HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE TROISIÈME. — LES JOURNÉES RÉVOLUTIONNAIRES

 

LA CRISE DU 14 JUILLET.

 

 

Depuis plusieurs jours déjà, la grande ville se préparait à la résistance. Mirabeau en demandant à l'Assemblée, le 8 juillet, l'institution des gardes bourgeoises, était l'interprète de la bourgeoisie révolutionnaire de Paris. L'Assemblée ajourne, mais. Paris n'ajourne pas. Et son initiative sauvera la Révolution. On sait que les élections avaient eu lieu par district ; les soixante districts avaient désigné 407 électeurs du second degré qui nommèrent les députés. Mais après les élections, les assemblées primaires de district ne s'étaient pas dissoutes. Elles continuaient à se réunir, et en ces centres multiples et vibrants tous les événements de la Révolution se répercutaient et résonnaient. C'est par cette sorte de résonnance révolutionnaire des districts qu'une communication constante était établie entre l'Assemblée de Versailles et Paris.

L'assemblée des électeurs du second degré avait continué à se réunir : même après le 10 mai, même après la clôture des opérations électorales, les 407 avaient décidé de siéger pour rester en rapport avec leurs élus et surveiller les événements. Dès le 25 juin, au lendemain de la séance royale, ils s'assemblaient rue Dauphine, dans le local du Musée de Paris, et depuis le 28 juin, ils s'étaient transportés à l'Hôtel de Ville même, dans la Grande Salle. Ainsi se constituait, par la force révolutionnaire spontanée de Paris et avant même toute loi municipale, une sorte de municipalité parisienne, fonctionnant à côté des anciens pouvoirs de la Ville. Ainsi l'action bourgeoise et populaire, répandue et vibrante dans tout Paris par les multiples assemblées de district, était en même temps concentrée à l'Hôtel de Ville par l'assemblée générale des électeurs. Aux 407 électeurs du Tiers Etat s'étaient joints quelques prêtres et quelques nobles.

Dès le 30 juin, l'assemblée des électeurs avait eu à s'intéresser dans le mouvement de l'affaire de l'Abbaye ; le 6 juillet, par une députation à l'Assemblée nationale, elle rendait compte de son action dans ces graves événements : « La fermentation était extrême au Palais-Royal ; elle prenait les mêmes caractères parmi plus de deux mille citoyens qui assistaient à nos délibérations ; la nuit s'avançait, le peuple s'animait, nous prîmes un arrêté qui ramena les esprits en les frappant par des idées justes ! nous y déclarions qu'il n'était pas permis de douter de la justice du souverain ; qu'aussitôt que les prisonniers seraient réintégrés, vingt-quatre électeurs se transporteraient à Versailles, solliciter... La nuit ne s'était pas encore écoulée et déjà les prisonniers étaient réintégrés dans les prisons de l'Abbaye ; les attroupements ont cessé au Palais-Royal et le calme règne à Paris. » Le président répondit par des félicitations, et l'assemblée des électeurs, grandie par cette sorte d'investiture nationale, haussa son rôle et son courage.

Dès le 10, à l'Hôtel de Ville, Carra propose aux électeurs « de se constituer en assemblée réelle et active des Communes de Paris », et de reprendre en cette qualité les droits qui y sont inhérents, notamment l'élection directe et immédiate des officiers de la Commune, le règlement des attributions des magistrats municipaux, la garde et la défense de la cité, de ses droits et de ses propriétés (Voir Sigismond Lacroix, Actes de la Commune de Paris). Mais l'assemblée des électeurs estima que le plus urgent était d'organiser les gardes bourgeoises ; elle ajourna le projet de Carra, et décida, dès le 11, qu'elle réclamerait l'institution immédiate d'une force armée parisienne.

