Elle
était tout entière 'à ce haut et noble travail, quand les premières nouvelles
du soulèvement des campagnes lui parvinrent. Elle apprit de toutes-parts,
dans les derniers jours de juillet et les premiers jours d'août, que les
paysans, devançant ou dépassant même par leur action spontanée les décisions
du législateur, refusaient le paiement des impôts les plus odieux, comme
celui de la gabelle, et des droits féodaux, cens, champart, etc. Ils
pénétraient armés dans les châteaux, et, s'abstenant de toute violence contre
les personnes, saisissaient et brûlaient les vieux parchemins, les titres
anciens et nouveaux d'exploitation féodale. C'était l'abolition violente de
tout le système féodal. C'était la grande révolution paysanne s'accomplissant
en dehors des formes légales et de la volonté du législateur. L'émoi
fut grand dans l'Assemblée : on eût dit qu'elle hésitait à aborder en face le
problème de la féodalité. Elle sentait que souvent la distinction serait
difficile à faire entre la propriété féodale et la propriété bourgeoise,
qu'abolir par exemple tel droit censuel régulièrement acquis par contrat,
c'était toucher au principe même du contrat, forme légale et garantie de la
propriété bourgeoise elle-même. C'est pourquoi la bourgeoisie révolutionnaire
avait adouci et amorti autant qu'elle l'avait pu, dans la rédaction générale
des Cahiers de bailliage, la véhémente revendication paysanne. Laissée
à elle-même, l'Assemblée se fût bornée probablement à détruire les privilèges
d'impôt et à abolir la servitude personnelle. Pour l'ensemble des redevances
féodales, elle eût tout au plus institué un système de rachat facultatif et à
long terme. Le rude mouvement paysan l'acculait. Il fallait ou bien organiser
dans toute l'étendue des campagnes une répression bien difficile et bien
dangereuse, ou céder à l'élan des paysans révoltés. Les
premières motions qui lui furent faites étaient toutes de répression. Dans la
séance du 3 août, Salomon, au nom du Comité des rapports, poussa au noir le
tableau : « Par des lettres émanées des provinces, il paraît que les
propriétés, de quelque nature qu'elles soient, sont la proie du plus coupable
brigandage ; de tous les côtés les châteaux sont brûlés, les couvents sont
détruits, les fermes abandonnées au pillage. Les impôts, les redevances
seigneuriales, tout est détruit. Les lois sont sans force, les magistrats
sans autorité, la justice n'est plus qu'un fantôme qu'on cherche en vain dans
les tribunaux. » Vraiment
le Comité sonnait le tocsin de la peur. Et il propose à l'Assemblée l'arrêté
suivant : « L'Assemblée nationale, informée que le payement des rentes, dîmes,
cens, redevances seigneuriales, est obstinément refusé ; que les habitants
des paroisses se réunissent et témoignent dans des actes l'engagement de ces
refus et que ceux qui ne veulent pas s'y soumettre sont exposés aux menaces
les plus effrayantes et éprouvent de mauvais traitements ; que des gens armés
se rendent coupables de violence, qu'ils entrent dans les châteaux, se
saisissent des papiers et de tous les titres et les brûlent dans les cours. « Déclare
qu'occupée sans relâche de tout ce qui concerne la Constitution et la
régénération de l'Etat, elle ne peut, quelque pressants que soient les objets
particuliers qui lui sont soumis, détourner ses regards de celui auquel elle
est fixée, et suspendre ses travaux dont toute l'importance exige la
continuité. « Déclare
qu'aucune raison ne peut' légitimer les suspensions de payements d'impôts et
de toute autre redevance, jusqu'à ce qu'elle ait prononcé sur les différents
droits ; déclare qu'aucun prétexte ne peut dispenser de les payer ; qu'elle
voit avec douleur les troubles que ces refus occasionnent, et qu'ils sont
essentiellement contraires aux principes du droit public que l'Assemblée ne
cessera de maintenir. » Si
cette motion avait été adoptée, la Révolution était en péril. Comment
réprimer, en 'effet, le soulèvement presque universel des paysans ? Si on
faisait appel à la force exécutive du toi, on lui livrait la France. Si on
armait contre les paysans les gardes bourgeoises de villes on créait la
guerre civile entre les deux forces de la Révolution, la bourgeoisie et les
paysans, et l'ancien régime se perpétuait par cette division. D'instinct
l'Assemblée recula devant la motion de son Comité des rapports, elle décida
seulement qu'une déclaration serait faite. Déjà,
timidement, quelques voix s'élevaient pour défendre les paysans révoltés. Un
député obscur, dont le compte rendu n'a même pas recueilli le nom, dit : « Il
ne faut pas appeler droits légitimes les droits injustes et, pour la plupart,
fondés sur la force et la violence. Il ne faut pas parler des droits féodaux
; les habitants des campagnes en attendent la suppression et ce serait les
irriter que de faire une pareille déclaration. » Mais il est visible que les
hommes les pins influents, ceux qu'on appelait déjà « les chefs d'opinion »
se réservaient. Maintenir
la propriété féodale contre les paysans soulevés, c'était peut-être faire
avorter la Révolution. Mais permettre aux paysans de déraciner violemment la
féodalité, n'était-ce point ébranler quelques racines de la propriété
bourgeoise ? Ce sera, malgré tout, l'honneur de la grande Assemblée d'avoir
su, à l'heure décisive, s'élever au-dessus de ces hésitations et de ces
craintes et d'avoir osé, à la suite du paysan, révolutionner la propriété
féodale. Tout d'abord, même dans la séance du soir du 4 août, on put croire
que les scrupules des hommes de légalité et d'ordre strict allaient
l'emporter. On put croire qu'ils allaient envelopper la propriété féodale
elle-même dans le droit inviolable de propriété. Target,
à l'ouverture de la séance, donna lecture, au nom du Comité de rédaction, du
projet d'arrêté suivant : « L'Assemblée nationale, considérant que tandis
qu'elle est uniquement occupée d'affermir le bonheur du peuple sur les bases
d'une Constitution libre, les troubles et les violences qui affligent
certaines provinces répandent l'alarme dans les esprits et portent l'atteinte
la plus funeste aux droits sacrés de la propriété et de la sûreté des
personnes... « Déclare
que les lois anciennes subsistent et doivent être exécutées jusqu'à ce que
l'autorité de la nation les ait abrogées ou modifiées... « Que
toutes les redevances et prestations accoutumées doivent être payées comme
par le passé jusqu'à ce qu'il en ait été autrement ordonné par l'Assemblée. » Sous
des formes plus douces, c'était la motion de Salomon. Mais comment
l'Assemblée ; en paraissant annoncer le remaniement au moins partiel de ces
lois, et en les marquant ainsi elle-même d'un caractère provisoire
pouvait-elle en imposer l'observation à un peuple souffrant et soulevé ? Il
fallait prendre un autre parti, et vigoureux. Deux membres de la noblesse, le
vicomte de Noailles et le duc d'Aiguillon, y aidèrent l'Assemblée. Tous les
deux demandèrent qu'une grande réforme du système féodal fut immédiatement
annoncée aux paysans. Il y a un haut intérêt social et moral à définir exactement
la raison et la valeur de ce grand acte : peut-être, à travers les paroles
des deux orateurs, pourrons-nous démêler le fond de leur âme : Ecoutons-les
donc : « Comment peut-on espérer d'arrêter l'effervescence des provinces sans
connaître quelle est la cause de l'insurrection qui se manifeste dans le
