HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE TROISIÈME. — LES JOURNÉES RÉVOLUTIONNAIRES

 

L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

 

 

Il n'y avait plus à hésiter, et quel que fût le péril d'une lutte directe contre les ministres du roi et contre le roi, on ne pouvait plus reculer d'un pas sans tomber dans le gouffre. Mirabeau, dans la séance du 5 juin, dénonça avec colère la manœuvre ministérielle et conseilla la résistance à outrance : « Ce serait manquer à nous-mêmes, messieurs, ce serait prévariquer que d'adopter la proposition des commissaires du roi : elle attente aux droits de la nation, elle blesse également la justice et les convenances ; elle aurait les suites les plus redoutables ; elle paralyserait de mort l'Assemblée nationale avant même qu'elle eût manifesté son existence ; elle ferait avorter la dernière espérance de la nation. » Crut-il sentir à ce moment dans l'Assemblée une tentation de faiblesse ? Il a écrit plus tard dans une de ses lettres à. la Cour : « L'Assemblée n'était venue que pour capituler. » Parole amère et injuste : car toute la conduite du Tiers atteste autant de fermeté que de sagesse, et Mirabeau n'était grand que parce qu'il savait trouver, dans la conscience même de l'Assemblée, le point d'équilibre des justes audaces et des nécessaires habiletés.

Le Tiers se donna quelques jours de répit, en prétextant qu'il attendait la clôture des procès-verbaux de la conférence, et pendant ces quelques jours, du 6 au 10 juin, la noblesse lui fournit le moyen de trancher le nœud. Elle n'avait pas vu sans jalousie l'influence croissante du clergé, et elle n'avait pas vu sans inquiétude l'action de la toute-puissance ministérielle. Elle comprit que la Révolution ainsi dénouée tournerait au profit du haut clergé et du roi, et qu'elle-même sortirait amoindrie encore, et quelque peu ridicule, de cette aventure. Elle fit donc quelques réserves, et prétendit que pour certaines catégories de députés elle devait juger en dernier ressort. Le Tiers Etat se jeta avidement sur le moyen de salut que lui fournissait, sans le vouloir, la noblesse. Il s'écria qu'il était démontré enfin que toutes ces conférences étaient vaines, et comme il ne restait plus au Tiers Etat qu'à affirmer son droit souverain, l'abbé Sieyès, jusque-là silencieux, prend la parole dans la séance du 10 juin. Il va mettre en action sa formule célèbre : Le Tiers Etat est toute la nation. Il propose donc aux Communes, avec une sobriété et une force admirables, de renoncer à leur longue inaction, de se former en Assemblée active et « de sommer les membres des deux chambres privilégiées de se rendre dans la salle des Etats pour assister, concourir et se soumettre à la vérification commune des pouvoirs ».

L'Assemblée, toujours attentive à atténuer le choc, obtient du logicien intrépide qu'il substitue au mot de sommation le mot d'invitation. Elle décide en outre d'envoyer une adresse au roi pour lui faire connaître ses raisons, et la rédaction vigoureuse du jeune Barnave est préférée, pour cette adresse, à celle de Malouet. En même temps l'Assemblée s'organise : elle se divise en vingt bureaux et procède à l'appel nominal de tous les députés, qu'ils soient de la noblesse, du clergé ou du Tiers Etat. Elle agit donc comme Assemblée nationale et se prépare à donner défaut contre les non répondants.

Cette ferme attitude donne courage à la partie pauvre du clergé, et dès le 13 juin, le curé Jallet et quelques autres se rendent au milieu des députés du Tiers. Les forces ennemies commençaient donc à se disloquer, et on pouvait croire dès ce moment que les Communes avaient gagné la bataille. Pourtant les difficultés restaient grandes, et quand l'appel nominal fut terminé, l'abbé Sieyès, dans la séance du 16 juin, posa devant l'Assemblée anxieuse la question redoutable : Comment se constituer et comment se nommer ? Subtilité parlementaire ! diront les esprits légers : non, la Révolution naissante tenait tout entière dans ces formes. Donc l'abbé Sieyès dit ceci : « La vérification des pouvoirs étant faite, il est indispensable de s'occuper sans délai de la constitution de l'Assemblée. Il est constant, par le résultat de la vérification des pouvoirs, que cette assemblée est déjà composée des représentants envoyés directement par les quatre-vingt-seize centièmes au moins de la Nation. Une telle masse de députation ne saurait être inactive par l'absence des députés de quelques bailliages, ou de quelques classes de citoyens ; car les absents qui ont été appelés ne peuvent point empêcher les présents d'exercer la plénitude de leurs droits... De plus, puisqu'il n'appartient qu'aux représentants vérifiés de concourir à former le vœu national et que tous les représentants vérifiés sont dans cette Assemblée, il est encore indispensable de conclure qu'il lui appartient et qu'il n'appartient qu'à elle d'interpréter et de présenter la volonté générale de la nation ; nulle autre chambre de députés, simplement présumés, ne peut rien ôter à la force de ses délibérations... La dénomination d'assemblée des représentants connus et vérifiés de la nation française est la seule dénomination qui convienne à l'Assemblée dans l'état actuel des choses, la seule qu'elle puisse adopter, tant qu'elle ne perdra pas l'espoir de réunir dans son sein tous les députés encore absents. »

Au fond, la motion de Sieyès proclamait le droit souverain du Tiers Etat : seul, malgré l'absence des autres ordres, il avait pu vérifier les mandats des députés, et, au contraire, la vérification à laquelle les autres ordres avaient procédé séparément était nulle. Il y avait un ordre qui portait en lui la Nation, c'était le Tiers : et les autres, s'ils ne se rattachaient pas au Tiers, n'étaient que néant.

Mirabeau, toujours préoccupé de développer la Révolution en évitant les conflits violents, s'effraya de la vigueur tranchante des formules de Sieyès, et il proposa aux Communes de prendre un titre qui. leur donnait, si je puis dire, une grande étendue d'existence, mais qui ne niait pas brutalement les autres ordres. « Appelez-vous, leur dit-il, représentants du peuple français. » Michelet s'étonne et se scandalise de cette prudence de Mirabeau. « Il entreprit, dit-il, de barrer la route à Sieyès, de se mettre, lui tribun, lui relevé d'hier par la Révolution et qui n'avait de force qu'en elle, il voulut, dis-je, se mettre en face d'elle et s'imagina l'arrêter. Tout autre y eût péri d'abord, sans pouvoir s'en tirer jamais.

