Mais
lui-même n'avait-il point comme prolétariat une conscience de classe déjà
éveillée ? A la question posée ainsi, sous une forme toute moderne, il n'est
pas possible de répondre ; la conscience du prolétariat est encore ambiguë et
indéterminée comme le prolétariat lui-même. Tout d'abord, dans quelle mesure
la conception sociale des ouvriers différait-elle, en 1789, de la conception
bourgeoise ? M. André Lichtenberger, dans deux livres intéressants, Le
Socialisme au dix-huitième siècle ; Le Socialisme et la Révolution
française, a réuni un grand nombre de textes où la pensée socialiste
semble s'affirmer ; M. Lichtenberger n'a tiré que des conclusions très
prudentes et très sages. Il reconnaît très justement que dans la plupart des
écrivains et des philosophes du xviii' siècle « la pensée socialiste » a un
tour purement spéculatif et moral et qu'elle n'est point un appel à des
forces nouvelles, aux intérêts et aux passions du peuple ouvrier. Quant aux
brochures qui inondèrent littéralement Paris dans les six mois qui
précédèrent la réunion des Etats généraux, sur cinq mille qu'a dépouillées M.
Lichtenberger, il en est à peine vingt qui protestent contre les souffrances
et la dépendance des salariés, des manouvriers, et qui touchent au problème
de la propriété ; elles n'eurent d'ailleurs qu'un très faible retentissement. Mais M.
Lichtenberger lui-même, en isolant ces textes, en a involontairement exagéré
la valeur et parfois même déformé le sens. Qu'importe par exemple que les
prolétaires de Paris aient pu lire dans une page de Linguet, en sa Théorie
des lois civiles publiée en 1767 : « Les manouvriers gémissent sous les
haillons dégoûtants qui sont la livrée de l'indigence. Ils n'ont jamais part
à l'abondance dont leur travail est la source. La richesse semble leur faire
grâce quand elle veut bien agréer les présents qu'ils lui font. Elle leur
prodigue les mépris les plus outrageants. Ce sont les domestiques qui ont
vraiment remplacé les serfs parmi nous ; c'est sans contredit une très
nombreuse et la plus nombreuse portion de chaque nation. « Il
s'agit d'examiner quel est le gain effectif que lui a procuré la suppression
de l'esclavage. Je le dis avec autant de douleur que de franchise : tout ce
qu'ils ont gagné, c'est d'être à chaque instant tourmentés par la crainte, de
mourir de faim, malheur dont étaient au moins exempts leurs prédécesseurs
dans ce dernier rang de l'humanité. » Et qu'importe encore qu'il ait varié ce
thème en paroles ardentes ? « Le travailleur est libre, dites-vous ; eh !
voilà son malheur : il ne tient à personne, mais aussi personne ne tient à
lui... Les journaliers naissent, croissent et s'élèvent pour le service de
l'opulence, sans lui causer les moindres frais, comme le gibier qu'elle
ramasse sur ses terres. « C'est
une triste ironie de dire que les ouvriers sont libres et n'ont pas de
maîtres. Ils en ont un, et le plus terrible, le plus impérieux des maîtres.
