Il n'y
avait plus à hésiter, et quel que fût le péril d'une lutte directe contre les
ministres du roi et contre le roi, on ne pouvait plus reculer d'un pas sans
tomber dans le gouffre. Mirabeau, dans la séance du 5 juin, dénonça avec
colère la manœuvre ministérielle et conseilla la résistance à outrance : « Ce
serait manquer à nous-mêmes, messieurs, ce serait prévariquer que d'adopter
la proposition des commissaires du roi : elle attente aux droits de la
nation, elle blesse également la justice et les convenances ; elle aurait les
suites les plus redoutables ; elle paralyserait de mort l'Assemblée nationale
avant même qu'elle eût manifesté son existence ; elle ferait avorter la
dernière espérance de la nation. » Crut-il sentir à ce moment dans
l'Assemblée une tentation de faiblesse ? Il a écrit plus tard dans une
de ses lettres à. la Cour : « L'Assemblée n'était venue que pour capituler. »
Parole amère et injuste : car toute la conduite du Tiers atteste autant de
fermeté que de sagesse, et Mirabeau n'était grand que parce qu'il savait
trouver, dans la conscience même de l'Assemblée, le point d'équilibre des
justes audaces et des nécessaires habiletés. Le
Tiers se donna quelques jours de répit, en prétextant qu'il attendait la
clôture des procès-verbaux de la conférence, et pendant ces quelques jours,
du 6 au 10 juin, la noblesse lui fournit le moyen de trancher le nœud. Elle
n'avait pas vu sans jalousie l'influence croissante du clergé, et elle
n'avait pas vu sans inquiétude l'action de la toute-puissance ministérielle.
Elle comprit que la Révolution ainsi dénouée tournerait au profit du haut
clergé et du roi, et qu'elle-même sortirait amoindrie encore, et quelque peu
ridicule, de cette aventure. Elle fit donc quelques réserves, et prétendit
que pour certaines catégories de députés elle devait juger en dernier
ressort. Le Tiers Etat se jeta avidement sur le moyen de salut que lui
fournissait, sans le vouloir, la noblesse. Il s'écria qu'il était démontré
enfin que toutes ces conférences étaient vaines, et comme il ne restait plus
au Tiers Etat qu'à affirmer son droit souverain, l'abbé Sieyès, jusque-là
silencieux, prend la parole dans la séance du 10 juin. Il va mettre en action
sa formule célèbre : Le Tiers Etat est toute la nation. Il propose donc aux
Communes, avec une sobriété et une force admirables, de renoncer à leur
longue inaction, de se former en Assemblée active et « de sommer les membres
des deux chambres privilégiées de se rendre dans la salle des Etats pour
assister, concourir et se soumettre à la vérification commune des pouvoirs ». L'Assemblée,
toujours attentive à atténuer le choc, obtient du logicien intrépide qu'il
substitue au mot de sommation le mot d'invitation. Elle décide en outre
d'envoyer une adresse au roi pour lui faire connaître ses raisons, et la
rédaction vigoureuse du jeune Barnave est préférée, pour cette adresse, à
celle de Malouet. En même temps l'Assemblée s'organise : elle se divise en
vingt bureaux et procède à l'appel nominal de tous les députés, qu'ils soient
de la noblesse, du clergé ou du Tiers Etat. Elle agit donc comme Assemblée
nationale et se prépare à donner défaut contre les non répondants. Cette
ferme attitude donne courage à la partie pauvre du clergé, et dès le 13 juin,
le curé Jallet et quelques autres se rendent au milieu des députés du Tiers.
Les forces ennemies commençaient donc à se disloquer, et on pouvait croire
dès ce moment que les Communes avaient gagné la bataille. Pourtant les
difficultés restaient grandes, et quand l'appel nominal fut terminé, l'abbé
Sieyès, dans la séance du 16 juin, posa devant l'Assemblée anxieuse la
question redoutable : Comment se constituer et comment se nommer ? Subtilité
parlementaire ! diront les esprits légers : non, la Révolution naissante
tenait tout entière dans ces formes. Donc l'abbé Sieyès dit ceci : « La
vérification des pouvoirs étant faite, il est indispensable de s'occuper sans
délai de la constitution de l'Assemblée. Il est constant, par le résultat de
la vérification des pouvoirs, que cette assemblée est déjà composée des
représentants envoyés directement par les quatre-vingt-seize centièmes au
moins de la Nation. Une telle masse de députation ne saurait être inactive
par l'absence des députés de quelques bailliages, ou de quelques classes de
citoyens ; car les absents qui ont été appelés ne peuvent point empêcher les
présents d'exercer la plénitude de leurs droits... De plus, puisqu'il n'appartient
qu'aux représentants vérifiés de concourir à former le vœu national et que
tous les représentants vérifiés sont dans cette Assemblée, il est encore
indispensable de conclure qu'il lui appartient et qu'il n'appartient qu'à
elle d'interpréter et de présenter la volonté générale de la nation ; nulle
autre chambre de députés, simplement présumés, ne peut rien ôter à la force
de ses délibérations... La dénomination d'assemblée des représentants connus
et vérifiés de la nation française est la seule dénomination qui convienne à
l'Assemblée dans l'état actuel des choses, la seule qu'elle puisse adopter,
tant qu'elle ne perdra pas l'espoir de réunir dans son sein tous les députés
encore absents. » Au
fond, la motion de Sieyès proclamait le droit souverain du Tiers Etat : seul,
malgré l'absence des autres ordres, il avait pu vérifier les mandats des
députés, et, au contraire, la vérification à laquelle les autres ordres
avaient procédé séparément était nulle. Il y avait un ordre qui portait en
lui la Nation, c'était le Tiers : et les autres, s'ils ne se rattachaient pas
au Tiers, n'étaient que néant. Mirabeau,
toujours préoccupé de développer la Révolution en évitant les conflits
violents, s'effraya de la vigueur tranchante des formules de Sieyès, et il
proposa aux Communes de prendre un titre qui. leur donnait, si je puis dire,
une grande étendue d'existence, mais qui ne niait pas brutalement les autres
ordres. « Appelez-vous, leur dit-il, représentants du peuple français. »
Michelet s'étonne et se scandalise de cette prudence de Mirabeau. « Il
entreprit, dit-il, de barrer la route à Sieyès, de se mettre, lui tribun, lui
relevé d'hier par la Révolution et qui n'avait de force qu'en elle, il
voulut, dis-je, se mettre en face d'elle et s'imagina l'arrêter. Tout autre y
eût péri d'abord, sans pouvoir s'en tirer jamais. « Quoi
de plus difficile que la thèse de Mirabeau ? 11 essayait, devant cette foule
émue, exaltée, devant un peuple élevé au-dessus de lui-même par la grandeur
de la crise, d'établir « que le peuple ne s'intéressait pas à de telles
discussions, qu'il demandait seulement de ne payer que ce qu'il pouvait, et
de porter paisiblement sa misère ». Après ces paroles, basses, affligeantes,
décourageantes, fausses d'ailleurs, en général, il se hasardait à poser la
question de principe : « Qui vous a convoqués ? Le roi... Vos Cahiers, vos
mandats vous autorisent-ils à vous déclarer l'assemblée des seuls
représentants connus et vérifiés ? Et si le roi vous refuse sa sanction... La
suite en est évidente. Vous aurez des pillages, des boucheries, vous n'aurez
même pas l'exécrable honneur d'une guerre civile. » Michelet
est bien sommaire et bien sévère dans son jugement sur Mirabeau. Là où il
voit une contradiction inexplicable, il n'y a que la suite logique de toute
la tactique adoptée par le tribun. Toujours, depuis l'origine, nous l'avons
vu pousser la Révolution en avant, mais s'assurer à chaque fois qu'elle ne se
heurtera pas au pouvoir royal comme à un ennemi irréductible. Pourquoi ?
