HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE TROISIÈME. — LES JOURNÉES RÉVOLUTIONNAIRES

 

LES JOURNÉES D'OCTOBRE.

 

 

Le roi et la Cour, depuis leur désastre du 14 juillet, ont renoncé à l'offensive déclarée ; mais Louis XVI espérait toujours lasser la Révolution, pour la dompter enfin. Dès que les arrêtés du 4 août sont connus, il fait savoir qu'il ne les accepte point. Au lieu de se constituer le chef de la Révolution, qui ne demande, même après le 14 juillet, qu'à l'acclamer, il reste le chef, le protecteur des privilégiés.

Il écrit à l'archevêque d'Arles, Dulau : « Je né consentirai jamais à dépouiller mon clergé, ma noblesse ; je ne donnerai point ma sanction à des décrets qui les dépouilleraient ; c'est alors que le peuple français pourrait un jour m'accuser d'injustice ou de faiblesse. M. l'archevêque, vous vous soumettez aux décrets de la Providence, je crois m'y soumettre en ne nie livrant point à cet enthousiasme qui s'est emparé de tous les ordres, mais qui ne fait que glisser sur mon âme. »

Par ces paroles, il ne se compromettait pas seulement lui-même ; il ôtait aux sacrifices des privilégiés toute apparence de sincérité, car le peuple se disait avec raison que si vraiment les privilégiés faisaient sans arrière-pensée l'abandon de leurs privilèges, ils décideraient bien leur chef, le roi, à y consentir avec eux et pour eux.

Le roi ne s'enferma pas dans cette fin de non-recevoir et, par sa lettre du 18 septembre adressée à l'Assemblée, il essaie d'éluder les arrêtés du 4 août en multipliant les objections de détail. Il demande que l'indemnité s'applique aussi aux droits personnels, aux droits de servitude qui ont été transformés depuis en redevances pécuniaires, et surtout, il veut perpétuer les droits féodaux en rendant le rachat presque impossible. Et pour cela, il veut obliger les paysans à racheter à la fois tous les droits dont ils sont grevés, non seulement le cens ou le champart qu'ils payent tous les ans, mais encore le droit de lods et ventes, qu'ils ne payent qu'éventuellement, si leur propriété vient à changer de main.

Ainsi ne pouvant faire face à la charge considérable de ce rachat total, les paysans continueraient à supporter la tyrannie féodale. « L'Assemblée, dit-il, verra sans doute que certains droits ne peuvent être rachetés séparément les uns des autres, et qu'ainsi, par exemple, on ne devrait pas avoir la faculté de se rédimer du cens qui constate et consacre le droit seigneurial, si l'on ne rachetait pas en même temps les droits casuels et tous ceux qui dérivent du droit censitaire. »

Mais il allait plus loin et, sous prétexte de défendre la petite propriété, liée selon lui au régime féodal, il invitait l'Assemblée à maintenir celui-ci. « J'invite de plus l'Assemblée nationale à réfléchir si l'extinction du cens et des droits de lods et ventes convient véritablement au bien de l'Etat. Ces droits, les plus simples de tous, détournent les riches d'accroitre leurs possessions de toutes les petites propriétés qui environnent leurs terres, parce qu'ils sont intéressés à conserver• le revenu honorifique à leur seigneurie. Ils chercheront, en perdant cet avantage, à augmenter leur consistance extérieure par l'étendue de leurs possessions foncières, et les petites propriétés diminueront chaque jour. Cependant il est généralement reconnu que leur destruction est un préjudice pour la culture ; que leur destruction circonscrit et restreint l'esprit du citoyen, en diminuant le nombre de personnes attachées à la glèbe ; que leur destruction enfin, peut affaiblir les principes de morale, en bornant de plus en plus les devoirs des hommes à ceux de serviteurs et de gagistes. » Quelle ironie ! C'est dans l'intérêt de la propriété paysanne que l'on entend maintenir sur elle les droits féodaux. Le roi proclame, en somme, que l'indépendance de la propriété paysanne est impossible. Ou elle paiera des redevances aux nobles, ou si les nobles ne peuvent plus éparpiller ainsi sur un grand nombre de petits domaines leur suzeraineté et s'attacher par• un lien de vassalité un grand nombre de cultivateurs, ils achèteront les petits domaines. Ou vassal ou domestique de ferme, voilà l'alternative avec laquelle le roi réduit les paysans. Et s'il était vrai que la disparition de la propriété féodale dût donner un nouvel élan à la grande propriété foncière capitaliste, qu'en faudrait-il conclure ? Non pas que les paysans doivent supporter le joug féodal : mais qu'après l'avoir brisé ils doivent briser aussi le joug propriétaire.

L'Assemblée ne regardait pas aussi loin dans l'avenir : mais la réponse du roi, lui parut inacceptable : c'était en effet la radiation des décrets du 4 août. Elle insista pour leur promulgation, et le roi, recourant encore à la ruse, annonça par une lettre du 21 septembre, qu'il ne pouvait promulguer encore les décrets du 4 août, puisqu'ils n'avaient pas pris définitivement forme de lois, mais qu'il allait les publier, et il ajoutait : « Je ne doute point, d'après les dispositions que vous manifestez, que je ne puisse, avec une parfaite justice, revêtir de ma sanction toutes les lois que vous décréterez sur les divers objets contenus dans vos arrêtés. » Ainsi le roi exprimait publiquement l'espoir que l'Assemblée, par ses arrêtés définitifs, éluderait si bien ses décrets de principe du 4 août, que lui-même, gardien du droit féodal, pourrait sanctionner aisément ces lois de duperie. L'Assemblée, dont nous avons vu déjà les hésitations à supprimer effectivement la propriété féodale se laissa aller à applaudir la réponse du roi. Le peuple des campagnes pouvait se demander : Qui trompe-t-on ? Et en tout cas le peuple de Paris commençait à être inquiet de la marche incertaine de l'Assemblée. Depuis le 14 juillet il y avait comme une crise profonde à l'Assemblée nationale. La noblesse et le clergé, qui en formaient près de la moitié, s'étaient aperçus qu'au lieu de se livrer à de dangereuses et impuissantes tentatives de coup d'Etat ils n'avaient qu'à se servir habilement de leur force légale, pour amortir les effets de la Révolution. Les modérés, comme Malouet, Mounier, en s'unissant à la droite, pouvaient livrer l'Assemblée à une sorte de modérantisme qui aurait désarmé la force révolutionnaire. Déjà, pendant les mois d'août et de septembre, les trois questions vitales avaient été longuement débattues. L'Assemblée serait-elle permanente ? Le Corps législatif serait-il divisé en deux Chambres ? Le roi pourrait-il opposer aux décisions du législateur un veto absolu ? Si l'Assemblée avait décidé qu'elle ne serait point permanente, mais que le roi convoquerait les Etats généraux irrégulièrement et selon les besoins, si elle avait décidé qu'une seconde Chambre, asile et centre de l'aristocratie, partagerait le pouvoir avec les élus de la nation, si elle avait, en outre, donné au roi le droit de refuser indéfiniment sa sanction aux décisions du Corps législatif, et de faire ainsi échec à la volonté légale de la France, que restait-il de la Révolution ? Ces trois mesures combinées n'en laisseraient subsister qu'une ombre, et les grandes forces sociales du passé, l'Eglise et la Féodalité, auraient bientôt tourné en dérision une révolution ainsi ligotée.

On pouvait donc tenter contre la Révolution une sorte de coup d'Etat législatif plus dangereux que le coup d'Etat militaire, parce. qu'il aurait eu l'apparence de la loi et qu'il aurait enchaîné la France par la volonté même de ses élus.

À coup sûr, le sens révolutionnaire de la bourgeoisie la mettait en garde contre cette abdication totale : et le bas clergé, malgré l'inquiétude et le malaise dont les projets qui menaçaient vaguement l'Eglise commençaient à le pénétrer, n'aurait pas accepté non plus d'être livré à discrétion aux grands prélats rancuneux. Dans la noblesse même, une minorité assez forte voulait reconquérir la popularité. Il semblait donc impossible qu'en août et septembre, presque au lendemain de la victoire commune du peuple et de l'Assemblée, un mouvement de recul se produisît.

Pourtant, c'est au nom du Comité de Constitution, c'est-à-dire en quelque façon au nom de l'Assemblée elle-même, que Lally-Tollendal et Mounier, dans la séance du 31 août, proposent un plan de Constitution extrêmement' conservateur. Ce sont les grandes influences modératrices de la royauté et de la propriété qui vont primer toutes les autres. Sans doute ils demandent la permanence des Assemblées, c'est-à-dire que les sessions soient annuelles et qu'il y ait toujours des députés. C'est pour la liberté une garantie ; mais ils proposent que le Corps législatif soit divisé en deux Chambres : la deuxième, le Sénat, serait formée de deux cents membres présentés par les Assemblées provinciales et nominés par le roi. Ils seraient sénateurs à vie et ne pourraient être éligibles que s'ils avaient une propriété territoriale. Même pour être admis à la Chambre populaire, il faudrait avoir une propriété.

« Il paraît difficile de nier, disait Lally-Tollendal, que l'homme le plus indépendant est le plus propre à défendre la liberté, que l'homme qui est le plus intéressé à la conservation d'un pays est celui qui le servira le mieux ; que l'homme qui aura le plus à craindre de la vindicte publique est celui qui se portera le moins à trahir l'intérêt public ; or, quel est le plus indépendant, de celui qui possède ou de celui qui ne possède point ? Quel est le plus intéressé à la conservation d'un pays, de celui dont la propriété, dont l'existence tiennent au sol de ce pays ou de celui qui, en le quittant, n'aura rien à regretter ? Lequel a le plus à craindre de la vindicte publique, de celui qu'elle peut déposséder pour le punir de sa prévarication ou de celui qui, en se dérobant par la fuite, pourra braver le juste ressentiment dès citoyens qu'il aura trahis ? »

C'est toute la théorie de la bourgeoisie conservatrice et censitaire. Si l'on ajoute à cela que chacune des deux Chambres, dans le plan du Comité, aura un veto illimité sur les décisions de l'autre, et que le roi aura un veto illimité sur toutes les deux, et si l'on remarque que même pour être électeur, pour faire partie des assemblées primaires 'il faut payer une imposition directe de trois journées de travail, on sera obligé de conclure que le projet de Constitution soumis à l'Assemblée nationale était la négation même de la démocratie. Des millions de pauvres, d'ouvriers, de manœuvriers, exclus du droit électoral, un Corps législatif divisé et réduit, par cette division, à une sorte d'impuissance, des sénateurs à vie et nommés par la Royauté, le droit de veto illimité du roi, quel moyen reste-t-il à la volonté nationale et populaire pour aboutir et même pour se formuler ?

Or, par un curieux symbolisme, ce plan était présenté à la fois par un noble vaguement libéral et par un bourgeois modéré. C'était comme la concentration de toutes les forces conservatrices : les hommes les moins intransigeants de l'ancien régime et les hommes les plus conservateurs du régime nouveau se rencontraient et s'accordaient pour imposer à la Révolution des freins sans nombre. Cet accord de Lally-Tollendal, de Mounier, et aussi de Malouet, c'est-à-dire pour parler le langage d'aujourd'hui, de la droite modérée, du centre droit et du centre gauche, n'allait-il point réduire au minimum le mouvement d'émancipation de la France ?

C'était pour la Révolution une heure vraiment critique : il s'agissait de savoir si elle allait être étroitement bourgeoise et conservatrice, ou au contraire largement bourgeoise et démocratique. A Paris, l'inquiétude était poignante et l'agitation fut extraordinaire. Mais à Paris aussi, dans l'organisation de la vie municipale et dans le jeu des forces sociales commençait à se marquer le conflit de la bourgeoisie oligarchique et de la démocratie. Il serait excessif assurément de dire que la nouvelle Assemblée des représentants de la Commune et la nouvelle garde nationale appartenaient exclusivement au parti de la bourgeoisie modérée et conservatrice. Bailly, maire de Paris, avait présidé le serment du Jeu de Paume et, malgré ses petitesses d'amour-propre, il était uni de cœur à la Révolution. Lafayette, commandant de la garde nationale, avait aidé en Amérique à l'avènement d'une République, et il n'aurait point volontiers compromis sa popularité à arrêter net la marche de la Révolution. Mais, malgré tout, à prendre les choses dans l'ensemble, l'Assemblée des représentants et la garde nationale représentaient surtout l'esprit de prudence et de restriction bourgeoises, un commencement d'oligarchie.

C'est le 25 juillet et le 1er août que les soixante districts de Paris, convoqués par Bailly, maire provisoire, nommèrent les cent quatre-vingt-quatre membres de l'Assemblée des représentants de la Commune. Les assemblées électorales furent nombreuses : mais seuls les citoyens qui avaient une fonction ou une maîtrise ou qui payaient six livres de capitation purent y prendre part. Les choix se portèrent presque partout sur de notables bourgeois, gros marchands, notaires, avocats, banquiers, savants titrés et illustres, journalistes connus. Il y avait beaucoup d'hommes de mérite. Ainsi M. Sigismond Lacroix relève parmi les élus du 25 juillet, Brissot de Warville, rédacteur du Patriote français, député à la Législative et à la Convention ; Léonard Bourdon de la Crosnière, ancien avocat, chef d'une maison d'éducation, député à la Convention ; Bourdon des Planches, publiciste ; Brousse Desfaucherets, auteur dramatique, membre du Directoire du Département en 1791 ; l'abbé Chauvier, supérieur général de la Congrégation des Mathurins ; Darrimajou, publiciste ; de Joly, avocat, secrétaire greffier de la Convention, ministre de la Justice avant Danton ; Dussault, académicien, membre de la Convention ; Gravier de Vergennes, maître des requêtes ; Huguet de Sémonville, noble rallié au Tiers Etat avant le 14 juillet, ambassadeur de la République ; Moreau de Saint-Méry, ancien président des électeurs, député à la Constituante ; Périer, de l'Académie des Sciences, mécanicien novateur, inventeur des pompes à feu ; Peyrilhe, professeur à l'Ecole de Médecine ; Quatremère de Quincy, archéologue, député à la Législative, membre des Cinq-Cents ; Thouin, botaniste, professeur à l'Ecole normale en 1795, membre de l'Institut ; de Vauvilliers, professeur au Collège de France, académicien, membre des Cinq-Cents, etc.