Le pauvre n'est point libre, et il sert en tous pays. Ils ne sont pas aux
ordres d'un homme en particulier, mais à ceux de tous en général. » Oui, à
quoi pouvaient servir au prolétaire ces paroles de feu, puisque Linguet
n'avait d'autre but que de rabattre l'orgueil de la philosophie et de la
société moderne, et de glorifier l'antique régime féodal ? Il s'écriait : «
Que les esclaves d'Amérique ne gémissent point de leur sort, et qu'ils
craignent un affranchissement qui les plongerait dans un plus triste état. »
De quel secours cette véhémente démagogie féodale pouvait-elle être au peuple
ouvrier ? Elle le ramenait, sous prétexte de sécurité, sous les voûtes basses
du donjon féodal ou aux cachots de l'esclave antique. De
même, quelle lumière pouvaient trouver, dans Mably, les prolétaires
parisiens, ouvriers des manufactures et des ateliers ? Il disait bien que le
seul moyen de contenir dans de justes limites la puissance législative «
c'est d'établir la communauté de biens et l'égalité des conditions, parce
qu'il n'y a que ce seul arrangement qui puisse détruire les intérêts
particuliers qui triompheront toujours de l'intérêt général ». Il constatait
bien avec force l'esclavage des salariés : « La liberté dont chaque Européen
croit jouir n'est autre chose que le pouvoir de rompre sa chaine pour se
donner à un nouveau maitre. Le besoin y fait des esclaves et ils sont
d'autant plus malheureux qu'aucune loi ne pourvoit à leur subsistance. » Mais
bien loin d'inviter les prolétaires des grandes villes à profiter de leur
nombre même et de leur rassemblement pour organiser la propriété commune, il
rêvait un impossible retour à l'état purement agricole, et l'anéantissement
de l'industrie. Il considérait l'activité urbaine comme immorale et
monstrueuse, et la classe ouvrière industrielle participait, à ses yeux, des
vices et de la bassesse de l'industrie elle-même. « Les ouvriers des
manufactures sont vils. » Rêveries réactionnaires ! Car, en affaiblissant
l'activité des villes et le ressort de l'industrie, on aurait préparé non le
communisme agraire, mais une renaissance féodale. M.
Lichtenberger ne marque pas assez ce qu'il y a de rétrograde dans ce
socialisme prétendu ; et quelle prise pouvait-il avoir sur ces ouvriers de
Paris qui étaient accourus de tous les points de la France vers la grande
ville ardente, et qui avaient trouvé malgré tout l'exaltation de la vie ?
D'instinct, les ouvriers des manufactures étaient beaucoup plus avec la
bourgeoisie révolutionnaire qui suscitait et élargissait le travail
industriel qu'avec les prétendus réformateurs qui, dans un intérêt de moralité
et de simplicité, voulaient ramener au pâturage commun, trempé de matinale
rosée, le troupeau paisible des hommes. De même
encore pour Necker : les citations que fait M. Lichtenberger pourraient,
faute de suffisantes réserves d'interprétation, faire illusion. Oui, il
dénonce comme la principale cause de misère « le pouvoir qu'ont les
propriétaires de ne donner, en échange d'un travail qui leur est agréable,
que le plus petit salaire possible, c'est-à-dire celui qui représente le plus
strict nécessaire ». Oui, il constate que « presque toutes les institutions
civiles ont été faites par les propriétaires. On dirait qu'un petit nombre
d'hommes, après s'être partagé la terre, ont fait des lois d'union et de
garantie contre la multitude. On n'a presque rien fait encore pour la classe
la plus nombreuse des citoyens. Que nous importent vos lois de propriété ! pourraient-ils
dire, nous ne possédons rien ; vos lois de justice ! nous n'avons rien à
défendre ; vos lois de liberté ! si nous ne travaillons pas demain, nous
mourrons ! » Oui, il
semble que les prolétaires vont recueillir ces paroles et les tourner contre
la bourgeoisie. Mais quoi ! il ne s'agit pour Necker que d'une polémique
contre les propriétaires fonciers. Là où l'on avait cru voir quelque lueur de
socialisme, il n'y a que la lutte du capitalisme industriel, commercial et
financier contre la puissance agrarienne. Au fond, à travers toutes ces
déclarations pseudo-révolutionnaires, ce que veut obtenir Necker, c'est que
les propriétaires fonciers ne puissent plus librement exporter leur blé. Et
pourquoi Necker, en emprisonnant le blé en France, veut-il en abaisser le
prix ? Est-ce pour assurer en effet à ‘toute la classe pauvre, une
subsistance plus aisée et plus de bien-être ? C'est surtout, Necker ne le
