Mais
c'est dans les campagnes, c'est parmi les paysans que la prise de la Bastille
eut le plus retentissant effet. Depuis l'ouverture des Etats généraux, les
paysans attendaient : quand donc l'Assemblée penserait-elle à leurs
souffrances ? De loin, mais informés à coup sûr par ceux qui les avaient
aidés à rédiger leurs Cahiers, ils suivaient la lutte du Tiers contre les
privilégiés et la Cour : ah ! si le Tiers pouvait être vainqueur, comme on
abattrait vite la tyrannie des nobles ! Aussi la journée du 14 fut décisive.
Paris avait pris sa Bastille : il restait aux paysans à prendre les leurs,
toutes ces Bastilles féodales, tous ces châteaux à meurtrières et à
colombiers qui dominaient les villages et les plaines. Soudain,
comme un ressort qui se détend, les campagnes se soulevèrent. Et dans ce
prodigieux soulèvement, il y eut deux mouvements bien distincts et en
apparence même contraires. Il y eut d'abord comme un mouvement général de
peur. La vieille autorité royale, qui depuis des siècles abritait le paysan
tout en le pressurant, semblait ébranlée, et comme elle était pour le peuple
des campagnes la seule forme saisissable de l'autorité, il parut d'abord aux
paysans que la société elle-même croulait et qu'ils allaient être livrés,
s'ils ne se défendaient, à tous les brigandages. Dans cette sorte de vacance
du pouvoir, une légende de terreur se forme : « Voici les brigands ! Ils
viennent brûler les bois, couper les blés, veillons et armons-nous. » D'un
bout à l'autre de la France, les paysans s'arment en effet et font des
battues dans la campagne pour découvrir les fameux « brigands » que
d'ailleurs on ne trouvait pas. Cette
période de panique a laissé dans l'esprit des paysans une impression profonde
et durable ; dans nos campagnes du. Midi on parle encore de « l'annado
de la paou », l'année de la peur. On dirait que ce souvenir a effacé tous les
autres. Mais quelle fut donc l'occasion, la cause immédiate et concrète de
cette universelle frayeur ? Il ne suffit pas de dire que le vaste ébranlement
social dont la prise de la Bastille était comme le prologue disposait les
esprits à de mystérieuses terreurs, et qu'au déclin d'une société, comme au
déclin du jour, se lèvent de vagues et terrifiants fantômes. On
s'est trop dispensé, par cette interprétation mystique, de rechercher les
vraies raisons du phénomène. Y eut-il un mot d'ordre de l'aristocratie, de la
contre-Révolution cherchant à répandre partout la peur ? L'Assemblée parut le
croire, ou du moins elle essaya d'expliquer ainsi la panique. Elle
dit dans les considérations de son décret du 10 août : « L'Assemblée
nationale considérant que les ennemis de la Nation, ayant perdu l'espoir
d'empêcher par la violence et le despotisme la régénération publique et
l'établissement de la liberté, paraissent avoir conçu le projet criminel
d'arriver au même but par la voie du désordre et de l'anarchie ; qu'entre
autres moyens, ils ont à la même époque, et presque le même jour, fait semer
de fausses alarmes dans les différentes provinces du royaume... » En
fait, le mouvement n'eut pas cette soudaineté absolue, qui révèle une sorte
de conspiration, et l'Assemblée elle-même dit presque le même jour. Si ces
terreurs avaient éclaté sur un mot d'ordre et partout à la fois, elles
auraient de même pris fin partout à la même date, après avoir, si je puis
dire, constaté elles-mêmes leur vanité. Or, je note qu'à la fin d'août
encore, la foire de Beaucaire est retardée de plusieurs jours « par peur des
brigands », qui en effet auraient pu faire là une belle opération. 11 n'y a
donc pas eu simplement manœuvre contre-révolutionnaire. Les
paysans se sont-ils fait peur à eux-mêmes ? Les rassemblements qu'ils
formaient en un village pour marcher contre le château et brûler les titres
de la propriété féodale ont-ils été interprétés d'un peu loin comme des
rassemblements de brigands ? Et la panique a-t-elle résulté d'une sorte de
malentendu réciproque ? C'est possible et même certain. Mais il est certain
aussi qu'à côté de ce mouvement des paysans propriétaires marchant contre les
nobles pour affranchir leur terre de toute charge féodale, ii y a eu, en
cette heure d'universelle commotion, un mouvement des sans-propriété, des
misérables, des vagabonds, des affamés. En plus d'un point, ils se sont
