J'ai
déjà montré sous quelle surcharge de droits féodaux, de dîmes ecclésiastiques
et d'impôts royaux pliaient les paysans. Mais depuis un demi-siècle, depuis
vingt-cinq ans surtout, un phénomène nouveau se manifestait dans les
campagnes : c'est ce que j'ai appelé, d'après Marx, le capitalisme agricole,
l'application du capital à la terre pour la culture scientifique et
intensive. Or ce phénomène commençait à avoir sur la condition des paysans de
sourdes répercussions. Qu'il y
ait eu de 1760 à 1789 un grand progrès agricole, un vaste renouvellement des
méthodes, des bâtiments, de l'outillage, on ne peut le contester. M. Kareiew,
dans son livre sur les Paysans et la Question paysanne et en France, où
quelques documents intéressants sont perdus dans beaucoup d'affirmations
inexactes ou vagues, insiste sur la détresse et sur la décadence de
l'agriculture dans la période qui précède la Révolution. Je ne comprends pas
comment on peut justifier cette allégation. Je sais
bien qu'Arthur Young signale, en plusieurs parties de son voyage en France,
l'insuffisance de la culture ; et il est certain que l'agriculture française
était très inférieure à l'agriculture anglaise. Mais Arthur Young n'a pu
comparer l'état de la France agricole en 1789 à l'état de la France agricole
en 1760. Or,
quelques témoignages décisifs et quelques grands faits économiques démontrent
qu'il y a eu en ces vingt-cinq ans une grande poussée dans le sens de la
culture intensive. D'abord, une partie considérable des terres était passée à
la bourgeoisie enrichie par le commerce et l'industrie. Non seulement le fait
est constant par les témoignages déjà cités de Bouillé, de Barnave. Mais
l'abbé Fauchet, avec une vue très pénétrante, note ce transfert d'une partie
de la propriété foncière des nobles aux bourgeois comme un des faits qui ont
préparé et rendu possible la Révolution. « Si
les grandes propriétés, écrit-il en 1789, n'étaient point passées en partie
dans le Tiers Etat par les produits du Commerce, par les places de Finances,
par la corruption même de plusieurs familles des anciens seigneurs qui
tenaient la majorité des terres du Royaume dans leur domaine et qui ont
ruiné, par le luxe et la débauche, la vaste fortune de leurs pères ; la
Nation, toujours à la merci d'un seul ordre de riches, serait encore asservie
par une caste de tyrans de qui dépendrait l'existence de tout le reste des
citoyens. Le ressort sacré de la liberté publique n'aurait pu se bander à ce
moment pour repousser l'antique esclavage... « Oui,
c'est uniquement parce qu'il y a des richesses pondérantes dans le Tiers Etat
qu'il s'y trouve du ressort et de la puissance. Sans cet avantage nous
restions dans la servitude et la mort civile. » Ainsi
c'est parce qu'il y a dès maintenant dualité dans la propriété foncière que
le mouvement d'émancipation a été possible. Si elle avait pesé tout entière
comme un bloc sur le Tiers Etat, celui-ci, malgré sa richesse industrielle et
mobilière, n'aurait peut-être pas pu se redresser. Et il faut bien que la
portion de propriété foncière conquise par la bourgeoisie soit assez
considérable pour que cette conquête soit regardée comme une des ressources
de la Révolution. Or,
comment admettre que cette bourgeoisie, déjà enrichie par le travail
industriel, n'ait pas appliqué à la terre ses habitudes de gestion productive
? Il est vrai qu'Arthur Young constate que dans les régions industrielles
comme la Normandie où beaucoup de domaines ruraux ont été acquis par les
bourgeois des villes, la culture est loin d'être perfectionnée : mais, quelle
que soit la valeur de ses observations, il est impossible de comprendre
comment cette pénétration de la propriété rurale par la bourgeoisie «
capitaliste » n'a point modifié le régime de l'exploitation foncière. Au
demeurant, ce n'étaient pas les bourgeois seuls qui transformaient les
méthodes, mais, à leur exemple, les nobles. Il n'est qu'à voir avec quelle
déférence et quelle sympathie les physiocrates, notamment Baudeau, parlent de
la noblesse rurale pour deviner qu'elle entrait dans le système
physiocratique, et prodiguait « les avances » à la terre. Le soin
même avec lequel l'école physiocratique analysait les avances faites par le
propriétaire au sol, avances primitives et avances annuelles, démontre qu'une
large application des capitaux à la terre était dès lors réalisée. Le père de
Mirabeau, l'Ami des hommes, dans ses « Eléments de philosophie rurale »
estime qu'un grand capital d'exploitation est la condition absolue de toute
bonne culture. « L'extinction de cette propriété mobilière — il désigne
ainsi le capital d'exploitation foncière — est l'extinction de la propriété
foncière qui n'est plus assise que sur un désert. » Il en fait un élément si
important, une catégorie si décisive de la production agricole qu'il assigne
à une catégorie distincte de personnes le soin de représenter le capital d'exploitation. Ce
n'est pas le propriétaire du fonds qui peut le fournir. En procurant le fonds
il a en quelque sorte épuisé sa fonction : ce sont les riches fermiers qui
doivent fournir les avances. Ainsi il y a comme un personnel spécial de
capitalistes agricoles qui intervient dans la production. « Ces
richesses d'exploitation, sans lesquelles la terre est stérile à notre égard,
ne sont point annexées à la propriété de la terre ; au contraire, il importe
que le propriétaire, jouissant d'un revenu fixe et disponible, ne soit chargé
que de l'entretien du fonds et puisse vaquer aux divers emplois de la
Société. Les richesses productives doivent appartenir au cultivateur lui-même
qui prend à l'entreprise l'exploitation du fonds, et que nous appelons
fermier, et ce n'est que lorsque par des erreurs grossières on a attenté à
l'immunité des richesses d'exploitation et spolier les cultivateurs, que les
propriétaires obligés d'en fournir de faibles et insuffisantes, sous peine de
voir leurs fonds devenir friches, les confient aux mains de pauvres colons
mercenaires, qui partagent avec le propriétaire qui a fait les avances, le
faible produit d'une pauvre culture et qui vivent sur le dépérissement même
des richesses qui les doivent nourrir. Les richesses d'exploitation doivent
donc être sacrées. » Cela est écrit en 1767, et ce n'était point théorie
pure. Cette
classe de grands fermiers, de grands capitalistes de l'exploitation agricole
se développait largement à la fin de l'ancien régime ; ils prenaient à bail,
soit pour l'exploitation directe, soit pour les sous-louer, de nombreux
domaines, et Mercier leur consacre, en 1785, un chapitre spécial où il parle
de leur luxe incroyable et de leurs richesses. Le
marquis de Mirabeau entre dans le détail de ce capital du fermage. « Les
avances primitives de l'établissement d'une charrue, attelée de quatre forts
chevaux, et ses dépendances consistant en bestiaux, outils, engrais,
fourrages secs et autres amas indispensables, nourriture et salaires
anticipés de domestiques et d'ouvriers, et les dépenses d'entretien et de
subsistance du fermier et de sa famille pour entreprendre et exécuter la
première cultivation antérieure aux produits : ces avances primitives, dis-je,
sont ici évaluées 10.000 livres... Les avances annuelles d'une charrue
consistant dans les fonds de toute espèce qu'elle emploie pour préparer le
produit, sont évaluées à 2.100 livres. » Comme
on voit, pour les domaines à plusieurs charrues la somme des avances
nécessaires dans le type de grande et forte production recommandé par les
économistes, est considérable. Ces calculs s'appliquent surtout, il est vrai,
aux pays de fermage où la culture se fait généralement par des chevaux,
l'Ile-de-France, la Flandre, la Picardie, etc., mais ce sont les régions
agricoles les plus puissantes. Sous
l'action de ce capitalisme agricole, la culture avait rapidement progressé.
Je note dans le rapport de Calonne aux notables, en 1787, ces paroles tout à
fait remarquables : « Ainsi s'explique que les domaines du Roi n'aient pas
participé à cette heureuse révolution qui depuis vingt ans a doublé le revenu
des terres. » Quelle que fût l'impertinence de Calonne ou sa légèreté, il
n'aurait jamais tenu un pareil langage à une assemblée où abondaient les
grands propriétaires si le fait n'eût été certain. En
beaucoup de régions les Cahiers ruraux se plaignent que les terres soient
« démasurées » par les propriétaires, que les petites fermes soient
remplacées par de grandes exploitations, et il est certain que c'est dans la
deuxième moitié et surtout le dernier quart du xviii° siècle qu'ont été
construits beaucoup de ces grands bâtiments de fermes que nous voyons
aujourd'hui encore dans l'Ile-de-France ou la Flandre. Un vaste travail de
reconstruction et réinstallation rurale se poursuivait en même temps que la
rénovation urbaine. Mais quel eût été l'objet de toutes ces dépenses si les
propriétaires n'avaient voulu inaugurer une culture plus savante et mieux
outillée ? C'est pour abriter les puissants attelages, les grands
approvisionnements d'engrais et de fourrages qu'un seul vaste bâtiment était
substitué aux pauvres masures dispersées. La
Société royale d'agriculture est fondée à Paris, en 1785, pour donner une
direction scientifique à ce mouvement de régénération agricole, et le recueil
de ses travaux est un des plus substantiels et des plus vivants qui se puisse
rencontrer. Elle se propose d'étendre peu à peu à la France entière la
méthode perfectionnée de culture de l'Ile-de-France. Le
marquis de Guerche, son président, dit dans son discours d'ouverture de 1786
: « On ne doit pas juger de l'éclat de l'agriculture en France par l'état
florissant des environs de la Capitale où, quoique les terres soient très
médiocres, la grande quantité d'engrais les met, pour les récoltes, au niveau
des meilleures. La comparaison de ces lieux favorisés par le hasard des
circonstances avec d'autres lieux, souvent très voisins, démontre d'autant
mieux que l'industrie doit venir au secours de la culture négligée des
provinces éloignées. » C'est
comme le manifeste de la culture scientifique et intensive ; et le marquis de
Guerche sollicite expressément « le concours des chimistes, des mécaniciens,
des naturalistes ». La Société proclame à maintes reprises qu'elle veut
animer à la fois et régulariser le progrès, et préserver les cultivateurs de
la routine et de l'abus des systèmes. Un de ses membres les plus influents,
le duc de Liancourt, le même qui rédigea à l'Assemblée Constituante un beau
rapport sur l'assistance publique, ne cesse de répéter qu'il ne faut point se
laisser décourager par les préjugés et les routines des paysans. « Il
faut, dit-il, avec une philanthropie un peu hautaine, forcer les paysans à
devenir riches malgré eux. » La
Société organise, dans l'année 1786, des comices agricoles qui se tiennent en
chaque canton de la généralité de Paris, à l'hôtel de ville ou au château.
Pour propager des espèces nouvelles de moutons aux qualités de laine
supérieures, elle donne des béliers au troupeau commun de chaque canton. Curieuse
initiative et qui montre bien que le progrès technique et scientifique de la
culture aurait pu se concilier avec le maintien et même avec l'extension des
biens communaux. Mais n'anticipons pas. Les
travaux de la société royale de Paris eurent clans toute la France agricole
un tel retentissement qu'elle est considérée comme un modèle sur lequel
doivent se créer des sociétés de province. Je lis, par exemple, dans les
Cahiers du Tiers Etat du Poitou : « Il
est à souhaiter surtout qu'on adopte pour la formation de la société
d'agriculture qu'on se propose d'établir à Poitiers, les règlements de la
société d'agriculture de Paris ; de cette manière on ne se bornera pas à la
théorie sur le premier et le plus utile des arts. Les meilleures cultures
seront encouragées ; on favorisera l'amélioration des laines en faisant
adopter l'usage des parcs domestiques d'après les principes de M. d'Aubenton
; on multipliera les meilleures races de moutons ; on en fera de même pour
les aumailles, pour les chevaux et mulets, en veillant à fournir la province
des étalons les plus convenables. » Et les
cahiers de Châtellerault, quand ils combattent la dîme, ne la dénoncent pas
surtout comme inique et onéreuse aux cultivateurs : mais comme contraire aux
progrès de la culture et à la grande rénovation agricole commencée dans la
province. Nulle part on ne sent mieux la contradiction entre le régime social
suranné et l'essor des forces productives ce n'est pas parce que
l'agriculture était en « décadence » qu'elle se révolte contre l'ancien
régime, c'est parce que celui-ci arrête l'élan du progrès qui commence à se
marquer. Et, en
encourageant la culture sans avoir la force de supprimer les entraves qui
liaient le travail, le gouvernement royal préparait lui-même sa chute. « On
convient, disent les Cahiers, qu'il n'est qu'un remède efficace contre tous
les maux — pauvres récoltes d'un terrain maigre, rareté et cherté du bétail —
: c'est de multiplier les prairies naturelles et artificielles. Le
gouvernement qui en a senti l'importance, a fait distribuer par la voie de
l'intendance, et depuis, par celle de l'assemblée provinciale, des
instructions, pour engager à multiplier les prairies et indiquer les
meilleures méthodes pour le faire : mais si les avantages de cette
culture sont infinis pour la fertilité des terres, ils sont aussi infiniment
coûteux. Il faut ajouter aux frais directs de la formation des prairies
l'achat de graines et d'engrais, une non-jouissance durant les premières
années qui gênent considérablement ceux qui ont le courage de former de
pareilles entreprises. On voit quelques décimateurs s'empresser d'étouffer
cette émulation dans les cantons où la dîme des prés (la dîme verte) n'est pas due. « Ils
se font payer la dîme sur les prairies nouvelles et sur les prairies
artificielles. Ils menacent et intimident les plus faibles, qu'ils forcent
ainsi de leur payer cette sorte de dîme... » « Or
les suites de ces usurpations sont meurtrières pour l'agriculture. Il est
facile de prouver que la dîme du onzième sur des vignes et sur des prairies
nouvelles, genre d'exploitation très coûteux, ne peut être moins que le
cinquième et presque toujours le quart et quelquefois le tiers du produit
net. L'introduction de ce droit énorme sur les prairies ne peut donc
qu'épuiser le cultivateur et le décourager. Cet abus forme encore de
nouvelles entraves par le désavantage que l'on trouve à défricher d'anciennes
prairies dont les décimateurs ne prennent point la dîme pour leur en
substituer de nouvelles sur lesquelles ils la prétendent. C'est
précisément ce convertissement continuel de prairies en terres labourables et
de terres labourables en prairies qui fertiliserait le sol, revivifierait
l'agriculture et ranimerait les cultivateurs : et c'est à cette réforme
salutaire que s'opposent les décimateurs contre la raison, la justice et leur
propre intérêt. » Il est
visible qu'il y a tout un mouvement d'idées, tout un système de pratiques
nouvelles, et dans les dernières phrases citées c'est la disparition de la
jachère, c'est-à-dire la première affirmation éclatante de l'agriculture
intensive qui est annoncée comme prochaine,' si l'ineptie du système social
ne s'y oppose plus. De tous
ces faits, de tous ces indices que je pourrais multiplier, il résulte avec
évidence que le dernier tiers du xviii' siècle a été marqué par un grand
progrès de la culture. Le gouvernement n'aurait pas promulgué l'édit du 14
janvier 1763 autorisant le desséchement des marais et exonérant de l’impôt
les terres ainsi conquises, il n'aurait pas promulgué l'édit du 13 août 1766
encourageant aussi, par une exemption d'impôt, le défrichement des terres à
ensemencer s'il n'avait su que partout des activités commençaient à
s'éveiller. Mais
voici la conséquence sociale immédiate et redoutable de ce grand mouvement
agricole. La culture intensive et perfectionnée ayant donné de bons résultats
et permis presque 'partout aux propriétaires, comme en témoignent les
rapports de la société d'agriculture, d'élever le taux des fermages, les
appétits des puissants furent partout excités ; et ils s'appliquèrent
résolument à fortifier et à étendre leur propriété privée, à abolir toutes
les restrictions que l'usage imposait à leur droit de propriétaire dans
l'intérêt de la collectivité. Il y avait dans la propriété foncière de
l'ancienne France plusieurs traits d'un communisme rudimentaire. C'était
le droit de glanage. C'était le droit de vaine pâture : c'était surtout
l'existence des biens des communautés, de ce que nous appelons aujourd'hui
les biens communaux, bois ou prairies. Or, dans le dernier tiers du XVIIIe
siècle, la tendance très énergique de la propriété foncière est de secouer la
servitude du glanage et de la vaine pâture et d'absorber le domaine des
communautés. Et les effets sociaux de ce mouvement sont extrêmement
complexes. Tandis qu'en ce qui touche les droits féodaux et les privilèges
nobiliaires, le Tiers Etat des campagnes et la bourgeoisie des villes
marchent d'accord ou à peu près d'accord contre la noblesse, il se produit à
propos du droit de glanage et de vaine pâture, et à propos des biens
communaux une dislocation dans le Tiers Etat. D'abord il y a opposition ou
tout au moins divergence entre les bourgeois des villes et une partie des
habitants des campagnes. Les
bourgeois des villes devenus acquéreurs de domaines ruraux et voulant en
obtenir le rendement le plus élevé possible, voudraient bien en fermer
l'accès aux glaneurs et glaneuses, surtout aux troupeaux de toute la
communauté, qui, après la récolte des foins et pendant une assez longue
période de l'année ont le droit d'aller pâturer dans les prés des
particuliers. Quant aux biens communaux, le propriétaire bourgeois s'en
désintéressait un peu : pratiquant d'habitude les méthodes de culture les
plus récentes, il n'attachait pas grande importance à pouvoir faire pâturer
son bétail sur le terrain commun : il avait de larges approvisionnements de
fourrages. Et même parfois il pouvait désirer que la décomposition des biens
de la communauté lui permît d'acheter d'autres grandes étendues de terre à de
bonnes conditions. Au contraire, les pauvres paysans avaient un intérêt de
premier ordre à maintenir le droit de glanage qui leur donnait un peu de blé
et du chaume pour couvrir, leur misérable masure. Ils avaient grand intérêt
aussi à garder le droit de parcours et de vaine pâture qui leur permettait de
nourrir une partie de l'année leur vache et quelques moutons. Enfin comment
auraient-ils renoncé à leur droit d'usage sur les biens de la communauté
puisqu'ils n'avaient aucune chance d'en acquérir une portion s'ils étaient
aliénés ? Il y
avait donc en tous ces points un certain conflit de tendances entre la
bourgeoisie des villes, propriétaire d'immeubles ruraux, et une portion des
paysans. Mais parmi les paysans même, parmi les cultivateurs il y avait
division et incertitude. Beaucoup de paysans propriétaires ; eux aussi,
détestaient le droit de glanage et de vaine pâture. Leur terre, déjà chargée
bien souvent de droits féodaux, était encore frappée d'une sorte de servitude
au profit des pauvres ou de la communauté. Leur propriété individuelle était
comme resserrée entre le droit féodal, agissant par la dîme, le champart, le
cens, et une sorte de communisme élémentaire. Quand
ils avaient livré au décimateur ou au champarteur plusieurs gerbes de leur
récolte, il fallait qu'ils abandonnent aux habitants de la commune les épis
laissés à terre ou le chaume plus ou moins haut. Quand ils avaient abandonné
au décimateur de la dîme verte une partie de leurs foins ils devaient pour
plusieurs mois livrer passage sur leur pré aux troupeaux qui pâturaient.