dissimule pas, pour que les industriels et manufacturiers français n'aient
pas leurs frais de main-d'œuvre surchargés du haut prix des blés. Il faut
avoir le blé à bon marché pour avoir à bon marché les ouvriers des
manufactures. C'est ce que dit, à l'article Blé, le Dictionnaire de Savary ;
c'est le fond de l'œuvre de Necker, et tout cet étalage sentimental, toute
cette révolte apparente n'a d'autre but que de permettre aux industriels
français de lutter sur les marchés étrangers contre les produits concurrents,
et d'attirer en France beaucoup de numéraire. Il n'y a là qu'une grande
opération d'industrie et de banque enveloppée d'humanité. Au XVIIIe
siècle, l'agriculture était libre-échangiste, dans l'espoir de vendre ses
grains plus cher, si elle pouvait les porter à la fois sur les marchés du
dehors et sur ceux du dedans. L'industrie au contraire et la Banque, en
prohibant la sortie des blés voulaient abaisser le coût de la main-d'œuvre
ouvrière, et nous avons vu le philanthrope Réveillon faire imprudemment écho
à cette pensée. Plus tard, au temps des luttes de M. Méline et de M. Léon
Say, l'agriculture sera protectionniste, pour vendre son blé plus cher ; et
l'industrie sera libre-échangiste pour l'acheter meilleur marché. Les deux
adversaires auront changé de position, mais ce sera la même lutte ; et il
serait aussi puéril d'attribuer une valeur socialiste aux propos pesants de
Necker contre les propriétaires fonciers, qu'aux boutades de M. Méline contre
la finance, ou de M. Léon Say contre le monopole terrien. M. Léon Say ayant
dit un jour à M. Méline : « Le protectionnisme, c'est le socialisme des
riches » ; M. Méline piqué répondit : « Le libre-échange, c'est l'anarchisme
des millionnaires. » Cela amusait la galerie socialiste. Mais ce
n'est pas ce qui mettait en mouvement la classe prolétarienne. De même dans
la controverse entre Necker et l'abbé Baudeau, Necker ayant dit aux
physiocrates : « Votre liberté économique, c'est la tyrannie du propriétaire
», l'abbé Baudeau pouvait répondre et répondit en effet en substance : «
Votre attaque à la propriété, c'est le communisme des banquiers. » Où était
en tout cela l'aiguillon pour les prolétaires ? Il est
bien vrai que, dès le XVIIIe siècle, un communisme moderne et militant, qui
ne veut point abolir la civilisation et qui fait appel au peuple, commence à
percer. Je ne parle pas du testament du curé Meslier, si populaire et si
profond qu'en soit l'accent communiste : car Voltaire, qui en publia les
parties dirigées contre l'Eglise se garda bien d'en publier les parties
dirigées contre la propriété. Mais le
Code de la nature de Morelly esquisse avec force un communisme vivant et
hardi qui ne serait pas un triste retour à la pauvreté primitive et qui
mettrait au service de tous les ressources de l'humanité. Mais
Babeuf lui-même, dans une lettre datée de 1787, deux ans avant la Révolution,
demande s'il ne serait point possible, dans l'état actuel des connaissances humaines
d'assurer à tous les hommes la jouissance commune de la terre et même des
produits de l'industrie : ce sont les premières lueurs du communisme moderne
et industriel ; ce n'est plus le communisme purement agraire, primitif et
réactionnaire, et on pressent que celui-ci pourra avoir des prises sur le
prolétariat des usines, sur le peuple des mines, des hauts fourneaux, des
grandes cités éblouissantes et misérables. Un des
premiers objets de cette histoire sera certainement de rechercher comment à
l'arrière-saison ardente encore et désespérée de la Révolution bourgeoise le
babouvisme a pu éclore. Mais, en 1789, à l'origine même du mouvement, les
germes communistes sont imperceptibles et mystérieux : le peuple de Paris les
ignore. Et les rares brochures, qui gémissent sur le sort des manouvriers,
qui comparent le pauvre peuple au mulet portant bourgeoisie et noblesse,
n'ont que peu d'éclat et presque point d'effet ; car elles ne tracent au
prolétariat aucune politique nette, aucun chemin. En vain
le chevalier de Moret écrivait-il en 1789, dans une phrase d'ailleurs ambiguë
: « On a tort de considérer le Tiers Etat comme une seule classe : il se
compose de deux classes dont les intérêts sont différents et même opposés. »
Car, en 1789, au moment où le Tiers Etat avait besoin de toutes ses forces,
populaires et bourgeoises pour abattre l'ancien régime, cette décomposition
en deux classes hostiles pouvait être une hardiesse ultra-révolutionnaire.
