En face
de ce Tiers Etat, si uni, le clergé et la noblesse sont affaiblis par de
profondes divisions dont leurs Cahiers portent la marque. D'abord il n'y a
pas une très grande bienveillance de la noblesse pour le clergé qui, en
matière d'impôt, est encore plus privilégié qu'elle. Ensuite, dans le clergé,
comme nous l'avons vu, il y a pour ainsi dire deux ordres ou même deux
classes : le haut clergé splendidement doté, le bas clergé maigrement payé et
accablé de dédains. La
lutte va si loin que, dès les premières semaines qui suivent la convocation
des Etats généraux, les prêtres qui veulent se réunir au Tiers Etat invitent
la Nation à gager et hypothéquer les dettes de l'Etat sur les biens
ecclésiastiques : c'était frapper la haute Eglise au cœur. C'est
le 27 juin que la minorité du clergé réuni hors de la présence des grands
dignitaires déclare : « Que les propriétés de l'Eglise soumises comme les
biens laïques au payement des taxes nécessaires pour la défense et la
prospérité de l'Etat, serviront également
d'hypothéqué et de gage à l'acquittement de la dette nationale, lorsqu'elle aura été reconnue
et dûment vérifiée. » De là à la nationalisation des biens d'Eglise il n'y a
qu'un pas et il est curieux de constater que cette grande mesure d'expropriation,
la plus révolutionnaire et la plus féconde, la plus détestée aussi de
l'Eglise qui la dénonce aujourd'hui encore, ait été d'abord suggérée par le
clergé lui-même poussé à bout. Dans la noblesse, mêmes tiraillements, mêmes
rivalités entre la pauvre noblesse rurale ou militaire et la noblesse de
Cour. Mais de plus il y avait, dans ce qu'on pourrait appeler la conscience
politique et sociale des nobles, une contradiction insoluble. D'une
part, ils tenaient beaucoup à leurs privilèges. Il est vrai qu'en bien des
Cahiers ils offrent le sacrifice de leur privilège en matière d'impôt : mais
presque partout ils maintiennent le vote par ordre. Or
celui-ci, en assurant à la noblesse une primauté politique, rendait illusoire
la concession d'ordre social qu'elle annonçait, car elle pouvait toujours la
reprendre ; et d'ailleurs elle entendait bien, avec le vote par ordre, sauver
tous ses droits féodaux, toutes les rentes foncières, tous les droits de
champart et autres qu'elle prélevait sur les paysans ; elle dénonce dans la
plupart de ses Cahiers le rachat obligatoire des droits féodaux comme une
atteinte à la propriété et elle inaugure pour les défendre la manœuvre si
souvent renouvelée depuis par la grande propriété foncière, par le parti
agrarien et antisémite. Elle prétend que l'abolition des droits féodaux fera
le jeu des « capitalistes », parce qu'en simplifiant la propriété elle va en
rendre plus facile l'accumulation aux mains des manieurs d'argent. Et nous
savons bien en effet que tant que l'ordre communiste ne sera pas réalisé, la
propriété passera d'une classe à une autre sans que l'ensemble des citoyens,
des producteurs y participe. Mais ce mouvement de la propriété n'est pas
indifférent au peuple ; en immobilisant la terre aux mains des Seigneurs et
de l'Eglise il eût fermé les voies de l'avenir. En déracinant le système
féodal et la puissance de l'Eglise, il ne travaillait pas directement et
immédiatement pour lui-même ; mais il suscitait la démocratie bourgeoise où
le prolétariat paysan et ouvrier peut se développer enfin. Aussi
le réquisitoire des nobles contre les bourgeois riches, des féodaux contre
les capitalistes ne réussira-t-il point à émouvoir le peuple de la
Révolution. Mais
pendant que les nobles semblent s'obstiner ainsi à la défense du passé, ils
suscitent aussi à leur façon le mouvement révolutionnaire. Je ne parle pas
seulement de ceux que la généreuse philosophie du xv0I" siècle avait
touchés ; c'est comme élus de l'ordre de la noblesse que Lafayette, les
Lameth, le duc de la Rochefoucault-Liancourt entrent à la Constituante. Mais