Ainsi c'était comme une perpétuelle invasion et occupation de leur terre
tantôt au nom de la suzeraineté féodale, tantôt au nom de la communauté. Et
les paysans propriétaires aspiraient à libérer leur domaine de toutes ces
interventions, leur propriété de toutes ces restrictions : ils aspiraient,
selon le mot de Boncerf, à la simplification générale de leur propriété,
aussi bien contre le faible et pauvre communisme de village que contre la
puissante oligarchie nobiliaire. Ainsi,
ils s'accordaient avec la plupart des seigneurs ou de leurs fermiers pour
restreindre autant que possible le droit de glanage et de vaine pâture. C'est
pour répondre à ce mouvement que la royauté avait, par une série d'édits ou
d'arrêtés du Parlement, notamment par l'édit de clôture de 1766, accordé aux
propriétaires le droit d'enclore leurs terres, dans des conditions
déterminées : et ce droit de clôture avait soulevé dans les campagnes des
contestations très vives. Il était approuvé et demandé par les propriétaires
riches et combattu par les pauvres. Les Cahiers des Etats généraux portent à
propos du droit de glanage et de vaine pâture la marque de ces hésitations et
de ces luttes. Ainsi, la communauté du Bourget demande dans l'article 16 de
ses Cahiers, « Qu’on remette en vigueur les anciens règlements qui enjoignent
à tous fermiers cultivateurs, de laisser leurs champs libres après la
moisson, au moins l'espace de vingt-quatre heures, pour la facilité des
glaneurs ». C'est la preuve que là, le droit exclusif de propriété avait fini
par éliminer jusqu'au glanage : la paroisse d'Epinay-le-Saint-Denis demande «
l'exécution des lois sur le glanage » et on ne sait si elle entend par là que
le glanage supprimé doit être rétabli, ou au contraire que le glanage déréglé
doit être ramené à une juste mesure. La
paroisse de la Queue-en-Brie demande « que les arrêts et règlements rendus
sur le glanage dans les moissons soient exécutés suivant leurs formes et
teneurs, et qu'il ne soit permis à l'avenir, de glaner qu'aux pauvres
infirmes et à ceux qui ne peuvent absolument point vaquer aux occupations de
la moisson ». Ici c'est l'opposition au glanage qui l'emporte : et il est
clair que si seuls, les infirmes, ceux qui sont absolument incapables de tout
travail sont admis à glaner, le glanage est à la discrétion des propriétaires
; car il dépend toujours d'eux de trouver insuffisant le degré d'infirmité et
de pauvreté du glaneur. La
noblesse du Boulonnais, en l'article glanage de ses Cahiers insiste presque-
violemment dans le même sens d'exclusivisme propriétaire. « S'il n'y avait
que les enfants et les gens hors d'état de travailler qui glanassent, cette
espèce de dîme serait regardée par les propriétaires des champs comme une
charité à laquelle ils seraient bien éloignés de s'opposer ; c'est
actuellement une profession pour les fainéants et vagabonds ; non seulement
ils n'attendent point que les grains soient pliés ou rentrés, mais ils
prennent aux javelles et aux gerbes, et vont nuitamment en enlever ; les
propriétaires et les fermiers ne sont plus maîtres de leurs champs lors de la
récolte ; tandis que les bras manquent à l'agriculture, les glaneurs qui en enfin
privés de la pâture que M. l'archevêque d'Aix se réserve après la dernière
coupe faite : ce sont pertes sur pertes. » Je lis
dans un autre « que les fermiers ne devraient être autorisés à coucher en
herbe (à
mettre en prairies)
qu'un sixième de leur terre pour que les pauvres habitants ne perdent pas le
moyen de glaner ». Ainsi il est visible qu'il y a lutte dans les campagnes
mêmes et jusque dans le Tiers Etat rural entre la force propriétaire et
l'antique droit des pauvres. Il est
clair aussi que c'est l'antique droit des pauvres qui recule et que la force
de la propriété privée, affirmée à la fois par les propriétaires nobles,
bourgeois et paysans, est victorieuse. Ah !
certes, il ne faut pas qu'il y ait de confusion. Il ne faut pas que l'on
assimile au magnifique communisme moderne compris aujourd'hui par le
prolétariat socialiste, ce communisme misérable et rudimentaire. Dans le
communisme moderne, les travailleurs n'iront 'pas, mendiants furtifs, glaner
sur la terre d'autrui : tous ensemble ils moissonneront fièrement la grande
moisson commune affranchie de tout prélèvement bourgeois ou noble. Le
communisme moderne mettra au service des paysans groupés et affranchis toutes
les forces de la science : et je reconnais au contraire que les antiques
coutumes, comme celles du glanage, qui luttaient à la fin du XVIIIe siècle
contre l'intensité croissante et l'exclusivisme croissant de la propriété
individuelle, étaient souvent contraires au progrès. Interdire
l'emploi de la faux, sous prétexte que la faucille laisse au glaneur un
chaume plus haut, empêcher l'extension des prairies naturelles ou
artificielles et gêner l'élevage du bétail sous prétexte que les glaneurs ont
droit à une surface déterminée de glanage, c'est prolonger la routine et la
misère : et en somme, l'âpreté individualiste des seigneurs, des fermiers,
des bourgeois, des riches laboureurs servait l'humanité future mieux que le
communisme de quasi-mendicité et de somnolente routine que voulaient
maintenir les pauvres. Il n'en
est pas moins vrai que tout ce développement intensif de la propriété
agricole expropriait les pauvres paysans d'une partie-de leurs ressources
accoutumées et de leur droit, et que, quand viendra le règlement des comptes
entre les possédants et les dépossédés, le prolétariat rural pourra réclamer
le grand communisme moderne comme une sorte de restitution et de réparation. Si les
nobles avaient été habiles et s'ils n'avaient pas participé eux-mêmes à ce
grand mouvement de culture intensive qui refoulait peu à peu le peuple
misérable, ils auraient pu se créer dans les campagnes une clientèle
redoutable en protégeant les pauvres des villages contre l'expropriation que
leur faisaient subir les propriétaires bourgeois ou les riches propriétaires
paysans ; défenseurs énergiques du droit de glanage, du droit de vaine
pâture, ils auraient pu grouper autour d'eux la multitude des pauvres comme
une armée de contre-Révolution. « Tu
vois ce riche paysan ? il ne veut pas me payer le cens ou le champart que ses
pères m'ont toujours payé et qu'il me doit : et il veut en même temps t'ôter
le droit de ramasser sur sa terre les épis tombés dont se nourrit ta faim, le
chaume dont tu te chauffes un peu l'hiver : il veut t'ôter le droit d'envoyer
sur ses prés, quand il a ramassé les foins, ta vache amaigrie qui te
donnerait un peu de lait ; veux-tu que nous nous entendions contre ce révolté
égoïste qui fait du tort à son seigneur et qui n'a pas de cœur pour les
pauvres ? » Il
semble bien qu'en quelques régions et à certains moments les seigneurs ont
songé à jouer ce rôle de démagogie féodale, qui aurait créé à la Révolution
un formidable obstacle. Je note
dans le recueil de la Société royale d'agriculture un bien curieux procès qui
venait en 1785 devant le Conseil d'Etat du roi. « Les habitants du village
d'Urvilliers et ceux de quatorze autres villages du ressort du bailliage de
Saint-Quentin usaient librement, à •l'instar de leurs voisins, du droit de
récolter leurs grains en employant la faucille ou la faux, suivant que les
circonstances les y déterminaient dans leur plus grand intérêt. » « Le
lieutenant du bailliage de Saint-Quentin, seigneur d'Urvilliers, fit rendre
contre eux, le 12 septembre 1779, par son juge, une sentence portant défense
de faire aucuns chaumes sur les terres qu'ils avaient fait scier, leur
ordonnant de laisser le chaume sur leurs terres aux pauvres d'Urvilliers et
les condamnant. » Tous
les propriétaires paysans de la région alléguaient que quand leurs blés
étaient un peu verts et que les grains tenaient bien dans l'épi, ils
fauchaient leurs blés, qu'ainsi ils pouvaient les couper ras sans perdre de
grains ; qu'au contraire quand les blés étaient trop mûrs, ils ne pouvaient
les faucher sans perdre beaucoup de grains et recouraient à la faucille. Et ils
concluaient : Puisque, quand nous fauchons nos blés, nous ne laissons pas de
chaume aux pauvres, pourquoi veut-on nous interdire d'utiliser nous-mêmes les
chaumes laissés par la faucille ? Veut-on nous obliger, pour ne pas perdre
les chaumes, à employer la faux toujours, même quand les blés trop mûrs
laisseront tomber le grain ? Le seigneur les condamnait obstinément. Curieuse
lutte que celle des pauvres soutenus par le seigneur contre tous les
propriétaires paysans acharnés à ne rien laisser, même aux affamés, de la
récolte qui leur avait coûté tant de peine et sur laquelle d'ailleurs le
seigneur et le décimateur prélevaient tant de belles gerbes. Généralisée et
systématisée, cette lutte, si hypocrite qu'elle fût de la part des nobles
exploiteurs, aurait pu avoir de graves conséquences. Je lis
dans le Cahier des remontrances du bourg et paroisse de Chelles un article
contre le glanage et contre la complaisance des seigneurs et de leurs juges
pour les glaneurs. « La coutume de Paris, ni presque aucune autre, n'ont
parlé du glanage ; le zèle du parlement à veiller à l'ordre public lui a fait
donner des règlements portant qu'on ne pourra faire entrer aucune bête dans
l'héritage moissonné que trois jours après la récolte, pour que les pauvres
aient le temps de ramasser ce qui a pu en rester, que les glaneurs ne peuvent
glaner qu'après, l'entier enlèvement des fruits récoltés et qu'il n'y aura
que les pauvres hors d'état de travailler par âge ou par infirmité, tels que
les vieillards ou les enfants qui peuvent glaner et non les personnes aisées
et en état de travailler ; mais que faute par le juge des seigneurs de tenir
la main à l'exécution de ces règlements, on fait dévorer par les animaux ce
qui doit être réservé pour les pauvres et on souffre que des gens, aisés et
en état de travailler, enlèvent aux vrais pauvres, cette légère ressource. Il
faut obliger les seigneurs à faire exécuter, par leurs officiers de justice,
les règlements du parlement. » Au
fond, malgré de savantes symétries et l'affectation d'intérêt pour les
pauvres, c'est à une réduction et une quasi-suppression de glanage que
tendent les Cahiers de Chelles et ils font grief aux juges du seigneur de se
montrer trop complaisants. Ainsi cette sorte de connivence des seigneurs avec
les plus pauvres contre les « laboureurs » aisés n'était point rare. Mais
elle n'aurait pu avoir une portée sociale que si elle avait été constante et
universelle. Or, en bien des points et le plus souvent, les fermiers des
seigneurs étaient aussi âpres à défendre leur champ que le paysan
propriétaire, et nous avons vu par le Cahier du Boulonnais comment la
noblesse elle-même était souvent violente contre les glaneurs. Elle n'eut
donc en cette question qu'une tactique incertaine ; et elle ne pourra
utiliser au profit de la résistance et de la contre-Révolution le flottement et
la division que les progrès de la culture intensive et de la propriété
âprement individuelle produisaient dans le Tiers. Etat rural. Même
flottement du Tiers Etat et même incohérence impuissante de la noblesse dans
la question si importante du parcours et de la vaine pâture. Les vœux des
Cahiers du Tiers Etat sont tout à fait 'contradictoires. Ils demandent ou la
suppression ou la réglementation sévère, ou le rétablissement, ou l'extension
de la vaine pâture. Voici
le bourg de Chelles qui demande une réglementation précise : « La coutume de
Paris est absolument muette sur l'usage des pâtures communes ; elle ne dit
pas quand les prés doivent être en défense ; elle ne règle rien sur le nombre
des bêtes que chaque habitant peut mettre dans les pâtures communes, et de ce
silence, il résulte plusieurs abus dans cette paroisse et dans beaucoup
d'autres du ressort, savoir : 1° que des particuliers qui ne possèdent rien
absolument et ne font valoir aucuns biens, prennent en pension des chevaux
qu'ils nourrissent aux dépens de la commune ; 2° d'autres à peu près de la
même classe, élèvent des bestiaux ou en achètent d'autres, font commerce et
les font vivre sur les pâturages communs, même sur les prés dans les premiers
temps de la végétation : ce qui les rend stériles, nuit aux propriétaires ou
à leurs fermiers, qui ne peuvent avoir pour leur culture autant de bêtes \
qu'il en faudrait pour la rendre utile. » « Il
convient de provoquer une loi qui fixe l'époque à laquelle les prés seront en
défense, qui règle le nombre des bêtes de toute espèce que chaque habitant
pourra faire pâturer en été dans les pâtures communes, au même nombre qu'il
aura nourri l'hiver du produit de sa récolte, faite sur son propre pâturage
ou sur des héritages loués. Ce que nous proposons à ce sujet est conforme à
l'équité, aux dispositions littérales de plusieurs coutumes, à l'esprit de
nombre d'autres, notamment de celles de la marche d'Auvergne, de Melun, de
Montargis, etc., et à la jurisprudence des cours souveraines. » Comme
on voit, c'est ici encore le refoulement des pauvres qui ne pouvaient se
procurer un peu de bétail qu'en été, quand s'ouvraient les pâturages communs. Et le
Cahier ajoute pour aggraver encore ces restrictions : « Les moutons causent
aux propriétés artificielles.et naturelles un tel préjudice que le parlement
a rendu trois arrêts de règlement pour défendre de les faire pâturer en aucun
temps de l'année dans les prairies naturelles ; mais d'un côté, le parlement
ne tient pas assez la main à l'exécution de ses arrêts, de l'autre, il n'a
rien statué sur les prairies artificielles. Il conviendra par la loi qui
prononcera sur l'usage des pâturages communs de faire prononcer cet objet. » Enfin,
voici au nom des intérêts de l'élève du bétail une déclaration de guerre à
fond contre le libre parcours et la vaine pâture. « Il est important de
veiller à ce que les animaux se multiplient pour obtenir la diminution de la
viande, du beurre, du fromage, de la chandelle, etc., et cette multiplication
d'animaux ne viendra qu'en rendant une loi qui conserve à chaque propriétaire
ou à son fermier tout l'usage de ses prairies tant naturelles
qu'artificielles en l'interdisant à tout autre L'usage de rendre les prairies