Profondément monarchiste, il voulait que la Révolution se fît contre les
privilèges, contre les nobles, les Parlements, mais avec le roi : il rêvait
une démocratie royale où la Nation, souveraine législatrice, abriterait sa
liberté sous l'autorité constitutionnelle du roi, et il voulait passionnément
éviter tout ce qui pouvait ébranler le trône. Il voulait éviter tout conflit
qui mettrait les Communes d'un côté, le roi avec les privilégiés de l'autre.
Et il craignait que le roi, désavouant les formules impérieuses de Sieyès,
'ne prît décidément parti contre le Tiers. D'ailleurs, y avait-il défaillance
et presque trahison, comme semble l'indiquer Michelet, à s'interroger avec
crainte sur l'état d'esprit du peuple ? Les
perfides manœuvres du clergé, à propos des subsistances, avaient pu égarer
une partie de la Nation. Et qui donc, avant le 14 juillet, pouvait dire avec
assurance que le peuple se soulèverait et abattrait la force du despotisme ?
Mirabeau pouvait craindre qu'une dissolution ou une prorogation des Etats
généraux ne soulevât qu'une impuissante émeute, bientôt noyée dans le sang.
Et son plan, pour être plus prudent peut-être que celui de Sieyès, ne
manquait pas d'audace. Il voulait que les Communes, après s'être réclamées,
par leur titre même, du peuple, s'employassent à conquérir une popularité
profonde. Elles auraient, à titre provisoire, voté de grandes réformes, aboli
les privilèges d'impôts, et elles auraient dit à la Nation : « Toutes les
mesures adoptées par nous ne peuvent être que des vœux, mais elles
deviendront lois le jour où les ordres privilégiés se seront réunis à nous. »
Ainsi, les Communes auraient jeté de fortes racines dans le peuple, et elles
auraient obligé les ordres dissidents à se ranger à elles, sans qu'aucun
péril de conflit sanglant se produisît. Pourquoi calomnier ce beau plan qui,
s'il n'avait pas la hardiesse du défi direct aux privilégiés, s'attaquait au
privilège même et assurait au Tiers Etat la force de l'opinion ? En tout cas,
Mirabeau avait raison de reprocher à Sieyès l'incertitude calculée de son
titre. Au fond, il faisait- du Tiers l'Assemblée nationale, et il ne le
disait pas, perdant ainsi la force révolutionnaire que la franchise et la
brièveté du titre auraient donnée aux Communes. Celles-ci se débattaient dans
une grande perplexité. Mounier leur propose de s'appeler : « Assemblée
législative des représentants de la majeure partie de la Nation agissant en
l'absence de la mineure partie. » C'était bien long : et, de plus, en
accordant aux députés des autres ordres, non encore vérifiés, le même titre
qu'aux élus du Tiers, cette motion effaçait vraiment trop le caractère
national des Communes. Celles-ci hésitèrent encore pendant les séances du 15
et du 16 juin : mais, dépassant en clairvoyance et en courage leurs chefs les
plus renommés, elles comprirent qu'elles ne se sauveraient que par la netteté
dans l'audace et, sur la motion de Legrand, député du Berry, elles décidèrent
enfin, le 17 juin, que « la seule dénomination qui leur convenait était celle
d'Assemblée nationale ». Le même jour, l'Assemblée, avec une décision
admirable, fait acte de souveraineté. Elle déclare que tous les impôts
existants sont illégalement perçus, mais qu'elle leur donne une légalité
provisoire, seulement « jusqu'au jour de la première séparation de cette
Assemblée, de quelque cause qu'elle puisse provenir ». Ainsi, tout acte de
violence contre l'Assemblée faisait tomber du coup la légalité de l'impôt et
constituait tous les citoyens à l'état de légitime résistance. De cette
Assemblée, si longtemps prudente, sortent maintenant les grandes décisions
révolutionnaires. Et en ces hommes, la réaction haineuse ou pédante affecte
de ne voir que théoriciens sans expérience ou procéduriers sans idée ! Jamais
plus admirable combinaison d'habileté et d'audace, de sagesse et d'héroïsme
n'illustra l'action humaine. La Cour
et les privilégiés en furent déconcertés. Il ne leur restait plus, après ce
grand coup, qu'à se soumettre pleinement ou à recourir à la violence. Et pour
avoir quelque chance de succès, ils devaient agir vite. Or, dans leur
désarroi, ils perdirent trois jours. La noblesse, si hautaine il y a quelques
semaines, envoie au roi, dans la journée du 19 juin, une adresse geignante :
« Ah ! Sire, c'est à votre cœur seul que l'ordre de la noblesse en appelle...
Les députés de l'ordre du Tiers Etat ont cru pouvoir concentrer en eux seuls
l'autorité des Etats généraux, sans attendre le concours des trois ordres et
la sanction de Votre Majesté ; ils ont cru pouvoir convertir leurs décrets en
lois ; ils en ont ordonné l'impression, la publicité et l'envoi dans les
provinces ; ils ont détruit les impôts, ils les ont recréés : ils ont pensé,
sans doute, pouvoir s'attribuer les droits du roi et des trois ordres. C'est
entre les mains de Votre Majesté que nous déposons nos protestations. » Il y a
de l'effarement dans ces plaintes : ces beaux privilégiés, qui devisaient sur
le rivage, ont vu tout à coup un flot énorme rouler vers eux, et ils
s'étonnent soudain de leur petitesse. Mais déjà, parmi eux, la minorité
s'enhardit à une contre-protestation. Et surtout, soulevé au-dessus de ses
craintes par l'audace du Tiers, le bas clergé, le 19 juin, décide de se
réunir au Tiers pour la vérification commune. La motion suivante, un peu
hésitante encore en la forme, est adoptée par 149 voix. « La pluralité du
clergé assemblé est d'avis que la vérification définitive des pouvoirs soit
faite dans l'Assemblée générale, sous la réserve de la distinction des ordres
réservée de droit. » Encore un pas et ce sera la réunion sans réserve.