« Quoi de plus difficile que la thèse de Mirabeau ? 11 essayait, devant cette foule émue, exaltée, devant un peuple élevé au-dessus de lui-même par la grandeur de la crise, d'établir « que le peuple ne s'intéressait pas à de telles discussions, qu'il demandait seulement de ne payer que ce qu'il pouvait, et de porter paisiblement sa misère ». Après ces paroles, basses, affligeantes, décourageantes, fausses d'ailleurs, en général, il se hasardait à poser la question de principe : « Qui vous a convoqués ? Le roi... Vos Cahiers, vos mandats vous autorisent-ils à vous déclarer l'assemblée des seuls représentants connus et vérifiés ? Et si le roi vous refuse sa sanction... La suite en est évidente. Vous aurez des pillages, des boucheries, vous n'aurez même pas l'exécrable honneur d'une guerre civile. »

Michelet est bien sommaire et bien sévère dans son jugement sur Mirabeau. Là où il voit une contradiction inexplicable, il n'y a que la suite logique de toute la tactique adoptée par le tribun. Toujours, depuis l'origine, nous l'avons vu pousser la Révolution en avant, mais s'assurer à chaque fois qu'elle ne se heurtera pas au pouvoir royal comme à un ennemi irréductible. Pourquoi ? Profondément monarchiste, il voulait que la Révolution se fît contre les privilèges, contre les nobles, les Parlements, mais avec le roi : il rêvait une démocratie royale où la Nation, souveraine législatrice, abriterait sa liberté sous l'autorité constitutionnelle du roi, et il voulait passionnément éviter tout ce qui pouvait ébranler le trône. Il voulait éviter tout conflit qui mettrait les Communes d'un côté, le roi avec les privilégiés de l'autre. Et il craignait que le roi, désavouant les formules impérieuses de Sieyès, 'ne prît décidément parti contre le Tiers. D'ailleurs, y avait-il défaillance et presque trahison, comme semble l'indiquer Michelet, à s'interroger avec crainte sur l'état d'esprit du peuple ?

Les perfides manœuvres du clergé, à propos des subsistances, avaient pu égarer une partie de la Nation. Et qui donc, avant le 14 juillet, pouvait dire avec assurance que le peuple se soulèverait et abattrait la force du despotisme ? Mirabeau pouvait craindre qu'une dissolution ou une prorogation des Etats généraux ne soulevât qu'une impuissante émeute, bientôt noyée dans le sang. Et son plan, pour être plus prudent peut-être que celui de Sieyès, ne manquait pas d'audace. Il voulait que les Communes, après s'être réclamées, par leur titre même, du peuple, s'employassent à conquérir une popularité profonde. Elles auraient, à titre provisoire, voté de grandes réformes, aboli les privilèges d'impôts, et elles auraient dit à la Nation : « Toutes les mesures adoptées par nous ne peuvent être que des vœux, mais elles deviendront lois le jour où les ordres privilégiés se seront réunis à nous. » Ainsi, les Communes auraient jeté de fortes racines dans le peuple, et elles auraient obligé les ordres dissidents à se ranger à elles, sans qu'aucun péril de conflit sanglant se produisît. Pourquoi calomnier ce beau plan qui, s'il n'avait pas la hardiesse du défi direct aux privilégiés, s'attaquait au privilège même et assurait au Tiers Etat la force de l'opinion ? En tout cas, Mirabeau avait raison de reprocher à Sieyès l'incertitude calculée de son titre. Au fond, il faisait- du Tiers l'Assemblée nationale, et il ne le disait pas, perdant ainsi la force révolutionnaire que la franchise et la brièveté du titre auraient donnée aux Communes. Celles-ci se débattaient dans une grande perplexité. Mounier leur propose de s'appeler : « Assemblée législative des représentants de la majeure partie de la Nation agissant en l'absence de la mineure partie. » C'était bien long : et, de plus, en accordant aux députés des autres ordres, non encore vérifiés, le même titre qu'aux élus du Tiers, cette motion effaçait vraiment trop le caractère national des Communes. Celles-ci hésitèrent encore pendant les séances du 15 et du 16 juin : mais, dépassant en clairvoyance et en courage leurs chefs les plus renommés, elles comprirent qu'elles ne se sauveraient que par la netteté dans l'audace et, sur la motion de Legrand, député du Berry, elles décidèrent enfin, le 17 juin, que « la seule dénomination qui leur convenait était celle d'Assemblée nationale ». Le même jour, l'Assemblée, avec une décision admirable, fait acte de souveraineté. Elle déclare que tous les impôts existants sont illégalement perçus, mais qu'elle leur donne une légalité provisoire, seulement « jusqu'au jour de la première séparation de cette Assemblée, de quelque cause qu'elle puisse provenir ». Ainsi, tout acte de violence contre l'Assemblée faisait tomber du coup la légalité de l'impôt et constituait tous les citoyens à l'état de légitime résistance. De cette Assemblée, si longtemps prudente, sortent maintenant les grandes décisions révolutionnaires. Et en ces hommes, la réaction haineuse ou pédante affecte de ne voir que théoriciens sans expérience ou procéduriers sans idée ! Jamais plus admirable combinaison d'habileté et d'audace, de sagesse et d'héroïsme n'illustra l'action humaine.

La Cour et les privilégiés en furent déconcertés. Il ne leur restait plus, après ce grand coup, qu'à se soumettre pleinement ou à recourir à la violence. Et pour avoir quelque chance de succès, ils devaient agir vite. Or, dans leur désarroi, ils perdirent trois jours. La noblesse, si hautaine il y a quelques semaines, envoie au roi, dans la journée du 19 juin, une adresse geignante : « Ah ! Sire, c'est à votre cœur seul que l'ordre de la noblesse en appelle... Les députés de l'ordre du Tiers Etat ont cru pouvoir concentrer en eux seuls l'autorité des Etats généraux, sans attendre le concours des trois ordres et la sanction de Votre Majesté ; ils ont cru pouvoir convertir leurs décrets en lois ; ils en ont ordonné l'impression, la publicité et l'envoi dans les provinces ; ils ont détruit les impôts, ils les ont recréés : ils ont pensé, sans doute, pouvoir s'attribuer les droits du roi et des trois ordres. C'est entre les mains de Votre Majesté que nous déposons nos protestations. »