communes immédiatement après la coupe des foins, ne nuit pas seulement à
l'agriculture en ne laissant pas à l'agriculteur la faculté de faire une
seconde coupe dans son pré, s'il en est susceptible, ou d'en conserver la
seconde herbe pour y faire engraisser telles bêtes qu'il voudrait. » « Cet
usage attaque directement la propriété. Il la restreint à environ quatre mois
de l'année, pendant lesquels le foin croît et se recueille, et pendant les
huit autres mois, cette propriété s'évanouit. Cependant le propriétaire en
paye toutes les charges, quand même il affermerait parce que le fermier, qui
sait qu'il les acquittera, loue en conséquence ; il n'y a pas d'usage plus
injuste. » « Mais
direz-vous, cet usage introduit par la nécessité doit être maintenu par
l'impossibilité de le révoquer parce qu'il est impossible que dans un
contenant de prairies naturelles d'environ 200 ou 300 arpents, possédés par
vingt ou trente propriétaires qui ont les uns 5 à 6 pièces, les autres 2 ou
3, d'autres une seule, et toutes contiguës, sans séparations par routes ou
chemins, qui conduisent d'une pièce à l'autre, chacun puisse faire séparément
de ce qui appartient. » « On
répond : 1° que même dans l'hypothèse de l'objection, cet usage ne devrait
être qu'entre les propriétaires et leurs fermiers, qui possèdent dans ce
contenant de prairies, de 290 à 300 arpents, et que chacun d'eux n'en devrait
user que dans la proportion de sa possession. » « On
répond en second lieu qu'en permettant les échanges des biens ruraux, même
avec les gens de mainmorte, sans aucun frais de contrôle, de centième denier
et de droits d'échanges, les propriétaires s'arrangeraient de manière que
celui qui avait 4 ou 5 pièces, n'en aura bientôt plus qu'une ou deux, et
l'avantage qu'ils trouveront à user chacun comme il juger à à propos de sa
propriété, les portera bien vite à se former des passages pour aller chacun
sur son héritage. » « La
liberté des échanges sans frais procurera à l'agriculture les plus grands
avantages, en rendant l'exploitation plus facile et moins onéreuse. » J'ai à
peine besoin de faire observer que c'est le code de la propriété individuelle
la plus âpre, progressive en une certaine mesure mais implacable. En face
de cette condamnation si nette de la vaine pâture, comme contraire à la fois
aux intérêts de la culture et au droit supérieur de.la propriété, voici le
Cahier de la paroisse de Coubert, qui déclare « qu'il est d'une
nécessité indispensable de rétablir dans la province de Brie le pâturage
libre dans les prairies pour les troupeaux de bêtes à laine, que les arrêts
de règlement du Parlement de Paris des 23 janvier et 7 juin 1779 ont
universellement interdit, et qu'un autre arrêt postérieur du 9 mai 1783 a
cependant permis ou rétabli, pour les paroisses situées dans les coutumes de
Vitry-le-François et de Vermandois qui admettent le parcours ». Voici
la paroisse de Ballainvilliers qui dit : « La vaine pâture est un droit
imprescriptible attaché au territoire national. Il y est porté atteinte en
plusieurs manières. Les uns se sont permis d'enclore des campagnes presque
entières, pour former des parcs de somptuosité ; les autres ont fait des clos
dans la plaine ; et, en général, on empêche la vaine pâture dans les bois, quoique
ce droit soit antérieur à toute propriété. « Secondement,
que l'on ne peut enclore autre chose que les alternances des habitations, et
que les parcs ne puissent excéder la quantité de 60 arpents, sans payer une
imposition qui pût dédommager le peuple pour l'excédent. Il serait injuste,
en troisième lieu, que toutes les clôtures dans la plaine fussent interdites
et que le libre parcours des bois fût assuré. » C'est
le choc direct, dans le sein même du Tiers Etat, d'une sorte de communisme
primitif et élémentaire et de la propriété. Voici, dans le sens des pauvres,
le Cahier de Frangey et Vesvres : « Les
habitants demandent qu'il leur soit permis de faire pâturer et champoyer par
leurs bestiaux les prés de leur finage appelé Sécheret, les revers
d'héritages et les fonds où l'on sème du trèfle et du sainfoin, lesquels
fonds produisent de l'herbe qu'il est impossible de faucher... » Voici
encore la plainte de Vilaine en Duemon : « C'est
une terre domaniale engagée. Il dépend de cette seigneurie une pièce de pré
de cinq cents hectares, appelée le Retrait. Il y a quelques fossés autour (lu
pré, mais il n'est pas suffisamment défendu ni clos. Cependant les habitants
de Vilaine n'osent pas envoyer pâturer leurs bestiaux dans ce pré en temps de
vaine pâture. Ils supplient Sa Majesté d'ordonner qu'à l'avenir le vain
pâturage leur soit permis dans cette pièce de pré, après la première herbe
levée. » Le
Tiers Etat du bailliage d'Auxonne demande nettement, en l'article 29 de son
Cahier, « que l'édit des clôtures soit révoqué et que le pâturage soit libre
dans le temps de vaine pâture ». Le
Tiers Etat de Douai demande, en son article 34, « qu'il soit défendu à tous
seigneurs de bâtir sur les chemins vicomtiers, landes et terres vagues, d'en
accenser aucune partie, de troubler les communautés d'habitants dans le droit
de vains pâturages qu'elles y ont, et que tous actes faits au contraire
depuis vingt ans soient révoqués ». Le
village de Durcy (dont partie est Flandre, partie Cambrésis, partie Artois)
demande « à être maintenu dans le droit de vain pâturage des chemins
vicomtiers. que le dit seigneur prétend s'approprier ». Le
Tiers Etat d'Etampes déclare, en l'article 8 de son Cahier. : « Il y a
quantités de pâtures et communs pour les bestiaux des villages ; il serait
nécessaire de veiller à leur conservation, et que les meuniers ne puissent
les inonder par une mauvaise construction de leur moulin. » Le
Tiers Etat de Meaux adopte une solution tempérée. Il dit en son article 8 : «
Faire une loi perpétuelle de l'édit de 1771, rendu pour les clôtures et
échanges avec la restriction que les prés et prairies sujets au pâturage
commun" après la première levée, ne pourront être clos. » Le
Tiers Etat de Melun va jusqu'à une réglementation de la vaine pâture, très
voisine de la suppression : « Qu'il soit fait des règlements sur les
pâturages destinés aux différentes espèces de bestiaux, eu égard aux
différents inconvénients qui pourraient résulter du pâturage commun entre
tous. » Au
contraire les habitants de Bruyères-le-Châtel demandent : « Qu'il soit permis
aux gens de la campagne de couper et enlever, pour la nourriture de leurs
bestiaux, l'herbe qui croît dans les bois, pourvu qu'ils n'introduisent
aucune vache ni autres bestiaux, et avec la précaution de ne causer aucun dommage
aux taillis. » Les
paysans de Draveil se plaignent âprement : « Article 2. Les dits délibérants
disent qu'il y a environ une quinzaine d'années, que, sous le prétexte des
chasses, ils ont été dépouillés totalement du droit dont leurs ancêtres
avaient toujours joui, qui consistait dans l'avantage inappréciable d'aller
couper de l'herbe dans les bois pour la nourriture de leurs bestiaux, ce qui
préjudicie si fort à l'agriculture qu'ils n'ont pas le quart des bestiaux
nécessaires. En conséquence, ils demandent pour eux et pour leurs voisins que
cet avantage leur soit rendu. » Enfin,
les habitants de Pont-l'Evêque demandent que la vaine pâture s'étende au-delà
de la limite des paroisses : ce n'est plus du communisme local, c'est une
sorte de communisme régional qu'ils voudraient instituer en ce qui concerne
le pâturage. « Les habitants de Pont-l'Evêque et plusieurs désireraient que
le parcours fût général et réciproque entre toutes les communautés, ce qui
paraîtrait assez juste. Tous les habitants sont sujets du Roi et pour mieux
dire de la même famille. N'est-il pas juste que les avantages qui sont
refusés à une partie du terrain pour la nourriture des bestiaux puissent se recouvrer
sur un terrain voisin qui a du superflu ? » J'ai
tenu à multiplier les citations, car il faut que les paysans parlent, pour
ainsi dire, dans cette histoire et racontent l'expropriation qu'ils ont
subie. Il est clair que depuis le mouvement de l'agriculture intensive et
l'édit de 1771 sur les clôtures, qui est une suite de ce mouvement, la vaine
pâture était menacée : elle a reculé d'année en année. Encore une fois, je ne
prétends pas que son maintien fût conciliable avec l'exploitation intensive
du sol, et c'est assurément sous d'autres formes que le socialisme appellera
les paysans à la copropriété de la terre : il n'y en a pas moins là une
dépossession qui est un titre de plus aux prolétaires ruraux pour les
revendications futures. Dans
cette lutte des paysans contre la propriété toujours plus exclusive, pour le
droit de pâture, ce sont surtout les seigneurs qu'ils rencontrent devant eux.
Dans le glanage, nous avons vu qu'il y avait souvent conflit entre les
pauvres du village et les riches laboureurs du Tiers Etat. Les propriétaires
paysans, et même les seigneurs faisaient mine parfois d'intervenir au profit
des pauvres : c'est que les terres à blé appartenaient, pour la plus grande
part, au Tiers Etat. Au contraire, les bois et les prés sur lesquels
s'exerçait le droit traditionnel de vaine pâture appartenaient surtout à la
noblesse et au clergé. Dupont de Nemours nous donne, à cet égard, des
chiffres très intéressants : « Les
bois, les prés, les étangs et autres biens de pareille nature, ne payent
point de taille d'exploitation, mais sont soumis à une taille de propriété
lorsqu'ils appartiennent à l'ordre laborieux : ils né sont soumis à aucune
taille lorsque le propriétaire est noble, ecclésiastique ou privilégié, et
cette espèce de biens forme la plus grande partie de la richesse des ordres
supérieurs et, par conséquent, une partie considérable de la richesse de la
nation puisque, proportionnellement, ces ordres sont de beaucoup les plus
riches. « Les
écrivains et les administrateurs qui ont fait le plus de recherches sur la
valeur des récoltes et des revenus du royaume, évaluent à 490 millions le
produit total des prairies et à 120 millions seulement les frais d'arrosage,
de garde et de fauchaison ; ce qui laisse 370 millions pour le produit net
des prés et des herbages. Ils estiment le produit total des bois à 225
millions et les frais annuels de plantation, de garde et d'exploitation à 55
millions ; ce qui établit le revenu net des bois à 170 millions. « Les
quatre cinquièmes de ces espèces de biens appartiennent à la noblesse et au
clergé. Ce sont donc environ 560 millions de revenu net qui ne sont pas
soumis au principal impôt territorial. « Quant
aux terres labourables dont les récoltes, jointes aux produits des
basses-cours qui leur sont accessoires, valent environ 1.800 millions qui
donnent à peu près 600 millions de revenus, il n'y en a pas plus d'un
sixième dont le produit net soit entre les mains des deux ordres
supérieurs, tant à titre de propriété foncière que comme dixièmes, champarts
ou autres droits seigneuriaux. » Ainsi,
quand depuis vingt années les paysans étaient tous les jours davantage
dépouillés du droit de parcours et de vaine pâture, quand ils se voyaient
fermer le pré où, depuis des siècles, ils menaient paître leurs moutons,
leurs vaches, quand ils ne pouvaient même plus aller cueillir, pour la
nourriture de leurs bestiaux, l'herbe spontanée des bois que leur abandonnait
la coutume ancienne, c'est à l'égoïsme accru du noble et du moine qu'ils se
heurtaient. Ces oisifs, s'ils n'avaient pu prendre au Tiers Etat la terre
labourable, celle que féconde le travail de l'homme, détenaient les vastes
prairies, les vastes forêts où il semble que la force de la nature suffit
presque seule à créer de la richesse. Et non seulement ils les possédaient,
non seulement ils ne payaient pas leur part d'impôt sur les larges revenus
que leur fournissaient bois et prés, mais encore pour ces prairies mêmes qui
semblent inviter le bétail aux longs et libres parcours, pour ces forêts qui
semblent, sur la terre déchiquetée par la propriété individuelle, le suprême
asile du communisme primitif, le droit de propriété se faisait tous les jours
plus exclusif. Aux
antiques charges des droits féodaux s'ajoutaient, pour le paysan, les
prohibitions nouvelles ; et les progrès mêmes de la culture contribuaient à
l'accabler. Ah ! que de colères montaient en lui ! colères d'autant plus
farouches que le paysan ne pouvait les communiquer avec confiance au Tiers
Etat des villes qui ne s'intéressait guère à ces questions, et qui même avait
parfois des intérêts contraires ! Ainsi
un sentiment étrange et complexe se formait lentement au cœur du paysan. Il
sentait bien que sans la bourgeoisie des villes, riche, entreprenante,
hardie, il ne pourrait s'affranchir, et il attendait d'elle l'ébranlement
premier, le signal de délivrance. Mais les paysans comprenaient bien aussi
qu'une fois le mouvement déchaîné, ce serait à eux à faire leurs affaires :
ils ne s'arrêteront pas aux solutions hésitantes des grandes assemblées
bourgeoises, et d'innombrables aiguillons paysans pousseront en avant la
Révolution incertaine. Bien
plus scandaleuse encore que la suppression du droit de vaine pâture a été la
confiscation par les seigneurs, dans le dernier tiers du xviii° siècle, d'une
grande partie du domaine des communautés. Depuis plusieurs siècles, ce
domaine commun était menacé. Déjà dans ses Cahiers du XVIe siècle le Tiers
Etat se plaint des continuels empiètements des seigneurs, surtout sur les
forêts. A mesure que s'accroît le luxe des nobles et que leurs dépenses
s'élèvent, ils essaient de s'approprier plus étroitement le domaine des
communautés. Au XVIIIe
siècle, les domaines communs sont menacés à la fois par l'endettement des
villes et villages, par les théories des agronomes et par l'avidité des
seigneurs. Les villes et les villages, pour payer l'arrérage de leurs
emprunts, transforment, si je peux dire, en propriété fiscale ce qui était
une propriété de jouissance pour les habitants. Les vignes, les labours, même
les prés et les bois sont affermés. Le produit du fermage est bien versé à la
caisse commune pour des dépense& de communauté ; les habitants n'en
perdent pas moins leur ancien droit individuel et direct sur l'herbe qui
nourrissait leurs bestiaux, sur le bois qui réchauffait leur pauvre maison.