Les élus complémentaires du 5 août comprennent : Bigot de Préameneu, avocat au Parlement, futur député à la Législative, conseiller d'Etat et ministre des cultes sous l'Empire ; Broussonnet, naturaliste, de l'Académie des Sciences, député à la Législative ; Cahier de Gerville, avocat, substitut du procureur de la Commune, ministre de l'intérieur à la fin de 1791 ; Caron de Beaumarchais, l'auteur du Mariage de Figaro ; Gibert des Molières, membre des Cinq-Cents ; Quéronet aîné, professeur d'éloquence, plus tard directeur de l'Ecole normale ; Lacretelle aîné, avocat, littérateur, de l'Académie Française, député à la Législative et au Corps législatif sous l'Empire ; de la Harpe, le célèbre critique littéraire, de l'Académie Française ; Le Roux de la Ville, ancien directeur des salines royales, ministre des Contributions publiques le 30 juillet 1792 ; Réal, procureur au Châtelet, qui devint substitut de Chaumette, accusateur public, conseiller d'Etat, préfet de police ; Thuriot de la Rosière, député à la Législative et à la Convention, etc.

La nouvelle Assemblée des représentants de la Commune de Paris n'était point médiocre : et elle n'avait même point reçu des électeurs un mot d'ordre de modérantisme. Je remarque même un détail curieux : c'est que Brissot de Warville, qui était à ce moment-là un journaliste d'avant-garde, est élu par ce district des Filles Saint Thomas où résidait et dominait la bourgeoisie financière et banquière, et que Marat ne va pas tarder à dénoncer sans trêve comme un foyer de contre-Révolution. Il n'y avait donc certainement dans la bourgeoisie notable de Paris, en cette fin de juillet, aucun parti pris de résistance, aucun désir de se rapprocher des anciennes classes dirigeantes pour contenir et refouler la démocratie : et même plusieurs des élus étaient des démocrates hardis, comme Brissot, comme Réal. Mais il semble qu'il n'y ait eu dans cette réunion d'hommes aucun esprit public vigoureux. La bourgeoisie parisienne qui les déléguait était fière de la victoire du 14 ; mais assez amie de son repos et portée, par suite, à la confiance envers le roi, elle répugnait à toute agitation et même à toute action nouvelle ; elle désirait que les éléments populaires n'eussent que des occasions très rares de rassemblement.

D'ailleurs, l'incertitude même du mandat de cette assemblée communale, élue seulement pour tracer un plan d'organisation municipale, ses perpétuels conflits avec le maire Bailly, l'affaiblissaient : et lorsque le maire, le 31 août, se décida à rompre avec cette assemblée et à faire appel aux districts, en vue de constituer une assemblée nouvelle de trois cents membres, celle-ci, formée ainsi au milieu des querelles, n'eut pas non plus une grande vigueur d'élan.

Elle s'installa le 19 septembre, et on put rapidement constater que, quoiqu'elle eût conservé les hommes les plus éminents de la première assemblée communale, et qu'elle eût fait de nouvelles et brillantes recrues, comme Duveyrier, Garran de Coulon, l'habile financier Mollien, les écrivains Bonneville et Fréron, les grands savants de Jussieu, le botaniste Lavoisier, le chimiste, Cassini, le directeur de l'Observatoire, et, enfin, le philosophe Condorcet, elle n'avait ni un plan politique très net, ni une grande décision.

Loustalot, dans les Révolutions de Paris avait dénoncé, dès le mois d'août, avec une certaine âpreté, les dissentiments des districts, la dispersion de la vie municipale : « La mésintelligence qui règne dans les districts, la contradiction de leurs principes, de leurs arrêtés et de leur police, offrent, depuis que le premier danger est passé, le spectacle d'une épouvantable anarchie. Qu'on imagine un homme dont chaque pied, chaque main, chaque membre aurait une intelligence et une volonté, dont une jambe voudrait marcher quand l'autre voudrait se reposer, dont le gosier se fermerait quand l'estomac demanderait des aliments ; dont la bouche chanterait quand les yeux seraient appesantis par le sommeil, et l'on aura une image frappante de l'état affligeant de la capitale. »

Avec cette discordance des districts et cette diversité naissante des principes dans la bourgeoisie parisienne, il était malaisé que l'assemblée centrale eût du ressort et une marche uniforme. Aussi on peut prévoir dès maintenant que c'est par des impulsions particulières et locales, par des mouvements partiels et spontanés que Paris interviendra dans les grands événements révolutionnaires.

Quant à l'Assemblée Générale de la Commune, elle ne restera certes pas inactive ; elle administra avec bon vouloir et avec une sorte de sagesse moyenne. Elle s'employa très consciencieusement à alimenter Paris au jour le jour ; mais il ne semble pas qu'elle ait su faire entendre aux autres communes de France qui retenaient jalousement le blé pour leur consommation propre ces véhéments appels qui auraient peut-être déterminé une plus large expédition des grains vers Paris.

A l'égard des ouvriers accumulés dans les ateliers de charité à Montmartre, à Chaillot, les représentants bourgeois de la Commune eurent une politique défiante, mais point brutale. Ils voulaient présider à la dislocation de l'atelier de Montmartre qui comptait déjà plus de dix mille hommes et qui s'accroissait tous les jours des pauvres que la province rejetait sur Paris. Mais ils eurent d'abord quelques ménagements. Ils décidèrent même que la journée du dimanche serait payée aux ouvriers, l'exiguïté de leur salaire ne leur permettant pas l'interruption. Mais ils ne tardèrent pas à abaisser le taux du salaire en se plaignant de l'énormité des charges qui pesaient sur la Ville. Et enfin ils donnèrent l'ordre aux ouvriers de Montmartre de se disperser.

Loustalot qui était un démocrate et qui avait l'âme compatissante, parle avec pitié de ces hommes ; mais il désire lui aussi la dissolution de l'atelier, et il ne propose aucun plan d'ensemble pour remédier à toute cette misère :

« Il n'est pas, écrit-il, de sentiment pénible qui n'entre dans l'âme en voyant sur le même point dix mille hommes, sous des haillons, le visage hâve, l'œil et les joues creuses, le front chargé de craintes, d'inquiétudes, et quelquefois de remords. M. le Commandant (La Fayette) leur a parlé avec cette bonté qui accueille les plaintes et qui console, mais, en même temps avec une fermeté qui réprime le murmure et décourage l'audace ; il leur a annoncé que la Ville continuerait à leur donner une paie journalière de vingt sols pour leur subsistance et qu'elle serait bientôt dans la nécessité d'en faire conduire le plus grand nombre dans leurs provinces respectives. »

Evidemment il n'y a pas encore là, à proprement parler, un commencement de conflit social. Ces prolétaires ne sont point comme ceux des ateliers nationaux de 1848 ; ils ne sont point « une armée ouvrière », dont le Socialisme a commencé à pénétrer l'esprit ; et la bourgeoisie révolutionnaire de 1789 n'éprouve paf le besoin de se prouver à elle-même sa force en écrasant ces malheureux.

Pourtant, dans le récit rapide que fait Loustalot du licenciement de l'atelier de Montmartre, le 29 août, on entrevoit que déjà dans la bourgeoisie commençaient à s'éveiller des peurs féroces. On voit aussi que les pouvoirs constitués de la Révolution parisienne étaient prêts à une répression sans merci.

« Un autre événement tenait aussi les esprits en alarme. Les ouvriers de Montmartre devaient être congédiés ce soir et l'on avait pris des précautions effrayantes pour fermer cet atelier de charité ; on y avait traîné du canon ; une troupe d'élite, composée principalement de ceux qui se sont distingués à la prise de la Bastille, sous les ordres de M. Hullin, s'y était rendue ; quatre commissaires étaient à l'entrée pour délivrer les passeports.

« Les ouvriers se sont présentés deux à deux pour remettre les outils qu'on leur avait prêtés ; ils ont reçu 24 sols et un passeport ; on en a délivré environ quatre mille. II n'est pas arrivé le plus léger trouble ; on n'a pas même entendu de menaces ; des hommes méchants, coupables et dangereux, étaient sans doute confondus dans cette troupe d'infortunés ; mais il aurait fallu que ceux qui ont dit si souvent et si inhumainement qu'il fallait tirer dessus à mitraille, les eussent vus dans ce moment ; peut-être que le spectacle touchant de leur profonde misère et des bienfaits sagement dispensés de la Ville, auraient ému leur âme féroce, s'il leur reste encore quelque sensibilité. »

Ainsi, ce sont les vainqueurs mêmes de la Bastille qui se préparaient à donner l'assaut à Montmartre ; rien ne montre mieux à quel point la Révolution était bourgeoise. Les héros qui avaient au péril de leur vie enlevé la forteresse du despotisme ne croyaient pas amoindrir leur gloire en s'exposant à verser le sang des prolétaires affamés ; et les estampes du temps reproduisent presque aussi complaisamment là « glorieuse montée » des canons bourgeois vers Montmartre que la prise de la Bastille.

Aucune hésitation de conscience n'arrêtait les intrépides combattants d'hier ; et ils croyaient servir aussi bien la Révolution en foudroyant cette foule misérable qu'en décimant là garnison de la Bastille. Les plus démocrates, comme Loustalot allaient jusqu'à la pitié ; mais à côté d'eux, des révolutionnaires bourgeois devançant par peur le règne de Louis-Philippe, voulaient qu'on en finît avec de la mitraille. L'Assemblée des représentants, prudente et assez humaine, désirait rassurer et « épurer » Paris sans verser le sang ouvrier ; elle y réussit.

La garde nationale commençait à tourner à une sorte d'aristocratie de la richesse. Elle se composait de deux éléments : la troupe soldée qui vivait dans des casernes et « les volontaires », les « soldats citoyens ». Ceux-ci étaient tous ou presque tous des bourgeois aisés. En fait, pour faire partie de la milice bourgeoise, il fallait payer une somme assez élevée.

Théoriquement, il suffisait d'être électeur et domicilié dans le district ; et ainsi, il semble que même des artisans assez pauvres y pouvaient entrer. Mais le règlement imposait l'uniforme ; et cet uniforme bleu à collet vert, avec revers et parements blancs était cher ; il coûtait quatre louis. Cette obligation de l'uniforme avait été savamment calculée par le Comité militaire pour constituer une milice de propriétaires parisiens et de bourgeois aisés.

Dès les premiers jours, les grades qui se donnaient à l'élection furent avidement disputés par la vanité et l'intrigue ; parader en un costume brillant, et faire souverainement la police de la rue, quelle gloire et quel orgueil ! Dès les premiers jours aussi il y eut désaccord entre la milice bourgeoise et le peuple qui lui reprochait son esprit d'exclusion, son arrogance et même sa brutalité.

Je lis dans les Révolutions de Paris, à la date du mardi 18 août : « Les garçons perruquiers de la capitale s'assemblèrent aux Champs-Elysées ; leur premier soin fut d'envoyer une députation au district le plus prochain pour demander la permission de rester assemblés ; un officier bourgeois suivi de ses miliciens faisait la ronde ; il s'approche, les traite de séditieux, menace et frappe réellement de son sabre un de ces garçons qui, voulant parer le coup, reçoit une blessure considérable dans le milieu de la main. Remarquez que tous ces garçons étaient sans armes et même sans cannes. »

La défiance et la mésintelligence allèrent si bien que dans les journées du 5 et du 6 octobre, quand la garde bourgeoise entraîna La Fayette à Versailles, le peuple crut un moment qu'elle allait prêter main-forte aux gardes du corps porteurs de cocardes noires et servir la contre-Révolution. Le peuple se trompait ; la garde bourgeoise savait bien que tous les droits et même les privilèges naissants de la bourgeoisie seraient abolis par un retour offensif de l'ancien régime ; et elle ira au secours de la Révolution. Mais ce n'est point d'elle que viendra l'initiative de la première heure.

De même, l'Assemblée des représentants de la Commune était prête à repousser les assauts de la contre-Révolution ; elle s'indignera de l'exhibition provoquante des cocardes noires, de l'outrage fait à la cocarde tricolore ; mais elle ne donnera pas le signal de la protestation révolutionnaire, elle ne prendra pas la direction du mouvement.

En ces mois d'août, de septembre et d'octobre, la force d'impulsion est ailleurs.

Il y a à Paris plusieurs centres d'action révolutionnaire et populaire. Le plus animé de tous est le Palais-Royal, qui est une sorte de meeting immense et toujours agité. Avec ses bosquets, ses galeries, la complication de ses passages et de ses boutiques, c'était un rendez-vous de plaisir où abondaient, depuis bien des années, intrigants, financiers, chevaliers d'industrie, filles de joie.

Et, dès les premiers jours de la Révolution, ce fut un rendez-vous révolutionnaire.

C'est là que, le 12 juillet, Camille Desmoulins, montant sur une table et arborant à son chapeau une feuille d'arbre en guise de cocarde annonça l'imminence du coup d'Etat militaire, la prochaine « Saint-Barthélemy des patriotes ».

Et, depuis, le Palais-Royal était resté le foyer des nouvelles, des motions, des agitations. Il est difficile de fixer et même de saisir la physionomie sociale de cette cohue toujours mouvante, renouvelée sans cesse et mêlée d'éléments très variés. Evidemment, l'absence même d'organisation favorisait le jeu de l'intrigue : il était facile à une faction de glisser là ses mots d'ordre, ses nouvelles tendancieuses, et d'agir ainsi, de proche en proche, sur tout Paris.

Il est certain que le duc d'Orléans, ennemi passionné de la Cour, avait, au Palais-Royal, des nouvellistes à gages, des courtisans empressés qui travaillaient l'opinion à son profit : ce n'est pas spontanément que la foule décida, le 12 juillet, de porter dans les rues le buste du duc d'Orléans en même temps que celui de Necker.

Jusqu'où voulait aller le duc ? Espérait-il qu'un mouvement révolutionnaire le porterait au trône ? Peut-être ce personnage équivoque, vicieux et faible, usé par la basse débauche et la basse magie, n'avait-il aucun ferme dessein : mais tous les intrigants et tous les parasites, qui connaissaient le chemin de sa fortune et de ses vices, se flattaient de l'espérance d'un immense pouvoir et d'une magnifique orgie s'ils s'installaient dans le palais du roi, leur maitre taré. Et il semble bien qu'un moment ils comptèrent sur le concours de Mirabeau.

Celui-ci, dès les premiers jours de la Révolution, tâtait, pour ainsi dire, de sa main puissante, tous les instruments d'action épars autour de lui : et il se peut qu'il ait vu, dans le duc d'Orléans, si l'aveuglement de la Cour et la sottise de Louis XVI mettaient à bas la dynastie, une sorte d'en-cas princier, dont la Révolution ferait son roi.