C'est le dimanche 12 juillet, dans l'après-midi, que Paris apprit le renvoi de Necker. La commotion fut violente. Paris sentit que le coup d'Etat était sur lui ; le buste de Necker voilé de crêpe fut porté dans les rues ; les régiments allemands de Reinach, d'Esterhazy étaient massés aux Champs-Elysées, sur la place Louis XV ; la foule leur jeta des pierres, ils répondirent par des coups de feu, et le colonel de Lambesc pénétra avec ses dragons dans le jardin des Tuileries où, dans la panique, un vieillard fut renversé et foulé aux pieds des chevaux. Le soir, le peuple se porta aux théâtres, à l'Opéra, et il exigea que toute représentation fût suspendue pour marquer le deuil de la patrie. Ordre fut donné aux maisons, comme en témoigne l'ambassadeur vénitien, d'illuminer leurs fenêtres, pour prévenir toute manœuvre des troupes ou tout acte de brigandage, et c'est dans cette excitation et cet éblouissement de la lumière que Paris attendit les luttes du lendemain. En même temps, les barrières détestées de la Ferme générale brûlaient.

Le peuple a le sentiment que, pour être efficace, la résistance doit être organisée. Il a un double but. Il veut que les milices bourgeoises deviennent immédiatement une institution légale et que l'assemblée des électeurs prenne sérieusement en mains la défense de Paris. Un des électeurs, le médecin Guillotin, député de Paris, est envoyé le lundi 13 à l'Assemblée pour obtenir un arrêté créant à Paris la garde bourgeoise. Evidemment la bourgeoisie révolutionnaire parisienne se sent plus forte, devant les soudards étrangers, si elle est l'organe de la nation et de la loi.

L'Assemblée nationale, éveillée de sa torpeur du 11, s'élève à la hauteur de Paris. Le prudent et méticuleux Mounier, retrouvant dans le sentiment de la légalité violée les belles fiertés de la lutte dauphinoise, proteste contre le renvoi du ministre patriote, et il s'écrie : « N'oublions jamais que nous aimons la monarchie pour la France et non la France pour la monarchie. »

Un moment, la motion Guillotin qui invite l'Assemblée à concourir à la formation d'une garde bourgeoise parisienne semble rencontrer quelque résistance. Plusieurs, dans l'Assemblée, hésitent encore à armer Paris, comme si Paris, en ces heures tragiques, n'était pas la Révolution elle-même ; mais la forte parole de Chapelier emporte les dernières timidités « Vous avez à délibérer d'abord sur les troupes ennemies et étrangères qui assiègent un peuple bon et fidèle ; le sang coule, les propriétés ne sont pas en sûreté ; enfin le scandale des Allemands ameutés est à son comble. Il n'y a que la garde bourgeoise qui puisse remédier à tous ces malheurs. L'expérience nous l'a appris : c'est le peuple qui doit garder le peuple. » Guillotin, de retour à Paris, put dire à la bourgeoisie révolutionnaire qu'elle s'organisait avec le consentement de la Nation. En même temps les districts obligent l'assemblée des électeurs à constituer un Comité permanent. Il est comme une combinaison de la municipalité légale et de la nouvelle municipalité révolutionnaire. Il est formé des huit membres alors en exercice du Bureau de la Ville et de quatorze membres désignés par les électeurs. Ce Comité a pour mandat de repousser l'invasion contre-révolutionnaire des hordes allemandes soldées par le roi.

Ce qu'il y a d'admirable à cette heure dans la bourgeoisie révolutionnaire de Paris, ce qui montre bien la légitimité historique de son avènement de classe, c'est son absolue confiance, en elle-même. Elle ne craint pas d'être prise entre les révoltes de la misère et le coup d'Etat du roi. C'est en vain que quelques timides lui montrent là-haut, sur les sommets de Montmartre, une foule sordide de neuf mille ouvriers travaillant aux ateliers de charité. Elle n'a point peur que, dans la secousse révolutionnaire, cet abcès de misère crève sur elle. Elle n'a pas peur de distribuer des armes : elle sait qu'elle est assez forte pour en surveiller l'emploi... Elle écarte, désarme tous ceux qui n'ayant point de propriété eux-mêmes ne donnent pas des garanties à la propriété, et dès le 14, Bancal des Issarts annonce à l'Assemblée nationale que la milice bourgeoise a désarmé beaucoup de particuliers. En pleine tourmente révolutionnaire elle donne à sa milice un caractère bourgeois, et elle sait que les prolétaires entraînés à sa suite n'élèveront pas un murmure : ils jetteront des pierres à la contre-Révolution s'ils ne peuvent lui envoyer des balles. L'ambassadeur de Venise constate avec quelle rapidité et quelle décision la bourgeoisie parisienne a su en deux jours organiser tout ensemble l'action révolutionnaire et l'ordre bourgeois.