En même temps, les théoriciens de l'économie politique affirment que si les
biens des communautés étaient divisés, s'ils étaient surtout répartis entre
les habitants les plus aisés capables d'y appliquer des Capitaux, le produit
en serait beaucoup plus considérable. Et
enfin les seigneurs songent à profiter de tout ce mouvement pour se tailler à
peu de frais et même sans frais, en interprétant en un sens nouveau de vieux
titres de propriété, de larges domaines individuels dans le domaine commun
décomposé. La royauté, en partie sous l'inspiration des économistes, en
partie sous l'influence de la noblesse avide et accapareuse, seconde ce
travail de dissolution ; et par une série d'édits et d'arrêts, notamment
l'édit de 1777, elle confirme aux seigneurs le droit de triage, c'est-à-dire
le droit de faire sortir le domaine commun de l'indivision. Le seigneur est
censé co-propriétaire du domaine avec les habitants : il est autorisé à faire
déterminer la part qui représente son droit, et ce sont des juges à sa
discrétion, les juges seigneuriaux, qui conduisent l'opération. Contre
ce travail d'absorption et de confiscation le Tiers Etat rural se défend fort
mal. D'abord il est mal secondé par la bourgeoisie des villes qui voit elle
aussi, comme les seigneurs, dans la dissolution des biens communaux, un moyen
de développer ses propres domaines par des achats avantageux. Et surtout les
paysans sont divisés contre eux-mêmes : et l'âpreté de leurs égoïsmes
contradictoires les livre à l'ennemi. D'habitude, les plus pauvres, ceux qui
n'ont point de terre mais qui ont un peu de bétail, insistent passionnément
pour le maintien du bien de communauté sans lequel ils ne peuvent nourrir ni
leurs moutons ni leurs vaches. Les paysans propriétaires, surtout les plus
aisés, ceux qui ont les terres les plus étendues, désirent au contraire
parfois le partage, et ils demandent qu'un lot proportionné à la quantité de
bétail que chaque habitant envoyait paître au bien commun, lui soit assigné.
Si le partage est décidé, il y a conflit entre ceux qui veulent qu'il ait
lieu par tête et ceux qui demandent qu'il ait lieu par feu. Et ces
discussions dégénèrent parfois en violentes bagarres ou en procès sans fin. Au
travers de ces querelles des paysans la procédure du seigneur chemine,
impudente et dévoratrice. Si les paysans s'étaient tous entendus, ils
auraient pu d'abord ensemble appliquer au domaine commun les méthodes
perfectionnées de la science, concilier cette sorte de communisme
traditionnel avec les exigences du progrès agricole. Ils auraient ainsi fondé
un type de grande propriété à la fois paysanne et scientifique, qui leur
aurait permis de disputer bientôt, non seulement aux villes, mais à la bourgeoisie,
la terre de France. En tout cas, s'ils avaient accepté pour le partage une
règle équitable et sensée, ils auraient pu, au lieu de se jalouser les Uns
les autres, surveiller et combattre les opérations meurtrières des seigneurs.
Grande et cruelle leçon pour les travailleurs de la terre, et comme
aujourd'hui encore ils sont loin de l'esprit d'union qui les sauverait ! Les
seigneurs essayaient d'éveiller la cupidité des paysans : ils proposaient le
partage des biens communaux en s'en réservant à eux-mêmes, en vertu du droit
de triage singulièrement dénaturé, le tiers. Et quand ils ne réussissaient
pas à surprendre le consentement partiel des paysans, ils passaient outre et
violaient même ouvertement la loi. Déjà, sous Louis XIII et Louis XIV il y
avait eu une lutte très vive entre les communautés et les seigneurs. Le grand
jurisconsulte Merlin le rappelle dans son rapport à la Constituante : « Ce
qui prouve que les communautés d'habitants se défendaient mal contre les
novateurs qui cherchaient à leur enlever, par la voie du triage, une partie
de leurs domaines, c'est qu'au mois d'août 1667 Louis XIV se crut obligé
d'annuler tous les triages faits après 1620 et de les soumettre à une révision
dans laquelle tous les droits pussent être discutés avec attention et pesés
avec impartialité. Seront tenus — porte l'édit donné à cette époque en faveur
des communautés — tous les seigneurs prétendant droit de tiers dans les usages
communs et les biens communaux des communautés ou qui se seront fait faire
des triages à leur profit depuis l'année 1620, d'en abandonner et délaisser
la libre et entière possession au profit des dites communautés, nonobstant
tous contrats, transaction, arrêt, jugement, et autres choses à ce
contraires. » Mais la
noblesse usa bien vite les résistances royales, et l'édit de 1669 consacra le
droit de triage des seigneurs en y mettant, il est vrai, deux conditions. Il
fallait que les deux tiers restant à la communauté, « fussent suffisants à
ses besoins » : et, en outre, que le bien de la communauté eût été concédé
par le seigneur à la communauté à titre gratuit. Sous
Louis XVI les-seigneurs ne tiennent même plus compte de ces deux conditions :
ils appellent à leur aide les subtiles interprétations dent feudistes, les
brutales recherches des commissaires à terriers, et même quand le domaine
commun a été concédé par eux à la communauté à titre onéreux, même quand les
habitants l'ont payé, ils essaient par le droit de triage de s'en faire
attribuer un tiers. Très souvent ils y réussissent en organisant la terreur
et en prenant, selon l'expression de Merlin, « le masque d'un faux zèle pour
le progrès agricole ». C'est
ainsi qu'à Lille, les baillis des quatre principaux seigneurs essayent de
démembrer, à leur profit, le domaine commun, anciennement acheté par les
habitants, et Merlin note comme un trait de courage tout à fait remarquable
la résistance de quelques communautés qui firent appel au Parlement. En
somme, un vaste système de spoliation, de confiscation et de volerie
fonctionna dans le dernier tiers du XVIIIe siècle au profit des seigneurs, au
détriment des paysans. Les cahiers nous offrent des traces multiples de ces
luttes où le paysan fut si souvent vaincu. Le
Tiers Etat de Gray, au chapitre III de son Cahier, signifie que ses élus «
insisteront à ce que les communaux, dans les villes et dans les campagnes,
soient déclarés inaliénables en conformité d'une déclaration de 1667, en
conséquence, à ce que les communautés soient autorisées à revendiquer tous
leurs communaux et leurs autres droits usurpés, aliénés ou engagés depuis la
conquête de la province, à vue de leurs titres, nonobstant toutes possessions
contraires ». Au contraire la noblesse du Bugey déclare en son article 54 : « A
prendre en considération l'état et l'administration des communaux de la
France et particulièrement de ceux de cette province que, pour parvenir à ce
but si désirable — l'acquittement des charges publiques — un des meilleurs
moyens serait la division des communaux qui sont considérables dans la
province, presque partout absolument dégradés, et dont le rétablissement
parait impossible, tant que cette propriété sera commune ; en
conséquence, ordonne que les communaux en bois seront divisés et répartis
d'après la base qui paraîtra la plus juste et la plus convenable au lieu
publié, sans préjudice des droits du seigneur. » Comme ces prétextes sont
vains ! L'expérience a démontré, au contraire, que les bois pouvaient très
bien demeurer propriété commune sans aucun dommage pour la richesse publique. Mais
voici le Tiers Etat des villes qui abonde dans le sens des seigneurs : à
Caen, le Tiers Etat de la ville demande « que les biens communaux soient
défrichés et partagés ; que, pour ceux qui seraient à dessécher, on en
prélève une part pour les personnes qui en feraient les frais, dans le cas où
la communauté n'aurait pas, dans le temps déterminé, fait le dessèchement ». Il
est vrai que le Tiers Etat de Caen veut prendre quelques précautions en
faveur des pauvres : il demande « qu'il soit toujours fait, dans chaque
communauté, une distraction- des biens communaux qui seront affermés au
profit des pauvres, pour subvenir à leurs besoins dans les temps de calamité,
leur acheter des bestiaux, leur procurer des linges et vêtements et leur
fournir ce qui leur sera nécessaire en nature, sans jamais leur rien donner
en argent ». C'est
une expropriation un peu _adoucie, mais c'est une expropriation. Le Tiers
Etat dit, à l'article 27, « que dans le partage à faire on ait plus
d'égard aux pauvres familles qu'aux grands propriétaires, et que, si ce
partage ne s'effectue pas par feux, du moins on donne pour chaque feu une
avant part avant d'en venir au partage au pied-perdu des propriétés ». Ainsi
il y aura des parcelles égales réservées d'abord aux habitants : mais après
ce prélèvement égalitaire, chacun recevra en proportion de la propriété qu'il
détient déjà. C'est donc au fond à la grande propriété, à la propriété noble
ou bourgeoise que profitera surtout l'opération. La
noblesse de Coutances est catégorique : « Les députés demanderont une loi qui
autorise et règle les partages des communes, devenues depuis quelque temps un
objet de cupidité sans bornes et un sujet de trouble et d'inquiétude pour les
habitants des paroisses dont elles dépendent ». Le Tiers Etat de la même
ville est ambigu : ou plutôt l'article de ses Cahiers semble dirigé à la fois
contre les pauvres qui seront dépossédés du domaine commun et contre les
seigneurs qui en ont déjà usurpé une partie : « Que pour le bien de
l'agriculture, les communes, landes, bruyères, marais et grèves, dont les
paroisses ont titre et possession, soient partagés, et que les concessions
illégitimes, qui pourraient en avoir été faites à leur préjudice, soient
révoqués. » On
devine que cet article est une transaction entre la bourgeoisie des villes,
qui veut le partage, et les habitants des paroisses qui veulent au moins
reprendre sur le seigneur la partie du domaine qu'il a indûment occupée ; et
c'est à la constitution de la propriété individuelle., bourgeoise ou
paysanne, que tend le Cahier. Au
contraire, dans le bailliage de Saint-Sauveur-le-Vicomte rattaché au
bailliage de Coutances, le Tiers Etat proteste énergiquement contre
l'envahissement ou là dislocation des communes : ici ce sont les paysans qui
parlent, soutenus par les bourgeois : « Plusieurs villes, paroisses et
communautés possèdent, depuis un temps immémorial, des marais, des landes :
ces biens, seule ressource des pauvres familles et seul soulagement pour les
riches chargés d'impôts, ont de tout temps excité la cupidité des gens puissants
: ils ont, par toutes sortes de moyens, cherché à se les approprier ; il n'y
a point de tracasseries qu'ils n'aient suscitées pour parvenir à leur but ;
le nombre d'arrêts du conseil qu'ils ont fait rendre effraye : ils s'en sont
fait faire des concessions, des inféodations ; ils ont ensuite voulu
contraindre les habitants des paroisses à communiquer des titres de propriété
de leurs communes, comme s'il était possible d'avoir des titres d'une
possession plus que millénaire, après les guerres et les troubles qui ont de
temps en temps désolé la France ; ils les ont traduits en Conseil et
plusieurs sont parvenus à dépouiller les paroisses de leurs biens : quoique
en Normandie, par un statut réel, la possession quadragénaire vaille des
titres. » « Il
existe encore une infinité de procès au Conseil qui désolent et ruinent
plusieurs villes et paroisses. Le Tiers Etat demande que les habitants des
villes et paroisses, où il y a des biens communaux, soient gardés et
maintenus dans la possession et jouissance desdits biens communaux, sans
pouvoir jamais y être troublés en manière quelconque. En conséquence, que
toutes concessions, inféodations ou autres actes qui en transféreraient la
propriété à tous autres qu'aux dits habitants soient déclarés nuls et de nul
effet, et comme s'ils n'avaient jamais existé. » Comme
on le voit, ici la riche bourgeoisie qui paye les impôts, a intérêt à ce
qu'une partie des charges soit acquittée par le produit des biens communaux, et elle
se coalise avec les paysans contre les privilégiés, contre les nobles qui ne paient point
d'impôt et
qui dérobent
les terres. Très
nettement aussi le Tiers Etat de Dôle, en l'article 23 de son Cahier, décide
: « Le bénéfice du triage dans les bois et communaux, accordé aux seigneurs,
demeurera aboli tant pour le passé que pour l'avenir. » Le Tiers Etat
d'Ornans préconise une sorte de fermage communal, « l'amodiation au profit
des communautés, des fruits et feuilles des arbres fruitiers des communaux ». Le
Tiers Etat de la gouvernance de Douai exige la restitution des biens
communaux : « Qu'à l'exemple de ce qui a été réglé pour la province d'Artois,
par arrêt du Conseil du 8 septembre 1787, les biens communaux, dont le
partage par feux et le défrichement ont été ordonnés par les lettres patentes
sur arrêt du 27 mars 1777, soient remis dans leur état primitif si les
communautés le demandent. « Que
les droits nouveaux, accordés aux seigneurs par les mêmes lettres patentes 'd
par le titre XXV de l'ordonnance des eaux et forêts de 1669, soient révoqués
; que l'édit du mois d'avril 1667 soit exécuté selon sa forme et teneur ;
que, conformément à ses dispositions, nul seigneur ne puisse prétendre à
aucun droit de triage sur les biens communaux et que les communautés
d'habitants puissent rester dans les mêmes biens, nonobstant tout contrat, transaction,
arrêt, jugement, lettres patentes vérifiées et autres choses à ce contraires.