Les amis du duc, à Paris, poussaient certainement la popularité de Mirabeau pour s'en servir. Sans cette sorte d'entreprise obscure, on s'expliquerait mal qu'à la fin d'août et au commencement de septembre, au moment même où Mirabeau soutenait, â fond, le veto absolu du roi, le bruit avait été répandu au Palais-Royal que les contre-révolutionnaires, partisans du veto, voulaient se débarrasser de Mirabeau, même par le meurtre. Il y a là, évidemment, une falsification systématique et calculée des faits. Le nombre des hommes, non domiciliés légalement à Paris, qui fréquentaient le Palais-Royal était grand. Le journal les Révolutions de Paris, dit en août : « Il y a à Paris quarante mille étrangers logés en hôtel garni qui ne sont pas censés habitants et qui, pourtant, sont citoyens. Ne faisant pas partie de.la Commune de Paris, ils ne peuvent assister aux délibérations des districts ; mais, comme dans les districts on opine souvent sur des objets qui n'intéressent pas seulement la commune, mais toute la France, les étrangers se sont insensiblement formé un district qui est le Palais-Royal. »

On devine que ces hommes, dont beaucoup étaient venus à Paris pour suivre de plus près l'action révolutionnaire, et pour qui la Révolution était comme un spectacle émouvant, abondaient dans le sens des motions les plus hardies, les plus décisives ou les plus orageuses.

Il n'est pas impossible, d'ailleurs, que des émissaires de la diplomatie européenne, tels que sera, par exemple, le Juif Ephraïm, envoyé du roi de Prusse, fussent mêlés à cette foule remuante et changeante où aucun contrôle n'était possible.

Lorsque, un an plus tard, en décembre 1790, Mirabeau trace à la Cour le portrait effrayant de ce qu'il appelle « la démagogie frénétique de Paris », il signale « une multitude d'étrangers indépendants qui soufflent la discorde dans tous les lieux publics ».

Il empruntait sans doute au Palais-Royal, un trait de son tableau. Mais quelle que fût la part de ces éléments flottants ou même suspects, quelle que fût la part de l'intrigue orléaniste ou cosmopolite, c'était, en somme, la bourgeoisie révolutionnaire parisienne, en ses éléments les plus ardents, qui dominait et dirigeait au Palais-Royal.

Il y avait d'abord ceux que, dans le langage conservateur, on appelle « des déclassés », c'est-à-dire tous les hommes qui, n'ayant pas trouvé sous l'ancien régime une situation convenable à leurs aptitudes, ou à leurs ambitions, ou à leurs appétits, attendaient tous les biens, la richesse, la notoriété, l'action, l'éclat et l'ardeur de la vie, d'un immense mouvement social qui allait renouveler toutes les administrations publiques, susciter d'innombrables fonctions électives, multiplier les occasions où l'énergie est une fortune, et dans le déplacement brusque d'une grande masse de propriétés, offrir aux convoitises habiles de riches proies.

Qu'on se figure l'effervescence de ces hommes, lorsque la Révolution paraissait compromise ou, tout au moins, arrêtée, c'est-à-dire diminuée précisément de cet inconnu où ils mettaient leur espoir.

Qu'on imagine leur colère lorsqu'ils apprenaient que la coalition des modérés et de la droite de l'Assemblée allait donner au roi le veto absolu, c'est-à-dire, sans doute, maintenir et prolonger toutes les influences d'ancien régime.

Qu'on imagine aussi la fureur des rentiers, lorsque le quasi rétablissement de l'absolutisme royal, allié à l'Eglise, les menaçait de perdre le gage espéré des biens ecclésiastiques, qui faisait seul maintenant la solidité de leurs créances.

Le 31 août, à un moment où on pouvait croire que l'Assemblée nationale adopterait le veto absolu, elle reçut des lettres anonymes furieuses. Lecture en fut donnée ; voici celle qui était adressée au président :

« L'assemblée patriotique du Palais-Royal a l'honneur de vous faire part que le parti de l'aristocratie, formé par une partie du clergé, par une partie de la noblesse et cent vingt membres des communes ignorants ou corrompus, continue de troubler l'harmonie et veut encore la sanction absolue ; quinze mille hommes sont prêts à éclairer leurs châteaux et leurs maisons, et les vôtres particulièrement, monsieur. »

Une autre lettre anonyme, adressée à « MM. les secrétaires », disait :

« Vous n'ignorez pas l'influence de l'Assemblée patriotique (du Palais-Royal), et ce qu'elle peut contre le pouvoir aristocratique. Nous venons d'instruire M. le Président, sur son désir particulier de faire adopter le veto absolu, que nous regardons comme destructeur de la liberté. Il est à craindre qu'il ne passe et nous en accusons la cabale du clergé et de la noblesse formée contre le bien public, cent vingt membres des Communes qui se sont laissé corrompre. Deux mille lettres sont prêtes à partir pour les provinces pour les instruire de la conduite de leurs députés ; vos maisons répondront de votre opinion, et nous espérons que les anciennes leçons recommenceront. Songez-y et sauvez-vous. »

Ces lettres de menaces émanaient, j'imagine, de quelques basochiens exaspérés, qui voyaient brusquement se former devant eux les routes de la grande aventure bourgeoise, ou de rentiers forcenés qui tremblaient pour leurs titres.

On devine que les impatients avaient une médiocre sympathie pour les notables bourgeois, installés à l'Hôtel de Ville, qui avaient, pour la plupart, ou des pensions royales pour leurs travaux de savants, ou de belles fortunes de négoce et d'industrie, ou de belles charges dans l'institution judiciaire.

En tous cas, le Palais-Royal croyait utile de stimuler sans cesse, de ses motions, cette bourgeoisie des représentants de la Commune sincèrement révolutionnaire, mais trop inerte au gré des fervents. Mais, au Palais-Royal même, abondaient les démocrates désintéressés ; il ne faut pas oublier qu'il n'y avait pas encore à Paris de clubs puissants. Le club breton, qui deviendra le club des Jacobins, est encore à Versailles, près de l'Assemblée nationale. Aussi tous les citoyens véhéments et passionnés pour la liberté, tous ceux qui avaient besoin de savoir des nouvelles de la Révolution et de veiller sur elle, affluaient-ils au Palais-Royal, qui était comme un vaste club ouvert, un centre d'informations et d'action. Aux heures graves, c'est sous l'influence de ces hommes fervents et consciencieux que le Palais-Royal délibérait, et il annonçait déjà parfois, malgré son tumulte et le mélange incertain de ses éléments, cette correction bourgeoise qui sera bientôt la marque des Jacobins.

Le Palais-Royal oscille de l'esprit légalitaire et constitutionnel à l'effervescence révolutionnaire, et ces oscillations apparaissent bien dans le récit de Loustalot, ce jeune journaliste de vingt-six ans, si méditatif et si ardent à la fois, qui allait parfois aux réunions du Palais-Royal. Le bruit se répand à Paris que, le samedi 29 août, le veto absolu a été sur le point d'être adopté et que ses adversaires sont en péril :

« Dans l'après-midi (du dimanche 30 août), les citoyens se rassemblent, se communiquent leurs idées et leurs craintes ; les débats, les troubles de la séance de la veille semblaient confirmer les complots et les idées effrayantes que l'on s'empressait de se communiquer ; l'on se rendait au Palais-Royal, dans les clubs, dans les cafés pour obtenir la confirmation de ces nouvelles désastreuses ; les groupes se grossissaient de moment en moment, l'on voyait une trahison insigne et les têtes des meilleurs patriotes en danger.

Vainement des hommes sages s'efforçaient de ramener le calme ; à chaque instant, des personnes que leur civisme a fait connaitre dénonçaient par leur inquiétude pressante, le danger imminent de la liberté, et les injustices ou les attentats que l'on voulait commettre dans les séances suivantes.

« Il s'éleva, sur le soir, différentes motions dans le café de Foi ; les uns voulaient que l'on fit assembler les districts ; mais la lenteur de leurs opérations, l'incertitude de la réussite, le manque de caractère pour former une députation légale qui fût admise par les représentants de la Commune, l'absence de patriotisme dont l'opinion de certains particuliers inculpait quelques-uns de ses membres, semblaient enfin devoir forcer de renoncer à des démarches insuffisantes.

« Cependant il faut agir disait-on ; dans trois jours, la France est esclave et l'Europe suivra son sort ! Dans ces alternatives cruelles, l'on ne prit conseil que d'un patriotisme ardent. Dans la chaleur des débats, quelqu'un rédige une motion qui porte en substance que, sur-le-champ, il faut partir pour Versailles, déclare que l'on n'ignore point quels sont les complots de l'aristocratie pour faire passer le veto absolu ; que s'ils ne se rétractent, quinze mille hommes sont prêts à marcher ; que la Nation sera suppliée de briser ces infidèles représentants et d'en nommer d'autres à leur place ; qu'enfin le roi et monseigneur le Dauphin seraient suppliés de se rendre au Louvre, pour que leurs personnes soient en sûreté ; tel était le contenu de cette motion.

« Le marquis de Saint-Hurugue et quelques autres personnes sont nommés pour aller la présenter à l'Assemblée nationale ; mais la crainte que le parti aristocratique ne suspendît leur mission par la force, engage à marcher en nombre suffisant pour ne point être arrêté.

« Il était environ dix heures lorsque deux cents personnes partirent du Palais-Royal, sans armes, et la suite de la députation. Déjà l'on savait dans Paris que, au Palais-Royal, on délibérait en tumulte ; les chefs militaires (de la garde nationale), qui venaient de jurer à la nation qu'elle serait libre, s'alarment en voyant des amis de la liberté voler pour la défendre ; ils donnent des ordres ; des grenadiers se portent sur le passage de ces braves citoyens ; ils les arrêtent, et comme ceux-ci sont sans ordres et sans existence légale, il faut, si la patrie est en danger, qu'elle périsse tranquillement, plutôt que de la sauver contre les règles de la légalité.

« Remarquez que lorsque ces citoyens furent arrêtés, à peine ils étaient cinquante ; néanmoins on traîne des canons ; tous les postes sont aux armes ; l'alarme est dans Paris, des courriers la portent à Versailles, l'effroi s'y répand ; l'on se met dans la défense... Les Parisiens ont quinze mille hommes... l'on est perdu...

« Non, Broglie et son armée d'assassins eussent produit moins de troubles et de crainte que l'action de ces citoyens ! Il faut qu'il y ait encore parmi nous, beaucoup de lâches esclaves et de mauvais citoyens puisque le cri de la liberté et les démarches du patriotisme jettent une épouvante plus terrible que les détestables attentats du despotisme.

« Cependant, le marquis de Saint-Hurugue et ses sept à huit députés étaient de retour au café de Foi ; ses commettants dès lors l'envoyèrent à l'Hôtel de Ville pour demander, aux représentants de la Commune, la liberté de passer. Mais ces députés n'étaient pas députés du district ; donc ils n'avaient point (l'existence légale, et ils restent à la porte de la salle des Communes sans parvenir à être introduits.

« Les patriotes du café s'impatientent ; on propose une seconde députation, l'on allègue qu'elle ne sera pas reçue ; qu'il faut se rendre dans les districts, les assemblées. Mais les longueurs, l'incertitude... Enfin. on nomme une seconde députation de cinq personnes, toutes domiciliées et citoyennes ; le conducteur était un médecin, capitaine commandant de la garde parisienne.

« On arrive à l'Hôtel de Ville ; après quelques difficultés, on est enfin, et par une faveur spéciale, introduit ; la députation présente à M. le Maire, à M. le général et à MM. de la Commune, les craintes, les sollicitudes des citoyens réunis au Palais-Royal ; elle insiste sur l'appréhension de ce veto absolu ; elle demande un caractère légal, afin de pouvoir présenter ses doléances à l'Assemblée nationale ; elle demande au moins une autorisation ; on lui refuse tout ; on consent seulement à ce que, comme de simples particuliers, sans mission, ils puissent, de ce chef, présenter un mémoire. »

Ainsi, quelques semaines après la grande action (lu 14 juillet, le parti de la Révolution commence à se diviser. Il y a, d'un côté, le modérantisme bourgeois, représenté par l'assemblée de la Commune et la plupart des officiers de la garde nationale, il y a, de l'autre, le parti du mouvement qui veut assurer à la Révolution de solides garanties et en développer les conséquences.

Entre le Palais-Royal et l'Hôtel de Ville, le conflit s'envenime ; les réponses de la Commune aux délégués du Palais-Royal se font de plus en plus sèches et brutales, et Loustalot raconte ainsi la journée du lundi 31 août :

« Au milieu des motions désespérées que fit naître hier au soir, au Palais-Royal, la crainte de retomber encore sous le joug de la noblesse et du clergé, la voix de quelques citoyen9 instruits et zélés essaya vainement de se faire entendre. Ce matin, le café de Foi était rempli de bonne heure de ceux qui étaient curieux de savoir le résultat de la députation de la veille. On disait que la Ville avait dit qu'il fallait assembler les districts.

« Cette réponse paraissait un moyen d'éviter que le peuple ne fît connaître son vœu, et de donner au parti qui soutient le veto dans l'Assemblée nationale le temps de consommer leur ouvrage. On disait que la majorité des districts se refusaient à convoquer l'assemblée générale et extraordinaire, parce que l'aristocratie a jeté ses filets sur une grande partie de ceux mêmes auxquels le peuple n'a confié qu'une autorité provisoire. Enfin l'indignation était à son comble.

« De temps en temps, on entendait s'élever contre le veto un cri général auquel répondait le peuple qui était autour du café : irait-on à Versailles ? Prendrait-on les armes pour y aller ? Se présenterait-on à l'Assemblée comme suppliants ? En quel nombre marcherait-on ? Les motions enfin avaient le même objet que la veille, lorsqu'un citoyen (c'était Loustalot lui-même) cédant aux prières de quelques citoyens auxquels il avait proposé ses idées, éleva la voix ; il fut aussitôt reconnu pour être celui qui avait ramené le calme au Palais-Royal dans l'affaire des gardes françaises enlevés des prisons de l'abbaye Saint-Germain. Il n'avait pas reparu depuis au café ; sa présence n'en fut pas moins d'un bon augure. On fit le plus profond silence. Voici le sens et presque les paroles de son discours :

« Tous les partis que j'entends proposer, messieurs, me paraissent déraisonnables ou violents. On veut aller à Versailles ? Pour quel objet ? Pour forcer ou pour gêner les délibérations de l'Assemblée nationale ? Mais ne sentez-vous pas que si les opinions n'étaient pas libres, ce qui serait arrêté ne fournirait pas une loi ? Abandonnez donc toute idée d'aller à Versailles. Cependant, vous craignez que le veto absolu ne soit décrété, parce que le nombre des députés qui a embrassé ce parti est considérable ; mais d'abord, quel droit avez-vous sur les députés des provinces ? Vous n'en avez aucun, et ceux que vous avez sur les députés de Paris se bornent à examiner leur conduite, à les révoquer s'ils ne méritent plus votre confiance, enfin à leur expliquer votre Cahier s'ils en prennent mal le sens au sujet de la sanction royale.