Il y a de l'effarement dans ces plaintes : ces beaux privilégiés, qui devisaient sur le rivage, ont vu tout à coup un flot énorme rouler vers eux, et ils s'étonnent soudain de leur petitesse. Mais déjà, parmi eux, la minorité s'enhardit à une contre-protestation. Et surtout, soulevé au-dessus de ses craintes par l'audace du Tiers, le bas clergé, le 19 juin, décide de se réunir au Tiers pour la vérification commune. La motion suivante, un peu hésitante encore en la forme, est adoptée par 149 voix. « La pluralité du clergé assemblé est d'avis que la vérification définitive des pouvoirs soit faite dans l'Assemblée générale, sous la réserve de la distinction des ordres réservée de droit. » Encore un pas et ce sera la réunion sans réserve. Bouleversé, le cardinal de la Rochefoucauld et l'archevêque de Paris, courent à Marly où était le roi : et là, sous l'inspiration cléricale, le coup d'Etat royal est décidé.

Le lendemain 20 juin à 9 heures du matin, quand Bailly, président de l'Assemblée nationale, et les d'eux secrétaires se présentent à la porte de l'entrée principale, ils la trouvent gardée par des soldats ! Le président demande l'officier de garde. Le comte de Varsan se présente, et dit qu'il avait ordre d'empêcher l'entrée de la salle à cause des préparatifs qui s'y faisaient pour une séance royale. Le président proteste et déclare « la séance tenante ». Qu'importe que le local soit clos ! L'Assemblée a déclaré qu'il y avait séance ce matin-là à neuf heures : il y a séance. Et se tiendrait-elle dans la rue il y aurait encore séance. Ainsi le veut la volonté de la Nation, qui est la loi supérieure à tout.

Les députés ; sous la pluie battante, cherchent non un abri, mais une enceinte où ils puissent délibérer. Un local assez vaste servait pour le jeu de paume : c'était une grande salle vitrée, dont les murs, nus, étaient coupés à mi-hauteur par des galeries en bois. C'est là que s'assemble la Nation, et c'est là que tous les députés, sauf un, Martin d'Auch, font, sur la proposition de Mounier, le serment de ne se séparer que quand la Constitution serait faite. C'est le grand légiste Target qui a rédigé le texte : « L'Assemblée nationale, considérant qu'appelée à fixer la Constitution du royaume, opérer la régénération de l'ordre public et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu'elle continue ses délibérations dans quelque lieu qu'elle soit forcée de s'établir, et qu'enfin, partout où ses membres sont réunis, là est l'Assemblée nationale.

« Arrête que tous les membres de cette Assemblée piéteront, à l'instant, serment solennel de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l'exigeront, jusqu'à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides, et que le dit serment étant prêté, tous les membres et chacun d'eux en particulier confirmeront, par leur signature, cette résolution inébranlable. »

Ainsi, tous les élus du Tiers, à cette heure de grand péril, se lient les uns envers les autres et tous ensemble à la Nation d'une chaîne sacrée. Ils peuvent affronter la séance royale annoncée pour le 22 juin et le coup d'Etat ; ils portent en eux la double majesté de la Nation et du serment. Le lendemain, 21 juin, étant un dimanche, l'Assemblée ne siégea point ce jour-là ; mais, pour bien marquer la continuité de son action, que rien désormais ne pouvait rompre, elle s'ajourne au lundi 22 et elle arrête, en outre, que si la séance royale a lieu dans la salle nationale, tous les membres y demeureront, après que la séance sera levée, pour continuer les délibérations et les travaux ordinaires. La fameuse réponse de Mirabeau à de Dreux-Brézé ne sera que la traduction de ce vote unanime des grands bourgeois révolutionnaires.

Le lundi matin 22, des hérauts d'armes annoncent que la séance royale est ajournée au lendemain 23. Bizarre mélange de violence et d'atermoiements. Ce retard d'un jour permet à la majorité du clergé d'exécuter sa décision et de se réunir aux Communes. Le Tiers Etat, devenu par sa volonté Assemblée nationale, siégeait dans l'église Saint-Louis, quand les curés firent leur entrée et annoncèrent leur résolution de délibérer en commun. Ils furent accueillis par des applaudissements enthousiastes. Cette réunion, la veille même de la séance royale, donnait au clergé lui-même une attitude quasi-révolutionnaire. Visiblement, le bas clergé était fatigué des demi-mesures : il venait d'adresser aux archevêques et évêques une lettre hautaine, leur rappelant que la décision de la majorité faisait loi pour l'ordre tout entier. Le vent de la Révolution commençait à souffler en tempête quand le roi, mené par les princes et le haut clergé, tenta de lui opposer son coup d'Etat du 23.

Un formidable appareil de violence et de menace était dressé, au matin du jour royal, sur les pas des Communes. Une nombreuse garde de soldats enveloppait la Salle des Menus ; dans les rues environnantes et sur l'avenue de Paris étaient placés des détachements de gardes françaises et suisses, de gardes de la prévôté et de la maréchaussée, et des barrières coupaient les principales voies. Evidemment, il fallait écarter et refouler le peuple qui, à grands flots inquiets, venait de Paris pour assister à la lutte si dramatique de la Révolution commençante contre le despotisme. L'entrée de la salle était rigoureusement interdite au public.

La contre-Révolution redoutait déjà les manifestations des tribunes et rien ne nous renseigne mieux, que toutes ces précautions, sur l'état de l'esprit public. A la séance d'inauguration du 5 mai, les galeries étaient pleines de spectateurs et le roi s'était montré sans embarras « à son peuple ». Un mois et demi après, c'est dans le huis clos d'une séance toute militaire que la Royauté menaçante, mais troublée, lancera son défi aux représentants de la Nation.

Les portes de la salle s'ouvrent, et M. de Brézé, grand maître des cérémonies, fait entrer d'abord les deux ordres privilégiés. Plus d'une heure sous la pluie, les Communes attendent : ou plutôt c'est la Nation même qu'on laisse ainsi dans la boue. Indignés, les députés de la Nation menaçaient de se retirer quand leur tour d'entrée arrive enfin.