Elle pouvait être aussi une manœuvre de contre-Révolution. Comment
d'ailleurs les prolétaires auraient-ils traduit en acte cette dualité de
classe ? Allaient-ils attaquer la bourgeoisie au nom du droit ouvrier, à
l'heure même où elle attaquait l'ancien régime ? Ils auraient maintenu
l'ancien régime et travaillé contre eux-mêmes : car la classe ouvrière ne
peut grandir que par la démocratie, et le communisme, unité suprême de la
production et de la vie, suppose la disparition du morcellement féodal, du
bariolage des coutumes et des castes. Donc,
même s'ils avaient eu une conscience claire de classe, même s'ils avaient
formé un Tiers Etat ouvrier se distinguant nettement du Tiers Etat bourgeois,
les prolétaires auraient, dans leur propre intérêt, marché avec la
bourgeoisie révolutionnaire. A plus
forte raison leur conscience de classe encore incertaine et comme subordonnée
devait-elle subir l'entraînement de la Révolution bourgeoise. Mais du
moins les ouvriers s'appliquaient-ils, dès 1789, à pousser dans un sens
populaire le mouvement de la bourgeoisie ? On ne peut noter aucun effort
précis et systématique. Je ne vois pas par exemple que les prolétaires de
Paris aient tenté rien de sérieux pour obtenir le droit de vote. La
disposition du règlement qui exigeait une imposition directe de six livres au
principal excluait des assemblées électorales à peu près tous les salariés :
ils ne firent pas de réunions ; ils ne rédigèrent pas de pétitions pour
protester contre cette exclusion. Il est vrai que, dans la nouveauté
déconcertante du mouvement révolutionnaire, beaucoup même des Parisiens qui
avaient le droit de vote négligèrent de voter : le suffrage universel aurait
donné environ 120.000 électeurs. Le règlement en écartait les deux tiers, et
sur les 40.000 ayants droit, 11.000 seulement, un quart, prirent part au
vote. Il
n'est pas étrange que ceux qui étaient exclus n'aient pas formé un mouvement
très vif. Il faut cependant noter, comme un symptôme grave de l'insuffisante
préparation de la classe ouvrière, la passivité avec laquelle elle subit un
règlement électoral qui la frappait d'impuissance. Evidemment, elle eût
protesté un peu plus, si elle n'avait considéré que les électeurs bourgeois
feraient en somme à peu près la même œuvre. J'ai
entendu citer parfois, comme une manifestation prolétarienne, la protestation
formulée en mai au nom « des 180.000 ouvriers et artisans ». Quand on la lit
de près, on s'aperçoit que c'est, très exactement, une protestation
bourgeoise, ou mieux, une protestation patronale. Les
élus de la ville de Paris étaient des légistes, des savants, des médecins :
les industriels évincés se plaignirent, et ils prétendirent que les ouvriers
et artisans n'étaient point représentés, puisque leurs représentants
naturels, les chefs d'industrie, n'étaient point députés aux Etats généraux. Rien
loin que ce document, souvent invoqué à la légère comme un acte prolétarien,
révèle un sentiment de classe chez les ouvriers, il atteste au contraire le
sans faon avec lequel la bourgeoisie absorbait l'intérêt ouvrier dans son
intérêt propre, et se considérait comme la tutrice d'un prolétariat mineur. S'il y
avait eu à Paris, à la veille de la convocation des Etats généraux, une
opinion publique ouvrière, elle aurait agi sur les électeurs parisiens.
Quoique absents des assemblées électorales, les prolétaires y auraient fait
parvenir leurs revendications. Or, il n'y a rien dans les Cahiers du Tiers
Etat de Paris qui rappelle l'existence d'un prolétariat. C'est à peine si un
article demande « que les journaliers et les pères de dix enfants soient
exempts de l'impôt direct ». Mais,
bien loin que cette mesure ait un caractère social, bien loin qu'elle soit
destinée à développer la classe ouvrière, elle a pour effet de l'exclure
définitivement du droit électoral, même si le cens était extrêmement abaissé.