« Il y a, dit-on, plus de quatre cents députés aristocratiques. Eh bien ! Messieurs, donnez aux provinces le grand exemple de les punir par une révocation, mais ce n'est pas au Palais-Royal que vous pouvez énoncer légalement votre opinion sur le veto et examiner si vos députés sont infidèles à leurs mandats ; c'est dans les districts.

« 'entends dise qu'il est difficile d'obtenir une assemblée générale extraordinaire des districts ; qu'il est plus difficile encore d'obtenir que les districts s'occupent, comme par inspiration, des mêmes objets.

« Je crois, messieurs, que si vous vous adressiez à l'assemblée des représentants, pour la prier d'indiquer une assemblée générale des districts, à l'effet de délibérer sur le veto, et sur vos sujets de mécontentement contre vos députés, que vous l'obtiendriez. Alors vos délibérations seraient très simples, la Commune veut-elle ou ne veut-elle pas accorder au roi le veto, pour la portion qu'elle a dans le pouvoir législatif ? Quelle plainte a-t-elle à former contre ses députés ? Que leur reproche-t-elle ? »

« Ce discours a été vivement applaudi ; on a crié : A la Ville, à la Ville, pour l'assemblée générale des districts, point de veto, à bas les aristocrates i à bas les tyrans !

« Un autre citoyen a dit : « Messieurs, que tous ceux qui sont d'avis qu'il faut prier la Ville d'indiquer une assemblée générale et extraordinaire lèvent la main ! » Toutes les mains ont été en l'air. »

Mais l'assemblée de la Commune signifia aux délégués, qu'ils n'avaient aucun mandat légal et qu'elle n'entendait point délibérer avec eux. Devant cette résistance de la bourgeoisie modérée, l'animation révolutionnaire du Palais-Royal tomba ; le marquis de Saint-Huruge lui-même s'employa à y maintenir l'ordre avec des patrouilles bourgeoises, et les districts convoqués parurent s'occuper plus activement de la grande question « de l'uniforme » qui surexcitait la vanité des bourgeois notables que de la question du veto. Ainsi, dans cette première lutte de la bourgeoisie « modérée » et de la bourgeoisie « radicale », c'est la bourgeoisie modérée qui l'emporte. Il semble même que le parti du mouvement ait eu peur de son audace : il s'applique bientôt à s'ôter à lui-même toute apparence « subversive ». Un orateur s'écrie, dès le soir du lundi 31 août : « Rendons-nous demain dès quatre heures aux districts ; soyons, autant qu'il sera possible, en habit uniforme, et ceux qui ne le portent pas, bien mis et bien peignés ; car on persuade à l'Assemblée nationale et à la Ville que ce sont les gens de Montmartre qui s'assemblent au Palais-Royal. »

Il n'était pas besoin de ces curieuses paroles pour savoir que, même au Palais-Royal, le mouvement révolutionnaire, si véhément et exalté qu'il parût, était essentiellement bourgeois. C'est une chose remarquable, que dans toute cette agitation, il n'ait pas été dit un mot de la question du cens électoral. Pourtant, dès le mois d'août, les plans de Constitution présentés au nom du Comité de l'Assemblée ne reconnaissaient, comme électeurs, que les hommes qui payaient une imposition directe de trois journées de travail. En outre, nul ne devait être éligible s'il n'avait une propriété territoriale. Or, ces dispositions si graves, qui excluaient de la vie publique des millions de pauvres, ne soulèvent, au Palais-Royal même, en ces journées orageuses, aucune protestation. Il n'en est même pas fait mention. Toutes les colères, toutes les pensées sont pour le veto. Il avait à coup sûr une importance de premier ordre : il pouvait, en effet, arrêter la Révolution ; au contraire, la réglementation électorale pouvait toujours être modifiée et élargie par la nation, si celle-ci restait souveraine.

Il est donc naturel que le grand effort révolutionnaire ait porté à ce moment-là contre le veto : mais si le peuple, qui assistait parfois aux réunions du Palais-Royal, avait eu le sens politique de ses intérêts de classe, si la bourgeoisie, que j'appelle « radicale » faute d'un nom précis qui la désignât à ce moment, avait eu le sens démocratique, quelques voix se seraient élevées pour protester contre le système électoral proposé aussi bien que contre le veto.

Mais, malgré tout, les conflits naissants des partis bourgeois n'ont pas été sans action sur le peuple ouvrier. D'instinct, il allait au parti du mouvement ; à celui qui voulait donner à la Révolution bourgeoise tout son essor : « Il est incroyable, dit Loustalot, avec quelle rapidité le peuple s'est instruit de cette question vraiment délicate et profonde.

« Dimanche, un ouvrier qui entendait crier contre le veto, demanda de quel district il était. Un autre disait que, puisqu'il inquiétait tout le monde, il fallait le mettre à la lanterne. Il n'y a point d'homme si borné qui ne sache aujourd'hui, que la volonté d'un seul homme ne peut balancer celle de vingt-quatre millions d'hommes. »

Les discussions véhémentes n'.avaient pas seulement pour effet de commencer l'éducation politique du peuple ouvrier, prodigieusement novice encore et ignorant. En obligeant la fraction bourgeoise plus ardente à chercher dans le peuple un point d'appui contre la puissance formidable du modérantisme bourgeois, les divisions de la bourgeoisie grandissaient le rôle des prolétaires : ceux-ci, bien faiblement encore, commencent à apparaître comme les arbitres possibles de la Révolution.

Le mouvement révolutionnaire de Paris, quoique avorté, ne fut pas sans effet sur l'Assemblée nationale. Je ne crois pas que, même sans cette agitation de Paris, elle se fût livrée au roi et aux conseillers du roi en leur accordant le veto absolu. Mais le soulèvement de la capitale diminua certainement les chances de ce veto absolu.

Il paraît bien, en tout cas, avoir troublé et gêné Mirabeau. Celui-ci, au fond, tenait pour la prérogative royale, pour le veto absolu, mais il fut contraint, pour ne pas perdre sa popularité, à envelopper sa pensée de tant de voiles et à prendre tant de précautions, qu'il n'exerça certainement aucune action efficace.

Sieyès combattit le veto avec force : il le représenta comme une sorte de Bastille, où l'on enfermerait non plus des individus, mais la Nation :

« Ce serait, dit-il, une lettre de cachet contre la volonté générale. » A ceux qui, pour soutenir le veto royal, alléguaient le péril que le despotisme d'une Assemblée et « l'aristocratie des représentants » feraient courir aux libertés publiques, Pétion de Villeneuve répondit : « Que la sanction des lois pourrait être confiée au peuple. » C'est la première affirmation législative de l'idée du « referendum ».

Il y avait dans les paroles de Pétion un assez grand souffle de démocratie et, dans sa pensée, une généreuse confiance en la raison éducable du peuple :

« Je ne connais qu'une seule et unique cause qui puisse empêcher les citoyens de s'immiscer dans la confection des lois et de censurer celles faites en leur nom : c'est celle de l'impossibilité. Toutes les fois qu'il est possible à une nation de manifester clairement ses intentions, elle doit le faire, et c'est un crime de s'y opposer.

« Pourquoi les peuples se choisissent-ils des représentants ? C'est que la difficulté d'agir par eux-mêmes est presque toujours insurmontable ; car si ces grands corps pouvaient être constitués de manière à se mouvoir facilement et avec régularité, des délégués seraient inutiles, je dis plus, ils seraient dangereux.

« Il n'y a donc, je le répète, que la seule impossibilité, l'impossibilité la plus absolue, où une nation nombreuse se trouve réduite d'agiter les grands objets politiques d'où dépend son bonheur, qui puisse autoriser la loi à lui en ravir l'examen.

« Si cette vérité est claire et démontrée, il en résulte nécessairement qu'il faudrait prouver que lorsqu'un article de loi est combattu et indécis, que les pouvoirs ne peuvent pas se concilier, il est impossible à la Nation d'adopter un parti entre les prétentions opposées ; et je n'aperçois aucune impossibilité.

« La décision d'un semblable différend se présente au contraire à mes regards comme simple et facile ; il s'agit d'un objet fixe, connu et éclairé par la discussion publique, sur lequel les assemblées élémentaires pourraient prononcer par la formule la plus précise oui ou non, si elles l'aimaient mieux par celle-ci : j'adopte l'empêchement ou je le rejette. Toute la Nation, divisée par grandes sections, s'exprimerait sans peine.

« On pourrait même avoir le suffrage de chaque votant et, quelque immense que paraisse cette opération au premier coup d'œil, elle se simplifie à l'instant lorsqu'on pense que, dans chaque Assemblée élémentaire, on dresserait aisément une liste particulière et que le dépouillement de ces listes donnerait un résultat général et certain. »

Il ajoutait :

« On élève beaucoup de doutes sur la sagesse de ces déclarations, et on appuie ces doutes sur l'ignorance du peuple... Il ne faut pas se laisser abuser par des mots ; le peuple est la Nation, et la Nation est la collection de tous les individus ; donc il n'est pas exact de dire en général et sans exception que le peuple est ignorant.

« Dans toutes les sociétés, il est, je le sais, une portion des membres adonnée à l'agriculture et aux arts mécaniques, qui n'a pas eu le temps de perfectionner son intelligence, qui n'est pas versée dans les différentes branches d'économie politique et d'administration, dont les vues sont peu étendues, avec un sens d'ailleurs assez droit ; mais cette portion, il est plus facile qu'on ne croit de l'éclairer, de l'intéresser insensiblement aux affaires publiques et de lui inspirer le goût de l'instruction.

« Au moindre mouvement de la liberté, vous voyez les hommes les plus abrutis sous le joug du despotisme, jaloux de connaître leurs droits ; tout ce qui touche le gouvernement, tout ce qui peut influer sur leur sort, devient l'objet dé leurs entretiens journaliers, ils lisent les papiers publics, ils veulent connaître ce qui se passe ; en Angleterre et en Amérique, il est peu d'artisans qui ne soient informés des débats des Chambres et qui ne puissent en converser.

« Eh ! qu'étaient-ils il y a plusieurs siècles les classes de la société aujourd'hui les plus éclairées ? A peine savaient-elles lire ; elles étaient ensevelies dans des ténèbres plus épaisses que celles qui environnent nos habitants des campagnes.

« Pourquoi retenir dans l'ignorance ceux qui ont le malheur d'y être plongés ? Pourquoi profiter ensuite de cet état pour leur cacher leurs droits ?... Le recours au peuple est un des moyens les plus efficaces pour hâter le développement des lumières. »

Pétion sera un des chefs de la Gironde. H a déjà la pensée généreuse et ample, mais un peu fuyante et incertaine qu'auront les Girondins. De même que Pétion, Salle, un futur Girondin aussi, demande l'appel au peuple sur les lois controversées entre l'Assemblée et le roi. Il semble que ce soit là une politique hardie : mais c'est une fausse hardiesse, car, au fond, Pétion et Salle, avec ce recours au peuple, se dispensaient de refuser au roi le veto suspensif.

Robespierre, au contraire, dans la séance du 11 septembre, va vigoureusement au but : il refuse au roi le veto suspensif aussi bien que le veto absolu, et il dénonce comme une chimère dangereuse le prétendu recours au peuple.

« Quelques-uns, dit-il, aiment à se représenter le veto royal suspensif sous l'idée d'un appel au peuple qu'ils croient voir comme un juge souverain, prononçant sur la loi proposée entre le monarque et ses représentants.

« Mais qui n'aperçoit d'abord combien cette idée est chimérique ? Si le peuple pouvait faire les lois par lui-même, si la généralité des citoyens assemblés pouvaient en discuter les avantages et les inconvénients, serait-il obligé de nommer des représentants ? Ce système se réduit donc, dans l'exécution, à soumettre la loi au jugement des assemblées partielles des différents bailliages ou districts, qui ne sont elles-mêmes que des assemblées représentatives ; c'est-à-dire à transmettre la puissance législative de l'Assemblée générale aux assemblées élémentaires particulières des diverses provinces, dont il faudrait sans doute recueillir les vœux »isolés, calculer les suffrages variés à l'infini, pour remplacer le vœu commun et uniforme de l'Assemblée nationale.

« Ce qui parait évident... c'est que, dans ce système, le Corps législatif devient nul, qu'il est réduit à la seule fonction de présenter des projets, qui seront d'abord jugés par le roi et ensuite adoptés et rejetés par les assemblées des bailliages.

« Je laisse à l'imagination des bons citoyens le soin de calculer les lenteurs, les incertitudes, les troubles que pourrait produire la contrariété des opinions dans les diverses parties de cette grande monarchie, et les ressources que le monarque pourrait trouver au milieu de ces divisions et de l'anarchie qui en serait la suite, pour élever enfin sa puissance sur les ruines du pouvoir législatif... »

En assistant, dès les mois d'août et de septembre 1789, à ce conflit des deux démocrates, Pétion et Robespierre, sur cette question de l'appel au peuple, je ne puis pas oublier que quatre ans plus tard, au mois de janvier 1793, à l'heure tragique où la Convention juge Louis XVI, les Girondins veulent soumettre au peuple la sentence de mort et les Robespierristes, au contraire, repoussent ce moyen dilatoire.

Dès 1789, sur la question générale de l'appel au peuple, les positions étaient prises... Déjà, tandis que Pétion, combinant le veto suspensif du roi et l'appel direct à la souveraineté populaire, livrait la Révolution à je ne sais quel flottement généreux et timide, Robespierre, opposant à la prérogative royale, une négation directe, proclamait la nécessité d'un pouvoir populaire, mais concentré et vigoureux.

Ce conflit de tendances, qui se produisait à son extrême gauche et, pour ainsi dire, à sa pointe la plus aventurée, n'émut guère, sans doute, l'Assemblée : la question du referendum n'était pas sérieusement posée devant elle et elle ne vit, sans doute, dans la thèse de Pétion, qu'une diversion ingénieuse.

C'est entre le système des deux Chambres ou d'une Chambre unique, c'est entre le système du veto absolu ou du veto suspensif sans referendum qu'était le vrai débat. L'Assemblée, cédant à l'impérieuse logique de la Révolution qui ne pouvait créer une Chambre aristocratique, décida le 10 septembre, par 849 voix contre 89 et 122 abstentions, qu'il y aurait une Chambre unique.

Cédant à la même logique révolutionnaire, qui ne pouvait subordonner définitivement la volonté nationale à la volonté royale, elle décida, le 11 septembre, par 673 voix contre 325 et 11 abstentions, que le roi aurait le veto, mais seulement suspensif.