Le Trône était placé dans le fond de la salle : le clergé était placé à gauche et la noblesse à droite ; le Tiers Etat au centre comme au 5 mai. A retrouver ainsi les trois ordres disposés pareillement dans la même salle, on pouvait se croire revenu au premier jour. Mais, entre ces deux dates, il y avait toute une Révolution : et en attendant l'arrivée du roi quel drame secret dans toutes ces consciences ! Les députés du Tiers étaient engagés dans une partie où ils jouaient leur tête avec la liberté de la nation. Le roi, dont eux-mêmes subissaient encore le prestige et qu'ils s'efforçaient dans leur pensée de séparer des privilégiés allait-il appesantir sur eux la main des soldats ? et les cachots d'Etat recevraient-ils bientôt les grands bourgeois enchaînés ? La noblesse, étonnée de l'animation croissante de sa minorité dissidente, jetait un regard étrange sur ce Tiers audacieux qui avait osé se dire la Nation.

On allait le mater sans doute et l'humilier : mais n'allait-on pas aussi consacrer à jamais la toute-puissance royale et ministérielle et l'abaissement définitif de la noblesse dans la commune dégradation ? Qui sait d'ailleurs quels éclairs pouvaient jaillir de ce Tiers révolté, de cette masse sombre d'hommes de loi devenus des hommes de Révolution ? Peut-être aussi quelques-uns même des plus intransigeants comme Cazalès, se disaient-ils avec quelque regret que leur parole retentirait bien plus puissante et glorieuse dans l'Assemblée générale de la nation que dans l'étroite enceinte de la noblesse séparée. Seuil, les hautains prélats qui avaient machiné tout ce plan de contre-Révolution triomphaient dans le secret de leur âme, du coup d'Etat prochain qui raffermirait le Trône et grandirait l'autel splendide, chargé de l'offrande des peuples.

Pourtant, la résistance des curés, la défection même de quelques hauts prélats comme l'archevêque de Bordeaux devaient jeter quelque trouble en ces cœurs rancuneux. Toute cette attente diverse eût été poignante si elle n'eût été comme tempérée par un doute : le roi n'agissait-il point trop tard ? II semble que déjà trop de choses étaient accomplies pour que l'intervention royale pût changer brusquement la direction du destin : et les députés du Tiers, en décidant qu'ils continueraient à siéger après la séance royale semblaient réduire d'avance le coup d'Etat projeté à un événement inefficace qui ne briserait même pas la suite des délibérations.

Au bas de l'estrade où était élevé le trône, les ministres étaient assis : mais un fauteuil était vide, celui de Necker. Le ministre n'avait pas voulu jouer sa popularité dans cette aventure : il la désavouait même par son abstention ; mais il était absent et non démissionnaire. Le roi tolérait donc que son ministre protestât contre la volonté du roi. Cela encore allégeait sans doute le poids de cette séance et la gravité de l'attente générale.

Vers onze heures, le roi sortit du château. Sa voiture était précédée et suivie de la fauconnerie, des pages, des écuyers, et des quatre compagnies des gardes du corps, comme s'il avait voulu se couvrir de tout le faste de l'ancien régime pour arrêter la Révolution et s'assurer lui-même dans son droit chancelant.

Il entra dans la salle, accompagné des princes du sang, des ducs et pairs et des capitaines des gardes du corps. Les députés se levèrent et se rassirent. Le roi parla. Quel hypocrite discours ! quel acte d'accusation perfide contre les Etats généraux !

« Les Etats généraux sont ouverts depuis près de deux mois, et ils n'ont point pu encore s'entendre sur les préliminaires de leurs opérations. Une parfaite intelligence aurait dû naître du seul amour de la patrie et une funeste division jette l'alarme dans tous les esprits. » Le roi oublie de dire que c'est la Cour qui est responsable. C'est elle qui en acceptant le doublement du Tiers et en repoussant le vote par tête qui en est la suite nécessaire a créé une situation inextricable. Le roi oublie de dire qu'au moment où la démarche solennelle des Communes allait décider le bas clergé à la réunion et y acculer aussi la noblesse, c'est lui qui a subitement ranimé la résistance des privilégiés en évoquant devant lui le différend qui allait être réglé. Par faiblesse ou duplicité il a fait le jeu des nobles têtus, des prélats intrigants, et c'est la Nation qu'il accuse. J'imagine que dans le silence même des Communes devait gronder une sourde protestation. Et qu'offre le roi pour mettre fin à ce conflit ? C'est de consacrer à jamais la prétention des privilégiés et l'impuissance de la Nation ; il dit, en l'article 1er de sa déclaration : « Le roi veut que l'ancienne distinction des trois ordres de l'Etat soit conservée en son entier, comme essentiellement liée à la constitution de son royaume ; que les députés librement élus par chacun des trois ordres, formant trois chambres, délibérant par ordre, et pouvant, avec l'approbation du souverain, convenir de délibérer en commun, puissent seuls être considérés comme formant le corps des représentants de la nation. En conséquence, le roi a déclaré nulles les délibérations prises par les députés de l'ordre du Tiers Etat, le 17 de ce mois, ainsi que celles qui auraient pu s'ensuivre, comme illégales et inconstitutionnelles. »

Il brise donc l'unité de la représentation nationale. De plus, en un deuxième article, se substituant même aux trois ordres, il déclare valider tous les mandats sur lesquels il ne s'est point élevé de contestation. Enfin il soustrait expressément à toute délibération commune « toutes les affaires qui regardent les droits antiques et constitutionnels des trois ordres, la forme de constitution à donner aux prochains Etats généraux, les propriétés féodales et seigneuriales, les droits utiles et les prérogatives honorifiques des deux premiers ordres ».

Ainsi c'est la noblesse qui dira si la propriété féodale doit être maintenue ou abolie : c'est la noblesse qui décidera du sort de la noblesse : c'est le clergé qui décidera des privilèges du clergé ; l'unité que la bourgeoisie se flattait d'avoir donnée à la France n'est qu'un leurre ; il y a des ordres séparés les uns des autres par des abîmes : et chacun d'eux est la forteresse où des privilèges sont enfermés. Ces garanties ne suffisent pas au clergé, et pour le rassurer le roi déclare en un article spécial : « Le consentement particulier du clergé sera nécessaire pour toutes les dispositions qui pourraient intéresser la religion, la discipline ecclésiastique, le régime des ordres et corps séculiers et réguliers. » Le roi ne bafoue pas seulement la Nation, il humilié la royauté elle-même, et il en livre à jamais le pouvoir démembré aux ordres privilégiés.