Dans la matinée du 14, tout le peuple de Paris, bourgeois, artisans, prolétaires, se préparait au combat. Un détachement de dragons avait traversé le faubourg Saint-Antoine. et s'était approché des murs de la Bastille. Le peuple avait conclu que la Bastille allait devenir le centre d'un grand rassemblement militaire, la base d'opération d'une partie des troupes dirigées contre Paris : entre ces troupes et celles qui étaient massées aux Champs-Elysées, Paris serait écrasé. C'est donc une nécessité tactique qui tourne contre la Bastille les efforts du peuple. C'est aussi une vieille haine. Le sombre et triste château où tant de prisonniers d'Etat, roturiers ou nobles avaient gémi et qui semblait en travers du remuant faubourg Saint-Antoine barrer la vie et la joie était odieux à Paris, à tout Paris. Nous avons déjà vu Mercier souhaiter que les nouveaux plans de voirie emportent enfin la prison détestée : et dans leurs Cahiers les citoyens nobles de Paris décident : « Sa Majesté sera suppliée d'ordonner la démolition de la Bastille. » Il n'y avait pas d'ordre, pas de classe sociale qui n'ait eu quelques-uns des siens au plus profond de ces cachots noirs. Si le Tiers Etat et la noblesse ne donnaient pas au mot de liberté le même sens, du moins bourgeois et nobles se rencontraient-ils dans une commune haine de ce monument du despotisme ministériel. Et l'attaque contre la Bastille fut, de la part du peuple, un coup de génie révolutionnaire. Car même la noblesse de la grande cité ne pouvait, sans démentir odieusement ses paroles et ses haines d'hier, résister au mouvement. Ainsi la Cour était comme isolée dans son entreprise de coup d'Etat : et contre les régiments étrangers qui cernaient la Révolution ce n'est pas seulement la Révolution, c'est tout Paris qui se soulevait.

Avant tout il fallait des armes : entre neuf et onze heures du matin une foule immense se porta aux Invalides où était un grand dépôt de fusils, et enleva en effet vingt-huit mille fusils et cinq canons. La Bastille pouvait être forcée. Le Comité permanent des électeurs réuni à l'Hôtel de Ville essaya d'abord de prévenir le choc : puis cédant à l'irrésistible passion du peuple, il essaya du moins d'obtenir par des moyens pacifiques la capitulation de la forteresse. Mais les négociateurs, à la seconde tentative, furent accueillis à coups de fusils : y eut-il méprise ? y eut-il trahison ? Le gouverneur de Launay paiera de sa tête tout à l'heure cette violation des lois de la guerre. Conduite par quelques héros qui franchirent les fossés, et coupèrent les chaînes des ponts-levis, la foule força la citadelle : hésitants, divisés, les soldats se rendirent. Les gardes françaises avaient joué dans l'assaut un rôle décisif. Il est difficile de dresser une liste authentique des assaillants, « des vainqueurs de la Bastille ». Dès le lendemain, des prétentions sans nombre s'élevèrent. Le journal les Révolutions de Paris donne une liste très courte de ceux qui se distinguèrent particulièrement : « Le sieur Arné, grenadier des gardes françaises, compagnie de Ressuvelles, natif de Dôle en Franche-Comté, âgé de vingt-six ans, qui le premier s'empara du gouverneur, se porta partout avec courage, reçut plusieurs blessures légères et fut décoré à l'Hôtel de Ville de la couronne civique et de la croix de Saint-Louis que portait le sieur de Launay.

« Le sieur Hullin, directeur de la buanderie de la reine à la Briche, qui' avait engagé les grenadiers de Ressuvelles et les fusiliers de Lubersac à se rendre à la Bastille avec trois pièces de canon et deux autres que bientôt on y réunit ; le sieur Hullin a été un des chefs de l'action ; il s'est exposé partout où le besoin l'a exigé ; il a été l'un des premiers à sauter sur le pont-levis et à pénétrer dans la Bastille ; il a de même été l'un de ceux qui ont conduit le gouverneur à l'Hôtel de Ville.