Bouleversé, le cardinal de la Rochefoucauld et l'archevêque de Paris, courent
à Marly où était le roi : et là, sous l'inspiration cléricale, le coup d'Etat
royal est décidé. Le
lendemain 20 juin à 9 heures du matin, quand Bailly, président de l'Assemblée
nationale, et les d'eux secrétaires se présentent à la porte de l'entrée
principale, ils la trouvent gardée par des soldats ! Le président demande
l'officier de garde. Le comte de Varsan se présente, et dit qu'il avait ordre
d'empêcher l'entrée de la salle à cause des préparatifs qui s'y faisaient
pour une séance royale. Le président proteste et déclare « la séance tenante
». Qu'importe que le local soit clos ! L'Assemblée a déclaré qu'il y avait
séance ce matin-là à neuf heures : il y a séance. Et se tiendrait-elle dans
la rue il y aurait encore séance. Ainsi le veut la volonté de la Nation, qui
est la loi supérieure à tout. Les
députés ; sous la pluie battante, cherchent non un abri, mais une enceinte où
ils puissent délibérer. Un local assez vaste servait pour le jeu de paume :
c'était une grande salle vitrée, dont les murs, nus, étaient coupés à
mi-hauteur par des galeries en bois. C'est là que s'assemble la Nation, et
c'est là que tous les députés, sauf un, Martin d'Auch, font, sur la
proposition de Mounier, le serment de ne se séparer que quand la Constitution
serait faite. C'est le grand légiste Target qui a rédigé le texte : «
L'Assemblée nationale, considérant qu'appelée à fixer la Constitution du
royaume, opérer la régénération de l'ordre public et maintenir les vrais
principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu'elle continue ses
délibérations dans quelque lieu qu'elle soit forcée de s'établir, et
qu'enfin, partout où ses membres sont réunis, là est l'Assemblée nationale. «
Arrête que tous les membres de cette Assemblée piéteront, à l'instant,
serment solennel de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les
circonstances l'exigeront, jusqu'à ce que la Constitution du royaume soit
établie et affermie sur des fondements solides, et que le dit serment étant
prêté, tous les membres et chacun d'eux en particulier confirmeront, par leur
signature, cette résolution inébranlable. » Ainsi,
tous les élus du Tiers, à cette heure de grand péril, se lient les uns envers
les autres et tous ensemble à la Nation d'une chaîne sacrée. Ils peuvent
affronter la séance royale annoncée pour le 22 juin et le coup d'Etat ; ils
portent en eux la double majesté de la Nation et du serment. Le lendemain, 21
juin, étant un dimanche, l'Assemblée ne siégea point ce jour-là ; mais, pour
bien marquer la continuité de son action, que rien désormais ne pouvait
rompre, elle s'ajourne au lundi 22 et elle arrête, en outre, que si la séance
royale a lieu dans la salle nationale, tous les membres y demeureront, après
que la séance sera levée, pour continuer les délibérations et les travaux
ordinaires. La fameuse réponse de Mirabeau à de Dreux-Brézé ne sera que la
traduction de ce vote unanime des grands bourgeois révolutionnaires. Le
lundi matin 22, des hérauts d'armes annoncent que la séance royale est
ajournée au lendemain 23. Bizarre mélange de violence et d'atermoiements. Ce
retard d'un jour permet à la majorité du clergé d'exécuter sa décision et de
se réunir aux Communes. Le Tiers Etat, devenu par sa volonté Assemblée
nationale, siégeait dans l'église Saint-Louis, quand les curés firent leur
entrée et annoncèrent leur résolution de délibérer en commun. Ils furent
accueillis par des applaudissements enthousiastes. Cette réunion, la veille
même de la séance royale, donnait au clergé lui-même une attitude
quasi-révolutionnaire. Visiblement, le bas clergé était fatigué des
demi-mesures : il venait d'adresser aux archevêques et évêques une lettre
hautaine, leur rappelant que la décision de la majorité faisait loi pour
l'ordre tout entier. Le vent de la Révolution commençait à souffler en
tempête quand le roi, mené par les princes et le haut clergé, tenta de lui
opposer son coup d'Etat du 23. Un
formidable appareil de violence et de menace était dressé, au matin du jour
royal, sur les pas des Communes. Une nombreuse garde de soldats enveloppait
la Salle des Menus ; dans les rues environnantes et sur l'avenue de Paris
étaient placés des détachements de gardes françaises et suisses, de gardes de
la prévôté et de la maréchaussée, et des barrières coupaient les principales
voies. Evidemment, il fallait écarter et refouler le peuple qui, à grands
flots inquiets, venait de Paris pour assister à la lutte si dramatique de la
Révolution commençante contre le despotisme. L'entrée de la salle était
rigoureusement interdite au public. La
contre-Révolution redoutait déjà les manifestations des tribunes et rien ne
nous renseigne mieux, que toutes ces précautions, sur l'état de l'esprit
public. A la séance d'inauguration du 5 mai, les galeries étaient pleines de
spectateurs et le roi s'était montré sans embarras « à son peuple ». Un mois
et demi après, c'est dans le huis clos d'une séance toute militaire que la
Royauté menaçante, mais troublée, lancera son défi aux représentants de la
Nation. Les
portes de la salle s'ouvrent, et M. de Brézé, grand maître des cérémonies,
fait entrer d'abord les deux ordres privilégiés. Plus d'une heure sous la
pluie, les Communes attendent : ou plutôt c'est la Nation même qu'on laisse
ainsi dans la boue. Indignés, les députés de la Nation menaçaient de se
retirer quand leur tour d'entrée arrive enfin. Le
Trône était placé dans le fond de la salle : le clergé était placé à gauche
et la noblesse à droite ; le Tiers Etat au centre comme au 5 mai. A retrouver
ainsi les trois ordres disposés pareillement dans la même salle, on pouvait
se croire revenu au premier jour. Mais, entre ces deux dates, il y avait
toute une Révolution : et en attendant l'arrivée du roi quel drame secret
dans toutes ces consciences ! Les députés du Tiers étaient engagés dans une
partie où ils jouaient leur tête avec la liberté de la nation. Le roi, dont
eux-mêmes subissaient encore le prestige et qu'ils s'efforçaient dans leur
pensée de séparer des privilégiés allait-il appesantir sur eux la main des
soldats ? et les cachots d'Etat recevraient-ils bientôt les grands bourgeois
enchaînés ? La noblesse, étonnée de l'animation croissante de sa minorité
dissidente, jetait un regard étrange sur ce Tiers audacieux qui avait osé se
