C'est
le 4 mai que les députés des Etats généraux se réunirent pour la première
fois pour aller, processionnellement, entendre à l'église Saint-Louis une
messe du Saint Esprit, célébrée par l'évêque de Nancy. Une foule énorme,
accourue de Paris', contemplait au passage les brillants costumes des
princes, la masse sombre et compacte des élus du Tiers vêtus de noir. Le
lendemain, 5 mai, les députés furent convoqués, pour la première séance, dans
la Salle des Menus, appelée Salle des Trois Ordres. C'était une grande pièce
rectangulaire, qui pouvait contenir environ douze cents personnes, et près de
deux mille pouvaient trouver place dans les galeries. Les députés furent
introduits lentement et après une attente assez longue : les députés du Tiers
furent massés au centre, le clergé et la noblesse s'assirent sur les côtés. Quels
étaient ces hommes ? Taine en a parlé avec dédain, comme de théoriciens à
l'esprit creux ou de pauvres praticiens et procéduriers de petite ville. Il
déplore qu'on n'ait pas appelé tous les hommes vraiment compétents de France,
tous ceux qui avaient déjà manié les affaires, c'est-à-dire ceux qui, ayant
mêlé leur vie à l'ancien régime, étaient intéressés à le maintenir. Après
tout, l'expérience avait été faite. Qui
avait plus de compétence à la fois et de hauteur d'esprit que Turgot,
intendant de Limoges ? Il essaie au ministère quelques grandes réformes, et
il est brisé. Qui avait plus d'expérience sociale et d'autorité que « les
notables » assemblés par Calonne ? Princes, archevêques, grands
parlementaires, intendants, toutes les forces de l'ancien régime et toutes
ses lumières étaient là : mais de tout cet égoïsme splendide ne sortit que
misère et néant. Il était temps que la Nation recourût à d'autres hommes forts
par les idées. Oui, parmi les 571 députés du Tiers, il y avait peu
d'administrateurs, et il y avait beaucoup de légistes. Mais ce sont les
légistes qui avaient fait la monarchie moderne, la France moderne : ce sont
eux qui avaient régularisé et formulé la Révolution royale ; ils formuleront
et régulariseront la Révolution bourgeoise. La
grande pensée du xviii' siècle est en eux : c'est elle qui les unit et qui
élève les plus modestes au niveau des plus grands. Cette pensée est assez
diverse et vaste pour que ceux qui s'en inspirent ne soient pas dominés par
l'esprit de secte, et puissent s'adapter aux événements. Montesquieu,
Voltaire, l'Encyclopédie, Rousseau ; avec leurs tendances parfois
divergentes, avaient formé les intelligences : et quand on suit (le près les
actes, les déclarations des Constituants, on voit qu'ils s'étaient fait comme une synthèse de tous les grands esprits du
siècle. A
Voltaire, ils empruntaient l'idée de tolérance et de liberté religieuse,
peut-être aussi le respect affecté et prudent de l'institution catholique.