la noblesse presque tout entière, comme ordre, voulait un changement dans la
Constitution politique. Elle
réclamait « la liberté », et elle entendait par là que la toute-puissance
royale devait être limitée, que le despotisme ministériel devait être
contenu. Au fond, elle avait été vaincue par la royauté, et elle avait une
revanche à prendre. Elle ne pouvait la prendre directement, par une révolte
des grands feudataires comme au xv° siècle ou par une nouvelle Fronde. Elle
ne pouvait plus espérer, comme au temps du duc de Saint-Simon et de Fénelon,
qu'il lui suffirait de mettre la main sur un prince candide et timoré pour
ressaisir ses droits. Elle
voyait donc, avec une complaisance mêlée, il est vrai, de beaucoup
d'inquiétude, le mouvement du Tiers Etat. Elle s'imaginait, par une sorte de
parasitisme révolutionnaire, qu'elle pourrait exploiter ce mouvement pour
briser l'absolutisme royal, abaisser les intendants, représentants du pouvoir
central, et reconstituer dans les provinces l'antique aristocratie. C'est
la pensée qui éclate par exemple dans les cahiers de la noblesse de
Châtillon. « Requiert expressément la noblesse du bailliage de Châtillon que
l'administration des biens des communautés soit réunie entre les mains des
Etats provinciaux ou des administrations provinciales dans le cas même où, ce
que l'on ne peut penser, on ne supprimerait pas les intendants conformément
au vœu unanime de la nation. » Beaucoup de nobles se disaient que, par leur
prestige personnel, par la puissance de la richesse et de leur nom, ils
auraient dans les assemblées électives une influence bien supérieure à celle
dont ils jouissaient sous la monarchie ; sous l'ancien régime c'était une
oligarchie bourgeoise qui administrait les villes et c'était l'intendant
royal qui était le maitre de la province. La noblesse, hantée par le souvenir
du passé qui prenait la forme du rêve, attendait d'une vaste décentralisation
un renouveau de son antique pouvoir. Il n'y
avait rien de commun entre cette décentralisation oligarchique et
semi-féodale, qui aurait décomposé de nouveau le pays en domaines et
suzerainetés, et la décentralisation démocratique voulue par le Tiers Etat.
Celui-ci soumettait à la volonté nationale la hiérarchie des assemblées
locales et provinciales ; et pour que la décentralisation administrative ne
dégénérât pas en oligarchie, il voulait au sommet une assemblée nationale
toute puissante. Au
contraire le vote par ordre réclamé par la noblesse aurait morcelé et annulé
la volonté nationale : et aucun pouvoir national et central n'aurait fait
équilibre aux suzerainetés locales que la noblesse espérait reconquérir. Mais
encore fallait-il, pour jouer ce jeu et pour diriger le mouvement populaire
parler de liberté et des droits de la nation. De là
un semblant d'unanimité révolutionnaire qui ne tardera guère à se briser.
Mais cette sorte d'équivoque énervait aussi les forces de résistance de la
noblesse. On le vit bien quelques semaines après la convocation des Etats
généraux, quand la Cour portant au Tiers Etat le coup le plus dangereux,
proposa que le roi fût arbitre des élections contestées ; c'était appeler au
roi toute l'autorité, et éluder le vote par tête au moment où les communes
semblaient près de l'obtenir. Si à ce moment toute la noblesse avait marché
avec la Cour et secondé la tactique royale, le Tiers Etat était obligé ou de
capituler ou d'assumer la responsabilité terrible d'une lutte directe 'non
seulement contre les ordres privilégiés, mais contre le roi. La
noblesse estima que cette proposition sanctionnait l'absolutisme royal et le
despotisme ministériel ; le vieux levain d'opposition et d'insurrection
fermenta à nouveau et le Tiers Etat fut sauvé par les nobles du piège
terrible que lui tendait la Cour. La noblesse était donc à la fois
réactionnaire par son but et révolutionnaire par quelques-uns de ses moyens.