Quelques semaines après, elle précise, dans l'article 12 de la Constitution que « le refus suspensif du roi cessera à la seconde législature après celle qui aura proposé la loi ». A vrai dire, ce n'était pas une solution, et le peuple de Paris n'avait pas eu tout à fait tort de craindre que le veto absolu fût accordé au roi ; car en période révolutionnaire, quand il faut refaire toute la législation d'un pays et opposer des actes vigoureux et rapides aux manœuvres de la contre-Résolution, le roi qui peut ajourner la volonté du législateur pendant toute la durée de la législature, puis pendant toute la durée de la suivante, et qui n'est tenu à s'incliner qu'après une troisième consultation du pays, peut laisser ainsi aux forces de réaction et de conspiration tout le loisir de s'organiser et de frapper des coups prémédités longuement. En fait, dès que le roi appliquera l'article constitutionnel qui lui accorde le veto suspensif, toute la machine révolutionnaire subira un choc effroyable, et les Assemblées devront obtenir de bd, par la prière ou par la menace, qu'il retire son veto, jusqu'à ce qu'enfin elles suppriment le veto en supprimant la royauté elle-même. Le jour où elle lui accorda le veto suspensif, l'Assemblée nationale condamna Louis XVI à mort.

Cette solution incertaine et même, semble-t-il, un peu hypocrite, cette transaction équivoque entre le droit supérieur de la volonté nationale et le souci conservateur d'un grand nombre de membres de l'Assemblée sembla amener à Paris une détente.

Le jeudi 10 septembre, le journal les Révolutions de Paris, à un moment, il est vrai, où on ne connaissait que le vote de principe sur le veto suspensif écrivait ces lignes apaisantes : « Le refus du consentement du roi ne pourra jamais avoir qu'un effet suspensif. La sauvegarde de la liberté nationale est donc enfin définitivement établie. » Visiblement, des démocrates comme Loustalot ont été inquiétés du mouvement qui avait paru jeter Paris sur Versailles ; et ils cherchent à calmer les esprits.

Mais l'agitation de Paris était trop profonde et trop vaste pour s'arrêter ainsi. Les vantardises des aristocrates irritaient le peuple ; ils prétendaient avoir avec eux la municipalité. Elle a, disait-il, dispersé les brigands de Montmartre, et réduit au silence le Palais-Royal ; ils paraissaient en attendre une sorte de contre-Révolution modérée. Les patrouilles de la garde nationale devenaient de plus en plus sévères contre les rassemblements et dispersaient la crosse aux reins les « motionnaires » du Palais-Royal ; suivant le mot célèbre d'une estampe, le patrouillotisme chassait le patriotisme ; des ducs, des comtes, des marquis, des agents de change étaient à la tête des compagnies.

L'irritation populaire grandissait. Le sentiment se répandait un peu partout que la Révolution allait être dupe : « Le despotisme, disait-on, était hier un lion ; maintenant c'est un renard. » L'unanimité du mouvement bourgeois et populaire qui avait, dans les premiers jours, fait reculer l'ennemi, semblait brisée ; et beaucoup craignaient que la défection des modérés, inclinant à la conciliation avec les hommes et les choses de l'ancien régime, ne livrât à l'ennemi la Révolution paralysée. « Une aristocratie de riches », maîtresse de la garde nationale, de plusieurs districts, d'une partie de la municipalité, se substituait, disait-on, à l'aristocratie des nobles, ou plutôt tendait à se fondre avec celle-ci pour une commune résistance.

L'article qui réglementait le veto suspensif et qui donnait à l'arbitraire royal un grand espace de six années blessa le sentiment populaire comme une sorte de dérision. Les citoyens de Paris, inquiets du départ de quelques personnes nobles et riches et s'exagérant leur puissance de consommation, craignaient un arrêt des manufactures. Et cette angoisse était bien près de se changer en colère.

A cette agitation générale des esprits, à cette inquiétude des intérêts, se mêlait une agitation économique ouvrière très vive, la plus intense, je crois, qui se soit vue dans toute la période révolutionnaire. Les ouvriers étaient-ils obligés, par la hausse du pain, de demander une augmentation de salaire ? Ou bien l'ébranlement général suscitait-il leur revendication ? Mais il semble que de tous côtés les ouvriers réclament. Le.18 août, « messieurs les garçons tailleurs sont assemblés sur un gazon en face du Louvre, au nombre de trois mille environ ; et pour que personne ne s'introduisît parmi eux ils ont adopté un signe particulier : c'est de montrer le doigt mutilé journellement par les coups d'aiguille ; avec cette marque authentique, on est admis dans l'enceinte. Ils ont un orateur qui les guide : et dans ce moment, ils envoient vingt députés à la ville, dont dix sont maîtres tailleurs, ce qui fait croire que ceux-ci ont quelque intérêt au motif qui rassemble leurs ouvriers ».

« Voici quelles sont les demandes de ces ouvriers : 1° qu'il leur soit accordé 40 sous par jour dans toutes les saisons ; 2° que les marchands fripiers n'aient plus la liberté de faire des habits neufs, car l'un des principaux griefs vient de ce qu'un de ces marchands a proposé dernièrement de n'exiger pour la façon de chaque habit complet de la garde nationale que la somme de' quatre livres dix sous. La première de ces demandes, ajoutaient les Révolutions de Paris, paraîtra sans doute légitime et raisonnable ; tout homme doit vivre en travaillant et quant à la seconde, elle le paraîtra beaucoup moins dans un moment où l'on réclame la liberté et l'abolition de tous les privilèges ; aussi nous apprenons que le Comité de la Ville S'est refusé sagement au plaisir de prononcer sur l'une et sur l'autre de ces demandes ; à l'égard de la première, parce qu'il n'est point compétent ; à l'égard de la seconde, parce qu'elle heurte les opinions du jour. Si l'on eût vu, il y a six mois et davantage, trois mille individus assemblés, on eût taxé cela de rébellion et l'alarme eût fait fermer toutes les boutiques ; aujourd'hui celles des intéressés, des fripiers ne l'étaient nullement : c'est qu'il n'y avait point de sédition. »

Ai-je besoin de remarquer comme ce mouvement des garçons tailleurs est confus ? A une revendication de salaire se mêle une revendication de monopole au profit des maîtres tailleurs. Il est probable que quelques-uns de ceux-ci avaient dit à leurs ouvriers, à leurs garçons : « Aidez-nous à obtenir gain de cause contre nos concurrents, les maîtres fripiers, et nous pourrons augmenter vos salaires. » Ainsi l'esprit corporatif d'ancien régime et une réclamation ouvrière sont comme mêlés. C'est cependant une agitation prolétarienne encouragée et excitée par l'ébranlement révolutionnaire.

Le même jour, « les garçons perruquiers de la capitale s'assemblaient aux Champs-Elysées : leur premier soin fut d'envoyer une députation au district le plus prochain pour demander la permission de rester assemblés... L'objet de leur réunion était de faire cesser un abus vexatoire. Lorsqu'un garçon perruquier veut obtenir une place, il est obligé de se pourvoir au bureau de la communauté, d'une carte ou billet qu'il paie vingt sous ; en outre, il se trouve contraint d'accorder trois ou six livres de gratification au clerc de ce même bureau, lequel, à son gré, donne ou refuse des places, ce qui devient onéreux et nuisible à ces garçons. En conséquence, ils demandent l'abolition de cet abus, et que cette carte leur soit délivrée pour la valeur de six sous, somme excédante encore aux frais qu'exigent ces billets ; ils demandent aussi que le surplus de ces frais soit employé à fonder des lits à l'Hôtel-Dieu et au soulagement des garçons de leur corps qui, dans la suite, seraient malades. Les représentants de la Commune, en accueillant leur demande, les ont renvoyés de droit aux jugements des districts ».

Ici, c'est contre le bureau de placement onéreux que leur imposait la corporation des maîtres que protestent les ouvriers.

Peu de jours après, « messieurs les garçons cordonniers de la capitale se sont assemblés aux Champs-Elysées : et sur l'avis de quelques honorables membres, il a été décidé que ceux qui feraient une paire de souliers au-dessous du prix convenu seraient de droit exclus du royaume. D'ailleurs le comité de la dite assemblée s'est chargé de faire une quête ou espèce de cotisation pour subvenir aux besoins des frères qui se trouveraient sans ouvrage ».

Il y a à coup sûr, beaucoup d'inexpérience dans ces mouvements ouvriers : et les garçons cordonniers cèdent à une illusion un peu forte, quand ils s'imaginent qu'ils pourront disposer de la peine du bannissement contre ceux des leurs qui feront baisser le prix de leur travail au-dessous d'un chiffre convenu. Mais cette naïveté même, et la liberté des rassemblements ouvriers, qui se multipliaient au gazon du Louvre ou aux Champs-Elysées, attestent la confiance toute nouvelle dont étaient animés les prolétaires : sans esprit de classe bien net, sans programme social bien défini, il leur semblait, dès ce moment, que la Révolution à laquelle ils concouraient devait être aussi un peu pour eux : et ces premiers symptômes de la pénétration de la Révolution bourgeoise par la classe ouvrière sont d'un haut intérêt. En tout cas, ces mouvements prolétariens ajoutaient, si je puis dire, à l'animation générale de Paris et en élevaient encore la tonalité.

Mais c'est la question du pain qui faisait le plus fermenter la masse du peuple : le blé était cher, et surtout, il arrivait irrégulièrement ; il était au prix de quatre sous la livre, c'est-à-dire, si l'on compare les salaires d'alors qui, dans les corps d'état les plus favorisés, n'atteignaient pas cinquante sous, aux salaires d'aujourd'hui, qu'il était trois fois plus cher que maintenant. Une livre de pain représentait un sixième du salaire moyen : la charge était énorme pour le peuple. De plus, il fallait quelquefois attendre longtemps à la porte des boulangers : et souvent, le bruit se répandait que les blés n'étaient pas arrivés, que le pain allait manquer, et les femmes affolées se précipitaient dans les rues et aux boutiques des boulangers. Quelle était la cause de tous ces embarras ? Si la récolte de 1788 avait été très mauvaise, celle de l'année même était excellente. Il semble donc qu'en octobre les arrivages de blé à Paris auraient dû être abondants. Le battage des grains se faisait, il est vrai, en grange beaucoup moins vite qu'aujourd'hui. Mais à la fin de septembre le battage devait être assez avancé. Le peuple criait beaucoup à l'accaparement : il nous est très difficile d'avoir là-dessus des notions exactes et certaines. La compagnie des frères Leleu, par exemple, était accusée par les uns d'envoyer du blé de France à l'étranger pour le réimporter et bénéficier de la prime que recevaient les importateurs. Loustalot au contraire prenait la défense des frères Leleu, et Necker, qui avait un intérêt évident à assurer l'approvisionnement de Paris, les protégeait.

Il ne semble pas en tout cas qu2, les spéculations sur les grains aient été à cette date la cause principale de la rareté et de la cherté. Mais, dans l'universelle commotion des premiers jours révolutionnaires, chaque commune se substituait au pouvoir central : la peur de manquer de blé déterminait les habitants des villages à empêcher toute expédition ; les convois de grains dirigés sur la capitale étaient souvent arrêtés par les villes placées sur le trajet : et comme le moindre retard affolait Paris, la capitale vivait dans une fièvre continue, une sorte de fièvre de la faim, quoiqu'en somme le pain ne manquât pas.

Dès les mois d'août et septembre, ce sont les femmes de la Halle, organisées en corporation, qui sont comme les interprètes, les porte-parole de toutes les femmes des pauvres ménages de Paris. A plusieurs reprises elles envoient des déléguées à l'Hôtel de Ville pour se plaindre des trop longues stations à la porte des boulangers et pour demander que le prix du pain soit abaissé de deux sous la livre aussitôt que la nouvelle récolte sera disponible. Par elles toute la souffrance ouvrière de Paris, disséminée en d'innombrables ménages, prend un corps et une voix. Et de même qu'au moment où se discutait le veto, les révolutionnaires du Palais-Royal avaient l'idée de marcher sur Versailles pour imposer leur volonté à l'Assemblée, de même les femmes de Paris ont l'idée que si le roi était arraché aux intrigues de la Cour et amené à Paris, l'abondance entrerait avec lui dans la capitale. Le mouvement de Paris sur Versailles, préparé et ébauché à la fin d'août, reste ainsi la tentation permanente des esprits. Sous l'agitation révolutionnaire bourgeoise frémit la grande souffrance du peuple : et c'est sur la même pente que toutes ces forces inquiètes vont se précipiter.

Au-dessous encore de toute cette agitation, à des profondeurs inouïes de colère et de révolte, commence à agir la pensée de Marat. C'est comme un feu sombre souterrain de désespoir et de haine. C'est le 13 septembre que commença à paraître le Publiciste de Paris qui deviendra dans quelques semaines l'Ami du Peuple. D'emblée l'écrivain étonne par un mélange extraordinaire de fanatisme et de réalisme aigu. Il n'est pas vrai, comme on l'a dit qu'il ait toujours cherché à surexciter le soupçon. Il a presque aussi souvent gourmandé le peuple pour ses défiances étourdies que pour sa confiance aveugle. Il défend dès ses premiers numéros M. de la Salle, accusé à la légère de conspiration : « Dans ce moment où les esprits étaient si accessibles à la défiance, peut-être fût-il devenu la victime de l'effervescence populaire, sans les sages précautions de M. de Lafayette. » — « La nouvelle de l'élargissement de M. de la Salle a été reçue avec plaisir de toutes les classes de citoyens, au petit peuple près, dont rien n'égale l'extrême défiance si ce n'est la confiance aveugle qu'il accorde quelquefois à ses favoris. » Il loue, et même avec excès, Lafayette qui a refusé l'indemnité que la municipalité lui offrait pour ses fonctions de commandant général de la garde nationale : « Ce généreux citoyen, dont l'âme n'est ouverte qu'aux sentiments qui élèvent l'humanité, a repoussé le vil métal dont on voulait payer son dévouement à la patrie. »

Marat ne veut pas que les soupçons du peuple se dissipent et s'égarent. Il ne veut pas non plus qu'il use sa force et qu'il compromette la Révolution par des violences déréglées : « Les émissaires (des aristocrates) répandus parmi le peuple s'efforcent.de le porter aux derniers excès ; ils veulent le dégoûter de la liberté en ne lui faisant éprouver que les malheurs de la licence. »

Marat, ayant ainsi élagué tous les jets téméraires de passion, invite le peuple à réfléchir aux manœuvres de la contre-Révolution.

Elle a, selon lui, un double but. Elle veut d'abord endormir le peuple par d'apparentes concessions. Le coup de théâtre de la nuit du 4 août est savamment machiné ; les aristocrates se sont donné un air de générosité, et ils ont pu éluder ainsi l'affirmation des principes décisifs qui auraient sauvé la Révolution.

