives : « Le seul moyen qui
reste aux riches de se soustraire au coup qui les menace, c'est de s'exécuter
de bonne foi en faisant part aux pauvres d'une partie de leur superflu. » Mais
peu à peu ces paroles iront remuer le peuple à de grandes profondeurs et, en
dehors de tout système, elles éveilleront dans le prolétariat à peine formé
une conscience révolutionnaire. « Pour détruire les privilèges des nobles,
les plébéiens ont fait valoir le grand argument, l'argument irrésistible que
les hommes étant égaux ont tous les mêmes droits. Pour détruire les
prérogatives des riches, les infortunés feront valoir le même argument. En
vertu de quel titre sacré, leur diront-ils, prétendez-vous conserver des
richesses presque toutes acquises par des moyens odieux, presque toutes
arrachées aux pauvres par l'astuce, ou la violence, presque toutes le fruit
de la faveur, de l'escroquerie, de la friponnerie, des rapines et des
concussions ? » Ses
paroles laissent parfois comme une brûlure de souffrance. Comme il était
question de la conscription militaire pour tous les citoyens, Marat s'écrie
au nom des pauvres (novembre 1789) : « Où est la patrie de ceux qui n'ont
aucune propriété, qui ne peuvent prétendre à aucun' emploi, qui ne retirent
aucun avantage du pacte social ? Partout condamnés à servir, s'ils ne sont
pas sous le joug d'un maître, ils sont sous celui de leurs concitoyens : et
quelque révolution qui arrive, leur lot éternel est la servitude, la
pauvreté, l'oppression : que pourraient-ils donc devoir à l'État qui n'a rien
fait que cimenter leur misère et river leurs fers ; ils ne lui doivent que la
haine et les malédictions. Ah ! sauvez-le, l’Etat, vous à qui il assure un
sort tranquille et heureux : n'exigez rien de nous, c'est bien assez que le
destin cruel nous ait réduits à la cruelle nécessité de vivre parmi vous. » Vraiment,
c'est comme le cri de désespoir de la damnation éternelle : c'est le cri de
haine de ces damnés de la servitude et de la misère qui n'ont même pas la
consolation farouche d'être isolés : leur enfer est traversé par l'éclatante
vision des privilégiés et des heureux. Pendant
qu'une sourde fermentation se développe dans Paris ainsi agité par les
motions du Palais-Royal, par la misère du peuple, par les pétitions répétées
des femmes, par les fureurs désespérées de Marat, par les conflits de la
bourgeoisie démocratique et de la bourgeoisie modérée, éclate la nouvelle
qu'un nouveau coup d'Etat de la Cour se prépare. Le roi tardait à sanctionner
la Déclaration des droits de l'homme. Mounier avait été porté à la présidence
de l'Assemblée par la coalition des modérés et de la droite. Et les mouvements
de troupe recommençaient. Le régiment de Flandre, le régiment de Montmorency,
étaient, sur des prétextes très légers, concentrés à Versailles : un
renouvellement partiel des gardes du corps devait avoir lieu à la fin de
septembre : on encadra les nouveaux et on garda les anciens comme pour
doubler la force d'une troupe dévouée au roi et qui n'avait pas encore prêté
le serment civique. De très
nombreux officiers, dans plusieurs régiments de l'armée, avaient reçu des
congés semestriels et s'étaient rendus à Versailles où affluaient aussi les
gentilshommes décorés de l'ordre de Saint-Louis. C'était comme une
concentration de coup d'Etat : le bruit se répand que cette troupe veut
enlever le roi, le porter à Metz où le marquis de Bouillé commande à des
troupes en partie étrangères : l'alarme est vive à Paris, et les démocrates
s'écrient, avec Loustalot que, pour se sauver, il faudra encore « un nouvel
accès de Révolution ». Quel était au juste le plan de la Cour ? Ici encore il
est permis de croire qu'elle n'avait pas un dessein très ferme et qu'elle
flottait, attendant des événements le mot d'ordre décisif. Mais les
préparatifs suspects, les' intrigues louches n'étaient pas seulement un crime
contre la liberté naissante de la Nation : c'était aussi une grande
maladresse. Car les menaces de contre-Révolution rapprochaient nécessairement
dans un commun péril les deux fractions bourgeoises qui commençaient à se
faire la guerre. Si la
royauté avait été loyale, si elle avait observé sans arrière-pensée la
Constitution et adopté une marche franchement révolutionnaire, elle devenait
en quelques mois l'arbitre des partis bourgeois. Le débat s'élevait entre
modérés et démocrates, si âpre, si violent que le parti populaire dressait
déjà une liste de suspects parmi les officiers de la garde nationale accusés
d'être des espions au service de la Cour. Mais l'imprudence et l'incohérence
des aristocrates refirent en quelques jours l'unité révolutionnaire. Le 1er
octobre un dîner de gala est donné dans la salle d'Opéra du château de
Versailles aux gardes du corps : les princesses, les marquises, les duchesses
font le tour des salles et animent l'enthousiasme royaliste : les musiciens
jouent l'air fameux : « Oh Richard, ô mon roi l'univers t'abandonne. » La
reine conduisant le dauphin par la main, paraît au milieu des acclamations :
le roi qui revenait de la chasse est conduit aussi à la salle du festin ; la
chaleur des vins et du dévouement monte à la tête ; quelques gardes du corps
arrachent leur cocarde tricolore et la foulent aux pieds, et les femmes de la
Cour distribuent des cocardes noires. Lecointre, lieutenant-colonel de la
garde nationale de Versailles, refuse de quitter la cocarde tricolore et il
est insulté. Sa présence et celle d'autres officiers de son corps semblent
bien indiquer qu'il n'y avait pas un plan très net de la Cour. Mais qui sait
aussi si celle-ci n'avait pas espéré entraîner en la mêlant aux gardes du
corps la garde nationale aigrie par les attaques et les quolibets du peuple ?