royaume ? Et comment y remédier sans appliquer le remède au mal qui l'agite ? « Les
communautés (c'est-à-dire les paroisses rurales) ont fait des demandes. Ce
n'est pas une constitution qu'elles ont désiré, elles n'ont formé ce vœu que
dans les bailliages : qu'ont-elles donc demandé ? Que les droits d'aides
fussent supprimés, qu'il n'y eût plus de subdélégués, que les droits
'seigneuriaux fussent allégés ou échangés. « Ces
communautés voient, depuis plus de trois mois, leurs représentants s'occuper
de ce que nous appelons, et de ce qui est, en effet, la chose publique ;
niais la chose publique leur paraît être surtout la chose qu'elles désirent. « D'après
tous les différends qui ont existé entre les représentants de la nation, les
campagnes n'ont connu que les gens avoués par elles, qui sollicitaient leur
bonheur, et les personnes puissantes qui s'y opposaient. « Qu'est-il
arrivé dans cet état de choses ? Elles ont cru devoir s'armer contre la
force, et aujourd'hui elles ne connaissent plus de frein ; aussi
résulte-t-il de cette disposition que le royaume flotte, dans ce moment,
entre l'alternative de la destruction de la société ou d'un gouvernement qui
sera admiré et vénéré de toute l'Europe... « Pour
parvenir à la tranquillité nécessaire, je propose : 1° qu'il soit dit, avant
la proclamation projetée par le Comité, que les représentants de la Nation
ont décidé que l'impôt sera payé par tous les individus du royaume, dans la
proportion de leurs revenus ; « 2°
Que toutes les charges publiques seront à l'avenir supportées également par
tous ; « 3°
Que tous les droits féodaux seront rachetables par les communautés en argent
ou échangés sur le prix d'une juste estimation, c'est-à-dire d'après le
revenu d'une année commune prise sur dix années de revenu ; « 4°
Que les corvées seigneuriales, les mainmortes et autres servitudes
personnelles seront détruites sans rachat. » Mais
voici un autre noble, un des plus grands capitalistes du XVIIIe siècle,
représentant d'une de ces familles d'aristocrates qui, depuis Law, avaient
spéculé, accaparé, monopolisé : c'est le duc d'Aiguillon. Il parle, avec plus
de force, dans le sens du vicomte de Noailles : « Ce
ne sont point seulement des brigands qui, à main armée, veulent s'enrichir
dans le sein des calamités : dans plusieurs provinces le peuple tout entier
forme une ligue pour détruire les châteaux, pour ravager les terres, et
surtout pour s'emparer des chartriers, où les titres de propriétés féodales
sont en dépôt. Il cherche à secouer un joug qui depuis tant de siècles pèse
sur sa tête, et il faut l'avouer, Messieurs, cette insurrection, quoique
coupable (car toute agression violente l'est), peut trouver son excuse dans
la vexation dont il est la victime. Les propriétaires des fiefs, des terres
seigneuriales ne sont, il faut l'avouer, que bien rarement coupables des
excès dont se plaignent leurs vassaux ; mais leurs gens d'affaires sont
souvent sans pitié, et le malheureux cultivateur, soumis au reste barbare des
lois féodales qui subsistent encore en France, gémit de la contrainte dont il
est victime. Ces droits, on ne peut se le dissimuler, sont une propriété et
toute propriété est sacrée ; mais ils sont onéreux aux peuples et tout le
monde convient de la gêne continuelle qu'ils leur imposent... « Je
ne doute pas que les propriétaires de fiefs, les seigneurs des terres, loin
de se refuser à cette vérité, ne soient disposés à faire à la justice le
sacrifice de leurs droits. Ils avaient déjà renoncé à leurs privilèges, à
leurs exemptions pécuniaires ; et, dans ce moment, on ne peut pas demander
la renonciation pure et simple de leurs droits féodaux. « Ces
droits sont leur propriété. Ils sont la seule fortune de plusieurs
particuliers, et l'équité défend d'exiger l'abandon d'aucune propriété sans
accorder une juste indemnité au propriétaire qui cède l'agrément de sa
convenance à l'avantage public. « D'après
ces puissantes considérations, messieurs, et pour faire sentir aux peuples
que vous vous occupez efficacement de leurs plus chers intérêts, mon vœu
serait que l'Assemblée nationale déclarât que les impôts seront supportés
également par tous les citoyens en proportion de leurs facultés, et que,
désormais, tous les droits féodaux des fiefs et terres seigneuriales seront
rachetés par les vassaux de ces mêmes fiefs et terres s'ils le désirent ; que
le remboursement sera porté au denier fixé par l'Assemblée et j'estime, dans
mon opinion, que ce doit être au denier 30, à cause de l'indemnité à accorder »
— c'est-à-dire que pour se libérer d'une redevance féodale, il faudra payer
trente fois, en capital, le montant annuel de cette redevance. Et
comme conclusion, le duc d'Aiguillon soumet à l'Assemblée une motion très
détaillée en huit paragraphes. Quel
est le sens de cette intervention des deux grands seigneurs ? Tout d'abord,
il faut écarter l'idée d'un entraînement, d'une sorte d'improvisation
généreuse du cœur. On a trop représenté la nuit du 4 août comme une soudaine
ivresse de sacrifice, comme une orgie du droit. Les motions du vicomte• de
Noailles et du duc d'Aiguillon, évidemment rédigées d'avance et très
calculées jusque dans le détail attestent au contraire un plan médité et
exécuté de sang-froid. Que
voulaient-ils donc ? II serait téméraire à coup sûr de prétendre qu'aucun
élan ou, si l'on veut, qu'aucune illusion de générosité ne se mêlait à leur
acte. Il vient une heure où certains privilèges surannés et d'ailleurs peu
fructueux, pèsent même aux privilégiés, ou du moins à quelques-uns d'entre
eux. Mais il est évident aussi que l'initiative des deux nobles est un acte
politique très savant. Ils sont mieux renseignés que la plupart des bourgeois
révolutionnaires, légistes et citadins, sur le véritable esprit des
campagnes, et le vicomte de Noailles insiste en termes que j'ai soulignés sur
le vrai sens des Cahiers de paroisses, où apparaît le fond de la pensée
paysanne. Les
nobles comprenaient donc que s'obstiner ouvertement à la défense des droits
féodaux, c'était engager contre tout le peuple des campagnes une lutte sans
trêve et sans merci qui rendrait le château inhabitable au seigneur. Et avec
quelles forces entreraient-ils dans cette lutte ? Le vicomte de Noailles le dit
expressément : avec la seule force d'impopularité acquise par la noblesse
dans les premiers mois de la Révolution. Sans doute la noblesse pouvait
appeler à son secours, dans ce combat contre le paysan, la bourgeoisie
hésitante. Mais les nobles comprenaient bien que' les bourgeois
révolutionnaires, quel que fût leur effarement de légistes et de
propriétaires devant les paysans révoltés, ne pouvaient s'engager à fond en
ce combat, et les nobles, en fin de compte, feraient, de leurs personnes ou
de leurs biens, les frais de cette guerre. Il valait mieux, par une manœuvre
hardie, prendre devant l'Assemblée l'initiative du mouvement. A cette
initiative les nobles avaient tout à gagner, rien à perdre. D'abord ils
pouvaient du coup se refaire dans les campagnes une popularité qui leur
assurait une reprise d'influence et de pouvoir. En face
de ces bourgeois des villes, méticuleux, timorés et qui tremblaient si fort
pour la propriété qu'ils étaient tentés de la défendre jusque sous l'odieuse
forme féodale, voici de grands seigneurs hardis qui semblaient offrir le
sacrifice de leurs privilèges les plus détestés. Et que perdaient-ils ? Rien.