Comment les nobles peuvent-ils se faire gloire de sacrifices qu'ils n'ont consentis que sous la menace des paysans ? « Quoi ! s'écrie Marat, c'est à la lueur des flammes de leurs châteaux incendiés qu'ils ont la grandeur d'âme de renoncer au privilège de tenir dans les fers des hommes qui ont recouvré leur liberté les armes à la main ? »

En même temps qu'elle essaie de duper le peuple, la contre-Révolution médite de le harasser. Elle veut l'affoler par de perpétuelles alarmes, l'épuiser de fatigue en lui imposant un service de patrouille et de garde incessant, et elle compte sur l'inévitable lassitude pour ramener la Nation à la servitude devenue enfin la forme nécessaire du repos.

Les ouvriers, comme exaltés par une ivresse de liberté, s'imaginent qu'elle leur donnera la force de souffrir longtemps pour la Révolution, ils se trompent : cette exaltation tombera vite : « Vous ne tenez qu'un fantôme, vos ateliers sont déserts ; vos manufactures sont abandonnées ; le gain des ouvriers et des maîtres diminuant peu à peu (par l'hiver) avec la longueur des journées, ajoutera à la misère commune ; (les légions de domestiques mis sur le pavé augmenteront la foule des indigents. » Il faut sortir des fictions et voir clairement la réalité : « Que de déclamateurs vantent sans jugement les charmes de la liberté. Elle n'a de prix que pour le penseur qui ne veut pas ramper et pour l'homme appelé par sa fortune et son rang à jouer un rôle, mais elle n'est rien pour le peuple. Que lui font les Bastilles ? Il ne les connut jamais que de nom. »

Et Marat donnant à ce qu'on pourrait appeler l'esprit de classe sa formule la plus étroite, ajoute ces étranges paroles : « C'est, un sujet de 'réflexions singulières pour le philosophe que l'ardeur avec laquelle de malheureux ouvriers ont exposé leurs vies pour détruire ce monument de la tyrannie, qui n'était que pour leurs oppresseurs. » Quoi ! les ouvriers de Paris devaient-ils donc se désintéresser de tout mouvement qui n'avait pas pour objet immédiat la conquête du pain ?

Et Marat ne voit-il point que c'est en participant à toute l'agitation révolutionnaire que les prolétaires accroissent leurs chances d'avenir ? Mais Marat voulait mettre la Révolution en garde contre les passagères exaltations : « Le seul bonheur, dit-il, dont lés dix-neuf vingtièmes des citoyens peuvent jouir est l'abondance, le plaisir et la paix. » Conclusion : il ne faut pas laisser traîner la Révolution, car le peuple tomberait bientôt de fatigue. Et comment hâter la Révolution ? Comment brusquer l'opération ? En concentrant le pouvoir révolutionnaire.

Cette idée d'un pouvoir fort, que la Révolution réalisera dans la crise suprême du péril, par le Comité de salut public, Marat la formule dès la première heure, dès septembre 1789. Dispersée en trop de mains l'action révolutionnaire languit : il ne faut livrer la France ni à l'anarchie des foules surexcitées et aveugles, ni à l'anarchie des assemblées trop nombreuses. Et Marat propose : 1° de constituer un jury révolutionnaire tiré au sort parmi les citoyens des soixante districts et qui exercera au nom du peuple, mais plus exactement que lui, les représailles nécessaires ; 2° de substituer à l'Assemblée de l'Hôtel de Ville incohérente et souvent impuissante un Comité peu nombreux et très résolu.

Contre l'Assemblée de l'Hôtel de Ville Marat s'acharne, et sans doute, dans le secret de son cœur ulcéré, lui en voulait-il, lui, le bafoué des Académies de compter parmi ses membres des savants officiellement illustres. Il la dénonce avec fureur : il écrit contre Beaumarchais, intrigant et agioteur, une page étincelante de colère : il déclare que plusieurs des élus sont suspects parce qu'ils n'ont pas de domicile légal, logent en garni et ne paient pas même la capitation.

Sa défiance est aussi grande contre les pauvres « déclassés » que contre les riches. Les patrouilles de la garde nationale saisissent son journal aux mains des colporteurs. Il redouble ses attaques. Cité devant l'Assemblée de l'Hôtel de Ville il dit orgueilleusement : « Je suis l'œil du peuple et vous n'en êtes que le petit doigt. »

Et toujours il demande que quelques hommes probes, vigoureux, à l'esprit rapide, soient chargés de mener au but, en quelques jours, la Révolution. Faut-il voir la marque d'un grand sens politique dans l'insistance avec laquelle Marat demande dès l'ouverture du drame cette violente concentration des pouvoirs, cette dictature de salut public à laquelle recourut plus tard la Révolution ?

Ses admirateurs l'ont appelé souvent le prophète : mais ce n'est pas faire preuve de clairvoyance révolutionnaire que de demander des mesures extrêmes avant que l'état des choses les ait rendues possibles, ou même concevables à un assez grand nombre d'esprits.

En septembre et octobre 1789, c'est probablement à la dictature d'un Comité modéré, nommé par l'Assemblée nationale, qu'aurait abouti la politique de Marat. En tout cas, tant que le roi subsistait et avec lui la Cour, comment cette concentration absolue des pouvoirs eût-elle été possible ? Ou on les aurait remis au roi, et c'était la tyrannie, ou le roi était rejeté hors de ce pouvoir suprême, et il était détrôné de fait. Or Marat, si fier de sa logique intrépide, s'arrêtait en chemin. Il n'osait pas proposer, il n'osait même pas prévoir l'abolition de la royauté, et il parlait même de « notre bon roi ». Cette timidité ruinait à fond son système, car c'est la coexistence de la Révolution et de la royauté d'ancien régime qui était la vraie dualité de pouvoir.

Les théories de Marat causaient, je crois, au début, et dans le peuple même, surtout de la surprise et même du scandale. Il avait plus d'une fois, dans ses feuilles, attaqué Mirabeau : et pourtant, au 6 octobre, les femmes de la Halle à Versailles demandent « notre petit père Mirabeau ». L'Ami du Peuple n'avait pas encore une prise très forte sur la conscience populaire. Pourtant il est impossible que plus d'une fibre souffrante n'ait tressailli à certains cris de révolte et de colère désespérée ! A propos de la distinction proposée des citoyens actifs et des citoyens passifs, exclus du vote à cause de leur pauvreté, Marat écrit : « Le sort des pauvres, toujours soumis, toujours subjugués et toujours opprimés ne pourra jamais s'améliorer par les moyens paisibles. C'est là sans doute une preuve frappante de l'influence des richesses sur les lois. Au reste, les lois n'ont d'empire qu'autant que les peuples veulent bien s'y soumettre ; ils ont brisé le joug de la noblesse, ils briseront de même celui de l'opulence. Le grand point est de les éclairer, de leur faire sentir leurs droits, et la révolution s'opérera infailliblement sans qu'aucune puissance humaine puisse s'y opposer. »

Ce n'est pas qu'au fond Marat apporte une conclusion sociale précise et hardie, et il termine par ces lignes assez modérées et évasives : « Le seul moyen qui reste aux riches de se soustraire au coup qui les menace, c'est de s'exécuter de bonne foi en faisant part aux pauvres d'une partie de leur superflu. »

Mais peu à peu ces paroles iront remuer le peuple à de grandes profondeurs et, en dehors de tout système, elles éveilleront dans le prolétariat à peine formé une conscience révolutionnaire. « Pour détruire les privilèges des nobles, les plébéiens ont fait valoir le grand argument, l'argument irrésistible que les hommes étant égaux ont tous les mêmes droits. Pour détruire les prérogatives des riches, les infortunés feront valoir le même argument. En vertu de quel titre sacré, leur diront-ils, prétendez-vous conserver des richesses presque toutes acquises par des moyens odieux, presque toutes arrachées aux pauvres par l'astuce, ou la violence, presque toutes le fruit de la faveur, de l'escroquerie, de la friponnerie, des rapines et des concussions ? »

Ses paroles laissent parfois comme une brûlure de souffrance. Comme il était question de la conscription militaire pour tous les citoyens, Marat s'écrie au nom des pauvres (novembre 1789) : « Où est la patrie de ceux qui n'ont aucune propriété, qui ne peuvent prétendre à aucun' emploi, qui ne retirent aucun avantage du pacte social ? Partout condamnés à servir, s'ils ne sont pas sous le joug d'un maître, ils sont sous celui de leurs concitoyens : et quelque révolution qui arrive, leur lot éternel est la servitude, la pauvreté, l'oppression : que pourraient-ils donc devoir à l'État qui n'a rien fait que cimenter leur misère et river leurs fers ; ils ne lui doivent que la haine et les malédictions. Ah ! sauvez-le, l’Etat, vous à qui il assure un sort tranquille et heureux : n'exigez rien de nous, c'est bien assez que le destin cruel nous ait réduits à la cruelle nécessité de vivre parmi vous. »

Vraiment, c'est comme le cri de désespoir de la damnation éternelle : c'est le cri de haine de ces damnés de la servitude et de la misère qui n'ont même pas la consolation farouche d'être isolés : leur enfer est traversé par l'éclatante vision des privilégiés et des heureux.

Pendant qu'une sourde fermentation se développe dans Paris ainsi agité par les motions du Palais-Royal, par la misère du peuple, par les pétitions répétées des femmes, par les fureurs désespérées de Marat, par les conflits de la bourgeoisie démocratique et de la bourgeoisie modérée, éclate la nouvelle qu'un nouveau coup d'Etat de la Cour se prépare. Le roi tardait à sanctionner la Déclaration des droits de l'homme. Mounier avait été porté à la présidence de l'Assemblée par la coalition des modérés et de la droite. Et les mouvements de troupe recommençaient. Le régiment de Flandre, le régiment de Montmorency, étaient, sur des prétextes très légers, concentrés à Versailles : un renouvellement partiel des gardes du corps devait avoir lieu à la fin de septembre : on encadra les nouveaux et on garda les anciens comme pour doubler la force d'une troupe dévouée au roi et qui n'avait pas encore prêté le serment civique.

De très nombreux officiers, dans plusieurs régiments de l'armée, avaient reçu des congés semestriels et s'étaient rendus à Versailles où affluaient aussi les gentilshommes décorés de l'ordre de Saint-Louis. C'était comme une concentration de coup d'Etat : le bruit se répand que cette troupe veut enlever le roi, le porter à Metz où le marquis de Bouillé commande à des troupes en partie étrangères : l'alarme est vive à Paris, et les démocrates s'écrient, avec Loustalot que, pour se sauver, il faudra encore « un nouvel accès de Révolution ». Quel était au juste le plan de la Cour ? Ici encore il est permis de croire qu'elle n'avait pas un dessein très ferme et qu'elle flottait, attendant des événements le mot d'ordre décisif. Mais les préparatifs suspects, les' intrigues louches n'étaient pas seulement un crime contre la liberté naissante de la Nation : c'était aussi une grande maladresse. Car les menaces de contre-Révolution rapprochaient nécessairement dans un commun péril les deux fractions bourgeoises qui commençaient à se faire la guerre.

Si la royauté avait été loyale, si elle avait observé sans arrière-pensée la Constitution et adopté une marche franchement révolutionnaire, elle devenait en quelques mois l'arbitre des partis bourgeois. Le débat s'élevait entre modérés et démocrates, si âpre, si violent que le parti populaire dressait déjà une liste de suspects parmi les officiers de la garde nationale accusés d'être des espions au service de la Cour. Mais l'imprudence et l'incohérence des aristocrates refirent en quelques jours l'unité révolutionnaire. Le 1er octobre un dîner de gala est donné dans la salle d'Opéra du château de Versailles aux gardes du corps : les princesses, les marquises, les duchesses font le tour des salles et animent l'enthousiasme royaliste : les musiciens jouent l'air fameux : « Oh Richard, ô mon roi l'univers t'abandonne. »

La reine conduisant le dauphin par la main, paraît au milieu des acclamations : le roi qui revenait de la chasse est conduit aussi à la salle du festin ; la chaleur des vins et du dévouement monte à la tête ; quelques gardes du corps arrachent leur cocarde tricolore et la foulent aux pieds, et les femmes de la Cour distribuent des cocardes noires. Lecointre, lieutenant-colonel de la garde nationale de Versailles, refuse de quitter la cocarde tricolore et il est insulté. Sa présence et celle d'autres officiers de son corps semblent bien indiquer qu'il n'y avait pas un plan très net de la Cour. Mais qui sait aussi si celle-ci n'avait pas espéré entraîner en la mêlant aux gardes du corps la garde nationale aigrie par les attaques et les quolibets du peuple ? Un des officiers de la garde nationale, un gros boucher de Versailles, s'associe en effet aux aristocrates et rejette comme eux la cocarde tricolore. Un délire contre-révolutionnaire échauffe les esprits.

Du coup, Paris fut en révolution. De tous côtés, les citoyens s'assemblent : au bout des ponts, à la Halle s'organisent des réunions : au faubourg Saint-Antoine les ouvriers se lèvent en masse pour défendre la liberté : les femmes de la Halle se forment en cortège, et entrent dans les maisons, invitant les femmes à se joindre à elles. Des hommes armés de piques, de fusils, de croissants, suivent et entourent les femmes en marche.

De tous les groupes on dénonce à la fois la perfidie de la Cour et la mollesse des Trois Cents de l'Assemblée des représentants de Paris. Les arrivages de blé se font plus rares : et on dirait que Paris veut se fuir lui-même pour fuir la disette. C'est au cri de : à Versailles, à Versailles ! que le 5 octobre, dès neuf heures du matin, une foule énorme se masse devant l'Hôtel de Ville : les représentants qui avaient siégé très tard la veille n'étaient pas encore réunis. Les femmes veulent pénétrer à l'Hôtel de Ville : le chevalier d'Hermigny, aide-major de la garde nationale, forme ses hommes en bataillon carré, et ils opposent leurs baïonnettes à la poussée des femmes.

Les pierres volent sur la garde nationale : celle-ci, pour éviter une collision sanglante, se replie dans l'Hôtel de Ville : les femmes y pénètrent, et le chevalier d'Hermigny leur demande seulement de n'y point laisser entrer les hommes : elles le promettent et font en effet la police elles-mêmes à la grande porte de l'Hôtel de Ville. Mais pendant ce temps, la petite porte, donnant sur l'arcade est forcée : il devient inutile de garder la grande, et un peuple immense, hommes et femmes mêlés, envahit les salles de l'Hôtel de Ville. Les représentants, avertis par le tocsin qui sonnait sur tous les districts, arrivèrent un à un : le peuple les somme d'organiser le mouvement et de sauver la liberté. Ils se refusent à délibérer dans ce tumulte : vers midi, les districts commencent à envoyer leurs bataillons, « les bataillons de l'ordre », comme on disait en 1848 : celui de Belleville sous la conduite de M. de Seine, était arrivé le premier.