organisés en bandes, criant qu'ils avaient le droit de manger et de vivre. Plusieurs
municipalités avisent l'Assemblée nationale que dans la nuit du 25 juillet «
des brigands avaient coupé les blés encore verts ». A cette date, et
même dans la région du Nord, ils ne devaient pas être loin de maturité, et
ceux qu'on appelle des « brigands », opérant pour le compte de la
contre-Révolution, étaient sans doute des affamés qui ne voulaient pas
attendre que la moisson entièrement mûre tombât sous la faux du propriétaire
et fût mise à l'abri dans les granges. Quelques
mouvements partiels de cette sorte ont suffi pour répandre la terreur dans
les campagnes où régnait déjà, à l'état chronique, la peur des mendiants. Je
suis bien porté à Croire que « la grande peur » est surtout l'exagération de
cette frayeur chronique. Qu'on lise tous les Cahiers des bailliages ruraux,
des paroisses, partout on verra que les cultivateurs se plaignent d'être à la
merci des mendiants. Il faut les loger, les nourrir, les secourir ; sinon ils
menacent, et rien ne leur est plus facile que de mettre en effet le feu aux
bâtiments de la ferme et aux récoltes. La
grande évolution économique de la deuxième moitié du xviii' siècle, la
croissance de l'industrie et des villes, la transformation dé l'économie
rurale avaient déraciné de nombreuses existences : les routes et les
campagnes étaient couvertes d'hommes errants dont la peur obsède les
cultivateurs. Ceux-ci en parlent avec colère, frayeur et mépris. Rien n'est
plus poignant que de voir les paysans, dans les mêmes Cahiers où ils se
plaignent de l'oppression et des voleries du seigneur et où ils revendiquent
le droit de cueillir pour leurs bestiaux l'herbe des forêts, dénoncer comme
un péril les vagabonds, les mendiants, ou, comme ils disent « tout le fretin
de la société ». Sous la
misère classée il y a une misère errante, et celle-ci est pour celle-là un
objet de mépris et de terreur. Qu'on se rappelle les plaintes des paysans
propriétaires eux-mêmes contre la multitude des glaneurs qui envahissaient le
champ à peine moissonné : je me demande si ce ne sont pas ces hommes et ces
femmes qui, pressés par la faim et excités par le frémissement
révolutionnaire, se formaient en troupes et coupaient les blés. Ainsi aux
vagabonds, aux errants se seraient mêlés parfois les plus pauvres de chaque
village, les sans-propriété. Le
journal les Révolutions de Paris, dans ses nouvelles de province du
commencement de septembre, dit ceci : « Des lettres de Genève annoncent que
des individus des montagnes voisines se sont avancés en foule du côté de
Ferney ; la garnison de Genève, secondée de quantité de volontaires, s'y est
portée ; on y a conduit du canon et les montagnards ont pris la fuite.
L'ignorance ou plutôt l'ineptie du peuple de quelques provinces lui a fait
croire que l'égalité et la liberté lui permettaient en quelque sorte le
partage des biens ; de là sont venus la plupart 'des ravages qui ont désolé
nos provinces. » Il
semble donc évident qu'il y a eu, dans les jours qui suivirent l'ébranlement
du 14 juillet, une poussée des misérables. La Révolution sera sans cesse
obsédée par la peur « de la loi agraire ». C'est
sans doute des premiers jours de la Révolution, qui furent peut-être les plus
effervescents et les plus agités, que date cette peur. Nous n'avons presque
aucune donnée sur ce mouvement du prolétariat rural. Il était sans doute
purement instinctif : on n'en trouve nulle part une formule claire et il ne
paraît pas qu'il y ait eu des chefs conscients. Il se
bornait le plus souvent au pillage nocturne et furtif des récoltes
moissonnées avant l'heure : ou bien il était comme perdu dans le mouvement
révolutionnaire de la propriété paysanne. Quand les paysans du Mâconnais et
du Lyonnais par exemple vont incendier les châteaux pour brûler les papiers
des commissaires à terrier, il m'est impossible de ne pas me rappeler que
bien souvent dans les Cahiers des paroisses « le riche et stérile bourgeois »
est nommé à côté du noble ; et sans doute il eût suffi de peu.de chose pour
diriger sur la grande propriété bourgeoise les foules irritées et armées de
fourches qui assaillaient le château du noble. La
bourgeoisie, un peu partout, comprit le péril et la garde bourgeoise des
villes se précipita dans les campagnes pour contenir ou réprimer les paysans.