Un des officiers de la garde nationale, un gros boucher de Versailles,
s'associe en effet aux aristocrates et rejette comme eux la cocarde
tricolore. Un délire contre-révolutionnaire échauffe les esprits. Du
coup, Paris fut en révolution. De tous côtés, les citoyens s'assemblent : au
bout des ponts, à la Halle s'organisent des réunions : au faubourg
Saint-Antoine les ouvriers se lèvent en masse pour défendre la liberté : les
femmes de la Halle se forment en cortège, et entrent dans les maisons,
invitant les femmes à se joindre à elles. Des hommes armés de piques, de
fusils, de croissants, suivent et entourent les femmes en marche. De tous
les groupes on dénonce à la fois la perfidie de la Cour et la mollesse des Trois
Cents de l'Assemblée des représentants de Paris. Les arrivages de blé se
font plus rares : et on dirait que Paris veut se fuir lui-même pour fuir la
disette. C'est au cri de : à Versailles, à Versailles ! que le 5
octobre, dès neuf heures du matin, une foule énorme se masse devant l'Hôtel
de Ville : les représentants qui avaient siégé très tard la veille n'étaient
pas encore réunis. Les femmes veulent pénétrer à l'Hôtel de Ville : le
chevalier d'Hermigny, aide-major de la garde nationale, forme ses hommes en
bataillon carré, et ils opposent leurs baïonnettes à la poussée des femmes. Les
pierres volent sur la garde nationale : celle-ci, pour éviter une collision
sanglante, se replie dans l'Hôtel de Ville : les femmes y pénètrent, et le
chevalier d'Hermigny leur demande seulement de n'y point laisser entrer les
hommes : elles le promettent et font en effet la police elles-mêmes à la
grande porte de l'Hôtel de Ville. Mais pendant ce temps, la petite porte,
donnant sur l'arcade est forcée : il devient inutile de garder la grande, et
un peuple immense, hommes et femmes mêlés, envahit les salles de l'Hôtel de
Ville. Les représentants, avertis par le tocsin qui sonnait sur tous les
districts, arrivèrent un à un : le peuple les somme d'organiser le mouvement
et de sauver la liberté. Ils se refusent à délibérer dans ce tumulte : vers midi,
les districts commencent à envoyer leurs bataillons, « les bataillons de
l'ordre », comme on disait en 1848 : celui de Belleville sous la conduite de
M. de Seine, était arrivé le premier. Assisté
des grenadiers du 1" bataillon du district de Saint-Jacques l'hôpital,
il refoule le peuple ou tout au moins le contient sur la place et le coupe à
l'Hôtel de Ville. Trois bataillons de grenadiers, amenés par le major général
Gouvion, pénètrent dans l'Hôtel de Ville même et le font évacuer. On pouvait
croire, à midi, que la bourgeoisie modérée était maîtresse de Paris. Mais les
femmes entrées sans armes à l'Hôtel de Ville en ressortent armées : elles
avaient enfoncé les portes des magasins où étaient enfermées les armes et les
munitions ; et, tout en se retirant devant les baïonnettes des brigadiers,
elles emportaient fusils, poudres, canons. La garde nationale, hésitante ou
déjà enfiévrée elle-même, n'osa point les désarmer. Elles étaient environ
quatre mille. Ce n'étaient point, comme le dit la réaction, des mégères ivres
de sang ou des filles de joie. C'étaient
de bonnes et vaillantes femmes dont le grand cœur maternel avait trop
souffert de la plainte des enfants mal nourris. Plusieurs étaient aisées et
instruites, comme cette Marie-Louise Lenoël, femme Chéret, qui a laissé un
récit très savoureux des journées d'octobre et qui était, comme elle nous
l'apprend elle-même, « occupée à Passy d'un marché très lucratif ». En
celles-là, c'était une révolte de la pitié. Elles devinaient très bien avec
leur sûr instinct, les manœuvres des aristocrates et des prélats contre la
Révolution. Et elles imputaient à ces manœuvres la disette dont souffrait
Paris, la misère qui étreignait le peuple. Après tout, se trompaient-elles ?