Assisté des grenadiers du 1" bataillon du district de Saint-Jacques l'hôpital, il refoule le peuple ou tout au moins le contient sur la place et le coupe à l'Hôtel de Ville. Trois bataillons de grenadiers, amenés par le major général Gouvion, pénètrent dans l'Hôtel de Ville même et le font évacuer. On pouvait croire, à midi, que la bourgeoisie modérée était maîtresse de Paris. Mais les femmes entrées sans armes à l'Hôtel de Ville en ressortent armées : elles avaient enfoncé les portes des magasins où étaient enfermées les armes et les munitions ; et, tout en se retirant devant les baïonnettes des brigadiers, elles emportaient fusils, poudres, canons. La garde nationale, hésitante ou déjà enfiévrée elle-même, n'osa point les désarmer. Elles étaient environ quatre mille. Ce n'étaient point, comme le dit la réaction, des mégères ivres de sang ou des filles de joie.

C'étaient de bonnes et vaillantes femmes dont le grand cœur maternel avait trop souffert de la plainte des enfants mal nourris. Plusieurs étaient aisées et instruites, comme cette Marie-Louise Lenoël, femme Chéret, qui a laissé un récit très savoureux des journées d'octobre et qui était, comme elle nous l'apprend elle-même, « occupée à Passy d'un marché très lucratif ».

En celles-là, c'était une révolte de la pitié. Elles devinaient très bien avec leur sûr instinct, les manœuvres des aristocrates et des prélats contre la Révolution. Et elles imputaient à ces manœuvres la disette dont souffrait Paris, la misère qui étreignait le peuple. Après tout, se trompaient-elles ? et n'est-ce point, en effet, le sourd malaise partout répandu par la perpétuelle intrigue de la contre-Révolution qui, en ces mois troublés, paralysait le travail et jusqu'au mouvement des blés ? En tout cas il est curieux de voir comment brusquement les femmes de Paris irritées par l'injustice et enfiévrées par la souffrance se séparaient du clergé. Quelques semaines à peine avant les journées d'octobre, les femmes de la Halle multipliaient dans les églises les services, les cérémonies. Elles semblaient mettre sous la protection du Crucifié la Révolution naissante. Dès les journées d'octobre la félonie de la Cour et d'une partie du clergé a rompu brusquement ces vieilles attaches religieuses. Et les femmes qui vont sur Versailles attellent leurs canons en criant : A bas la calotte ! La femme Chéret parle avec complaisance de la terreur que l'arrivée de « ses bonnes amies » répand « parmi les calotins ».

La courageuse petite troupe féminine, à peine refoulée hors de l'Hôtel de Ville, décide de marcher sur Versailles. Elle fait appel, pour la commander, aux volontaires et vainqueurs de la Bastille : Hullin, Richard de Pin, Maillard prennent la tête du mouvement : les canons sont hissés sur des chariots, liés avec des cordes. En route pour Versailles !

Pendant ce temps, malgré les bataillons de grenadiers, le peuple avait grossi sur la place de l'Hôtel-de-Ville : et il demandait avec impatience que la garde nationale tout entière suivît l'exemple des femmes et allât comme elles à Versailles écraser la conspiration, sauver les députés amis de la liberté, arracher le roi aux factieux. Le peuple adjurait les gardes nationaux de rester fidèles à la Révolution et de se méfier de leurs officiers parmi lesquels il y avait beaucoup d'aristocrates et d'ennemis de la patrie. Plusieurs gardes nationaux suppliaient ou même sommaient Lafayette de les conduire à Versailles. Lafayette, épouvanté sans doute des suites que pouvait avoir ce mouvement, refusait : « Il est bien étonnant, s'écriait un soldat, que M. de Lafayette veuille commander la Commune, tandis que c'est la Commune à le commander : il faut qu'il parte, nous le voulons tous. » Le général leur répondait qu'il ne pouvait obéir qu'à un ordre légal, et que seuls les représentants de la Commune pouvaient le donner.

A quatre heures et demie du soir ceux-ci délibéraient encore et, pas plus que Lafayette, ils n'osaient prendre une responsabilité. Enfin, devant la colère croissante du peuple et des soldats, Lafayette envoie un billet aux représentants pour leur dire qu'il n'était plus possible.de résister. Ils lui envoient un ordre, mais en essayant encore de se couvrir : « L'Assemblée générale des représentants de la 'commune de Paris, vu les circonstances et le désir du peuple, et sur la représentation faite par M. le Commandant général qu'il était impossible de s'y refuser, a autorisé M. le Commandant général et même lui a ordonné de se transporter à Versailles ; lui recommande en même temps de prendre les précautions nécessaires pour la sûreté de la Ville, et, sur le surplus des mesures à prendre, s'en rapporte à sa prudence. »

Non certes : ce n'était point de ces hommes timorés que pouvaient venir les grands mouvements. Paris avait été soulevé par la force du sentiment populaire, par l'énergie de ses ouvriers, de ses femmes et aussi par-l'affiche insurrectionnelle de l'avocat Danton appelant aux armes ce remuant district des Cordeliers où les basochiens, qui y résidaient en grand nombre, les acteurs de la Comédie, qui rêvaient de jouer Brutus, donnaient à la Révolution un accent vigoureux et théâtral, qui sera la marque même du génie de Danton.

Le 6 octobre il est visible que la Révolution échappera à la bourgeoisie modérée, trop débile pour la conduire.

Lafayette pâlit en recevant le billet qui autorisait la marche sur Versailles : il détacha aussitôt, pour former l'avant-garde, trois compagnies de grenadiers et une de fusiliers avec trois pièces de canon. Sept à huit cents hommes, armés de fusils, de piques ou de bâtons, précèdent de deux cents pas cette avant-garde.

A cinq heures sept minutes, la garde nationale défile par le quai Pelletier sur trois rangs. Lafayette répondait aux acclamations de l'air d'un homme qui dit : Vous le voulez. Le défilé dura quarante minutes.

Pendant ce temps, le peuple, convaincu que beaucoup d'officiers, ou même de soldats, de la garde nationale, n'avaient point un bon esprit, donnait la chasse à tous les citoyens en uniforme qu'il rencontrait pour les obliger à joindre le corps d'armée en marche. Les tambours battent, les étendards flottent : « Allez, marchez, braves citoyens : vous portez avec vous le destin de la France ; nos cœurs vous suivent, secourez notre roi, sauvez nos députés, soutenez la majesté nationale. Quatre cent mille bras sont prêts à vous applaudir, à vous venger. »

Dès le matin, et avant même l'arrivée des femmes, l'Assemblée nationale était extrêmement agitée. A l'ouverture de la séance, Mounier, président, donna lecture de la réponse du roi au sujet de la Déclaration des droits soumise à son acceptation :

« De nouvelles lois constitutives ne peuvent être bien jugées que dans leur ensemble : tout se tient dans un si grand et si important ouvrage. Cependant, je trouve naturel que, dans un moment où nous invitons la Nation à venir au secours de l'Etat par un acte signalé de confiance et de patriotisme (l'emprunt patriotique) nous la rassurions sur le principal objet de son intérêt.

« Ainsi, dans la confiance que les premiers articles constitutionnels que vous m'avez présentés, unis à la suite de votre travail, rempliront le vœu de mes peuples et amèneront le bonheur et la prospérité du royaume, j'accorde, selon votre désir, mon accession à ces articles ; mais à une condition positive et dont je ne me départirai jamais, c'est que, par le résultat général de vos délibérations, le pouvoir exécutif ait son entier effet entre les mains du monarque. Une suite de faits et d'observations, dont le tableau sera mis sous vos yeux, vous fera connaître que dans l'ordre actuel des choses, je ne puis protéger efficacement ni le recouvrement des impositions légales, ni la libre circulation des subsistances, ni la sûreté individuelle des citoyens....

« Je ne m'explique point sur votre Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; elle contient de très bonnes matières propres à guider vos travaux ; mais des principes susceptibles d'application et même d'interprétation différente ne peuvent être justement appréciés et n'ont besoin de l'être qu'au moment où leur véritable sens est fixé par les lois auxquelles ils doivent servir de première base. »

Ainsi le roi n'acceptait que sous condition les lois constitutionnelles : et au fond, il refusait de sanctionner la Déclaration des droits elle-même, c'est-à-dire, les principes d'où toute la Constitution émanait. Toute la gauche de l'Assemblée se souleva. Muguet de Nanthou s'écria : « Quelle réponse ambiguë et insidieuse vous venez d'entendre ! » Robespierre dit avec force : « La réponse du roi est destructive non seulement de toute constitution, mais encore du droit national à avoir une constitution. On n'adopte les articles constitutionnels qu'à une condition positive : celui qui peut imposer une condition à une constitution a le droit d'empêcher cette constitution ; il met sa volonté au-dessus du droit de la Nation. » Et, rappelant en toute rigueur les principes du Contrat Social, il ajouta : « On vous dit que vos articles constitutionnels ne présentent pas tous l'idée de la perfection ; on ne s'explique pas sur la Déclaration des droits ; est-ce au pouvoir exécutif à critiquer le pouvoir constituant, de qui il émane ? Il n'appartient à aucune puissance de la terre d'expliquer des principes, de s'élever au-dessus d'une nation et de censurer ses volontés. Je considère donc la réponse du roi comme contraire aux principes, aux droits de la Nation et comme opposée à la Constitution. »

A force de logique démocratique, il atteignait à une grande hardiesse révolutionnaire : et, en sa parole, que trop souvent on déclare vague, il y avait un accent vigoureux et décisif : « Vous n'avez d'autre moyen d'éviter les obstacles que de briser les obstacles. Quelle espèce de religion y a-t-il donc à couvrir les droits de la Nation d'un voile qui ne sert qu'à favoriser les atteintes qu'on voudrait leur porter ? »

Bouche propose un projet d'arrêté très net et très agressif : « La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et la Constitution seront acceptées par le monarque avant qu'aucun impôt soit accordé par la Nation. La Constitution étant achevée, le monarque se rendra dans le sein de l'Assemblée nationale ; là il jurera pour lui et ses successeurs au trône de France observation de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de la Constitution. Le serment prêté, l'Assemblée nationale prêtera le sien pour la Nation en présence du monarque, pour former la réciprocité entre deux parties, dont l'une doit jurer de gouverner et l'autre d'obéir conformément aux lois. »

L'abbé Grégoire parle de la disette et prononce une parole dont nous retrouverons l'écho tout à l'heure dans le discours de Maillard : « Je demande pourquoi cette lettre envoyée à un meunier avec 200 livres et la promesse d'autant par semaine, s'il ne veut pas moudre ? »

Duport, Pétion font allusion au banquet des gardes du corps. Question redoutable, à cause du rôle joué par la reine. Mirabeau demande que sur ce point on fasse silence, mais qu'on prenne des précautions en interdisant désormais ces festins militaires : une députation ira demander au roi « un éclaircissement qui rassure le peuple sur l'effet d'une acceptation conditionnelle. »

Visiblement ici encore il cherche à atténuer le choc entre la Révolution et le roi. Un maladroit aristocrate, le marquis de Monspey, croyant embarrasser Pétion, et voulant le compromettre, lui demande de rédiger par écrit et de déposer sur le bureau sa dénonciation relative au banquet des gardes du corps. Le sot ne voyait point qu'il allait jeter Marie-Antoinette dans la tourmente. Mirabeau se lève et avertit la droite de l'Assemblée en quelques paroles terribles : « Je commence par déclarer que je regarde comme souverainement impolitique la dénonciation qui vient d'être provoquée ; cependant si l'on persiste à la demander, je suis prêt, moi, à fournir tous les détails et à les signer : mais auparavant je demande que cette Assemblée déclare que la personne du roi est seule inviolable, et que tous les autres individus de l'Etat, quels qu'ils soient, sont également sujets et responsables devant la loi. » Epouvanté, le marquis comprit et retira sa motion.

Ainsi procédait Mirabeau, couvrant sa tactique de prudence par des audaces révolutionnaires qui faisaient trembler, et protégeant la famille royale des éclats mèmes de la foudre qui paraissaient la menacer.

L'Assemblée adopte enfin un arrêté très simple et très ferme : « L'Assemblée a décrété que M. le Président, à la tête d'une députation, se rendra aujourd'hui par devers le roi, à l'effet de supplier sa Majesté de vouloir bien donner une acceptation pure et simple de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et des dix-neuf articles de la Constitution qui lui ont été présentés. »

Malgré la coalition naissante de la réaction et du modérantisme, l'Assemblée retrouvait toute sa vigueur pour défendre le cœur même de son œuvre : et la Déclaration des droits lui communiquait une inaltérable vertu. Mais le roi céderait-il ? Voudrait-il consacrer toute la philosophie révolutionnaire et humaine du XVIIIe siècle inscrite dans la Déclaration des droits ? La brusque entrée du peuple va décider la question.

A peine le bureau de l'Assemblée venait-il de désigner les douze députés chargés d'aller vers le roi, que les femmes, venues de Paris, frappent à la porte. Il était environ quatre heures de l'après-midi. Elles étaient arrivées en bon ordre, malgré la pluie qui détrempait les chemins. Maillard, marchant à leur tête, les avait disciplinées. Le Président avertit l'Assemblée que les femmes demandaient à être admises à la barre. Elles commençaient à violenter les sentinelles. Elles sont admises et Maillard parle en leur nom.

Je donne, d'après les Archives parlementaires, la physionomie de cette étrange scène, indécise et puissante :

« Nous sommes venus à Versailles pour demander du pain, et en même temps pour faire punir les gardes du corps qui ont insulté la cocarde patriotique. Les aristocrates veulent nous faire mourir de faim. Aujourd'hui même, on a envoyé à un meunier un billet de 200 livres, en l'invitant à ne pas moudre et en lui promettant de lui envoyer la même somme chaque semaine. »

L'Assemblée poussa un cri d'indignation et de toutes les parties de la salle on dit à Maillard : nommez.

Maillard reprend : « Je ne puis nommer ni les dénoncés ni les dénonciateurs, puisqu'ils me sont également inconnus ; mais trois personnes que j'ai rencontrées ce matin dans une voiture de la Cour m'ont appris qu'un curé devait dénoncer ce crime à l'Assemblée nationale. »

Une voix s'éleva alors à la barre et désigna M. l'archevêque de Paris. L'Assemblée entière s'empresse de répondre que ce prélat est incapable d'un pareil crime.

Maillard ajoute : « Je vous supplie, pour ramener la paix, calmer l'effervescence générale et prévenir les malheurs, d'envoyer une députation à MM. les gardes du corps pour les engager à prendre la cocarde nationale et à faire réparation de l'injure qu'ils ont faite à cette même cocarde. »

Plusieurs membres s'écrient que les bruits répandus sur les gardes du roi sont calomnieux.