C'est une sorte d'aumône publique à la classe indigente et subalterne. Au
demeurant, pas un mot dans les Cahiers sur l'extension du droit de vote aux
pauvres, aux ouvriers, aux manouvriers : et même sur la suppression de
l'octroi il n'y a rien. Evidemment l'heure du prolétariat n'a pas encore
sonné aux clochers du Paris révolutionnaire. S'il y
avait eu dans la conscience populaire le moindre commencement de socialisme,
il se serait marqué dans la conception des ateliers publics. C'était une idée
très répandue sous l'ancien régime, c'est une idée très répandue aussi dans
les Cahiers des Etats généraux que pour épargner aux campagnes surtout, la
charge et le danger de la mendicité et du vagabondage, il fallait établir
dans chaque communauté de petits ateliers de charité destinés à occuper et à
fixer les ouvriers et ouvrières valides. Et, en
fait, l'ancien régime et, la Révolution recourent largement à ce moyen
d'assistance, soit en ouvrant des chantiers pour des travaux de
terrassements, soit même en instituant des filatures et tissages de coton, de
laine et de soie. On en trouvera de nombreux et curieux exemples au tome H du
grand recueil de Tuetey sur l'Assistance publique à Paris pendant la
Révolution, sous le titre spécial : Ateliers de charité et de filature. Nulle
part, cette institution ne dépasse le niveau philanthropique. Nulle part elle
n'est comprise à la mode de Louis Blanc comme un moyen d'émancipation
progressive des salariés. Dans les fameux Cahiers du bailliage de Nemours, où
il a touché si minutieusement à tous les problèmes, Dupont de Nemours
spécifie bien que toujours, dans les ateliers de charité, le salaire devra
être inférieur au salaire des entreprises privées afin de ne point détourner
de celles-ci la main-d'œuvre et de ne point encourager la paresse. C'est
donc une simple forme de l'Assistance et de l'aumône. Aussi bien comme le
montrent les rapports rassemblés dans le livre de Tuetey, les enfants pauvres
recueillis par les hospices et les maisons religieuses sont-ils envoyés en
hâte aux ateliers de charité : c'est une décharge pour les maisons de
bienfaisance et c'est en même temps une acclimatation de l'enfance au travail
industriel, un recrutement de la main-d'œuvre pour la production capitaliste
agrandie. Et,
chose décisive ! même l'abbé Fauchet, même le terrible et tonnant abbé qui
fondera en 1790 le Cercle social et le journal la Bouche de fer et qui
sera accusé par Camille Desmoulins de prêcher la loi agraire, même ce
populaire tribun évangélique qui attirait au pied de sa chaire les foules
ouvrières de Paris, ne concevait lui aussi ses ateliers que comme une
administration charitable. Il y
avait deux grandes solutions au problème social : la limitation des fortunes
territoriales, la multiplication des asiles publics. Mais M. Lichtenberger,
malgré ses réserves, n'a vraiment pas assez dit combien tout cela est pauvre
et même vide de socialisme. En ce
qui concerne particulièrement les ateliers publics, M. Lichtenberger a le
tort de ne pas rappeler que l'abbé Fauchet aussi, tout comme Dupont de
Nemours, demande expressément que le salaire y soit inférieur au salaire
moyen de l'industrie privée et mesuré au strict nécessaire. Voici
son système exact, d'après un chapitre de son livre sur la Religion
nationale, publié en 1789, aux premiers jours des Etats généraux. « Les lois
doivent prendre soin des pauvres non pas au point de leur procurer à tous
quelque aisance et quelque participation aux douceurs de la vie ; c'est
l'office de la bonté particulière, et de la générosité personnelle de chaque
citoyen, en état de se procurer à lui-même ce mérite et ce bonheur ; mais de
manière que personne, dans l'étendue de l'Empire, ne manque du nécessaire et
des secours conservateurs de l'existence : voilà l'office indispensable de la
législation. « Point
de vagabonds, point de mendiants dans la France entière : et pour cela des
ateliers de charité partout, en sorte que chaque homme qui a des bras puisse
trouver de l'ouvrage pour gagner son pain. » « Il
faut un petit atelier dans chaque paroisse, aux frais de la paroisse, un
moyen dans chaque district aux frais du district, un très grand dans chaque
province, aux frais de la province : Ces frais-là seront très peu de chose,
parce que les travailleurs feront de l'ouvrage qui tournera au profit de la
Caisse d'atelier. » « La
rétribution dans les Ateliers de Charité, doit être moindre que celle qui est
accordée par les particuliers aux ouvriers qu'ils emploient. Si elle
était égale, tous se porteraient aux ateliers publics, et il y aurait abus et
impossibilité. Il faut qu'un homme, une femme, un enfant un peu fort gagnent,
outre leur nourriture, huit, six, quatre sols pour leur entretien ; si l'on
peut leur fournir les aliments en nature, cela vaudra mieux ; sur la
multitude il y aura profit ; sinon on peut estimer le total de la nourriture
nécessaire d'un homme à la valeur de quatre livres de pain, celle d'une femme
à la valeur de trois livres, et celle d'un enfant à la valeur de deux livres.