et n'est-ce point, en effet, le sourd malaise partout répandu par la
perpétuelle intrigue de la contre-Révolution qui, en ces mois troublés,
paralysait le travail et jusqu'au mouvement des blés ? En tout cas il est
curieux de voir comment brusquement les femmes de Paris irritées par
l'injustice et enfiévrées par la souffrance se séparaient du clergé. Quelques
semaines à peine avant les journées d'octobre, les femmes de la Halle
multipliaient dans les églises les services, les cérémonies. Elles semblaient
mettre sous la protection du Crucifié la Révolution naissante. Dès les
journées d'octobre la félonie de la Cour et d'une partie du clergé a rompu
brusquement ces vieilles attaches religieuses. Et les femmes qui vont sur
Versailles attellent leurs canons en criant : A bas la calotte ! La femme
Chéret parle avec complaisance de la terreur que l'arrivée de « ses
bonnes amies » répand « parmi les calotins ». La
courageuse petite troupe féminine, à peine refoulée hors de l'Hôtel de Ville,
décide de marcher sur Versailles. Elle fait appel, pour la commander, aux
volontaires et vainqueurs de la Bastille : Hullin, Richard de Pin, Maillard
prennent la tête du mouvement : les canons sont hissés sur des chariots, liés
avec des cordes. En route pour Versailles ! Pendant
ce temps, malgré les bataillons de grenadiers, le peuple avait grossi sur la
place de l'Hôtel-de-Ville : et il demandait avec impatience que la garde
nationale tout entière suivît l'exemple des femmes et allât comme elles à
Versailles écraser la conspiration, sauver les députés amis de la liberté,
arracher le roi aux factieux. Le peuple adjurait les gardes nationaux de
rester fidèles à la Révolution et de se méfier de leurs officiers parmi
lesquels il y avait beaucoup d'aristocrates et d'ennemis de la patrie.
Plusieurs gardes nationaux suppliaient ou même sommaient Lafayette de les
conduire à Versailles. Lafayette, épouvanté sans doute des suites que pouvait
avoir ce mouvement, refusait : « Il est bien étonnant, s'écriait un soldat,
que M. de Lafayette veuille commander la Commune, tandis que c'est la Commune
à le commander : il faut qu'il parte, nous le voulons tous. » Le général leur
répondait qu'il ne pouvait obéir qu'à un ordre légal, et que seuls les
représentants de la Commune pouvaient le donner. A
quatre heures et demie du soir ceux-ci délibéraient encore et, pas plus que
Lafayette, ils n'osaient prendre une responsabilité. Enfin, devant la colère
croissante du peuple et des soldats, Lafayette envoie un billet aux
représentants pour leur dire qu'il n'était plus possible.de résister. Ils lui
envoient un ordre, mais en essayant encore de se couvrir : « L'Assemblée
générale des représentants de la 'commune de Paris, vu les circonstances et
le désir du peuple, et sur la représentation faite par M. le Commandant
général qu'il était impossible de s'y refuser, a autorisé M. le Commandant
général et même lui a ordonné de se transporter à Versailles ; lui recommande
en même temps de prendre les précautions nécessaires pour la sûreté de la
Ville, et, sur le surplus des mesures à prendre, s'en rapporte à sa prudence.
» Non
certes : ce n'était point de ces hommes timorés que pouvaient venir les
grands mouvements. Paris avait été soulevé par la force du sentiment
populaire, par l'énergie de ses ouvriers, de ses femmes et aussi
par-l'affiche insurrectionnelle de l'avocat Danton appelant aux armes ce
remuant district des Cordeliers où les basochiens, qui y résidaient en grand
nombre, les acteurs de la Comédie, qui rêvaient de jouer Brutus, donnaient à
la Révolution un accent vigoureux et théâtral, qui sera la marque même du génie
de Danton. Le 6
octobre il est visible que la Révolution échappera à la bourgeoisie modérée,
trop débile pour la conduire. Lafayette
pâlit en recevant le billet qui autorisait la marche sur Versailles : il
détacha aussitôt, pour former l'avant-garde, trois compagnies de grenadiers
et une de fusiliers avec trois pièces de canon. Sept à huit cents hommes,
armés de fusils, de piques ou de bâtons, précèdent de deux cents pas cette
avant-garde. A cinq
heures sept minutes, la garde nationale défile par le quai Pelletier sur
trois rangs. Lafayette répondait aux acclamations de l'air d'un homme qui dit
: Vous le voulez. Le défilé dura quarante minutes. Pendant
ce temps, le peuple, convaincu que beaucoup d'officiers, ou même de soldats,
de la garde nationale, n'avaient point un bon esprit, donnait la chasse à
tous les citoyens en uniforme qu'il rencontrait pour les obliger à joindre le
corps d'armée en marche. Les tambours battent, les étendards flottent : «
Allez, marchez, braves citoyens : vous portez avec vous le destin de la
France ; nos cœurs vous suivent, secourez notre roi, sauvez nos députés,
soutenez la majesté nationale. Quatre cent mille bras sont prêts à vous
applaudir, à vous venger. » Dès le