» C'est
très énergique et très net. Mais il y a un point faible, c'est que le Tiers
Etat n'indique point comment, et par quelle organisation, il pourra être tiré
un bon parti de ces domaines communs. La conception individualiste,
bourgeoise et paysanne de la propriété, permettait bien au Tiers Etat de
maintenir ou même de rétablir, contre l'accaparement des nobles, l'ancien
communisme traditionnel et rudimentaire : elle ne lui permettait guère
d'étudier complaisamment et d'organiser avec zèle l'exploitation scientifique
et intensive d'un vaste domaine commun. D'ailleurs, le Tiers Etat de la ville
de -Douai, Tiers Etat bourgeois, va un peu moins loin que le Tiers Etat rural
de la gouvernance. Il demande que les seigneurs soient rampés aux ternies de
l'ordonnance de 1669 ; et le Tiers Etat rural demande même l'abolition de
cette ordonnance et le retour à l'édit de 1667 qui faisait rendre gorge aux
seigneurs. Le
Tiers Etat de la ville d'Orchies demande que le revenu des marais communaux
cesse d'être, si je puis dire, communalisé, et qu'au lieu d'aller dans la
caisse de la ville il soit immédiatement réparti entre les habitants. Le
Tiers Etat de Marchiennes veut déposséder les juges seigneuriaux du droit de
juger dans les litiges relatifs aux biens communaux, et il demande que les
seigneurs soient obligés de produire et déposer en un lieu public les titres
de propriété qu'ils invoquent contre leurs vassaux. Les habitants de la
communauté de Warlaing disent en leur doléance : « 8° L'on observe encore que
la communauté se trouve tellement chargée qu'on a aliéné, il y a treize ans,
30 ravières de biens communaux pour l'espace de quatre-vingt-quatre ans, ce
qui excite à juste raison les vives réclamations de tous les habitants,
puisqu'ils supportent seuls le fardeau des charges, lorsque le seigneur
prétend encore d'enlever dans leurs marais 8 ravières de terre, dans
lesquelles il n'a aucun droit, même apparent, ne résidant pas d'ailleurs à
Warlaing, ni seigneur desdits marais. » Les
habitants du village de Dury, dont nous avons déjà vu les réclamations pour
la vaine pâture, demandent « que les marais et lieux communaux dont ladite
communauté jouissait depuis 1242 pour leurs chauffes et pâturages de leurs
bestiaux, qui leur procuraient des élèves en chevaux et vaches, leur soient
remis par le seigneur marquis de la Réauderie, qui s'en est emparé totalement
sans titre ni qualité, dans lequel marais il fait maintenant extraire de la
tourbe à son profit et a fait planter les autres biens communaux, en sorte
que lesdits habitants sont totalement privés des avantages qu'ils avaient
coutume de retirer de ces biens... » C'est l'impudente expropriation du paysan.
Et, chose inouïe ! même quand les habitants d'une paroisse, entrant dans les
voies de l'agriculture progressive, faisaient des dépenses pour améliorer le
fond communal, ils étaient spoliés par le seigneur. Ainsi,
dans la communauté d'Eterpigny, du bailliage de Douai, les habitants
demandent : « 1° La restitution et conservation des communes, landes ou
pâturages, à la communauté, pour en faire un commun lot ; outre le tiers que
le seigneur a retiré dans les marais de la communauté, il s'est emparé et a
envahi la plupart du restant, de sorte que les habitants, tant à la présente
communauté que les voisines, après avoir exposé environ 20.000 florins pour
le desséchement de leurs deux tiers, se sont vus réduits à perdre le fruit de
leurs espérances, ces deux tiers étant presque engloutis dans les propriétés
du seigneur, de sorte que maintenant les communautés à qui appartenaient ces
deux tiers sont réduites dans la plus affreuse misère : presque plus de
bestiaux, plus de chauffage, chose dont la communauté est dépourvue et qui
forme le principal objet du bonheur des habitants des campagnes. » Le
Tiers Etat du bailliage d'Evreux est évidemment partagé entre les théories
des agronomes ou l'intérêt de la propriété bourgeoise et les vœux des
campagnes : « Que les Etats généraux délibèrent s'il est plus avantageux de
conserver les biens communaux en état de commun, que d'en provoquer le
partage. » Le Tiers Etat du Forez demande que le partage des biens
communaux soit autorisé par une loi générale. Dans le
pays de Gex, il y a à la fois rencontre et opposition de la noblesse et du
Tiers Etat. La noblesse « demande, pour le plus grand avantage de
l'agriculture et du bien public, que le partage des biens communaux à chaque
lieu soit fait avec égalité entre les différents propriétaires qui
contribuent aux charges royales et locales, sans autre distinction au profit
des seigneurs ou autres que les parts qu'ils justifieront leur appartenir par
leur inféodation, concession ou titres probants, conformément à l'édit de
Savoie du 21 août 1509 ». Sur ce point, le Tiers Etat est muet : évidemment,
il est pour le statu quo. Mais où la noblesse et le Tiers Etat s'accordent,
c'est pour demander que les carrières de pierre dont le fermier du domaine
royal s'est emparé fassent retour aux communautés ; c'est un assez curieux
exemple de propriété commune, et aussi des périls qui la menaçaient de tous
côtés. La noblesse demande donc « que les carrières placées dans les biens
communaux et patrimoniaux des habitants de ce pays, dont le fermier du
domaine de Sa Majesté s'est emparé, soient restituées aux dites communautés
qui en sont propriétaires, et que les habitants de ce pays placés au milieu
des rochers du Jura et des Alpes, ne soient pas tenus d'acheter jusqu'aux
pierres que la nature leur a prodiguées pour la construction de leurs
habitations. » La protestation du Tiers Etat est identique dans le fond. Il y a
conflit, sur la question des biens communaux entre la noblesse et le Tiers
Etat de Lyon. La noblesse demande « que la division des communaux soit
favorisée de manière à attacher plus de sujets à la patrie par des propriétés
et à faire fleurir l'agriculture ». Et au contraire, le Tiers Etat dit : «
Nous demandons enfin que les biens communaux restent en nature aux
communautés, qui seront autorisées à faire rentrer dans leurs mains ceux
aliénés ou usurpés, quelque longue que puisse être la possession des
détenteurs des dits biens. » Le
Tiers Etat de Mâcon est très énergique : « Des commissaires s'occuperont de
la recherche des communaux usurpés sur les communautés et dont la restitution
est absolument nécessaire à l'agriculture. » Au
contraire, le Tiers Etat des bailliages de Mantes et de Meulan « sollicite
une loi qui serve de régime à l'administration des biens communaux et demande
entre autres choses le partage de ces biens dans tous les lieux où ils sont
indivis entre plusieurs paroisses ; la paix et l'union des citoyens qui en
résultera nous portent à cette motion, comme les principes nous autorisent à
demander le retrait de ceux qui sont entre les mains d'indivis possesseurs ».
Lui aussi, le Tiers Etat de Guéret, dans la Haute. Marche, est pour le
partage : « Le partage des communaux mérite d'être pris en considération. Ils
comprennent une grande étendue de terrain qui n'offre qu'une vaine pâture. Il
serait donc d'un intérêt général d'en féconder une partie par la culture et d'en
semer une partie en bois. » Il est visible, aux signatures, que ce sont des
bourgeois de la ville, des négociants ou même des bourgeois anoblis, qui ont
rédigé les cahiers de Guéret, et je doute qu'il traduise sans réserve la
pensée des paysans. Mais
voici une apparente anomalie : c'est la noblesse de Mirecourt qui,
contrairement à la tactique presque universelle de la noblesse, demande le
maintien des biens des communautés. Elle dit en effet dans son Cahier « que
si l'on venait à proposer le partage des communes, il sera demandé que cet
objet soit renvoyé aux Etats provinciaux, et observé que plusieurs cantons de
la province le regardent comme destructif (le l'agriculture, seule ressource
de la Lorraine, que l'insuffisance des prés ne peut être suppléée que par le
droit de pâture sur les communes ; que le partage qui en serait fait
ajouterait à la disproportion qui se trouve entre les prairies et les terres
en labour, priverait d'un moyen puissant qui contribue à l'entretien des
troupeaux, entrainerait la ruine des propriétés et celle des laboureurs, dont
le nombre diminue si sensiblement qu'on éprouve en ce moment la plus grande
difficulté d'en trouver. » Voilà
qui est très fortement motivé ; mais on est moins étonné de cette dérogation
au système général de la noblesse, quand on lit un article du Cahier du Tiers
Etat de Mirecourt : « Dans la province de Lorraine, les communautés ont des
deniers provenant de la vente de leurs émoluments communaux qui sont destinés
à subvenir aux dépenses publiques auxquelles elles sont assujetties. Les seigneurs
en perçoivent d'abord le tiers, et ce droit est connu sous le nom de tiers
denier. » De même dans la paroisse de Nomeny, le tiers des produits communaux
est dévolu aux seigneurs haut justiciers. On devine que dans ces communautés,
où les seigneurs avaient envahi le revenu du domaine commun, ils tenaient
moins à faire prononcer le partage, et l'apparente exception ne fait que
confirmer la règle. La
noblesse des Dombes, du Bas-Vivarais, de la Haute-Auvergne, alléguant
l'intérêt de l'agriculture ou les perpétuelles inquiétudes et querelles que
suscitaient les biens communaux, demandait le partage. Dans le
Tiers Etat, je constate du flottement : en Auvergne, dans le Quercy, à Rodez,
à Saint-Brieuc, il demande le partage. A Rennes, il demande qu'on étudie si
le partage sera utile ou nuisible. Le Tiers Etat est évidemment tiraillé
entre le désir d'arracher aux seigneurs les communaux usurpés et celui
d'affirmer, par le partage, le type dominant de la propriété individuelle.
Mais il est clair que c'est surtout dans les Cahiers où domine l'influence de
la bourgeoisie des villes que le partage est énergiquement réclamé. Je note,
par exemple, au bas du Cahier du Quercy, où la division des communaux est
réclamée presque brutalement, des signatures exclusivement bourgeoises :
magistrats ou hommes de loi. Si nous avions partout les Cahiers des
paroisses, nous aurions sans doute un autre son. La preuve, c'est que pour la
région de Paris hors murs, où nous avons le Cahier des paroisses en assez
grand nombre, c'est le maintien ou la restitution des biens communaux qui
sont demandés un peu partout. Mais même dans les communes où le paysan fait
entendre sa voix, il y a des difficultés et des complications. Les paysans,
eux aussi, sont tentés de s'approprier parfois une parcelle du domaine commun
; et en plus d'un point, ils ont suivi l'exemple des seigneurs ; ceux-ci
installent sur le sol de la communauté de belles demeures : les paysans y
installent de misérables masures ; et quand il faut exiger le retour des
communaux à la totalité des habitants, ce n'est plus le seigneur seulement
qu'il faut exproprier : il faut exproprier aussi le paysan misérable. Grave
difficulté, dont le seigneur malin profite pour perpétuer son usurpation !
Voici, par exemple, un très curieux et poignant article du bailliage du
Nivernais, à Saint-Pierre-le-Moûtier. Le Tiers Etat, en l'article 76 dit : «
Que les habitants des villes et des campagnes soient maintenus dans la
possession trentenaire pour les lieux où elle suffit, et dans la possession
immémoriale pour les lieux où la coutume l'exige, de tous leurs terrains
communaux, tels que prés, bois, terres vaines et vagues, et accrues des
chemins servant de pacages à leurs bestiaux ; que toutes les usurpations de
ces terrains, faites dans ces paroisses depuis la déclaration du roi de 1766
(l'édit sur les clôtures) soient déclarées nulles et comme non avenues ; que
tous les possesseurs des dits terrains, sans aucune distinction, soient en
conséquence tenus de les rendre aux communautés, dans le délai de six mois, à
compter du jour de la publication de la loi qui sera rendue à cet égard ; que
toutes les habitations pratiquées dans les bois usagers ou dans ceux des
seigneurs ou des particuliers depuis cette époque soient détruites dans le
même délai, et attendu que les calamités publiques ont réduit plusieurs
particuliers à la mendicité, et les ont forcés de se bâtir des chaumières, et
de cultiver des terrains en friche, déclare ces infortunés propriétaires des
dites chaumières, soit qu'ils se soient emparés des terrains sur lesquels ils
les ont construites, soit qu'ils aient été concédés, sans que ni les
seigneurs ni les communautés puissent exercer contre eux aucunes redevances
ou prestations ; qu'il soit aussi laissé à chacun d'eux un arpent de terre
joignant les dites chaumières, pour fournir à leur subsistance et à celle de
leur famille, à la charge que ceux qui en auraient pris ou s'en seraient fait
concéder une plus grande quantité seront tenus de la rendre aux communautés
sans indemnité, sans que personne puisse par la suite s'approprier les
communaux restants, et que la possession depuis le 13 août 1766 puisse
suffire aux seigneurs qui auront usurpé ou concédé des terrains de cette
espèce, sur lesquels les communautés d'habitude leur payent des droits. »
Comme on voit, ici c'est une combinaison forcée de propriété commune et de
partage au profit des plus pauvres. Ailleurs,
dans les communes où les pauvres vivant dans des chaumières très resserrées
ne peuvent pas avoir de bétail, ils n'ont aucun intérêt à maintenir les biens
communaux où seuls les riches propriétaires et fermiers font pâturer : et là,
il se produit un mouvement très énergique, d'abord pour arracher aux
seigneurs les biens usurpés, ensuite pour répartir ces biens communs entre
tous. Qu'on ne me reproche pas ces détails et ces citations : il nous faut
regarder la vie paysanne d'assez près pour en surprendre, si je puis dire, le
fourmillement : et je ne connais pas, dans la littérature populaire ou
réaliste, une seule page plus savoureuse, plus émouvante aussi, que le cahier
des pauvres paysans de Vaires. Comment pourrions-nous, paysans de France,
suivre votre histoire à travers le fracas des révolutions et le tumulte
infini des événements, si nous ne vous écoutions pas un peu longuement à
cette heure extraordinaire où la terre elle-même, muette et comme accablée
depuis des siècles, semble recueillir son âme et exhaler sa plainte profonde
? « Nous avons l'honneur de vous représenter, nos seigneurs, que notre
paroisse n'est composée que de seize particuliers et deux fermiers, et M. de
Gesvres, seigneur en partie de la moyenne et basse justice, qui fait valoir
environ 400 arpents de terrain. Voilà comme est composée notre paroisse ; des
dix-huit habitants qu'il y a, tant particuliers que fermiers, il n'y en a
qu'un seul, le nommé Potin, député de notre paroisse, qui possède une maison
et trois arpents de terrain, et paye une rente à Monseigneur le duc de
Gesvres. Pour les autres habitants, ils sont logés dans- de petites
chaumières toutes simples, sans avoir-de quoi loger ni bestiaux, de pas une
espèce, ni même des volailles ; suffit qu'il faut que nous achetions tout
ce qu'il nous faut pour notre subsistance, voyez quelle est la misère d'une
paroisse pareille ! Voyez s'il est possible qu'un homme qui gagne 20 et
d'autres fois 24 sous puisse faire vivre une famille de six et d'autres de
huit enfants avec les 24 sous qu'ils ont gagnés dans leur journée ; achetant
le pain 44 sous les 12 livres, payant le sel 14 sous la livre, le beurre 24
sous ; étant obligés d'acheter des légumes, vu que nous n'avons pas une
perche de terrain, et pouvant en avoir, vu qu'il y a dans notre paroisse 130
arpents ou environ de commune qui sont en mauvais pâturage, dont nous ne
pouvons pas tirer parti par l'étroit de bâtiment où nous sommes. Nous
demandons qu'il nous soit accordé de nous mettre en possession de ces dits
terrains, nous soumettant de payer par arpent 4 livres de rente, et de
faire une fondation d'une somme de cent livres pour avoir un maître d'école.