'Car ces privilèges qu'on abandonnait étaient abolis de fait par l'universel
soulèvement des paysans ; comment aller leur reprendre ces titres brûlés ?
Comment maintenir autour du château une ombre de terreur et de respect ? Ils
l'avaient dissipée à jamais du feu de leurs torches. Mais il y avait mieux,
et la proposition de Noailles et d'Aiguillon était le seul moyen, pour les
nobles, de retrouver par le rachat l'équivalent des privilèges abandonnés. Dans
leurs rassemblements tumultueux, les paysans détruisant les chartriers,
prétendaient bien s'affranchir à jamais du cens, du champart et du reste,
sans indemnité. Il fallait se hâter de légaliser le mouvement pour le
contenir et même le refouler. Dès qu'on légiférait, il devenait malaisé de
décider l'expropriation des nobles sans indemnité, puisque même dans leurs
Cahiers de paroisses, les paysans, de sang-froid, n'avaient pas osé demander
cette expropriation brutale et qu'ils avaient seulement réclamé le rachat. Par un
arrêté de l'Assemblée, on pouvait faire reculer la Révolution jusqu'aux
Cahiers, abolir les effets décisifs du vaste soulèvement spontané des paysans
et leur arracher doucement la riche dépouille féodale qu'on ne pouvait leur
reprendre de force. Derrière
la majesté de l'Assemblée nationale, la noblesse opérait un retour offensif,
et c'est le Tiers Etat lui-même qu'elle engageait à sa place. Ainsi
s'explique l'insistance avec laquelle Noailles et d'Aiguillon affirment que
les droits féodaux sont une propriété sacrée et que l'Assemblée ne peut en
priver les nobles que moyennant une juste et même une large indemnité, au
denier 30. Pour
que l'Assemblée tout entière ait accueilli ces deux discours avec des
transports d'enthousiasme, il faut vraiment que le Tiers Etat fût dans une
étrange perplexité. Il lui était difficile de combattre les paysans. Il ne
voulait point toucher à la légère au droit de propriété : l'apparent
sacrifice des nobles lui sembla sans doute une solution. 'Il
serait assez triste, vraiment, que l'abolition même simulée du privilège
féodal fût seulement l'effet d'une manœuvre des nobles, et il serait
douloureux que l'âpre voix paysanne n'eût pas retenti, en cette minute
historique, dans la grande Assemblée bourgeoise, devant ces seigneurs qui
venaient étaler je ne sais quel sacrifice équivoque où il entrait sans doute,
même à leur insu, autant de calcul que de générosité. Mais un
obscur député de cette province bretonne, qui avait tant souffert de la
dureté des nobles, se leva, et on eût dit que des souffrances longtemps
contenues et comme ensevelies faisaient' soudain éclater la terre. Oh ! le
beau discours, véhément et rude, tout plein d'une mélancolie irritée ! Ce
n'est pas que Leguen de Kérangal ait vu ou dénoncé une intrigue dans l'offre
si habile des nobles ; il termina au contraire « en rendant hommage aux
vertus patriotiques des deux respectables préopinants qui, quoique seigneurs
distingués, ont cules premiers le courage de publier des vérités jusqu'ici
ensevelies dans les ténèbres de la féodalité et qui sont si puissantes pour
opérer la félicité de la France ». Ce
n'est pas non plus qu'il ait osé proposer l'expropriation sans indemnité ou
que peut-être même il ait osé y songer. Au contraire, il demande la faculté
de rachat et il offre le remboursement, au denier 20 ou 25 même, de l'odieux
droit de mouture prélevé par le fermier du seigneur sur le pauvre paysan qui
fait moudre son blé. Il indique même que les droits féodaux continueront à
être 'payés jusqu'à leur entier remboursement en capital ; mais, d'autre
part, il dénonce l'iniquité et la violence de ces prétendus droits avec tant
de force, que le rachat lui aussi apparaît logiquement comme une iniquité. Sa
colère et sa démonstration même dépassent sa conclusion, et comme un gland
semé au hasard (l'un vent d'orage et d'où bientôt croîtra un chêne, un germe
rude (l'expropriation totale est enfoncé désormais dans la terre de la
Révolution : « Messieurs,
vous eussiez prévenu l'incendie des châteaux, si vous aviez été plus prompts
à déclarer que les armes terribles qu'ils contenaient et qui tourmentent le
peuple depuis des siècles, allaient être anéanties par le rachat forcé que
vous alliez ordonner. Le peuple, impatient d'obtenir justice, s'empressa à
détruire ces titres, monuments de la barbarie de nos pères. « Soyons
justes, messieurs, qu'on nous apporte ici les titres qui outragent non
seulement la pudeur, mais l'humanité même. Qu'on nous apporte ces titres qui
humilient l'espèce humaine, en exigeant que les hommes soient attelés à une
charrue comme les animaux du labourage. Qu'on nous apporte ces titres qui
obligent les hommes à passer les nuits à battre les étangs, pour empêcher les
grenouilles de troubler le sommeil de leurs• voluptueux seigneurs. « Qui
de nous, messieurs, dans ce siècle de lumière, ne ferait pas un bûcher
expiatoire de ces infâmes parchemins et ne porterait pas la flamme pour en
faire un sacrifice sur l'autel de la patrie ? » Quelle
parole à l'heure même où partout, dans les cours des châteaux, flambaient les
feux de délivrance qui dévoraient les vieux titres des chartriers ! on dirait
que toutes les flammes allumées par les paysans viennent se concentrer dans
t'Assemblée nationale elle-même, sur l'autel de la patrie devenu le bûcher
des parchemins de servitude ! Par
cette grandiose image qui ramasse au foyer même des lois les innombrables
feux épars de la colère paysanne, Leguen de Kérangal faisait mieux que
légitimer ce vaste embrasement ; il y associait en quelque sorte l'Assemblée
nationale elle-même, et c'est en son nom, c'est par ses mains qu'il jetait à
la flamme libératrice les titres de honte et d'oppression. Oui, grandiose
image, mais pensée timide encore ; car ce sont seulement les titres de
servitude personnelle que Leguen de Kérangal livre ainsi au feu. Il réserve
aux autres moins humiliants, mais bien plus onéreux, le bénéfice du rachat. Mais
qu'importe ! l'Assemblée aura beau circonscrire le feu allumé par les
paysans, elle aura beau en retirer, pour leur donner valeur sous une autre
forme, les titres à demi consumés de l'exploitation seigneuriale, le cens, le
champart, les rentes foncières. Quand des
paroles comme celles de Leguen de Kérangal ont jailli, tout l'horizon reste
comme enflammé et, malgré elle, l'Assemblée abolissait jusqu'au rachat par la
façon même dont elle le proclamait. Ecoutez en effet la suite de ce discours,
si sincère à la fois et si contradictoire : « Vous