matin, et avant même l'arrivée des femmes, l'Assemblée nationale était
extrêmement agitée. A l'ouverture de la séance, Mounier, président, donna
lecture de la réponse du roi au sujet de la Déclaration des droits soumise à
son acceptation : « De
nouvelles lois constitutives ne peuvent être bien jugées que dans leur
ensemble : tout se tient dans un si grand et si important ouvrage. Cependant,
je trouve naturel que, dans un moment où nous invitons la Nation à venir au
secours de l'Etat par un acte signalé de confiance et de patriotisme (l'emprunt
patriotique) nous
la rassurions sur le principal objet de son intérêt. « Ainsi,
dans la confiance que les premiers articles constitutionnels que vous m'avez
présentés, unis à la suite de votre travail, rempliront le vœu de mes peuples
et amèneront le bonheur et la prospérité du royaume, j'accorde, selon votre
désir, mon accession à ces articles ; mais à une condition positive et dont
je ne me départirai jamais, c'est que, par le résultat général de vos
délibérations, le pouvoir exécutif ait son entier effet entre les mains du
monarque. Une suite de faits et d'observations, dont le tableau sera mis sous
vos yeux, vous fera connaître que dans l'ordre actuel des choses, je ne puis
protéger efficacement ni le recouvrement des impositions légales, ni la libre
circulation des subsistances, ni la sûreté individuelle des citoyens.... « Je
ne m'explique point sur votre Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
; elle contient de très bonnes matières propres à guider vos travaux ; mais
des principes susceptibles d'application et même d'interprétation différente
ne peuvent être justement appréciés et n'ont besoin de l'être qu'au moment où
leur véritable sens est fixé par les lois auxquelles ils doivent servir de
première base. » Ainsi
le roi n'acceptait que sous condition les lois constitutionnelles : et au
fond, il refusait de sanctionner la Déclaration des droits elle-même,
c'est-à-dire, les principes d'où toute la Constitution émanait. Toute la
gauche de l'Assemblée se souleva. Muguet de Nanthou s'écria : « Quelle
réponse ambiguë et insidieuse vous venez d'entendre ! » Robespierre dit avec
force : « La réponse du roi est destructive non seulement de toute
constitution, mais encore du droit national à avoir une constitution. On n'adopte
les articles constitutionnels qu'à une condition positive : celui qui
peut imposer une condition à une constitution a le droit d'empêcher cette
constitution ; il met sa volonté au-dessus du droit de la Nation. » Et,
rappelant en toute rigueur les principes du Contrat Social, il ajouta : « On
vous dit que vos articles constitutionnels ne présentent pas tous l'idée de
la perfection ; on ne s'explique pas sur la Déclaration des droits ; est-ce
au pouvoir exécutif à critiquer le pouvoir constituant, de qui il émane ? Il
n'appartient à aucune puissance de la terre d'expliquer des principes, de
s'élever au-dessus d'une nation et de censurer ses volontés. Je considère
donc la réponse du roi comme contraire aux principes, aux droits de la Nation
et comme opposée à la Constitution. » A force
de logique démocratique, il atteignait à une grande hardiesse révolutionnaire
: et, en sa parole, que trop souvent on déclare vague, il y avait un accent
vigoureux et décisif : « Vous n'avez d'autre moyen d'éviter les obstacles que
de briser les obstacles. Quelle espèce de religion y a-t-il donc à couvrir
les droits de la Nation d'un voile qui ne sert qu'à favoriser les atteintes
qu'on voudrait leur porter ? » Bouche
propose un projet d'arrêté très net et très agressif : « La Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen et la Constitution seront acceptées par le
monarque avant qu'aucun impôt soit accordé par la Nation. La Constitution
étant achevée, le monarque se rendra dans le sein de l'Assemblée nationale ;
là il jurera pour lui et ses successeurs au trône de France observation de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de la Constitution. Le
serment prêté, l'Assemblée nationale prêtera le sien pour la Nation en présence
du monarque, pour former la réciprocité entre deux parties, dont l'une doit
jurer de gouverner et l'autre d'obéir conformément aux lois. » L'abbé
Grégoire parle de la disette et prononce une parole dont nous retrouverons
l'écho tout à l'heure dans le discours de Maillard : « Je demande
pourquoi cette lettre envoyée à un meunier avec 200 livres et la promesse
d'autant par semaine, s'il ne veut pas moudre ? » Duport,
Pétion font allusion au banquet des gardes du corps. Question redoutable, à
cause du rôle joué par la reine. Mirabeau demande que sur ce point on fasse
silence, mais qu'on prenne des précautions en interdisant désormais ces
festins militaires : une députation ira demander au roi « un éclaircissement