dire la Nation. On
allait le mater sans doute et l'humilier : mais n'allait-on pas aussi
consacrer à jamais la toute-puissance royale et ministérielle et
l'abaissement définitif de la noblesse dans la commune dégradation ? Qui sait
d'ailleurs quels éclairs pouvaient jaillir de ce Tiers révolté, de cette
masse sombre d'hommes de loi devenus des hommes de Révolution ? Peut-être
aussi quelques-uns même des plus intransigeants comme Cazalès, se
disaient-ils avec quelque regret que leur parole retentirait bien plus
puissante et glorieuse dans l'Assemblée générale de la nation que dans
l'étroite enceinte de la noblesse séparée. Seuil, les hautains prélats qui
avaient machiné tout ce plan de contre-Révolution triomphaient dans le secret
de leur âme, du coup d'Etat prochain qui raffermirait le Trône et grandirait
l'autel splendide, chargé de l'offrande des peuples. Pourtant,
la résistance des curés, la défection même de quelques hauts prélats comme
l'archevêque de Bordeaux devaient jeter quelque trouble en ces cœurs
rancuneux. Toute cette attente diverse eût été poignante si elle n'eût été
comme tempérée par un doute : le roi n'agissait-il point trop tard ? II
semble que déjà trop de choses étaient accomplies pour que l'intervention
royale pût changer brusquement la direction du destin : et les députés du
Tiers, en décidant qu'ils continueraient à siéger après la séance royale
semblaient réduire d'avance le coup d'Etat projeté à un événement inefficace
qui ne briserait même pas la suite des délibérations. Au bas
de l'estrade où était élevé le trône, les ministres étaient assis : mais un
fauteuil était vide, celui de Necker. Le ministre n'avait pas voulu jouer sa
popularité dans cette aventure : il la désavouait même par son abstention ;
mais il était absent et non démissionnaire. Le roi tolérait donc que son
ministre protestât contre la volonté du roi. Cela encore allégeait sans doute
le poids de cette séance et la gravité de l'attente générale. Vers
onze heures, le roi sortit du château. Sa voiture était précédée et suivie de
la fauconnerie, des pages, des écuyers, et des quatre compagnies des gardes
du corps, comme s'il avait voulu se couvrir de tout le faste de l'ancien
régime pour arrêter la Révolution et s'assurer lui-même dans son droit
chancelant. Il
entra dans la salle, accompagné des princes du sang, des ducs et pairs et des
capitaines des gardes du corps. Les députés se levèrent et se rassirent. Le
roi parla. Quel hypocrite discours ! quel acte d'accusation perfide contre
les Etats généraux ! « Les
Etats généraux sont ouverts depuis près de deux mois, et ils n'ont point pu
encore s'entendre sur les préliminaires de leurs opérations. Une parfaite intelligence
aurait dû naître du seul amour de la patrie et une funeste division jette
l'alarme dans tous les esprits. » Le roi oublie de dire que c'est la Cour qui
est responsable. C'est elle qui en acceptant le doublement du Tiers et en
repoussant le vote par tête qui en est la suite nécessaire a créé une
situation inextricable. Le roi oublie de dire qu'au moment où la démarche
solennelle des Communes allait décider le bas clergé à la réunion et y
acculer aussi la noblesse, c'est lui qui a subitement ranimé la résistance
des privilégiés en évoquant devant lui le différend qui allait être réglé.
Par faiblesse ou duplicité il a fait le jeu des nobles têtus, des prélats
intrigants, et c'est la Nation qu'il accuse. J'imagine que dans le silence
même des Communes devait gronder une sourde protestation. Et qu'offre le roi
pour mettre fin à ce conflit ? C'est de consacrer à jamais la prétention des
privilégiés et l'impuissance de la Nation ; il dit, en l'article 1er de sa
déclaration : « Le roi veut que l'ancienne distinction des trois ordres de
l'Etat soit conservée en son entier, comme essentiellement liée à la
constitution de son royaume ; que les députés librement élus par chacun des
trois ordres, formant trois chambres, délibérant par ordre, et pouvant, avec
l'approbation du souverain, convenir de délibérer en commun, puissent seuls
être considérés comme formant le corps des représentants de la nation. En
conséquence, le roi a déclaré nulles les délibérations prises par les députés
de l'ordre du Tiers Etat, le 17 de ce mois, ainsi que celles qui auraient pu
s'ensuivre, comme illégales et inconstitutionnelles. » Il
brise donc l'unité de la représentation nationale. De plus, en un deuxième
article, se substituant même aux trois ordres, il déclare valider tous les
mandats sur lesquels il ne s'est point élevé de contestation. Enfin il
soustrait expressément à toute délibération commune « toutes les
affaires qui regardent les droits antiques et constitutionnels des trois
ordres, la forme de constitution à donner aux prochains Etats généraux, les
propriétés féodales et seigneuriales, les droits utiles et les prérogatives
honorifiques des deux premiers ordres ». Ainsi
c'est la noblesse qui dira si la propriété féodale doit être maintenue ou
abolie : c'est la noblesse qui décidera du sort de la noblesse : c'est le
clergé qui décidera des privilèges du clergé ; l'unité que la bourgeoisie se
flattait d'avoir donnée à la France n'est qu'un leurre ; il y a des ordres
séparés les uns des autres par des abîmes : et chacun d'eux est la forteresse
où des privilèges sont enfermés. Ces garanties ne suffisent pas au clergé, et
pour le rassurer le roi déclare en un article spécial : « Le consentement
particulier du clergé sera nécessaire pour toutes les dispositions qui
pourraient intéresser la religion, la discipline ecclésiastique, le régime
des ordres et corps séculiers et réguliers. » Le roi ne bafoue pas seulement
la Nation, il humilié la royauté elle-même, et il en livre à jamais le
pouvoir démembré aux ordres privilégiés. Et,
comme si la représentation nationale n'était pas assez abaissée et anéantie,
le roi décide que dans les cas très rares où les trois ordres délibéreront en
commun sur des objets d'ailleurs insignifiants, le public ne sera point admis
: « Le bon ordre, la décence et la liberté même des suffrages exigent que Sa
Majesté défende, comme elle fait expressément, qu'aucune personne, autre que
les membres des trois ordres composant les Etats généraux, puisse assister à
leur délibération, soit qu'ils la prennent en commun ou séparément. » Voilà
le Tiers mis en cellule, coupé de ses communications vivantes avec le grand