« Le sieur Elie, officier au régiment de la reine infanterie, qui, intrépidement traversa sous le feu des ennemis, pour faire décharger des voitures de fumier et y mettre le feu ; cette ruse heureuse nous servit merveilleusement ; c'est encore le sieur Elie qui reçut la capitulation, et s'élança le premier sur le pont pour forcer l'ouverture de la Bastille et reconduisit, accompagné du sieur Temple-ment, le perfide gouverneur à la Grève.

« Le sieur Maillard fils, qui portait le drapeau, et le remit un moment en d'autres mains pour s'élancer sur une planche mise sur le fossé, pour aller prendre la capitulation ;

« Le nommé Louis Sébastien Cunivier, âgé de douze ans, fils d'un jardinier de Chantilly, est entré le cinquième dans la forteresse, a couru sur le haut de la tour de la Bazinière où était le drapeau, s'en est emparé et l'a promené avec hardiesse sur cette plate-forme ;

« Le sieur Humbert, demeurant rue du Hurepoix, qui a reçu une blessure dangereuse ;

« Le sieur Turpin, fusilier de la compagnie de la Blache, caserne de Popincourt, commandait les citoyens qui les premiers ont été tués entre les deux ponts ; il a reçu lui-même une balle dans la main droite et une autre à l'épaule ;

« Le sieur Guinaut a reçu deux blessures très légères et a rapporté l'argenterie du gouverneur à l'Hôtel de Ville ;

« Le sieur de la Reynie, jeune littérateur, qui s'est conduit avec courage. »

L'assemblée des représentants de la Commune, ayant ouvert une enquête, constata, dans sa séance du 13 août, « que MM. Hulin, Elie, Maillard, Richard du Pin, Humbert, Legrey, Ducossel, Georget et Marc, s'étaient distingués à l'attaque et à la conquête de la Bastille, et arrêta qu'ils seraient recommandés aux districts, qui seraient invités à les employer d'une manière digne de leur courage et de leur patriotisme, sans considérer à quel district chacun d'eux appartenait ; des citoyens qui ont aussi efficacement contribué au salut de la capitale et de la patrie devant être considérés comme appartenant à tous les districts ». Évidement, c'est pour un emploi d'officier dans la nouvelle garde nationale que l'Assemblée les recommande.

Comme on voit, ce sont des soldats de métier, des officiers comme Elie, de modestes industriels comme Hullin, de petits bourgeois comme le fils Maillard, qui dirigèrent le mouvement ; mais les plus pauvres des prolétaires firent largement leur devoir. En cette héroïque journée de la Révolution bourgeoise, le sang ouvrier coula pour la liberté. Sur les cent combattants qui furent tués devant la Bastille, il en était de si pauvres, de si obscurs, de si humbles, que plusieurs semaines après on n'en avait pas retrouvé les noms, et Loustalot, dans les Révolutions de Paris, gémit de cette obscurité -qui couvre tant de dévouements sublimes : plus de trente laissaient leur femme et leurs enfants dans un tel état de détresse, que des secours immédiats furent nécessaires.

Vingt mois plus tard, dans une lettre adressée à Marat, les ouvriers charpentiers dénoncent l'égoïsme des gros entrepreneurs qui veulent retenir tout le bénéfice de la Révolution, mais qui étaient cachés dans les jours de péril. Il paraît certain que les anciens charpentiers jouèrent un rôle actif dans l'assaut de la Bastille : habiles à manier la hache, ils étaient comme les sapeurs improvisés, ou comme « les soldats du génie » de la Révolution.

On ne relève pas, dans la liste des combattants, les rentiers, les capitalistes pour lesquels, en partie, la Révolution était faite : ce sont des moyens et petits bourgeois, des basochiens, des artisans et -des prolétaires, qui ont porté ce jour-là le coup mortel au despotisme royal. Il n'y eut pas, sous le feu meurtrier de la forteresse, distinction « des citoyens actifs » et « des citoyens passifs ». Ceux même qui ne payaient pas assez d'impositions pour être électeurs, furent admis à combattre et à mourir pour la liberté commune.

Les représailles du peuple, que la Bastille avait foudroyé par trahison, se portèrent sur le gouverneur de Launay, et sur le prévôt des marchands, Flesselles, assurément complice de la Cour, qui avait dupé les combattants en leur promettant des fusils et en ne leur faisant parvenir que des caisses remplies de linge. De Launay, malgré les efforts héroïques de Hullin, fut abattu sur les marches de l'Hôtel de Ville, et le prévôt Flesselles eut la tête cassée d'un coup de pistolet, comme on le menait au Palais-Royal pour le juger.