qui rassure le peuple sur l'effet d'une acceptation conditionnelle. » Visiblement
ici encore il cherche à atténuer le choc entre la Révolution et le roi. Un
maladroit aristocrate, le marquis de Monspey, croyant embarrasser Pétion, et
voulant le compromettre, lui demande de rédiger par écrit et de déposer sur
le bureau sa dénonciation relative au banquet des gardes du corps. Le sot ne
voyait point qu'il allait jeter Marie-Antoinette dans la tourmente. Mirabeau
se lève et avertit la droite de l'Assemblée en quelques paroles terribles : «
Je commence par déclarer que je regarde comme souverainement impolitique la
dénonciation qui vient d'être provoquée ; cependant si l'on persiste à la
demander, je suis prêt, moi, à fournir tous les détails et à les signer : mais
auparavant je demande que cette Assemblée déclare que la personne du roi est
seule inviolable, et que tous les autres individus de l'Etat, quels qu'ils
soient, sont également sujets et responsables devant la loi. » Epouvanté,
le marquis comprit et retira sa motion. Ainsi
procédait Mirabeau, couvrant sa tactique de prudence par des audaces
révolutionnaires qui faisaient trembler, et protégeant la famille royale des
éclats mèmes de la foudre qui paraissaient la menacer. L'Assemblée
adopte enfin un arrêté très simple et très ferme : « L'Assemblée a décrété
que M. le Président, à la tête d'une députation, se rendra aujourd'hui par
devers le roi, à l'effet de supplier sa Majesté de vouloir bien donner une
acceptation pure et simple de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen, et des dix-neuf articles de la Constitution qui lui ont été
présentés. » Malgré
la coalition naissante de la réaction et du modérantisme, l'Assemblée
retrouvait toute sa vigueur pour défendre le cœur même de son œuvre : et la
Déclaration des droits lui communiquait une inaltérable vertu. Mais le roi
céderait-il ? Voudrait-il consacrer toute la philosophie révolutionnaire et
humaine du XVIIIe siècle inscrite dans la Déclaration des droits ? La brusque
entrée du peuple va décider la question. A peine
le bureau de l'Assemblée venait-il de désigner les douze députés chargés
d'aller vers le roi, que les femmes, venues de Paris, frappent à la porte. Il
était environ quatre heures de l'après-midi. Elles étaient arrivées en bon
ordre, malgré la pluie qui détrempait les chemins. Maillard, marchant à leur
tête, les avait disciplinées. Le Président avertit l'Assemblée que les femmes
demandaient à être admises à la barre. Elles commençaient à violenter les
sentinelles. Elles sont admises et Maillard parle en leur nom. Je
donne, d'après les Archives parlementaires, la physionomie de cette étrange
scène, indécise et puissante : « Nous
sommes venus à Versailles pour demander du pain, et en même temps pour faire
punir les gardes du corps qui ont insulté la cocarde patriotique. Les
aristocrates veulent nous faire mourir de faim. Aujourd'hui même, on a envoyé
à un meunier un billet de 200 livres, en l'invitant à ne pas moudre et en lui
promettant de lui envoyer la même somme chaque semaine. » L'Assemblée
poussa un cri d'indignation et de toutes les parties de la salle on dit à
Maillard : nommez. Maillard
reprend : « Je ne puis nommer ni les dénoncés ni les dénonciateurs,
puisqu'ils me sont également inconnus ; mais trois personnes que j'ai
rencontrées ce matin dans une voiture de la Cour m'ont appris qu'un curé
devait dénoncer ce crime à l'Assemblée nationale. » Une
voix s'éleva alors à la barre et désigna M. l'archevêque de Paris.
L'Assemblée entière s'empresse de répondre que ce prélat est incapable d'un
pareil crime. Maillard
ajoute : « Je vous supplie, pour ramener la paix, calmer l'effervescence
générale et prévenir les malheurs, d'envoyer une députation à MM. les gardes
du corps pour les engager à prendre la cocarde nationale et à faire
réparation de l'injure qu'ils ont faite à cette même cocarde. » Plusieurs
membres s'écrient que les bruits répandus sur les gardes du roi sont
calomnieux. Quelques
expressions peu mesurées, dit le compte rendu, échappées à l'orateur lui
attirent une injonction du président de se contenir dans le respect qu'il
doit à l'Assemblée nationale. Le
président ajoute que tous ceux qui veulent être citoyens peuvent l'être de
leur plein gré et qu'on n'a pas le droit de forcer les volontés. Maillard
répond : « Il n'est personne qui ne doive s'honorer de ce titre, et s'il
est, dans cette diète auguste, quelque membre qui puisse s'en croire
déshonoré, il doit en" être exclu sur-le-champ. » Toute
la salle retentit d'applaudissements, et une foule de voix répètent : Oui,
oui, tous doivent l'être, nous sommes tous citoyens. Au même
instant on apporte à Maillard une cocarde nationale de la part, des gardes du
corps. Il la montre aux femmes comme un gage de leurs dispositions
pacifiques, et toutes s'écrient : « Vive le roi, vivent les gardes du corps !