De Lyon, dans les journées des 27, 28 et 29 juillet, on voyait flamber les
châteaux de Loras, de Leuze, de Combe, de Puisignan, de Saint-Priest. La
garde bourgeoise marche contre les paysans, et quand elle rentre en ville,
elle est assaillie k coups de pierres et de tuiles par les ouvriers de la
Guillotière, qui prennent parti pour les paysans insurgés. On dirait un
moment que tout le prolétariat misérable, ouvrier et paysan, va se lever à la
fois contre l'ancien régime féodal et contre le nouveau régime bourgeois, et
qu'une lutte de classe profonde, formidable, la lutte de tous les
sans-propriété contre tous les possédants va se substituer à la superficielle
Révolution de la propriété bourgeoise et paysanne contre le privilège des
nobles. Velléités impuissantes ! Tentatives confuses et vaines ! Les
temps n'étaient pas mûrs, et ces premiers soulèvements de hasard sont bien
symbolisés en effet par le furtif larcin de nuit des bandes errantes coupant
les blés encore verts... Mais il y eut un moment où les paysans établis, les
petits propriétaires, les habitants des villages qui avaient un clos, un
jardin et un bout de champ sentirent frémir toute l'obscure misère d'en bas. Comment
s'engager à fond dans la Révolution, comment marcher à l'assaut des Bastilles
féodales si l'on risque d'être débordé par un prolétariat mendiant et
menaçant ? A quoi
bon arracher au seigneur les gerbes de blé qu'il prélève par le droit de
champart si les humbles glaneurs d'hier, devenus des moissonneurs révoltés,
emportent toutes les gerbes ? Et s'exposera-t-on à perdre sa propriété pour
avoir voulu l'affranchir ? Le plus
pressé est donc de faire face « aux brigands », de s'armer, de
s'organiser. C'est ainsi que d'un bout de la France à l'autre se forment les
municipalités (le village. Et quand on s'est bien aperçu qu'il y a peu ou
point « de brigands », que les prolétaires ne sont ni assez audacieux ni
assez conscients, ni assez organisés pour substituer leur Révolution à la
Révolution, d'un cœur allègre on marche contre les châteaux et on tourne
contre l'ancien régime les armes qu'on avait saisies en un mouvement instinctif
de frayeur. Il y a
donc comme un mouvement conservateur de contraction, de resserrement, qui est
suivi d'une expansion révolutionnaire. Sous l'émoi de l'inconnu et devant le
tressaillement des sans-propriété, les communautés des villages se replient
sur elles-mêmes, nomment des hommes de confiance, instituent une milice et
ayant ainsi garanti l'ordre de la propriété dans la Révolution, elles se
précipitent contre le système féodal. Ou
plutôt ces deux mouvements, l'un conservateur, l'autre révolutionnaire sont
liés et presque confondus en cette prodigieuse époque où les esprits
surexcités et agrandis semblaient suffire à la fois à tous les problèmes. De
même qu'à Paris dans les journées de péril qui précédèrent le 14 juillet, la
bourgeoisie révolutionnaire sut armer ses milices contre les régiments de la
Cour et désarmer les hommes qui lui paraissaient menaçants pour la propriété,
de même, dans la campagne, le Tiers Etat rural s'organise à la fois pour
protéger contre toute agression la propriété paysanne et pour abattre la
féodalité. L'ordre
nouveau fait front à tous les périls : et c'est bien le signe de sa
légitimité historique : mais l'historien serait bien superficiel si sous la
Révolution de bourgeoisie et de propriété paysanne qui s'organise, et
triomphe en ces journées fécondes de juillet et d'août, il ne notait pas
l'inquiétude profonde et l'instinctive révolte de ceux qui n'ont même pas un
lambeau de terre. N'ayant pas de propriété, ils ne comprennent pas la
Révolution comme une libération de la propriété affranchie du prélèvement
féodal : ils la considèrent comme la libération de l'homme affranchi de la