Montesquieu, théoricien de la Constitution anglaise et de l'équilibre des
pouvoirs, leur paraissait un peu suranné : il eût été le grand docteur de la
Révolution si elle se fût accomplie en 1740, au moment où il écrivait, et
avant le développement décisif de la puissance bourgeoise : vers la fin du
siècle, le subtil et savant équilibre, imaginé par lui, s'était déplacé dans
le sens de la démocratie bourgeoise. De Rousseau, les Constituants
négligeaient les paradoxes antisociaux, mais ils retenaient fortement l'idée
des droits. Enfin,
l'Encyclopédie leur communiquait ce véhément et large amour de la science qui
neutralisera en eux, plus d'une fois, les influences du jansénisme ou du
déisme étriqué de Jean-Jacques. En tous ces hommes qui, au centre de la Salle
des Menus, sont groupés en face du trône, il y avait donc toute la riche
pensée du siècle : déjà le peuple discernait et acclamait en eux des noms
éclatants, mais il nous plaît de ne point les isoler encore : c'est la grande
lumière commune du XVIIIe siècle qui est en tous et sur tous. Dès
cette première rencontre il y eut, entre la bourgeoisie révolutionnaire et la
royauté, malaise et commencement de rupture. Pendant les élections, le
pouvoir avait pratiqué le laisser-faire. Mahmut. dans
ses Mémoires, reproche au roi et aux ministres de n'avoir pas surveillé
l'action électorale, de n'être pas intervenus pour peser sur les votes et
pour obtenir (les choix modérés. Cette abstention n'eut pas été, pour la
royauté, une faute si elle avait été vraiment résolue à témoigner confiance à
la Nation. Le roi le pouvait en cette journée du 5 mai. Il n'y avait contre
lui aucune prévention. Il
pouvait se déclarer le chef du grand mouvement de réformes, et il eût
certainement, dans la nouvelle Constitution libre, maintenu la force du
pouvoir exécutif, du pouvoir royal. Au contraire, dès sa première entrevue
avec la Nation qu'il appelle, il laisse percer une incurable défiance : « Une
inquiétude générale, un désir exagéré d'innovations se sont emparés des
esprits et finiraient par égarer totalement l'opinion si on ne se hâtait de
les fixer par une réunion d'avis sages et modérés... » « Les
esprits sont dans l'agitation : mais une assemblée des représentants de la
Nation n'écoutera ; sans doute, que les conseils de la sagesse et de la
prudence. Vous aurez jugé vous-mêmes, messieurs, qu'on s'en est écarté dans
plusieurs occasions récentes, mais l'esprit dominant de vos délibérations
répondra aux sentiments d'une nation généreuse et dont l'amour pour ses rois
a toujours fait le caractère distinctif : j'éloignerai tout autre souvenir. » Médiocre
semonce, où la peur affecte je ne sais quel ton sentimental ! Et pas un mot
pour assurer la marche de l'assemblée nouvelle, pour régler cette grave
question du vote par tête ou par ordre, qui va paralyser d'abord et bientôt
exaspérer la Révolution. Même médiocrité, même néant des ministres. Le garde
des sceaux Barentin pose la question du vote par tête, mais il n'ose la
résoudre : « Un
cri presque général s'est Tait entendre pour solliciter une double
représentation en faveur du plus malheureux des trois ordres, de celui sur
lequel pèse principalement le fardeau de l'impôt. En déférant à cette
demande, Sa Majesté, messieurs, n'a point changé la forme des anciennes
délibérations, et quoique celle par tête, en ne produisant qu'un seul
résultat, paraisse avoir l'avantage de faire mieux connaître le désir
général, le roi a voulu que cette nouvelle forme ne puisse s'opérer que du
consentement libre des Etats généraux et avec l'approbation de Sa Majesté. » Quelle
dangereuse tactique ! livrer aux contentions des ordres la question
primordiale, celle qui commandait tout. Accorder la double représentation du
Tiers c'était accorder, logiquement, le vote par tête : pourquoi donc ne pas
aller jusqu'au bout ? Pourquoi obliger les communes à conquérir
révolutionnairement le droit que la royauté pouvait leur donner d'un mot ? Necker
fut aussi vain. Le riche banquier genevois qui, deux fois, avait géré les
finances (le la France et qui avait, grâce à son crédit personnel et à
quelques emprunts habiles, fait face aux difficultés de la guerre d'Amérique,
était à ce moment très populaire. C'est à lui que le pays attribuait la
convocation des Etats généraux, et s'il eût été vraiment un homme d'Etat,
s'il n'avait pas été aveuglé par une vanité puérile, il aurait pu jouer un
rôle décisif, et faire servir sa compétence financière au triomphe d'une
heureuse et pacifique Révolution. Il
pouvait proclamer son impuissance à équilibrer le budget, tant que le
contrôle de la Nation elle-même ne réprimerait point tous les abus., Au
contraire, dans le long exposé financier qu'il lut aux Etats généraux, il