Et, comme si la représentation nationale n'était pas assez abaissée et anéantie, le roi décide que dans les cas très rares où les trois ordres délibéreront en commun sur des objets d'ailleurs insignifiants, le public ne sera point admis : « Le bon ordre, la décence et la liberté même des suffrages exigent que Sa Majesté défende, comme elle fait expressément, qu'aucune personne, autre que les membres des trois ordres composant les Etats généraux, puisse assister à leur délibération, soit qu'ils la prennent en commun ou séparément. » Voilà le Tiers mis en cellule, coupé de ses communications vivantes avec le grand peuple véhément qui le pressait jusqu'ici et le portait. C'est une sorte d'embastillement des députés des Communes : et la royauté geôlière n'abaissera jamais le pont-levis.

Qu'importe après cela que le roi, dans une déclaration de ses intentions, ait annoncé qu'il voulait des économies et une plus juste répartition de l'impôt ? Quand même ses intentions auraient été sérieuses, quand même des restrictions et des ambiguïtés n'en auraient pas réduit le sens presque à rien, quand même le roi n'aurait pas expressément consacré tout le vieux système féodal « les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux », quelle garantie restait à la nation que les promesses seraient tenues, que les réformes d'un jour seraient continuées ? Chose inouïe : le monarque, en désarmant la nation, s'était désarmé lui-même, et l'impuissance du roi haranguait la servitude de tous. Débilité et inconscience ! Et pourtant, après ces déclarations étranges où s'affirmait le néant royal, le roi osait dire que le néant serait tout, ferait tout.

Après avoir abdiqué au profit de la noblesse et du clergé, il prétendait tout absorber dans son autocratie : « Vous venez, messieurs, déclara-t-il d'une voix dure et factice, vous venez d'entendre le résultat de mes dispositions et de mes vues ; et si, par une fatalité loin de ma pensée, vous m'abandonniez dans une si belle entreprise, seul, je ferai le bien de mes peuples ; seul je me considérerai comme leur véritable représentant, et connaissant vos Cahiers, connaissant l'accord parfait qui existe entre le vœu le plus général de la Nation et mes intentions bienfaisantes, j'aurai toute la confiance que doit m'inspirer une si rare harmonie. Je vous ordonne, messieurs, de vous séparer tout de suite, et de vous rendre demain matin chacun dans les Chambres affectées à votre ordre pour y reprendre vos séances. J'ordonne en conséquence au grand maître des cérémonies de vous communiquer mes volontés. »

Ces déclarations du roi livrant à la noblesse et au grand clergé les morceaux de son pouvoir et se chargeant ensuite seul du salut d'une nation qu'il n'avait convoquée qu'à raison même de l'impuissance royale étaient d'une telle incohérence qu'elles causèrent sans doute plus de stupeur que de crainte. Dès la première minute, le roi fut désobéi. Les députés du Tiers, au lieu de se disperser comme il en avait donné l'ordre, restèrent en séance. Mirabeau, qui par la soudaineté de ses inspirations et l'immédiate vigueur de ses élans les plus réfléchis était l'homme des minutes décisives, se leva le premier !

« ... Quelle est cette insultante dictature ? l'appareil des armes, la violation du temple national pour nous commander d'être heureux ? Qui vous fait ce commandement ? votre mandataire. Qui vous donne des lois impérieuses ? votre mandataire, lui qui doit les recevoir de vous, de nous, Messieurs, qui sommes revêtus d'un sacerdoce politique et inviolable ; de nous enfin de qui seuls, vingt-cinq-millions d'hommes attendent un bonheur certain, parce qu'il doit être consenti, donné et reçu par tous. »

Le marquis de Brézé s'approche du président et lui dit : « Monsieur, vous avez entendu les volontés du roi. » Mirabeau se lève indigné, véhément, et de toute la puissance de sa voix et de son geste : « Oui, Monsieur, nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au Roi ; et vous, qui ne sauriez être son organe auprès des Etats généraux, vous qui n'avez ici ni place ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son discours. Cependant, pour éviter toute équivoque et tout délai, je déclare que si l'on vous a chargé de nous faire sortir d'ici, vous devez demander des ordres pour employer la force ; allez dire à votre maître que nous sommes ici par la force du peuple et qu'on ne nous en arrachera que par la force des baïonnettes. »

Toute l'assemblée s'associe d'un cri à ces paroles. Sans dire un mot le maître des cérémonies se retire : l'assemblée reste un moment silencieuse et Sieyès la ramène à l'entière conscience de la réalité et de son droit par ces mots décisifs et calmes : « Nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier : délibérons. »

Mirabeau, comme à la veille du combat, veut revêtir les élus de la nation d'une armure d'inviolabilité. L'Assemblée adopte un décret qui déclare que la personne de chaque député est inviolable ; et que quiconque portera atteinte à ce droit supérieur sera infâme et traître envers la Nation et coupable du crime capital. S'étant ainsi armée elle-même de la foudre, l'Assemblée se sépara et 's'ajourna au lendemain matin.

Ainsi finit cette étrange journée du coup d'Etat manqué. Par quelle aberration la Cour, provoquant ainsi la Révolution, ne s'était-elle point préparée à écraser d'emblée toute désobéissance ? Le Tiers Etat, brave, sur l'heure, l'ordre du roi : et le formidable appareil militaire qui enveloppait l'Assemblée reste inactif et inutile. La Cour n'avait-elle point prévu la résistance annoncée pourtant dès le 20 ? Pourquoi était-elle si hautaine envers la Nation quand elle n'osait même pas congédier Necker désavouant le roi ? Contradiction des pouvoirs déclinants dont la violence déréglée se dissipe et se dément elle-même.

Le coup retentissant et vain frappé par le roi semble n'avoir eu d'autre effet que de hâter la réunion des ordres. La minorité de la noblesse comprend qu'il faut opter entre le coup d'Etat et les Communes : et elle va résolument aux Communes ; de même le clergé ; et pour couvrir d'un voile décent la défaite du haut clergé abandonné et comme renié par les curés, le. roi, par une lettre du 27 juin, invite l'ordre du clergé tout entier à se réunir aux Communes.

