HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE TROISIÈME. — LES JOURNÉES RÉVOLUTIONNAIRES

 

LA GRANDE PEUR.

 

 

Mais c'est dans les campagnes, c'est parmi les paysans que la prise de la Bastille eut le plus retentissant effet. Depuis l'ouverture des Etats généraux, les paysans attendaient : quand donc l'Assemblée penserait-elle à leurs souffrances ? De loin, mais informés à coup sûr par ceux qui les avaient aidés à rédiger leurs Cahiers, ils suivaient la lutte du Tiers contre les privilégiés et la Cour : ah ! si le Tiers pouvait être vainqueur, comme on abattrait vite la tyrannie des nobles ! Aussi la journée du 14 fut décisive. Paris avait pris sa Bastille : il restait aux paysans à prendre les leurs, toutes ces Bastilles féodales, tous ces châteaux à meurtrières et à colombiers qui dominaient les villages et les plaines.

Soudain, comme un ressort qui se détend, les campagnes se soulevèrent. Et dans ce prodigieux soulèvement, il y eut deux mouvements bien distincts et en apparence même contraires. Il y eut d'abord comme un mouvement général de peur. La vieille autorité royale, qui depuis des siècles abritait le paysan tout en le pressurant, semblait ébranlée, et comme elle était pour le peuple des campagnes la seule forme saisissable de l'autorité, il parut d'abord aux paysans que la société elle-même croulait et qu'ils allaient être livrés, s'ils ne se défendaient, à tous les brigandages. Dans cette sorte de vacance du pouvoir, une légende de terreur se forme : « Voici les brigands ! Ils viennent brûler les bois, couper les blés, veillons et armons-nous. » D'un bout à l'autre de la France, les paysans s'arment en effet et font des battues dans la campagne pour découvrir les fameux « brigands » que d'ailleurs on ne trouvait pas.

Cette période de panique a laissé dans l'esprit des paysans une impression profonde et durable ; dans nos campagnes du. Midi on parle encore de « l'annado de la paou », l'année de la peur. On dirait que ce souvenir a effacé tous les autres. Mais quelle fut donc l'occasion, la cause immédiate et concrète de cette universelle frayeur ? Il ne suffit pas de dire que le vaste ébranlement social dont la prise de la Bastille était comme le prologue disposait les esprits à de mystérieuses terreurs, et qu'au déclin d'une société, comme au déclin du jour, se lèvent de vagues et terrifiants fantômes.

On s'est trop dispensé, par cette interprétation mystique, de rechercher les vraies raisons du phénomène. Y eut-il un mot d'ordre de l'aristocratie, de la contre-Révolution cherchant à répandre partout la peur ? L'Assemblée parut le croire, ou du moins elle essaya d'expliquer ainsi la panique.

Elle dit dans les considérations de son décret du 10 août : « L'Assemblée nationale considérant que les ennemis de la Nation, ayant perdu l'espoir d'empêcher par la violence et le despotisme la régénération publique et l'établissement de la liberté, paraissent avoir conçu le projet criminel d'arriver au même but par la voie du désordre et de l'anarchie ; qu'entre autres moyens, ils ont à la même époque, et presque le même jour, fait semer de fausses alarmes dans les différentes provinces du royaume... »

En fait, le mouvement n'eut pas cette soudaineté absolue, qui révèle une sorte de conspiration, et l'Assemblée elle-même dit presque le même jour.

Si ces terreurs avaient éclaté sur un mot d'ordre et partout à la fois, elles auraient de même pris fin partout à la même date, après avoir, si je puis dire, constaté elles-mêmes leur vanité. Or, je note qu'à la fin d'août encore, la foire de Beaucaire est retardée de plusieurs jours « par peur des brigands », qui en effet auraient pu faire là une belle opération. 11 n'y a donc pas eu simplement manœuvre contre-révolutionnaire.