s'appliqua inconsciemment à leur démontrer... qu'ils étaient inutiles. Lui
seul, Necker, par quelques habiles combinaisons, suffirait à rétablir
l'équilibre : quelques retenues sur les pensions, quelques économies au
budget des affaires étrangères, une révision des traités avec la ferme générale,
quelques relèvements de droits sur les marchandises des Indes, et le déficit
qui n'est, après tout, que de 56 millions, pourra aisément disparaître. Bien
mieux, ces ressources ordinaires, ainsi mises en lumière, permettront de
gager l'emprunt nécessaire pour l'année courante. En
écoutant cet exposé, les députés, qui l'entendirent d'ailleurs assez mal,
devaient se dire : Mais à quoi servirons-nous ? et si la situation est aussi
aisée, pourquoi nous a-t-on réunis ? Il semblait vraiment que Necker né les
eût convoqués que pour leur donner le spectacle de son habileté financière :
et en fait, comme un prestidigitateur, il s'écrie : « Quelle nation,
Messieurs, que celle où il suffit de quelques objets cachés pour rétablir
les affaires publiques ! » Il ne
s'apercevait point qu'en se proclamant seul nécessaire il blessait
cruellement la Nation. Il ôtait au Tiers Etat la force morale nécessaire pour
organiser un régime de contrôle et de liberté puisque, sans ce régime et avec
le seul tour de main d'un banquier expérimenté, les choses iront à merveille. J'ai
déjà cité le mot admirable de Mirabeau : « Le déficit est le trésor de la
Nation. » Necker lui volait ce trésor, et il s'étonne, dans sa vaniteuse
candeur, de la froideur avec laquelle son exposé fut accueilli. Il a écrit
dans ses Mémoires : « Cependant, en faisant retour sur moi-même, je ne
puis nie rappeler, sans amertume, la manière dont je fus trompé dans mon
attente, lorsque, plein de joie de pouvoir annoncer aux Etats généraux le peu
de fondement de tous les bruits répandus sur l'étendue du déficit et sur
l'embarras inextricable des finances, et jouissant à l'avance de l'impression
que ferait sur l'assemblée cette connaissance inattendue, je n'aperçus que la
froideur et le silence. » Même
après coup, Necker n'a point compris. Il ne se rend même pas compte qu'en
exagérant la facilité des choses il servait le parti de la contre-Révolution,
et Louis XVI, en l'écoutant d'une attention un peu somnolente et vaguement
réjouie, pouvait se dire : « Après tout, si ces hommes ne sont pas sages, je
pourrai, sans dommage, les congédier. » Le
système de Necker menait tout droit au coup d'Etat de la séance royale du 23
juin : « le grand ministre », à qui son ombre solennelle cachait l'univers,
ne s'en est point douté ; l'Assemblée, elle, toute novice qu'elle fût, avait
compris, et on emporta, en se séparant, une impression de malaise, de trouble
et d'insécurité. Ah ! comme, dès cette première séance, Mirabeau devait
frémir d'impatience et d'orgueil devant la médiocrité des gouvernants ! Il se
jura sans doute, dès ce jour-là, de les poursuivre sans trêve pour leur
arracher à la fois la Révolution, qu'il eût voulu conduire, et la monarchie,
qu'il eût voulu sauver ! Dès le
lendemain, la grande bataille entre les ordres, au sujet du vote par tête, va
commencer. Le clergé, la noblesse, le Tiers Etat, se réunissent dans les
locaux distincts : le Tiers Etat, à raison de son nombre, siège dans la Salle
des Menus, où a eu lieu la veille la réunion générale ; et il a l'air, ainsi,
d'être un peu l'Assemblée. La
noblesse prend position d'emblée : sur la demande de Montlosier et malgré
l'avis contraire du vicomte de Castellane, du duc de Liancourt et du marquis
de Lafayette, elle décide par 188 voix contre 47 de se constituer en ordre
séparé et de vérifier à part les pouvoirs de ses membres. Si cette décision
de la noblesse est maintenue et si le Tiers Etat s'incline, la route est
fermée devant la Révolution. Le clergé prend une décision semblable, mais à
une majorité bien plus faible, 133 voix contre 114. Les députés du Tiers,
assemblés dès neuf heures, attendent en vain jusqu'à deux heures et demie la
réunion des deux autres ordres. Ceux-ci ne venant pas, le Tiers Etat comprend
que dès la première heure, la Révolution est en péril : ou plutôt elle ne
peut être sauvée que par la fermeté et l'adresse des Communes. Que
faire ? Deux tactiques différentes sont proposées. Malouet très modéré, très
conservateur, propose aux députés du Tiers Etat de se constituer au moins
provisoirement, et de se donner un règlement. Mais il paraît à Mirabeau que
ce serait reconnaître la séparation des ordres : « Tant que les pouvoirs
n'ont pas été vérifiés en commun, nous ne sommes qu'une agrégation
d'individus. » Il n'y a qu'une tactique qui convienne, celle de l'inaction et
de l'attente. Le Tiers Etat constatera ainsi aux yeux de la Nation que les
autres ordres en s'isolant ajournent l'exercice de la souveraineté nationale.