Ainsi, l'Assemblée nationale se trouve définitivement constituée par la réunion des trois ordres : et c'est le roi lui-même qui quatre jours après « le lit de justice tenu dans l'assemblée » consacre lui-même l'unité de la représentation nationale. Était-ce une suprême fourberie et la Cour voulait-elle aussi endormir les défiances pour mieux préparer le coup d'Etat militaire plus efficace que le coup d'Etat royal ? Ou bien était-ce chez le roi simple oscillation de la faiblesse et découragement du grand échec moral du 23 ? Aucun témoignage certain, aucune confidence décisive ne permet en ces journées troubles de discerner le sens des volontés molles du roi. Mais les élus du Tiers avaient hâte d'interpréter cette nouvelle intervention du roi, si équivoque pourtant, comme le retour de Louis XVI à ses vrais sentiments.

L'Assemblée vivait dans un état de conscience étrange ; elle ne voulait pas détruire la monarchie : elle ne songeait même pas que la chose fût possible et Camille Desmoulins qui était seul alors à se dire républicain, passait pour un étourneau tout à fait négligeable_ D'autre part, elle ne pouvait se dissimuler que depuis deux mois la conduite du roi envers la Nation n'était qu'un composé de faiblesse et de violence. Comment résoudre ce terrible conflit intérieur ? Par une fiction complaisamment et obstinément soutenue : le roi était bon et tout ce qui venait directement de son cœur était excellent ; mais il était obsédé de conseillers pervers qui faussaient sa droite volonté naturelle.

Protester contre les actes du roi ce n'était donc point protester contre le roi : c'était au contraire rétablir respectueusement sa volonté véritable déformée par de perfides inspirateurs. C'est cette fiction qui permettait à l'Assemblée d'être à la fois monarchique et révolutionnaire, royaliste et désobéissante au roi.,

Peut-être en cette période première de la Révolution, cet expédient de pensée, qui nous étonne et qui nous blesse, était-il nécessaire. Si l'Assemblée s'était avoué à elle-même, nettement, que le roi était l'allié naturel et le complice conscient des privilégiés en révolte contre la nation, si elle lui avait imputé la responsabilité personnelle et directe du coup d'Etat du 23 juin, elle eût été obligée de le mettre en accusation et de le déposer.

Or, la tradition monarchique était si forte, l'idée de la République était si étrangère aux esprits que la France eût cru tomber dans le vide en abandonnant la royauté. Fallait-il changer le roi ? lui substituer le duc d'Orléans ou le comte de Provence ? C'était dresser royauté contre royauté, déconcerter la conscience du pays. Était-on sûr d'ailleurs qu'un nouveau roi n'aurait pas repris bientôt la forme séculaire et les prétentions de l'absolutisme royal ? il n'y avait qu'une solution : faire semblant de ne pas voir la vérité, et mettre de parti pris le roi au-dessus Même de ses actes.

Mais si ce mensonge dont l'Assemblée se leurrait elle-même était sans doute nécessaire pour un temps, il n'en était pas moins funeste : il est pour ainsi dire au cœur même de la Révolution et il va en déconcerter les battements. Même après Varenne, même après cette fuite qui est manifestement une trahison, l'Assemblée s'obstine dans un mensonge dont elle-même est prisonnière : Ce n'est pas le roi qui est coupable » et il paraîtra plus simple de fusiller les pétitionnaires du Champ de Mars que de déchirer la pitoyable fiction dont la Révolution avait pu vivre et dont elle faillit mourir.

Quinet, qui veut plier l'histoire à la conscience, affirme que le mensonge n'était point nécessaire et qu'à proclamer d'emblée la vérité c'est-à-dire la responsabilité du roi, la Révolution aurait évité bien des traverses et des égarements. Mais souvent la logique profonde des choses est plus hardie que la logique de l'esprit.

La réalité révolutionnaire concluait à la République avant que la conscience française fût préparée à conclure de même : c'est cette discordance entre les nécessités nouvelles des événements et les habitudes persistantes des esprits même les plus audacieux qui fait le drame de l'histoire : et ce drame, il n'est pas au pouvoir du moraliste hautain de l'abolir. Mirabeau souffrait cruellement de l'attentat royal du 23 juin, car il pouvait avoir pour conséquence de brouiller à mort la Révolution et le roi, et d'ouvrir à la Révolution des voies sanglantes.

Déjà les peuples émus et indignés commençaient à se soulever. Déjà la forée populaire entrait en mouvement et l'Assemblée bientôt ne pourrait plus la régler. Aussi dès que le roi, à la date du 27 juin, eut témoigné au clergé et à la noblesse son étrange et tardif désir de la réunion complète, Mirabeau s'empresse-t-il de déterminer un retour d'opinion vers la royauté et vers le roi. Son dessein obstiné était d'arracher le roi à l'aristocratie et d'en faire le chef de la Révolution.

Par son Concours, la-route devenait aisée : l'Assemblée, ayant la double force de la raison et de l'autorité royale, n'avait pas besoin de faire appel à la force tumultueuse du peuple ; et la nation entrait en possession paisible de la souveraineté sans qu'une goutte de sang ait souillé sa victoire.

Espérance chimérique sans doute et toujours déchirée, dont jusqu'à sa mort il recoudra obstinément les lambeaux et qu'il emportera dans la tombe comme le vêtement de deuil de la monarchie ! Donc, le 27 juin, il demande à l'Assemblée d'envoyer à ses commettants une adresse pour calmer les esprits et pour leur rendre confiance, en pleine action révolutionnaire, aux moyens pacifiques et légaux.

En une magnifique illusion à demi volontaire de concorde prochaine, il s'écrie : « Qu'il sera glorieux pour la France, pour nous que cette grande Révolution ne coûte à l'humanité ni des forfaits ni des larmes ! Les plus petits Etats n'ont souvent enfanté une ombre de liberté qu'au prix du sang le plus précieux. Une nation trop fière de sa constitution et des vices de la nôtre (l'Angleterre) a souffert plus d'un siècle de convulsions et de guerres civiles, avant d'affermir ses lois.

« L'Amérique même, dont le génie tutélaire du monde semble récompenser aujourd'hui l'affranchissement qui est notre ouvrage n'a joui de ce bien inestimable qu'après des revers sanglants et des combats longs et douteux. Et nous, messieurs, nous verrons la même' Révolution s'opérer par le seul concours des lumières et des intentions patriotiques... L'histoire n'a trop souvent raconté les actions que de bêtes féroces, parmi lesquelles on distingue de loin en loin des héros ; il nous est permis d'espérer que nous commençons l'histoire des hommes. »

Il n'est pas de plus admirable parole : je voudrais retenir et prolonger ce cri d'humanité pour la prochaine révolution prolétarienne. Ce n'est pas en vain qu'il retentit, en 1789, au début de la Révolution : Car elle fut, malgré tout, une des plus humaines et des plus douces.