ne ramènerez, messieurs, le calme dans la France agitée que quand vous aurez
promis au peuple que vous allez convertir en prestations en argent,
rachetables à volonté, tous les droits féodaux quelconques ; que les lois que
vous allez promulguer anéantiront jusqu'aux moindres traces dont il se plaint
justement. Dites-lui que vous reconnaissez l'injustice de ces droits, acquis
dans des temps d'ignorance et de ténèbres. « Dans
le bien de la paix, hâtez-vous de donner ces promesses à la France ; un cri
général se fait entendre, vous n'avez pas un moment à perdre, un jour de
délai occasionne de nouveaux embrasements ; la chute des empires est annoncée
avec moins de fracas. Ne voulez-vous donner des lois qu'à la France dévastée
? » L'appel
était admirable, mais la contradiction était grave : tous ces droits sont
injustes, et tous cependant doivent être rachetés ! Le paysan sera obligé de
payer une rançon ! On
devine qu'il y a là une difficulté terrible et qui sera résolue à grand'peine
par la suite de la Révolution ; niais, à cet instant, l'Assemblée ne parut
pas y prendre garde. Elle se livra à un transport (l'enthousiasme, comme si
la solution du problème qui l'oppressait était définitivement trouvée. D'un
côté, des représentants de la noblesse condamnaient eux-mêmes le vieux
système féodal, ils proposaient l'abolition sans indemnité (l'une partie des
droits féodaux, le rachat obligatoire des autres. Et (l'autre part, le
véhément orateur des paysans acceptait lui aussi l'idée du rachat. N'y
avait-il pas accord des paysans et des seigneurs ? De
plus, par cette sorte (l'acceptation réciproque du rachat, le principe du
contrat était respecté ; les bourgeois, détenteurs de certaines rentes
foncières féodales, ne risquaient point d'être expropriés sans indemnité, et
le système féodal pouvait disparaître sans que les bases de la propriété
bourgeoise fussent ébranlées. De là l'enthousiasme soudain de l'Assemblée, il
lui semblait qu'elle allait éteindre tous les feux de guerre sociale allumés
dans les campagnes sans exaspérer les seigneurs, sans mécontenter les
paysans, sans compromettre la bourgeoisie. Dans
cet entraînement joyeux, il y avait certainement une noble part d'esprit de
sacrifice, et quand les nobles s'empressèrent de renoncer à leurs privilèges
d'impôt et à leur droit exclusif de chasse, quand les prêtres firent
l'abandon des dîmes, quand les villes et les provinces vinrent sacrifier à la
grande unité française leurs privilèges et leurs coutumes, une joie
fraternelle haussa un moment les cœurs au-dessus du médiocre niveau de la
vie. Mais ces mouvements sincères de sensibilité n'auraient pu se produire,
si les solutions entrevues n'avaient apparu à tous les ordres comme la
garantie commune des intérêts. La
noblesse était protégée contre l'expropriation brutale ; et à l'abri des lois
de rachat, elle pourrait conserver indéfiniment ses droits, si le paysan ne
les pouvait racheter, ou les convertir en une belle indemnité. Et le Tiers
Etat n'était plus obligé de prendre parti entre le droit strict de propriété,
que l'intérêt même de la bourgeoisie l'obligeait à défendre, et la force
révolutionnaire des paysans. Le plus
exposé en cette nuit du 4 août, ce fut le clergé ; il lui était difficile de
ne pas abandonner, comme la noblesse, les droits féodaux qu'il percevait
comme propriétaire, il lui était difficile aussi de ne pas accepter le rachat
de la dîme. Mais, pour le clergé, le rachat soulevait une question très
délicate. Il ne possédait que sous condition ; tandis que les droits féodaux
étaient la propriété individuelle et absolue des nobles, la dîme n'était
perçue par l'Eglise qu'à la condition qu'elle assurât le régime du culte. Il
était donc impossible de laisser à la disposition du bénéficiaire le capital
qui aurait servi à racheter les dîmes. Ç'eût été convertir en propriété
individuelle et absolue de chaque prêtre ce qui avait été jusque-là la
propriété du corps ecclésiastique, soumise à des charges déterminées. Le
clergé le sentait bien, car lorsque l'évêque de Nancy, dans la nuit du 4
août, demanda le rachat pour les fonds ecclésiastiques, il ajouta : « Et je
demande que le rachat ne tourne pas au profit des seigneurs ecclésiastiques,
mais qu'il en soit fait des placements utiles pour l'indigence. » Seulement,
si la propriété ecclésiastique n'avait pas le même caractère que la propriété
des nobles, si elle constituait une propriété d'un ordre tout spécial,
n'ayant aucun rapport avec la propriété individuelle bourgeoise, le Tiers
Etat n'avait aucune raison de la ménager. Le
noble pouvait dire : J'ai acquis cette rente foncière en échange de tel fonds
de terre concédé par moi, et m'exproprier sans indemnité c'est violer le
contrat de propriété analogue à ceux qui servent de base à la propriété
bourgeoise : aussi la bourgeoisie hésitait-elle devant l'expropriation du
noble. Elle avait peur de se frapper elle-même. Mais si la propriété du
clergé était destinée surtout à assurer un service public, n'était-elle point
par là même la propriété de la Nation ? On pouvait donc l'attribuer à la
Nation sans ébranler les contrats qui servaient de base aux propriétés
particulières, et tandis que dans la nuit du 4 août la noblesse s'abrite
savamment derrière la bourgeoisie contre l'expropriation paysanne, l'Eglise,
au contraire, est à découvert : elle est isolée par la nature spéciale de son
droit de propriété, et c'est elle surtout que la nuit du 4 août mit en péril
immédiat. Aussi
bien, dès le 6 août, plusieurs ecclésiastiques, comprenant l'étendue du
danger, protestèrent contre les votes, irréfléchis, suivant eux, de la nuit
du 4. Buzot alors, montant à la tribune, prononça pour la première fois la
parole décisive, qui provoqua la plus violente agitation. « Je crois devoir,
s'écria-t-il, attaquer directement les propositions des préopinants
ecclésiastiques, et d'abord je soutiens que les biens ecclésiastiques
appartiennent à la nation. » Toute une partie de l'Assemblée éclata en cris
de colère : la gauche applaudissait. Ainsi s'annonce un des plus grands actes
de la Révolution, celui qui l'a sauvée, la nationalisation des biens de
l'Eglise. Les
décrets improvisés du 4 août furent accueillis par le peuple avec
enthousiasme. Il est vrai que le doctrinaire et pédant Brissot, dans son
journal le Patriote français, en parle avec froideur, et reproche à
l'Assemblée sa marche précipitée, comme si le soulèvement des campagnes lui
laissait le temps de discuter longuement. Mais dans le journal les
Révolutions de Paris, Loustalot, dont le sens révolutionnaire n'était point