peuple véhément qui le pressait jusqu'ici et le portait. C'est une sorte
d'embastillement des députés des Communes : et la royauté geôlière n'abaissera
jamais le pont-levis. Qu'importe
après cela que le roi, dans une déclaration de ses intentions, ait annoncé
qu'il voulait des économies et une plus juste répartition de l'impôt ? Quand
même ses intentions auraient été sérieuses, quand même des restrictions et
des ambiguïtés n'en auraient pas réduit le sens presque à rien, quand même le
roi n'aurait pas expressément consacré tout le vieux système féodal « les
dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux », quelle
garantie restait à la nation que les promesses seraient tenues, que les
réformes d'un jour seraient continuées ? Chose inouïe : le monarque, en
désarmant la nation, s'était désarmé lui-même, et l'impuissance du roi
haranguait la servitude de tous. Débilité et inconscience ! Et pourtant,
après ces déclarations étranges où s'affirmait le néant royal, le roi osait
dire que le néant serait tout, ferait tout. Après
avoir abdiqué au profit de la noblesse et du clergé, il prétendait tout
absorber dans son autocratie : « Vous venez, messieurs, déclara-t-il d'une
voix dure et factice, vous venez d'entendre le résultat de mes dispositions
et de mes vues ; et si, par une fatalité loin de ma pensée, vous
m'abandonniez dans une si belle entreprise, seul, je ferai le bien de mes
peuples ; seul je me considérerai comme leur véritable représentant, et
connaissant vos Cahiers, connaissant l'accord parfait qui existe entre le vœu
le plus général de la Nation et mes intentions bienfaisantes, j'aurai toute
la confiance que doit m'inspirer une si rare harmonie. Je vous ordonne,
messieurs, de vous séparer tout de suite, et de vous rendre demain matin
chacun dans les Chambres affectées à votre ordre pour y reprendre vos
séances. J'ordonne en conséquence au grand maître des cérémonies de vous
communiquer mes volontés. » Ces
déclarations du roi livrant à la noblesse et au grand clergé les morceaux de
son pouvoir et se chargeant ensuite seul du salut d'une nation qu'il n'avait
convoquée qu'à raison même de l'impuissance royale étaient d'une telle
incohérence qu'elles causèrent sans doute plus de stupeur que de crainte. Dès
la première minute, le roi fut désobéi. Les députés du Tiers, au lieu de se
disperser comme il en avait donné l'ordre, restèrent en séance. Mirabeau, qui
par la soudaineté de ses inspirations et l'immédiate vigueur de ses élans les
plus réfléchis était l'homme des minutes décisives, se leva le premier ! « ...
Quelle est cette insultante dictature ? l'appareil des armes, la violation du
temple national pour nous commander d'être heureux ? Qui vous fait ce
commandement ? votre mandataire. Qui vous donne des lois impérieuses ? votre
mandataire, lui qui doit les recevoir de vous, de nous, Messieurs, qui sommes
revêtus d'un sacerdoce politique et inviolable ; de nous enfin de qui seuls,
vingt-cinq-millions d'hommes attendent un bonheur certain, parce qu'il doit
être consenti, donné et reçu par tous. » Le
marquis de Brézé s'approche du président et lui dit : « Monsieur, vous avez
entendu les volontés du roi. » Mirabeau se lève indigné, véhément, et de
toute la puissance de sa voix et de son geste : « Oui, Monsieur, nous avons
entendu les intentions qu'on a suggérées au Roi ; et vous, qui ne sauriez
être son organe auprès des Etats généraux, vous qui n'avez ici ni place ni
droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son discours.
Cependant, pour éviter toute équivoque et tout délai, je déclare que si l'on
vous a chargé de nous faire sortir d'ici, vous devez demander des ordres pour
employer la force ; allez dire à votre maître que nous sommes ici par la
force du peuple et qu'on ne nous en arrachera que par la force des
baïonnettes. » Toute
l'assemblée s'associe d'un cri à ces paroles. Sans dire un mot le maître des
cérémonies se retire : l'assemblée reste un moment silencieuse et Sieyès la
ramène à l'entière conscience de la réalité et de son droit par ces mots
décisifs et calmes : « Nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier :
délibérons. » Mirabeau,
comme à la veille du combat, veut revêtir les élus de la nation d'une armure
d'inviolabilité. L'Assemblée adopte un décret qui déclare que la personne de
chaque député est inviolable ; et que quiconque portera atteinte à ce droit
supérieur sera infâme et traître envers la Nation et coupable du crime
capital. S'étant ainsi armée elle-même de la foudre, l'Assemblée se sépara et
's'ajourna au lendemain matin. Ainsi
finit cette étrange journée du coup d'Etat manqué. Par quelle aberration la
Cour, provoquant ainsi la Révolution, ne s'était-elle point préparée à
écraser d'emblée toute désobéissance ? Le Tiers Etat, brave, sur l'heure,
l'ordre du roi : et le formidable appareil militaire qui enveloppait
l'Assemblée reste inactif et inutile. La Cour n'avait-elle point prévu la
résistance annoncée pourtant dès le 20 ? Pourquoi était-elle si hautaine
envers la Nation quand elle n'osait même pas congédier Necker désavouant le
roi ? Contradiction des pouvoirs déclinants dont la violence déréglée se
dissipe et se dément elle-même. Le coup
retentissant et vain frappé par le roi semble n'avoir eu d'autre effet que de
hâter la réunion des ordres. La minorité de la noblesse comprend qu'il faut
opter entre le coup d'Etat et les Communes : et elle va résolument aux
Communes ; de même le clergé ; et pour couvrir d'un voile décent la défaite
du haut clergé abandonné et comme renié par les curés, le. roi, par une
lettre du 27 juin, invite l'ordre du clergé tout entier à se réunir aux
Communes. Ainsi,
l'Assemblée nationale se trouve définitivement constituée par la réunion des
trois ordres : et c'est le roi lui-même qui quatre jours après « le lit de
justice tenu dans l'assemblée » consacre lui-même l'unité de la
représentation nationale. Était-ce une suprême fourberie et la Cour
voulait-elle aussi endormir les défiances pour mieux préparer le coup d'Etat
militaire plus efficace que le coup d'Etat royal ? Ou bien était-ce chez le
roi simple oscillation de la faiblesse et découragement du grand échec moral
du 23 ? Aucun témoignage certain, aucune confidence décisive ne permet en ces
journées troubles de discerner le sens des volontés molles du roi. Mais les
élus du Tiers avaient hâte d'interpréter cette nouvelle intervention du roi,