Cela nous mettrait dans le cas d'élever nos enfants dans la crainte de Dieu et
dans l'instruction qui est due à l'homme ; et le restant servirait à soulager
la paroisse en cas d'accident, comme incendie, ravagement d'eau ; pour
soulager les veuves et orphelins, les malades. Les dits terrains nous
étant accordés à nous, qu'il nous soit permis de bâtir dessus ; cela nous
exempterait de payer un loyer de 40 livres par année. Le terrain qui nous
serait accordé, en le mettant en nature de labours, d'après les peines que
l'on s'y donnerait à les mettre en bon rapport, nous produirait du grain pour
vivre une partie de l'année : ledit terrain nous produirait des fourrages
pour nourrir deux vaches et un cheval, et nous pourrions avoir des poules et
avoir des jardins qui nous produiraient des légumes : cela nous mettrait à
portée d'avoir une partie des éléments qui nous sont nécessaires à la vie, et
nous vivrions beaucoup mieux que nous n'avons fait jusqu'à ce jour, et cela
nous ôterait les chaînes que nous avons depuis longtemps, vu que nous sommes
tous dépendants de ces seigneurs. Depuis qu'il a été accordé à plusieurs
paroisses de se mettre en possession de ces terrains, cela leur fait un grand
bien, et fait vivre quantité de mercenaires, depuis qu'ils ont été accordés à
la paroisse de Noisy-le-Grand, Campan, Thieux et beaucoup d'autres paroisses.
Ces particuliers ont mis ces terrains les uns en labour, d'autres en saussaie
et d'autres en prés, d'autres en pépinières d'arbres et ont très bien réussi
: Les fermiers de notre paroisse ne sont point de notre avis que les dites
communes soient partagées ; ils ont le plus grand intérêt à n'y point
consentir, vu qu'ils en tirent tout l'usufruit eux seuls... Nous voyons
devant nos yeux, tant communes que voirie, le moins 20 arpents dont ces
fermiers se sont emparés sans en payer aucun tribut, qui leur produisent de
très bons grains. Voilà comme les biens communaux des paroisses se trouvent
détruits ; au bout d'un certain temps les seigneurs se trouvent avoir la
jouissance et profit de ces terrains, et la petite populace est toujours
lésée, comme je viens de vous représenter ci-devant. Le fermier profite des
récoltes et le propriétaire du fond du terrain. Il serait plus juste que les
particuliers en jouissent et les payent, que ces fermiers sans en rien payer
et que d'en laisser perdre le fonds ; mais notre paroisse n'est soutenue de
personne et nous dépendons tous, de ces seigneurs et de ces fermiers : c'est
pourquoi nous profitons des Etats généraux pour vous représenter combien la
petite populace est lésée dans beaucoup de paroisses. On devrait pourtant
bien jeter les yeux sur la misère du menu peuple... Nous vous déclarons que
quantité de terrains en mauvais pâturage produiraient beaucoup plus d'être
mis en culture que de rester en l'état où ils sont. Voyez les environs de
Paris ; l'on arrache jusqu'aux pierres et roches afin de pouvoir mettre soit grains
ou légumes à la place : on ne laisse point dans tout le pourtour de Paris à
deux ou trois lieues, on ne laisse aucunes terres en pâturage, quoique étant
chargé immensément de vaches ; dans un pays comme le nôtre, on peut faire des
prés artificiels, comme luzernes, trèfles, fèves, foins, escourgeons, pois et
vesces que l'on fait manger en vert aux bestiaux ; il produit beaucoup plus
d'herbages que des marais. « Nous
avons aussi dans notre paroisse, tenant aux communes et qui en dépendent, six
arpents de prés qui produisent de très bons foins, dont les seigneurs se sont
emparés et qui se partagent la récolte entre eux, ce qui ne leur
appartient non plus qu'aux habitants de la paroisse. Ces prés, s'ils étaient
loués ou donnés à rente au profit de la paroisse et les seigneurs se l'ont
approprié eux-mêmes. » Et les
pauvres paysans de Vaires terminent en assurant de leur éternelle
reconnaissance ceux qui « leur feraient remettre de quoi pouvoir faire
donner l'éducation nécessaire à leurs enfants et moitié de leur vie ». Ainsi,
tandis que tous les nobles demandent le partage des biens communaux pour
exercer leur prétendu droit de triage et tous les « droits » que leurs
commissaires à terrier exhument ou fabriquent pour eux, tandis que le Tiers
Etat des villes est hésitant et incline vers le partage tout en protestant
contre les usurpations des seigneurs, tandis que dans la plupart des
communautés rurales les paysans disposant d'un peu de bétail, sont
énergiquement opposés à la décomposition du domaine commun, il y a quelques
communautés où les paysans très pauvres et démunis de bétail réclament le
partage afin de pratiquer sur le domaine commun approprié et transformé la
culture intensive. Au fond
il n'y a pas contradiction entre les vœux des paysans. Tous ils aspirent à
ressaisir sur les seigneurs les biens communs audacieusement volés. Tous ils
aspirent à la jouissance de la terre, ici sous forme collective, là sous
forme individuelle. Et même, chose bien frappante, ceux qui demandent le
partage des communaux semblent éprouver quelque scrupule. Ils ne voudraient
pas que cette appropriation individuelle fût brutalement égoïste. Ils offrent
de payer une rente à la paroisse, pour des œuvres de solidarité, de mutualité
et d'éducation. Il y
avait donc, dès cette époque, au plus profond de la misère rurale et de la
conscience paysanne, des germes de demi-communisme et de solidarité qui,
cultivés avec méthode, auraient pu transformer le régime de la propriété
foncière dans un sens largement humain. Malheureusement, il résulte des
textes variés que nous avons cités ou indiqués que les paysans n'étaient
point préparés dans l'ensemble à une vigoureuse utilisation, scientifique et
intensive du domaine commun et que la bourgeoisie des villes se souciait fort
peu de faire en ce sens l'éducation des paysans pauvres. Ainsi il n'y a guère
de chance pour que la Révolution procède à une réparation et rénovation
vraiment communiste de ce domaine usurpé par les seigneurs. Mais la lutte qui
se poursuit depuis trente ans surtout entre les nobles et les paysans au sujet
des biens de communauté ajoute prodigieusement à l'irritation paysanne : et
les innombrables procès engagés entre les paysans et les seigneurs, les
innombrables spoliations cyniquement pratiquées par ceux-ci sont à cette
heure un des ferments les plus actifs de la passion révolutionnaire : le
progrès même de la culture, en exaspérant les appétits des seigneurs, ajoute,
en un sens, à la misère des travailleurs des campagnes et à leur colère. Mais
en succombant à l'expropriation des nobles qui combinaient contre eux la
puissance féodale et les prétextes capitalistes, les paysans élèvent une
protestation que l'histoire n'a pas entendue encore mais que l'avenir
accueillera. Ils affirment leur droit à la terre, leur droit à la vie : et
ils opposent à la brutalité des puissants, une sorte de droit communiste
préexistant. « On a prétendu faussement, dit une de leurs adresses, que la
vaine pâture n'était qu'une servitude ; ce droit de communauté d'habitants
est une propriété publique, plus ancienne que les propriétés particulières...
Son existence précède la formation même des sociétés agricoles. » Les
paysans étaient très éprouvés aussi, en plusieurs régions, par le régime
assez récent des grandes fermes. L'effort des propriétaires depuis un tiers
de siècle, pour tirer de leurs terres le maximum de revenu, pesait lourdement
sur le cultivateur : et les protestations abondent dans les cahiers, surtout
de l'Ile-de-France, de la Brie, du Vermandois, du pays Chartrain, de la
région du Nord, de l'Autunois, etc. Dans
presque toute l'étendue des pays de fermage c'était le même mouvement. Les
paysans étaient déracinés du sol par deux procédés. Ou bien le propriétaire
(couvent ou noble) abattait les masures, et il ne construisait rien à la
place. Il se contentait d'affermer sa terre par lots à des fermiers qui,
ayant déjà leur centre d'exploitation, trouvaient leur compte à étendre leurs
opérations. Ou bien le propriétaire lui-même remplaçait, par un corps de
ferme central et important, plusieurs médiocres exploitations rurales. Contre
ces procédés d'éviction, les Cahiers s'élèvent avec une sorte de violence et
en demandant l'intervention de l'Etat. Par exemple, dans le Cahier des
doléances, plaintes et remontrances de « l'agriculture du pays chartrain
et soumis à l'assemblée du bailliage, tenu à Chartres le 2 mars 1789 »,
cahier imprimé en 1848 dans l'annuaire du département d'Eure-et-Loir. Je lis,
à la paroisse de Clévilliers-le-Marteau : « Que les seigneurs ou autres propriétaires
soient tenus de faire reconstruire les fermes qu'ils ont fait démolir, dont
il y en a partie, qui ont fait seulement conserver le colombier et un logis
pour leur garde-chasse, dans lesquelles fermes il existait un fermier, et
aujourd'hui il y a dans plusieurs endroits deux et trois fermes réduites en une
seule, ce qui détruit la plus grande partie des cultivateurs qui n'ont pas
une fortune capable de faire valoir de si grands emplois. » C'est la
concentration capitaliste du fermage qui commence. Voici
ce que dit la commune de Morancez : « De la destruction des corps de ferme :
il se commet depuis plusieurs années en France et, notamment, dans le pays
chartrain un abus qui mérite l'attention du gouvernement ; c'est la
destruction des habitations. Elle est aussi contraire à la population qu'à
l'agriculture. Les gens de mainmorte (les ecclésiastiques) en ont donné
l'exemple, les propriétaires laïcs en ont été séduits et ont suivi. Voici les
considérations qui portent les propriétaires, tant ecclésiastiques que laïcs,
à détruire les habitations : « 1°
Pour éviter les frais de réparation ; « 2°
Affermer beaucoup plus cher les terres, qui formaient une exploitation en les
donnant — ce qu'on appelle dans le pays chartrain — par lots, c'est-à-dire
par petites parties, à différents particuliers qui les font labourer à prix
d'argent. « Par
ce moyen il est des paroisses dans lesquelles un tiers du terrain n'est pas
confié aux soins et à l'intelligence du laboureur... Si depuis la manie de la
destruction des bâtiments il y en a 300 (détruits) dans le pays chartrain, c'est
300 familles de moins et plus de 900 domestiques qui, la plupart, seraient
mariés et qui sont obligés de se réfugier célibataires dans les villes
pour avoir de l'occupation. » Cette
concentration capitaliste des fermages, en utilisant mieux la main-d'œuvre,
avait pour effet de rendre inutile un certain nombre de manouvriers. La
commune de Morancez conclut : « Il paraîtrait nécessaire de mettre ordre à
cette mauvaise politique, d'encourager la reconstruction des habitations des
propriétaires laïcs, et d'ordonner celle des ecclésiastiques. » Kareiew
cite, dans le même sens, les vœux d'un grand nombre de paroisses. Elles
demandent « que les propriétaires, ayant plusieurs fermes, ne les baillent
point à un seul fermier, mais qu'à chaque ferme il y ait un fermier comme
auparavant. Que surtout les grandes fermes de quatre ou cinq charrues soient
partagées en deux, et que la plus grande ne dépasse point 300 arpents de
terre labourable ». La
paroisse du Triel demande « qu'aucun fermier ne puisse avoir plus d'une ferme
telle qu'elle soit, à moins qu'elle ne fut au-dessous de l'exploitation de
trois charrues ». Un des
Cahiers les plus curieux est celui de la paroisse de bon-nain, près de
Valenciennes : car l'appel des paysans au pouvoir, à l'Etat, en vue d'une
réglementation du régime de la terre, y est particulièrement précis : « On se
plaint, dans les villages où il y a de grosses fermes, qu'il se trouve trop
de monde pour les occuper : le député prouvera le contraire, /d'autant mieux
qu'en remettant toutes les fermes à raison de 150 mencaudées chacune, au lieu
de 1.050 qu'elles occupent maintenant et, qu'étant divisées à sept
particuliers, elles donneraient une double production de bestiaux, feraient
vivre le double d'ouvriers et produiraient en même temps, en grains et
denrées, un tiers de plus... Il se trouvera certainement des difficultés dans
les paroisses sur ce qu'un particulier voudra avoir 10 mencaudées, tandis
qu'il ne lui en sera dû que 5. L'autre petit fermier prétendra aussi être
augmenté, et il est possible qu'il le soit : mais pour éviter toutes
difficultés entre eux, il serait à propos d'avoir un inspecteur qui
s'informerait de la paroisse et dirigerait les terres aux fermiers et
particuliers ; au cas que les nouveaux fermiers manqueraient de maison, le
propriétaire permettra qu'ils bâtissent sur les terres, et, dans le cas où le
fermier quitterait la ferme, le propriétaire le dédommagerait à sa sortie,
par estimation juridique. » La
paroisse de Baillet (Paris hors murs) dit, à l'article 5 de son Cahier : « Il
serait à souhaiter que les seigneurs, pour le bien et l'avantage de leurs
vassaux, voulussent bien partager leurs terres en plusieurs lots et leur en
donner à chacun une portion. Par ce moyen, les seigneurs auraient la
consolation de voir vivre leurs vassaux ; ou du moins que chaque fermier ne
jouisse que d'une seule ferme, au lieu qu'il y en a beaucoup qui en occupent
deux, d'autres trois, d'autres quatre, et s'en tienne à son labour, sans
entreprendre d'autre commerce ; au lieu qu'il y en a beaucoup qui ne sont pas
encore contents ; font d'autre commerce, et n'occupent que presque moitié de
manouvriers que quatre fermiers occuperaient. II n'y a qu'un seul homme
qui vit. Il tient tous les journaliers sous sa' domination, donne ce qu'il
veut, par jour ; aux journaliers, un prix assez modique. Pourvu qu'ils
amassent, ils sont contents. » « Il y
en a d'autres qui sont plus populaires, mais le nombre en est petit. Il y a
trente ou quarante ans, ils avaient des bidets d'environ 3 ou 4 louis, les
plus hues ; ils vivaient, et le peuple aussi. A présent, ce sont des bidets
de 30, 40 louis et plus ; d'autres des cabriolets. Y a-t-il le labour en
terre d'une ferme à vendre ? Ils s'en rendent acquéreur à tel prix que ce
soit, de sorte qu'il n'y a plus que la plupart d'eux qui vivent. » Le
Tiers Etat de Paris hors murs demande expressément (article 14 du chapitre
agriculture) « que tout cultivateur ne puisse exploiter qu'un seul corps de
ferme de tel nombre d'arpents qu'elle soit composée, sauf que, dans le cas où
elle contiendrait moins de quatre cents arpents, le fermier pourra y ajouter
jusqu'à cette concurrence ». Ce
n'est pas seulement en exploitant eux-mêmes, directement, grâce à la
puissance de leurs capitaux, de nombreuses fermes que les grands fermiers
excitaient les plaintes des fermiers pauvres. Les riches fermiers faisaient
aussi le rôle lucratif d'intermédiaires : ils prenaient en location un assez
grand nombre de fermes ou même de métairies, et ils les sous-louaient ensuite
à des fermiers moins puissants ou à des métayers. C'est la plainte qui
s'élève, notamment ; de presque tous les Cahiers de paroisse de l'Autunois,
recueillis par M. de Charmasse : « Dans
presque tout l'Autunois, dit par exemple la commune de la
Comelle-sous-Beuvray, on fait exploiter les domaines par des cultivateurs qui
ont ou qui, du moins, devraient avoir la moitié de tous les fruits et profits
du bétail : le propriétaire a l'autre moitié. Aujourd'hui presque tous les
propriétaires amodient leurs domaines, et ce sont les fermiers qui
choisissent les cultivateurs et traitent avec eux, mais loin de leur donner
la moitié du produit, ils les surchargent de manière qu'à peine ont-ils le
quart. Ils obligent ces cultivateurs à leur donner chaque année une somme
plus ou moins considérable, selon la valeur du domaine ; ils les chargent des
rentes et des vingtièmes ; ils se réservent quelques journaux de terre que
les métayers sont tenus de cultiver sans y rien prendre. En un mot, ils
surchargent de façon qu'à la fin du bail leur ruine est presque toujours
consommée. C'est une usure repréhensible, puisque le bail à métairie est une
espèce de société où chacun des associés devrait avoir la moitié. Les
soussignés demandent qu'il soit pris des mesures efficaces pour prévenir cet
abus. » Nous
n'avons pas à discuter ici la valeur de ces réclamations contre les grandes
fermes et les grandes exploitations. Je note seulement que cette nouvelle
méthode intensive et capitaliste, se combinant vers la fin du XVIIIe siècle,
avec les effets persistants du système féodal, achevait d'accabler les
habitants des campagnes. De plus
en plus aussi il apparaissait que les vignerons, faute d'un suffisant
capital, étaient à la merci des grands marchands et des grands propriétaires.
