HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE TROISIÈME. — LES JOURNÉES RÉVOLUTIONNAIRES

 

LA DÉCLARATION DES DROITS.

 

 

L'Assemblée nationale, ayant ainsi commencé le règlement de ses comptes avec les paysans, peut reprendre la grande discussion des droits de l'homme et des premiers articles fondamentaux de la Constitution. J'ai déjà défini le sens de la Déclaration des droits, à propos des Cahiers qui en contiennent les linéaments.

Je n'y insisterai point. Et, pourtant, ces hautaines déclarations de principes surgissant en pleine tempête, et la dominant, ont je ne sais quelle tragique beauté. L'Assemblée, pendant qu'elle s'obstinait à dresser au-dessus des événements le droit humain, éprouvait, tout ensemble, un grave enthousiasme et une sorte de malaise. La difficulté pour elle était de concilier le droit naturel, tel qu'elle le concevait, c'est-à-dire antérieur et supérieur aux sociétés, avec le droit historique.

Oui, l'homme a le droit primordial d'aller et de venir, de travailler, de penser, de vivre, et de déployer en tout sens sa liberté sans autre limite que la liberté d'autrui. Oui, quand il renonce à l'isolement de l'état de nature, et qu'il accepte ou recherche les rapports sociaux, ce n'est point pour aliéner sa liberté première, c'est pour là fortifier et la garantir : et Sieyès, dans sa belle déduction métaphysique, a le droit de dire « que l'état social favorise et augmente la liberté ».

Mais, s'il en est ainsi, si l'homme doit retrouver dans l'état social et dans l'organisation politique sa liberté primitive affermie et agrandie, quel est le sens, quelle est la légitimité des puissances d'autorité qui subsistent et avec lesquelles doit compter la Révolution ?

Quel est, par exemple, le titre de la royauté ? et à quelles profondeurs a-t-elle sa racine ? Sans doute, les théoriciens révolutionnaires peuvent dire qu'elle est une heureuse combinaison, suggérée par l'expérience des siècles, pour amortir le choc des libertés rivales et assurer cette perpétuité de l'ordre, qui est la condition même de l'indépendance.

Il n'en est pas moins vrai que la royauté est ainsi réduite au rôle d'un. grand expédient historique : c'est la liberté des individus humains qui est première et fondamentale et c'est elle, par conséquent, s'il y avait conflit avec la royauté, qui doit l'emporter sur celle-ci. Dans la déduction de la Constituante, il y a toute une période métaphysique- où la royauté n'est pas encore née, où on ne sait même point si elle apparaîtra, et plus d'un Constituant avait hâte de retrouver l'ordre concret, l'ordre de la loi positive qui pénètre de droit naturel la réalité, mais ne l'abolit point.

Il leur semblait dangereux de créer ou de reconnaître une patrie du droit, antérieure et supérieure à l'histoire, et où les grandes institutions monarchiques n'avaient point leur foyer.

Qui sait si la liberté primitive et naturelle, se développant à nouveau dans le système social, n'allait point le bouleverser ? C'était comme une splendide nuée venue des horizons primitifs, et qui passait sur les cités éblouies et inquiètes. Aussi les modérés, Malouet, Mounier, ne cessent-ils de rappeler que la France n'est pas née d'hier, qu'elle ne sort pas du fond des bois, qu'elle ne survient pas brusquement au courant des siècles.

Mirabeau, effrayé un jour par la difficulté croissante de renouer la chaîne des nécessités historiques à cette première et idéale liberté naturelle, essaie d'obtenir que l'Assemblée renvoie après le vote des articles constitutionnels la définition générale des droits. Quand la Révolution aurait organisé les institutions nécessaires, elle pourrait, sans péril, donner au solide édifice une sorte de consécration métaphysique.

L'Assemblée résista. Elle voulait que la Déclaration des droits fût le préambule de la Constitution. Et même dans l'ordre historique elle avait raison. Après tout, c'est le mouvement de l'histoire, c'est le progrès même de la civilisation et de la pensée qui permettrait aux hommes de s'affranchir un moment, par l'esprit, de toutes les institutions secondaires et changeantes, et d'affirmer l'idéale liberté humaine comme la mesure suprême de la valeur des sociétés.

C'est le travail des siècles, c'est l'activité scientifique et économique de la bourgeoisie qui avaient libéré l'esprit humain : et lorsque l'esprit humain, usant de cette liberté enfin conquise, recherchait et affirmait le droit naturel de l'homme, il n'abolissait point l'histoire : il en consacrait et en glorifiait les résultats.

Et il glissait, même dans les institutions léguées par les siècles, comme la monarchie, une âme de liberté héritée ainsi de l'immense effort humain. Il n'y avait donc pas contradiction insoluble du droit naturel et du droit historique, mais le difficile était de les lier.

Autant que la royauté, la propriété prend malaisément place dans le domaine des droits naturels. Sieyès lui-même en convient. Après avoir essayé de faire de la propriété une suite et une extension de la personnalité, il est contraint d'ajouter :

« Les propriétés territoriales sont la partie la plus importante de la propriété réelle. Dans leur état actuel, elles tiennent moins au besoin personnel qu'au besoin social. Leur théorie est différente, ce n'est pas ici le lieu de la présenter. »

Je sais bien que les Constituants ont introduit la propriété dès l'article 2 de la déclaration des Droits : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. » Mais quel vague dans ce mot de propriété ! La propriété a des formes sans nombre 'et il en est, comme la propriété vraiment féodale, que la Constituante elle-même reconnaît illégitimes.