» Et
Maillard conclut : « Je suis bien loin de partager les soupçons qui agitent
tous les esprits : mais je pense qu'il est nécessaire, pour le bien de la
paix, d'engager sa Majesté à prononcer le renvoi de ce régiment qui, dans la
disette cruelle qui afflige la capitale et les environs, augmente les
malheurs publics, ne fût-ce que par l'augmentation nécessaire qu'il
occasionne dans la consommation journalière. » Le
récit de Mounier diffère en quelques points du compte rendu. D'après lui, ce
n'est point Maillard qui parle le premier : il laissa d'abord la parole à un
de ses compagnons et intervint brusquement pour dire : nous obligerons tout
le monde à porter la cocarde patriotique ; puis il garda la parole jusqu'à la
fin. Il y a
dans ce discours quelques puérilités : car comment attribuer la disette d'une
ville de plus de sept cent mille hommes à un millier de gardes du corps ?
Mais, il y a aussi je ne sais quel accent de sagesse grave et de sincérité ;
et, après tout, il résumait toute la pensée du peuple en deux mots décisifs :
du pain et la cocarde tricolore ! c'est-à-dire : la vie et la Révolution.
Visiblement, les femmes étaient venues à l'Assemblée sans haine, avec un
grand fond d'espérance : au premier signe ami des gardes du corps, elles
s'attendrissent et les acclament. L'Assemblée
complète le mandat des députés qu'elle envoie au roi : ils demanderont, outre
la sanction de la Déclaration des droits, des mesures vigoureuses pour
assurer la subsistance de la capitale. Mounier, président, sort, vers cinq
heures, avec les délégués et se dirige vers le château. Les femmes le suivent
en foule : il est convenu que douze seulement l'accompagneront. L'une
d'elles, Louise Chably, harangua le roi, qui l'embrassa en lui parlant avec
une sorte d'émotion, de la souffrance du peuple. Mounier
insista auprès des ministres pour que le roi accordât immédiatement
l'acceptation pure et simple des articles constitutionnels et de la
Déclaration des droits. C'était un moyen de calmer l'effervescence des
esprits. Le roi, informé de cette demande, se retira dans une autre pièce
pour délibérer avec son conseil. Mais il était cruel à la Royauté de
sanctionner les principes de la Révolution : et même dans le désordre et le
péril croissant de cette journée d'octobre, elle résistait. Mounier, dévoré
d'impatience, attendit la réponse de cinq heures et demie à dix heures du
soir. Et
pendant que le roi délibérait ainsi, le sang commençait à couler dans les
allées de Versailles. Le régiment de Flandre, formé en bataille, avait été
rapidement enveloppé par les femmes. Les soldats protestèrent de leur
dévouement à la Nation ; mais il y eut une bagarre entre les femmes et un
détachement des gardes du corps, commandé par le comte de Guiche. Quelques
femmes furent blessées de coups d'épée. Les volontaires de la Bastille firent
feu sur les gardes du corps et en abattirent plusieurs. A ce
moment, le roi fit appeler Mounier et prononça, après cinq heures
d'hésitations, l'acceptation pure et simple. « Je le suppliai, raconte
Mounier, de me la• donner par écrit. Il l'écrivit et la remit dans mes mains.
H avait entendu les coups de feu. Qu'on juge de son émotion, qu'on juge de la
mienne. Le cœur déchiré, je sortis pour retourner à mes fonctions. » Ainsi
comme si le droit du peuple souffrant devait être inscrit dans les titres les
plus solennels de la Révolution bourgeoise, c'est sous la pression des
pauvres femmes de Paris demandant du pain, que la Déclaration des droits de
l'homme est sanctionnée. Ce sont des mains ouvrières qui remettent à
l'humanité nouvelle son titre glorieux. Durant
l'absence du président Mounier, la foule avait peu à peu envahi l'Assemblée.