A vrai dire, ces exécutions étaient presque une suite de la bataille, et on ne peut s'étonner de l'explosion de colère de cette foule à peine échappée au danger et que depuis trois jours des hordes de soldats barbares menaçaient.

Deux coupables manquaient au peuple : le conseiller d'Etat Foullon, qui avait été chargé d'approvisionner l'armée du coup d'Etat, et son gendre, l'intendant Berthier. Le jour même de la prise dé la Bastille, une lettre du ministère de la guerre à Berthier avait été interceptée et saisie par le peuple : elle ne laissait aucun doute sur sa complicité avec la Cour. Quelques jours après, Foullon, qui avait fait répandre le bruit de sa mort et même procéder à son enterrement, fut arrêté et décapité : sa tête fut portée au bout d'une pique parmi une foule immense, et son gendre Berthier, conduit derrière ce trophée lugubre, fut bientôt abattu à son tour dans un cruel délire de joie.

Ce n'était pas seulement ce qu'on appelle « la populace » qui savourait ainsi la joie du meurtre ; au témoignage de Gouy d'Arsy, parlant à l'Assemblée nationale, un grand nombre de citoyens bien mis et de bourgeois aisés triomphaient dans ce funèbre et sauvage cortège. C'est la bourgeoisie révolutionnaire qui avait été directement menacée par la soldatesque royale, et dans cette férocité soudaine il y avait un reste de peur. Il y avait aussi la tradition de barbarie de l'ancien régime. Oh ! comme notre bon et grand Babeuf a bien compris et senti cela ! et quelle fierté pour nous, quelle espérance aussi, en ces heures inhumaines de la Révolution bourgeoise, de recueillir les belles paroles d'humanité et de sagesse de celui qui créa le communisme moderne !

Il se trouve au passage du cortège, et aussitôt, le 25 juillet 1789, il écrivit à sa femme : « J'ai vu passer cette tête de beau-père et le gendre arrivant derrière sous la conduite de plus de mille hommes armés ; il a fait ainsi, exposé aux regards du public, tout le long trajet du faubourg et de la rue Saint-Martin, au milieu de deux cent mille spectateurs qui l'apostrophaient et se réjouissaient avec les troupes de l'escorte, qu'animait le bruit du tambour. Oh ! que celle joie me faisait mal ! J'étais tout à la fois satisfait et mécontent : je disais tant mieux et tant pis. Je comprends que le peuple se fasse justice, j'approuve cette justice lorsqu'elle est satisfaite par l'anéantissement des coupables ; niais pourrait-elle aujourd'hui n'être pas cruelle ? Les supplices de tous genres, l'écartèlement, la torture, la roue, les bûchers, les gibets, les bourreaux multipliés partout, nous ont fait de si mauvaises mœurs ! Les maîtres, au lieu de nous policer, nous ont rendus barbares parce qu'ils le sont eux-mêmes. Ils récoltent et récolteront ce qu'ils ont semé ; car tout cela, ma pauvre petite femme, aura des suites terribles : nous ne sommes qu'au début. »

Ô dirigeants d'aujourd'hui, méditez ces paroles- : et mettez dès maintenant dans les mœurs et dans les lois le plus d'humanité qu'il se peut pour la retrouver au jour inévitable des Révolutions !

Et vous, prolétaires, souvenez-vous que la cruauté est un reste de servitude : car elle atteste que la barbarie du régime oppresseur est encore présente en nous.

Souvenez-vous qu'en 1789, quand la foule ouvrière et bourgeoise se livrait un moment à une cruelle ivresse de meurtre, c'est le premier des communistes, le premier des grands émancipateurs du prolétariat, qui a senti son cœur se serrer.

Les effets de la prise de la Bastille furent immenses. Il sembla à tous les peuples de la terre que la geôle de l'humanité tout entière venait de tomber. C'était plus que la déclaration des droits de l'homme : c'était la déclaration de la force du peuple au service du droit humain. Ce n'était pas seulement la lumière qui, de Paris, venait aux opprimés de l'univers : c'était l'espérance ; et en des millions et des millions de cœurs que possédait la grande nuit de la servitude, pointa, à la même heure, une aurore de liberté.