faussé par la prétention insupportable de Brissot, raconte qu'à la nouvelle
des décrets qui abolissaient les privilèges des ordres et la tyrannie
féodale, les citoyens s'embrassaient dans les rues : dans les campagnes, le
retentissement fut immense. Le
texte définitif, rédigé par Duport, et adopté dans la séance du 6 août, était
ainsi conçu : « L'Assemblée
nationale abolit entièrement le régime féodal ; elle décrète que dans les
droits et devoirs tant féodaux que censuels, ceux qui tiennent à la mainmorte
réelle ou personnelle et à la servitude personnelle, et ceux qui les
représentent sont abolis sans indemnité. Tous les autres sont déclarés
rachetables, et le prix et le mode de rachat seront fixés par l'Assemblée
nationale. Ceux desdits droits qui ne sont point supprimés par ce décret
continueront néanmoins à être perçus jusqu'au remboursement. » Quelle
fut exactement la portée sociale de ce grand acte ? Il faut dissiper un
malentendu. Ce n'est pas toute la propriété des seigneurs qui était abolie ou
soumise au rachat, mais seulement la part féodale de leur propriété. Or cette
part ne constituait qu'une petite fraction de leur propriété. Ils
possédaient, à titre féodal, le droit de toucher une rente ou de prélever une
partie de la récolte sur d'autres propriétés que la leur, et ce droit devait
disparaître ou être remboursé. Mais ils possédaient directement de très
vastes domaines qu'ils exploitaient ou par des fermiers ou par des
intendants, et cette propriété directe, de beaucoup la plus importante, les
décrets du 4 août, mis, en forme le 6, n'y touchaient pas. Donc,
même si les droits féodaux des nobles avaient tous été abolis sans indemnité,
leur richesse territoriale n'aurait subi qu'une assez faible diminution. Des
calculs contemporains, assez incertains d'ailleurs, évaluent à 120 millions
par an l'ensemble des redevances féodales. Or, si le revenu net total de la
France agricole est évalué à plus de deux milliards, et si la noblesse en
possède un cinquième ou un quart, les décrets du 4 août portent à peu près sur
20 ou 25 pour 100 du revenu agraire des nobles. C'est considérable, mais même
après cette opération, la fortune de la noblesse et sa puissance économique
sont loin d'être abolies. J'entends
dire quelquefois : « La noblesse a eu sa nuit du 4 août, il faudra que la
bourgeoisie ait la sienne. » Cette analogie est trompeuse : la Révolution
communiste et prolétarienne sera beaucoup plus vaste et beaucoup plus
profonde que la Révolution de propriété du 4 août 1789. Elle ne
portera pas sur une portion de la puissance économique de la bourgeoisie.
Elle s'appliquera à tout le système capitaliste de la production et de
l'échange : elle sera donc beaucoup plus étendue. En outre, elle exigera du
prolétariat un effort nouveau de pensée, le déploiement de facultés
nouvelles. Il devra organiser sur un mode nouveau la production et la
répartition. Il devra assumer dans l'ordre du travail des fonctions
directrices qu'il n'exerce point aujourd'hui. Au
contraire, le paysan, libéré du cens, de la dîme, du champart n'avait point à
innover, il continuait à travailler son champ comme auparavant, il était
seulement affranchi d'une obligation, d'une servitude et d'une dette.
Qu'est-ce à dire ? C'est qu'il faudra au prolétariat, pour entrer en
possession de l'ordre communiste et en assurer le fonctionnement, une
préparation économique et intellectuelle supérieure à celle du paysan
propriétaire de 1789. Est-ce
à dire que l'abolition du système féodal ait été un fait historique médiocre ?
Bien au contraire. Non seulement les paysans, au bout de quelques années,
furent libérés des charges parfois très lourdes, mais ils cessèrent pour
ainsi dire de vivre dans l'ombre de la puissance seigneuriale, et une
démocratie paysanne put surgir, dont le grand rôle se développera dans la
suite de cette histoire. Mais en
fait, le régime féodal fut-il aboli par les décrets du 4 août ? Directement
et immédiatement, non ; mais logiquement et à brève échéance, oui. Les
paysans ne comprirent et ne retinrent que la première phrase du décret :
L'Assemblée abolit entièrement le régime féodal. Elle leur apparut comme la
consécration légale de leur soulèvement révolutionnaire et, à partir de ce
jour, ils estimèrent décidément qu'ils ne devaient plus rien aux seigneurs.
En vain l'Assemblée avait-elle prévu le rachat de la plupart des droits
féodaux et décidé que les redevances continueraient à être payées jusqu'à
leur remboursement en capital. En vain les seigneurs s'armèrent-ils de ces
dispositions de l'Assemblée pour exiger des paysans, en son nom, le paiement
des droits. Les
paysans purent momentanément se soumettre, mais ils subirent ces exigences
comme une sorte. de tyrannie posthume d'un régime frappé à mort ; toutes les
dispositions relatives au rachat leur parurent un démenti scandaleux et
nécessairement provisoire à la formule d'affranchissement par laquelle
s'ouvrait le décret de l'Assemblée nationale. Et en
fait, le système du rachat était inapplicable. Je n'ai pas à discuter en ce
moment le mode de rachat institué par l'Assemblée nationale. Celle-ci,
hésitante et tourmentée, ne le détermina que quelques mois plus tard, en mars
1790, et elle se heurta presque tout de suite à la résistance passionnée des
paysans. Mais c'est le principe même du rachat qui, en cette période
révolutionnaire, et, quel que fût le mécanisme adopté, était impraticable, et
devait succomber enfin pour faire place à l'expropriation pure et simple. Nul
ne peut faire grief à l'Assemblée nationale de ne pas l'avoir compris
d'emblée. Il est
puéril de demander à une Révolution, dans sa période de tâtonneraient et
d'incertitude, les résolutions logiques et extrêmes qu'amènera le
développement de la crise. En fait, aucun des démocrates de la gauche la plus
populaire, ni Robespierre, ni Pétion n'osèrent parler de l'expropriation sans
indemnité. Ils n'y pensèrent seulement pas. Comme beaucoup de bourgeois
avaient acquis par contrat des rentes féodales, comme la forme du contrat
protégeait la plupart des droits féodaux, il fallait une exaspération
révolutionnaire aiguë pour qu'on osât briser sans indemnité tous les
contrats. Il
fallait que la Révolution fût engagée contre la noblesse et contre ses alliés
du dehors dans une lutte si passionnée, si terrible qu'elle songeât avant
tout à porter le coup mortel à l'ennemi, au risque de blesser quelques-uns de
ses propres intérêts confondus dans la masse des intérêts aristocratiques.