Ainsi Mirabeau, en un mouvement alterné où il n'y avait point de duplicité, éclatait en magnifiques colères quand la Révolution était en péril, et adoucissait les cœurs dès qu'une chance apparaissait de réussite pacifique. Pendant que l'Assemblée, se croyant enfin victorieuse, s'appliquait à atténue' les effets de la commotion du 23 juin, la Cour reprenait l'offensive, ou peut-être découvrant à nouveau des plans d'attaque qu'elle n'avait jamais abandonnés, concentrait des troupes en vue d'un coup de force simultané sur Paris et sur Versailles.-Elle avait compris qu'il ne suffirait pas de frapper l'Assemblée ou le peuple ; qu'il fallait écraser à la fois la conscience centrale de la Nation à Versailles et la force centrale de la Nation à Paris. Et par un prodigieux aveuglement, c'est au lendemain même du jour où l'Assemblée nationale avait recueilli en elle la noblesse en partie sincère, et gagné le clergé en majorité révolutionnaire, que la Cour tentait cette terrible entreprise de contre-Révolution.

La Cour, pour mobiliser les troupes et les concentrer entre Paris et Versailles, prit prétexte des incidents de l'Abbaye. Depuis que la lutte entre l'Assemblée et la Cour était engagée, le peuple de Paris, avec un grand sens révolutionnaire, avait compris qu'il fallait s'assurer des soldats, et il essayait de les gagner à la cause de la Révolution. Ce n'était pas très malaisé, car c'est à l'armée surtout que le privilège des nobles était intolérable : seuls ils pouvaient devenir officiers ; la discipline était dure, la paie très faible. Les soldats recevaient huit sous par jour pour se nourrir. Et la plupart d'entre eux, pour vivre, étaient obligés de compléter cette paie en travaillant à quelque métier pendant les heures de liberté que leur laissait la triste caserne où ils séjournaient huit ans. Ils étaient donc tout à la lois mécontents et mêlés à la vie fiévreuse de la nation : tout préparés, par conséquent, à l'entraînement révolutionnaire. Le peuple de Paris exerçait notamment sur les gardes-françaises une incessante propagande.

A la fin de juin, quelques soldats des gardes-françaises, accusés par leurs chefs d'insubordination, furent enfermés à l'Abbaye, et le bruit se répandit bientôt dans Paris qu'ils allaient être transférés à l'odieux Bicêtre, dans cette horrible sentine de vices, de folie, de misère et d'infection. Le peuple soulevé enfonça les portes de l'Abbaye, délivra les soldats prisonniers, et les emmena au Palais-Royal, où une foule immense veilla sur eux. L'effet dut être très grand dans les casernes. Mais l'autorité militaire réclamait les soldats, et- elle annonçait l'intention de les reprendre de force. Une députation de citoyens de Paris se rendit à l'Assemblée pour la prier d'intervenir auprès du roi en faveur des gardes-françaises.

Grave embarras pour l'Assemblée. Elle refusa d'abord de recevoir la députation. Intervenir, c'était empiéter « sur le pouvoir exécutif », c'était aussi encourager peut-être des mouvements de rue et des mouvements de caserne dont l'Assemblée ne voulait pas prendre la responsabilité. C'est ce que soutinrent avec force la droite et les modérés, Mounier et Clermont-Tonnerre. Mais il y avait un péril peut être mortel pour la Révolution à abandonner les soldats aux répressions violentes de la monarchie. C'était rendre à la contre-Révolution l'armée. Mirabeau, pour parer au danger, proposa l'envoi d'une adresse à Paris pour calmer le peuple, et d'une députation au roi pour demander la grâce des soldats. Chapelier, avec sa vigueur bretonne, dénonça la responsabilité de la Cour et du roi lui-même. « Il serait dangereux, dit-il, de témoigner une insensibilité cruelle pour ceux qui dans toute autre circonstance seraient coupables, mais qui aujourd'hui ne sont que trop excusables. En effet, quelle est l'origine des révoltes qui éclatent dans Paris ? C'est la séance royale ; c'est le coup porté aux Etats généraux ; c'est cette espèce de violation, cette usurpation de l'autorité exécutive sur l'autorité législative. » Presque toute la gauche applaudit Chapelier. Et l'Assemblée envoya une députation au roi, pour le supplier de rétablir l'ordre par la clémence. Ainsi l'Assemblée nationale évita de rompre le lien entre elle et le peuple de Paris. En s'isolant elle périssait.

Le roi fit grâce ; mais il est certain que conseillé par la reine et les princes, il vit dans les troubles de Paris l'occasion de rétablir son autorité par la force. Et il signifia aussi clairement que possible à l'Assemblée par sa lettre du 3 juillet : « Je ne doute pas que cette Assemblée n'attache une égale importance au succès de toutes les mesures que je prends pour rétablir l'ordre dans la capitale. L'esprit de licence et d'insubordination est destructif de tout lien, et s'il prenait de l'accroissement, non seulement le bonheur de tous les citoyens serait troublé, mais l'on finirait peut-être par méconnaître le prix des généreux travaux auxquels les représentants de la Nation vont se consacrer. »

Cette phrase trahit tout le plan de la Cour. C'est à Paris qu'elle veut frapper maintenant la grande Assemblée de Versailles. La Cour s'est aperçue que l'attaque directe contre l'Assemblée nationale ne réussissait point. Celle-ci opposait une majesté tranquille qui était à peu près invincible, et après la séance du 23 juin, la royauté n'avait pas osé disperser par la force les représentants. Mais si des mouvements désordonnés éclataient à Paris, si l'on parvenait à propager la peur, si les troupes étaient accumulées dans la capitale, ou bien l'Assemblée ferait cause commune avec le roi, et elle était perdue dans l'esprit du peuple, ou bien elle protestait, et le roi la dénonçait commue la cause directe ou indirecte de toutes les agitations de Paris, et lui imposait, sous prétexte d'ordre public, une prorogation indéfinie. En tout cas, animés par leur lutte contre « l'émeute » parisienne, les régiments auraient marché sans hésitation contre l'Assemblée, et celle-ci aurait été comme foudroyée par le choc en retour des événements de Paris.