La victoire de Paris mit décidément un terme à l'offensive de la Royauté et de la Cour. Le roi, poussé par la reine et les princes, avait marché contre l'Assemblée et contre la Révolution dans la séance royale du 23 juin ; il venait de marcher contre Paris et la Révolution en ces journées hésitantes et violentes de juillet. Partout repoussé, il s'enfermera désormais dans une défensive sournoise ; et c'est lui maintenant qui aura à subir des assauts répétés ; au 6 octobre, dans la fuite sur Varennes, au 20 juin, au 10 août, il laissera au peuple révolutionnaire l'offensive déclarée. Le grand ressort de la puissance royale est cassé dès le 14 juillet, ou tout au moins si bien forcé qu'il ne se relèvera plus jamais entièrement. Et déjà, dans ces journées mêmes de coup d'Etat et d'agression, une sorte de paralysie se faisait sentir...

Pendant que la Bastille était investie, ni Buzenval, ni le maréchal de Broglie ne se risquèrent à prendre le peuple à revers. Qu'attendaient-ils et pourquoi donnaient-ils à de Launay l'ordre de tenir jusqu'au bout au lieu de se hâter à son secours ?

Evidemment une crainte toute nouvelle des responsabilités avait envahi ces cœurs routiniers, qui n'étaient habitués qu'à une forme du péril, et le vaste soulèvement de tout un peuple, sans abolir leur courage, le déconcertait. Leurs instructions d'ailleurs devaient être vagues. Dès le 14, Louis XVI répond aux envoyés de l'Assemblée qu'il est impossible que les événements de Paris soient la suite des ordres donnés aux troupes : quel était donc le plan du roi ?

Peut-être, pour rassurer sa conscience, avait-il systématiquement refusé de prévoir la suite probable des événements. Peut-être s'imaginait-il que Paris, terrassé et comme aplati par la seule présence d'un vaste appareil militaire, cesserait d'être pour l'Assemblée un secours tumultueux, et que celle-ci, sentant désormais sur elle le poids mort de la capitale immobilisée, marcherait incertaine et trébuchante, prête à tomber au moindre choc.

Le roi, averti par la journée du 14, apprit à compter avec la force de la Révolution : il rusera avec elle ou appellera contre elle les grandes armées de l'étranger : mais dès ce jour il renonce à toute agression directe, à toute offensive déclarée.

L'Assemblée, ayant toujours à déjouer l'intrigue, mais n'ayant plus à redouter et à repousser la force royale pourra entreprendre la lutte contre une autre grande puissance du passé, l'Eglise.

En même temps qu'elle libérait ainsi l'Assemblée nationale, la journée du 14 juillet donnait au peuple une première conscience de sa force, et à Paris conscience de son rôle. Certes l'Assemblée restait grande : pendant ces jours de tourmente, c'est vers elle que le Comité permanent des électeurs députait sans cesse, et la Révolution parisienne ne se sentait vraiment légitime et forte que par son contact avec la Révolution nationale.

D'ailleurs, l'Assemblée elle-même avait donné la première de beaux exemples de fermeté et même d'héroïsme. Son serment à la salle du Jeu de Paume, sa résistance sereine et invincible après la séance du 23 juin avaient électrisé tous les cœurs, et les plus intrépides combattants de Paris n'avaient d'autre ambition que de se montrer dignes des grands bourgeois révolutionnaires qui, sans armes, et par la seule force du droit et du courage, avaient vaincu. Il n'en est pas moins vrai que seule et sans le secours du peuple de Paris, l'Assemblée nationale aurait fini par succomber. Ainsi la Révolution qui jusqu'ici n'avait eu qu'un foyer et un centre, l'Assemblée, a dès maintenant deux foyers qui se correspondent, l'Assemblée et le peuple de Paris.