Je lis dans les mémoires de la Société royale d'agriculture : « Pour
tirer quelque avantage du commerce des vins ; il faut absolument les garder
jusqu'au moment où cette denrée soit marchande. A la vérité, le vigneron ne
jouit jamais d'une aisance qui lui permette d'attendre un moment favorable
pour la vente de ses vins. Nous pourrions ajouter, en déplorant l'état du
vigneron, que pour qu'il fût heureux il faudrait qu'il pût vendre non
seulement son vin, mais encore il conviendrait qu'il lui fût possible de
conserver une partie de ses revenus dans les années d'abondance, pour
subvenir à ses besoins dans les années de disette. » « Le
proverbe qui dit que le vin gagne à vieillir dans les caves, que son prix
augmente à raison de son âge, ne peut en général s'appliquer qu'au
propriétaire de vins aisé ; rarement les propriétaires cultivateurs, encore
moins le vigneron sont dans l'état de le garder. Le vigneron n'a que quelques
celliers peu vastes ; il manque souvent de caves, et il en faut d'immenses
pour conserver beaucoup de futailles. » « Lorsqu'il
y a abondance de vin, le vigneron se trouve • donc obligé de se défaire de
son vin aussitôt qu'il l'a recueilli et de le donner à si bas prix qu'il
n'est pas payé des journées qu'il a employées à la culture de la vigne. » Arthur
Young signale de même la condition précaire des vignerons et la prédominance
des grands propriétaires ou marchands. « L'idée
que la pauvreté est la compagne des vignobles est ici (en Champagne) aussi forte que dans toute
autre partie de la France : les petits propriétaires sont toujours dans la
misère. La cause en est évidente. Il est ridicule qu'un homme qui n'a
qu'un petit capital se livre à une culture aussi incertaine... Pour rendre
les vignes avantageuses, on observe communément ici qu'il faut qu'un homme
ait un tiers de sa propriété en rentes, un tiers en fermes et l'autre tiers
en vignobles. Il est aisé de concevoir que' les cultivateurs qui
réussissent le mieux dans ce genre de culture doivent toujours être ceux qui
ont les plus grands capitaux. C'est ainsi que l'on entend parler des succès
des marchands, qui possèdent non seulement un grand nombre d'arpents de
vignes, mais qui achètent le vin de tous leurs petits voisins. M. Lasnier, à
Ay, a toujours de cinquante à soixante mille bouteilles de vin dans sa cave,
et M. Dorsé de trente à quarante mille. » Young,
dans une note de son livre, dit : « Dans le Journal de Physique pour
le mois de mai 1790, M. Roland de la Platière, avec qui j'ai eu quelques
conversations agréables à Lyon, dit que, de tous les pays, les pays vignobles
sont les plus pauvres et les habitants les plus misérables. » Young affirme
que cette misère tient à l'infini morcellement de la petite propriété : « Ce
genre de culture dépendant presque entièrement d'un travail manuel, et
n'exigeant d'autre capital que la possession de la terre et d'une paire de
bras, sans bestiaux, chariots ou charrues, ces facilités excitent
nécessairement les pauvres gens à l'adopter... Leur attention est ainsi
distraite de tout autre objet d'industrie ; ils s'attachent à un sol d'où ils
devraient émigrer, et un intérêt mal entendu les retient.... Il résulte de là
qu'ils travaillent de tout leur pouvoir pour leurs riches voisins, que leurs
petits vignobles sont négligés, et que cette culture, qui serait décidément
avantageuse entre les mains d'un propriétaire opulent, devient ruineuse pour
ceux qui n'ont point de fonds suffisants. » Aussi,
dans les Cahiers, les vignerons, quoiqu'ils détiennent quelques arpents de
terre, se classent-ils eux-mêmes au rang social, au degré de misère des
manouvriers. La paroisse d'Aunay-de-la-Côte dit : « Il y a 100
habitants, dont 12 laboureurs — ce sont les propriétaires aisés des terres à
blé — : le reste, vignerons et manouvriers. » Et par là la paroisse veut
signifier une grande détresse. De même
que les petits fermiers et journaliers ne protestent pas seulement contre le
régime féodal et l'arbitraire fiscal qui les écrasent, mais aussi contre le
capitalisme agricole grandissant, de même les vignerons ne s'élèvent pas
seulement contre la dîme, contre l'impôt, contre les droits d'aides ou les
suppléments exagérés de taille par lesquels ils se rachètent de ces droits :
ils jettent à coup sûr un regard de colère sur les grands marchands et
propriétaires qui emmagasinent le plus clair du profit de tous. Je note qu'en
1792 les possesseurs de grands chais seront accusés d'accaparement pour le
vin, comme les riches laboureurs et fermiers pour le blé. La lutte sourde
contre « le riche » est engagée dans les campagnes : et si on ne notait pas
ce trait ; si on ne relevait pas, dans les Cahiers paysans, tous les mots de
violence et de haine contre les accapareurs, contre les grands propriétaires
« seigneurs ou autres », contre les agioteurs et capitalistes, on ne
comprendrait pas la suite de la Révolution, on ne comprendrait pas comment
les forces démocratiques et populaires de Paris ont pu, après l'écrasement de
la bourgeoisie modérée, gouverner avec le concours des paysans. Ce qui est
vrai, c'est que, dès 1789, le divorce entre la bourgeoisie et le peuple est
beaucoup plus marqué dans les campagnes que dans les villes. Ou plutôt dans
les villes il y a, au début, unanimité du Tiers Etat bourgeois et ouvrier.
Entre le paysan et le bourgeois des villes il y a un commencement de
défiance. Dupont
de Nemours constate l'ignorance égoïste des villes à l'égard des souffrances
paysannes : « On sait confusément dans les villes que le Tiers Etat n'a pas
été un ordre favorisé ; on n'y connaît qu'une très faible partie de ce qu'il
a souffert dans les campagnes ; et il faut avoir beaucoup vécu au milieu des
cultivateurs pour s'en faire une juste idée. C'est bien le même peuple qui
habite toute la France ; mais les familles qui se sont fixées dans les
villes, profitant d'une éducation plus soignée, à portée du secours des
lettres et des arts, entourées de jouissances du beau, accoutumées comme le
clergé lui-même et comme la noblesse, à consumer le fruit du travail d'autrui
n'ont pu s'empêcher de prendre quelques-uns des préjugés des ordres
supérieurs, de se croire souvent et d'avoir peut-être des intérêts opposés à
ceux de la campagne. » En
retour, il n'est pas rare de trouver dans les Cahiers ruraux quelque
hostilité contre les bourgeois des villes. Parfois, mais très rarement, les
paysans vont jusqu'à demander une délibération et un Cahier à part. Le plus
souvent ils signalent les privilèges dont la bourgeoisie jouit aussi et les
grandes terres qu'elle détient. La
paroisse de Boulogne dit par exemple : « Les dames de Montmartre, les
religieuses de Longchamp et M. le prince de Conti ne sont point sujets à ces
deux impôts (la corvée et le vingtième) ; les maisons bourgeoises et les jardins ne
payent pas non plus les deux premiers, parce que les propriétaires,
nobles ou financiers, demeurent à Paris, et que comme privilégiés ou
habitants de la capitale ils en sont exempts : le troisième, sous prétexte
que leurs maisons et jardins sont de pur agrément et ne leur produisent rien,
comme si de grands jardins enlevés à l'agriculture, pour le plaisir et la
jouissance d'un seul particulier, ne devaient pas l'impôt comme une terre
arrosée de la sueur du cultivateur. » Dans
les Cahiers de paroisses du pays chartrain abondent les réclamations contre
les villes. La paroisse d'Audeville dit : « Les privilèges des villes
occasionnent une augmentation considérable d'impôts sur les habitants de la
campagne, qui trouvent à peine une subsistance grossière dans leurs emplois
de tout genre... » La
paroisse de Saint-Denis-de-Cernelles dit : « Les privilèges accordés aux
citoyens des villes occasionnent une réversion considérable d'impôts sur les
habitants des campagnes, qui trouvent à peine une subsistance grossière par
la culture des terres. » Les
habitants de la paroisse (le Morancez disent : « Les laboureurs se voient
avec indignation méprisés. Ils entendent avec dépit un huissier enrichi aux
dépens de 100 familles, un insolent commis aux aides, un très inutile
bourgeois, en parlant d'un honnête laboureur, le traiter de' paysan, en
exiger des égards et le tutoyer. » Les
Cahiers ne font guère de différence entre la propriété bourgeoise et la
propriété noble ; tout cela est pris sur le paysan. La paroisse de
Barzouville dit : « Il y a dans notre paroisse 21 arpents de pré dont 12 sont
récoltés par des nobles propriétaires, et le surplus par des mainmortes ; « Il y
a 9 arpents de vigne récoltés par les propriétaires bourgeois, communauté et
mainmorte ; « Il
y a 15 arpents de bois taillis, récoltés par le seigneur, bourgeois,
communauté et mainmorte, propriétaires ; « Il
y a enfin 12 arpents de terre, tant en potager qu'en verger, que font valoir
les Propriétaires, seigneur, communauté, bourgeois et mainmorte. » Si on
fouillait les Cahiers des paroisses, encore insuffisamment connus, on
trouverait en toute région des traits de ce genre. Est-ce
à dire que les paysans vont entreprendre une lutte du même ordre, et, pour
ainsi dire, du même plan contre le bourgeois et contre le noble ? Pas le
moins du monde. D'abord, ce qui écrase le plus les campagnes ce sont bien les
droits et privilèges des nobles et des prêtres, la dîme, le champart,
l'exonération d'impôt des privilégiés : et le bourgeois dans une certaine
mesure aidera le paysan à s'affranchir. Et
puis, si importune, si jalousée que soit cette propriété bourgeoise qui vient
s'installer à côté de la propriété noble et réduire encore la part de terre
du paysan, elle procède d'actes relativement récents d'achat et de vente :
elle repose, après tout, sur les mêmes bases légales que la propriété
paysanne elle-même : et les paysans, « les laboureurs », seraient obligés de
nier leur propre propriété s'ils niaient la propriété bourgeoise : ils
peuvent au contraire arracher de leur champ la dîme et le champart sans
déraciner leur propre droit de propriété ! C'est seulement au nom du
communisme qu'ils auraient pu attaquer la propriété bourgeoise comme la
propriété noble : ils n'y étaient point préparés. C'est
donc bien contre l'ancien régime que va leur principal effort : mais on
devine que dans leur mouvement de libération ils ne consulteront pas les
convenances bourgeoises : ils ne seraient-même pas fâchés que la bourgeoisie
soit secouée un peu par l'orage qui emportera la noblesse, et la fermentation
de toutes ces passions mêlées donne aux Cahiers paysans une force
extraordinaire : je parle surtout des Cahiers des paroisses qui ont un accent
révolutionnaire paysan beaucoup plus marqué que les Cahiers des bailliages
atténués par la bourgeoisie. C'est
comme un merveilleux cadastre passionné et vivant, tout bariolé d'amour et de
haine : « Ce bois est vaste : il est au seigneur ; cette terre est riche :
elle est au bourgeois ; voici une pauvre terre : elle est à moi et je l'aime
: mais quand j'ai bien peiné, on me prend, par l'impôt, les meilleures
gerbes. » Par qui
ont été rédigés ou préparés ces Cahiers paysans ? Il semble qu'en bien des
points la presque totalité des paysans ait pris part de fait, au mouvement
électoral. D'abord, beaucoup d'entre eux remplissaient les conditions légales
: il fallait être inscrit au rôle d'imposition : mais pour la plus pauvre
masure, pour le plus misérable lopin de terre on était inscrit. Et de plus il
y avait, en bien des communautés rurales, des traditions d'assemblées
populaires et plénières. Pour le
choix des répartiteurs, pour les travaux des chemins, pour les réparations à
l'église, au presbytère, à l'école, tous les habitants étaient convoqués ; on
délibérait sur la place du village, et le notaire inscrivait le résultat du
vote. Les
assemblées provinciales réunies en 1787 avaient essayé de substituer le
suffrage de la propriété, le suffrage censitaire à cette sorte de suffrage
universel paysan : mais celui-ci avait résisté : et je note bien des Cahiers
qui demandaient que les réunions des communautés de village « trop nombreuses
et tumultueuses » soient réglementées. Elles persistaient donc : et sans
aucun doute cette tradition a aidé les paysans même les plus pauvres, même
les plus humbles à faire entendre leur voix. Aussi
bien, même si les journaliers, les manouvriers, les prolétaires ruraux n'ont
pas toujours pris part directement à la formation des Cahiers et au choix des
députés, ils ne sont pas tout de même absents des Cahiers. Il est visible que
la plupart du temps ce ne sont pas les paysans eux-mêmes qui tenaient la
plume : ils avaient recours aux bons offices de quelque praticien au courant
de leurs affaires : les citations latines mêlées aux Cahiers même les plus
savoureux, les plus imprégnés de vie paysanne en sont la preuve. Or, ces
hommes, petits médecins ou vétérinaires ou hommes de loi, connaissaient aussi
bien les souffrances des manouvriers que celles des petits fermiers ou des
petits propriétaires. Ils
vivaient familièrement avec les uns et avec les autres et tenaient à traduire
dans les Cahiers les doléances de tous : le Cahier était ainsi vraiment, pour
employer une expression du moyen âge, « le miroir » de la communauté. C'est
ainsi par exemple que dans certains Cahiers de paroisses de l'Autunois, cités
par M. de Charmasse, il y a une analyse merveilleusement exacte et nuancée
des catégories rurales. Ces Cahiers distinguent — notamment ceux de la
paroisse de Grury —, dans le Tiers Etat rural, quatre classes : le modeste
propriétaire bourgeois qui vit assez maigrement de ses revenus fonciers, le
propriétaire cultivateur, le métayer et enfin le manouvrier. Je ne
peux citer que quelques passages : « Les propriétaires cultivateurs sont au
nombre de cinq et peuvent faire quarante individus : à raison des rentes
énormes et servitudes de toutes espèces dont leurs fonds sont chargés, ils
n'ont pas, tout payé, le tiers des fruits francs sur lesquels il 'faut payer
les impôts royaux, en sorte qu'ils ne sont guère moins misérables que ceux de
la classe qui les suit. » « Quel
pinceau pourrait représenter au vrai l'état des malheureux de cette troisième
classe dont le sort est bien plus fâcheux que celui des esclaves qui
s'achètent à prix d'argent ? Car les maîtres à qui ils appartiennent dans la
crainte de les voir périr, et pour en tirer profit de leurs travaux, leur
fournissent au moins une nourriture propre à entretenir leurs forces : ce qui
manque le plus souvent aux infortunés dont nous parlons. Cultivateurs d'un
fonds, ils sont quinze, dix-huit, jusqu'à vingt personnes pour le faire
valoir à moitié fruits, pour salaires de leurs peines. Courbés sur cette
terre qu'ils arrosent de leur sueur depuis le lever du soleil jusqu'après son
coucher, et dont ils font sortir à force de bras ces fruits et cette
abondance qui font le bonheur des citoyens des villes et qui fournissent
abondamment à la subsistance et à l'aliment des puissants du siècle, à peine
peuvent-ils, malgré leurs pénibles travaux, manger du pain trois fois par
jour, leur maigre récolte n'y suffirait pas toujours : le peu de laine que
leur fournissent leurs brebis, ainsi que le peu de chanvre qu'ils recueillent
suffisent à grand'peine à leur malheureux entretien : le produit des ventes
de leur bétail peut à peine payer ce qu'ils doivent rendre au propriétaire et
payer leurs côtes de taille. » « Mais
une autre espèce de taille est cette malheureuse gabelle qui seule
absorberait tous leurs profits s'ils en avaient comme il serait raisonnable :
mais les moyens leur manquent et la plus grande partie de ce peuple
cultivateur est forcée de s'abstenir de cette denrée de première nécessité :
de là cette faiblesse qui fait dégénérer l'espèce, qui fait qu'on est vieux
au moment où on ne devrait qu'entrer à la fleur de l'âge, et qu'à quarante
ans on est dans la décrépitude. » Enfin
plus bas encore dans la misère et l'insécurité végète le manouvrier.