Elle voulait faire rétrograder la France au régime féodal, mais elle avait
besoin pour cela du mouvement de la Révolution. De là
une contradiction paralysante qui la livra bientôt à la force du Tiers Etat
logique et uni, qui était, lui, révolutionnaire à la fois dans ses moyens et
dans son but. Le mouvement de la noblesse était comme un remous
tourbillonnant qui semblait participer à l'impétuosité du fleuve ; mais il
n'allait point dans le même sens et il ne pouvait arrêter le vaste courant. J'ajoute
qu'on n'aurait point tout le secret de la conscience des nobles à cette
époque, si l'on oubliait de quel besoin d'activité, de quel ardent ennui ils
étaient tourmentés ; ils avaient perdu la direction effective de la société ;
et un petit nombre d'entre eux trouvaient une compensation éclatante dans le
service de la Cour. Combien -en toutes ces âmes restées véhémentes le murmure
du grand événement prochain devait éveiller d'impatiences ! Talleyrand
a écrit, en parlant de la noblesse de province vers le milieu du xviii°
siècle : « Les mœurs de la noblesse du Périgord ressemblaient à ses vieux
châteaux ; elles avaient quelque chose de grand et de stable ; la lumière
pénétrait peu, mais elle arrivait douce ; on s'avançait avec une utile
lenteur vers une civilisation plus éclairée... La Révolution même n'est pas
parvenue à désenchanter les anciennes demeures où avait résidé la
souveraineté. « Elles
sont restées comme ces vieux temples déserts dont les fidèles se sont
retirés, mais dont la tradition soutenait encore la vénération. » Image
mélancolique et charmante : mais cette lumière du siècle n'entrait pas
toujours lente et calme dans ces graves demeures un peu tristes. Elle
éveillait en plus d'un jeune cœur des besoins d'action, des rêves ardents. A
la sérénité apaisée et un peu solennelle de ces châteaux du Périgord, répond,
des côtes de Bretagne, le grondement intérieur du château de Combourg, le
silence plein d'orage de l'âme de Chateaubriand. Un des héros les plus
aventureux de la Chouannerie, Tuffin de la Rouërie, avait été en Amérique
pour tromper son activité. Lafayette, presque adolescent, avait tout quitté
pour chercher au loin l'aventure, la liberté, l'action, la gloire, et, dans
la lettre qu'il écrivait à sa jeune femme, de la cabine de son navire, il
traduisait la vaste mélancolie de la mer : « Nous nous attristons l'un
l'autre. » Beaucoup
de nobles cherchaient dans l'occultisme et dans la magie une diversion à leur
ennui. Comment n'auraient-ils pas été comme fascinés par cette magie
révolutionnaire -qui allait transformer les éléments et les hommes ? «
Levez-vous, orages désirés, » même si vous devez nous emporter au loin, comme
la feuille arrachée de l'arbre. Au moins notre âme inquiète aura palpité et
frémi dans les vents de la tempête. Faudra-t-il donc laisser aux pauvres
rêveurs comme Jean-Jacques, aux artisans exaltés, aux plébéiens fiévreux,
dont le cœur passionne la nature même, l'ivresse des émotions sublimes ; et
les privilégiés seront-ils des déshérités ? Ainsi la noblesse française
allait vers son destin. Le vent
d'émigration, d'exil et de mort emportera sans effort ces feuilles
tourbillonnantes et inquiètes dont la chaude couleur d'automne est un suprême
et inutile appel à la vie. Il n'y avait donc dans aucun des deux ordres privilégiés une force de cohésion qui pût faire équilibre à la puissance organisée et cohérente du Tiers Etat révolutionnaire. Mais, malgré tout, les forces d'ancien régime et de contre-révolution étaient immenses, et une question décisive se pose à nous : les bourgeois révolutionnaires, porteurs de Cahiers, qui vont s'assembler à Versailles peuvent-ils compter sur le concours passionné des paysans ? la souffrance de ceux-ci est-elle prête à devenir agissante au premier signal donné par les chefs du Tiers Etat ? La réponse est dans les Cahiers du Tiers Etat rural : ils sont d'une vibration extraordinaire, mais on ne les peut comprendre pleinement sans une analyse préalable du régime agricole. |