Telle était dès lors la force morale de l'Assemblée, qu'il paraissait plus facile à la Cour d'écraser d'abord Paris que de violenter directement l'Assemblée : c'est donc maintenant dans la capitale que tient tout le destin de la Révolution. La grâce des soldats mit fin, dès les premiers jours de juillet, à toute effervescence, mais les mouvements de concentration des troupes continuèrent. Dès le 8 juillet, à la tribune de l'Assemblée nationale, Mirabeau signale le péril en un discours admirable, et il adresse aux soldats eux-mêmes un véhément appel.

« Quelle est l'époque de la fermentation ? Le mouvement des soldats, l'appareil militaire de la séance royale. Avant, tout était tranquille ; l'agitation a commencé dans cette triste et mémorable journée. Est-ce donc à nous qu'il faut s'en prendre si le peuple qui nous a observés, a murmuré, s'il a conçu des alarmes lorsqu'il a vu les instruments de la violence dirigés non seulement contre lui, mais contre une Assemblée qui doit être libre pour s'occuper avec liberté de toutes les causes de ses gémissements ? Comment le peuple ne s'agiterait-il pas, lorsqu'on lui inspire des craintes sur le seul espoir qui lui reste ? Ne sait-il pas que si nous ne brisons ses fers, nous les aurons rendus plus pesants, nous aurons cimenté l'oppression ; nous aurons livré sans défense nos concitoyens à la verge impitoyable de leurs ennemis, nous aurons ajouté à l'insolence du triomphe de ceux qui les dépouillent et les insultent ?

« Que les conseillers de ces mesures désastreuses nous disent encore s'ils sont sûrs de conserver dans sa sévérité la discipline militaire, de prévenir tous les effets de l'éternelle jalousie entre les troupes nationales et les troupes étrangères, de réduire les soldats français à n'être que de purs automates, à les séparer d'intérêts, de pensées, de sentiments d'avec leurs concitoyens ? Quelle imprudence dans leur système de les rapprocher du lieu de nos assemblées, de les électriser par le contact de la capitale, de les intéresser à nos discussions politiques ? Non, malgré le dévouement aveugle de l'obéissance militaire, ils n'oublieront pas ce que nous sommes : ils verront en nous leurs parents, leurs amis, leur famille occupée de leurs intérêts les plus précieux ; car ils font partie de cette nation qui nous a confié le soin de sa liberté, de sa propriété, de son honneur. Non, de tels hommes, non, de tels Français ne feront jamais l'abandon total de leurs facultés intellectuelles ; ils ne croiront jamais que le devoir est de frapper sans s'enquérir quelles sont les victimes. »

Quel noble signal d'indiscipline pour la liberté ! Et Mirabeau concluait en demandant une adresse au roi pour le prier de rappeler les troupes. Il demandait en même temps que des gardes bourgeoises soient instituées à Paris pour y maintenir l'ordre sans y menacer la liberté.

L'Assemblée ajourna la motion sur les gardes bourgeoises ; mais elle rédigea immédiatement une adresse- où elle priait le roi « de rassurer ses fidèles sujets en donnant les ordres nécessaires pour la 'cessation immédiate de ces mesures, également inutiles, dangereuses et alarmantes, et pour le prompt renvoi des troupes et du train d'artillerie au lieu d'où on les a tirés ». Cette adresse est adoptée à l'unanimité, moins quatre voix. Ni le haut clergé ni la noblesse n'osaient s'associer ouvertement à l'entreprise de violence préparée contre Paris et l'Assemblée, et ainsi sans doute s'expliquera la mollesse de l'effort royal dans la journée décisive du 14 juillet. Mais quel jeu insensé jouait donc la monarchie, qui défiait maintenant la Nation, sans être assurée du concours déclaré des privilégiés eux-mêmes ? Sans les racines séculaires et tenaces de la royauté, elle aurait été emportée en un jour par ses propres folies.

Dans l'adresse même, l'Assemblée menaçait le roi de la défection des troupes : « Des soldats français approchés du centre des discussions, participant aux passions comme aux intérêts du peuple, peuvent oublier qu'un engagement les a faits soldats pour se souvenir que la nature les fit hommes. » La réponse du roi, transmise le 11 juillet, fut extrêmement inquiétante. « Personne n'ignore les désordres et les scènes scandaleuses qui se sont passées et se sont renouvelées à Paris et à Versailles sous mes yeux et sous ceux des Etats généraux : il est nécessaire que je fasse usage des moyens qui sont en ma puissance pour remettre et maintenir l'ordre dans la capitale et dans les environs. C'est un de mes principaux devoirs de veiller à la sûreté publique ; ce sont ces motifs qui m'ont engagé à faire ce rassemblement de troupes autour de Paris... Si pourtant la présence nécessaire des troupes dans les environs de Paris causait encore de l'ombrage, je me porterais, sur la demande des Etats généraux, à les transférer à Noyon ou à Soissons ; et alors je me rendrais moi-même à Compiègne pour maintenir la communication qui doit avoir lieu entre l'Assemblée et moi. »

Quelle fourberie ! Parler de la faiblesse de Louis XVI n'est point assez : il subissait sans doute l'influence de la reine et des princes ; mais il se disait qu'après tout il n'avait d'obligation qu'envers lui-même, et qu'il pouvait sans scrupule tromper des sujets rebelles. : le mensonge était une partie de la souveraineté. Au moment même où il assure l'Assemblée qu'il veut seulement « prévenir » les désordres, il vient de décider le renvoi de Necker, de Montmorin, de Saint-Priest, de la Luzerne, de tous les ministres modérés qui ne veulent pas servir la contre-Révolution. Le roi ne peut pas ignorer que le renvoi de Necker produira à Paris une émotion très vive, et il se prépare à réprimer des soulèvements excités par lui-même ; il est vraiment responsable de tout le sang qui va couler. Devant cette obstination et cette fourberie du roi l'Assemblée se tait ; ignorant encore le renvoi de Necker, dans la séance du 11, elle ne sait plus quel parti prendre. En vain Mirabeau la presse d'insister pour le rappel des troupes : elle a le sentiment de son impuissance et elle laisse tomber la motion.

Après tout, c'est peut-être le silence qui convenait le mieux. Supplier encore ? C'était vain et humiliant même, si on s'en tenait là. Lancer à Paris un appel révolutionnaire ? C'était contraire à toute la marche suivie jusque-là par l'Assemblée, et d'ailleurs cet appel serait-il entendu ? C'est Paris qui va trancher l'inextricable nœud.