» « Quand
la livre de pain vaut trois sols, la journée d'un homme est donc
indispensablement estimable à vingt sols ; douze pour les aliments et huit
pour son nécessaire, qui comprend le logement, les habits, le chauffage et
tout le reste de ses besoins ; voilà l'étroit nécessaire ; la journée d'une
femme quinze sols ; celle d'un enfant qui peut travailler, dix sols. » Cela
est décisif, et le prétendu socialiste Fauchet a exactement la même
conception que l'économiste Dupont de Nemours. Quand on se rappelle que le
salaire des ouvriers parisiens, d'après de très nombreux témoignages, variait
à cette époque de trente à quarante sous, on s'aperçoit que les ateliers de
charité de l'abbé Fauchet ne devaient guère payer, au moins à Paris, que
demi-salaire. Je l'avoue : j'éprouve quelque irritation lorsqu'en détachant
quelques phrases on essaie de donner, si peu que ce soit, un tour socialiste
à ces règlements de police philanthropiques. Je répète au contraire que la
preuve décisive que ni les ouvriers, ni les orateurs les plus populaires
n'ont en eux, à ce moment, la moindre lueur de socialisme, c'est que ni les
uns, ni les autres n'aient essayé de glisser une pensée socialiste, un rêve
d'affranchissement dans ce système des ateliers publics. D'ailleurs,
le Cahier du Tiers Etat de Paris a sur ce point le mérite de la franchise. «
On avisera aux moyens de détruire la mendicité dans les campagnes et le
régime inhumain des dépôts fera place à des établissements plus utiles. » C'est
clair : il s'agit simplement d'une sauvegarde contre la mendicité et d'une
Meilleure utilisation des forces vagabondes au système social. La hardiesse
du prédicateur tumultueux, qui fera peur aux révolutionnaires, ne se hausse
pas au-dessus de ce piètre idéal et rien ne marque mieux l'humilité générale
de la pensée prolétarienne. Il n'y a pas là la plus mince ébauche de ce qu'on
appellera plus tard « l'organisation du travail », et les meneurs populaires
les plus véhéments n'ont même pas soupçonné qu'une issue pouvait s'ouvrir un
jour par où les salariés s'évaderaient du salariat. Du
moins la question des subsistances offrait-elle aux prolétaires un point
d'appui particulier ? Et, en demandant du pain à la Révolution bourgeoise,
les foules ouvrières affamées vont-elles se dresser comme une force
antagoniste en face de la bourgeoisie ? Pas le moins du monde. Si paradoxal
que cela puisse paraître aux esprits inattentifs, la question des
subsistances est trop vitale, trop poignante pour être proprement une
question sociale : elle est si élémentaire, si impérieuse qu'il n'y a pas un gouvernement,
quelle qu'en soit la forme, pas une classe dominante, quel qu'en soit
l'égoïsme, qui ne soient obligés de pourvoir à la nourriture des hommes. La
monarchie déjà, particulièrement sous Louis XVI, y employait beaucoup
d'efforts et beaucoup d'argent. En tout cas, il n'y avait rien dans la
conception et les intérêts de la bourgeoisie révolutionnaire qui l'empêchât
de pourvoir avec vigueur à l'approvisionnement des cités et à l'alimentation
du peuple. Elle
pouvait combattre violemment les accapareurs, les monopoleurs : elle pouvait
réquisitionner les blés chez le cultivateur et le fermier : en vertu même de
la conception juridique bourgeoise si nettement formulée par Lindet, le grand
commissaire aux vivres de la Convention, si la nation avait le droit,
moyennant une juste indemnité, d'exproprier les citoyens de leurs propriétés
dans l'intérêt public, à plus forte raison avait-elle le droit de les
contraindre, moyennant un juste prix, à céder les produits de ces propriétés. Si on
ajoute que la bourgeoisie révolutionnaire, au moment où elle libérait la