Le système de l'inaction provisoire est adopté. Mais comment s'y tenir sans
énerver le pays et les Communes elles-mêmes ? Malouet persévérant dans sa
tactique demande à nouveau que le Tiers s'organise, qu'il envoie des délégués
aux autres ordres pour les presser de se joindre à lui au moins pour la
vérification des pouvoirs : pour les autres questions, le vote par tête ou
par ordre serait réservé : et les délégués du Tiers assureraient en même temps
le clergé et la noblesse de leur sincère désir de respecter toutes les
propriétés et tous les droits. Mais la
réunion ainsi obtenue ne serait-elle pas l'amoindrissement moral du Tiers, la
consécration préalable du système féodal et de tous les privilèges ? Les
Communes rejettent vigoureusement le système de Malouet, et Mounier propose
qu'il soit permis aux députés du Tiers d'aller à titre individuel et
officieux trouver les députés des autres ordres pour les presser de se
réunir. Vaine démarche, mais qui commence à faire sortir le Tiers, sans le
compromettre, de son isolement et de son inaction ! Les délégués ne
rencontrent à la Chambre de la noblesse que les commissaires chargés de la
vérification des pouvoirs : ceux-ci continuent imperturbablement leur
besogne. Cependant
le clergé, divisé contre lui-même et entraîné par la minorité très forte des
curés, proposait de vagues moyens de conciliation. Il demandait que chaque
ordre nommât des commissaires qui se concerteraient avec ceux des autres
ordres. L'indication était très incertaine : la noblesse accueillit cette
proposition en spécifiant bien que ses commissaires n'auraient d'autre mandat
que d'expliquer aux Communes pourquoi la noblesse se constituait à part.
Mirabeau, en un grondement de colère, s'écria à la séance du 15 mai : «
N'est-ce pas une grâce que Messieurs de la noblesse accordent aux autres
ordres lorsqu'ils nomment des commissaires pour se concerter avec eux ?
Puisqu'ils ont eu le droit de vérifier leurs pouvoirs séparément, de se
constituer en chambres sans le consentement des autres, qui les empêche
d'aller en avant, de faire une constitution, de régler les finances, de
promulguer des lois ? Les nobles ne sont-ils pas tout en France ? Qu'est-ce
qu'une corporation de vingt-quatre millions d'individus ? Cela vaut-il la
peine d'être compté pour quelque chose ? » Par ces
éclats d'ironie hautaine, il animait le Tiers à la résistance : mais aussi
soucieux d'éviter les démarches irréparables que de prévenir toute faiblesse,
il ne proposait encore rien et se contentait de prolonger la colère
expectante des Communes et de la Nation. C'est le député de Rennes, le breton
Chapelier, qui, fidèle au violent esprit révolutionnaire de sa province, fit
le premier jaillir l'éclair. Tandis que le pasteur Rabaud Saint-Etienne
demandait que le Tiers envoyât des commissaires aux autres ordres mais avec
mandat de maintenir le vote par tête et l'indivisibilité de l'Assemblée,
Chapelier veut confier aux commissaires un mandat menaçant. « Les
députés des Communes déclarent qu'ils ne reconnaîtront pour représentants
légaux que ceux dont les pouvoirs auront été examinés par des commissaires
nommés par l'Assemblée générale. » Et déjà, Chapelier appelle les Communes «
le corps national ». C'était signifier aux autres ordres que sans le Tiers
ils n'étaient rien, et que sans eux, s'ils s'obstinaient, le Tiers serait la
nation. C'était la guerre déclarée. Mirabeau s'en effraye, car quelles seront
les conséquences ? et où sera le point d'appui du Tiers Etat si les autres
ordres bravent ses menaces et ses sommations ? Aussi, il indique une voie
intermédiaire. Il sait que le clergé divisé, incertain, ne marche pas
délibérément avec la noblesse : et il veut aggraver la désunion des deux
ordres privilégiés, afin de sauver le Tiers. « Envoyez au clergé, Messieurs,
et n'envoyez point à la noblesse, car la noblesse ordonne et le clergé