Quelques jours après le 14 juillet, le sieur Bessin, orateur du faubourg Saint-Antoine, se présenta à la barre de l'Assemblée, pour demander quelques secours d'argent en faveur des ouvriers du faubourg dont ces trois journées d'agitation avaient suspendu les salaires, et il s'écria : « Messieurs, vous êtes les sauveurs de la patrie, mais vous aussi vous avez des sauveurs. » Le procès-verbal dit que ce début énergique fixa l'attention de l'Assemblée. Je le crois bien : c'était le sens même du grand événement du 14 qui lui apparaissait tout entier : quelle que fût sa force, quelle que fût sa majesté, elle se sentit soudain sous le protectorat de Paris ; et peut-être quelque malaise se mêla-t-il à l'allégresse de la victoire récente.

Mais ce ne sont encore sans doute que d'imperceptibles nuances et quand le 16 juillet l'Assemblée envoya à la capitale des délégués pour consacrer, en quelque sorte, et légaliser la Révolution, c'est avec un enthousiasme où il entrait du respect qu'ils furent reçus par un peuple immense. Mounier, le' susceptible et riche bourgeois, toujours armé de soupçon contre les démocraties, fut conquis lui-même par la ferveur respectueuse et cordiale de cet accueil.

Paris n'en était pas moins, dès ce jour-là, émancipé : et sous le coup des événements, il improvisa sa constitution municipale avant que l'Assemblée ait pu organiser par une loi générale les municipalités, avant qu'elle ait pu élaborer la Constitution nationale.

L'ancien bureau de la Ville, dont on avait expérimenté en la personne du prévôt Flesselles l'esprit de contre-Révolution, est balayé. D'acclamation, Bailly est nommé maire de Paris, Lafayette est nommé commandant général de la garde bourgeoise parisienne. Par ces deux noms, Paris se rattachait à l'Assemblée nationale et aux deux plus grands souvenirs de la liberté : Bailly, c'était -le serment du Jeu de Paume ; Lafayette, c'était la Révolution d'Amérique.

Paris, avec son grand instinct de Révolution et d'humanité, au moment même où il s'organisait municipalement, s'ouvrait pour ainsi dire tout grand à la liberté des deux mondes. Comme des remparts qui se dessinent à la lumière de l'espace profond, l'enceinte de la cité se profilait sur la grande lumière de la liberté universelle. Elle était comme concentrique à l'horizon humain, et l'on sentait que le cercle de la vie municipale pouvait se dilater soudain jusqu'à comprendre l'humanité. A l'exemple de Paris, des communes sans nombre vont se constituer sur tous les points de la France, pour administrer et pour combattre, pour écraser toute tentative de contre-Révolution et pour suppléer aux défaillances du pouvoir exécutif royal soudain annihilé ou réduit. Et toutes ces communes, nées pour ainsi dire d'une même commotion de liberté et d'un même besoin d'ordre vont se fédérer avec celle de Paris. Dès les premières semaines, de nombreuses gardes bourgeoises s'affilient à la garde bourgeoise parisienne et des adresses fraternelles sont envoyées de toute part à la municipalité de Paris.

Il n'est pas étonnant qu'un an après la fête de la fédération soit fixée au 14 juillet. Car c'est bien le 14 juillet 1789 qu'est née vraiment la fédération des communes de France : un même instinct avertit à la même heure tous les groupements de citoyens, toutes les cités, que la liberté serait précaire et débile tant qu'elle ne reposerait qu'en l'Assemblée nationale, et qu'il fallait lui donner autant de foyers qu'il y avait de communes. Ainsi mêlée, pour ainsi dire, à la vie familière des citoyens, ainsi animée et renouvelée sur place par des énergies sans nombre, la Révolution serait invincible.

Mais toutes ces énergies municipales spontanées, multiples avaient pour centre politique l'Assemblée, pour foyer dominant Paris, pour centre idéal la Révolution. Elles étaient naturellement et nécessairement fédérées. Grandes journées où, dans l'ardeur même du combat, une idée claire et décisive s'affirmait ! Les fulgurations de l'orage semblaient se fondre dans la lumière splendide d'un jour d'été.