terre de la dîme et des droits féodaux et où elle livrait aux laboureurs et
fermiers une partie du vaste domaine ecclésiastique, se croyait
surabondamment autorisée à exiger en retour la livraison régulière du blé sur
le marché et même à en taxer le prix, on comprendra sans peine que la
question des subsistances n'ait pu susciter dans le peuple un mouvement
vraiment prolétarien. Au
contraire, le peuple a toujours eu une tendance marquée à imputer toutes les
difficultés d'approvisionnement, la rareté ou la cherté des vivres, aux
manœuvres des ennemis de la Révolution Cherchant à la prendre par la famine.
La question du pain a donc été comme un ferment dans la Révolution bourgeoise
: elle n'a pu servir de support à un mouvement vraiment socialiste et
ouvrier. On
cherche d'ailleurs en vain à quels centres de groupement le prolétariat
parisien aurait pu se rattacher en 1789. Je* n'ai pas trouvé traces, à cette
date, de l'action des sociétés de compagnonnage. Il semble qu'elles auraient
dû au moins se réunir pour se défendre, pour adopter une tactique en vue des
événements révolutionnaires. La bourgeoisie industrielle et parlementaire
avait, souvent, au cours des siècles, traqué les compagnons. Nous
avons vu les persécutions dirigées contre eux à Saint-Etienne et dans la
région lyonnaise. Et des coups récents auraient dû les mettre en garde. En
1765, le Parlement de Bretagne avait rendu contre les compagnons de Nantes
une ordonnance sévère. En 1778, à la date du 12 novembre, le Parlement de
Paris avait fait défense aux artisans, compagnons et gens de métier de
s'assembler. Il
avait fait défense également aux taverniers, limonadiers de recevoir plus de
quatre garçons à la fois. Défense aussi de favoriser « les pratiques des
prétendus devoirs des compagnons ». C'était la persécution du compagnonnage. Et les
compagnons devaient se demander, sans doute, ce que leur réservait l'ordre
nouveau. Ils ne devaient pas ignorer que dès lors eri bien des régions'
industrielles la bourgeoisie révolutionnaire prenait contre eux l'offensive.
Je relève, par exemple, dans les Cahiers du Tiers Etat de Montpellier qui
traduit évidemment sur ce point la pensée de tous les usiniers du Languedoc,
une demande formelle d'interdiction des Gavots et des Dévorants, des deux
grandes sections du Compagnonnage. Ils demandent en outre que les ouvriers,
cherchant du travail, ne puissent s'adresser qu'aux corporations de maîtres. Mais
quel contraste entre la classe bourgeoise et les ouvriers ! A Paris même, les
corporations bourgeoises, les corporations des maîtres artisans et des
marchands, quelque suranné que soit leur privilège, luttent énergiquement
pour le défendre. Les Six Corps multiplient les pétitions pour obtenir une
représentation directe aux Etats généraux. Ainsi,
même dans la partie caduque et condamnée de son organisation économique, la
bourgeoisie parisienne affirme sa vitalité. Au contraire dans aucun document
de l'époque je ne trouve la moindre action commune et saisissable des
Compagnons. Si les ouvriers avaient eu dès lors comme un premier éveil de la
conscience de classe, ils auraient cherché, devant le redoutable inconnu des
événements, à se grouper, à apaiser les vieux antagonismes meurtriers de
compagnonnage à compagnonnage. C'étaient leurs luttes insensées et
sanglantes, c'étaient leurs rivalités souvent féroces qui les livraient à la
fois à la toute-puissance des maîtres « du patronat » et aux coups des juges. Les
maîtres pour tenir en tutelle les compagnons de la Liberté n'avaient qu'à les
menacer d'embaucher à leur place les compagnons du Devoir et réciproquement.
