L'Assemblée
nationale, ayant ainsi commencé le règlement de ses comptes avec les paysans,
peut reprendre la grande discussion des droits de l'homme et des premiers
articles fondamentaux de la Constitution. J'ai déjà défini le sens de la
Déclaration des droits, à propos des Cahiers qui en contiennent les
linéaments. Je n'y
insisterai point. Et, pourtant, ces hautaines déclarations de principes
surgissant en pleine tempête, et la dominant, ont je ne sais quelle tragique
beauté. L'Assemblée, pendant qu'elle s'obstinait à dresser au-dessus des
événements le droit humain, éprouvait, tout ensemble, un grave enthousiasme
et une sorte de malaise. La difficulté pour elle était de concilier le droit
naturel, tel qu'elle le concevait, c'est-à-dire antérieur et supérieur aux
sociétés, avec le droit historique. Oui,
l'homme a le droit primordial d'aller et de venir, de travailler, de penser,
de vivre, et de déployer en tout sens sa liberté sans autre limite que la
liberté d'autrui. Oui, quand il renonce à l'isolement de l'état de nature, et
qu'il accepte ou recherche les rapports sociaux, ce n'est point pour aliéner
sa liberté première, c'est pour là fortifier et la garantir : et Sieyès, dans
sa belle déduction métaphysique, a le droit de dire « que l'état social
favorise et augmente la liberté ». Mais,
s'il en est ainsi, si l'homme doit retrouver dans l'état social et dans
l'organisation politique sa liberté primitive affermie et agrandie, quel est
le sens, quelle est la légitimité des puissances d'autorité qui subsistent et
avec lesquelles doit compter la Révolution ? Quel
est, par exemple, le titre de la royauté ? et à quelles profondeurs a-t-elle
sa racine ? Sans doute, les théoriciens révolutionnaires peuvent dire qu'elle
est une heureuse combinaison, suggérée par l'expérience des siècles, pour
amortir le choc des libertés rivales et assurer cette perpétuité de l'ordre,
qui est la condition même de l'indépendance. Il n'en
est pas moins vrai que la royauté est ainsi réduite au rôle d'un. grand expédient historique : c'est la liberté des
individus humains qui est première et fondamentale et c'est elle, par
conséquent, s'il y avait conflit avec la royauté, qui doit l'emporter sur
celle-ci. Dans la déduction de la Constituante, il y a toute une période
métaphysique- où la royauté n'est pas encore née, où on ne sait même point si
elle apparaîtra, et plus d'un Constituant avait hâte de retrouver l'ordre
concret, l'ordre de la loi positive qui pénètre de droit naturel la réalité,
mais ne l'abolit point. Il leur
semblait dangereux de créer ou de reconnaître une patrie du droit, antérieure
et supérieure à l'histoire, et où les grandes institutions monarchiques
n'avaient point leur foyer. Qui
sait si la liberté primitive et naturelle, se développant à nouveau dans le
système social, n'allait point le bouleverser ? C'était comme une splendide
nuée venue des horizons primitifs, et qui passait sur les cités éblouies et
inquiètes. Aussi les modérés, Malouet, Mounier, ne cessent-ils de rappeler
que la France n'est pas née d'hier, qu'elle ne sort pas du fond des bois,
qu'elle ne survient pas brusquement au courant des siècles. Mirabeau,
effrayé un jour par la difficulté croissante de renouer la chaîne des
nécessités historiques à cette première et idéale liberté naturelle, essaie
d'obtenir que l'Assemblée renvoie après le vote des articles constitutionnels
la définition générale des droits. Quand la Révolution aurait organisé les
institutions nécessaires, elle pourrait, sans péril, donner au solide édifice
une sorte de consécration métaphysique. L'Assemblée
résista. Elle voulait que la Déclaration des droits fût le préambule de la
Constitution. Et même dans l'ordre historique elle avait raison. Après tout,
c'est le mouvement de l'histoire, c'est le progrès même de la civilisation et
de la pensée qui permettrait aux hommes de s'affranchir un moment, par
l'esprit, de toutes les institutions secondaires et changeantes, et