En suscitant la vie municipale, la journée du 14 juillet rapprochait un peu du premier plan de l'action le prolétariat encore relégué dans un arrière-fond obscur. Certes, les ouvriers, les pauvres sont bien loin encore de mettre la main sur le pouvoir municipal. Ils seront exclus, comme nous le verrons bientôt, de la garde bourgeoise et ils ne siégeront pas aux assemblées des districts : la vie municipale parisienne sera même marquée pour un assez long temps d'un caractère plus étroitement bourgeois que l'action centrale de l'Assemblée. Mais il était impossible d'organiser, à Paris, le pouvoir légal de soixante districts d'abord, de quarante-huit sections ensuite, sans que bientôt un certain nombre de ces districts ou de ces sections vibrent de toute la force et de toute la passion populaires. Tandis que la voix de Robespierre était à demi étouffée et comme opprimée à l'Assemblée nationale[1], la voix de Danton retentissait au district des Cordeliers. Multiplier, si je puis dire, les points de pouvoir, c'est multiplier les points de contact du pouvoir même avec le peuple : c'est donc malgré toutes les barrières légales du cens, accroître les chances et les occasions d'intervention populaire et incliner la Révolution bourgeoise non pas vers le socialisme dont l'idée même est à naître, mais vers la démocratie. S'il y avait morcellement et émiettement complet, si chaque commune était un petit monde clos, l'oligarchie bourgeoise finirait par mettre la main sur tous ces mécanismes séparés et de médiocre vigueur.

Mais quand cette multiplicité des activités locales se combine avec un grand mouvement général qui passionne si l'on peut dire tous les rouages, la continuité et la véhémence de l'action donnent peu à peu le pouvoir aux plus ardents, aux plus agissants et aux plus robustes. Voilà comment la journée du 14 juillet, en même temps qu'elle est une grande victoire bourgeoise, est une grande victoire populaire. Sans doute la participation directe du peuple combattant à cette grande journée n'aura pas, pour les prolétaires, des conséquences immédiates. La Révolution en ses origines profondes est si essentiellement bourgeoise que, quelques semaines après le 14 juillet, quand l'Assemblée nationale, libérée par le peuple des attentats de la Cour, fixe le régime électoral et exclut du vote des millions de pauvres salariés, il ne vient à la pensée d'aucun député, et pas même des plus démocrates, de rappeler que devant la Bastille les ouvriers de Paris ont conquis pour les prolétaires de France le titre de citoyens actifs. Cette participation immédiate du peuple aux grands événements de la Révolution semblait un accident à la fois glorieux et redoutable qui ne pouvait faire loi pour la marche régulière d'une -société ordonnée et libre.

Ce n'est pas en vain pourtant que dès ses premiers pas la Révolution bourgeoise a dû recourir à la véhémence des cœurs et à la force des muscles ouvriers. Quand la guerre contre les Vendéens, contre l'émigration, contre l'étranger portera au maximum la tension révolutionnaire, quand le peuple gardera, à côté des bourgeois héroïques, toutes les portes de la Révolution, il faudra bien lui donner enfin droit de cité ; comme les esclaves antiques qui conquéraient leur liberté sur les champs de bataille, les prolétaires vont conquérir le droit de suffrage et quelques heures brèves de souveraineté politique sur les champs de combat de la Révolution bourgeoise.

Lent sera l'effort et brève la victoire. Mais que le prolétariat ait pu, par l'échelle hardie des événements et des batailles, se hausser un moment à la direction de la Révolution bourgeoise, ou du moins y participer à côté des plus audacieux bourgeois, c'est pour lui un titre et une promesse d'avenir. Aussi est-ce sans trouble que dans l'immense foule qui, dans la journée du 14, a investi les Invalides d'abord, la Bastille ensuite, nous avons entrevu d'innombrables prolétaires. Qu'ils aillent à l'assaut : ils ne sont pas dupes. Désarmés peut-être demain par la bourgeoisie défiante, puis fusillés au Champ-de-Mars deux ans après, ils n'en ont pas moins marqué de leur courage et de leur force la grande journée révolutionnaire, et grâce à ces vaillants, il n'y a rien aujourd'hui sous le soleil qui appartienne pleinement à la bourgeoisie, pas même sa Révolution.

 

 

 



[1] Les études précises et érudites de G. Rouanet ont dissipé cette légende intéressée que Jaurès d'ailleurs n'admet qu'à demi (voir les Annales révolutionnaires, t. VIII, pp. 336-338 ; t. IX, p. 143 et suiv. ; t. X, pp. 192 et 289). La vérité, c'est que Robespierre était très écouté dès les premiers temps de l'Assemblée. — A. M.