si équivoque pourtant, comme le retour de Louis XVI à ses vrais sentiments. L'Assemblée
vivait dans un état de conscience étrange ; elle ne voulait pas détruire la
monarchie : elle ne songeait même pas que la chose fût possible et Camille
Desmoulins qui était seul alors à se dire républicain, passait pour un
étourneau tout à fait négligeable_ D'autre part, elle ne pouvait se
dissimuler que depuis deux mois la conduite du roi envers la Nation n'était
qu'un composé de faiblesse et de violence. Comment résoudre ce terrible conflit
intérieur ? Par une fiction complaisamment et obstinément soutenue : le roi
était bon et tout ce qui venait directement de son cœur était excellent ;
mais il était obsédé de conseillers pervers qui faussaient sa droite volonté
naturelle. Protester
contre les actes du roi ce n'était donc point protester contre le roi :
c'était au contraire rétablir respectueusement sa volonté véritable déformée
par de perfides inspirateurs. C'est cette fiction qui permettait à
l'Assemblée d'être à la fois monarchique et révolutionnaire, royaliste et
désobéissante au roi., Peut-être
en cette période première de la Révolution, cet expédient de pensée, qui nous
étonne et qui nous blesse, était-il nécessaire. Si l'Assemblée s'était avoué
à elle-même, nettement, que le roi était l'allié naturel et le complice
conscient des privilégiés en révolte contre la nation, si elle lui avait
imputé la responsabilité personnelle et directe du coup d'Etat du 23 juin,
elle eût été obligée de le mettre en accusation et de le déposer. Or, la
tradition monarchique était si forte, l'idée de la République était si
étrangère aux esprits que la France eût cru tomber dans le vide en
abandonnant la royauté. Fallait-il changer le roi ? lui substituer le duc
d'Orléans ou le comte de Provence ? C'était dresser royauté contre royauté,
déconcerter la conscience du pays. Était-on sûr d'ailleurs qu'un nouveau roi
n'aurait pas repris bientôt la forme séculaire et les prétentions de
l'absolutisme royal ? il n'y avait qu'une solution : faire semblant de ne pas
voir la vérité, et mettre de parti pris le roi au-dessus Même de ses actes. Mais si
ce mensonge dont l'Assemblée se leurrait elle-même était sans doute
nécessaire pour un temps, il n'en était pas moins funeste : il est pour ainsi
dire au cœur même de la Révolution et il va en déconcerter les battements.
Même après Varenne, même après cette fuite qui est manifestement une
trahison, l'Assemblée s'obstine dans un mensonge dont elle-même est
prisonnière : Ce n'est pas le roi qui est coupable » et il paraîtra plus
simple de fusiller les pétitionnaires du Champ de Mars que de déchirer la
pitoyable fiction dont la Révolution avait pu vivre et dont elle faillit
mourir. Quinet,
qui veut plier l'histoire à la conscience, affirme que le mensonge n'était
point nécessaire et qu'à proclamer d'emblée la vérité c'est-à-dire la
responsabilité du roi, la Révolution aurait évité bien des traverses et des
égarements. Mais souvent la logique profonde des choses est plus hardie que
la logique de l'esprit. La
réalité révolutionnaire concluait à la République avant que la conscience
française fût préparée à conclure de même : c'est cette discordance entre les
nécessités nouvelles des événements et les habitudes persistantes des esprits
même les plus audacieux qui fait le drame de l'histoire : et ce drame, il
n'est pas au pouvoir du moraliste hautain de l'abolir. Mirabeau souffrait
cruellement de l'attentat royal du 23 juin, car il pouvait avoir pour
conséquence de brouiller à mort la Révolution et le roi, et d'ouvrir à la
Révolution des voies sanglantes. Déjà
les peuples émus et indignés commençaient à se soulever. Déjà la forée
populaire entrait en mouvement et l'Assemblée bientôt ne pourrait plus la
régler. Aussi dès que le roi, à la date du 27 juin, eut témoigné au clergé et
à la noblesse son étrange et tardif désir de la réunion complète, Mirabeau
s'empresse-t-il de déterminer un retour d'opinion vers la royauté et vers le
roi. Son dessein obstiné était d'arracher le roi à l'aristocratie et d'en
faire le chef de la Révolution. Par son
Concours, la-route devenait aisée : l'Assemblée, ayant la double force de la
raison et de l'autorité royale, n'avait pas besoin de faire appel à la force
tumultueuse du peuple ; et la nation entrait en possession paisible de la
souveraineté sans qu'une goutte de sang ait souillé sa victoire. Espérance
chimérique sans doute et toujours déchirée, dont jusqu'à sa mort il recoudra
obstinément les lambeaux et qu'il emportera dans la tombe comme le vêtement
de deuil de la monarchie ! Donc, le 27 juin, il demande à l'Assemblée
d'envoyer à ses commettants une adresse pour calmer les esprits et pour leur
rendre confiance, en pleine action révolutionnaire, aux moyens pacifiques et
légaux. En une
magnifique illusion à demi volontaire de concorde prochaine, il s'écrie : « Qu'il
sera glorieux pour la France, pour nous que cette grande Révolution ne coûte
à l'humanité ni des forfaits ni des larmes ! Les plus petits Etats n'ont
souvent enfanté une ombre de liberté qu'au prix du sang le plus précieux. Une
nation trop fière de sa constitution et des vices de la nôtre (l'Angleterre) a souffert plus d'un siècle de
convulsions et de guerres civiles, avant d'affermir ses lois. « L'Amérique
même, dont le génie tutélaire du monde semble récompenser aujourd'hui
l'affranchissement qui est notre ouvrage n'a joui de ce bien inestimable
qu'après des revers sanglants et des combats longs et douteux. Et nous,
messieurs, nous verrons la même' Révolution s'opérer par le seul concours des
lumières et des intentions patriotiques... L'histoire n'a trop souvent
raconté les actions que de bêtes féroces, parmi lesquelles on distingue de
loin en loin des héros ; il nous est permis d'espérer que nous commençons
l'histoire des hommes. » Il
n'est pas de plus admirable parole : je voudrais retenir et prolonger ce cri
d'humanité pour la prochaine révolution prolétarienne. Ce n'est pas en vain
qu'il retentit, en 1789, au début de la Révolution : Car elle fut, malgré
tout, une des plus humaines et des plus douces. Ainsi
Mirabeau, en un mouvement alterné où il n'y avait point de duplicité,
éclatait en magnifiques colères quand la Révolution était en péril, et
adoucissait les cœurs dès qu'une chance apparaissait de réussite pacifique.