Comment cela eût-il été possible en août, dans la détente qui suivit la
victoire du 14 juillet, et quand les nobles prenaient très habilement
l'initiative d'une réforme partielle du système ? L'Assemblée
est donc bien excusable d'avoir adopté d'abord la solution inefficace et
équivoque ; mais à l'épreuve, cette solution ne pouvait tenir. Ou bien, en
effet, le rachat se ferait très lentement, et comment espérer que la classe
paysanne, si durement foulée depuis des siècles, consente à porter encore
longtemps cet accablant fardeau, quand les grands événements révolutionnaires
lui ont donné, dès à présent, la conscience de sa force, et quand l'espérance
a exaspéré le désir ? Le
rythme de la Révolution ne permettait pas ces combinaisons à longue échéance.
Ou bien, au contraire, le rachat se ferait très vite et pour ainsi dire
immédiatement, mais avec quelles ressources ? Si on évalue à 120 millions par
an l'ensemble des redevances féodales, dont la plupart sont rachetables, cela
représente, au denier 30, la somme énorme de trois milliards six cent
millions. Comment
la propriété paysanne aurait-elle pu tirer, si je puis dire, de ses
entrailles, cette terrible somme ? Comment l'aurait-elle pu surtout après
deux années de mauvaises récoltes qui avaient appauvri le cultivateur et qui,
en obligeant la France à acheter au dehors beaucoup de blé, avaient fait
passer à l'étranger une grande partie de notre numéraire ? Ajoutez
à cela que les dîmes, le 4 août, avaient été aussi déclarées rachetables. Or,
comme elles s'élevaient, elles aussi, à près de 120 millions, c'est encore
plus de trois milliards qu'aurait dû de ce chef payer la France agricole.
Comment aurait-elle pu payer ainsi plus de six milliards à la noblesse et au
clergé ? D'ailleurs,
il était extrêmement dangereux pour la Révolution de donner aux nobles et aux
prêtres qui, même après l'abolition des droits féodaux et des limes,
détenaient encore la moitié de la terre de France, ce prodigieux surcroît de
puissance financière. La Révolution aurait fait d'eux les premiers
capitalistes de France, comme ils en étaient les premiers propriétaires
fonciers, et les décrets du 4 août, si les clauses du rachat avaient été
littéralement et rapidement exécutées, auraient abouti à remettre à la
contre-Révolution un formidable trésor de guerre. Enfin,
la vaste opération financière par laquelle l'Assemblée rétablit l'équilibre
de ses finances, je veux dire la vente des biens du clergé qui va être
décidée en principe dès le mois de novembre, aurait été inapplicable si les
paysans et propriétaires bourgeois s'étaient sérieusement employés à racheter
les droits féodaux. Comment auraient-ils pu acquérir les biens d'Eglise
nationalisés, et alimenter ainsi le trésor public si, à la même date, ils
avaient dû donner à la noblesse des milliards comme rançon des redevances
féodales ? Personne,
si je ne me trompe, n'a signalé cette.c9ntradiction entre la politique du
rachat féodal affirmée par l'Assemblée le 4 et le 6 août, et la politique
qu'elle va adopter à l'égard des biens ecclésiastiques. Pourtant cette
contradiction est tellement criante, qu'il me paraît impossible qu'elle n'ait
pas été saisie des hommes d'Etat de l'Assemblée. Donc, de toute façon, les
décrets du 4 août, avec la clause du rachat, sont frappés d'instabilité. La
Révolution est acculée à ce dilemme : ou bien, malgré d'illusoires formules
de libération, elle prolongera en fait la féodalité et maintiendra les
redevances seigneuriales théoriquement rachetables, mais réellement
irrachetées ; ou bien elle substituera peu à peu sous la pression continue
des paysans, l'expropriation sans indemnité au rachat. C'est à
cette solution qu'elle aboutira enfin avec la Législative et la Convention,
contrainte à répudier la politique restrictive et conservatrice pratiquée, en
matière féodale, par la Constituante. En attendant, il me paraît certain que
les Constituants ont cru que l'expropriation des biens d'Eglise ferait
suffisamment diversion à la difficile question féodale. Ils
ont, évidemment, espéré que si les paysans étaient réellement et
immédiatement libérés de la dîme, si, en outre, ils étaient admis à acquérir
une partie du domaine ecclésiastique si ardemment convoité, ils se
résigneraient à supporter assez longtemps encore les redevances féodales
rachetées avec lenteur. Ainsi,
le principal effort de la Révolution ne porterait pas sur le point douloureux
où la propriété féodale, ayant forme de contrat, touchait à la propriété
bourgeoise : et la féodalité, déracinée avec précaution, n'emporterait avec
elle aucune parcelle adhérente du droit bourgeois. Le mot
décisif de Buzot, jeté à l'Assemblée dans la séance du 6 août, nous permet
d'affirmer que, dès ce moment, la gauche avait pris parti : Or, si elle était
résolue, dès cette date, à nationaliser les biens du clergé, comment
pouvait-elle sérieusement instituer le rachat d'une partie des biens d'Eglise
? C'est
donc par une symétrie tout à fait trompeuse que, dans la nuit du 4 août, elle
a déclaré les dîmes rachetables comme les droits féodaux. L'Assemblée ne
tarda pas, sur cette question du rachat des dîmes, à manifester sa vraie
pensée : en huit jours, du 4 aout au 1l. le revirement fut complet. L'article
7 du projet d'arrêté, lu le 6 août, portait : « Les
dîmes en nature ecclésiastiques, laïques et inféodées pourront être
converties en redevances pécuniaires, et rachetables, à la volonté des
redevables, selon la proportion qui sera réglée, soit de gré à gré, soit par
la loi, sauf leur remploi à faire par les décima-leurs. » Le 6
août, c'était donc encore le rachat des dîmes. Or, dès le 8 août, à propos
d'un projet d'emprunt déposé par Necker, le marquis de Lacoste et Alexandre
de Lameth demandent non seulement que les dîmes soient abolies sans
indemnités, mais que tous les biens ecclésiastiques soient aliénés. Et le 11,
quand l'article relatif aux, dîmes vient précisément en discussion, quelques
ecclésiastiques rappellent seuls et vainement, à l'Assemblée, que le 4, elle
en ordonnait le rachat. L'abbé
de Montesquiou, dans un très habile discours, pour défendre la propriété
corporative et conditionnelle de l'Eglise, attaque la propriété individuelle,
noble ou bourgeoise : « Il
est deux sortes de propriétaires : les propriétaires libres et ceux qui sont
chargés d'un service public. Une opinion exagérée présente les propriétaires
libres comme la classe la plus importante de l'Etat. Il est plus exact de
dire qu'ils en sont en général les citoyens les plus fortunés. Voilà ce qui
les distingue des autres et non une prétendue supériorité sur les autres
classes. Le grand intérêt de l'Etat réside dans les propriétés et non dans
tel ou tel propriétaire. Pour que les terres soient productives, il faut de
bons cultivateurs, il faut des avances considérables. « Le
consommateur oisif du produit net (c'est-à-dire le propriétaire oisif) n'est
pas, quoi qu'on dise, la cause la plus essentielle de la reproduction : car
le travail et les avances existeraient encore sans doute lors même que le
consommateur cesserait d'être oisif. Ce qui est important pour l'Etat est
donc que les terres soient bien cultivées et qu'elles payent une forte
imposition proportionnelle. « On
ne persuadera jamais à un homme capable de réflexion qu'il y va du salut
public, que le produit' net restant appartienne à l'homme oiseux plutôt qu'à
celui qui, de plus, et à ce titre, est chargé d'un service public quelconque.