Quelques expressions peu mesurées, dit le compte rendu, échappées à l'orateur lui attirent une injonction du président de se contenir dans le respect qu'il doit à l'Assemblée nationale.

Le président ajoute que tous ceux qui veulent être citoyens peuvent l'être de leur plein gré et qu'on n'a pas le droit de forcer les volontés.

Maillard répond : « Il n'est personne qui ne doive s'honorer de ce titre, et s'il est, dans cette diète auguste, quelque membre qui puisse s'en croire déshonoré, il doit en" être exclu sur-le-champ. »

Toute la salle retentit d'applaudissements, et une foule de voix répètent : Oui, oui, tous doivent l'être, nous sommes tous citoyens.

Au même instant on apporte à Maillard une cocarde nationale de la part, des gardes du corps. Il la montre aux femmes comme un gage de leurs dispositions pacifiques, et toutes s'écrient : « Vive le roi, vivent les gardes du corps ! »

Et Maillard conclut : « Je suis bien loin de partager les soupçons qui agitent tous les esprits : mais je pense qu'il est nécessaire, pour le bien de la paix, d'engager sa Majesté à prononcer le renvoi de ce régiment qui, dans la disette cruelle qui afflige la capitale et les environs, augmente les malheurs publics, ne fût-ce que par l'augmentation nécessaire qu'il occasionne dans la consommation journalière. »

Le récit de Mounier diffère en quelques points du compte rendu. D'après lui, ce n'est point Maillard qui parle le premier : il laissa d'abord la parole à un de ses compagnons et intervint brusquement pour dire : nous obligerons tout le monde à porter la cocarde patriotique ; puis il garda la parole jusqu'à la fin.

Il y a dans ce discours quelques puérilités : car comment attribuer la disette d'une ville de plus de sept cent mille hommes à un millier de gardes du corps ? Mais, il y a aussi je ne sais quel accent de sagesse grave et de sincérité ; et, après tout, il résumait toute la pensée du peuple en deux mots décisifs : du pain et la cocarde tricolore ! c'est-à-dire : la vie et la Révolution. Visiblement, les femmes étaient venues à l'Assemblée sans haine, avec un grand fond d'espérance : au premier signe ami des gardes du corps, elles s'attendrissent et les acclament.

L'Assemblée complète le mandat des députés qu'elle envoie au roi : ils demanderont, outre la sanction de la Déclaration des droits, des mesures vigoureuses pour assurer la subsistance de la capitale. Mounier, président, sort, vers cinq heures, avec les délégués et se dirige vers le château. Les femmes le suivent en foule : il est convenu que douze seulement l'accompagneront. L'une d'elles, Louise Chably, harangua le roi, qui l'embrassa en lui parlant avec une sorte d'émotion, de la souffrance du peuple.

Mounier insista auprès des ministres pour que le roi accordât immédiatement l'acceptation pure et simple des articles constitutionnels et de la Déclaration des droits. C'était un moyen de calmer l'effervescence des esprits. Le roi, informé de cette demande, se retira dans une autre pièce pour délibérer avec son conseil. Mais il était cruel à la Royauté de sanctionner les principes de la Révolution : et même dans le désordre et le péril croissant de cette journée d'octobre, elle résistait. Mounier, dévoré d'impatience, attendit la réponse de cinq heures et demie à dix heures du soir.

Et pendant que le roi délibérait ainsi, le sang commençait à couler dans les allées de Versailles. Le régiment de Flandre, formé en bataille, avait été rapidement enveloppé par les femmes. Les soldats protestèrent de leur dévouement à la Nation ; mais il y eut une bagarre entre les femmes et un détachement des gardes du corps, commandé par le comte de Guiche. Quelques femmes furent blessées de coups d'épée. Les volontaires de la Bastille firent feu sur les gardes du corps et en abattirent plusieurs.

A ce moment, le roi fit appeler Mounier et prononça, après cinq heures d'hésitations, l'acceptation pure et simple. « Je le suppliai, raconte Mounier, de me la• donner par écrit. Il l'écrivit et la remit dans mes mains. H avait entendu les coups de feu. Qu'on juge de son émotion, qu'on juge de la mienne. Le cœur déchiré, je sortis pour retourner à mes fonctions. »

Ainsi comme si le droit du peuple souffrant devait être inscrit dans les titres les plus solennels de la Révolution bourgeoise, c'est sous la pression des pauvres femmes de Paris demandant du pain, que la Déclaration des droits de l'homme est sanctionnée. Ce sont des mains ouvrières qui remettent à l'humanité nouvelle son titre glorieux.

Durant l'absence du président Mounier, la foule avait peu à peu envahi l'Assemblée. Elle s'était mêlée aux délibérations et demandait à grands cris que l'Assemblée fît une loi pour diminuer le prix du pain, de la viande et des chandelles. L'Assemblée, comme submergée par le flot populaire, s'était dispersée : la séance était levée de fait ; et comme par un effet encore bien enfantin de la souveraineté populaire, une femme dont on ne dit pas le nom avait pris possession du fauteuil présidentiel. ll y eut ainsi une minute où, le roi assiégé dans le château, l'Assemblée dispersée, la force populaire semblait demeurer seule. Mais à quoi servirait d'occuper le pouvoir, si on n'y portait une idée ? De bonne grâce, la femme qui - s'était assise au fauteuil, le rendit à Mounier ; le tambour passa dans les rues de Versailles, pour appeler de nouveau les députés, et en attendant la reprise de la séance, les femmes, groupées autour de Mounier, l'admonestaient en paroles à la fois maternelles et rudes. Aucune obstination de 'colère n'était en elles ; c'est Mounier lui-même qui le constate : « Les femmes qui m'environnaient conversaient avec moi, plusieurs m'exprimaient leurs regrets de ce que j'avais défendu ce vilain veto (ce sont leurs expressions) et me disaient de bien prendre garde à la lanterne. Je répondis qu'on les trompait ; qu'elles n'étaient pas en état de juger les députés ; que je devais suivre ma conscience et que je préférais exposer nia vie plutôt que de trahir la vérité. Elles voulurent bien approuver ma réponse et me donner beaucoup de témoignages d'intérêt. »

Ce n'est pas, comme on voit, la foule brutale et enivrée dont a parlé la réaction. C'est bien le peuple novice encore et se prenant vite aux raisonnements captieux- du modéré, mais généreux et clairvoyant en somme. Ces femmes occupant un moment le fauteuil du président de l'Assemblée, puis causant avec lui d'un ton de familiarité hardie et cordiale et redescendant enfin dans le grand torrent de la foule pour laisser à l'Assemblée bourgeoise sa libre action, c'est bien l'image du mouvement populaire sous la Révolution. Les pauvres émergent soudain et s'approchent brusquement du pouvoir ; ils l'interpellent, le rudoient, le dirigent parfois et l'enveloppent, mais ils ne savent et ne peuvent le saisir.

A ce moment, vers les onze heures du soir, par les routes détrempées et noires, Lafayette arrivait. Il s'était fait précéder d'un message au roi, le priant d'avoir confiance, et l'assurant que la garde nationale de Paris venait pour rétablir l'ordre. La séance de l'Assemblée avait repris, et, avec ce parti pris d'indifférence aux événements qu'affectent les Assemblées pressées par le flot inquiet du peuple, elle discutait les lois criminelles ; mais les femmes présentes à la discussion et presque mêlées à l'Assemblée, interrompaient par des cris répétés : « Du pain ! du pain ! pas tant de longs discours ! » Plusieurs n'avaient point mangé depuis le matin.

Mirabeau se leva, presque menaçant : « Je voudrais bien savoir. s'écria-t-il, pourquoi on se donne les airs de nous dicter ici des lois. »

Le peuple applaudit ; grand était encore sur lui l'ascendant du tribun, et d'ailleurs ce n'était ni pour violenter ni pour humilier l'Assemblée, encore toute puissante, que les femmes étaient venues. à Versailles ; le peuple n'était point pour l'Assemblée un ennemi, mais un allié impétueux, qui l'envahissait à bonne intention.

Vers trois heures du matin, Lafayette fit savoir à Mounier, par un aide de camp, qu'il pouvait lever la séance ; il l'assurait que toutes les précautions étaient prises, que le calme était complet et qu'il n'y avait point péril à s'ajourner au lendemain. La séance fut levée en effet, et Lafayette, écrasé de fatigue, alla dormir.

Une partie du peuple, n'ayant point d'abri, passa la nuit à chanter et à danser autour de grands feux ; dès la pointe du jour, des bandes assez excitées se répandent dans les rues de Versailles. Un garde du corps parait à sa fenêtre, il est insulté, menacé, et il fait feu. Le peuple envahit la maison, abat un jeune garde du corps de dix-huit ans, lui coupe la tête et la porte au bout d'une pique. Il donne l'assaut à l'hôtel des gardes du corps, le force et le pille, et il donne la chasse aux gardes du corps, qui s'enfuient jusque dans la cour du château ; puis, entraîné en effet par cette sorte de chasse, il gravit l'escalier et pénètre jusque dans l'appartement du roi. La reine, réveillée en sursaut, se réfugie auprès du roi ; le peuple essaie de désarmer les gardes du corps qui étaient de service dans l'antichambre ; des gentilshommes, des gardes nationaux accourent et protègent l'appartement du roi. Lafayette, averti un peu tard, arrive aussi en toute hâte.

Les aristocrates l'accusèrent -d'avoir dormi pour livrer le roi à des forcenés. « Il a dormi contre son roi », dirent-ils ; l'accusation était absurde. Lafayette, gardien de la Révolution contre les entreprises de la Cour, et gardien de la famille royale contre les violences du peuple avait le rôle qui flattait le plus son orgueil. Accablé de fatigue et d'émotion, trompé d'ailleurs par le calme apparent du peuple, il manqua seulement de prévoyance. Il décida le roi à se montrer avec la reine et le dauphin au balcon qui donnait sur la cour.

Le roi, violemment oppressé, ne put dire un mot. Lafayette promit en son nom que toutes mesures seraient prises dans l'intérêt du peuple. Puis, un instant après, le roi ayant retrouvé un peu de calme, reparut au balcon, et supplia le peuple, en termes touchants, de sauver la vie des gardes du corps menacés. « Le roi à Paris ! Le roi à Paris ! » criait la foule. « Oui, je reviendrai à Paris, dit le roi, mais à condition que ce soit avec ma femme et mes enfants. »

Il savait l'impopularité de la reine et, par cette sorte de contrat avec le peuple, il la plaçait sous la sauvegarde de la loyauté parisienne. Louis XVI était comme une âme mal débrouillée et plus compliquée qu'on Be l'imagine. De même qu'il y avait parfois de la duplicité dans sa faiblesse, il y avait aussi parfois de la grandeur dans sa bonhomie.

« Le roi à Paris ! » c'est un des mots décisifs, c'est une des heures décisives de la Révolution ! Voilà le drame désormais concentré dans la capitale ; voilà le roi sous la main du peuple, et aussi les Assemblées qui ne voudront point se séparer du roi. C'est à Paris que les forces populaires étaient accumulées. C'est à Paris, résumé de la France, que l'idée de l'unité française était la plus puissante. Le roi à Paris, c'est la certitude que la Révolution sera démocratique et unitaire. Si le foyer de la vie publique et de la Révolution avait été porté en province, une sorte de fédéralisme et de modérantisme aurait pu prévaloir ; pour résister à l'action de Paris considérée dès lors comme dissidente, la bourgeoisie modérée se serait coalisée avec les forces d'ancien régime, et la Révolution française n'aurait été qu'une réédition de la Révolution anglaise, une Révolution de compromis, et non une Révolution d'élan, de logique et d'universel ébranlement.

Les pauvres femmes du peuple qui partirent de Paris le 5 octobre, au matin, pour aller à Versailles demander du pain, et qui ramenèrent le roi, ont ainsi joué un rôle extraordinaire, un des plus grands à coup sûr qu'enregistre l'histoire : elles ont noué le nœud formidable de la Révolution et de Paris, et aucune main d'aristocrate ou de girondin ne le dénouera, aucun glaive prussien, anglais ou cosaque ne le tranchera.

C'est le jour même, 6 octobre, que le roi se rendit à Paris. Il était précédé d'un grand cortège de femmes qui portaient des branches d'arbres, marquées sans doute déjà des nuances d'automne ; les canons étaient couverts de feuillages ; c'est vers les six heures du soir, c'est-à-dire à la tombée du jour, que le roi arriva ; les maisons étaient illuminées, et dans ce crépuscule étrange, mêlé de splendeur et de mélancolie, la Révolution marchait enthousiaste et incertaine ; le peuple acclamait le roi, et le roi soulevé par le flot d'une vaste mer, allait comme en un rêve vers l'horizon voilé. Heure indécise et bizarre, où la défaite de la royauté ressemblait à un triomphe, où Paris, à demi vainqueur, à demi dupé, se grisait de sa joie bruyante et oubliait les complots d'hier.

Chose curieuse ! cette grande crise des journées d'octobre semble faire tomber l'effervescence révolutionnaire de Paris. Nous allons entrer pour deux ans dans une sorte de calme. La Révolution va se développer en profondeur avec de faibles agitations de surface.

La misère, qui avait suivi la mauvaise récolte de 1788 et qui avait été aggravée par l'incertitude des premiers jours de la Révolution, s'atténue très vite ; les subsistances affluent de nouveau, et le travail se ranime. Le prix du pain s'abaisse de quatre sous à trois sous la livre. L'hiver 1789-1790 est d'une exceptionnelle douceur ; en février, le temps était si beau que tous les travaux de maçonnerie pouvaient se continuer. Les manufactures sont très actives ; et les municipalités qui s'organisent occupent par des travaux publics les ouvriers qui chôment encore : à la fin de 1790, elles pourront même fermer la plupart de ces ateliers et chantiers, l'activité économique étant très grande dans le pays. La fièvre de la misère et de la faim s'apaise donc et la Révolution peut procéder à son œuvre organique.

Aussi bien la surprise des journées d'octobre, le brusque hasard de violence qui avait mis en péril la vie du roi avaient inquiété la bourgeoisie révolutionnaire elle-même. L'Assemblée se souvenait avec déplaisir qu'elle avait été envahie, et si elle suivait le roi à Paris, c'était avec le ferme projet de couper court, par des mesures très rigoureuses, à tous les mouvements de la rue. Son autorité révolutionnaire, immense encore, lui permettra de promulguer la loi martiale sans soulever contre elle un déchaînement populaire, et en fait, elle n'aura pas besoin (le l'appliquer pendant deux ans. Le club des Jacobins aidera beaucoup l'Assemblée à régler le mouvement ; il disciplinera les forces révolutionnaires.