Elle s'était mêlée aux délibérations et demandait à grands cris que
l'Assemblée fît une loi pour diminuer le prix du pain, de la viande et des
chandelles. L'Assemblée, comme submergée par le flot populaire, s'était
dispersée : la séance était levée de fait ; et comme par un effet encore bien
enfantin de la souveraineté populaire, une femme dont on ne dit pas le nom
avait pris possession du fauteuil présidentiel. ll y eut ainsi une minute où,
le roi assiégé dans le château, l'Assemblée dispersée, la force populaire
semblait demeurer seule. Mais à quoi servirait d'occuper le pouvoir, si on
n'y portait une idée ? De bonne grâce, la femme qui - s'était assise au fauteuil,
le rendit à Mounier ; le tambour passa dans les rues de Versailles, pour
appeler de nouveau les députés, et en attendant la reprise de la séance, les
femmes, groupées autour de Mounier, l'admonestaient en paroles à la fois
maternelles et rudes. Aucune obstination de 'colère n'était en elles ; c'est
Mounier lui-même qui le constate : « Les femmes qui m'environnaient
conversaient avec moi, plusieurs m'exprimaient leurs regrets de ce que
j'avais défendu ce vilain veto (ce sont leurs expressions) et me disaient de bien
prendre garde à la lanterne. Je répondis qu'on les trompait ; qu'elles
n'étaient pas en état de juger les députés ; que je devais suivre ma
conscience et que je préférais exposer nia vie plutôt que de trahir la
vérité. Elles voulurent bien approuver ma réponse et me donner beaucoup de
témoignages d'intérêt. » Ce
n'est pas, comme on voit, la foule brutale et enivrée dont a parlé la
réaction. C'est bien le peuple novice encore et se prenant vite aux
raisonnements captieux- du modéré, mais généreux et clairvoyant en somme. Ces
femmes occupant un moment le fauteuil du président de l'Assemblée, puis
causant avec lui d'un ton de familiarité hardie et cordiale et redescendant
enfin dans le grand torrent de la foule pour laisser à l'Assemblée bourgeoise
sa libre action, c'est bien l'image du mouvement populaire sous la Révolution.
Les pauvres émergent soudain et s'approchent brusquement du pouvoir ; ils
l'interpellent, le rudoient, le dirigent parfois et l'enveloppent, mais ils
ne savent et ne peuvent le saisir. A ce
moment, vers les onze heures du soir, par les routes détrempées et noires,
Lafayette arrivait. Il s'était fait précéder d'un message au roi, le priant
d'avoir confiance, et l'assurant que la garde nationale de Paris venait pour
rétablir l'ordre. La séance de l'Assemblée avait repris, et, avec ce parti
pris d'indifférence aux événements qu'affectent les Assemblées pressées par
le flot inquiet du peuple, elle discutait les lois criminelles ; mais les
femmes présentes à la discussion et presque mêlées à l'Assemblée,
interrompaient par des cris répétés : « Du pain ! du pain ! pas tant de longs
discours ! » Plusieurs n'avaient point mangé depuis le matin. Mirabeau
se leva, presque menaçant : « Je voudrais bien savoir. s'écria-t-il, pourquoi
on se donne les airs de nous dicter ici des lois. » Le
peuple applaudit ; grand était encore sur lui l'ascendant du tribun, et
d'ailleurs ce n'était ni pour violenter ni pour humilier l'Assemblée, encore
toute puissante, que les femmes étaient venues. à Versailles ; le peuple
n'était point pour l'Assemblée un ennemi, mais un allié impétueux, qui
l'envahissait à bonne intention. Vers
trois heures du matin, Lafayette fit savoir à Mounier, par un aide de camp,
qu'il pouvait lever la séance ; il l'assurait que toutes les précautions
étaient prises, que le calme était complet et qu'il n'y avait point péril à
s'ajourner au lendemain. La séance fut levée en effet, et Lafayette, écrasé
de fatigue, alla dormir. Une
partie du peuple, n'ayant point d'abri, passa la nuit à chanter et à danser
autour de grands feux ; dès la pointe du jour, des bandes assez excitées se
répandent dans les rues de Versailles. Un garde du corps parait à sa fenêtre,
il est insulté, menacé, et il fait feu. Le peuple envahit la maison, abat un
jeune garde du corps de dix-huit ans, lui coupe la tête et la porte au bout
d'une pique. Il donne l'assaut à l'hôtel des gardes du corps, le force et le
pille, et il donne la chasse aux gardes du corps, qui s'enfuient jusque dans
la cour du château ; puis, entraîné en effet par cette sorte de chasse, il
gravit l'escalier et pénètre jusque dans l'appartement du roi. La reine,
réveillée en sursaut, se réfugie auprès du roi ; le peuple essaie de désarmer
les gardes du corps qui étaient de service dans l'antichambre ; des
gentilshommes, des gardes nationaux accourent et protègent l'appartement du
roi. Lafayette, averti un peu tard, arrive aussi en toute hâte. Les
aristocrates l'accusèrent -d'avoir dormi pour livrer le roi à des forcenés. « Il
a dormi contre son roi », dirent-ils ; l'accusation était absurde. Lafayette,
gardien de la Révolution contre les entreprises de la Cour, et gardien de la
famille royale contre les violences du peuple avait le rôle qui flattait le
plus son orgueil. Accablé de fatigue et d'émotion, trompé d'ailleurs par le
calme apparent du peuple, il manqua seulement de prévoyance. Il décida le roi
à se montrer avec la reine et le dauphin au balcon qui donnait sur la cour. Le roi,
violemment oppressé, ne put dire un mot. Lafayette promit en son nom que
toutes mesures seraient prises dans l'intérêt du peuple. Puis, un instant
après, le roi ayant retrouvé un peu de calme, reparut au balcon, et supplia
le peuple, en termes touchants, de sauver la vie des gardes du corps menacés.