Les paysans se sont-ils fait peur à eux-mêmes ? Les rassemblements qu'ils formaient en un village pour marcher contre le château et brûler les titres de la propriété féodale ont-ils été interprétés d'un peu loin comme des rassemblements de brigands ? Et la panique a-t-elle résulté d'une sorte de malentendu réciproque ? C'est possible et même certain. Mais il est certain aussi qu'à côté de ce mouvement des paysans propriétaires marchant contre les nobles pour affranchir leur terre de toute charge féodale, ii y a eu, en cette heure d'universelle commotion, un mouvement des sans-propriété, des misérables, des vagabonds, des affamés. En plus d'un point, ils se sont organisés en bandes, criant qu'ils avaient le droit de manger et de vivre.

Plusieurs municipalités avisent l'Assemblée nationale que dans la nuit du 25 juillet « des brigands avaient coupé les blés encore verts ». A cette date, et même dans la région du Nord, ils ne devaient pas être loin de maturité, et ceux qu'on appelle des « brigands », opérant pour le compte de la contre-Révolution, étaient sans doute des affamés qui ne voulaient pas attendre que la moisson entièrement mûre tombât sous la faux du propriétaire et fût mise à l'abri dans les granges.

Quelques mouvements partiels de cette sorte ont suffi pour répandre la terreur dans les campagnes où régnait déjà, à l'état chronique, la peur des mendiants. Je suis bien porté à Croire que « la grande peur » est surtout l'exagération de cette frayeur chronique. Qu'on lise tous les Cahiers des bailliages ruraux, des paroisses, partout on verra que les cultivateurs se plaignent d'être à la merci des mendiants. Il faut les loger, les nourrir, les secourir ; sinon ils menacent, et rien ne leur est plus facile que de mettre en effet le feu aux bâtiments de la ferme et aux récoltes.

La grande évolution économique de la deuxième moitié du xviii' siècle, la croissance de l'industrie et des villes, la transformation dé l'économie rurale avaient déraciné de nombreuses existences : les routes et les campagnes étaient couvertes d'hommes errants dont la peur obsède les cultivateurs. Ceux-ci en parlent avec colère, frayeur et mépris. Rien n'est plus poignant que de voir les paysans, dans les mêmes Cahiers où ils se plaignent de l'oppression et des voleries du seigneur et où ils revendiquent le droit de cueillir pour leurs bestiaux l'herbe des forêts, dénoncer comme un péril les vagabonds, les mendiants, ou, comme ils disent « tout le fretin de la société ».

Sous la misère classée il y a une misère errante, et celle-ci est pour celle-là un objet de mépris et de terreur. Qu'on se rappelle les plaintes des paysans propriétaires eux-mêmes contre la multitude des glaneurs qui envahissaient le champ à peine moissonné : je me demande si ce ne sont pas ces hommes et ces femmes qui, pressés par la faim et excités par le frémissement révolutionnaire, se formaient en troupes et coupaient les blés. Ainsi aux vagabonds, aux errants se seraient mêlés parfois les plus pauvres de chaque village, les sans-propriété.

Le journal les Révolutions de Paris, dans ses nouvelles de province du commencement de septembre, dit ceci : « Des lettres de Genève annoncent que des individus des montagnes voisines se sont avancés en foule du côté de Ferney ; la garnison de Genève, secondée de quantité de volontaires, s'y est portée ; on y a conduit du canon et les montagnards ont pris la fuite. L'ignorance ou plutôt l'ineptie du peuple de quelques provinces lui a fait croire que l'égalité et la liberté lui permettaient en quelque sorte le partage des biens ; de là sont venus la plupart 'des ravages qui ont désolé nos provinces. »

Il semble donc évident qu'il y a eu, dans les jours qui suivirent l'ébranlement du 14 juillet, une poussée des misérables. La Révolution sera sans cesse obsédée par la peur « de la loi agraire ».

C'est sans doute des premiers jours de la Révolution, qui furent peut-être les plus effervescents et les plus agités, que date cette peur. Nous n'avons presque aucune donnée sur ce mouvement du prolétariat rural. Il était sans doute purement instinctif : on n'en trouve nulle part une formule claire et il ne paraît pas qu'il y ait eu des chefs conscients.