Et c'étaient les batailles des compagnons bretons et parisiens qui avaient
donné au Parlement de Bretagne et au Parlement de Paris prétexte à
intervenir. Tout
récemment encore, en 1788, les compagnons forgerons et taillandiers avaient
ensanglanté de leurs querelles les rues de Nantes, juste à l'heure où la
bourgeoisie bretonne, d'un bout à l'autre de la province, se coalisait, se
soulevait d'un magnifique élan unanime contre la puissance des nobles. C'est
seulement en 1845 qu'Agricol Perdiguier s'appliquera à réconcilier les
compagnonnages ennemis, et sa tentative fit presque scandale chez les
compagnons. Rien d'analogue ne fut essayé en 1789, et les seuls groupements
qui auraient pu coordonner l'action ouvrière étaient eux-mêmes à l'état de
discorde et de conflit. Aussi
bien, au-dessus de ses corporations, la classe bourgeoise avait bien des
centres de ralliement. Elle était d'abord unie par la conscience commune de
ses grands intérêts économiques, et ses Bourses de commerce, ses hommes de
loi lui servaient de lien. L'exemple
de Guillotin déposant chez les notaires de Paris une pétition en faveur du
Tiers Etat parisien et invitant les citoyens à aller la signer, est
caractéristique : c'est évidemment la bourgeoisie seule qui avait aisément
accès chez les notaires. Ainsi
nous ne trouvons dans la classe ouvrière parvenue à la veille de la
Révolution, ni une conscience de classe distincte, ni même un rudiment
d'organisation. Est-ce à dire que les ouvriers de Paris ne soient pas dès
lors une force considérable ? Ils sont, en effet, une grande force, mais
seulement dans le sens de la Révolution bourgeoise, mêlés à elle, confondus
en elle et lui donnant par leur impétuosité toute sa logique et tout son
élan. Je ne parle pas des « prolétaires en haillons », des vagabonds et des
mendiants. A voir
les chiffres artificiellement rapprochés par Taine, on dirait qu'ils ont
submergé la capitale et que seuls ils en disposent. La
vérité est, comme nous le verrons, qu'on ne retrouve leur action dans aucune
des journées révolutionnaires ; et que cette flottante écume de misère n'a
été pour rien dans la tempête. Mais
depuis un quart de siècle l'esprit d'indépendance et de réflexion faisait de
grands progrès parmi les ouvriers de Paris. Mercier constate leur esprit
frondeur. Evidemment, ils lisaient ; ils écoutaient : et les doctrines
nouvelles sur les droits de l'homme et du citoyen suscitaient leurs
espérances. Ils n'avaient pas encore la hardiesse et la force d'en déduire des conclusions nettes pour la classe ouvrière : mais ils avaient bien le pressentiment que dans cet universel mouvement et ébranlement des choses, toutes les hiérarchies, y compris la hiérarchie industrielle, seraient, sans doute, moins pesantes ; la croissance du mouvement économique donnait d'ailleurs de la hardiesse aux ouvriers ; ils se sentaient tous les jours plus nécessaires. Le Parlement avait interdit récemment aux maîtres cordonniers de se débaucher réciproquement leurs ouvriers : c'est l'indice d'une situation favorable de la main-d'œuvre. Le Parlement de même, en 1777, avait interdit aux ouvriers des maréchaux-ferrants de se coaliser ; en plusieurs métiers il y avait donc un frémissement ouvrier. Il est probable que ce sentiment nouveau de la force ouvrière serait resté très confus et très faible si la Cour n'avait pas intrigué contre la Révolution naissante, et si l'Assemblée nationale, menacée par les soldats, n'avait pas été sauvée, selon l'expression de Mirabeau : « par la force physique des ouvriers ». Mais encore une fois, c'est au service de la Révolution bourgeoise et en combattant pour elle que les ouvriers prendront conscience de leur force. |