« Le roi à Paris ! Le roi à Paris ! » criait la foule. « Oui, je reviendrai à
Paris, dit le roi, mais à condition que ce soit avec ma femme et mes enfants.
» Il
savait l'impopularité de la reine et, par cette sorte de contrat avec le
peuple, il la plaçait sous la sauvegarde de la loyauté parisienne. Louis XVI
était comme une âme mal débrouillée et plus compliquée qu'on Be l'imagine. De
même qu'il y avait parfois de la duplicité dans sa faiblesse, il y avait
aussi parfois de la grandeur dans sa bonhomie. « Le
roi à Paris ! » c'est un des mots décisifs, c'est une des heures décisives de
la Révolution ! Voilà le drame désormais concentré dans la capitale ; voilà
le roi sous la main du peuple, et aussi les Assemblées qui ne voudront point
se séparer du roi. C'est à Paris que les forces populaires étaient
accumulées. C'est à Paris, résumé de la France, que l'idée de l'unité
française était la plus puissante. Le roi à Paris, c'est la certitude que la
Révolution sera démocratique et unitaire. Si le foyer de la vie publique et
de la Révolution avait été porté en province, une sorte de fédéralisme et de
modérantisme aurait pu prévaloir ; pour résister à l'action de Paris
considérée dès lors comme dissidente, la bourgeoisie modérée se serait
coalisée avec les forces d'ancien régime, et la Révolution française n'aurait
été qu'une réédition de la Révolution anglaise, une Révolution de compromis,
et non une Révolution d'élan, de logique et d'universel ébranlement. Les
pauvres femmes du peuple qui partirent de Paris le 5 octobre, au matin, pour
aller à Versailles demander du pain, et qui ramenèrent le roi, ont ainsi joué
un rôle extraordinaire, un des plus grands à coup sûr qu'enregistre
l'histoire : elles ont noué le nœud formidable de la Révolution et de Paris,
et aucune main d'aristocrate ou de girondin ne le dénouera, aucun glaive
prussien, anglais ou cosaque ne le tranchera. C'est
le jour même, 6 octobre, que le roi se rendit à Paris. Il était précédé d'un
grand cortège de femmes qui portaient des branches d'arbres, marquées sans
doute déjà des nuances d'automne ; les canons étaient couverts de feuillages
; c'est vers les six heures du soir, c'est-à-dire à la tombée du jour, que le
roi arriva ; les maisons étaient illuminées, et dans ce crépuscule étrange,
mêlé de splendeur et de mélancolie, la Révolution marchait enthousiaste et
incertaine ; le peuple acclamait le roi, et le roi soulevé par le flot d'une
vaste mer, allait comme en un rêve vers l'horizon voilé. Heure indécise et
bizarre, où la défaite de la royauté ressemblait à un triomphe, où Paris, à
demi vainqueur, à demi dupé, se grisait de sa joie bruyante et oubliait les
complots d'hier. Chose
curieuse ! cette grande crise des journées d'octobre semble faire tomber
l'effervescence révolutionnaire de Paris. Nous allons entrer pour deux ans
dans une sorte de calme. La Révolution va se développer en profondeur avec de
faibles agitations de surface. La
misère, qui avait suivi la mauvaise récolte de 1788 et qui avait été aggravée
par l'incertitude des premiers jours de la Révolution, s'atténue très vite ;
les subsistances affluent de nouveau, et le travail se ranime. Le prix du
pain s'abaisse de quatre sous à trois sous la livre. L'hiver 1789-1790 est
d'une exceptionnelle douceur ; en février, le temps était si beau que tous
les travaux de maçonnerie pouvaient se continuer. Les manufactures sont très
actives ; et les municipalités qui s'organisent occupent par des travaux
publics les ouvriers qui chôment encore : à la fin de 1790, elles pourront
même fermer la plupart de ces ateliers et chantiers, l'activité économique
étant très grande dans le pays. La fièvre de la misère et de la faim s'apaise
donc et la Révolution peut procéder à son œuvre organique. Aussi bien la surprise des journées d'octobre, le brusque hasard de violence qui avait mis en péril la vie du roi avaient inquiété la bourgeoisie révolutionnaire elle-même. L'Assemblée se souvenait avec déplaisir qu'elle avait été envahie, et si elle suivait le roi à Paris, c'était avec le ferme projet de couper court, par des mesures très rigoureuses, à tous les mouvements de la rue. Son autorité révolutionnaire, immense encore, lui permettra de promulguer la loi martiale sans soulever contre elle un déchaînement populaire, et en fait, elle n'aura pas besoin (le l'appliquer pendant deux ans. Le club des Jacobins aidera beaucoup l'Assemblée à régler le mouvement ; il disciplinera les forces révolutionnaires. |