négocie. Autorisez qui vous voudrez à conférer avec les commissaires du
clergé, pourvu que vos envoyés ne puissent pas proposer la plus légère
composition, parce que sur le point fondamental de la vérification des
pouvoirs dans l'Assemblée nationale vous ne pouvez vous départir de rien. Et
quant à là noblesse, tolérez que les adjoints confèrent avec elle comme
individus ; mais ne leur donnez aucune mission, parce qu'elle serait sans but
et ne serait pas sans danger. » Avec un
merveilleux instinct révolutionnaire il voulait diviser le bloc ennemi ; il
ne disait pas dogmatiquement : entre le clergé et la noblesse, entre les deux
ordres privilégiés il n'y a point pour nous de différence : il essayait au
contraire de faire passer entre eux la Révolution. Les Communes écartèrent un
moment la motion de Mirabeau et décidèrent d'abord d'envoyer des commissaires
pour conférer avec ceux de la noblesse et du clergé ; mais cette conférence
n'ayant pas abouti, Mirabeau reprit sa proposition. « Je
vous demande de décréter une députation vers le clergé, députation très
nombreuse et très solennelle qui, résumant tout ce que nos adversaires ont si
subtilement allégué, tout ce que nos commissaires conciliateurs ont si bien
dit, adjurera les ministres du Dieu de paix de se ranger du côté de la
raison, de la justice, de la vérité, et de se réunir à nous pour tenter un
nouvel effort auprès de la noblesse : si les espérances que nous avons
conçues d'une grande partie du clergé sont fondées, elles se réaliseront à
l'instant même ; et quelle différence pour nous d'inviter la noblesse, de la
sommer au besoin, de réclamer contre elle, s'il est malheureusement
nécessaire, réunis avec le clergé ou isolés de lui ? Mais quel que soit le
succès d'une telle démarche, elle vous donnera l'honneur de tous les
procédés, elle conquerra l'opinion universelle à votre modération et à votre
fermeté. » La
motion de Mirabeau fut accueillie par acclamation et exécutée au même
instant. Elle eût été probablement décisive : encouragés par la démarche
solennelle d'un grand nombre de députés du Tiers, les curés auraient rompu
avec les évêques : l'ordre du clergé aurait été décomposé ou même obligé de
s'unir au Tiers Etat et cette réunion aurait rendu intenable la situation de
la noblesse. Mirabeau
le savait bien quand il rappelait aux Communes que l'ordre du clergé était «
menacé de divisions intérieures ». Mais à la minute même où l'action des
députés du Tiers, succédant à une longue et utile temporisation, allait être
décisive, le roi intervient par un coup de théâtre. Le 28 mai, il évoque à
lui tout le différend, et après quelques paroles amères, il conclut : « Je
désire que les commissaires conciliateurs déjà choisis par les trois ordres
reprennent leurs conférences demain, à six heures du soir, et, pour cette
occasion, en présence de mon garde des sceaux et des commissaires que je
réunirai à lui, afin d'être informé particulièrement des ouvertures de
conciliation qui seront faites et de pouvoir contribuer directement à une
harmonie si désirable et si instante. » Evidemment cette intervention a été
suggérée au roi par le haut clergé. Celui-ci sentait que les curés allaient
lui échapper, et il conseilla à Louis XVI de se saisir de l'affaire. C'était
un coup de maître : le roi devenait l'arbitre de la Révolution : après avoir
réduit à un rôle subalterne les commissaires des Etats généraux, c'est-à-dire
les Etats généraux eux-mêmes, il leur imposait dans la question du vote par
tête ou par ordre, qui commandait toutes les autres, sa solution, et le haut
clergé, ayant maté par l'intervention royale la résistance encore timide des
curés, triomphait avec le roi : il devenait à ses côtés l'arbitre des
événements, le suprême modérateur de la Révolution. Ainsi le génie clérical
répondait, par une manœuvre hardie, au coup droit porté par Mirabeau.