Pendant que l'Assemblée, se croyant enfin victorieuse, s'appliquait à
atténue' les effets de la commotion du 23 juin, la Cour reprenait
l'offensive, ou peut-être découvrant à nouveau des plans d'attaque qu'elle
n'avait jamais abandonnés, concentrait des troupes en vue d'un coup de force
simultané sur Paris et sur Versailles.-Elle avait compris qu'il ne suffirait
pas de frapper l'Assemblée ou le peuple ; qu'il fallait écraser à la fois la
conscience centrale de la Nation à Versailles et la force centrale de la
Nation à Paris. Et par un prodigieux aveuglement, c'est au lendemain même du
jour où l'Assemblée nationale avait recueilli en elle la noblesse en partie
sincère, et gagné le clergé en majorité révolutionnaire, que la Cour tentait
cette terrible entreprise de contre-Révolution. La
Cour, pour mobiliser les troupes et les concentrer entre Paris et Versailles,
prit prétexte des incidents de l'Abbaye. Depuis que la lutte entre
l'Assemblée et la Cour était engagée, le peuple de Paris, avec un grand sens
révolutionnaire, avait compris qu'il fallait s'assurer des soldats, et il
essayait de les gagner à la cause de la Révolution. Ce n'était pas très
malaisé, car c'est à l'armée surtout que le privilège des nobles était
intolérable : seuls ils pouvaient devenir officiers ; la discipline était
dure, la paie très faible. Les soldats recevaient huit sous par jour pour se
nourrir. Et la plupart d'entre eux, pour vivre, étaient obligés de compléter
cette paie en travaillant à quelque métier pendant les heures de liberté que
leur laissait la triste caserne où ils séjournaient huit ans. Ils étaient
donc tout à la lois mécontents et mêlés à la vie fiévreuse de la nation :
tout préparés, par conséquent, à l'entraînement révolutionnaire. Le peuple de
Paris exerçait notamment sur les gardes-françaises une incessante propagande. A la
fin de juin, quelques soldats des gardes-françaises, accusés par leurs chefs
d'insubordination, furent enfermés à l'Abbaye, et le bruit se répandit
bientôt dans Paris qu'ils allaient être transférés à l'odieux Bicêtre, dans
cette horrible sentine de vices, de folie, de misère et d'infection. Le
peuple soulevé enfonça les portes de l'Abbaye, délivra les soldats
prisonniers, et les emmena au Palais-Royal, où une foule immense veilla sur
eux. L'effet dut être très grand dans les casernes. Mais l'autorité militaire
réclamait les soldats, et- elle annonçait l'intention de les reprendre de
force. Une députation de citoyens de Paris se rendit à l'Assemblée pour la
prier d'intervenir auprès du roi en faveur des gardes-françaises. Grave
embarras pour l'Assemblée. Elle refusa d'abord de recevoir la députation.
Intervenir, c'était empiéter « sur le pouvoir exécutif », c'était aussi
encourager peut-être des mouvements de rue et des mouvements de caserne dont
l'Assemblée ne voulait pas prendre la responsabilité. C'est ce que soutinrent
avec force la droite et les modérés, Mounier et Clermont-Tonnerre. Mais il y
avait un péril peut être mortel pour la Révolution à abandonner les soldats
aux répressions violentes de la monarchie. C'était rendre à la
contre-Révolution l'armée. Mirabeau, pour parer au danger, proposa l'envoi
d'une adresse à Paris pour calmer le peuple, et d'une députation au roi pour
demander la grâce des soldats. Chapelier, avec sa vigueur bretonne, dénonça
la responsabilité de la Cour et du roi lui-même. « Il serait dangereux,
dit-il, de témoigner une insensibilité cruelle pour ceux qui dans toute autre
circonstance seraient coupables, mais qui aujourd'hui ne sont que trop
excusables. En effet, quelle est l'origine des révoltes qui éclatent dans
Paris ? C'est la séance royale ; c'est le coup porté aux Etats généraux ;
c'est cette espèce de violation, cette usurpation de l'autorité exécutive sur
l'autorité législative. » Presque toute la gauche applaudit Chapelier. Et
l'Assemblée envoya une députation au roi, pour le supplier de rétablir
l'ordre par la clémence. Ainsi l'Assemblée nationale évita de rompre le lien
entre elle et le peuple de Paris. En s'isolant elle périssait. Le roi
fit grâce ; mais il est certain que conseillé par la reine et les princes, il
vit dans les troubles de Paris l'occasion de rétablir son autorité par la
force. Et il signifia aussi clairement que possible à l'Assemblée par sa
lettre du 3 juillet : « Je ne doute pas que cette Assemblée n'attache une
égale importance au succès de toutes les mesures que je prends pour rétablir
l'ordre dans la capitale. L'esprit de licence et d'insubordination est
destructif de tout lien, et s'il prenait de l'accroissement, non seulement le
bonheur de tous les citoyens serait troublé, mais l'on finirait peut-être par
méconnaître le prix des généreux travaux auxquels les représentants de la
Nation vont se consacrer. » Cette
phrase trahit tout le plan de la Cour. C'est à Paris qu'elle veut frapper
maintenant la grande Assemblée de Versailles. La Cour s'est aperçue que
l'attaque directe contre l'Assemblée nationale ne réussissait point. Celle-ci
opposait une majesté tranquille qui était à peu près invincible, et après la
séance du 23 juin, la royauté n'avait pas osé disperser par la force les
représentants. Mais si des mouvements désordonnés éclataient à Paris, si l'on
parvenait à propager la peur, si les troupes étaient accumulées dans la
capitale, ou bien l'Assemblée ferait cause commune avec le roi, et elle était
perdue dans l'esprit du peuple, ou bien elle protestait, et le roi la
dénonçait commue la cause directe ou indirecte de toutes les agitations de
Paris, et lui imposait, sous prétexte d'ordre public, une prorogation
indéfinie. En tout cas, animés par leur lutte contre « l'émeute » parisienne,
les régiments auraient marché sans hésitation contre l'Assemblée, et celle-ci
aurait été comme foudroyée par le choc en retour des événements de Paris. Telle
était dès lors la force morale de l'Assemblée, qu'il paraissait plus facile à
la Cour d'écraser d'abord Paris que de violenter directement l'Assemblée :
c'est donc maintenant dans la capitale que tient tout le destin de la
Révolution. La grâce des soldats mit fin, dès les premiers jours de juillet,