misère et de la faim. D'instinct, avec une sorte d'ingénuité farouche, comme
les montagnards des Alpes qui descendent vers Ferney, et qui vont sans doute
partager les grands biens laissés par Voltaire ils s'imaginent que l'heure
est venue pour tous les hommes de jouir des fruits de la terre, et ils
viennent tranquillement s'installer dans la Révolution comme dans leur
demeure. Mais ils se heurtent aux canons de la bourgeoisie et aux fourches du
propriétaire paysan : et ils retournent à leur misère, se disant sans doute
tout bas qu'ils n'avaient pas compris. La
vérité est qu'ils ont compris trop tôt. L'histoire ferme sa porte à ces
« mendiants » et leur dit brutalement : « Vous repasserez
! » Ils repasseront en effet et la porte s'ouvrira bien un jour, mais
quand ils ne seront plus « des mendiants », quand ils auront une
propriété à eux, je veux dire une idée, quand ils porteront dans leur esprit
la formule d'un monde nouveau, quand ils seront des paysans socialistes. Pendant
que se développaient ainsi dans les campagnes les conséquences du 14 juillet,
l'Assemblée nationale cherchait pour ainsi dire l'équilibre dans sa victoire. Elle
était à la fois sauvée, enthousiaste et inquiète. Necker était rappelé. Le
roi, accompagné d'une députation de l'Assemblée, avait dû se rendre à Paris
le 17 juillet : et on avait beau essayer de séparer le roi « de ses
conseillers pervers » et lui ménager un accueil triomphal : c'était la
visite du vaincu aux vainqueurs. Paris
grandissait bien vite. Et l'Assemblée sentait monter une puissance amie et
rivale. Elle se groupait un peu nerveusement autour du roi, cherchant à
oublier elle-même, pour les faire oublier à la France, les fautes criminelles
de Louis XVI. Etrange et gênante solidarité de l'Assemblée révolutionnaire et
du roi d'ancien régime, mal converti par la force du peuple au régime nouveau
! Des désordres éclatèrent à Saint-Germain ; les barrières d'octroi sont
forcées, et le fermier Thomassin, accusé d'accaparement, est en péril de
mort. Aussitôt les modérés de l'Assemblée, sur la motion de Lally-Tollendal,
proposent une adresse à la Nation contre les fauteurs de désordre, adresse
qui, par son exagération même, était de nature à semer la panique et à
aggraver le péril. De plus, le mouvement de Saint-Germain était comme une
suite du grand mouvement de Paris : n'allait-on pas désavouer, par un procédé
oblique, le magnifique dévouement révolutionnaire de la capitale ? Les
députés bretons protestèrent, et Robespierre protesta aussi. Il dévoila tout
de suite le péril que le modérantisme conservateur ferait courir à la
Révolution, enveloppée encore de bien des intrigues et des haines. « Il
faut aimer la paix, mais aussi il faut aimer la liberté. Mais y a-t-il rien
de plus légitime que de se soulever contre une conjuration horrible formée
pour perdre la nation ? L'émeute a été occasionnée à Poissy sous prétexte
d'accaparement ; la Bretagne est en paix, les provinces sont tranquilles ; la
proclamation y répandrait l'alarme et ferait perdre la confiance. Ne faisons
rien avec précipitation ; qui vous a dit que les ennemis de l'Etat seront
encore dégoûtés de l'intrigue ? » Ce qui
dès maintenant fait la force de Robespierre et l'assurera longtemps, c'est
que voulant la Révolution, il en accepte les conséquences et les conditions,
et ne s'émeut pas ou sottement ou hypocritement des désordres que la
résistance armée à l'arbitraire royal propageait nécessairement. L'Assemblée rejeta la motion Lally-Tollendal, mais un moment elle l'avait applaudie, et ces oscillations révèlent que si elle avait grand besoin du peuple, elle commençait aussi à en avoir peur. Mais ces passagères inquiétudes n'arrêtaient pas encore son élan, et c'est avec une magnifique confiance en la raison qu'elle aborda d'emblée l'élaboration des Droits de l'homme, préface de la Constitution. |