L'embarras des Communes fut grand. Accepter ces conférences ? c'était tout
livrer à l'arbitraire du roi et mettre la Révolution elle-même à la merci
d'un arrêt du conseil. Les refuser ? c'était entrer en lutte avec le roi
lui-même soutenu des autres ordres. Malouet aurait voulu non seulement qu'on
envoyât des délégués à la conférence, mais qu'on leur donnât un mandat très
large. Il s'obstinait à rêver l'entente cordiale des Communes « et de l'élite
des classes privilégiées ». Chapelier et les députés bretons s'opposèrent à
toute conférence, et ici encore, Mirabeau indiqua et fit adopter une démarche
intermédiaire. Il dénonça le piège caché dans la proposition royale, le
conciliabule du haut clergé qui l'avait inspiré, et il conclut qu'il était
imprudent et impossible de refuser les conférences, mais qu'il fallait en
même temps envoyer au roi une députation directe pour bien lui faire entendre
que c'est une Assemblée nationale que la France avait nommée et que rien ne
pouvait rompre l'unité de la représentation nationale. Il fut décidé ainsi,
et une adresse au roi, assez atténuée, d'ailleurs, et prudente, fut rédigée.
Pendant que se tenaient ces dangereuses conférences, le haut clergé,
décidément maitre du terrain, et traînant à sa suite les curés intimidés, formula
la proposition la plus insidieuse. Il demanda aux trois ordres de s'entendre
pour remédier à la cherté des subsistances et assurer du pain au peuple.
C'était d'une habileté scélérate. Le haut clergé espérait ainsi se rendre
populaire, et de plus il créait une diversion au problème politique : à quoi
bon se quereller sur le vote par tête ou le vote par ordre ? Ne vaut-il pas
mieux s'occuper du pauvre peuple ? Ainsi sans doute, pour un morceau de pain
ou pour l'espoir d'un morceau de pain, le peuple abandonnerait la Révolution. Les
Communes indignées commencèrent à perdre patience. Elles répondirent que si
le clergé voulait vraiment s'occuper du peuple souffrant, il n'avait qu'à se
réunir aux députés du Tiers : elles laissaient entendre que si le clergé
était aussi impatient de soulager les misères publiques, il n'avait qu'à
renoncer à son luxe. Mais les Communes, liées par les conférences commencées
et par l'intervention royale, n'osaient encore se dresser révolutionnairement
contre toutes ces hypocrisies et toutes ces résistances. Elles attendaient
encore et, avec une colère croissante, rongeaient leur frein, se demandant
parfois si le pays énervé et lassé avant d'avoir agi, ne les laisserait pas
tomber dans l'abîme. Mais le pays était admirable de clairvoyance et, averti
par les lettres des députés, il faisait crédit à la bourgeoisie
révolutionnaire de plusieurs mois de souffrance et d'attente, pourvu
qu'enfin, à l'heure propice, elle s'affirmât. Necker, au nom du roi, mit fin aux conférences qui traînaient, par une formule de prétendue conciliation qui livrait tout à l'arbitraire royal. Chaque ordre devait vérifier à part les pouvoirs de ses membres : si des contestations se produisaient de la part des autres ordres, une commission commune devait délibérer, et si l'accord ne se faisait pas, le roi jugeait en dernier ressort. Appliquez cette procédure aux autres questions, et toute la Révolution est remise aux mains du roi. Necker se disait sans doute qu'elle était par là même remise entre ses mains. C'était la consécration définitive de l'arbitraire royal et du despotisme ministériel. |