Cependant, tel est le préjugé en vigueur dans la plupart des têtes, qu'un
gros propriétaire libre et puissamment occupé de ses jouissances
personnelles, se regarde bonnement comme l'être le plus important, comme
l'objet précieux en faveur de qui roule toute la machine politique, et pour
qui doivent travailler ou s'agiter toutes les classes de citoyens qu'il
appelle ses salariés. Que d'erreurs à corriger avant que l'on puisse
avoir une bonne Constitution ! » Ah !
quel dommage qu'il n'y ait pas eu à l'Assemblée constituante un orateur
communiste ! Comme il aurait pris acte des accusations réciproques que
s'adressaient la propriété corporative de l'Eglise et la propriété
individuelle de l'oisif, noble ou bourgeois ! Oui,
aurait-il dit à l'abbé de Montesquiou, ce n'est pas aux oisifs que doit aller
le produit net de la terre : mais il ne faut pas plus qu'il aille à
l'oisiveté d'Eglise corporativement organisée qu'à l'oisiveté individuelle du
seigneur et du bourgeois. Le produit net de la terre doit se diviser entre la
Nation elle-même, pour de grandes œuvres d'intérêt commun, et ceux qui
travaillent le sol. Si le
culte est, en effet, un service public, il sera entretenu par la portion du
produit net que retiendra la Nation : mais, bien loin de laisser à une partie
de la propriété un caractère corporatif, il faut marquer la propriété tout
entière d'un caractère public. Rien aux oisifs, quels qu'ils soient, oisifs
de château, de maison bourgeoise ou d'Eglise : tout à la Nation et aux
paysans ! Mais le
communisme était si étranger, même aux plus hardis des démocrates, que nul
constituant ne songea à utiliser, contre toute propriété oisive, la
vigoureuse attaque de l'abbé de Montesquiou contre les économistes et « les
gros propriétaires libres et oiseux ». En fait, le discours de l'abbé de
Montesquiou était une tactique de désespoir. Sentant la propriété
ecclésiastique menacée et la priorité des dîmes perdue, il se vengeait en
ébranlant la propriété individuelle. L'abbé
Sieyès, si hardiment révolutionnaire dans l'organisation des pouvoirs
publics, mais si conservateur dans la question des biens d'Eglise, essaya,
lui aussi, une diversion du même ordre. 11 présenta l'abolition des dîmes
sans rachat comme un cadeau aux propriétaires riches. Et cela était vrai en
quelque mesure : « Je
connais aussi bien qu'un autre tous les inconvénients de la dîme... Mais
parce que la dîme est un véritable fléau pour l'agriculture, parce qu'il est
plus nécessaire d'affranchir les terres de cette charge que toute autre
redevance, et parce qu'il est certain encore que le rachat de la dîme peut
être employé plus utilement et plus également que la dîme elle-même, je n'en
conclus pas qu'il faille faire présent d'environ 70 millions de rente aux
propriétaires fonciers. « Quand
le législateur exige ou reçoit des sacrifices dans une circonstance comme
celle-ci, ils ne doivent pas tourner au profit des riches ; 70 millions de
rente étaient une ressource immense, elle est perdue aujourd'hui... Je
cherche ce qu'on a fait pour le peuple dans cette grande opération, et je ne
le trouve pas, mais j'y vois parfaitement l'avantage des riches : il est
calculé sur la proportion des fortunes, de sorte qu'on y gagne d'autant plus
qu'on est plus riche. « Aussi,
j'ai entendu quelqu'un remercier l'Assemblée de lui avoir donné, par son seul
arrêté, 30.000 livres de rente de plus. Beaucoup de personnes se persuadent
que c'est aux fermiers qu'on a fait le sacrifice de la dîme. C'est connaître
bien peu les causes qui règlent partout le prix des baux : en général, toute
diminution d'impôt ou de charge foncière retourne au profit du propriétaire. « Les
gros propriétaires n'en deviendront pas plus utiles ou n'en feront pas mieux
cultiver leurs terres, parce qu'au lieu de 10, de 20.000 livres de rente ils
en auront à l'avenir, 11 ou 22. « Quant
aux petits propriétaires, qui cultivent eux-mêmes les champs, ils méritent
certainement plus d'intérêt : eh bien ! il était possible de les favoriser
dans le plan de rachat que je propose : il n'y avait qu'à faire dans chaque
paroisse une remise sur le prix total du rachat, à l'avantage des petits
cultivateurs et proportionnellement à leur peu d'avance. » Toute
cette argumentation est spécieuse et habile mais, malgré l'ennui d'abandonner
en effet les dîmes à de grands et riches propriétaires, la Révolution agit
sagement en décrétant leur suppression sans rachat. Avant tout, puisque la
Constituante n'apportait aux paysans qu'un allégement illusoire dans l'ordre
féodal, il fallait qu'elle les encourageât et les liât à elle par le bienfait
immédiat de la suppression des dîmes. Les
dégrèvements légers, et d'ailleurs bien difficiles à calculer, que Sieyès
ofli'e pour les propriétaires-cultivateurs, ne suffisent pas. D'ailleurs, ce
qui donne à la suppression des dîmes sans rachat une valeur vraiment
révolutionnaire c'est que, par-là, l'Assemblée s'obligeait elle-même à aller
plus loin dans l'expropriation de l'Eglise. Comment
pourvoir, en effet, au traitement des curés ? Avec les impôts ? Ils ne
rentraient plus. La suppression pure et simple des dîmes aggravait donc
encore le déficit et acculait l'Assemblée à l'aliénation générale du domaine
ecclésiastique. A côté de ces deux grands résultats révolutionnaires, la
popularité de la Révolution dans les campagnes et la nationalisation des
biens du clergé, qu'importait l'ennui d'un cadeau de quelques millions aux
grands propriétaires fonciers ! Sieyès
avait bien vu l'engrenage d'expropriation où entrait l'Assemblée, et voilà
pourquoi il résistait dès l'origine. Seul, dans la presse révolutionnaire,
l'étourdi et vaniteux Brissot, toujours en quête de singularité, lit écho à
Sieyès. A
l'Assemblée, l'abbé de Montesquiou et Sieyès ne furent soutenus par personne.