A quel signe les citoyens pourront-ils reconnaître les formes légitimes de la propriété de ses formes oppressives ? Mais, à vrai dire, la propriété bourgeoise, par sa mobilité et sa flexibilité, paraissait, aux constituants, en harmonie avec la liberté naturelle.

Il n'y avait aucune caste fermée, aucune prédestination économique : tout homme, quelle que fût son origine, pouvait, dans le droit bourgeois, acquérir, posséder, fabriquer, trafiquer ; et même le contrat, qui unissait les fabricants et les prolétaires, les propriétaires et les manouvriers, étant toujours révocante, pouvait apparaître comme conforme à la liberté et au droit naturel.

Pourtant si un socialiste, si un communiste avait demandé la parole au nom des salariés, s'il avait dit aux constituants : « Par quel lien le prolétaire est-il rattaché à l'état social ? Vous reconnaissez vous-mêmes sa dépendance puisque vous vous préparez, à raison même de cette dépendance, à lui refuser le droit de vote : mais pouvez-vous dire alors que l'ordre social a accru pour lui les libertés primitives et naturelles ! »

Les constituants n'auraient pu sans doute lui opposer la moindre réponse. Mais il n'y avait point de conscience prolétarienne pour poser la question, et les métaphysiciens de la bourgeoisie pouvaient ainsi glisser la propriété bourgeoise parmi les droits naturels et imprescriptibles.

Cette illusion même avait sa source dans la réalité, presque tout entière bourgeoise. Mais vienne l'heure où le prolétariat saura réfléchir sur sa destinée et ses intérêts de classe, il saisira un contraste violent entre les droits naturels de tout homme, proclamés par la Révolution bourgeoise, et sa propre dépendance sociale : alors la Déclaration des droits de l'homme, changeant de sens et de contenu à mesure que se modifie l'histoire, deviendra la formule de la Révolution prolétarienne : car, comment l'état social peut-il *garantir aux prolétaires le libre usage de leurs facultés et un accroissement de leur liberté naturelle s'il ne leur assure pas la propriété ?

Malouet, avec son instinct conservateur, avait pressenti le péril, et il disait le 1er août à l'Assemblée :

« Je sais que les Américains (par leur Déclaration des droits) ont pris l'homme dans le sein de la Nature et le présentent à l'univers dans sa souveraineté primitive. Mais la société américaine, nouvellement formée, est composée, en totalité, de propriétaires déjà accoutumés à l'égalité, étrangers au luxe ainsi qu'à l'indigence... Mais nous, messieurs, nous avons pour concitoyens une multitude immense d'hommes sans propriété... qui s'irritent quelquefois, non sans de justes motifs, du spectacle du luxe et de l'opulence.

« On ne croira pas, sans doute, que j'en conclus que cette classe de citoyens n'a pas un droit égal à la liberté. Une telle pensée est loin de moi. La liberté doit être comme l'astre du jour qui luit pour tout le monde. Mais je crois, messieurs, qu'il est nécessaire, dans un grand empire, que les hommes placés dans une situation dépendante noient plutôt les justes limites que l'extension de la liberté naturelle. » Vaine prudence et même dangereuse, car si la bourgeoisie révolutionnaire, par peur (l'éveiller le prolétariat somnolent et passif, avait hésité à invoquer les droits de l'homme et à confondre son droit avec celui de l'humanité, elle aurait perdu la force nécessaire pour lutter contre l'ancien régime, contre la féodalité, contre l'Eglise et contre toutes les tyrannies de l'univers conjuré. Il lui était plus sûr de dresser comme signal de bataille un haut idéal du droit humain, dût ce hautain signal mettre bientôt en mouvement pour des révolutions nouvelles la multitude des salariés.

La bourgeoisie révolutionnaire, pour combattre de haut, devait s'élever jusqu'à l'humanité, au risque de dépasser elle-même son propre droit et d'avertir au loin un droit nouveau. C'est cette intrépidité de classe, c'est cette audace à forger des armes souveraines, dût l'histoire un jour les retourner contre le vainqueur, qui fait la grandeur de la bourgeoisie révolutionnaire. Par là aussi l'œuvre de la Révolution, pour toute une période de l'histoire, fut universelle.

Duport disait à l'Assemblée, le 18 août : « Vous avez voulu faire une déclaration convenable à tous les hommes, à toutes les nations. Voilà l'engagement que vous avez pris à la face de l'Europe. » Cet engagement, c'est par la Déclaration des droits que la Révolution l'a tenu. Chimère, dira-t-on, et abstraction vaine : Non certes, si l'on se souvient seulement, comme nous l'avons constaté avec Barnave, que les conditions économiques et politiques d'où sortait en France la Révolution étaient réalisées à des degrés divers dans les autres pays de l'Europe.

Il y avait une Révolution européenne inégale et latente, et le seul moyen pour la France d'ordonner et d'animer cette Révolution universelle, c'était de donner en effet une formule universelle à son propre mouvement. Partout, par leur évolution historique même, les peuples de la fin du XVIIIe siècle étaient prêts à revendiquer leurs droits, à affirmer la dignité de l'homme, et c'est avec un grand sens historique que la Révolution française a évoqué, par un mot d'ordre humain, une humanité toute prête. Elle ne fut jamais plus grandement et plus glorieusement réaliste qu'à l'heure même où elle affirme son haut idéal : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »

« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont : la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression.

« Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.

« La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

Mais pendant que l'Assemblée délibère sur ces hauts objets, elle se heurte à des difficultés graves. Dans les mois si pleins et si étrangement compliqués d'août à octobre, elle va être prise entre la résistance sournoise de la royauté et une agitation révolutionnaire toute nouvelle de Paris.