Il se bornait le plus souvent au pillage nocturne et furtif des récoltes moissonnées avant l'heure : ou bien il était comme perdu dans le mouvement révolutionnaire de la propriété paysanne. Quand les paysans du Mâconnais et du Lyonnais par exemple vont incendier les châteaux pour brûler les papiers des commissaires à terrier, il m'est impossible de ne pas me rappeler que bien souvent dans les Cahiers des paroisses « le riche et stérile bourgeois » est nommé à côté du noble ; et sans doute il eût suffi de peu.de chose pour diriger sur la grande propriété bourgeoise les foules irritées et armées de fourches qui assaillaient le château du noble.

La bourgeoisie, un peu partout, comprit le péril et la garde bourgeoise des villes se précipita dans les campagnes pour contenir ou réprimer les paysans. De Lyon, dans les journées des 27, 28 et 29 juillet, on voyait flamber les châteaux de Loras, de Leuze, de Combe, de Puisignan, de Saint-Priest. La garde bourgeoise marche contre les paysans, et quand elle rentre en ville, elle est assaillie k coups de pierres et de tuiles par les ouvriers de la Guillotière, qui prennent parti pour les paysans insurgés. On dirait un moment que tout le prolétariat misérable, ouvrier et paysan, va se lever à la fois contre l'ancien régime féodal et contre le nouveau régime bourgeois, et qu'une lutte de classe profonde, formidable, la lutte de tous les sans-propriété contre tous les possédants va se substituer à la superficielle Révolution de la propriété bourgeoise et paysanne contre le privilège des nobles. Velléités impuissantes ! Tentatives confuses et vaines !

Les temps n'étaient pas mûrs, et ces premiers soulèvements de hasard sont bien symbolisés en effet par le furtif larcin de nuit des bandes errantes coupant les blés encore verts... Mais il y eut un moment où les paysans établis, les petits propriétaires, les habitants des villages qui avaient un clos, un jardin et un bout de champ sentirent frémir toute l'obscure misère d'en bas.

Comment s'engager à fond dans la Révolution, comment marcher à l'assaut des Bastilles féodales si l'on risque d'être débordé par un prolétariat mendiant et menaçant ?

A quoi bon arracher au seigneur les gerbes de blé qu'il prélève par le droit de champart si les humbles glaneurs d'hier, devenus des moissonneurs révoltés, emportent toutes les gerbes ? Et s'exposera-t-on à perdre sa propriété pour avoir voulu l'affranchir ?

Le plus pressé est donc de faire face « aux brigands », de s'armer, de s'organiser. C'est ainsi que d'un bout de la France à l'autre se forment les municipalités (le village. Et quand on s'est bien aperçu qu'il y a peu ou point « de brigands », que les prolétaires ne sont ni assez audacieux ni assez conscients, ni assez organisés pour substituer leur Révolution à la Révolution, d'un cœur allègre on marche contre les châteaux et on tourne contre l'ancien régime les armes qu'on avait saisies en un mouvement instinctif de frayeur.

Il y a donc comme un mouvement conservateur de contraction, de resserrement, qui est suivi d'une expansion révolutionnaire. Sous l'émoi de l'inconnu et devant le tressaillement des sans-propriété, les communautés des villages se replient sur elles-mêmes, nomment des hommes de confiance, instituent une milice et ayant ainsi garanti l'ordre de la propriété dans la Révolution, elles se précipitent contre le système féodal.

Ou plutôt ces deux mouvements, l'un conservateur, l'autre révolutionnaire sont liés et presque confondus en cette prodigieuse époque où les esprits surexcités et agrandis semblaient suffire à la fois à tous les problèmes. De même qu'à Paris dans les journées de péril qui précédèrent le 14 juillet, la bourgeoisie révolutionnaire sut armer ses milices contre les régiments de la Cour et désarmer les hommes qui lui paraissaient menaçants pour la propriété, de même, dans la campagne, le Tiers Etat rural s'organise à la fois pour protéger contre toute agression la propriété paysanne et pour abattre la féodalité.