d'affirmer l'idéale liberté humaine comme la mesure suprême de la valeur des
sociétés. C'est
le travail des siècles, c'est l'activité scientifique et économique de la
bourgeoisie qui avaient libéré l'esprit humain : et lorsque l'esprit humain,
usant de cette liberté enfin conquise, recherchait et affirmait le droit
naturel de l'homme, il n'abolissait point l'histoire : il en consacrait et en
glorifiait les résultats. Et il
glissait, même dans les institutions léguées par les siècles, comme la
monarchie, une âme de liberté héritée ainsi de l'immense effort humain. Il
n'y avait donc pas contradiction insoluble du droit naturel et du droit
historique, mais le difficile était de les lier. Autant
que la royauté, la propriété prend malaisément place dans le domaine des
droits naturels. Sieyès lui-même en convient. Après avoir essayé de faire de
la propriété une suite et une extension de la personnalité, il est contraint
d'ajouter : « Les
propriétés territoriales sont la partie la plus importante de la propriété
réelle. Dans leur état actuel, elles tiennent moins au besoin personnel
qu'au besoin social. Leur théorie est différente, ce n'est pas ici le lieu de
la présenter. » Je sais
bien que les Constituants ont introduit la propriété dès l'article 2 de la
déclaration des Droits : « Le but de toute association politique est la
conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits
sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. »
Mais quel vague dans ce mot de propriété ! La propriété a des formes sans
nombre 'et il en est, comme la propriété vraiment féodale, que la
Constituante elle-même reconnaît illégitimes. A quel
signe les citoyens pourront-ils reconnaître les formes légitimes de la
propriété de ses formes oppressives ? Mais, à vrai dire, la propriété
bourgeoise, par sa mobilité et sa flexibilité, paraissait, aux constituants,
en harmonie avec la liberté naturelle. Il n'y
avait aucune caste fermée, aucune prédestination économique : tout homme,
quelle que fût son origine, pouvait, dans le droit bourgeois, acquérir,
posséder, fabriquer, trafiquer ; et même le contrat, qui unissait les
fabricants et les prolétaires, les propriétaires et les manouvriers, étant
toujours révocante, pouvait apparaître comme conforme à la liberté et au
droit naturel. Pourtant
si un socialiste, si un communiste avait demandé la parole au nom des
salariés, s'il avait dit aux constituants : « Par quel lien le
prolétaire est-il rattaché à l'état social ? Vous reconnaissez vous-mêmes sa
dépendance puisque vous vous préparez, à raison même de cette dépendance, à
lui refuser le droit de vote : mais pouvez-vous dire alors que l'ordre
social a accru pour lui les libertés primitives et naturelles ! » Les
constituants n'auraient pu sans doute lui opposer la moindre réponse. Mais il
n'y avait point de conscience prolétarienne pour poser la question, et les
métaphysiciens de la bourgeoisie pouvaient ainsi glisser la propriété
bourgeoise parmi les droits naturels et imprescriptibles. Cette
illusion même avait sa source dans la réalité, presque tout entière
bourgeoise. Mais vienne l'heure où le prolétariat saura réfléchir sur sa
destinée et ses intérêts de classe, il saisira un contraste violent entre les
droits naturels de tout homme, proclamés par la Révolution bourgeoise, et sa
propre dépendance sociale : alors la Déclaration des droits de l'homme,
changeant de sens et de contenu à mesure que se modifie l'histoire, deviendra
la formule de la Révolution prolétarienne : car, comment l'état social
peut-il *garantir aux prolétaires le libre usage de leurs facultés et un
accroissement de leur liberté naturelle s'il ne leur assure pas la propriété
? Malouet,
avec son instinct conservateur, avait pressenti le péril, et il disait le 1er
août à l'Assemblée : « Je
sais que les Américains (par leur Déclaration des droits) ont pris l'homme
dans le sein de la Nature et le présentent à l'univers dans sa souveraineté
primitive. Mais la société américaine, nouvellement formée, est composée, en