La noblesse, égoïstement, garda le silence. Non seulement elle calcula que
l'abandon des dilues accroissait son revenu foncier, mais elle pensa surtout
que cette satisfaction immédiate, obtenue aux dépens (lu clergé, rendrait les
paysans moins âpres à poursuivre l'abolition des droits féodaux : elle
espérait détourner l'orage sur les biens ecclésiastiques. Calcul médiocre !
car les paysans, au contraire comprendront d'autant moins la nécessité du
rachat pour les droits féodaux, qu'ils auront été dispensés du rachat pour la
dîme : et, quand la Nation aura sécularisé les biens du clergé et créé le
formidable appareil des assignats, il lui sera plus aisé d'appliquer aux
biens des émigrés le même système d'expropriation. Mais la
noblesse avait la vue courte, et elle ne songeait guère qu'au péril immédiat.
Ces calculs un peu étroits sont, évidemment, la seule cause du silence absolu
gardé par elle dans la discussion sur les dîmes ; elle sacrifia le clergé
pour se sauver elle-même. En
revanche, le Tiers, qui avait été très gêné dans la question des droits
féodaux, donna avec force contre le rachat des dîmes et pour leur abolition
pure et simple. Tout l'effort des députés du Tiers fut de distinguer la dîme
des droits féodaux. Arnoult
dit expressément : « Le rachat ou la faculté de la conversion des dîmes en
redevances est un bienfait illusoire. La dîme ne mérite pas la même faveur
que les droits féodaux. Ceux-ci supposent une concession primitive du fonds
dont ils sont le prix ; mais les fonds sujets à la dîme n'ont pas été
concédés par le clergé. La dîme n'est pas un droit foncier, mais une
contribution, un impôt : elle est pour le clergé ce que les deniers publics
sont pour le pouvoir exécutif. « La
Nation doit la subsistance aux ministres du culte, mais les moyens sont à sa
disposition. L'article, tel qu'il est rédigé par le Comité (c'est-à-dire avec
le rachat) n'est pas digne du corps législatif : c'est une véritable
transaction. » Personne
ne se leva dans l'Assemblée pour dire : Mais si l'abolition des dîmes, avec
rachat, est un bienfait illusoire, l'abolition des droits féodaux, avec
rachat, n'est-elle pas aussi un bienfait illusoire ? Le Tiers sentait bien la
difficulté, mais il cherchait à l'éluder et n'osait l'aborder de front. La
noblesse se réjouissait d'une heureuse inconséquence qui ta mettait à l'abri.
Et le clergé lui-même comprenait que s'il démontrait l'inefficacité générale
des décrets du 4 août il rendrait d'autant plus inévitable l'abolition des
dîmes sans indemnité. Duport,
avec sa grande autorité de jurisconsulte, appuya la thèse d'Arnoult, et
Mirabeau, qui avait gardé le silence dans la journée du 4 août intervint ici
avec force. Il démontra l'impossibilité du rachat : « L'article
7, de la rédaction duquel vous êtes occupé, exprime mal vos intentions. Vous
n'avez pas pu, je le soutiens, messieurs, statuer ce que semble dire cet
article, savoir : que la dîme serait représentée par une somme d'argent toute
pareille ; car elle est si excessivement oppressive que nous ne pourrions,
sans trahir nos plus saints devoirs, la laisser subsister, soit en nature,
soit dans un équivalent proportionnel. » Il
établit ensuite que le décimateur emportait, en effet, le tiers du produit
net : et enfin il caractérisa de telle manière le droit et la fonction du
clergé, qu'il le dépouillait non seulement de la propriété des dîmes, mais de
toute la propriété ecclésiastique : « Vous
prendrez une idée juste de ce tribut oppressif, que l'on voudrait couvrir du
beau nom de propriété. « Non,
messieurs, la dîme n'est point une propriété : la propriété ne s'entend que
de celui qui peut aliéner les fonds ; et jamais le clergé ne l'a pu... les
dîmes n'ont jamais été pour le clergé que des jouissances annuelles, de
simples possessions révocables à la volonté du souverain. Il y a plus, la
dîme n'est pas même une possession comme on l'a dit : elle est une
contribution destinée à cette partie du service public qui concerne les
ministres des autels : c'est le subside avec lequel la Nation salarie les
officiers de morale et d'instruction. » Pendant
que se poursuivaient les débats, le clergé, sentant l'inutilité d'une
résistance qui le rendait odieux aux peuples sans lui conserver les dîmes,
décida brusquement d'en faire le sacrifice. Très probablement aussi les
curés, irrités de la répartition injuste des dîmes qui allaient enrichir les
gros bénéficiaires des abbayes, et espérant que la rémunération nationale
directe serait plus équitable, obligèrent le haut clergé à cette démarche. Dans la
séance du 11 août, l'archevêque de Paris et le cardinal de la Rochefoucauld,
au nom du clergé de France, firent solennellement abandon des dîmes sans
indemnité, et l'article, qui les abolissait sans rachat, fut adopté à
l'unanimité. Ainsi la force interne de la Révolution désagrégeait les
résistances. La grande Assemblée bourgeoise, si secouée peu de jours avant
par la tourmente des paysans soulevés, pouvait, à ce moment précis, se
féliciter de son œuvre. Elle
apportait aux paysans, par l'abolition de la dîme, un grand bienfait : elle
l'attachait ainsi, étroitement, à la Révolution et, en effet, trois ans plus
tard, quand les ennemis pénétreront en France et demanderont aux paysans :
« Pourquoi donc aimez-vous les révolutionnaires ? » la première réponse
sera : « Ils ont aboli la dîme. » L'Assemblée
espérait aussi que, grâce à l'autorité morale de ce grand bienfait, elle
pourrait plus aisément maintenir l'ordre dans les campagnes. Dans l'ordre
féodal, elle avait été beaucoup moins hardie et beaucoup moins logique. Elle
avait maintenu en fait les jouissances foncières des nobles tout en
abolissant juridiquement la féodalité. La
force de la Révolution fera bientôt éclater ce système équivoque : mais,
peut-être, convient-il de se féliciter qu'en dissociant la propriété
ecclésiastique et la propriété féodale, l'Assemblée bourgeoise ait un moment
divisé les forces ennemies. En ménageant d'abord la noblesse et en isolant le clergé, elle finit par obtenir, pour l'abolition pure et simple des dîmes, un vote unanime qui donnait à cette grande mesure d'expropriation révolutionnaire, une force morale incomparable, et je ne sais quoi de définitif. Bientôt nous verrons l'Assemblée se débattre dans les difficultés inextricables de son système de rachat pour les droits féodaux. Bientôt nous entendrons à nouveau le grondement de colère des paysans déçus : mais, malgré tout, 'les journées des 4 et 11 août avaient, tout ensemble, hâté et affermi la marche de la Révolution. |