L'ordre nouveau fait front à tous les périls : et c'est bien le signe de sa légitimité historique : mais l'historien serait bien superficiel si sous la Révolution de bourgeoisie et de propriété paysanne qui s'organise, et triomphe en ces journées fécondes de juillet et d'août, il ne notait pas l'inquiétude profonde et l'instinctive révolte de ceux qui n'ont même pas un lambeau de terre. N'ayant pas de propriété, ils ne comprennent pas la Révolution comme une libération de la propriété affranchie du prélèvement féodal : ils la considèrent comme la libération de l'homme affranchi de la misère et de la faim. D'instinct, avec une sorte d'ingénuité farouche, comme les montagnards des Alpes qui descendent vers Ferney, et qui vont sans doute partager les grands biens laissés par Voltaire ils s'imaginent que l'heure est venue pour tous les hommes de jouir des fruits de la terre, et ils viennent tranquillement s'installer dans la Révolution comme dans leur demeure. Mais ils se heurtent aux canons de la bourgeoisie et aux fourches du propriétaire paysan : et ils retournent à leur misère, se disant sans doute tout bas qu'ils n'avaient pas compris.

La vérité est qu'ils ont compris trop tôt. L'histoire ferme sa porte à ces « mendiants » et leur dit brutalement : « Vous repasserez ! » Ils repasseront en effet et la porte s'ouvrira bien un jour, mais quand ils ne seront plus « des mendiants », quand ils auront une propriété à eux, je veux dire une idée, quand ils porteront dans leur esprit la formule d'un monde nouveau, quand ils seront des paysans socialistes.

Pendant que se développaient ainsi dans les campagnes les conséquences du 14 juillet, l'Assemblée nationale cherchait pour ainsi dire l'équilibre dans sa victoire.

Elle était à la fois sauvée, enthousiaste et inquiète. Necker était rappelé. Le roi, accompagné d'une députation de l'Assemblée, avait dû se rendre à Paris le 17 juillet : et on avait beau essayer de séparer le roi « de ses conseillers pervers » et lui ménager un accueil triomphal : c'était la visite du vaincu aux vainqueurs.

Paris grandissait bien vite. Et l'Assemblée sentait monter une puissance amie et rivale. Elle se groupait un peu nerveusement autour du roi, cherchant à oublier elle-même, pour les faire oublier à la France, les fautes criminelles de Louis XVI. Etrange et gênante solidarité de l'Assemblée révolutionnaire et du roi d'ancien régime, mal converti par la force du peuple au régime nouveau ! Des désordres éclatèrent à Saint-Germain ; les barrières d'octroi sont forcées, et le fermier Thomassin, accusé d'accaparement, est en péril de mort. Aussitôt les modérés de l'Assemblée, sur la motion de Lally-Tollendal, proposent une adresse à la Nation contre les fauteurs de désordre, adresse qui, par son exagération même, était de nature à semer la panique et à aggraver le péril. De plus, le mouvement de Saint-Germain était comme une suite du grand mouvement de Paris : n'allait-on pas désavouer, par un procédé oblique, le magnifique dévouement révolutionnaire de la capitale ?

Les députés bretons protestèrent, et Robespierre protesta aussi. Il dévoila tout de suite le péril que le modérantisme conservateur ferait courir à la Révolution, enveloppée encore de bien des intrigues et des haines. « Il faut aimer la paix, mais aussi il faut aimer la liberté. Mais y a-t-il rien de plus légitime que de se soulever contre une conjuration horrible formée pour perdre la nation ? L'émeute a été occasionnée à Poissy sous prétexte d'accaparement ; la Bretagne est en paix, les provinces sont tranquilles ; la proclamation y répandrait l'alarme et ferait perdre la confiance. Ne faisons rien avec précipitation ; qui vous a dit que les ennemis de l'Etat seront encore dégoûtés de l'intrigue ? »

Ce qui dès maintenant fait la force de Robespierre et l'assurera longtemps, c'est que voulant la Révolution, il en accepte les conséquences et les conditions, et ne s'émeut pas ou sottement ou hypocritement des désordres que la résistance armée à l'arbitraire royal propageait nécessairement.

L'Assemblée rejeta la motion Lally-Tollendal, mais un moment elle l'avait applaudie, et ces oscillations révèlent que si elle avait grand besoin du peuple, elle commençait aussi à en avoir peur. Mais ces passagères inquiétudes n'arrêtaient pas encore son élan, et c'est avec une magnifique confiance en la raison qu'elle aborda d'emblée l'élaboration des Droits de l'homme, préface de la Constitution.