totalité, de propriétaires déjà accoutumés à l'égalité, étrangers au luxe
ainsi qu'à l'indigence... Mais nous, messieurs, nous avons pour
concitoyens une multitude immense d'hommes sans propriété... qui
s'irritent quelquefois, non sans de justes motifs, du spectacle du luxe et de
l'opulence. « On
ne croira pas, sans doute, que j'en conclus que cette classe de citoyens n'a
pas un droit égal à la liberté. Une telle pensée est loin de moi. La liberté
doit être comme l'astre du jour qui luit pour tout le monde. Mais je
crois, messieurs, qu'il est nécessaire, dans un grand empire, que les hommes
placés dans une situation dépendante noient plutôt les justes limites que
l'extension de la liberté naturelle. » Vaine prudence et même
dangereuse, car si la bourgeoisie révolutionnaire, par peur (l'éveiller le
prolétariat somnolent et passif, avait hésité à invoquer les droits de
l'homme et à confondre son droit avec celui de l'humanité, elle aurait perdu
la force nécessaire pour lutter contre l'ancien régime, contre la féodalité,
contre l'Eglise et contre toutes les tyrannies de l'univers conjuré. Il lui
était plus sûr de dresser comme signal de bataille un haut idéal du droit
humain, dût ce hautain signal mettre bientôt en mouvement pour des
révolutions nouvelles la multitude des salariés. La
bourgeoisie révolutionnaire, pour combattre de haut, devait s'élever jusqu'à
l'humanité, au risque de dépasser elle-même son propre droit et d'avertir au
loin un droit nouveau. C'est cette intrépidité de classe, c'est cette audace
à forger des armes souveraines, dût l'histoire un jour les retourner contre
le vainqueur, qui fait la grandeur de la bourgeoisie révolutionnaire. Par là
aussi l'œuvre de la Révolution, pour toute une période de l'histoire, fut
universelle. Duport
disait à l'Assemblée, le 18 août : « Vous avez voulu faire une
déclaration convenable à tous les hommes, à toutes les nations. Voilà
l'engagement que vous avez pris à la face de l'Europe. » Cet engagement,
c'est par la Déclaration des droits que la Révolution l'a tenu. Chimère,
dira-t-on, et abstraction vaine : Non certes, si l'on se souvient seulement,
comme nous l'avons constaté avec Barnave, que les conditions économiques et
politiques d'où sortait en France la Révolution étaient réalisées à des degrés
divers dans les autres pays de l'Europe. Il y
avait une Révolution européenne inégale et latente, et le seul moyen pour la
France d'ordonner et d'animer cette Révolution universelle, c'était de donner
en effet une formule universelle à son propre mouvement. Partout, par leur
évolution historique même, les peuples de la fin du XVIIIe siècle étaient
prêts à revendiquer leurs droits, à affirmer la dignité de l'homme, et c'est
avec un grand sens historique que la Révolution française a évoqué, par un
mot d'ordre humain, une humanité toute prête. Elle ne fut jamais plus
grandement et plus glorieusement réaliste qu'à l'heure même où elle affirme
son haut idéal : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en
droits. » « Le
but de toute association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont : la liberté, la propriété, la
sûreté et la résistance à l'oppression. « Le
principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul
corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. « La
loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit
de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation.
Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse.
Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes
dignités, places et emplois, selon leur capacité, et sans autre distinction
que celle de leurs vertus et de leurs talents. » Mais pendant que l'Assemblée délibère sur ces hauts objets, elle se heurte à des difficultés graves. Dans les mois si pleins et si étrangement compliqués d'août à octobre, elle va être prise entre la résistance sournoise de la royauté et une agitation révolutionnaire toute nouvelle de Paris. |