Evidemment l'homme qui a écrit ces lignes quel qu'il soit, parlait au nom de
toute cette misère : c'est bien le fonds et le tréfonds de la terre qui
tressaille. Ces
Cahiers paysans ont, si je puis dire, des conclusions à plusieurs degrés et à
plusieurs termes, qu'une seule révolution n'épuisera pas. Sans doute, c'est
contre l'ancien régime spoliateur et affameur, c'est contre la taille, le
champart, l'odieuse gabelle, qu'ils sont tournés d'abord : mais le
parasitisme de la propriété oisive qui ne laisse au métayer accablé que la
moitié des fruits y est dénoncé aussi. Contre
ce parasitisme, quelle conclusion ? Aucune formelle et immédiate : mais déjà,
dans la Révolution de 1789 fermente le levain des Révolutions futures. Ce
n'est pas le respect superstitieux de la « propriété individuelle » et de «
l'initiative individuelle » qui arrête les paysans de 1789. Nous avons vu
comment pour la limita-itou des grands fermiers ils appellent l'intervention
de l'Etat : et les Cahiers abondent qui demandent que le commerce privé du
blé soit interdit avec l'étranger, que seul l'Etat soit chargé d'acheter et
de vendre du grain au dehors afin d'assurer le pays contre la famine. Mais
ils ne pouvaient concevoir encore une forme sociale qui permit de faire
évanouir la propriété bourgeoise tout en assurant la pleine indépendance du
travail paysan : ils souffraient en attendant et se plaignaient et
s'aigrissaient. Mais
ils réservaient leurs coups immédiats à ce qu'ils pouvaient atteindre et
détruire tout de suite : le privilège du noble, le système féodal, la
fiscalité royale. Ils n'ont pu jèter toute la semence de leurs Cahiers au
sillon de la Révolution bourgeoise : tout au fond du sac du semeur paysan des
germes sont restés pour des sillons nouveaux. Souvent,
sous le regard des seigneurs ou de leurs hommes d'affaires, les paysans
étaient gênés pour dire toute leur pensée. Le Cahier d'Andeville débute par
ces paroles : « Andeville : 36 feux : 13 électeurs dénommés au procès-verbal
du 25 février 1789 — 2 députés, S. Lévaud et J. B. A. Lestang. — Les
habitants ont déclaré qu'il était nécessaire, avant de s'occuper de la
rédaction de leur Cahier de doléances, plaintes et remontrances, de faire
assurer à l'assemblée générale du bailliage de Chartres ; au sujet des trois
Cahiers des trois Etats réduits en un, que cette rédaction ne peut avoir que
de mauvaises suites et presser la liberté du Tiers Etat. Quel est l'habitant
de la campagne qui oserait mettre au jour et exposer aux yeux d'une assemblée
composée de ses seigneurs et maitres, les justes plaintes qu'il a à faire de
l'abus de leur autorité et de leurs privilèges qui ne fait que concourir à sa
ruine et à celle de ses compatriotes ? Qui osera leur reprocher leur
injustice et les vexations qui ont réduit ses ancêtres et ses descendants à
la plus dure servitude ? » Personne
n'ignore le mépris que les seigneurs font du malheureux habitant de la
campagne : ils le regardent comme rien, quoique beaucoup estimable : comme
inutile quoique très utile et précieux à l'Etat. « C'est
un paisant, disent-ils, il est fait pour suivre nos caprices et nous obéir,
il faut le réduire ; ils le regardent comme une bête de charge. Peut-il
récrier contre cet abus infâme sans courroucer, aigrir et révolter son
seigneur contre lui ? Si les Cahiers de plaintes, remontrances et doléances
du Tiers Etat, quoique très justes et conformes aux abus régnants, si,
dis-je, ces Cahiers étaient connus des deux Etats supérieurs, ils ne
pourraient qu'être nuisibles, par la suite, aux paroisses qui les auraient
présentés et qui seraient victimes. de leur vengeance. Il est donc très
important que ces Cahiers soient inconnus des deux autres Etats et rédigés à
part. » Il y eut des paroisses où cette crainte du noble, présidant lui-même
ou par son bailli, paralysa les vœux des paysans. Mais
presque partout l'élan était si fort, la souffrance si grande qu'ils surent
parler haut et clair : et si leur cri de misère et de révolte fut atténué de
suite et amorti, ce fut par la prudence des bourgeois des villes qui tout en
étant prêts à utiliser contre l'ancien régime et l'absolutisme le mouvement
des campagnes s'effrayaient un peu de la violence des paysans. Mais
dans les paroisses et communautés, où les vues générales et hardies de la
bourgeoisie pour la Constitution se concilient avec l'âpre revendication
paysanne, l'esprit de la Révolution apparaît dans sa plénitude et dans sa
force : c'est le cas, par exemple, de la paroisse de Fosses, dont je devrais
citer tout entier l'admirable Cahier : je n'en puis, faute d'espace, détacher
que quelques articles, d'un accent de révolte incomparable, et si l'on
rejoint ce Cahier paysan, où la terre crie sa souffrance et sa colère, au
Cahier de Paris, si lumineux et si vaste, on aura en raccourci tout le cycle
de la pensée révolutionnaire. Ecoutons
donc, avant de nous engager dans la tourmente, quelques-unes des
revendications et des plaintes des paysans de Fosses : « Nous désirons
ardemment que, dans la multitude des impôts à supprimer, on réforme surtout
ceux qui sont sur les choses dont la consommation est nécessaire pour les
pauvres comme pour les riches tel, par exemple, le sel. Il n'y a pas d'impôt
plus mal, plus injustement et plus ridiculement réparti. Il semble que ceux
qui l'ont inventé aient dit : il faut trouver un moyen de faire contribuer les
pauvres autant que les riches aux dépenses de l'Etat ; mais comme nous ne
pouvons pas les imposer à la taille, à ses accessoires, à l'industrie, à la
corvée, à la capitation, aux vingtièmes, parce qu'ils ne payeraient pas et
que nous ne trouverions rien chez eux qui puisse répondre de leurs
impositions, imaginons d'imposer chèrement le sel : comme non seulement ils
ne peuvent pas plus s'en passer que les riches, la dépense qu'ils feront pour
cela compensera en partie les impôts dont nous ne pouvons pas les charger ;
tel est le cruel raisonnement qu'ont dû faire les suppôts du fisc lorsqu'ils
ont inventé ce détestable impôt. » « Et,
en effet, nous éprouvons par nous-mêmes la vérité de ce que nous venons de
dire au sujet de la consommation de cette denrée. » « Un
ménage, très pauvre parmi nous, composé de l'homme, de la femme, d'une fille
de dix-huit ans, d'un jeune garçon de dix à douze ans, consomme quarteron à
quarteron, c'est-à-dire 3 sous et demi par 3 sous et demi, 78 livres de sel
par an. » « Un
autre ménage aussi pauvre, composé de trois personnes, mais dont deux sont
batteurs en granges, en consomme au moins 60 livres par an, au lieu que dans
une maison bourgeoise, où il y a également trois personnes, nous savons qu'il
s'en consomme à peine 25 livres par an. C'est donc avec raison que nous nous
plaignons de cet impôt comme injustement réparti... » « Nous
demandons la suppression des capitaineries (chasses réservées du roi)... parce qu'elles sont très
nuisibles à l'Etat par le tort immense qu'elles font à la production de la
terre... Nous n'ignorons pas que le luxe actuel des riches et l'abondance des
manufactures, établies dans les environs de Paris, ne fassent une consommation
considérable de bois qui en diminue beaucoup la quantité : mais le gibier des
capitaineries y détruit encore bien davantage, car il empêche absolument de
pousser : à peine le bourgeon sort-il de terre qu'il est dévoré... » « Et
combien de familles dans les villages, réduites à la plus grande misère par
les amendes extorquées, à tort et à travers, sur les malheureuses victimes de
cette maladie (le braconnage), souvent même sur des innocents qui ont quelquefois aussi payé
de leur vie un délit léger, commis par imprudence ou ignorance des lois de
capitainerie ! » « On
n'oubliera jamais, à Senlis, l'assassinat d'une pauvre femme qui cueillait
des fraises, commis à coups de fusil par l'infâme garde Délion, et celui
d'un malheureux jeune homme, Coye, qui ramassait du bois mort dans la forêt
de Chantilly, assassiné de la même manière, il y a deux ans, par le garde
d'Orsay. On pourrait citer plusieurs autres faits aussi tragiques : mais
croirait-on que ces détestables crimes n'ont été punis que par la translation
de leurs auteurs dans d'autres places plus considérables ? » « Nous
demandons qu'on laisse jouir chacun du droit si naturel de détruire sur ses
terres le gibier qui dévaste les productions sans préjudice du droit acquis
que les seigneurs prétendent avoir de chasser dans toute l'étendue de leurs
fiefs, pourvu qu'ils ne fassent tort à personne, quoique nous sachions fort
bien que ce droit n'est qu'une usurpation, commise depuis qu'on a désarmé
les paysans il y a deux cents ans[1]. » « Mais
pourquoi, nous autres paysans qui n'avons pas assez de bien pour avoir des
colombiers, faut-il qu'à cause de cela nous fournissions à la nourriture des
pigeons des seigneurs et des grands propriétaires ? Quoi ! parce que
nous avons été assez malheureux pour qu'un coup de vent verse le peu de blé
que nous avons dans les champs, il faudra, pour aggraver notre malheur, ou
que nous fassions de gros frais pour le faire garder contre les pigeons, ou
que nous laissions achever notre ruine par ces animaux qui tombent comme une
nuée sur ces grains pour les dévorer » « Il en
est de même du sarrasin et autres grains qu'il nous faut faire garder
quelquefois trois semaines de suite, pour les préserver du ravage des
pigeons, d'où il résulte que nous sommes non seulement obligés de nourrir les
lapins du seigneur, leurs lièvres, leurs faisans, leurs perdrix, leurs daims,
leurs biches, leurs cerfs, leurs sangliers, mais encore leurs pigeons et
bientôt tous les animaux domestiques s'il leur en prenait fantaisie. « En
faudra-t-il pour cela moins payer les propriétaires et la foule d'impôts dont
nous sommes écrasés à cause de leurs terres ? « Si
on en fait des plaintes, croira-t-on qu'il y a certains seigneurs qui ne
rougissent pas de vous dire : quand tu seras ruiné, je te donnerai du pain,
juste Dieu ! les Français sont-ils donc faits pour être une nation de pauvres
à l'aumône de quelques riches ? » « Nous
estimons qu'il serait très à propos de mettre un frein à l'ambition des
riches propriétaires, dont la plupart ne cherchent qu'à augmenter leurs
propriétés aux dépens de celles des pauvres : et de même qu'en 1749 il a été
justement défendu aux gens de mainmorte d'ajouter les leurs, rien
n'empêcherait, il semble, de fixer l'étendue des propriétés sur chaque
territoire à' une certaine portion, comme un quart ou un cinquième pour les
seigneurs des paroisses et un sixième ou un septième pour tout autre particulier. « Qu'on
lise les titres des grandes propriétés ; on verra que la plupart ne sont
composées que de petites propriétés qui ont été envahies de toutes manières. « On
éblouit un paysan malaisé avec de l'argent comptant, on lui en suscite le
besoin par la facilité cruelle de lui prêter jusqu'à ce qu'il ne puisse plus
rendre, alors on le saisit, on vend au bas prix son héritage au profit du
prêteur, on lui fait mille chicanes pour des bagatelles, on l'étourdit par la
crainte d'un procès ruineux qui l'oblige à faire le sacrifice du petit bien
qui faisait subsister sa famille. » « La
cupidité des riches leur suscite mille moyens pour s'agrandir, ce qui est une
principale source de la misère des peuples de la campagne... « Nous
représentons qu'il serait infiniment utile d'établir dans tous villages,
autant que faire se pourra, des pâtures communes contre l'opinion des
agronomes modernes ; qu'on fasse restituer celles qui ont été usurpées, et
les terrains vagues dont on s'est emparé depuis plusieurs années, et qu'on
remette les chemins ruraux dans leur ancienne intégrité. « Ces
terrains et ces chemins, que plusieurs seigneurs et particuliers ont mis en
culture à leur profit, étaient des espèces de pâtures pour les vaches, dont
la privation est encore une des causes de misère des pauvres habitants des
campagnes : mais on a tout fait pour les riches et rien pour les pauvres. » Ainsi,
c'est une passion vibrante qui, de tous les points de la France rurale,
répondra aux premiers actes de la Révolution. Et non seulement la bourgeoisie
révolutionnaire, si puissante par la force économique et la force de l'idée,
ne sera point désavouée par le vaste peuple des campagnes : mais celui-ci
aura comme un surcroît de colère, prêt à déborder au-delà même des limites
que le Tiers Etat des villes aurait marquées. Quand une grande île surgit du
sein de l'Océan, elle ébranle au loin les vastes flots, et les flots, par un
irrésistible mouvement de retour, viennent battre ses rives soudainement
dressées. De même, le brusque surgissement révolutionnaire ébranlera au loin toutes les passions, toutes les colères, toutes les espérances de la vaste mer paysanne dormante depuis des siècles : et l'énorme flot paysan viendra déferler sur les rivages de la Révolution bourgeoise, leur jetant les débris du vieux système féodal. |