à toute effervescence, mais les mouvements de concentration des troupes
continuèrent. Dès le 8 juillet, à la tribune de l'Assemblée nationale,
Mirabeau signale le péril en un discours admirable, et il adresse aux soldats
eux-mêmes un véhément appel. « Quelle
est l'époque de la fermentation ? Le mouvement des soldats, l'appareil
militaire de la séance royale. Avant, tout était tranquille ; l'agitation a
commencé dans cette triste et mémorable journée. Est-ce donc à nous qu'il
faut s'en prendre si le peuple qui nous a observés, a murmuré, s'il a conçu
des alarmes lorsqu'il a vu les instruments de la violence dirigés non
seulement contre lui, mais contre une Assemblée qui doit être libre pour
s'occuper avec liberté de toutes les causes de ses gémissements ? Comment le
peuple ne s'agiterait-il pas, lorsqu'on lui inspire des craintes sur le seul
espoir qui lui reste ? Ne sait-il pas que si nous ne brisons ses fers, nous
les aurons rendus plus pesants, nous aurons cimenté l'oppression ; nous
aurons livré sans défense nos concitoyens à la verge impitoyable de leurs
ennemis, nous aurons ajouté à l'insolence du triomphe de ceux qui les
dépouillent et les insultent ? « Que
les conseillers de ces mesures désastreuses nous disent encore s'ils sont
sûrs de conserver dans sa sévérité la discipline militaire, de prévenir tous
les effets de l'éternelle jalousie entre les troupes nationales et les
troupes étrangères, de réduire les soldats français à n'être que de purs
automates, à les séparer d'intérêts, de pensées, de sentiments d'avec leurs
concitoyens ? Quelle imprudence dans leur système de les rapprocher du
lieu de nos assemblées, de les électriser par le contact de la capitale, de
les intéresser à nos discussions politiques ? Non, malgré le dévouement
aveugle de l'obéissance militaire, ils n'oublieront pas ce que nous sommes :
ils verront en nous leurs parents, leurs amis, leur famille occupée de leurs
intérêts les plus précieux ; car ils font partie de cette nation qui nous a
confié le soin de sa liberté, de sa propriété, de son honneur. Non, de tels
hommes, non, de tels Français ne feront jamais l'abandon total de leurs
facultés intellectuelles ; ils ne croiront jamais que le devoir est de
frapper sans s'enquérir quelles sont les victimes. » Quel
noble signal d'indiscipline pour la liberté ! Et Mirabeau concluait en
demandant une adresse au roi pour le prier de rappeler les troupes. Il
demandait en même temps que des gardes bourgeoises soient instituées à Paris
pour y maintenir l'ordre sans y menacer la liberté. L'Assemblée
ajourna la motion sur les gardes bourgeoises ; mais elle rédigea
immédiatement une adresse- où elle priait le roi « de rassurer ses
fidèles sujets en donnant les ordres nécessaires pour la 'cessation immédiate
de ces mesures, également inutiles, dangereuses et alarmantes, et pour le
prompt renvoi des troupes et du train d'artillerie au lieu d'où on les a
tirés ». Cette adresse est adoptée à l'unanimité, moins quatre voix. Ni le
haut clergé ni la noblesse n'osaient s'associer ouvertement à l'entreprise de
violence préparée contre Paris et l'Assemblée, et ainsi sans doute
s'expliquera la mollesse de l'effort royal dans la journée décisive du 14
juillet. Mais quel jeu insensé jouait donc la monarchie, qui défiait
maintenant la Nation, sans être assurée du concours déclaré des privilégiés
eux-mêmes ? Sans les racines séculaires et tenaces de la royauté, elle aurait
été emportée en un jour par ses propres folies. Dans
l'adresse même, l'Assemblée menaçait le roi de la défection des troupes : « Des
soldats français approchés du centre des discussions, participant aux
passions comme aux intérêts du peuple, peuvent oublier qu'un engagement les a
faits soldats pour se souvenir que la nature les fit hommes. » La réponse du
roi, transmise le 11 juillet, fut extrêmement inquiétante. « Personne
n'ignore les désordres et les scènes scandaleuses qui se sont passées et se
sont renouvelées à Paris et à Versailles sous mes yeux et sous ceux des Etats
généraux : il est nécessaire que je fasse usage des moyens qui sont en ma
puissance pour remettre et maintenir l'ordre dans la capitale et dans les
environs. C'est un de mes principaux devoirs de veiller à la sûreté publique
; ce sont ces motifs qui m'ont engagé à faire ce rassemblement de troupes
autour de Paris... Si pourtant la présence nécessaire des troupes dans les
environs de Paris causait encore de l'ombrage, je me porterais, sur la
demande des Etats généraux, à les transférer à Noyon ou à Soissons ; et alors
je me rendrais moi-même à Compiègne pour maintenir la communication qui doit
avoir lieu entre l'Assemblée et moi. » Quelle
fourberie ! Parler de la faiblesse de Louis XVI n'est point assez : il
subissait sans doute l'influence de la reine et des princes ; mais il se
disait qu'après tout il n'avait d'obligation qu'envers lui-même, et qu'il
pouvait sans scrupule tromper des sujets rebelles. : le mensonge était une
partie de la souveraineté. Au moment même où il assure l'Assemblée qu'il veut
seulement « prévenir » les désordres, il vient de décider le renvoi de
Necker, de Montmorin, de Saint-Priest, de la Luzerne, de tous les ministres
modérés qui ne veulent pas servir la contre-Révolution. Le roi ne peut pas
ignorer que le renvoi de Necker produira à Paris une émotion très vive, et il
se prépare à réprimer des soulèvements excités par lui-même ; il est vraiment
responsable de tout le sang qui va couler. Devant cette obstination et cette
fourberie du roi l'Assemblée se tait ; ignorant encore le renvoi de Necker,
dans la séance du 11, elle ne sait plus quel parti prendre. En vain Mirabeau
la presse d'insister pour le rappel des troupes : elle a le sentiment de son
impuissance et elle laisse tomber la motion. Après tout, c'est peut-être le silence qui convenait le mieux. Supplier encore ? C'était vain et humiliant même, si on s'en tenait là. Lancer à Paris un appel révolutionnaire ? C'était contraire à toute la marche suivie jusque-là par l'Assemblée, et d'ailleurs cet appel serait-il entendu ? C'est Paris qui va trancher l'inextricable nœud. |